PREMIERE PARTIE ELDORADO

CHAPITRE PREMIER PORT-METAL

— Nous sommes arrivés, miss Henderson.

— Inutile de me le dire. Je l’ai bien senti !

Le jeune lieutenant rentra son sourire aimable.

— Ma foi, miss, nous n’avons pu vous assurer le luxe auquel vous êtes sans doute habituée, mais le Sirius est un bon navire, et si un gravitron s’est déréglé au dernier moment, c’est un accident qui peut arriver…

— Même aux plus grands paquebots interstellaires ? Je le sais. Cela veut simplement dire que, même sur les meilleures lignes, il y a des mécaniciens incapables.

L’officier rougit, se figea.

— Bien, miss. Je vais faire enlever vos bagages.

Restée seule, Stella Henderson haussa les épaules. Quelle mouche l’avait piquée, de rabrouer ainsi ce pauvre Hopkins ? Il avait fait de son mieux pour lui rendre agréable cet interminable voyage de quarante jours, de Sean IV jusqu’à cette planète perdue de l’étoile de Van Paepe. Il n’eût tenu qu’à elle, d’ailleurs, que le voyage fût très agréable… pour lui.

Eldorado. G. C. 6143. Distance au Soleil 22 500 années-lumière. Troisième planète d’une étoile G. O. Densité, diamètre… elle ne s’en souvenait plus ; elle était un peu plus grosse que la Terre, avec une gravité de surface de 1,05 g, une atmosphère épaisse, un peu plus riche en oxygène. Reconnue en 2161 par l’expédition de Van Paepe. Indigènes humanoïdes, les plus humanoïdes connus. Stades primitifs de civilisation, atteignant par endroits celle des anciens Assyriens, mais ne dépassant généralement pas l’âge de pierre. Oubliée jusqu’en 2210, date à laquelle l’expédition Clément-Cogswell y effectua un court séjour. La découverte de très riches mines d’or, de métaux rares et de diamants lui avait valu son nom d’Eldorado, et entraîné la fondation d’une cité minière par le Bureau international des Métaux, dont son père, John Henderson, était le directeur.

Un steward entra, prit la valise de cuir fauve, le sac de voyage. D’un dernier regard, elle s’assura qu’elle n’avait rien oublié dans l’étroite cabine et le suivit.

Eblouie, clignant des yeux, elle s’arrêta un moment sur la plate-forme de débarquement. Le béton de l’astroport, blanc de soleil, s’étendait jusqu’aux misérables baraques de la Douane et de la Santé, puis, d’un seul coup, se dressait la forêt, se ruant en vagues vertes et pourpres à l’assaut de hautes montagnes neigeuses, à l’Est.

— Où donc est Port-Métal ? demanda-t-elle au steward.

— Derrière nous, miss. L’astronef vous cache la ville. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose à cacher. Voulez-vous me suivre, pour les formalités de débarquement ? Il n’y avait que trois passagers, ce sera vite fait.

— Combien y a-t-il d’habitants à Port-Métal ?

— 35 000, miss. Avec les 2 ou 300 prospecteurs et les 4 500 mineurs, la population terrienne n’atteint pas 40 000. Mais si ce que j’ai entendu dire est vrai, cela changera bientôt, si le BIM obtient la charte de libre exploitation.

— Et il y a une douane ? Pour si peu ?

— Pas à l’arrivée, miss. Mais au départ les bagages sont visités à cause des diamants. Dans ce sens, il n’y a que le service de santé et la police.

La visite médicale ne fut qu’une formalité. Un docteur miteux et fatigué jeta un regard distrait sur les certificats de vaccination, montra la porte d’un geste. Le policier en charge était un jeune homme, et, peut-être parce qu’il voyait rarement de jolies passagères, fit durer l’entrevue.

— Henderson, Stella, Jane, 24 ans, 1 m 73, cheveux blonds, yeux verts. Bon, cela concorde. Profession, journaliste. Hum, hum ! Avez-vous quelque rapport de parenté avec le grand Boss ?

— Qui donc ?

— Le grand Boss. John Henderson, du BIM !

— Croyez-vous que dans ce cas je serais venue ici dans un vieux cargo décrépit comme ce Sirius ?

Non, bien sûr ! But de votre séjour ?

— Reportage sur Eldorado pour l’Intermondial…

Eldorado ? Ah oui ! c’est le nom officiel, en effet. Je l’avais presque oublié. Ici, nous l’appelons Hell, Diable-vert, Teufel, Tchort, tout dépend de notre nationalité d’origine. Mais tous les noms font mention du diable. Eldorado ! Oui, je suppose que c’est un Eldorado pour qui rêve de chrome, de tungstène, de béryllium, zirconium, praséodyme, rhodium, tantale, samarium ou simplement or ou platine !

— Vous êtes bien fort en chimie, pour un policier !

— Ici, miss, tout le monde parle de métal ! C’est le seul sujet de conversation, vous le verrez… avec la date d’expiration du contrat, et du retour vers un monde civilisé !

— Ce que j’ai vu pendant que nous attendions en orbite m’aurait fait penser qu’au contraire Eldorado est un monde agréable. Forêts, grandes plaines, mers, rivières, atmosphère respirable sans appareils…

— Oui, sans doute. Eldorado pourrait être agréable… si elle était vraiment colonisée. Mais nous sommes perdus au bout d’une ligne de quatrième ordre, et il ne se pose ici que quelques cargos faisant le tramp dans ce coin perdu de la galaxie ! Maintenant que nous pouvons produire nous-mêmes nos machines pour les mines ou les raffineries… Tout ce qui intéresse la Terre, c’est combien nous pouvons envoyer de tonnes de métal par semaine !

— Puis-je partir ?

— Oui, tout est en règle. Je me demande ce que vous espérez trouver ici, mais c’est sans doute votre affaire. Avez-vous retenu une chambre à l’hôtel ?

— Oui, au Mondial.

C’est le seul convenable. Vous trouverez, peut-être, un taxi à la porte. Sinon, revenez. Je retourne en ville dans une demi-heure, et je puis vous transporter dans la voiture de la police.

— Merci. J’espère ne pas avoir besoin de vous déranger.

— Tout le plaisir serait pour moi, miss.


Le Mondial, le plus grand hôtel de Port-Métal, n’aurait été, sur Terre, à New York, Chicago, Londres, Tokyo ou Paris, qu’un hôtel de troisième ordre au mieux. Cependant, sa clientèle étant composée principalement d’ingénieurs ou des rares envoyés du BIM, il était scrupuleusement propre. Dans le hall, un vieux réceptionniste moustachu lui fit remplir, une fiche. L’appartement donnait sur la rue principale de Port-Métal, et, s’il n’était pas luxueux, possédait cependant sa salle de bains, son studio avec la radio et le téléphone et un vaste balcon. L’hôtel se trouvait tout au bout d’une rue montante, et les toits s’offrirent à sa vue, pêle-mêle, sans ordre, jusqu’aux lignes noires qui marquaient les larges avenues perpendiculaires encadrant les usines du BIM. Derrière les longs bâtiments bas, hérissés de cheminées, de tours métalliques d’où partaient des câbles en longues arabesques, se devinaient le lac et la rivière. Plus loin encore, la forêt commençait, au-delà de quelques champs cultivés, et montait jusqu’à une deuxième chaîne de montagnes qui courait parallèlement à celle qu’elle avait entrevue lors de son arrivée. L’ensemble donnait une impression misérable de cité provisoire, instable, inachevée, bâtie sans amour, ne tenant à la terre que par le poids de l’immense usine. Se perdant rapidement entre les collines bleuâtres, la voie ferrée qui conduisait aux mines trouait la forêt, parcourue sans cesse par les longues chenilles grises des trains de minerai, presque invisibles, et qu’on ne devinait que par leur mouvement.

Stella jeta un coup d’œil sur sa montre : 18 h 30. Elle avait encore le temps, avant le dîner servi à 20 h, d’explorer les environs de l’hôtel. Elle aimait, quand elle arrivait dans une ville étrangère, prendre immédiatement sa mesure. Après les premières heures, il était trop tard, l’adaptation avait déjà commencé, enlevant aux impressions leur fraîcheur.

Elle tira de sa valise un petit pistolet à aiguilles, qui projetait silencieusement jusqu’à trente mètres, avec une bonne précision, ses minuscules projectiles. Elle le chargea, hésitant entre les munitions rouges, mortelles à la moindre piqûre, et les bleues, seulement paralysantes. Finalement, elle prit ces dernières. L’arme refermée, elle la glissa dans une poche de son pantalon de toile.

Elle allait sortir de l’hôtel quand le réceptionniste l’appela.

Miss-Henderson !

Elle se retourna, ennuyée.

— Oui ?

— Vous sortez ?

— Vous le voyez !

— Vous sortez seule ?

— Bien sûr !

— Excusez-moi si j’air l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je vous conseillerais, dans ce cas, de ne pas vous éloigner de plus de quatre blocs. D’ailleurs, tout ce qui est intéressant ici se trouve dans ce périmètre.

— Ah oui ? La ville est donc dangereuse ?

— Habituellement non, tant qu’il ne fait pas nuit Mais nous sommes aujourd’hui le 3 juillet. C’est l’anniversaire de la découverte de la planète, et la fête des prospecteurs. Ce ne sont pas de mauvais diables, en général, mais ils vont être ivres, et il serait désagréable pour une jeune fille de les rencontrer, surtout s’ils sont en bande nombreuse.

— Tiens ! Cela m’intéresserait justement de les rencontrer ! Je suis journaliste, savez-vous, et c’est mon métier de courir quelques risques pour fournir du pittoresque aux lecteurs.

— Comme vous voudrez, miss, mais je vous aurai prévenue.

— Merci. D’ailleurs, je suis armée, et bonne tireuse.

Elle sortit de sa poche le petit pistolet, le posa sur le bureau. Les yeux de l’homme s’agrandirent.

— Un pistolet à aiguilles ! Vous avez un permis ?

— Bien sûr ! Allons, au revoir, et n’ayez pas de craintes pour moi. J’ai vu de pires places que votre petit trou minier.

— Ça, miss, j’en doute !


Le soleil était encore haut sur l’horizon, il restait encore quatre heures de jour, un jour qui avait sensiblement la même durée que le jour terrestre. La rue était peu animée, comme il est normal dans le quartier résidentiel d’une petite ville industrielle. Autour de l’hôtel quelques magasins, moins minables qu’on aurait pu s’y attendre, de nombreux bureaux, ceux des compagnies qui achetaient leurs métaux rares au BIM. Parquées devant les portes, quelques magnifiques voitures mêlées à des véhicules tout terrain ou amphibie. Peu de piétons, quelques enfants jouant sur les trottoirs, et les inévitables chiens errants des planètes barbares.

Elle descendit la rue principale, nommée rue Stevenson, d’après un ancien manager de la compagnie. Quatre blocs plus loin, elle s’élargissait en une place ronde, et, au-delà, commençait le quartier populaire, le secteur des maisons ouvrières, des bars plus ou moins louches. Là, la circulation, presque uniquement pédestre, était plus animée, et les boutiques d’alimentation poussaient leurs étalages jusque sur le trottoir, agglomérant des groupes de femmes, paniers en main.

« Ce n’était pas la peine d’aller si loin pour voir ce spectacle, pensa-t-elle. La moindre bourgade d’Afrique centrale m’en offrirait autant ! »

Les cris attirèrent son attention. Un homme remontait rapidement la rue, poursuivi par une bande de gamins le huant et lui jetant des pierres. Il se hâtait visiblement, mais marchait droit, comme indifférent à la poursuite.

— Hou ! Hou ! Le singe ! chantaient les enfants.

Il arriva en face d’elle, et, pour la première fois, elle vit, en chair et en os, un indigène d’Eldorado.

De haute taille, large d’épaules, les jambes très longues et minces, nues, sortant de sous l’espèce de poncho de cuir qui cachait son corps, il portait droit la tête. Stella entrevit une face maigre, au nez fin et busqué, aux yeux noirs enfoncés sous les orbites, à la grande bouche en coup de sabre. Déjà, il tournait dans une rue latérale.

— Etait-ce un indigène ? demanda-t-elle à une grosse commère qui achetait de la viande entourée de cellophane.

— Bien sûr que c’en est un ! Un singe, oui !

Elle cracha par terre avec mépris.

Stella se sentit troublée. Elle avait déjà rencontré des Extra-terrestres. Leurs formes étranges ne l’avaient pas choquée. Il était normal qu’un natif de Belphégor IV ait six bras et quatre pattes, un indigène de Méroé un nez en trompe préhensile. Mais cet Eldoradien avait semblé complètement humain, et pourtant sa chair même était étrangère, fruit d’une évolution sous un autre soleil ! Elle avait su, avant son départ, que les Eldoradiens étaient extérieurement très semblables aux hommes, elle avait même vu des films, mais, avant cette rencontre, elle ne l’avait pas imaginé. Elle sentit se lever en elle une méfiance raciale, une révulsion qui la surprirent, et elle comprit le qualificatif de « singe » que les classes populaires de Port-Métal leur appliquait.

Elle revint à l’hôtel, prit un repas léger, et entreprit de tirer des renseignements du vieux réceptionniste qui, flatté de son attention, ne demandait pas mieux.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ?

— Vingt ans, mademoiselle. Depuis 2214. J’ai été contremaître à l’usine, quand elle n’était pas encore ce qu’elle est, avec tous ces trucs automatiques ! Nous étions cent ouvriers alors, pas plus ! C’était du temps de M. Dupont avant que le BIM ne s’y intéresse. Puis j’ai pris ma retraite. Revenir sur Terre ? Peuh ! Il y a trop longtemps que je l’ai quittée, je n’y ai plus personne.

— Vous devez connaître tout le monde ici ?

— A peu près, mademoiselle, à peu près.

— J’ai rencontré un indigène. Est-ce habituel d’en voir dans les rues ?

— Non, plus maintenant. La ville ne leur est pas interdite, mais on les décourage de venir. Aucun bar ne leur vendra une boisson, les amendes sont trop lourdes, aucun magasin ne serait heureux de les recevoir, même s’ils avaient de l’argent. Celui que vous avez vu doit être le compagnon d’un prospecteur, revenu avec lui à Port-Métal. Quelques-uns ont lié amitié avec des tribus, cela facilite leur travail, disent-ils. Certains vivraient même avec des femmes indigènes…

— Pouah !

— Oh ! certaines sont fort jolies, si vous pouvez accepter leur odeur.

— Elles sentent mauvais, dit-elle, amusée.

— Mauvais ? Non. Etrange, plutôt.

— Je verrai bien, puisque mon reportage concerne aussi les Eldoradiens. A ce propos, quelqu’un, sur Terre, m’a conseillé de prendre contact ici avec un certain Laprade. Il a un drôle de prénom… Téraï ? Je crois que c’est cela.

— Laprade ? Je le connais. Je ne sais si je dois vous le recommander.

— Qui est-ce ? Un prospecteur ? Un bandit ?

— Ni l’un ni l’autre. C’est un géologue. Il est le seul ici qui soit indépendant du BIM. Il a un bureau, rue Stevenson, tout près de cet hôtel, mais il n’y est pas souvent. C’est effectivement l’homme qui connaît le mieux les indigènes. Mais il est bizarre. Il est métis de je ne sais trop quoi et de français, et se promène habituellement avec un lion qui n’en est pas un, une bête qui, paraît-il, comprend la parole…

— Un superlion ? Je croyais qu’ils avaient tous péri dans l’incendie de la station biologique de Toronto, lors des émeutes fondamentalistes de 2223 !

— C’est en 2225 que Laprade est arrivé ici, il y a neuf ans. Il s’est enfoncé immédiatement dans l’intérieur, et on ne l’a plus vu de trois ans. Tout le monde le croyait mort. Puis il est revenu. A ce moment, le BIM n’avait pas encore le monopole des mines. Il leur a vendu la sienne, très cher, c’est encore la plus riche, et il a installé un bureau de consultations géologiques. Le BIM a recours à lui chaque fois qu’il s’agit de prospecter dans les plaines, au-delà des monts Franklin. Là, les indigènes ne sont pas comme ceux d’ici, ils sont plus sauvages, plus puissants, et n’aiment pas beaucoup les Terriens. Mais Laprade, dit-on, est frère de sang de plusieurs de leurs chefs.

— C’est un personnage passionnant que vous me peignez là ! Quel âge a-t-il ? Et pourquoi hésitez-vous à me le recommander ?

— Pour être extraordinaire, il l’est ! Il doit avoir environ 35 ans. Mais il n’est pas de tout repos, principalement pour les femmes ! Beaucoup ici ne l’aiment guère, pour cette raison, et aussi parce qu’il est trop pro-indigène.

— Et où peut-on le voir ? Pourrais-je lui téléphoner ce soir pour prendre rendez-vous ?

— Certainement pas ! Il doit être en train de courir les bars avec ses amis les prospecteurs. Demain, il sera sans doute à son bureau. Il y était hier, en tout cas. Vous avez de la chance, car il ne fait à Port-Métal que des séjours de plus en plus brefs.

— Il est à peine 21 heures. Pouvez-vous me dire quel bar il fréquente ?

— Habituellement, il commence et finit ses tournées du 3 juillet au Cheval Noir. Mais vous ne pouvez y aller ! C’est un lieu mal famé, pas une place pour une jeune fille, surtout pas ce soir !

— Pour une jeune fille, peut-être. Pour un journaliste, c’est différent ! Où donc est ce bar ?

— 56, rue Clarion. Mais je vous dis que…

— Et, moi, je vous soupçonne d’être le pourvoyeur de ce M. Laprade ! Vous excitez ma curiosité, vous prétendez me dissuader de le rencontrer, et vous me donnez tous les renseignements nécessaires ! Merci quand même.

Elle fit claquer ses doigts sous le nez de l’homme, et le laissa pantois.


La rue Clarion était une ruelle sombre, dont le revêtement, posé à la hâte lors de la construction de la ville, n’était plus qu’une série de fondrières. Elle s’étendait à perte de vue dans une demi-obscurité trouée çà et là par le clignotement d’enseignes lumineuses annonçant principalement des bars et des boîtes de bas étage. Stella marcha vite, la main dans sa poche sur la crosse de son pistolet, sachant par expérience que le plus sûr moyen pour une femme de se faire raccrocher dans un tel lieu était de sembler chercher quelque chose. Dans un passage obscur, une main s’abattit sur son bras gauche, et elle s’en débarrassa d’un coup sec de karaté.

Le Cheval Noir ne fut pas difficile à trouver. Sous le nom écrit en français, son enseigne représentait, en tubes luminescents rouges, un cheval titubant, tête renversée, buvant goulûment d’une énorme bouteille dont le goulot s’enfonçait entre ses lèvres retroussées. Une grosse bosse sur son gosier symbolisait la gargantuesque gorgée qu’il était en train d’avaler. Parlant couramment le français, Stella comprit le calembour.

La porte du bar était à deux battants mobiles, comme celles qu’elle avait vues dans les films de cow-boys, toujours populaires sur Terre après trois siècles. Elle la poussa, entra.

L’intérieur la surprit par son calme. La salle était assez bien éclairée, bien qu’embrumée par la fumée du tabac et du tik ; de nombreuses machines à sous, rangées contre le mur du fond, n’avaient pas de clients pour le moment. Quelques hommes, attablés par deux ou trois, buvaient placidement des boissons aux couleurs violentes. Accoudées au bar, quatre filles en toilettes voyantes bavardaient. Derrière le comptoir, trônait le patron, gros homme solide, l’air rusé, sale, et à portée de sa main se devinaient sous les rangées de bouteilles un assortiment varié de matraques de caoutchouc, et la crosse d’un énorme et antique revolver à balles pleines.

Stella s’appuya sur la barre. Le patron claqua des doigts, une serveuse incolore s’approcha.

Oh ! n’importe quoi, dit Stella. Un Bourbon-Soda, si vous voulez.

L’homme se pencha vers elle.

— Nouvelle arrivée ? Vous cherchez du travail ?

— Non, je cherche un homme.

Le patron siffla.

— Eh bien, il en a de la chance ! Qui est-ce ?

— Téraï Laprade.

— M’étonne plus ! Il vous a donné rendez-vous chez moi ?

— Non, mais on m’a dit que je pourrais le trouver ici.

Le patron consulta sa montre.

— En effet, il ne devrait pas tarder à arriver pour commencer sa tournée du 3 juillet.

Il se pencha davantage, et prit un air confidentiel.

— Vous m’avez l’air d’une fille sérieuse. Croyez-moi, partez avant que Laprade n’arrive. Depuis quand êtes-vous à Port-Métal ?

— Cet après-midi.

— Sur le Sirius, alors ? Bizarre, vous n’avez pas une tête à voyager sur une baille comme ça. Ecoutez-moi bien : ici, les filles se marient ou tournent mal dans le mois de leur arrivée. J’ai une fille, sur Terre, qui fait ses études. Elle n’a pas votre chic, mais vous me faites penser à elle, c’est pour cela que je vous avertis. Filez ! Retournez sur Terre, sur Mars, Zoé, Nova-Italia, ou quoi que ce soit d’où vous veniez ! Filez vite, à moins que vous ne soyez ici pour rejoindre un fiancé, mais dans ce cas vous ne chercheriez pas Téraï. Mais rappelez-vous, si vous tournez mal, j’aurai toujours du travail pour vous.

— Merci, mais je n’ai pas l’intention de me marier, ni celle de tourner mal !

— Eh bien ! le vieux Joseph Martissou vous aura avertie. Tenez, le voilà, votre Laprade !

CHAPITRE II LA NUIT DES PROSPECTEURS

La rue retentit d’un effroyable vacarme de casseroles heurtées les unes contre les autres, coupé de hurlements et de rires puissants. La porte sembla éclater. Poussé par un flot humain pressé, un homme entra, un géant. Il s’arrêta un moment sur le seuil, bras écartés retenant les battants, yeux rapides parcourant la salle, la lumière crue de la lampe placée au-dessus de l’entrée accusant les traits de son visage. Stella eut le temps de l’examiner avant qu’il ne s’avançât.

Il devait mesurer près de deux mètres de haut, avec des épaules si larges qu’on se demandait comment il arrivait à franchir la porte de face, des épaules paraissant encore plus larges à cause de la minceur de la taille. Il portait un costume barbare de cuir souple brun, avec franges et rangs de perles colorées le long des coutures, laissant nus les bras énormes, et le cou bien dégagé. Mais c’est la tête qui frappa le plus la jeune fille. Sous le front haut, bronzé, dominé par des cheveux noir de jais, drus, raides, taillés court, les yeux prenaient un regard étrange de l’obliquité de leur fente, et de la lourde paupière supérieure retombant en pli mongolique. Très sombres, perçants, ils avaient la fixité des yeux d’un oiseau de proie. Le nez, un peu large, busqué, la bouche aux lèvres minces, ironiques, les pommettes très écartées, mais saillantes, le menton marqué, achevaient de composer un masque puissant et inquiétant.

Il poussa une sorte de rugissement inarticulé, gonfla sa poitrine à faire éclater sa veste, et s’avança vers le bar.

— Patron, une tournée pour tous !

La voix était puissante et grave.

— Quelqu’un pour toi, Téraï, dit le patron, désignant Stella. Pas une pro.

Il tourna son regard vers elle, et elle se sentit enveloppée, examinée. Pourtant, ce n’était pas le regard « déshabilleur » des coureurs de femmes qu’elle avait rencontrés sur Terre. Il s’inclina, ironique.

— Vous me cherchez ? Je suis charmé, mademoiselle, dit-il en français. Mais peut-être, ajouta-t-il, préféreriez-vous que je vous parle anglais ?

— Cela m’est indifférent. J’aurais une affaire à vous proposer.

— Ce n’est pas le moment des affaires ! Passez demain matin à mon bureau. Et, croyez-moi, quittez ce lieu, puisque, je le vois aisément, vous n’êtes pas une beauté professionnelle ! Mais pas sans que je ne vous paye un verre. Patron, donne-nous deux Téraï spécial ! C’est de mon invention, ajouta-t-il pour elle.

— Cela fait la troisième fois qu’on essaye de me chasser de là où je veux aller ! Je ne suis pas une oie blanche, et je sais me défendre !

— Comme vous voudrez ! Goûtez-moi ça ! Un nectar ! Mais n’en prenez jamais deux à la suite, ça ne pardonne pas ! C’est un mélange de vermouth, d’alcool indigène et d’extrait de fruits du pays. Un verre, ce n’est rien. Deux verres, on roule à terre. Sauf moi, ajouta-t-il avec une vanité naïve. Moi, il m’en faut quatre !

Elle goûta. La boisson était fraîche à la bouche, chaude à l’œsophage. Elle se sentit subitement détendue, un peu exhilarée.

— Il n’y a que moi qui y ai droit dans cette ville de malheur ! Moi et mes invités. Tu n’en as pas servi à d’autres, Joseph ? Il me semble que la bouteille d’extrait a bien diminué ! gronda-t-il soudain, tourné vers le patron.

— Non, non, Téraï, je t’assure !

— Bon, ça va. Ne t’y amuse pas. Tu te rappelles ce qui est arrivé à John Pritchard ? Oh, un accident ! Je n’étais même pas en ville quand cela s’est produit.

— Je sais, Téraï, j’ai compris !

Il éclata de rire.

— Ce pauvre John ! Toute sa réserve d’alcools a flambé ! Et ça coûte cher à faire venir, au prix qu’est le fret ! Il travaille dans les mines, maintenant, à 50 dollars par jour ! Une misère ! Bon, vous avez bu, ma petite, il est temps d’aller dormir. Clark, eh ! Clark !

Un prospecteur se leva.

— Tu vas raccompagner mademoiselle. Et qu’il ne lui arrive rien !

— Je n’ai pas besoin d’escorte ! Et je n’ai pas envie de m’en aller !

— Quand je commande, le 3 juillet, on m’obéit !

— Je n’ai pas à vous obéir !

— Une dernière fois, je…

— Je suis libre !

— Soit ! Tant pis pour vous !

Elle n’eut pas le temps de voir le geste. Déjà, il la soulevait du sol, et sa bouche était rivée sur la sienne dans un baiser féroce. Elle se débattit, le frappant de ses poings, ayant l’impression de taper sur un mur. Elle chercha, au cou, une prise douloureuse. D’un simple revers de main, il balaya son bras, brutalement, puis, reposant la jeune fille sur le sol :

— Je vous avais avertie ! C’est la nuit des prospecteurs !

Pâle, elle se dressa, les poings serrés, tellement furieuse qu’elle ne pouvait parler.

— Espèce de… espèce de… espèce de porc en rut ! dit-elle enfin.

Un tonnerre de rires salua cette insulte. Les prospecteurs se tordaient, pliés en deux sur les tables.

— Eh bien, elle en a des trouvailles, la petite !

— Pourtant, j’en connais beaucoup qui auraient voulu être à sa place.

— Téraï le verrat ! Elle est bien bonne !

— Recommence, Téraï, elle ne demande que ça !

Les exclamations se croisaient. Furieuse, elle recula d’un pas, tira son pistolet de sa poche, le braqua sur le géant.

— Vous allez me faire des excuses, immédiatement, ou je vous troue la peau !

Il eut un sourire amusé, passa la main dans ses cheveux courts.

— Bigre, la petite abeille a un aiguillon ! Mais réfléchissez bien : si vous me ratez, tant pis pour vous. Et si vous me descendez, les copains me vengeront. Et je ne crois pas qu’ils vous tueront tout de suite ! Ils s’amuseront d’abord un peu. Allons, donnez-moi ce jouet, et on n’en parlera plus.

Il avança la main. Contractée, elle appuya sur la détente. Un choc violent lui arracha le pistolet de la main, lui froissant douloureusement les doigts. Un des hommes venait de tirer. Téraï ramassa l’arme au canon tordu, fit glisser le chargeur dans sa main.

— Elle bluffait ! Il n’y a que des bleues ! Allons, vous me plaisez, mademoiselle. Si vous voulez rester avec nous, vous êtes mon invitée pour la nuit, et en sécurité, corne de bouc ! Vous entendez, tous ! Elle est sous ma protection ! Mais pourquoi, diable ! voulez-vous rester ?

Elle hésita un instant.

— Je… Je suis journaliste à l’lntermondial. Je dois faire un reportage sur Port-Métal.

— Eh, que ne l’avez-vous dit plus tôt ! Cela aurait évité bien des malentendus ! Soit, mais pas de noms, pas de descriptions trop précises des copains ! Sur moi, dites ce que vous voulez, je m’en fous ! Allons, les gars, on commence la nuit, et je propose de nommer mademoiselle…

— Stella.

— Mademoiselle Stella reine des prospecteurs ! Allons-y du chœur d’ouverture : Qu’est-ce que Port-Métal ?

— L’enfer !

— Qu’est-ce que le BIM ?

— Un bagne !

— Qu’est-ce que Henderson ?

Le chœur se brisa en plusieurs voix rythmées, chantant en canon :

— Henderson est un cochon

Qui vit de notre sueur

Un jour nous le châtrerons !

Ce jour-là, ah quel bonheur !


— Patron, tout sur mon compte ! En avant, au Chien Jaune !


Stella ne devait conserver qu’un souvenir assez confus de la première partie de cette nuit du 3 au 4 juillet sur Eldorado. Elle commença par une tournée des bars de la ville basse. Le déroulement était le même dans chacun : elle entrait la première, en même temps que le colossal Téraï, puis suivait le flot des prospecteurs. Ils s’asseyaient ou non selon le cas, buvaient une ou deux tournées, chantaient des chansons plus ou moins lestes, et partaient pour un autre bar. Pas de casse, pas de rixes, et Stella commençait à penser que cette « nuit des prospecteurs » était bien surfaite, et que les gens de Port-Métal étaient bien pusillanimes. Mais, après le sixième arrêt, au « Bonheur du pauvre spationaute », cela changea. Les hommes commençaient à sentir le poids de l’alcool ingurgité à grandes rasades, les conversations devenaient véhémentes, et les chants de plus en plus crus. Déjà, une serveuse trop lente avait été déshabillée de force et obligée de danser sur une table, sous la menace de revolvers. Le patron avait voulu intervenir.

— Ta gueule, Stan, dit simplement Téraï.

L’homme pâlit, rougit, jura, et se tut.

Au septième arrêt, l’enfer se déchaîna. Le « Paradis sur Terre » était plus qu’un simple bar louche, c’était une boîte à femmes et à jeux. Quand Stella voulut, selon l’habitude déjà prise, en ouvrir la porte, elle se sentit doucement repoussée en arrière.

— Non, ici je passe le premier, dit Téraï, et il s’assura, d’un geste symétrique, que ses deux revolvers glissaient librement dans leurs gaines.

La salle était grande, brillamment éclairée. Près de l’entrée, un vaste comptoir étalait sa surface sinueuse de métal et de plastique, tandis que le fond de la pièce était encombré de tables de roulette, de poker, de tridun, et d’autres jeux, entourées d’une foule où se mêlaient employés du BIM, commerçants, gangsters vivant à leurs crochets, joueurs professionnels, prostituées, et quelques prospecteurs arrivés en avance. Adossés aux colonnes recouvertes de miroirs, six « durs », l’air sombre, surveillaient, prêts à intervenir. Téraï avisa une table vide, fit asseoir Stella à sa droite.

— Allez vous faire plumer, les gars, si ça vous amuse. Moi, je reste ici avec votre reine !

Il se pencha vers elle, dit à voix basse :

— Les jeux sont truqués. Je commence à en avoir assez de voir les pauvres bougres qui ont trimé un an dans la brousse se faire dévaliser. J’ai décidé que cela cesserait. Vous allez avoir un bel article à faire pour votre canard… Deux Fleurs du Désert, lança-t-il à la serveuse qui approchait. Quand ça va barder, planquez-vous sous la table, il est rare que les balles passent aussi bas. Et attendez que je vous appelle pour vous relever !

— Qu’allez-vous faire ?

L’alcool tournait dans sa tête, les miroirs jetaient des feux giratoires, la salle s’embrumait ; seule, au premier plan, la face cruelle de Téraï conservait sa netteté.

— Vous le verrez ! Tenez, prenez ça, ça vous remettra, en attendant les cocktails.

Il avait tiré de sa poche une petite fiole, dévissé le bouchon métallique, l’avait rempli, et le lui tendait. Elle but. Le liquide, doré, avait une saveur acre et forte.

— Pouah !

— Buvez ! Comment croyez-vous que je garde ma tête, avec tout cet alcool ? Je suis solide, mais pas à ce point !

Au bout d’un moment les fumées de l’alcool se dissipèrent. Elle était seule à sa table, devant un verre plein. Téraï se tenait debout près d’une table de jeu, le dos tourné vers elle. Un homme se glissa dans le siège vide.

— Me permettez-vous de m’asseoir un instant, mademoiselle ? Je me présente : Jonathan Gale, propriétaire du « Paradis sur Terre ». Je ne vous ai encore jamais vue. Nouvelle arrivée ?

Elle se tourna vers lui, vit une face longue et mince, aux yeux pâles et froids.

— Hier soir.

— Cherchez-vous du travail ?

— Non. Merci.

— Puis-je vous donner un conseil ? Méfiez-vous de cette grande brute de Laprade. Ce n’est pas un homme pour une femme comme vous, fine, gracieuse, distinguée…

— Ne vous donnez pas cette peine ! Je connais M. Laprade depuis quelques heures seulement, et mon intérêt pour lui est tout professionnel… Oh, je veux dire journalistique !

Les yeux froids se durcirent.

— Vous êtes journaliste ?

— Oui, à l’Intermondial.

Eh bien ! je vous souhaite de faire un reportage coloré. Terrienne ?

— Oui.

— Notre boutique vous choque, sans doute ?

— Non. C’est un mal nécessaire, ou plutôt inévitable sur les planètes frontières. Nous avons eu la même chose autrefois, sur Terre.

L’homme eut un mince sourire.

— Autrefois ? Vous semblez mal renseignée, pour une journaliste.

— Oh ! je sais bien que dans les bas quartiers de nos villes… et même dans d’autres quartiers. Mais on n’y joue plus guère du revolver.

— Et qui vous fait penser que chez moi on en joue ? J’ai une équipe qui aurait vite fait de désarmer ceux qui voudraient s’amuser trop bruyamment ici !

— Personne. Je croyais…

— Oh ! je ne dis pas qu’ailleurs… Au Chien Jaune. Ou au Cheval Noir, ou autres lieux que fréquente habituellement Laprade… Mais pas ici. Vous ne risquez rien. Vous permettez ? Je crois qu’il se passe quelque chose, près des tables. Bien entendu, votre verre est sur la maison !

La voix de Téraï venait de s’élever, tonnante :

— Attention, Mac, il triche !

Le silence tomba sur la salle. Négligemment appuyé contre une colonne, Téraï désignait de sa pipe le croupier du jeu de tridun. Trois durs se détachèrent de la muraille, vinrent lentement se disposer autour du géant. Mac, un jeune homme mince, jeta ses cartes sur la table.

— Le fils de putain ! Pas étonnant alors que je perde toujours quand le pot en vaut la peine !

Il recula, bousculant sa chaise, porta la main à sa ceinture. Un des durs tira, d’un mouvement si rapide qu’il en fut invisible. Le poignet traversé, Mac jura. Tout le monde était immobile, attendant. Téraï, doucement, remit sa pipe à sa bouche.

— Tu as eu tort, Mac, fallait pas t’exciter comme ça, dit-il calmement dans le silence.

L’instant d’après, il n’était plus là. S’appuyant sur la colonne, il sauta d’un bond sur la table, arrachant d’un double fouetté ses deux revolvers de sa ceinture. Les deux coups se confondirent, le dur n’eut pas le temps de lever le canon de son arme avant de s’effondrer, front troué. D’un coup de botte, Téraï écrasa la face du croupier, tira à nouveau, sautant à terre.

— Allez-y, les gars ! Foutez-moi le feu à cette boîte !

Un instant ahuris, les prospecteurs poussèrent une clameur de joie sauvage, sortant leurs armes, cassant les chaises sur la tête de hommes de main accourus. Déjà, l’un d’eux brandissait une torche de papier enflammé, tandis que d’autres brisaient à grands coups les bouteilles d’alcool et en aspergeaient les murs et le comptoir. Blêmes, en haut de l’escalier conduisant aux chambres, une dizaine de filles agglomérées hurlaient.

— Craaaa !

Une rafale de pistolet mitrailleur partit du fond de la salle, coupée brutalement par le claquement sec d’un fulgurateur. Téraï semblait invulnérable. Toute sa force géante déployée, il dominait la mêlée, ses poings s’abattant sur les crânes, assommant les hommes de renfort qui arrivaient par les portes. Une fois, dressé de toute sa hauteur, il projeta au-dessus des têtes un homme qui vint s’écraser avec un bruit mou sur le dallage, à deux pas de Stella. Ahurie, elle regardait sans voir le sang qui s’étalait largement sous le corps. Téraï l’aperçut.

— Qu’est-ce que vous foutez debout ! hurla-t-il, cessant pour un instant de marteler la face sanglante qui sortait de sous son bras gauche. Planquez-vous, nom de Dieu !

Revenant à elle avec un sursaut, elle se rappela les balles qui avaient sifflé à ses oreilles pendant sa transe, agrippa le bord de la table pour passer en dessous. Elle n’en eut pas le temps. Deux bras vigoureux la saisirent par-derrière, et la voix de Jonathan Gale cria :

— J’ai votre poule, Téraï ! Arrêtez, ou je la saigne !

Le géant rejeta la loque humaine, hurla :

— Arrêtez, tous !

Le silence tomba. Péniblement, quelques blessés essayèrent de se dresser au milieu des cadavres.

— Couvrez mon dos. Toi, Jonathan, lâche cette fille. Je n’avais pas l’intention de te tuer, simplement de t’apprendre qu’on ne plume pas impunément les broussards avec des jeux truqués. Mais si tu insistes, je peux changer d’avis.

Il avançait doucement, pas après pas.

— Arrête, Téraï !

La pointe d’un couteau entra dans la chair de Stella, qui cria.

— Je te donne vingt secondes, Jonathan. Vingt secondes ! Si tu la tues, ce n’est pas moi qui aurai ta peau, Jonathan ! Je te confierai à Léo. Tu connais Léo, n’est-ce pas ? Il aime beaucoup s’amuser, Léo ! Une… deux… trois…

— Tu bluffes, Téraï ! Tu ne feras rien tant que je la tiendrai, et je n’ai pas l’intention de la lâcher ! Vous autres, désarmez cette bande ! Et éteignez ce feu !

— Dix… onze… douze…

Affolée, Stella comptait elle aussi les secondes, persuadée que ni l’un ni l’autre ne reculerait, que Jonathan n’hésiterait pas à l’égorger, cherchant désespérément à se rappeler cette prise que Matsumoto, son camarade d’université, lui avait enseignée.

— Dix-sept… dix-huit…

Le géant avança encore d’un pas. Stella sentit se raidir le bras qui la tenait.

— Dix-neuf… Tu connais bien Léo ? Es-tu sûr de ton courage ? V…

Elle pencha la tête autant qu’elle le put, mordit sauvagement le poignet velu qui tenait le couteau contre sa gorge. Téraï bondit latéralement contre le mur, revint comme une balle, sembla manquer Jonathan et s’effondra sur une table qui croula. Stella entendit derrière elle un horrible bruit d’os brisés, s’affala sur une des rares chaises intactes. Jonathan gisait sur le sol, la tête bizarrement déformée. Déjà, Téraï se relevait.

— Paul, regarde s’il reste une bouteille intacte, du fort ! Elle en a besoin ! Allez, vous autres, finissez-moi ce travail ! Vous, les putains, je vous donne cinq minutes pour emballer ce que vous voudrez. Après, tant pis pour vous, je fous le feu pour de bon ! Ludwig, téléphone aux pompiers, qu’ils viennent protéger les maisons voisines. Ah, voilà ! Tenez, buvez ça ! Cognac 2184 ! La réserve du patron. Dommage, ça va brûler avec le reste, mais on n’a pas le temps. Allez, plus vite ! Emportez nos blessés ! Oui, les autres aussi, ils ne valent pas cher, mais ce n’est pas une raison pour les griller vifs !

— Je… j’aurais pu être tuée par cette brute !

— Mais non ! Il faut plus de cran qu’il n’en avait pour égorger une femme ! Je ne sais pas si j’en serais moi-même capable, jamais essayé encore. Venez !

— Je ne crois pas pouvoir me tenir debout.

— Bon, je vais vous porter. En avant. Ces dames sont descendues ? Toi, Moïse, tu as les grenades ? Vas-y !

Il passa un bras puissant sous les jambes de la jeune fille, et elle se trouva portée contre l’immense poitrine, comme un enfant.

— Je vais vous ramener à votre hôtel. Il me faut aussi réveiller Doc Murphy, pour qu’il raccommode les copains amochés.

Il sortit, la portant. L’air frais de la nuit lui fouetta le visage. Là-haut, deux des trois lunes d’Eldorado brillaient parmi les étoiles denses.

— Je crois que je peux marcher, maintenant.

Un hurlement de sirène se rapprochait.

— Tiens, nos amis de la police ! Ils y ont mis le temps ! Filons, je n’ai pas envie de les rencontrer ce soir.

Il poussa un coup de sifflet modulé, puis courut, l’entraînant dans les rues sombres. Epuisée, elle perdit le compte des détours, trébuchant, buttant contre les trottoirs. Enfin elle aperçut l’enseigne lumineuse de l’hôtel Mondial.

— Bonsoir, miss, ou plutôt bonjour, il est 4 heures et demie du matin. Vous avez une petite coupure à la gorge, cela vous fera une cicatrice intéressante à montrer à vos amis : comment j’ai failli être égorgée ! Ce n’est rien, mais désinfectez-la quand même, le surin de Jonathan n’était peut-être pas très propre, il s’en servait pour se nettoyer les ongles. Et si vous voulez parler d’affaires, je serai à mon bureau après 11 heures.

Il disparut dans la nuit.


Dans un des petits bureaux de la police, l’officier de nuit relut une fois de plus le message :

« Ma fille Stella Henderson arrivera sur Eldorado par cargo Sirius de la S. I. T. Elle doit être protégée à tout prix. Vous êtes responsables de sa sécurité. John Henderson. »

Et dire que sa fille a passé la nuit avec Laprade et ses sauvages ! Si jamais le vieux l’apprend…

Mélancoliquement, l’officier contempla la perspective d’une fin de carrière sur un mondicule encore pis qu’Eldorado, et soupira.

CHAPITRE III VERS LES PLAINES SAUVAGES

Stella se réveilla vers 11 heures du matin, et resta encore un long moment étendue, se demandant si elle n’avait pas rêvé, si vraiment elle avait vu cette nuit des hommes s’assommer et s’égorger devant elle. Une faible douleur au cou lui rappela qu’elle aussi avait failli mourir il y avait à peine quelques heures.

Elle se leva, prit une douche froide, avala deux comprimés d’hypersthène (convalescences, grossesses, asthénies, disait l’étiquette), s’habilla, et, avant de descendre déjeuner, glissa dans sa poche un autre pistolet à aiguilles, chargé cette fois de munitions rouges.

Le bureau de Laprade était à deux minutes de marche de l’hôtel, au rez-de-chaussée d’un grand bâtiment gris. La plaque, sur la porte, indiquait : Laprade et Igricheff, Géologues-Conseils. Elle sonna, entra quand la porte automatique s’ouvrit, eut un mouvement de recul : la petite pièce formant antichambre était occupée par un énorme lion. Il leva sa tête massive où le front, contrairement à celui de ses congénères, bombait en dôme, étendit une grosse patte antérieure, où le pouce attaché bas, anormalement développé et dépourvu de griffe, était opposable, et poussa des rugissements rythmés. Une autre porte béa au fond de la pièce.

— Entrez, miss. Ça va, Léo, c’est une amie.

Laprade l’attendait, assis derrière un vaste bureau de bois. Il ne portait aucune trace des combats de la nuit, sauf une légère ecchymose à la joue droite. Sa vaste carrure se déployait à l’aise dans une chemise de soie bleue, à col largement ouvert, mettant en valeur sa peau dorée.

— Asseyez-vous, miss Stella Henderson.

— Vous connaissez mon nom ?

— Enfantin ! Le registre de votre hôtel. Mais cela n’en valait même pas la peine. Je vous connais, miss Henderson, fille de John Henderson, du BIM.

Elle eut un sursaut, puis dit :

— Je ne le nierai pas. Mais je me suis séparée de ma famille.

— Ah oui ? Il n’y a pas longtemps, alors.

Il tira d’un classeur un vieux numéro de l’lntermondial, le lui tendit.

— Oui, ce fut immédiatement après cette réception. Mon père aurait voulu que j’épouse Johanssen, du Bureau des plastiques. J’ai refusé, me suis fâchée avec lui, et ai quitté la maison. D’anciens camarades d’université m’ont trouvé une place à l’Intermondial.

Et ce canard vous paye immédiatement un grand reportage, pour vous lancer ? C’est beau, le piston ! Il est vrai qu’ils vous ont fait voyager sur un cargo. Voyons, que voulez-vous de moi ? Je vous ai déjà donné le sujet d’un beau papier, je crois : les nuits rouges d’Eldorado, ou quelque chose comme ça.

— A ce sujet, comment se fait-il que vous n’ayez pas été arrêté ?

— Moi ? Pourquoi donc ?

— Emeute, incendie, meurtre…

Téraï leva les bras au ciel.

— Légitime défense, mademoiselle ! Je ne pouvais pas vous laisser égorger par cette crapule de Gale ! Je ne pouvais pas laisser égorger miss Henderson, fille du grand boss ! Vous pouvez témoigner que, avant notre passage au Paradis sur Terre, il n’y avait eu aucun incident grave, n’est-ce pas ? C’est la police, qui dépend de votre père, comme toutes choses ici, sauf moi, Igricheff et Léo, c’est la police qui aurait eu bonne mine, alors qu’ils avaient reçu un message secret, en code, leur ordonnant de vous protéger à tout prix ! Votre père semble tenir encore à vous.

— Je suis sa fille.

— Il est vrai que ce message est arrivé un peu en retard.

— Et comment le savez-vous ?

— J’ai mes moyens, un bon poste d’écoute, et mon ami Stachinek est un remarquable cryptographe. Gale n’était pas très aimé, d’autre part il plumait les ingénieurs aussi bien que les autres, et s’il n’avait pas connu sur beaucoup d’entre eux des détails qui lui permettaient de les faire chanter… Enfin, comme vous le voyez, il est vraiment lamentable que ce pauvre Jonathan soit mort dans l’incendie accidentel de son établissement. Aussi, a-t-on idée d’entreposer chez soi des grenades incendiaires quand on ne sait pas s’en servir !

Elle resta un moment suffoquée.

— Et… vous n’avez pas peur des vengeances ?

— D’aucuns ont essayé. Ils ont contribué à l’agrandissement du cimetière de Port-Métal. C’est curieux à quel point je suis protégé par le sort. Il arrive toujours des accidents à mes ennemis. Qu’y puis-je ?

Elle le regarda, sans parler, étonnée par ce mélange de cynisme, de forfanterie et de force vraie.

— Alors, quelle est votre affaire ?

— Je voudrais faire un reportage sur les indigènes de cette planète. On m’a dit que vous seul pouvez m’aider.

— Ça, c’est vrai. Mais le ferai-je ? Quel serait mon intérêt ? Et d’abord, êtes-vous vraiment journaliste, ou venez-vous ici pour espionner pour le compte de votre père ?

— Voici ma carte professionnelle.

— Hum ! je pense qu’il serait difficile, même pour le vieil Henderson, de vous imposer de force à la guilde des journalistes, d’autant plus, dites-vous, que vous êtes brouillée avec lui. Bon, admettons que vous disiez la vérité. Comment comptez-vous réaliser votre projet ?

— Ne pourrais-je vous accompagner dans une de vos tournées ?

Il tordit le bout de son nez entre deux doigts à la fois énormes et effilés.

— Et dans quel état serait votre réputation, quand vous reviendriez de passer six mois seule avec moi, là-bas ?

D’un geste, il désigna les hautes montagnes de l’intérieur.

— Ne pourrions-nous pas prendre quelqu’un d’autre avec nous ?

— Qui ? Stachinek a besoin de repos. Et je pars dans quatre jours. Ouais !… Je peux demander quelqu’un au BIM. Il y a longtemps qu’ils me cassent les pieds pour que j’emmène un de leurs jeunes dans le bassin de l’Iruandika. Mais ça va me retarder, me faire perdre du temps, et j’ai la force de croire que mon temps est précieux. Quel avantage vais-je en retirer ?

— Je puis vous payer…

— En nature ?

— Vous êtes impossible ! Ce n’est pas parce que vous m’avez sauvé la vie hier qu’il faut croire que vous avez des droits sur moi !

— Pas hier. Ce matin. Et croyez-vous que j’aurais besoin de droits ? Mais cessons de tourner autour du pot. Combien votre canard est-il disposé à payer ?

— Mille stellars.

— Trop peu.

— Trop peu ? Cela fait 25 000 dollars ! Avec cela, je puis organiser une expédition et…

— Et vous ne dépasserez pas les chutes du Nianga, si même vous y arrivez ! Il y a là quelques tribus pas très commodes, sans compter les animaux, les végétaux, et le climat. 1500 stellars, et je marche.

— Je vous croyais riche !

— Je le suis. Pas comme votre père, bien entendu, mais assez. Cependant, je fais un métier. Si je commence à louer mes services à bas prix…

— A bas prix ! Mille stellars !

— A bas prix pour moi, miss.

Vous êtes métis, n’est-ce pas ? De quoi ? D’arménien ?

— De chinois. Et aussi de polynésien, d’où mon prénom, et d’indien cree. Et le Chinois a assez à faire à retenir le Cree, le Maori et le Français, qui risquent parfois la précieuse peau commune, comme cette nuit, pour s’amuser. Aujourd’hui, c’est lui qui domine. Allons, 1500 stellars et c’est dit, je vous emmène. Pour ce prix, vous aurez aussi les services de Léo, et ce n’est pas rien.

— Soit. Quelles sont vos autres conditions ? Que je fasse la cuisine ?

— Premièrement, comme nous : marche ou crève. Deuxièmement, en tout ce qui concerne les indigènes, vous ferez exactement ce que je vous dirai, et rien de plus, sans discussion. Ils sont parfois susceptibles et je ne veux pas risquer de voir détruit le fruit de neuf ans de travaux d’approche pendant lesquels, croyez-moi, j’ai souvent couru de gros dangers. Convenu ?

— Convenu.

— Bon. Voici la liste des choses qu’il vous faut vous procurer. Je vais essayer de décider le BIM à me prêter un de leurs espoirs.


Tête levée, Stella regarda s’éloigner l’hélicoptère qui les avait déposés sur la crête des collines de Ti-mangua. Il disparut derrière un nuage. Alors elle baissa les yeux, les laissa errer sur la forêt qui s’étendait en contrebas, et regretta presque sa décision.

— Allons, au boulot ! Allez, les blancs-becs, secouez-vous ! Nous partons dans dix minutes. Tilembé, Akoara, kénié dato siri ! Kénié !

Docilement, les deux porteurs indigènes commencèrent à classer les divers ballots qui jonchaient le sol.

— Pourquoi ne sommes-nous pas allés en hélico jusqu’à la plaine de Birem ? Cela nous aurait épargné plus de cent kilomètres de marche.

Laprade se retourna.

— Parce que je n’ai jamais eu l’intention d’aller vers les monts Karamélolé.

— Pourtant, votre plan de prospection, déposé…

Le jeune ingénieur des mines laissa traîner sa phrase.

— Le plan ! Toujours le plan ! Je m’en fous, du plan ! Bien sûr que je l’ai déposé, le plan, sans cela le BIM ne vous aurait pas laissé venir avec moi, et j’ai besoin de votre présence ! Non, nous allons dans le bassin de l’Iruandika, mais de l’autre côté. Il y a là des tas de gîtes que j’ai repérés. Vous pourrez les cartographier et les expertiser, je vous les donne. Ça se trouve chez les Umburu, je m’en moque. Après, nous irons vivre quelques mois chez mes amis Ihambés, comme cela cette jeune fille pourra faire son travail. S’il avait fallu attendre que vous trouviez vous-même des gîtes, les six mois n’y auraient pas suffi ! Vous entendez, monsieur Achille Gropas ?

Le jeune homme pâlit.

— Je connais mon métier, monsieur !

— Je n’en doute pas ! Vous devez être très fort sur la théorie, mais peut-être manquez-vous encore d’expérience. Allons, en marche !

— Ainsi, personne ne sait où nous allons ? Et si nous nous perdons ?

— Nous ne nous perdrons pas, mademoiselle. Et j’ai un poste émetteur. Marchons, le soleil n’attend pas !

Il se pencha, jeta sur son dos le plus gros des paquets, et, carabine en main, partit à grandes enjambées, son lion sur ses talons.

— Quelle brute ! dit le jeune Grec.

— Peut-être. Allons, sinon nous resterons en arrière.

Laprade était déjà à cent mètres, suivi des deux indigènes taciturnes. Stella ajusta sa charge, relativement légère, du mieux qu’elle put, et ils partirent à sa suite.

— Il y a longtemps que vous êtes sur ce monde ?

— Six mois, miss. C’est mon premier travail sérieux sur le terrain. Je sais que je manque d’expérience, mais me l’entendre dire de cette façon !

Elle eut un léger rire.

— J’ai l’impression que nous en verrons d’autres, avant le retour. Ce Laprade est un phénomène !

— Un forban, plutôt. L’ennui, c’est que nous lui devons nos plus riches mines.

— Il est si fort que ça ?

— Hélas oui ! Il le sait, d’ailleurs, et, en tant que seul prospecteur indépendant, il nous tient la dragée haute. Au début, les grands pontes, sur Terre, ont essayé de l’acheter, puis de l’intimider, enfin de le chasser. Chaque fois, ils durent y renoncer. En 2230, le Bureau, s’appuyant sur sa charte, lui a signifié un arrêt d’expulsion. Vingt-quatre heures après, la voie ferrée, dans les passes de Kwalar, était recouverte d’une avalanche de rocs telle qu’il à fallu six jours aux bulldozers pour la dégager, et les trois postes de pré-raffinage que nous avons dans les montagnes étaient submergés par les indigènes, qui firent tout le personnel prisonnier. Alors, on a rapporté l’arrêt, et tout est rentré dans l’ordre. Lui et son lion sont des figures de légende parmi les tribus. Sans lui, l’extension des travaux ne pourrait se faire que par le fer et par le feu, et vous savez ce qu’il en adviendrait de notre charte restreinte !

— Oui, l’article 4 de la déclaration de 2098. Si le Bureau avait la charte large…

— Aucune chance. Elle ne peut être accordée que pour les planètes inhabitées, ou celles où la vie intelligente est classée comme incivilisable. Le gouvernement fédéral est intransigeant sur ce point. Ce n’est pas le cas ici. Les indigènes sont pour la plupart au stade des peuples chasseurs, mais ne sont pas stupides, ni cruels. Es auraient pu massacrer le personnel de nos postes, il y a quatre ans. Ils se sont contentés de les intoxiquer en mettant dans le réservoir d’eau potable des racines de kokokolo. Ils évitent soigneusement tout incident avec nous. Dans un sens, c’est dommage. Eldorado ne serait vraiment rentable que si on l’exploitait en grand, ce qui supposerait une colonisation massive, que la charte restreinte interdit. Nous sommes limités à 40 000.

— Alors, vous vous dépêchez ?

La voix tonnante les fit sursauter. Assis sur un roc, Laprade les regardait venir, un mauvais sourire aux lèvres.

— N’écoutez pas ce qu’il vous dit, mademoiselle. C’est un sycophante du Bureau. Si on les laissait faire, ils ravageraient ce monde comme ils en ont ravagé bien d’autres, pour que nos élégantes et nos petits messieurs de la Terre puissent changer d’hélico et de voiture trois fois par an !

— Vous les y aidez bien en trouvant des mines pour eux !

— Peuh ! C’est sans danger ! Ils ne pourront pas exploiter la grande majorité d’entre elles, mais achètent les droits quand même, au cas où leur charte exclusive serait révoquée. Laissons tout ça, et regardez plutôt devant vous. N’est-ce pas beau ?

Une prairie humide de montagne descendait en ondulant mollement jusqu’à la forêt, émaillée de fleurs multicolores et étranges, trouée de-ci de-là de roches grises émoussées.

— Il y a quelques milliers d’années, la glace emplissait cette vallée. Le glacier venait des monts Toumbou, à droite de nous, serpentait là en bas, puis allait s’étaler sur la plaine de Kindo, à gauche. Le niveau de la glace, au maximum de la glaciation, était à peu près là où nous sommes. C’est ce qui donne ce relief adouci. Puis le climat changea, le glacier disparut. Mais ses moraines frontales, toutes fraîches encore, barrent la plaine, et ont provoqué la formation d’un marécage derrière elles, marécage dont il nous va falloir franchir la tête, demain. Ensuite, nous traverserons à nouveau la forêt, puis nous arriverons aux grandes plaines, et le chemin sera plus facile.

— Y a-t-il des animaux dangereux ?

— Oui, quelques-uns. Il y a aussi les moustiques, ou en tout cas leurs homologues, qui ne valent pas mieux. Allons !

A midi, ils avaient presque atteint le fond de la vallée. Sitôt le repas achevé, Laprade, écourtant la halte, donna le signal du départ.

— Je tiens à arriver avant la nuit aux grottes de Dhôu, dit-il à Stella. C’est le meilleur refuge dans cette région.

Le soir les vit sur un pointement rocheux, aux falaises abruptes creusées de cavernes et d’abris. Armes en main, ils avancèrent prudemment, le lion en avant, mais les cavités étaient vides, et rien ne troubla leur sommeil.

Stella s’éveilla de bonne heure, le lendemain, Les deux porteurs s’affairaient près du feu, à l’entrée de la voûte, et la fumée montait paresseusement, glissait le long de la roche et disparaissait brusquement, aspirée par le vent. Elle se leva, explora. Dans des recoins, des brassées de bois sec indiquaient que l’abri était fréquenté assez souvent, par Laprade ou par d’autres. Sur la paroi, des noms étaient gravés dans la roche tendre : Bill Hickock, 2212, Jean Carrère, 2217, Louis Leblanc, 2217, Ted Henderson, 2221 (homonyme, ou parent éloigné ?). G. Klein, 2222. Puis, régulièrement, presque chaque année, Téraï Laprade, depuis 2225. Elle tira son couteau et ajouta son nom.

Les hommes dormaient encore. Elle s’assit, prit quelques notes. Avec un rugissement de bien-être, Laprade se mit sur pieds d’un bond.

— Léo ? Où es-tu ?

— Il est sorti il y a quelques minutes.

— Vous êtes déjà éveillée ?

— Depuis une heure.

— Ah, le sommeil ! C’est ma faiblesse. Il faut que je dorme. Eh là ! Vous, le mineur ! Debout !

Il poussa du pied Gropas qui gémit et se retourna avant d’ouvrir les yeux.

— Dire que c’est ce que la Terre fait de mieux aujourd’hui ! Regardez-le ! On aurait eu dix fois le temps de le tuer ! Ah ! voilà Léo. Tout va bien, mon vieux ?

Il se pencha, prit l’énorme tête entre ses bras.

— Léo, vieux copain ! Tu me consoles des hommes ! Il n’y a que toi et moi de bons dans l’univers, toi et moi, deux grosses brutes d’homme et de lion !

La bête rugit doucement, d’un rugissement saccadé, presque articulé.

— Vous croyez qu’il vous comprend ?

— C’est un superlion, mademoiselle ! Que vous apprend-on à l’école, aujourd’hui ? Mon père travaillait avec Langley, à Toronto. Léo était à peine né quand ces andouilles de fondamentalistes ont brûlé le laboratoire, il y a onze ans, sous prétexte qu’on y bafouait l’œuvre de Dieu ! Comme s’ils étaient dans le secret de Dieu, comme s’ils pouvaient savoir, ces tristes imbéciles qui prennent au pied de la lettre tout ce qu’il y a dans la Bible, aussi bien et plus le ramassis de légendes d’un peuple cruel de l’Age du Bronze que ce qui est vraiment divin, et qui les dépasse ! Tout a brûlé : Langley, mon père, le père et la mère de Léo, ses frères et sœurs ! J’ai réussi à le sauver, mais je n’ai pu sauver mon père, tué dès le début par une grenade incendiaire ! Je faisais ma thèse, alors. Ma mère est morte peu après. Une fois qu’on eut pendu quelques-uns des assassins – les moindres, comme d’habitude ! – j’ai foutu le camp, ne voulant plus rester sur Terre. Après un an sur Ophir II, comme Eldorado est le bout du monde, j’y suis venu, avec Léo. Vous savez, il a un quotient d’intelligence de 85 ! Ça ne le met pas tellement plus bas que la moyenne humaine ! Deux générations de plus, et nous aurions eu, pour nous aider sur les planètes sauvages, des compagnons encore plus précieux que mon pauvre Léo ! Vous rendez-vous compte de ce qu’ils ont fait, ces salauds ? Il est seul, seul de son espèce, assez intelligent pour le comprendre, pas assez pour trouver l’oubli dans quelque chose qui le dépasse ! Accepteriez-vous de vivre, vous, seule, entre un monde de dieux et un monde de singes ?

— Je… je ne savais pas.

— Oh ! excusez-moi, je me laisse emporter. D’ailleurs, il y a peut-être quelque espoir. Ramakrishna, sur Bohar IV, a repris le travail de Langley et de mon père. Peut-être Léo aura-t-il une compagne un jour. Normalement, il devrait vivre une quarantaine d’années. Allons manger quelque chose, et partons !

Vers 10 heures du matin, ils rencontrèrent le marécage. Le sol devint mou, visqueux, les bottes s’enfonçaient et collaient, sortant de la boue avec un bruit de succion. Léo sautait de monticules en monticules, secouant ses pattes comme un chat pour en détacher la vase. Puis l’eau gicla sous les pieds, et la marche devint encore plus pénible. Entre les troncs des arbres palustres, des mares apparurent, couvertes de végétation flottante, et il fallut les contourner. Des milliers d’insectes tournoyaient et, avant d’avancer davantage, Téraï enduisit leurs mains et toutes les parties découvertes de leur corps d’un liquide huileux et odorant. Mais, si cela découragea la majorité des « moustiques », certains, plus hardis, piquaient quand même, et Stella sentit sa figure gonfler, et d’épouvantables démangeaisons à la jointure des doigts. Laprade haussa philosophiquement les épaules.

— Rien à faire ! Vous vous y habituerez. D’ici à quelque temps, vous souffrirez moins. Lui aussi !

Le jeune ingénieur offrait aux regards une face bouffie, aux yeux en étroites fentes.

— La réaction au venin diffère selon les individus. Il est, je puis vous l’affirmer, en bien plus piteux état que vous !

A midi, ils mangèrent rapidement, perchés sur des souches pourries. Comme elle se relevait, Stella glissa et tomba de tout son long dans une mare peu profonde. Laprade jura.

— Debout ! Vite ! Etes-vous mouillée ?

— Trempée !

— Changez de vêtements tout de suite ! Nous tournerons le dos. Je ne crois pas qu’il y ait des niambas dans ces eaux, mais on ne sait jamais.

Quand elle fut séchée et rhabillée, ils repartirent.

— Qu’est-ce que ces niambas, je vous prie ?

— C’est… Nom de Dieu !

Léo rugissait, jetant d’un geste rapide sa patte en avant, toutes griffes dehors. Une tête surgit d’un chenal, une tête triangulaire, reptilienne. Déjà, Laprade tirait. La tête éclata sous l’impact de la balle à haute vitesse.

— Un boa des marais ! Bien entendu, ce n’est pas un vrai boa, ni même un reptile, mais il en joue fort bien le rôle. Sans Léo, nous passions à côté de lui sans le voir, et un de nous au moins ne serait sans doute plus vivant maintenant ! Ils arrivent à mesurer quinze ou vingt mètres de long !

Il se tourna vers les indigènes, les interrogea, l’air mauvais.

— Ce sont des bêtes rares, heureusement. Mes deux porteurs prétendent n’en avoir jamais vu ici. Je les crois, car j’ai traversé vingt fois ces marécages, et c’est le premier que j’y rencontre. Allons, filons, je serai plus tranquille quand nous serons loin d’ici.

Au soir, le terrain se mit à monter, et ils campèrent sous un arbre géant, sur la terre sèche. Le lendemain matin, Stella se sentit lasse, fiévreuse, mais attribua cette fatigue à la marche et à son manque d’entraînement. Toute la journée, elle se traîna. Deux ou trois fois, elle faillit en parler à Laprade, mais se contint : marche ou crève, avait-il dit, et elle ne voulut pas se plaindre. Elle se contenta de prendre, à la dérobée, deux pilules de pan vaccin.

Elle dormit mal, cette nuit-là, et se réveilla à l’aube. Tout était calme. Léo veillait, le mufle posé sur ses pattes croisées. Laprade et Gropas reposaient un peu plus loin, sous leurs couvertures. Elle avait froid, mais sentait en elle un noyau brûlant, au ventre. Doucement, elle tâta, poussa un petit cri : sous ses doigts, un peu plus bas que le nombril, elle délimita une grosseur, comme un œuf de poule enfoncé sous la peau. Elle s’éloigna un peu, défit son vêtement : il y avait bien une grosseur, rougeâtre dans le cercle de lumière de la lampe électrique. Comme elle revenait au camp, une douleur la traversa, fulgurante.

— Monsieur Laprade !

Il se dressa d’un bond, fusil au poing.

— Qu’y a-t-il ?

Elle expliqua, le vit pâlir dans la faible lumière de l’aube.

— Combien avez-vous eu de douleurs ?

— Une seule.

— Ouf ! Il est encore temps ! Gropas, debout !

Il lui lança un coup de pied dans les côtes. L’ingénieur se leva, furieux.

— La trousse, vite ! C’est une question de vie ou de mort ! Etendez-vous, mademoiselle, je vais vous opérer d’urgence. N’ayez pas peur, j’ai déjà traité des cas semblables. Vous, tenez-la, qu’elle ne remue pas ! Pas de temps pour une anesthésie ! Akoara ! Tilembé ! Ota esi rai ! Kila niamba éto !

Les deux porteurs se jetèrent sur elle, lui tinrent les jambes, tandis que Gropas, effaré, immobilisait les bras et que Laprade flambait un bistouri et des pinces.

Il dénuda la peau du ventre, puis, d’un geste rapide et précis, ouvrit la grosseur. Le sang gicla, qu’il épongea. Il agrandit la fente, doucement. A demi-morte de peur, la jeune fille gémit de douleur, sans oser bouger. Laprade fouillait maintenant avec les pinces dans la plaie.

— Là, ça y est, vous êtes sauvée, mais il était temps !

Il jeta à terre une masse blanchâtre souillée de sang, versa dans la cavité un antiseptique.

— Si vous m’en aviez parlé hier, on aurait pu, avec de la quinine, éviter cette opération. Vous savez, quelques minutes de plus, et vous étiez perdue ! Tenez, il était mûr, le voilà qui crève !

Elle tourna la tête, suivit le geste de la main du géant. Sur le sol, la masse blanchâtre s’était fendue, et il en sortait une multitude de globules gluants, amiboïdes.

— Akoara, sita éto !

Le porteur versa un peu d’alcool sur le grouillement, y mit le feu.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Un niamba, que vous avez ramassé avant-hier quand vous êtes tombée dans l’eau. Ce sont des bêtes parasites qui s’introduisent sous la peau de l’abdomen, prolifèrent très vite dans une enveloppe, puis, quand ils sont « mûrs », sécrètent une diastase qui détruit la paroi interne, et ils se répandent dans votre ventre ! Une fois qu’ils y sont, tout est perdu, il ne reste plus qu’à se brûler la cervelle. Ils vous mangent vivant ! Bon Dieu, n’avez-vous pas senti une piqûre violente, quand vous êtes tombée ?

Tout en parlant, il apprêtait un agrafeur, posait deux points de suture. Elle grimaça de douleur.

— Si, mais je n’y ai pas prêté attention. C’était quand je me changeais, et j’ai cru à un moustique.

— Il faut faire attention à tout, dans ces foutus marais ! Et, hier, vous vous êtes sentie fiévreuse, épuisée, n’est-ce pas ? Vous auriez dû me le dire !

— Vous auriez pu vous-même vous inquiéter de ma santé, au lieu de chercher les poux de votre lion !

— Léo est comme un enfant, par certains côtés. Si je ne m’occupais pas de lui, il serait bientôt envahi de vermine ! Mais vous, vous êtes censée être adulte ! Là où nous allons, si vous n’êtes pas capable de veiller sur vous, vous ne ferez pas long feu ! Enfin, j’aurais dû vous avertir. Je me demande pourquoi je ne l’ai pas fait !

— Le boa est arrivé comme je vous posais la question.

— Ça ne fait rien, j’aurais dû y penser. Je suis le chef, c’est donc moi le responsable. Si jamais cela vous arrivait alors que vous êtes seule, n’hésitez pas à vous opérer vous-même ! Après la deuxième douleur, il y a encore quelques chances, la poche n’est pas ouverte. Après la troisième… Là, avec ce baume cicatrisant, dans deux jours nous pourrons repartir.

CHAPITRE IV LA FUITE DEVANT LES UMBURUS

Stella reposait sous le toit de branchages, allongée sur le dos, la tête sur un sac. La hutte était largement ouverte en face d’elle, et elle pouvait voir, en enfilade, une dizaine de troncs géants lançant vers le ciel leurs fûts lisses et drus. A vingt mètres de haut, ils explosaient en frondaisons serrées, voûte dense à travers laquelle ne filtrait qu’une lumière sous-marine. Entre les troncs, le sol était presque nu, parsemé de quelques herbes maladives, sevrées de soleil.

Laprade avait construit l’abri en maugréant, parlant du temps perdu, de la difficulté à trouver de la viande fraîche, maudissant les incapables qui ne peuvent veiller sur eux-mêmes. Pourtant, il avait, sans cesser de pester, tressé avec soin pour elle un lit de branches souples.

Assis devant la porte, près d’un feu mourant dont le filet de fumée montait tout droit dans l’air immobile avant de s’étaler en panache contre le feuillage, Gropas écrivait son journal. Elle le regarda : le dos large tendait la chemise mouillée de sueur, les muscles se mouvaient sur l’avant-bras nu, elle apercevait parfois son profil régulier sous les cheveux courts, noirs et bouclés. Elle s’étonna de l’avoir jugé malingre. Il était vrai qu’à côté de Téraï tout homme normal paraissait un avorton. Laprade était invisible, ainsi que les porteurs.

— Monsieur Gropas !

Il tourna la tête, se leva, vint vers elle.

— Ah ! vous êtes réveillée, mademoiselle. Comment vous sentez-vous ?

— Mieux, bien mieux. Je crois que je pourrai reprendre la route demain, avec vingt-quatre heures d’avance sur les prévisions de notre ami. Cela lui rendra peut-être sa bonne humeur ?

— J’en doute. Quel ogre !

— Il ne faut pas mal le juger. C’est un solitaire, et il n’a pas eu de chance. Avec ses capacités, il devrait occuper un poste important, dans une université ou une compagnie. Ce drame de 2223 en a fait un exilé. Il n’a que son lion comme ami…

— Cette bête ! Elle me fait peur !

— Pourquoi ? Léo est très gentil, bien qu’il semble à peu près nous ignorer.

— Une… une bête n’a pas le droit de penser !

— Voyons, monsieur Gropas, vous êtes ingénieur ! Ne partagez pas de stupides superstitions ! Je suis de l’avis de Laprade à ce sujet, vous savez ! Cet incendie du laboratoire de zoopsychisme de Toronto a été un crime abominable et idiot !

— Peut-être…

— En tout cas, si c’est là votre avis, cachez-le bien. Je crois Laprade capable de vous tuer, si vous disiez cela devant lui.

— Oh, je le sais ! Tenez, le voilà.

Téraï venait d’apparaître entre deux troncs, silencieux comme une ombre. Derrière lui, ses deux porteurs marchaient en file indienne, une grosse branche sur l’épaule, de laquelle pendait un quadrupède cornu. Léo fermait la marche, l’air satisfait, quelques traces de sang au coin de la gueule.

— Voilà qui va nous changer des conserves ! C’est une chèvre des bois, Pseudocapra sylvestris. Sans mon lion, elle nous eût échappé. N’est-ce pas, Léo ?

— Que deviendrions-nous sans Léo, railla Gropas.

Laprade se retourna, comme piqué par un serpent.

— Je ne sais ce que vous deviendriez, monsieur l’ingénieur, mais je sais que, pour ma part, il m’a déjà plusieurs fois sauvé la vie. A vous aussi, quand nous sommes passés à côté du boa sans le voir. Il vous aurait certainement pris en premier, on dit qu’ils raffolent de viande faisandée ! D’ailleurs, si Léo ne vous plaît pas, la forêt est grande. Mon chemin va par-là, je vous laisse toutes les autres directions !

— Voyons, monsieur Laprade, Gropas n’a pas voulu vous injurier.

— Il ne manquerait plus que cela ! Comment allez-vous ?

— Mieux. Je crois pouvoir partir demain matin.

— Parfait. Départ demain matin, donc.

Et il rejoignit les porteurs qui dépeçaient la chèvre.

« Il aurait pu me complimenter sur mon courage, pensa Stella. Décidément, le Grec a raison, ce n’est qu’une brute. »


La forêt finissait brusquement. Après un épais rideau de lianes et de broussailles, les géants sylvestres s’arrêtaient net, et au-delà il n’y avait qu’une pente douce couverte de hautes herbes, filant vers des collines arrondies, empilées jusqu’à l’horizon. De-ci, de-là, des bosquets rompaient la monotonie de la brousse. Le soleil écrasait cette immensité roussâtre et, après leur long séjour dans la pénombre, ils clignotèrent longtemps des yeux avant de s’habituer à la lumière brutale.

— Le pays des Umburus. Il s’étend sur tout le versant gauche du bassin de l’Iruandika. Au-delà, c’est le domaine des Ihambés, qui sont mes amis.

— Et les Umburus ?

— Heu ! moitié-moitié. Je ne sais trop sur quel pied danser avec eux. Ils m’ont toujours bien reçu jusqu’à présent, mais sans chaleur. C’est dans ces collines que se trouvent les riches gîtes miniers dont je vous ai parlé, Gropas. Si le BIM veut les exploiter, ils pourront construire un wharf sur l’Iruandika, qui est navigable pour les plus grosses péniches jusqu’à son embouchure. De la mer de Ktot à Port-Métal, il y a déjà la voie ferrée.

— Et que sont ces gisements ?

— Oh ! un peu de tout, vous verrez : germanium, chrome, nickel, lithium, gallium surtout. Mais aussi pas mal de béryl pierreux. Vous savez, je n’ai fait que passer. A vous de délimiter les filons, les gîtes secondaires, etc.

— Et vous me guiderez ?

— Pendant un mois. Ensuite, nous irons chez les Ihambés, et là, pas de prospections, compris ?

— Pourquoi donc ?

— Parce que les Ihambés sont mes amis, et que je ne veux pas qu’on les embête !

— Et si les Umburus sont hostiles ?

— A vous de vous débrouiller. Mais je ne le crois pas. Ils sont encore à l’âge de pierre, et se moquent des minerais.

— Est-ce vrai, ce bruit qui court, que les monts Hétio sont pourris de métaux rares ?

— Qui a dit ça ?

— Mac Léod…

— Mac Léod est un imbécile. Ce n’est pas parce qu’il a écrasé son avion sur les monts Hétio – entre parenthèses, j’ai risqué ma peau pour aller l’y chercher – qu’il a une compétence de géologue !

— Il a rapporté des échantillons !

— On peut toujours, sur cette planète, trouver quelques échantillons riches. D’ailleurs, tout ceci est hors de la question. Les monts Hétio sont sacrés pour toutes les tribus, et même pour l’empire de Kéno. Je ne suis pas encore arrivé à savoir pourquoi, et il est malsain de poser des questions trop précises à ce sujet. Si mes amis ihambés apprenaient que j’ai atterri avec mon hélico sur leur Rossé Mozeli, leur « Montagne des Dieux », je n’aurais plus qu’à déguerpir, et vite ! Aussi, tant que nous serons chez les uns ou les autres, motus sur les monts Hétio !


Au soir, ils campèrent sur les bords d’une petite rivière, la Mokibata, affluent de gauche de l’Iruandika et, pour la première fois, Laprade ne se reposa pas entièrement sur Léo pour la sécurité du camp. Chacun dut monter la garde à son tour. Pendant l’après-midi, le superlion avait battu l’estrade, à droite et à gauche, revenant de temps en temps faire son rapport. Une fois, Laprade s’était longuement arrêté, étudiant des traces dans de la boue demi-sèche : à côté d’empreintes animales variées, deux pieds s’étaient moulés dans la vase, deux pieds presque humains, avec simplement des doigts plus longs.

— Un chasseur. Il voyage vite, allège. Il a perdu son compresseur pour retoucher ses pointes de flèches en silex quand il a sauté ici. C’est probablement un homme du clan ihimi.

La nuit passa pourtant sans alerte. Le lendemain, ayant franchi la rivière à gué, ils marchèrent rapidement, dans la savane monotone, parcourue de troupeaux d’herbivores. Ils ne s’arrêtèrent que quelques minutes, à midi, pour manger.

— Je veux sortir avant ce soir du territoire ihimi, dit Téraï. Ce sont de mauvais coucheurs, et la dernière fois que je les ai vus, il y a trois mois, ils étaient anormalement excités. Leurs voisins, les Miho, sont plus calmes.

A cinq heures du soir, Léo, qui formait l’arrière-garde, arriva à longs bonds souples, comme une flamme rousse sautant de touffe d’herbe en touffe d’herbe. Il eut une courte « conversation » avec Laprade.

— On nous suit. Une vingtaine d’hommes ! Hâtons-nous !

Le contact eut lieu un peu avant le crépuscule. Léo gronda subitement, Laprade se retourna, arma son fusil d’un geste sec.

— Faites comme moi, bon Dieu !

Gropas, pâle mais résolu, se plaça à côté de lui. Stella sentit un frisson courir le long de son dos. La plaine semblait vide, aucun bosquet ne se dressait à proximité et, sous les rayons obliques et rouges, les herbes ondulaient, comme pleines d’ennemis. Leurs porteurs avaient déposé leurs ballots, et surveillaient l’arrière, fusil au poing. A cinquante mètres, des formes se dressèrent, bariolées de couleurs vives.

— Merde ! Ils sont peints en guerre ! Ne tirez pas sans mon ordre, taisez-vous et, quoi qu’il arrive, obéissez-moi sans hésiter !

Un homme se détacha du groupe, approcha lentement. Quand il fut à dix pas, il leva la main droite, paume tournée vers eux. Laprade ne bougea pas, mais il sembla à Stella que son corps se détendait un peu.

L’indigène resta un moment dans cette pose, sans parler, et elle put l’examiner à loisir. Il était très grand, plus de six pieds, large d’épaules et maigre. Ses cheveux noirs tournés en chignon sur le haut du crâne portaient quatre plumes de Pseudoavis gigas qui palpitaient lentement au vent du soir. La face était farouche, ensauvagie par le lacis de traits de couleurs violentes, vert et violet, qui la décorait. Entre les traits, la peau paraissait bronzée. Il portait à la main un arc, un carquois battait son dos et deux grandes lames de silex appointées, à poignée de gomme, étaient passées dans sa ceinture.

Aké, Tohiral dit Laprade.

Aké étou, Tohira ma !

Ça va bien, glissa Téraï à Stella, il répond à mon salut.

Il échangea quelques phrases avec le barbare.

— Ils ne veulent pas que nous restions sur leur territoire. Comme je n’en avais pas l’intention, cela peut s’arranger. Imo romania Iruandika, Tohira !

La face du guerrier se ferma.

Ana Iruandika ! Iruandika manou Umburu !

— Iruandika manou Ihambé, ko !

— Ihambé schlafa !

Il cracha à terre d’un air de dégoût.

Umburu imino Ihambé, ôia Ihimi ?

— Ihimi imino ! Miho schlafa ! Erguen irité ko !

Ça se gâte ! Je lui ai dit que nous allions vers l’Iruandika. Il ne veut pas. La rivière appartient aux Umburus, prétend-il. Comme je lui ai fait remarquer qu’elle appartient aussi aux Ihambés, il m’a dit qu’ils sont en guerre contre eux. A vrai dire, la suite de son discours semble indiquer que seuls les Ihimis sont en guerre. Ils veulent que nous revenions sur nos pas. Je vais lui demander jusqu’à demain.

Erguéni ko to itira. Egara timi (Il montre Stella.) Assinossi Tohira guéba.

Le guerrier hésita, s’approcha de Stella, la regarda longuement.

To itira, né !

Il tourna le dos et s’en fut majestueusement vers ses hommes.

— Ouf ! J’ai obtenu le délai !

— Que me voulait-il ?

— Je lui ai dit que vous étiez épuisée, que vous étiez une femme, et qu’un grand chef comme lui devait avoir pitié d’une femme. Il s’est approché pour vérifier que vous appartenez bien au sexe féminin. Vous êtes habillée en homme, rappelez-vous.

— Qu’allons-nous faire ? demande Gropas.

— Le tout est de joindre le territoire miho. C’est d’ailleurs là que se trouvent vos gîtes. Si j’étais seul, je ferais semblant de retourner en arrière et, à marches forcées, je contournerais le pays ihimi par l’Est. Avec vous deux, je ne sais si c’est possible.

— Qu’y a-t-il d’autre à faire ?

— Rien. Retourner.

— Ils ne sont qu’une vingtaine.

— Pour le moment. D’ici à demain, ils seront cinquante ou cent !

— Essayons le détour, dit Stella.

Il la regarda curieusement.

— Ce sera dur, mademoiselle. Infernal. Il faudra battre à l’endurance des chasseurs habitués à traquer le gibier à pied. Vous en croyez-vous capable ?

— J’ai fait l’Everest !

— Ce n’est pas la même chose ! Enfin, c’est quand même une référence. On peut essayer, si vous voulez. D’ailleurs, pour ne rien vous cacher, cette concession de sa part, d’attendre demain matin, ne me dit rien qui vaille. Il doit compter sur des renforts, se jugeant incapable, avec une vingtaine d’hommes, de nous massacrer. J’ai une certaine réputation, même chez les Umburus.

— Vous pensez que cette concession cache une traîtrise ?

— J’en ai bien peur.

— Si nous en réchappons, cette entrevue sera un des points culminants de mon film ! La lumière n’était pas fameuse, mais cela ajoutera au « vécu » de l’affaire !

— Vous l’avez filmée ? Comment ?

Elle leva la main gauche. A l’annulaire, une bague portait un énorme chaton d’opale.

— Il y a là-dedans une caméra microscopique, fabriquée par la maison Barneveldt et de Camp, aux Etats-Unis.

— Bon. Voici ce que j’ai décidé. Nous allons nous installer comme pour passer la nuit ici, et manger. Dès que l’obscurité sera tombée, nous allons confectionner avec des herbes et nos vêtements de rechange des mannequins que nous disposerons autour du feu. Nous abandonnerons tout le reste, sauf nos armes. Léo restera à monter la garde près du feu, comme si nous étions là. Il nous rejoindra plus tard. Nous filerons avant le lever des lunes. Si nous arrivons à prendre quelques heures d’avance, tout ira bien. Compris ?

Stella dut se forcer pour avaler sa nourriture.

J’ai failli deux fois être tuée depuis que j’ai posé le pied sur ce monde, pensa-t-elle. Jamais deux sans trois, dit-on. La troisième fois risque d’être la bonne ! Enfin, je l’ai voulu, ne nous plaignons pas. Téraï nous en tirera peut-être… »

Elle le regardait s’affairer, assis dans l’herbe, triant dans les paquetages les choses absolument indispensables, en faisant cinq lots qu’il distribua.

— Et si nous appelions Port-Métal ? Ils pourraient nous envoyer un hélico, et…

— Je vous ai menti pour vous rassurer, mademoiselle. Je n’ai pas de poste émetteur. Si léger soit-il, c’est trop lourd. Sur cette planète, d’ailleurs, ou on est bien portant, ou on meurt de mort subite !

Il eut une longue conférence avec le superlion, expliquant patiemment plusieurs fois ce qu’il lui faudrait faire.

— Et surtout, quand ils approcheront, tu files sur nos traces en te cachant. Pas de bataille, compris ?

Léo semblait peu convaincu.

— On les retrouvera, va ! Allons, fais ta ronde.

La nuit était maintenant totale, et un vent frais s’était levé, couchant les herbes et la fumée. Deux yeux de flamme trouèrent l’obscurité, à la limite de la lueur rouge. Léo revenait.

— Rien ? Allons-y. Je passe le premier, suivez-moi, puis Gropas et Tilembé. Akoara fermera la marche. Faites comme moi. Pas de bruit, et ne levez pas la tête. Si une bête venimeuse vous pique, crevez en silence !

Il se faufila entre les graminées, à quatre pattes, le fusil en bandoulière. Stella l’imita. Très vite, elle se rendit compte que ce n’était pas si facile. Son arme glissait, venait l’empêtrer, et il fallait sans cesse la rejeter en arrière d’un coup d’épaule.

— Silence, bon sang ! (La voix lui parvint, feutrée.) On vous entendrait depuis la place de l’Opéra !

Elle faillit pouffer, et la peur passa. Mais, petit à petit, la fatigue vint. Il lui sembla qu’elle n’en finirait jamais de ramper dans les herbes coupantes. Elle avait mal aux reins, elle n’avait plus de peau aux genoux et aux coudes ! Une fois, elle mit la main sur quelque chose de gluant qui grouillait. Enfin, Laprade se dressa.

— Vous pouvez vous lever.

Il écouta longuement la nuit. Là-bas, loin derrière une ondulation du terrain, une lueur rouge marquait la place de leur feu.

— En avant !

La nuit fut interminable. Les lunes éclairaient vaguement le paysage, mais leur lumière indécise masquait plutôt qu’elle ne révélait les obstacles ou les irrégularités du sol. Plusieurs fois, elle trébucha, d’autres fois, Gropas la heurta dans le dos, s’excusant à voix basse. Seuls Laprade et les deux porteurs marchaient imperturbablement.

L’aube vint enfin, et le froid avec elle. Stella grelotta sous ses vêtements légers, regretta sa cape abandonnée. Aux premiers rayons du soleil, Laprade stoppa sous un arbre, grimpa agilement. Stella s’adossa au tronc noueux, jambes raidies de fatigue.

— Je ne vois rien. Pourtant, à cette heure-ci, ils doivent s’être rendu compte que je les ai joués. En avant !

La marche reprit, impitoyable. Stella avait maintenant trouvé le second souffle, et ses jambes se mouvaient d’elles-mêmes. Vers neuf heures du matin, ils firent une courte halte pour manger. Quand elle voulut se relever, des crampes atroces la saisirent aux mollets.

— Zut ! Et nous avons à peine commencé !

Il se pencha cependant sur elle, ses mains énormes massant les muscles douloureux avec une surprenante douceur.

— Courage ! Le premier jour est le plus dur !

— Je le sais. J’ai eu les mêmes crampes, en grimpant l’Everest ! Ici, au moins, il ne fait pas froid !

Toute la journée ils avancèrent. Au crépuscule, Léo les avait rejoints. En quelques rauquements, il apprit à Laprade que la poursuite avait commencé, mais qu’il n’y avait pas davantage d’ennemis. Ils continuèrent une partie de la nuit, puis prirent quelques heures de sommeil, dans une ravine encaissée. Le lendemain passa comme dans un rêve. Ils allaient maintenant droit à l’Est, après avoir suivi pendant quelques kilomètres le lit d’un petit ruisseau pour brouiller leur piste. L’eau fraîche avait été douce aux pieds meurtris de Stella, mais ensuite la marche fut un supplice, jusqu’à ce que ses pieds aient à nouveau durci.

Deux autres journées coulèrent ainsi. Petit à petit, Stella s’épuisait. Gropas ne valait guère mieux, il titubait. Laprade, traits tirés par le manque de sommeil – il employait une partie de son temps de repos à revenir en arrière pour essayer de détecter l’approche de l’ennemi – allait toujours, à grandes enjambées, titanique. A midi, au quatrième jour, la jeune fille s’écroula lors de la halte et ne put se relever. Gropas, allongé, respirait profondément, par saccades. Laprade les regarda, amer.

— Fourbus ! Surtout lui ! Et ça veut prospecter ! Enfin, nous allons courir le risque. Nous ne partirons qu’à la nuit.

Béate, elle sombra dans le sommeil. Elle rêva qu’elle était en bateau, que le roulis la projetait contre le bord dur de sa couchette.

— Debout ! Vite ! Ils arrivent !

D’un sursaut, elle se dressa à demi, et cria. Tout son corps hurlait de douleur et de fatigue. Le ciel était pur, sans nuage, et les rayons du soleil déclinant éclairaient par-derrière la silhouette de Laprade, fusil en main.

— Vite, corne de bouc ! Léo les a repérés !

Elle se leva lentement, étendit ses membres épuisés.

— Je ne sais pas si je pourrai marcher !

— Oh si, vous marcherez ! Savez-vous ce qu’ils font à leurs prisonniers ? Ils commencent par leur arracher les cheveux un à un, puis les poils, puis ils leur brûlent les doigts, puis…

— Assez !

Le cri monta du sol où Gropas était encore étendu. Il se leva péniblement.

— Si nous avions pris un hélico, au lieu de marcher comme aux temps préhistoriques…

— C’est en hélico que tu les trouveras, tes filons, crétin, répliqua le géant, méprisant. Géologue de cabinet, va ! Marche, et ferme ta gueule !

Ils partirent. Rien encore ne se montrait à l’horizon, dans les herbes hautes. Stella en fit la remarque.

— Ils sont plus près que vous ne le croyez. Regardez bien le haut de cette ondulation. Tenez, vous avez vu ?

L’espace d’un éclair, une forme verticale courbée avait paru entre deux buissons.

— Courage ! Nous ne sommes plus qu’à dix kilomètres environ de la limite du territoire des Mihos.

Si nous y arrivons, nous sommes sauvés. Jamais des Ihimi n’oseront nous y poursuivre ! Les clans sont jaloux de leurs terrains de chasse, et ce serait un casus belli, même s’ils appartiennent tous à la même grande tribu. Courage, Stella !

Elle le regarda, étonnée. C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Elle en fut troublée et réconfortée.

Et la fuite continua, par les vallons et les collines, jusqu’à ce que Gropas s’écroulât au sol.

— Je n’en peux plus. Sauvez-la. Je vais essayer de les arrêter.

Sans répondre, le géant se courba, empoigna le jeune homme, le jeta comme un sac sur son épaule.

— En avant !

Mais, peu à peu, la fatigue fit son œuvre. Sa respiration devint courte et sifflante, et il posa l’ingénieur à ses pieds.

— Je ne peux plus vous porter. Essayez de nous suivre. Je vous laisse Léo.

Au bout de quelques minutes, un coup de feu claqua. Ils se retournèrent. Gropas épaulait de nouveau. Un cri monta des hautes herbes, puis une volée de flèches vint s’abattre autour du Grec. Téraï haussa les épaules.

— Il est fichu ! Dommage, avec quelques aventures de plus, il aurait pu faire un prospecteur passable !

— Ne pouvons-nous rien faire ?

— Oh si, bien sûr ! Nous faire tuer avec lui !

Téraï prit son fusil, scruta la brousse, tira, deux fois. De nouveaux cris montèrent, de haine et de douleur. Gropas courait maintenant vers eux, de la course épuisée d’un animal fourbu et, pendant quelques instants, ils crurent qu’il réussirait à les rejoindre. Mais il s’entrava dans une touffe d’herbes, tomba, et quand il se releva, il était trop tard. Deux flèches se plantèrent dans son dos. Il resta encore debout, vacillant, lâcha une rafale de sa carabine, croula la face contre terre. Avec un hurlement démoniaque, un Ihimi surgit des herbes, un court sabre levé,

— Ne regardez pas !

Elle resta immobile, figée par l’horreur. Le sabre s’abattit trois fois, l’homme se releva, tenant par les cheveux la tête de l’ingénieur. Une forme fauve se glissa derrière lui, se dressa, et le crâne de l’Ihimi éclata sous le coup d’une patte énorme. Déjà, Léo fonçait sur un autre ennemi.

— Filez, bon Dieu ! La limite est là, de l’autre côté du ruisseau ! Je vais venir ! Tilembé, Akoara ! Faga ! Faga !

Les trois hommes épaulèrent, et les coups de feu claquèrent sur la brousse, répercutés en échos par les collines proches. Les Ihimis apparaissaient une fraction de seconde entre les touffes herbacées, courant vers eux, penchés en avant. De temps en temps, l’un d’eux se dressait, bandait son arc, et la flèche, avec un doux bruit d’air froissé venait vibrer à quelques mètres des Terriens.

— Et de six, dit Laprade, glissant un nouveau chargeur dans son arme brûlante.

Léo escarmouchait pour son compte, bondissant de-ci de-là sur le dos des ennemis, maintenant tout proches. Tilembé gisait à terre, mais ses mains crispées sur sa gorge d’où sortait le bout empenné d’une flèche. Quelque chose cingla violemment l’épaule de Stella, un trait qui la manquait de peu. Le choc la tira de sa torpeur, et elle épaula à son tour, cherchant à saisir sur son guidon ces formes fuyantes. Brusquement, elle en tint une : le chef qui avait palabré avec eux, il y avait si longtemps, semblait-il. Elle pressa sur la détente et, pour la première fois de sa vie, tua un homme.

— Bravo, Stella, bien tiré ! C’est fini, Léo vient d’assommer le dernier, je crois.

Le silence retomba sur la brousse. Lentement, prudemment, Laprade avança. Rien ne bougeait. Il se pencha sur le cadavre décapité de l’ingénieur, fouilla dans ses poches, en tira un portefeuille qu’il ouvrit. Il en tomba une photo de jeune fille, portant au dos, en anglais : « Pour Achille, avec toute ma pensée, sa fiancée, Lucy ».

— Il avait une fiancée, l’imbécile ! Qu’est-ce qu’il est venu foutre ici ? Et ces salauds du BIM qui envoient sur une planète sauvage un bébé à peine sevré ! Maintenant il va falloir l’enterrer dans ce sol inhumain ! Merde !

Elle le regarda, choquée, le reproche aux lèvres. Quelque chose dans le visage de Téraï l’arrêta. Sous les paupières lourdes, les yeux bridés semblaient humides.

— Eh voilà ! On est volontaire pour chercher de nouveaux filons, avec l’idée d’une promotion qui permettra de revenir plus vite sur Terre ! Et on crève comme un chien, sous les flèches de sauvages, loin de ce qu’on aime ! Putain d’espèce humaine ! Akoara, gadi ontoubé !

L’indigène approchait, portant le cadavre de son compagnon. Il décrocha de sa ceinture une courte pelle, commença à creuser la terre. L’humus était noir et chaud et exhalait une odeur étrangère.

— Connaissez-vous quelque prière ? Je pense qu’il était croyant. Moi…

— Il était sans doute orthodoxe, et je ne connais que le service protestant, dit-elle.

Téraï haussa les épaules.

— Ma chère amie, si Dieu existe, il se fout pas mal de ces subtilités. Allez-y. Je ne crois pas qu’il aurait aimé partir sans une prière.


Stella leva les yeux, sa prière finie. Téraï n’était plus à côté d’elle, il examinait d’un air mécontent le court sabre avec lequel le sauvage avait décapité Gropas.

— Je me demande où cet animal avait trouvé cette machette ! C’est la première fois que j’en vois une entre leurs mains ! Oh ! je suppose qu’il avait dû la voler à un prospecteur. Etes-vous prête ?

Il jeta un dernier regard sur les deux tombes fraîches, côte à côte.

— La dernière fraternité, peut-être la seule. Allons, marchons.

Il partit, son fusil à la main, celui de Gropas en bandoulière. Ils franchirent le ruisseau, montèrent une pente. Léo avait disparu en avant, en éclaireur. Loin, très loin, une colonne de fumée dorée par le soleil couchant montait au-dessus de la brousse, et le vent leur apporta le roulement sourd d’un tambour. Téraï s’arrêta si brusquement qu’elle vint buter contre son large dos.

— Mauvais. Les Mihos semblent eux aussi en guerre. Cette crapule de chef, que vous avez si bien descendu, m’avait raconté des histoires, j’en ai peur. Cela nous place dans une situation difficile !

— Qu’allons-nous faire ?

— Passer quand même. Une fois que nous aurons franchi l’Iruandika, tout ira bien. Mais il reste encore plus de cinquante kilomètres, et il nous faudra nous infiltrer de nuit entre deux villages.


La nuit passa sans incident. Au matin, la savane ondula devant eux en molles collines, sous le ciel sans nuage. Téraï marchait en avant, puis Stella, Akoara fermant la marche. Léo disparaissait pendant de longs moments, revenait faire son rapport, repartait. Vers midi, ils durent s’arrêter pour laisser passer un immense troupeau d’énormes animaux cornus, rappelant les bisons par leur bosse et leur barbe.

— Mauvais. S’ils filent si vite, c’est qu’ils ont des hommes à leurs trousses, et en nombre ! Il faut se cacher, attendre qu’ils nous aient dépassés. Akoara, etin niké tito mé ?

— Iga mé, Rossé Moutou !

Bon, il y a une grotte par-là, que connaît Akoara. Allons-y.

La grotte n’était qu’une cavité creusée dans la berge d’un ravin sec, à quelques centaines de mètres. Ils s’y enfoncèrent. Téraï traça une carte sommaire sur le sol de sable.

— Voici où nous sommes. A dix kilomètres d’ici, il y a les deux villages jumeaux de Tirn et Tirne, gardant l’entrée d’un large défilé où court la Bosu, affluent de l’Iruandika. Vingt kilomètres plus loin, c’est la rivière, et le territoire ihambé. Une fois là, je réponds de votre sécurité. Nous allons attendre la nuit, et essayer de passer. Que veux-tu, Léo ? Ils sont là ? Restez ici, vous autres !

Il courba sa haute taille, passa dans l’entrée étroite de la grotte, disparut de la vue de Stella. Le temps coula, interminable. Pas un bruit ne pénétrait au fond de la cavité. Lasse d’attendre, la jeune file prit son fusil, sortit prudemment la tête. Téraï était invisible. Tordant le cou, elle finit par l’apercevoir, collé contre la pente, la tête dépassant à peine le niveau de la plaine, derrière un buisson. Doucement, elle le rejoignit. Il eut un geste de contrariété en la voyant, puis dit, tout doucement.

— Attention ! Ils sont à moins de cent mètres.

Elle regarda à son tour. A gauche, les traînards du troupeau n’étaient plus que des ombres dans un nuage de poussière et, courant d’une allure souple et aisée, une centaine d’indigènes armés d’arcs et de flèches les poursuivaient.

— Grande chasse, souffla Téraï. Ceux-là ne sont pas dangereux, sauf s’ils remarquent nos traces, mais je les crois trop occupés par le gibier. D’ici peu, nous pourrons repartir.

Poursuivants et poursuivis s’effacèrent dans le lointain. Téraï poussa un soupir de soulagement.

— Ouf ! Nous voilà saufs pour le moment. Cent hommes, cela aurait été trop, même pour Léo et moi !

— Il en vient d’autres, à droite !

Des silhouettes venaient d’apparaître entre deux bosquets. Le géologue jura doucement.

— Qu’est-ce encore que ces em… Mais…

Il arracha ses jumelles de leur étui, les mit fébrilement au point.

— Mais ils ont des fusils, nom de Dieu ! Et ils ne chassent pas, ils sont sur le sentier de la guerre ! Regardez leur coiffure !

Il lui passa les jumelles. Les quatre hommes portaient le haut panache de plumes et la peinture était encore fraîche sur leur visage.

— Que faisons-nous ?

— Attendons. De toute façon, il me les faut !

— Pourquoi ?

— Il y a un ou des salauds qui jouent à nouveau le vieux jeu : armer une fraction des indigènes contre les autres ! Et ils ont choisi les Umburus, bien sûr ! Ce sont les seuls qui soient vraiment belliqueux. Il me faut ces fusils, comme preuve à envoyer au Bureau de Xénologie !

Stella se sentit froid dans le dos : le BIM emploierait-il ces méthodes, éprouvées, mais hors-la-loi ?

— N’ont-ils pu les échanger à des prospecteurs ?

— Personne n’est fou dans ce métier. Ces armes risqueraient trop de se retourner contre eux. Et ils savent aussi que j’aurais leur peau s’ils essayaient ce truc-là !

— Ils approchent !

— Tant mieux. Cela m’épargnera du chemin. Quand ils seront à trente mètres, tirez sur les deux premiers, je me charge des autres.

— Mais… c’est un assassinat ! Ils ne nous ont rien fait !

— Ils ne se gêneront pas, s’ils nous découvrent. Et, je vous l’ai dit, il me faut leurs armes !

— Je ne peux tout de même pas…

— Bon, ça va ! Vous flancheriez et vous nous feriez massacrer. Allez chercher Léo. Et mon appareil de photo. Allez, vite !

Elle obéit, subjuguée. Quand elle revint, les quatre guerriers, arrêtés à moins de cinquante mètres, examinaient attentivement le sol.

— Vite, mon appareil !

Téraï prit une série de photos au téléobjectif. Les indigènes avaient recommencé leur progression, armes prêtes, à pas lents et prudents. Soudain, le plus grand épaula. Téraï saisit Stella, lui posa une main énorme sur la bouche.

— Pwioun !

La balle passa en sifflant au-dessus de leurs têtes. Téraï relâcha son étreinte.

— Ils nous ont vus ?

— Non, ils tirent à tout hasard sur le buisson. Ils ont dû trouver nos traces. Etes-vous toujours décidée à ne pas…

— Je ne sais plus.

— Je n’aimerais pas risquer la vie de Léo, mais il le faut. C’est trop grave. Si on laisse des trafiquants vendre ou donner des fusils aux Umburus, d’ici à cinq ans la planète est à feu et à sang !

— Bon, je suis avec vous. Après tout, ils ont commencé.

— Bravo !

Les quatre guerriers n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres. Soudain, l’un d’eux indiqua le buisson, épaula. Un coup de feu claqua à côté de Stella, puis un autre. Alors, à son tour, elle tira. Là-bas, trois des indigènes gisaient au sol, le quatrième fuyait. Une balle de Téraï le rattrapa.

Avec précautions – l’ennemi rusait peut-être – le géant sortit du ravin, s’avança vers les Umburus, Léo sur ses talons. Deux d’entre eux étaient morts, les autres gravement blessés. Téraï se pencha, machette en main.

— Arrêtez ! Vous n’allez pas les achever ?

— Si.

— Je m’y oppose !

Il se retourna, un éclair de colère dans les yeux, puis haussa les épaules.

— Comme vous voudrez. Ils seront bouffés par les fauves, cette nuit.

— Laissez-les courir leur chance ! Peut-être leurs camarades les trouveront-ils en rentrant de la chasse ?

— Peut-être, en effet. Dépêchons-nous !

Il ramassa un fusil, l’examina.

— Le salaud qui les leur a donnés a meulé la marque de fabrique, mais il est des détails techniques qui ne trompent pas un expert ! Ce sont des Massetti, usine de Milan, à répétition et haute vitesse initiale. Bigre !

Il photographia les trois autres armes, les déchargea, brisa la crosse contre une pierre et, avec son marteau de géologue, déforma les culasses mobiles.

— Personne ne s’en servira plus ! Filons !

Ils marchèrent sous le soleil encore haut, se cachèrent dans un fourré en attendant la nuit Manque ponctuation

– Où est donc Léo ?

— Il va nous rejoindre.

Effectivement, le superlion parut bientôt, et Stella vit avec dégoût qu’il avait du sang à la bouche.

— Vous… vous les avez fait achever par votre bête !

— Oui, et après ? Nous ne sommes pas sur Terre ici, mademoiselle ! Croyez-moi, je connais la règle du jeu !

— Vous n’êtes qu’un sauvage !

— Mais oui ! C’est pour cela que j’ai survécu, parmi les sauvages de ce monde. Si je les avais épargnés, la tribu aurait pensé que j’avais peur, et c’était fini, ma peau ou la vôtre n’aurait plus valu cher, même chez mes amis Ihambés.

— Je… Je…

— Vous auriez mieux fait de rester sur Terre ? Certes ! Mais vous êtes ici pour voir des sauvages. Eh bien, je vous les montre ! Maintenant, taisez-vous.

Elle bouda, renfrognée, jusqu’au crépuscule. Ils partirent. La nuit était noire, les lunes n’étaient pas encore levées. Ils filèrent dans la brousse, sous la conduite de Léo. Loin, à gauche et à droite, une faible lueur rougeâtre indiquait les grands feux communautaires et, de temps en temps, des roulements de tam-tam trouaient le silence. Téraï se hâtait, sens tendus, scrutant l’ombre. Deux fois il les fit s’arrêter et, accroupis sous des broussailles, ils virent passer près d’eux des ombres furtives.

— Rendez-vous d’amoureux, expliqua-t-il à la jeune fille. Les deux villages sont exogamiques, chaque jeune doit épouser un jeune de l’autre clan.

Petit à petit, ils laissèrent les lueurs derrière eux, un bruit d’eau courante se fit entendre.

— Le Bosu ! D’ici à quelques minutes, nous serons sauvés, je pense !

La rive était haute, plantée d’arbres, et ils se faufilèrent dans leurs ombres, projetées par Anthia, la plus grosse des lunes, qui venait de se lever. Téraï indiqua une longue ligne noire perpendiculaire à la rive.

— Le wharf de la pêcherie commune. Nous allons y voler un bateau.

Personne ne gardait les pirogues. Téraï choisit une petite embarcation effilée, qui avait l’air instable, mais rapide.

— Montez ! Toi aussi, Léo !

Le superlion hésitait, peu pressé de quitter la terre ferme. Il finit par se décider et s’accroupit au fond. Le géologue prit une pagaie, Akoara une autre, et ils descendirent le courant. Trois heures plus tard, Téraï montra du bras une immense nappe d’eau qui luisait sous les lunes.

— L’Iruandika ! Nous sommes sauvés !

CHAPITRE V SOUS LA TENTE DE PEAU

Stella se réveilla brusquement, repoussa la couverture de fourrures. Par l’ouverture triangulaire, elle apercevait la vallée et la place de terre battue autour de laquelle les tentes de peaux étaient rangées en cercle. Bariolées de couleurs vives, elles lui rappelèrent l’imagerie de son enfance, les histoires de l’Ouest américain. Elle sortit.

Le soleil, déjà haut dans le ciel, avait dépassé le sommet des falaises dans lesquelles se creusaient les grottes. Seuls, trois petits enfants jouaient au pied du grand totem, si semblables à des enfants humains qu’elle eut peine à croire qu’ils appartenaient à une autre espèce, qu’ils n’étaient que le fruit d’une évolution convergente.

Les Terriens étaient arrivés tard dans la nuit. Téraï avait guidé la pirogue vers une crique secrète dissimulée sous les branches basses, où étaient amarrées les embarcations des Ihambés. Ils avaient suivi un sentier entre les arbres, laissant derrière eux le bruit de l’Iruandika, marché longtemps. Puis Téraï s’était arrêté, avait poussé trois coups de sifflet modulés, auxquels d’autres avaient répondu comme un écho. Un homme était sorti de l’ombre et, après une conversation en langue indigène, ils étaient repartis et, au bout d’une demi-heure étaient arrivés au camp du clan Téhé du peuple ihambé. Epuisée, Stella s’était endormie immédiatement.

Un vieillard sortit d’une des tentes et la regarda avec méfiance. Sous le front plissé de rides, les yeux jaunes avaient gardé un éclat cruel. Mal à l’aise, elle désira la présence du géologue.

— Où est Téraï Laprade ? demanda-t-elle, se sentant stupide.

A sa vive surprise, il sembla comprendre.

Rossé Moutou ? Yeio !

Le bras desséché se tendit vers un des wigwams. Une peau d’animal pendait et fermait l’entrée.

— Laprade !

Rien ne répondit. Elle souleva le rideau et entra.

Il dormait encore, un énorme bras nu sortant de sous la couverture. Elle allait se retirer, se sentant indiscrète, quand un faible bruit attira son attention de l’autre côté de la tente. Une jeune femme indigène s’y affairait, cousant des vêtements de cuir avec une aiguille en os. Elle se leva, s’avança vers la Terrienne. Aussi grande que Stella, elle lui parut parfaitement humaine. Sous les cheveux de jais, tressés en lourdes nattes, le visage était régulier, les yeux noirs et larges, le nez fin et bien dessiné. Mais les dents, à demi visibles dans le sourire, étaient trop petites et trop nombreuses, et les canines dépassaient légèrement les autres dents, donnant à ce sourire quelque chose de carnassier. Elle répandait une faible odeur épicée.

— Moi, Laélé, dit-elle en un français hésitant. Toi, qui ?

— Stella Henderson.

— Toi, femme à lui ? (Elle montrait Téraï.)

— Non ! Amie seulement !

— Moi, femme à lui.

Le sourire s’élargit encore.

— Si toi, amie à lui ; toi, amie à moi.

Stella resta sidérée. C’était donc vrai, ce qu’on disait de Téraï, à Port-Métal, qu’il vivait avec une femme indigène, une non-humaine ! Elle la regarda avec horreur. Un bâillement monstrueux la fît se retourner. Téraï s’était éveillé.

— Vous avez fait connaissance ? Parfait ! Laélé pourra vous montrer des choses de femmes, ce que je ne pourrais faire.

— Comment pouvez-vous…, dit-elle en anglais.

Ses yeux se durcirent.

— Pas ici ! répondit-il dans la même langue. Elle comprendrait. Plus tard !

Il fit voler la couverture, se dressa, vêtu d’un simple slip. Il s’étira, et les muscles jouèrent sous la peau brune, énormes et pourtant souples, sans nodosités.

— Un beau type de mâle, n’est-ce pas, mademoiselle, dit-il, railleur. Quatre races mêlées, et j’ai pris le meilleur de chacune !

Il avança vers la porte, rejeta le rideau, s’étira encore, offrant son corps à la caresse du soleil.

— Il fait bon vivre ! C’est une chose que vos gens des cités ne connaissent plus ! Hier, je n’aurais pas donné cher de nos peaux, et aujourd’hui… N’est-ce pas, Léo ?

Le superlion venait d’apparaître, et il se frotta aux cuisses massives, les fouettant de sa queue.

— Où sont donc vos amis les Ihambés, demanda Stella. Le camp est désert.

— Les uns à la chasse, les autres à la rivière, ou ailleurs. Venez-vous prendre un bain ? L’eau doit être bonne, à cette heure-ci.

— Volontiers, mais que porte-t-on ici comme costume de bain ? Le mien est resté dans mes bagages à l’hôtel.

Il rit franchement.

— Sa propre peau ! C’est bien suffisant ! Venez-vous ?

Elle rougit, embarrassée. Il lui était arrivé de se baigner nue, sur certaines plages « chic » d’Honolulu ou de Floride, mais elle se sentait mal à l’aise sous son regard appuyé.

— Avez-vous peur de la comparaison ? Laélé, enta siké ! Tchabolité na Stella bigom !

La jeune femme sortit de la tente, dégrafa sa tunique de cuir, la laissa glisser à ses pieds. Elle était splendidement faite.

— Ici, mademoiselle, les conventions sont différentes de celles de la Terre. Personne n’hésite à se montrer nu, mais n’entrez jamais dans une tente pendant un repas sans y être invitée. Vous leur feriez une injure sanglante, et ils vous tueraient sans hésitation. Ne prononcez jamais non plus le mot de nourriture, ce serait moins grave, mais très mal élevé. Si vous avez faim employez une périphrase, demandez « ce qu’il faut pour vivre », par exemple. Venez-vous à la rivière, maintenant ?

C’était un petit affluent de l’Iruandika, aux eaux claires et calmes. Une centaine d’indigènes s’y affairaient déjà, péchant au harpon des animaux aquatiques, pisciformes, ou, plus loin, se baignant dans une crique. Une bande d’enfants des deux sexes, sans un fil sur eux, se précipita vers Téraï avec des cris de joie. Il en saisit un, le fit voltiger en l’air, le rattrapa, le planta sur ses pieds, en prit un autre. Ils y passèrent tous, ravis, se roulant au sol de plaisir.

— Mon peuple, mademoiselle. Ils sont meilleurs que les Terriens, ils n’ont aucune idée de ce que l’on appelle le péché et ils ne se prennent pas trop au sérieux. Allez, déshabillez-vous, et à l’eau !

Laélé nageait déjà. Téraï piqua une tête, fila vers le milieu de la rivière d’un crawl puissant. Elle regarda autour d’elle, cherchant instinctivement un endroit retiré, n’en trouva pas. Des hommes et des femmes passaient devant elle, nus, sans aucun embarras. Elle haussa les épaules.

— Soit ! Quand on est à Rome…

L’eau fraîche lava la sueur accumulée des derniers jours. Elle était bonne nageuse, et bientôt, toute gêne oubliée, elle s’ébattit avec les autres. Avec un soufflement de phoque, Téraï émergea à côté d’elle.

— Bravo, Stella ! J’ai cru un moment que vos préjugés terriens l’emporteraient, que vous n’alliez pas venir.

Ils se laissèrent dériver jusqu’à la plage de sable. Elle resta couchée dans l’eau, le dos au ciel, tandis qu’il s’asseyait au sec.

— Regardez-les ! Quelle belle race, n’est-ce pas ? Dommage qu’ils aient 54 chromosomes et 40 dents ! Je serais resté toute ma vie sur cette planète !

— Et qui vous en empêche ?

— Il faudra bien que je me marie un jour avec une Terrienne, si je veux avoir des enfants. Bah, j’ai encore le temps !

Il se pencha, la saisit, la retourna. Elle se débattit, furieuse.

— Bon sang, ne soyez pas si prude ! Je voulais simplement voir si je n’avais pas trop abîmé votre peau, quand je vous ai opérée du niamba ! Que croyiez-vous donc ?

Il la relâcha, riant. Laélé arrivait à la nage, s’allongea à côté de Téraï.

— Vous voyez, elle est déjà jalouse ! Les femmes ihambées ne valent pas mieux que les Terriennes, à ce sujet !

— Comment êtes-vous entré en rapports avec cette tribu ?

— Oh ! ce fut il y a longtemps. Je venais d’arriver, avec Léo, qui n’était pas encore adulte. Je suis parti prospecter. A cette époque, il était plus facile d’aller de Port-Métal à l’Iruandika, les Umburus n’occupaient pas encore leur territoire actuel. Je m’en fichais d’ailleurs, je cherchais plutôt la bagarre, me moquant de ma peau comme d’une guigne. J’ai eu la chance de tirer le père de Laélé, le chef, de l’étreinte d’un boa des marais. Sa reconnaissance, et Léo, ont fait que la tribu m’a admis comme un des leurs. N’ayant pas, et pour cause, de préjugés raciaux, je me suis facilement entendu avec eux.

Il se leva.

— Venez, j’ai à vous parler.

Elle attendit qu’il se soit éloigné pour sortir de l’eau, se rhabilla rapidement. Il s’était arrêté, goguenard, au sommet de la pente.

— Je vous ai demandé de venir parce que je ne veux pas que Laélé entende ce que je vais vous dire. Elle comprend bien le français, et connaît quelques mots d’anglais. Vous êtes choquée, n’est-ce pas, que je vive avec une indigène ? Pourquoi ?

— Ce ne sont pas des hommes, voyons !

— Non, ce ne sont pas des hommes. Comme je vous l’ai dit, 54 chromosomes et 40 dents. Et aussi le foie à la place de la rate, etc. Mais ils ont des corps magnifiques, et leurs âmes valent bien les nôtres, si toutefois l’âme existe. Pourquoi ne vivrais-je pas avec Laélé, puisque je l’aime, et que rien ne s’y oppose ? Les quelques différences anatomiques ? Sur Terre, il existe quelques personnes qui ont le cœur tourné vers la droite. Sont-ils moins humains ? Les Ihambés ne sont pas des animaux, mademoiselle. Si l’évolution convergente avait fait un pas de plus, si, par hasard, les deux humanités avaient été interfécondes, cela aurait posé un joli problème aux anthropologues pour définir l’espèce ! Vous savez, ils sont très proches de nous. Leur nourriture nous convient, leurs réactions sérologiques sont les mêmes que les nôtres, leurs maladies sont contagieuses pour nous, et réciproquement. Heureusement, ce sont aussi à peu près les mêmes, sans cela il y a longtemps qu’il n’y aurait plus que des squelettes sur Eldorado !

— Mais comment est-ce possible ?

— Vous me demandez ça à moi, alors que c’est un problème qui fait pâlir les membres de tous les instituts scientifiques de toutes les planètes connues ? Peut-être est-ce parce qu’Eldorado est le seul monde que nous connaissions qui gravite autour d’une étoile identique au Soleil, avec une année de 362 jours de 25 h 40 terrestres et une inclinaison de son axe de 24 degrés ! C’est étonnant à quel point la vie a suivi ici une direction parallèle à celle qu’elle a prise chez nous !

— Cependant…

— La vieille méfiance des Nordiques terrestres pour les « natives », hein ? En tout cas, je veux vous dire quelque chose : vous m’avez cassé les pieds pour que je vous amène ici…

— J’ai payé !

— Croyez-vous que je tienne tant à l’argent ? Maintenant, vous êtes ici pour votre métier, faites-le, mais si vous dites quoi que ce soit qui fasse de la peine à Laélé, je vous renvoie à Port-Métal, Umburus ou pas Umburus !

— Je n’ai jamais eu l’intention…

— Je ne vous accuse pas, je vous avertis. Parlons sérieusement. Que voulez-vous voir ? Je suppose que vos lecteurs se moquent pas mal de la vérité. Ce qu’ils veulent, c’est du pittoresque. Vous en aurez. D’ici peu aura lieu la fête des lunes, après une grande chasse. Quand vous en aurez assez des Ihambés, je vous conduirai visiter l’empire de Kéno, où j’ai affaire. Après cela, je pense que vous serez satisfaite ?

— Je le crois.

— Bon. Je crève de faim. Il est près de midi, et nous n’avons pas eu un repas décent depuis longtemps. Pendant votre séjour ici, vous êtes mon invitée.

La place n’était plus déserte, mais fourmillait de chasseurs, de femmes et d’enfants, qui regardèrent Stella avec des yeux curieux. Devant les tentes, les femmes s’affairaient, cuisant le repas sur des feux de bois, dans des pots de terre. Laélé les attendait, souriante.

— Ma présence ne va-t-elle pas gêner votre compagne, puisqu’il semble y avoir un tabou sur les repas publics ?

— Non. Comme vous êtes notre hôte, cela n’a pas d’importance.

Ils entrèrent tous trois, et Téraï tira soigneusement la tenture devant l’ouverture. Assis sur des tabourets bas, devant une table ronde, ils mangèrent : viandes grillées, bouillie de céréales, galettes.

— Et comment fait-on pour… les nécessités de la vie quand on chasse et qu’il n’y a pas de tentes ?

— C’est différent. De même que sur Terre des gens qui ne songeraient jamais à se promener dans la rue sans vêtements se baignent nus à Waikiki ou à Saint-Tropez.

— Combien ce clan compte-t-il de personnes ?

— Cent environ.

— Comment se fait-il qu’ils aient l’air si tranquilles, alors que de l’autre côté de la rivière les Umburus sont sur le pied de guerre ?

Téraï sourit.

— Je pourrais vous dire que c’est parce que je suis là, mais la vérité est que la tribu dont fait partie ce clan compte 800 guerriers, et le peuple ihambé plus de 20 000, tandis que les Umburus, même en raclant leurs fonds de tiroir arriveraient à peine à 700. Les clans de la Trans-Iruandika ne représentent qu’une faible partie du peuple umburu, qui vit au-delà des monts Kikéoro, partie qui, à la suite de querelles tribales, a émigré de ce côté. Si la nation umburu bougeait en son entier, ce serait une autre affaire, mais, comme je vous l’ai dit, je suis là !

— Vous avez bonne opinion de vous-même !

— Surtout des quelques mitrailleuses que j’ai dans mon laboratoire. Voulez-vous que nous allions le visiter ?

Derrière le village de tentes, en haut d’une petite pente, se dressait la falaise creusée de grottes orientées au Sud-Ouest. Téraï la désigna du geste.

— C’est là que le clan habite en hiver. Une des grottes était trop largement ouverte pour être confortable. Je l’ai aménagée, et j’en ai fait mon laboratoire, mes réserves, et mon propre domicile hivernal.

L’entrée était barrée par un mur épais de blocs cimentés, et Téraï tira de sa poche une clef plate pour ouvrir la porte de métal. Il tourna un commutateur, et la caverne s’illumina. Profonde d’une trentaine de mètres, large de vingt, elle contenait une série d’armoires d’acier, toutes closes, de nombreuses étagères de planches brutes chargées de spécimens minéralogiques ou de caisses de provisions. Un côté avait été aménagé en laboratoire. Au fond, un petit générateur atomique Borelli était isolé du reste par un mur à mi-hauteur. Toute une partie, en avant, était fermée par une cloison, et meublée d’un lit, actuellement sans matelas, ni couvertures, d’une table, de chaises, de rayons de livres et d’une cuisinière électrique.

— Mon chez-moi, mademoiselle. Personne n’entre ici sans que je n’y sois. Voulez-vous parler avec Port-Métal ? Envoyer un premier article ? Mon appareil est là.

— Non, merci. Mes articles doivent faire un tout qui sera publié à mon retour.

— Comme vous voudrez. Asseyez-vous, prenez un livre, j’ai un message à transmettre.

Il s’installa devant l’émetteur :

— Ici RX2. Ici RX2. Enregistrez. Allô, Stachinek ? Ici Téraï. Code 3.

Il mit en marche le codeur automatique, puis continua.

— Nous venons d’arriver chez les Ihambés. Cela va mal. Gropas a été tué par un parti de Ihimi que nous avons anéanti. Tous les Umburus sont sur pied de guerre, mais j’ignore contre qui. Nous avons aussi tué quatre Mihos, armés de fusils. Oui, de fusils. Des Massetti. Tu as compris ? J’envoie un rapport par Akoara, Tilembé a été tué lui aussi. J’envoie aussi des photos et un des fusils. Rendez-vous habituel. Il sera là dans dix à douze jours, et fera le signal de fumée convenu. Miss Henderson ? Elle est là, avec moi, saine et sauve. Terminé.

— Vous avez une belle bibliothèque, monsieur Laprade.

— N’est-ce pas ? Elle m’a coûté cher de transport, depuis la Terre ! Il y a à peu près tous les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale – ou tout au moins ce que je considère comme des chefs-d’œuvre. J’ai aussi une bibliothèque scientifique et technique qui ferait envie à bien des universités, sinon sur Terre, du moins sur les mondes coloniaux. J’essaie de ne pas trop me rouiller, de ne pas laisser la civilisation me filer entre les doigts.

— Je vois que vous avez peu d’auteurs terrestres modernes.

— Pourquoi m’embarrasser d’eux ? Ils ne valent généralement rien. Ils m’ennuient, avec leurs dissections minutieuses des sentiments et surtout des vices des hommes-insectes des cités. Oh ! je suppose que pour vous qui vivez habituellement dans les grandes villes, ils ont une certaine vérité. Mais pour moi, la description d’intrigues de salonnards détraqués, qui ne pourraient survivre un mois en dehors de leur bocal, n’a que peu d’intérêt.

— Cependant, Billingway…

— Le plus faux de tous ! J’ai horreur des amateurs d’aventures, ou plutôt des aventuriers amateurs, qui s’abattent sur quelque planète à peine colonisée, y passent quelques mois en « partageant les travaux et les risques des pionniers », comme ils disent, puis repartent pour leur boîte à coton terrestre, où ils pondent des romans où le sang coule à chaque page, et où on les prend pour des hommes véritables !

— Mais c’est leur métier ! Que faudrait-il qu’ils fassent ! Je suis dans le même cas.

— Qu’ils vivent vraiment ce qu’ils décrivent. Ils n’écriraient peut-être qu’un ouvrage, mais il serait plus vrai. Mais vous n’êtes pas ici pour entendre une conférence sur mes goûts littéraires. Venez, je vais vous présenter quelques personnalités de la tribu.

Téraï ferma soigneusement la porte derrière lui.

— Le camp est remarquablement propre. Est-ce votre influence ?

— Oui et non. Les Ihambés sont très soigneux de leurs personnes, mais l’étaient moins de leur environnement avant mon arrivée. Maintenant, ils nettoient leurs grottes et leurs tentes. Tant pis pour les archéologues futurs !

Un guerrier s’avançait vers eux, magnifique de proportions sous la haute coiffe de plumes.

— Voici Eenko, le frère aîné de Laélé.

Téraï fit un geste d’appel. L’homme s’arrêta, posa à terre le bout de sa longue lance.

Nientêy Eenko !

— Nienté, Rossé Moutou !

L’Ihambé regardait Stella bien en face, sans qu’un trait de son visage ne bougeât, et elle sentit errer sur elle des yeux perçants, à la fois noirs et froids.

— Je vous présente le plus grand chasseur et le meilleur combattant non seulement du clan ou de la tribu, mais aussi de tout le peuple. C’est lui qui va organiser la grande chasse prochaine. Offi enko Stella étahoté nien ? continua-t-il en s’adressant à l’homme.

Om éto ré, siga !

Un large sourire s’épanouit subitement sur la face sauvage, et elle perdit son aspect de dureté cruelle pour devenir une face d’enfant réjoui.

— Il accepte votre présence avec joie, traduisit le géologue. Kénto hé, na !

Que signifie Rossé Moutou ? Cela fait plusieurs fois que je vous entends appeler ainsi.

— L’homme-montagne, mademoiselle. Quelques Ihambés, comme vous venez de le voir, approchent de ma taille, mais je rends trente bons kilos au plus épais ! Venez, j’ai d’autres personnes à vous présenter, ne serait-ce que le vieux chef, Ohémi, le père de Laélé et d’Eenko.


La nuit était tombée. Sur la place, un grand feu brûlait, crépitant, et tout autour de lui, assis sur des peaux de bêtes, veillaient guerriers, femmes et enfants. La flamme illuminait le cercle de tentes, projetant leurs ombres triangulaires, et le vent léger emportait les étincelles, essaims brillants qui s’évanouissaient dans l’obscurité. Une lune pâle montait au-dessus de la falaise, et sa clarté plaquait des plages bleues là où le rougeoiement du feu n’atteignait pas. De temps en temps une hurlée de bête en chasse, sur la plaine, coupait le silence.

Un guerrier se leva, s’avança jusqu’au foyer. Doucement, bouche fermée, il commença un chant nostalgique qui s’enfla peu à peu, devint articulé, monta sous les étoiles. Tout en chantant il dansait une danse lente, monotone comme une marche sous la pluie. La voix était grave et belle, et bien que Stella ne comprît pas le sens des paroles, elle se laissa emporter par le rythme mélancolique. La voix se tut, le silence pesa.

— Que chantait-il ? demanda-t-elle à voix basse.

— La vie, mademoiselle. C’était le chant rituel du huitième jour avant la Fête des Lunes. Demain, ce sera celui de la chasse, puis après-demain celui de la guerre…

— Pourrais-je l’enregistrer ? J’aimerais l’avoir dans ma phonothèque.

— L’an prochain, si vous êtes là.

— Vous auriez dû me prévenir !

— Il y a longtemps que je l’ai enregistré. Je pourrai vous en faire une copie. Regardez, maintenant.

Le vieux chef s’était levé à son tour. Il avança vers le feu, y jeta une poignée de poudre. La flamme jaillit, vert-bleu. Il la surveilla un moment, puis se rassit. Un jeune homme avança, contourna le foyer, s’assit en face du groupe des jeunes filles. Il commença une chanson vive.

— Que dit-il ?

— Hum ! c’est difficile à traduire. Il détaille les beautés de la fille qu’il aime. C’est ce soir, le soir de la Lune Bleue, que se font les demandes en mariage. Maintenant elle va répondre.

La réponse fut brève.

— Pas de chance ! Pauvre Bleï ! Il avait choisi Enika, une des plus jolies, mais aussi des plus cruelles !

— Que va-t-il faire ?

— Attendre l’an prochain… ou essayer avec une autre !

Un second jeune homme s’approcha, s’assit en face d’une autre fille. Cette fois, la réponse fut longue et favorable, et ils partirent ensemble.

— A partir de maintenant, ils sont considérés comme mariés.

— Et si les parents n’avaient pas accepté ?

— Ils l’auraient fait savoir au jeune homme avant ce soir. Cela n’empêche rien, d’ailleurs, la plupart du temps.

L’un après l’autre, une dizaine de couples se formèrent ainsi.

— Tiens ! Eenko ! Il se décide enfin. Qui va-t-il aller chercher ?

Le grand guerrier semblait hésitant. Il vint enfin s’asseoir en face de Stella.

— Bon sang ! Manquait plus que ça, grogna Téraï.

Affreusement gênée, Stella murmura :

— Que dois-je faire ? Que dit-il ?

— Femme d’ailleurs, ta peau est plus blanche que la plume du Iki, tes yeux brillent comme la lune bleue, tes cheveux sont jaunes comme la fleur de Téké ! Tu ne peux être une mortelle, mais bien plutôt la déesse Sine, venue chez les hommes pour les rendre fous de désir. Dis-moi où sont tes ennemis, je t’apporterai leurs têtes sanglantes. Dis-moi où tu veux aller, et j’étendrai sous tes pieds un tapis de fourrures précieuses et des plus belles fleurs de la steppe. Eenko est un grand chasseur, jamais ta tente ne manquera de la meilleure venaison, jamais ton cou de dents pour l’orner. Ô Déesse, exauce le mortel qui ose t’aimer !

— C’est très joli, Téraï, mais je n’ai aucune envie d’épouser un… enfin un homme d’ailleurs !

— Dites n’importe quoi, mais en le chantant. Je traduirai.

Stella regarda Eenko, triste et humble dans la lueur du feu.

— Dites-lui que je ne puis l’épouser, que ma religion m’interdit de me marier avec un homme étranger à mon peuple, que je le regrette, car il est certainement un grand et terrible guerrier, et un très bel homme, ajouta-t-elle à mi-voix.

Téraï traduisit, Eenko se leva et, sans mot dire, disparut de l’autre côté du foyer.

— Ennuyeux, ça ! J’aurais dû y penser et ne pas vous emmener ici ce soir. C’est que vous êtes très belle, savez-vous ?

Elle rit doucement.

— Une déclaration me suffit pour aujourd’hui ! Mais pourquoi dites-vous que c’est ennuyeux ? Croyez-vous que je courre quelque danger ?

— Non. Mais j’ai beaucoup d’amitié pour Eenko. C’est vraiment quelqu’un de remarquable, et il n’est plus tout jeune. Ce qui serait pour d’autres une rebuffade normale, sans conséquences, risque de le blesser. Ces Ihambés sont terriblement fiers et susceptibles.


Le feu ravageait la brousse. Il accourait de l’occident, poussé par le vent qui charriait sa fumée, sur un front de plusieurs kilomètres, vers la zone morte que les Ihambés avaient utilisée depuis des générations, bande latéritique compacte, stérile, où ne poussaient que de maigres buissons maintenant abattus. Et devant lui fuyait un flot de bêtes, carnassier et herbivores mêlés dans la grande fraternité de la peur.

Téraï se tenait debout sur un pointement rocheux, Stella à ses côtés. Malgré l’altitude, la fumée montait parfois jusqu’à leur niveau, suffocante, et la jeune fille se demandait comment les chasseurs, là-bas, dans la plaine, pouvaient la supporter sans étouffer. On les entrevoyait par moments, tirant flèches sur flèches contre les traînards qui, à peine tombés, étaient dépecés par les couteaux des femmes, et portés en courant hors du chemin du feu.

— Pas très sportifs, vos amis ! C’est plutôt une boucherie qu’une chasse !

— C’est effectivement une boucherie. La grande chasse d’automne, faite non pour s’amuser, mais pour manger. La viande va être boucanée, à leur manière, ou salée, comme je leur ai appris à le faire, et servira de provisions d’hiver. Il n’est pas facile de trouver du gibier, quand viennent les grandes pluies.

— Combien durent-elles ?

— Deux ou trois mois, selon les années. Par moments, le sol est tellement gorgé d’eau qu’on y enfonce jusqu’à mi-jambe.

— J’aurais cru qu’avec un tel climat la forêt se serait établie sur cette région.

— Elle existe en effet plus au Sud, comme vous l’avez vu vous-même. Mais nous ne sommes pas sur Terre, la végétation a des besoins différents, et les feux de brousse de l’été, naturels ou allumés, se chargent de maintenir les arbres en échec.

— Le temps se gâte.

— Nous aurons de l’orage d’ici peu, en effet. C’est pourquoi les Ihambés se hâtent. Regardez les femmes !

Derrière le pare-feu, de petites formes noires, maigres fourmis verticales, halaient des traîneaux couverts de monceaux de viandes rouges.

— Cinq kilomètres comme ça, jusqu’au camp ! Et elles danseront toute la nuit !

— la chasse est-elle bonne ?

— Oui, heureusement. Dans le cas contraire, j’aurais peut-être eu quelque peine à persuader mes amis que vous ne leur avez pas porté malchance.

— Ils ne m’aiment pas, n’est-ce pas ? J’ai pu le voir dans les yeux de votre… de Laélé.

— Pourquoi voudriez-vous qu’ils vous aiment ? Vous n’êtes là que depuis quelques jours.

— Pourtant, Eenko…

— C’est différent. J’avoue que j’ai été soulagé par votre refus. Cela aurait trop compliqué les choses.

Elle se retourna, furieuse.

— Croyiez-vous que j’allais…

— Eh, certaines femmes de Port-Métal l’ont déjà fait ! La curiosité, je pense.

— Le vice, oui ! Si vous me jugez de cette façon…

— Il y a longtemps que je ne juge plus mes semblables, dit-il en haussant les épaules. Loups ou chiens, plus souvent chacals ou hyènes !

— Et vous, qu’êtes-vous donc ?

— Un loup, mademoiselle. Mes amis aussi.

— Et, moi, je serais une chienne ?

— Je ne vous connais pas assez pour pouvoir en juger, mais je crois qu’il y a du sang de loup en vous aussi. Il s’éveillera un jour.

Elle rit.

— Vous vous trompez ! Je crois qu’il y a plutôt du chat en moi.

— Un fascinant et dangereux animal ! Tout au moins le mâle. La femelle est trop l’esclave de son corps.

— Eh bien, ce n’est pas mon cas ! Allons, venez, j’en ai assez de regarder ce massacre !

Sous les nuages bas et noirs, dans la lumière appauvrie, ils descendirent la pente rocheuse. Au moment où Stella sautait en bas de la dernière arête, un rugissement voilé s’éleva.

— Tiens, Léo ! Où était-il ?

Téraï la rejeta en arrière si violemment qu’elle tomba.

— Espèce de brute !

— Taisez-vous ! Ce n’est pas Léo ! C’est un pseudotigre ! Et je n’ai pas de fusil. Je croyais les avoir tous tués à vingt lieues à la ronde !

Il parlait bas, scrutant le chaos de rocs, sous la lumière livide qui précède l’orage.

— Qu’allons-nous faire ?

— Peut-être ne nous attaquera-t-il pas. S’il le fait, j’ai mon couteau.

— C’est peu !

— Taisez-vous, le voilà !

Un éclair déchira le ciel, et dans sa brève lueur Stella entrevit le fauve : orangé, avec de rares bandes noires, il lui parut nettement plus gros et plus trapu qu’un tigre terrestre. Puis, par contraste, le crépuscule se fît plus noir, et elle ne vit plus que deux yeux aux phosphorescences vertes.

— Ioohiooohoô !

Le cri monta, se répercuta en échos sur les falaises. Couteau en main, Téraï avançait lentement vers l’animal. Un rauquement venant de derrière elle la fit sursauter : un autre pseudotigre se glissait dans les herbes, la femelle.

Elle se vit perdue. Aussi fort, aussi courageux que fût son compagnon il ne pourrait venir à bout des deux fauves. Elle chercha désespérément des yeux une cachette : le second tigre lui coupait la retraite du côté des rochers et, de toute façon, elle n’aurait pu monter assez haut pour lui échapper. La peur la cloua en place, tremblante.

Une masse parut tomber du ciel sur le dos de la tigresse, et elle ne vit plus qu’une boule orange et jaune d’où jaillissaient des griffes. Au même moment le mâle bondit vers Téraï. Il esquiva l’assaut à la dernière seconde, et son bras se détendit, le couteau labourant au passage le flanc de l’animal. Déjà celuici bondissait à nouveau. Frappé en plein par le poitrail, l’homme croula, et la bête, emportée par son élan, boula dans les herbes. Téraï ne bougeait pas, assommé, et le tigre revint vers lui, gueule ouverte. Poussée par le désespoir, Stella se pencha, ramassa une pierre, la jeta de toutes ses forces. Elle rebondit sur le crâne épais, détourna l’attention du fauve qui, lentement, délibérément, s’avança vers elle. Avec un gémissement d’épouvante, elle se laissa glisser à terre, vit, comme dans un cauchemar la gueule rouge aux dents luisantes s’approcher de sa face. Il lui semblait que le temps avait cessé de couler, qu’il y avait une éternité qu’elle était allongée sur le sol, fouettée maintenant par la pluie, elle entendait, comme venant de très loin, les rauquements de la femelle luttant pour sa vie, et le rugissement plus grave de Léo. Le tigre souffla à sa face une haleine fétide, et elle ferma les yeux, attendant la souffrance et la mort.

Rien ne vint. Elle rouvrit les yeux, s’assit. Téraï tenait le tigre entre ses cuisses et, les deux bras noués autour de la tête, essayait de lui briser le cou. La bête se tordait, pattes battant le vide. Stella chercha des yeux le couteau, l’aperçut à quelques mètres, courut le ramasser, le lui tendit. Téraï fit non de la tête. Elle resta là, indécise, regardant le titanesque combat.

— Le… ventre, dit-il enfin dans un souffle.

D’un coup de reins, il renversa l’animal dans la boue, exposant la douce fourrure blanche souillée.

— Vite !

Elle approcha, pointa maladroitement son arme, étonnée et effrayée par la résistance de la peau et de la chair. Dents serrées, elle poussa de toutes ses forces. La lame s’enfonça soudain, un jet de sang jaillit sur ses mains, la bête hurla. Au même moment, d’un suprême effort, Téraï tordit un peu plus la tête massive. Les os craquèrent. Il se dégagea d’un bond, pas assez vite pour éviter un dernier coup de griffe qui lui laboura le bras droit. Il se redressa, pantelant, leva les mains vers le ciel sous l’averse.

— Ioohiooohoô !

Un éclair le dessina, haute silhouette barbare ruisselant de pluie et de sang. Il la regardait, bouche crispée dans un rictus de victoire, effroyable et magnifique, et elle se rendit compte que sa légère blouse, trempée, la rendait presque nue. Il avança vers elle, la saisit. Sa bouche se posa sur la sienne, brutale, et d’un mouvement sec, il déchira le vêtement. Elle ne réagit pas d’abord, surprise, effrayée, indécise, puis se débattit entre ses bras.

— Non, Téraï ! Non !

Il la lâcha, recula d’un pas, tête baissée.

— Excusez-moi, dit-il d’une voix sourde. Quand je viens de combattre comme cela, corps à corps, je suis comme une bête !

— Ça ne fait rien, je comprends. Et merci de m’avoir sauvé la vie une fois de plus.

— Si vous n’aviez pas jeté la pierre… Allons voir Léo, je crains qu’il ne soit blessé.

Le lion était accroupi à côté de la tigresse morte.

Il se leva quand ils approchèrent. Téraï l’examina minutieusement, mais à part une longue estafilade courant sur le flanc gauche, il était indemne.

— Bon, plus de peur que de mal. Mais vous…

— Non, c’est votre sang et celui du tigre. Votre bras droit…

— Ce n’est rien. Quelques antiseptiques, et ce sera fini.

Trois Ihambés parurent, l’arc au poing. Ils regardèrent les fauves morts, Léo, Téraï.

Rossé Moutou, murmura le plus vieux d’un ton respectueux, presque craintif.

— La peau du mâle est presque intacte, dit le géologue. Je vais la faire préparer pour vous. Cela vous fera un beau souvenir, quand vous serez revenue sur Terre.


Agent 123 – K à Conseil supérieur du Bureau de Xénologie, Section III.

Les choses se gâtent sur Eldorado. L’agent libre F-127 a tué quatre indigènes d’une tribu particulièrement belliqueuse qui avaient entre les mains des fusils Massetti à haute vitesse initiale. Nous ignorons s’il y en a d’autres. Il faut de toute urgence trouver par quelle filière ces armes sont parvenues clandestinement sur Eldorado. Un rapport détaillé suivra dès que j’aurai en main les pièces à conviction et les photos promises par l’agent F-127. Situation grave, je répète : grave.


Stanislas Igricheff, dit Stachinek, posa son hélicoptère au sommet des collines de Mito, à dix kilomètres au nord de Port-Métal. La nuit était noire, les nuages couraient dans le ciel, cachant les lunes, et le vent froid courbait la cime des arbres, en contrebas. Igricheff consulta la montre de bord.

— Minuit ! Il devrait être là.

Il hésita un moment, prit un revolver, descendit à terre, s’adossa à son appareil. Rien que la nuit, et le bruit du vent dans les branches. Il attendit longtemps puis, tirant sa lampe de sa poche, avança vers les buissons. Un gémissement le guida vers Akoara, gisant sanglant sur le sol. Il se pencha vers lui. Un faible bruit le fit se retourner, et il leva le bras, dans un geste instinctif de défense. La lourde lame d’acier lui fendit le crâne.


Extrait des « Nouvelles de Port-Métal »

Encore un prospecteur assassiné.

Ce matin, la patrouille aérienne de police aperçut un hélicoptère abandonné au sommet des collines de Mito. Intrigué, le sergent Howell se posa à son côté. L’appareil était vide, mais à proximité, il trouva le corps de M. S. Igricheff, géologue. Une brève battue aux environs permit de trouver le meurtrier, un indigène du nom d’Akoara, blessé et armé d’un fusil volé. Après un bref échange de coups de feu, force resta à la loi. Cet indigène ayant été au service de M. Igricheff et de son associé, il est probable qu’il s’agit d’une vengeance personnelle.

CHAPITRE VI LA FETE DES LUNES

— Je ne sais si le spectacle vous plaira, Stella. Il comporte quelques parties symboliques où le symbolisme est plutôt réaliste. La Fête des Lunes est aussi celle de la fécondité.

— Je ne suis pas tout à fait une oie blanche !

— Pourquoi avez-vous choisi ce métier ?

— Lequel ?

— Journaliste !

— Je me suis fâchée avec ma famille, il fallait bien que je gagne ma vie.

— Vous auriez pu en trouver un autre plus honorable.

— Qu’y a-t-il d’infamant à informer le public ?

— Vous appelez cela… informer ?

— Oh ! je reconnais que certains de mes confrères en prennent à leur aise avec les faits. Pour moi, je dirai la vérité, enfin la vérité telle que je la vois. Nul ne peut faire mieux.

Il eut un petit rire amusé.

— Je lirai votre prose avec intérêt.

— Vous ne me croyez pas ?

— Si, si ! Et que direz-vous d’Eldorado ?

— Que c’est une belle planète encore entre les mains de sauvages, mais qui sera un jour civilisée.

— Avec villes puantes, distributeurs de coca-cola et de Champagne artificiel, buildings de 300 étages et affiches de publicité abstraites ? Avec un prolétariat sous-payé, abruti par la télévision ? Avec partis politiques, parties de thé, parties de campagne ? Avec sécurité sociale vous prenant au berceau et vous menant jusqu’à la tombe ? C’est tout juste s’ils ne fabriquent pas eux-mêmes les enfants sur Terre, actuellement !

— Je reconnais que la civilisation a de mauvais côtés, mais elle forme un tout. Vous en faites partie vous-même, que vous le vouliez ou non.

— Si peu !

— Vous avez vos livres, votre générateur atomique, votre radio, vos médicaments, votre fusil même ! Tout cela, c’est le produit de la civilisation terrienne.

— Eh là ! Ne me prenez pas pour un primitiviste ! Je suis heureux de vivre parmi les Ihambés, j’ai la chance de connaître la vie barbare sans en avoir les inconvénients majeurs, mais je ne suis pas fou ! Ce n’est possible que pour quelques privilégiés. Mais de là à considérer la civilisation terrienne comme un modèle souhaitable pour tous les mondes de l’espace, il y a loin !

— Que désirez-vous alors pour Eldorado ?

— Qu’on lui fiche la paix ! Qu’on ne renouvelle pas une fois de plus les vieilles erreurs qui nous ont coûté si cher sur la Terre, sur Tellus, sur New Earth, sur les quelques dizaines de planètes que votre civilisation des masses a ravagées, exploitées, pillées, pour que les Terriens puissent continuer à encombrer leur vie de jouets inutiles.

— Autrement dit qu’on laisse croupir ces indigènes dans leur ignorance !

— Ils n’en sont pas plus malheureux ! Mais ce n’est en effet pas souhaitable. Le Bureau de Xénologie fait un excellent travail, quand on le laisse faire, quand de gros intérêts comme ceux du BIM ne se mettent pas en travers ! Oui, nous pouvons, nous devons aider les planètes primitives, à condition de les respecter, de n’introduire qu’avec beaucoup de prudence nos inventions, nos mœurs, nos habitudes, et en évitant si possible d’y introduire nos vices. Près de Port-Métal habitent deux tribus. Avant l’arrivée des Terriens, ils vivaient plus ou moins bien, mais avec dignité. Maintenant les hommes sont prêts à tout pour boire, les femmes se prostituent pour des bibelots importés, et ils crèvent peu à peu d’alcoolisme et d’ennui, leur vie devenue sans but. Cela faillit arriver à mes ancêtres polynésiens, quand les Européens se mirent en tête de les « civiliser ». Entre le whisky, le pernod et la Bible, il s’en est fallu de peu ! Avez-vous vu des photos de Tahiti avant la renaissance ? Toutes ces horribles baraques de tôle ondulée, ces danses abâtardies pour touristes ? Toute cette affreuse bimbeloterie en nacre ou noix de coco ? Pouah !

— Il faudrait donc réserver l’univers aux hommes du Bureau de Xénologie ?

— Non, seulement les planètes habitées par des êtres intelligents. Malheureusement, les autres sont souvent moins hospitalières, et le coût de l’extraction des minerais ou des produits végétaux s’en ressent ! De plus, les planètes habitées donnent une main-d’œuvre à bon marché. Ici, heureusement pour les Ihambés et les autres, le BIM n’a que la charte restreinte ! Mais êtes-vous jamais allée sur Tikhana ? Léo, cesse de te gratter, et viens ici !

Il passa ses mains dans la fourrure jaune, chercha les puces.

— Tenez, voici un parallèle : les explorateurs, les scientifiques, les médecins, certains missionnaires, sont la partie noble de l’humanité. Malheureusement, bientôt arrivent les marchands, les militaires pour les protéger, et les exploiteurs qu’ils traînent derrière eux comme Léo traîne sa vermine. La vermine du lion, voilà ce que sont le BIM et les autres !

— Croyez-vous que le trafic interstellaire durerait longtemps sans les grands trusts, publics ou privés ? Qui paye, au fond, tous ces paquebots de l’espace ?

— Oh, la Terre serait bien obligée de garder une flotte ! Que nous n’ayons pas jusqu’à présent rencontré d’intelligences hostiles dans le cosmos ne signifie pas que nous n’en rencontrerons jamais !

— Mais les réserves minérales de notre planète s’épuisent, et…

Il éclata de rire.

— Et vous dites ça à un géologue ! Oui, oui, je sais, Osborn ! La planète au pillage ! Ce vieux classique avait raison, d’un certain point de vue. Il est certain que bien des ressources ont été gaspillées. Il est certain également que depuis l’invention du transmetteur de matière subspatial, l’exploitation d’autres mondes a cessé d’être un non-sens économique pour devenir une entreprise lucrative. Il est finalement moins coûteux d’aller chercher du chrome sur Eldorado que de creuser des mines profondes exploitées par des robots. C’est là tout le secret du business : quand il devient cher d’exploiter chez soi, on va chez le voisin. Mais, il y a un inconvénient. Ou bien on assimile ou extermine le voisin, ou bien quand il arrive à son tour à l’âge mécanique, on ne lui a laissé que les gisements profonds, que sa technologie primitive ne peut utiliser. Tant pis pour lui, qu’il se débrouille ! Il n’y avait qu’une ressource minérale de quelque valeur en Polynésie, les phosphates de Makatéa. Une fois qu’ils eurent été épuisés, les Européens se sont gracieusement retirés, prenant prétexte de la pression des Nations-Unies, et ont laissé les Polynésiens à leur sort. Sans le génie de ma grand-mère, Nohoraï Oopa…

— La fédératrice de la Polynésie était votre grand-mère ?

— Oui. Elle réussit à réveiller les insulaires. Nous avons eu aussi l’aide technique des gouvernements des anciennes puissances colonisatrices, mais pas celle des grands trusts, ah non ! Nous n’avions plus d’intérêt pour eux.

— Nous ?

— J’ai passé ma jeunesse dans les îles, et je les considère comme ma patrie. Nous nous sommes débrouillés : fermes marines, troupeaux de baleines, énergie solaire, etc. Mais uniquement parce que nous avons pu nous appuyer sur une technologie avancée.

— Et vous craignez qu’il n’en soit de même ici ?

— Avez-vous vu Tikhana ? Là, vos précieuses compagnies ont pu jouer leur jeu à leur guise. Que reste-t-il des artistes de Khomara, la cité aux mille colonnes ? Que reste-t-il des Iles Bleues, qui furent décrites comme un paradis par les premiers explorateurs ? Que reste-t-il des Tikhaniens, de leur civilisation millénaire, mais non industrielle ?

— Il y a des Tikhaniens au parlement confédéral !

— Des Tikhaniens ? Ou de pâles copies de Terriens ? Ils ne parlent même plus leur propre langue, mais l’anglais abâtardi qui sert de lingua franco, interplanétaire ! Seuls quelques philologues, dans leurs universités, peuvent apprécier le Roubanika ou le Mohan-tariva !

Oui, et leur population qui n’était que d’environ cent cinquante millions au temps de leur indépendance est maintenant de plus de trois milliards !

— Et, un de ces jours, nous la recevrons sur le dos ! Ils ont perdu toute raison de vivre, sauf la haine qu’ils ont pour nous ! Non, je sais ce que je dis. Tous les discours de politicards ne changeront rien au fait qu’ils nous haïssent. Et je les comprends, et je les approuve ! Peu importe à nos grands trusts : on a extrait de Tikhana des millions de tonnes de métaux précieux ou utiles.

— Pourtant, vous travaillez pour le BIM.

— Mademoiselle, je travaille pour moi. Comme je vous l’ai dit, le BIM ne pourra jamais profiter des filons que je leur signale contre finances, car ils n’auront jamais la charte libre, et leur charte restreinte, qui expire dans vingt ans, ne sera peut-être pas renouvelée !

— Après tout, que m’importe. Je n’ai plus d’attaches avec le BIM. Dites-moi plutôt en quoi consiste cette Fête des Lunes.

— Venez, elle va commencer, je vais vous l’expliquer en marchant.

Téraï se dressa d’un mouvement souple, aida la jeune fille à se lever. La nuit était tombée, et les Ihambés, assis en cercle autour de la grande place centrale bourdonnaient un chant monotone.

— La mythologie de mes amis est luni-solaire. Le soleil est mâle, les trois lunes femelles sont ses compagnes. D’elles vient la fécondité qui permet à la tribu de réparer ses pertes et d’être toujours plus forte. Le mouvement des satellites est tel que tous les trois ans à peu près, ils se lèvent simultanément au-dessus des Montagnes des Ancêtres, à l’est du pays ihambé, entre les pics Kolontu et Biré-Otima. Ce sont les montagnes sacrées de la tribu…

— Je croyais que c’était le mont Hétio.

— Le Rossé Mozelli ? Ah ça, c’est autre chose ! Celui-là est tabou pour tous les peuples de ce continent boréal, et je voudrais bien savoir pourquoi ! Quoi qu’il en soit, quand cette conjonction se produit, c’est la Fête des Lunes. Autrefois, on leur sacrifiait trois jeunes filles. Mais, il y a plus de cent ans, le sort tomba sur Enliéa, qui était fiancée à Tlek, le plus redoutable guerrier ihambé d’alors. Il l’enleva avant la cérémonie, et quitta le camp avec ses partisans. Les Ihambés n’ont pas oublié la guerre civile qui suivit ! Un shaman astucieux interpréta alors la tradition orale, et on ne sacrifie plus de jeunes filles. On se contente de sacrifier leur vertu !

— Devant tous ?

— Oh non ! Dans la grotte sacrée, en présence des seuls grands initiés.

— J’espère que cette fois je ne risque rien.

Il rit.

— Non, vous n’avez rien à craindre !

Ils s’assirent à la place qui leur avait été réservée, entre le chef et Laélé. Tous les assistants étaient maintenant silencieux, tête baissée, seul un jeune homme, juché au sommet d’un très haut mât tripode lançait de temps en temps quelques mots d’une voix modulée.

— Le veilleur des Lunes, souffla Téraï. Il annoncera l’apparition des astres entre les pics.

Stella leva la tête, regarda vers l’Est. La nuit était claire, les étoiles scintillaient, et une intense voie lactée barrait le ciel en diagonale. L’Orient était encore obscur, mais une faible lueur semblait déjà poindre entre les monts.

— Encore quelques minutes, dit Téraï. Quand les Lunes seront levées, il faudra que je vous quitte. Je fais partie du clan. Restez avec Laélé, elle vous expliquera et vous protégera au besoin.

— Ah ! vous participez, répliqua-t-elle d’un air railleur.

— Pas à ce que vous pensez, dit-il sèchement. Je ne suis pas un grand initié. Pas encore.

Le temps coula. A l’orient, l’obscurité se dissipait lentement, le col entre les pics se découpa sur le ciel plus clair.

Anthia ! Tsana ! Noba ! cria soudain le jeune homme du haut de son mât.

Un point d’un jaune intense venait d’apparaître au-dessus du dos de la montagne. Majestueusement, Anthia se hissait.

Avec un long hurlement modulé, les Ihambés se dressèrent. Téraï les imita.

— Levez-vous, bon sang ! Vous voulez nous faire massacrer ?

Chuintantes, une, deux, dix, cent fusées multicolores montèrent vers le zénith. Stella les regarda, bouche bée.

— Vous leur avez donné des fusées ?

— Non, c’est une invention kénoïte. La poudre est faite avec des spores de la Roquetta Spraguei, un cryptogame commun ici, du soufre et du salpêtre. Le corps de l’engin est tiré de la tige d’un bambou léger. Et il y a longtemps que les indigènes connaissent la propriété de certains minéraux de colorer les flammes. A tout à l’heure !

Il rejoignit le groupe des guerriers, jetant derrière lui sa chemise et son short, restant vêtu d’un simple pagne de cuir. Un Ihambé lui tendit une longue lance, et il prit sa place, juste derrière le grand Eenko.

Bom ! Bom ! Bobom ! Le tam-tam roula, lentement d’abord, puis de plus en plus vite et, à mesure que son rythme s’accélérait, les hommes s’animèrent, commencèrent à danser autour d’un grand feu à flammes bleues. Les trois Lunes étaient maintenant levées, à peine séparées les unes des autres, en lourde grappe dans le ciel. Les guerriers hurlaient, lances brandies, la sueur luisait sur leurs muscles polis, leurs ombres gesticulaient sur le sol et sur les tentes. Le tambour battait maintenant à un rythme fébrile et Stella se sentit malgré elle prise dans le vertige, scandant la danse de tout son corps, sur place.

— Whoosh !

Une énorme langue de feu pourpre jaillit du centre du cercle, baignant la place dans une lueur de sang. Le sol s’ouvrit, et il en monta une plateforme de bois sur laquelle trois jeunes filles nues se tenaient, orgueilleusement dressées.

— Ma caméra !

Vite, elle détacha de son corsage la lourde agrafe qui déguisait un de ses appareils, actionna le dispositif multiplicateur de photons.

Rossé Moutou pas content, dit une voix à côté d’elle. Elle se retourna, surprise. Laélé indiquait l’agrafe du doigt.

— Mais je ne fais rien de mal !

— Ça machine à images. Rossé Moutou a la même, dans bouton.

— Eh bien, qu’il ne soit pas content, je m’en moque ! repliqua-t-elle, furieuse.

— Toi aimer lui ?

— Moi ? Non, bien sûr ! Amis seulement !

— Toi aimer lui sans savoir, peut-être. Toi bien bâtie, lui donner fils forts. Moi pas pouvoir, ajouta-t-elle d’un air triste.

— Ah ça alors ! Il vous en a parlé ?

— Non. Mais moi voir son regard sur toi. Lui, moi, pas enfants. Lui prendre autre femme, normal. Si pas vrai, pourquoi toi refuser Eenko ?

— Parce qu’il n’est pas de ma race ! Chez nous, de plus, on ne se marie pas avec un inconnu !

— Toi, Rossé Moutou, enfants. Ecrit dans les Lunes. Si Antafarouto pas opposé.

— Antafarouto ?

— Dieu de la mort !

Elle cracha par terre, cinq fois, à droite d’elle.

Le tam-tam battait, démentiel, la ligne des guerriers ondulait, frénétique, les lances avaient été jetées en tas au pied des trois jeunes filles. Un vent léger s’était levé, qui courbait les flammes rouges et bleues des feux, et le tremblotement de la lumière ajoutait encore du mouvement à ce tourbillon de chair. Puis, d’un coup, sur un cri bref, les hommes s’immobilisèrent, se rangèrent face aux foyers.

— Maintenant nous danser, dit Laélé.

— Pas moi ! Je suis étrangère !

Toutes les jeunes femmes se plaçaient face aux guerriers, en ligne parallèle. Laélé prit Stella par le bras, d’une étreinte douce, mais ferme.

— Toi femme. Toi vouloir fécondité. Toi danser !

— Non !

— Toi venir !

L’étreinte se resserra sur son bras. Elle essaya de la rompre, en vain, voulut se dégager avec son autre main, s’arrêta net : Laélé tenait un long couteau d’acier.

— Toi venir !

Elle se laissa entraîner. Laélé bouscula trois femmes et d’une secousse plaça Stella en face de Téraï. Il ne la vit pas d’abord, il parlait à voix basse avec son voisin. La sueur ruisselait sur son corps et, sous la lueur des feux, il semblait un dieu de bronze surgi de quelque mythologie oubliée. Le tambour recommença à battre, lentement. Il se tourna, l’aperçut, et un sourire moqueur retroussa ses lèvres. La danse était très lente, cette fois. Les hommes firent trois pas en avant, les bras levés, en demande, les femmes reculèrent, mimant le refus. Le tambour accéléra ses battements, les guerriers avancèrent encore, saisirent les femmes par les poignets et Stella sentit les mains énormes de Téraï se nouer autour des siens. Il ne souriait plus, la regardait d’un air douloureux.

— Débattez-vous, souffla-t-il.

Elle obéit, maladroitement, ne pouvant détacher ses yeux de la face de l’homme qui la dominait d’une tête. « Il est beau comme un faune », pensait-elle. Dans la lumière affaiblie des foyers, le visage de Téraï avait perdu sa dureté, et les yeux obliques, les pommettes hautes, le nez arqué, le menton puissant dessinaient un masque étrange et séduisant.

Le tam-tam allait crescendo. Elle se sentit subitement soulevée, couchée à terre.

— N’ayez pas peur, ce n’est qu’un simulacre, glissa-t-il à son oreille.

— Même un simulacre est de trop !

— Je n’y puis rien ! Cela va être fini. Pourquoi êtes-vous entrée dans la danse ?

— Votre… femme m’y a forcée à la pointe d’un couteau ! Elle s’est mis dans la tête que, puisqu’elle ne peut vous donner d’enfants, c’est à moi de le faire.

Il eut un sursaut étonné, puis dit :

— Ce ne serait pas une mauvaise idée, savez-vous ?

— Ne comptez pas sur moi !

— Qui sait ?

Et, subitement, une lueur s’alluma dans ses yeux, et il l’embrassa sauvagement. Elle essaya de se dégager, puis s’engourdit, ne résista plus.

Le tam-tam cessa. Téraï se dressa d’un bond, aida Stella à se relever. Partout, autour d’eux, les autres couples en faisaient autant. Il brossa la poussière de son dos. Les jeunes filles avaient disparu, ainsi que certains des guerriers. Les flammes mourantes projetaient des ombres dansantes.

— La cérémonie est finie. Il ne reste que le banquet, auquel vous devez assister, puisque vous avez participé à la danse.

— Je… Vous… Vous avez abusé de votre force, espèce de brute !

— Cela ne semblait pas vous être trop désagréable ! Allez, venez, pas de querelles, les Ihambés considéreraient cela comme un mauvais présage. Mais quand je vous ferai signe, quittez le repas. Une fois que mes amis auront bu leur saoul d’alcool de béké, je ne répondrai pas de votre vertu !

CHAPITRE VII LES FLOTS DE L’IRUANDIKA

Téraï posa sa pagaie, repoussa de la main son chapeau de paille, attrapa sa gourde et but goulûment l’eau coupée d’alcool de béké. Le soleil dardait ses feux sur l’Iruandika, et la berge indécise tremblait dans l’air saturé de chaleur.

— O the Erie was a-rising

And the gin was getting low

And I scarcely think we’ll get a drink

Till we get to Buffalo-o

Till we get to Buffalo !

Chanta Stella d’un air railleur. Il lui jeta un regard de colère.

— We were loaded down with barley,

We were chock-up full of rye,

The captain he looked me down

With his goldurn wicked eye.

continua-t-elle. Il éclata de rire.

— Quelle est cette chanson ?

— Erie Canal. Une chanson du 19°siècle, de mon pays. Voulez-vous que je vous la chante en entier ?

— Volontiers. Mais j’ignorais votre talent de folkloriste.

— J’en connais des quantités ! Quand j’étais plus jeune, j’ai fait partie d’un groupe d’étudiants spécialisés dans le folklore.

— Vous avez fait des études ? De quoi ?

— Physique, si vous pouvez me croire ! Mais mon père n’a pas voulu que je continue. Cela me faisait fréquenter des gens « en dessous de mon milieu », disait-il. Des moins de 50 millions de dollars !

— Eh bien ! vous en fréquentez un actuellement. Je ne vaux guère plus de trente !

Elle le regarda, stupéfaite.

— J’ai des amis sur Terre, bien placés, qui ont fait fructifier mes gains !

— Et avec cette fortune, vous continuez à risquer votre vie, sur cette planète perdue ?

— Quel rapport cela a-t-il ? Quand je suis arrivé sur Eldorado, je n’avais plus un sou ! J’ai trouvé le gîte principal qu’exploite maintenant Port-Métal, avant que le BIM n’ait la charte, restreinte ou non, je leur ai vendu. Ils m’avaient donné le choix, dès qu’ils ont eu le monopole : vendre, ou rester indépendant, mais ne pouvoir écouler ma production. Je leur ai donné le choix à mon tour : payer cher, ou avoir les indigènes sur le dos. Je n’ai pas été fâché du marché. Je ne suis pas fait pour diriger une entreprise, je suis trop un loup solitaire. Et cela ne m’amuse pas de commander à mes semblables.

— Et qu’est-ce qui vous intéresse ?

— Trouver du nouveau. Et, plus encore, chercher. J’ai dans mon laboratoire la matière pour une centaine de publications sur la géologie d’Eldorado, que je ferai, un jour, quand le BIM n’aura plus le monopole.

— J’aurais cru que sur une planète aussi riche, ils n’auraient pas besoin de passer par vos conditions,

Téraï haussa les épaules.

— Eldorado est riche, oui, à en crever. Encore faut-il repérer les points les plus rentables. Je leur ai épargné quatre ans de prospections, et surtout je leur ai assuré la paix. Vous connaissez les termes de la charte restreinte : pas plus de 40 000 hommes, et l’accord des indigènes. Mais tout ceci nous éloigne de notre conversation. Où avez-vous fait ces études de physique ?

— Université de Chicago, de 2228 à 2230.

— Moi, j’ai fait les miennes à Paris, de 2218 à 2220, puis à Toronto, de 2220 à 2223. Mais je suis souvent allé à Chicago voir le vieux Mac Kenzie. Dites-moi, y avait-il toujours des écureuils sur le campus ? A mon dernier séjour, quelques imbéciles parlaient de les exterminer sous prétexte qu’ils pouvaient être parfois enragés.

— Il y en avait plus que jamais !

— Tant mieux ! J’aurais été navré qu’on les ait massacrés.

Il recommença à pagayer, au rythme d’un chant polynésien. Stella regarda en arrière. A cent mètres suivait la deuxième pirogue, portant Laélé et son frère, puis la troisième, chargée de quatre Ihambés.

Téraï avait protesté quand le chef avait exigé qu’il se fasse accompagner de quelques guerriers. Les relations entre les tribus de la plaine, au nord de l’Iruandika, et l’empire de Kéno étaient bonnes, d’autant plus qu’espacées, la chaîne des Monts Hétio les séparant, et il ne voyait pas la nécessité d’une escorte. Mais Ohémi avait été inflexible :

— Il y a eu des changements chez les Kénoïtes, Le vieil empereur a été assassiné.

Puis avait suivi une longue conversation en langue indigène, que Téraï n’avait pas jugé utile de traduire, mais Stella avait pu voir qu’il semblait ébranlé. Elle le regardait pagayer, en face d’elle. Les muscles jouaient sous la fine peau brune, soyeuse, se gonflant à chaque coup de pelle.

— Une force effrayante, pensa-t-elle.

Elle se souvint de Gorilk Joe, le garde du corps préféré de son père. Lui aussi était un géant, mais au corps noueux, et au cerveau rudimentaire. Il se vantait d’être l’homme le plus fort du monde.

— Je me demande ce qu’il dirait s’il voyait Laprade. Probablement essayerait-il de le tuer pour prouver que nul ne peut lui résister… Mais je parierais sur Téraï. Il doit exister un homme comme lui par siècle : une intelligence de premier ordre, et un corps de fauve. Quel dommage qu’il soit de l’autre bord…

Jusqu’à présent, tout s’était bien passé. Son compagnon ne soupçonnait rien. Elle avait déjà tourné plusieurs centaines de mètres de microfilms qui, astucieusement montés, permettraient de montrer les indigènes d’Eldorado sous un jour défavorable, et d’emporter au Parlement mondial le vote qui donnerait au BIM la charte large. Elle imagina la colère de Téraï et frissonna.

C’était dommage. Elle aurait pu aimer un homme de cette envergure, s’il avait été plus réaliste, s’il ne s’était pas laissé entraîner par les rêveries de ces imbéciles de xénologues. Donner à chaque race sa chance, oui, pour qu’un jour elles se retournent contre l’homme ! Stella descendait d’une longue lignée de pure race blanche, la plus blanche de toutes, les nordiques. Son père n’avait pas encore accepté l’humiliation du vote de 2010 au Parlement mondial, qui avait donné libre droit d’immigration aux races colorées en Europe et en Amérique. Elle se rappela le jour déjà lointain où son père lui avait fait visiter, alors qu’elle était encore tout enfant, les immenses fonderies du BIM., sur la côte Pacifique. Ils étaient montés tout en haut de la tour centrale, et d’un geste large il avait désigné les centaines et les centaines de toits d’ateliers, les hauts fourneaux électriques, le complexe réseau de voies ferrées qui apportaient le minerai terrestre ou le raffiné du grand central de réception qui dressait son énorme masse blanche à 20 kilomètres de là et où arrivait, par transmetteur subspatial, la richesse minérale de cent planètes.

— La puissance du BIM., et aussi la puissance de la Terre ! Tout cela, c’est nous, les hommes, qui l’avons bâti ! Aucune autre race dans le cosmos n’en aurait été capable. Souviens-toi bien, Stella : Dieu a donné l’Univers aux hommes !

Elle avait pourtant hésité, lors de sa vingtième année. Un de ses camarades d’Université était un jeune physicien, charmant, brillant et empressé auprès d’elle. Elle avait alors décidé d’étudier la physique.

— Hum ! nous avons des ingénieurs pour cela, lui dit son père. Mais, après tout, il serait utile qu’il y ait quelqu’un dans la famille qui puisse comprendre leurs grands mots. Votre frère, n’est, comme moi, qu’un businessman.

Puis Paul s’était tué, bêtement, en voiture. Et la physique avait perdu son charme. Sa mère était morte à son tour, et Henderson l’avait rappelée. Elle avait alors dirigé la maison, organisé les réceptions, les fêtes, les bals. Elle s’était rapprochée de son père, avait commencé à s’intéresser aux mille affaires que brassait le directeur général du BIM., avait pris goût aux intrigues. Un jour, il y avait six mois de cela, il l’avait fait venir dans son bureau personnel, tout en haut du Stellar Building, à New York.

— Je suis ennuyé, Stella. Nous perdons de l’argent ! Nos fonderies ne travaillent qu’à 70 % de leurs possibilités. Je comptais obtenir la charte large pour Eldorado, mais la malchance nous poursuit : le sénateur Dupont s’est tué à la chasse en Afrique, le sénateur Willis a été battu, et mon vieil ami Schmidt, le second secrétaire du Président, est en congé de longue maladie ! Le Bureau de Xénologie intrigue contre nous, et on ne nous prolongera même pas la charte restreinte, j’en ai peur. Philips, en sous main, m’accuse d’incapacité. Vous voyez le tableau. Il paraît que les indigènes d’Eldorado sont tout à fait humains. La belle affaire ! Si c’est vrai, notre civilisation leur conviendra très bien ! J’aurais besoin que quelqu’un de sûr s’y rende, qui pourrait me faire un rapport détaillé sur la situation. Il y a sur cette damnée planète un individu du nom de Laprade, qui nous tire dans les jambes et dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser.

— Laprade ? Je croyais qu’il travaillait pour nous. Voyons, notre plus riche mine d’Eldorado s’appelle bien ainsi ?

— Oui, au début, il nous a bien servis. Mais il intrigue maintenant avec les indigènes contre nous.

— Qui est ce Laprade ?

Une sorte de brute géante, dit-on, mais je ne le crois pas. Il nous contre trop subtilement pour être une brute. Il est métis, de jaune, je pense. Attendez, nous avons un dossier le concernant.

Il dit quelques mots dans l’interphone, et un huissier lui apporta le dossier. Il ne contenait qu’une seule feuille.

— Laprade, Téraï. Né le 17 janvier 2199 à Bergerac, France, 1 m 99, cheveux noirs, yeux noirs, champion olympique de décathlon… sans intérêt. Ah ! Docteur ès-Sciences, géologie, Université de Toronto. Fils de Paul Laprade, tué lors des émeutes fondamentalistes de 2223 et de Tetua Song… Voyons, oui, c’est bien ça. Tetua Song était elle-même fille de Song Tung Fei et de Nohoraï Oopa, la fédératrice de la Polynésie. Et comme Paul Laprade était fils d’un Français, Henri Laprade, professeur à la Sorbonne, et de Mary Wapano, de la famille Wapano, des mines de chrome de l’Arctique, il a quatre races en lui ! Européen, Tahitien, Chinois et Cree !

— Et vous voudriez que j’aille là-bas et que je le séduise ?

— Non certes ! Je ne vous demanderai jamais de mission de ce style ! Nous avons des spécialistes pour cela. Mais j’aimerais un rapport de première main sur lui, et aussi sur les indigènes. Quelques films montrant leurs côtés sauvages. Avec cela, on peut remuer des consciences au Parlement mondial. Il suffirait de déplacer une dizaine de voix.

— Herbert ne pourrait-il y aller ? Je ne sais si je serai capable…

— Herbert m’est indispensable. Vous êtes sportive, vous avez fait l’Himalaya pour votre plaisir, et il y aura quelqu’un pour veiller sur vous.

— Oh, je n’ai pas peur ! Soit, j’accepte. Mais je ne puis arriver là-bas comme une envoyée du BIM.

— Oui, oui. Que faire, à votre avis ?

— Nous allons nous brouiller, très ostensiblement, et j’essayerai de trouver une place comme journaliste à l’Intermondial. Le rédacteur en chef me faisait la cour, quand j’étais à l’Université.

— Il est si jeune que cela ?

— Non, il donnait des conférences sur le journalisme, que j’ai suivies.

— Eh bien, d’accord, faites au mieux, mais ne prenez pas des risques inutiles, Stella !

Un instant, le businessman disparut devant le père.

— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, ma fille, mais…

Pauvre père, pensa-t-elle. Que dirait-il s’il me voyait actuellement naviguant sur une rivière d’un autre monde seule avec des indigènes et son ennemi ! Son ennemi qui est presque un ami pour moi.

Un ami ? En était-elle sûre ? Par moments, elle se demandait si elle ne le gênait pas. Souvent il lui parlait rudement, presque grossièrement. Trois fois il l’avait embrassée de force, puis laissée aller, comme si elle ne l’intéressait pas. Et, bien qu’elle ne tînt nullement à avoir une aventure avec lui, elle s’en était sourdement vexée,, D’autres fois, au contraire, il était presque galant, prévenant. Il avait fait de son mieux pour faciliter ses contacts avec les Ihambés, et s’il n’avait pas toujours réussi, ce n’était point de sa faute. Elle se sentait à la fois attirée et repoussée par ce peuple primitif. Parfois, écoutant leurs chants, les voyant faire les gestes quotidiens de la vie, elle parvenait presque à oublier qu’ils n’étaient pas des hommes de la Terre. Puis un mot, une intonation de voix, une coutume, révélaient brusquement l’abîme qui, lui semblait-il, béait entre eux et elle, et sa peau se hérissait, comme celle du chien devant le loup qui lui ressemble.

Par souci d’objectivité, elle avait lutté contre cette répulsion. Téraï l’attribuait à son éducation inconsciemment mais profondément raciste, au milieu dans lequel elle avait vécu. Mais il lui semblait que les causes en étaient plus profondes. En ce moment le vent apportait à ses narines l’odeur de Laélé et de son frère dans la pirogue voisine : cette odeur n’était pas désagréable, mais étrangère.

Comme elle était honnête, elle se demanda aussi si elle ne se cherchait pas des excuses. En regardant froidement les choses, elle était en train de commettre un abominable abus de confiance, profitant de la protection de Téraï pour accumuler des armes contre lui, et ses amis. Il était donc nécessaire que ces amis soient méprisables, qu’ils représentent un danger ou une gêne pour ce qui lui était cher, si elle voulait conserver sa propre estime. Mais à mesure que passait le temps, cette position devenait de plus en plus difficile à tenir. Elle cherchait à rassurer sa conscience en se disant qu’après tout les Ihambés et les autres tribus s’adapteraient à la civilisation humaine, qu’elle veillerait à ce que la domination du BIM ne soit pas trop sauvage.

— Eh bien, Stella ! Vous rêvez à ce que vous écrirez dans votre affreux canard ?

Elle sursauta et rougit, se sentant presque devinée. Sous ses dehors brutaux, Téraï possédait un esprit pénétrant qui, plus d’une fois, l’avait mise mal à l’aise.

— Je ne sais pourquoi j’ai accepté de vous guider, continua-t-il. Peut-être parce que j’ai senti que vous étiez prête à tout pour recueillir vos documents, même seule ! Et il eût été pitoyable de voir quelqu’un de si joli périr sous les flèches des Umburus, ou servir de couveuse à des niambas ! Mais je m’en repentirai, oh oui !

— Alors, pourquoi l’avoir fait ?

— Il y a sur cette planète un véritable petit démon ailé, le bilrini, Microraptor ferox. Cinq centimètres d’envergure. Il détruit les nids des autres pseudo-oiseaux, saccage les fleurs et tue de son bec empoisonné des animaux bien plus gros que lui. Eh bien, quand j’en trouve un pris au piège d’une plante à glu, je le délivre toujours. Ils sont trop beaux pour finir si misérablement !

— Et vous craignez mon bec empoisonné ?

— Euh, euh ! Si vous avez de mauvaises intentions envers ce monde, vous pouvez lui faire beaucoup de mal. Et si vos intentions sont bonnes, une fois que votre article aura été réécrit pour plaire au public, le dégât sera sans doute encore plus grand !

— Tous les lecteurs sont-ils donc des imbéciles à vos yeux ?

— Non. Simplement des intoxiqués. Il faudrait, pour commencer, que les journaux disent la vérité, dont ils se moquent, ensuite que les lecteurs soient capables de réfléchir. Peut-être, en faisant sauter les stations de radio et de télévision, en enfermant tous les agents de publicité, en cessant d’égaler civilisation et machines inutiles…

— En retournant au stade où sont vos amis, sans doute ?

— Non, certes ! Mais à quoi bon discuter avec un Terrien ? Dans trois jours nous arriverons à Kintan, port fluvial de l’empire de Kéno, et sa capitale en même temps, sur la basse Iruandika. Vous verrez là, du moins je l’espère, une autre forme de civilisation, au niveau technique de l’ancienne Assyrie, mais avec un tout autre fondement moral.

— Pourquoi dites-vous : je l’espère ?

— De curieuses nouvelles…

Il recommença à pagayer. Stella se lassait de la monotonie des rives basses, plantées d’arbres et de broussailles qui coupaient la vue sur la savane et ses animaux. De temps en temps, un dos noir crevait la surface des eaux, et selon le cas, Téraï continuait calmement à pagayer, ou, au contraire, attirait à lui son fusil, prêt à toute éventualité. Mais rien n’attaquait jamais la pirogue, et il posait bientôt son arme, reprenait sa rame.

— Puis-je prendre la seconde pagaie ? J’en ai assez d’être transportée comme une princesse !

— Si vous voulez.

Le temps passa plus vite, mais bientôt le bras de Stella, se fatigua, ses reins devinrent douloureux, et elle fut obligée de s’arrêter. Le ciel de plomb écrasait l’étendue et se confondait tout au bout de l’horizon avec les eaux grises de l’Iruandika. La pirogue portant Laélé et son frère voguait à quelques mètres sur la gauche, et Stella regardait sans voir les molles ondulations s’évasant en éventail de sa proue.

Téraï chanta à mi-voix un air triste et lent, qui tirait de sa lassitude une beauté désespérée. En l’écoutant, Stella sentit monter les sentiments qu’éveillaient en elle sur Terre les mélopées de bûcherons ou de pionniers, qui disent la mélancolie de la vie, des rencontres brèves, des amitiés esquissées et aussitôt rompues, la fatalité des séparations à l’aube, près des cendres froides.

— Que chantez-vous ?

Il sursauta, comme tiré d’un rêve.

— Les Flots de l’Iruandika.

— C’est beau.

— Je ne devrais pas, c’est un chant de femme ! Mais les Ihambés ont pris leur parti de ma bizarrerie à ce sujet. J’en ai fait une traduction libre, en français. Voulez-vous l’entendre ?

— Oui, bien volontiers.

Il posa sa pagaie sur le plat-bord, et des gouttes légères s’égrainèrent au fil de l’erre. Il chanta :

Les flots de l’Iruandika

Emportent ma pirogue,

lté, lté, tu n’es plus là

Tu es parti, loin de mes bras

Dans la brume de l’aube !

Deux fois déjà j’ai vu monter

Derrière le col les trois lunes !

Sans toi brûle le feu sacré,

Tu partis, sans te retourner

A l’aube, dans la brume !

On dit qu’une fille de Kéno

Aurait volé ton âme !

Que la prenne Antafarouto !

Tu es parti, dans ton bateau

En poussant fort la rame !

Tu reviendras pourtant, je sais

Le cœur brûlé par ta chimère,

Mais de t’attendre, trop lassée,

Je suis partie, je vais sombrer

Dans la brume éternelle !

— C’est un chant ihambé ?

— Oui, mes amis ont le cœur poétique. A vrai dire, dans le texte original, il n’est pas question de cœur, mais d’un organe qui correspondrait plutôt à notre rate ! On ne sait pas qui l’a composé, ni quand. C’est devenu un chant traditionnel de femme abandonnée ou de veuve. Il ne peut cependant dater de plus de 400 ans environ, car auparavant les Ihambés ne vivaient pas dans le bassin de l’Iruandika, mais dans celui de la Betsihanka. Il est vrai que la substitution de nom est facile, et n’altère pas le rythme.

— Voulez-vous me l’apprendre ?

— Non, pas ici. Vous n’y avez pas droit. Que je le chante, moi, un homme, c’est de mauvais goût, sans plus. Vous, ce serait un sacrilège. Plus tard, quand nous serons revenus à Port-Métal.

— Que vos Ihambés peuvent donc être ennuyeux avec leurs coutumes !

— Et les vôtres, mademoiselle ? Que pensez-vous du tabou qui, dans toutes les réunions terrestres, frappe les sujets sérieux ? Ne croyez-vous pas que je ferais scandale si, à une réception de votre père, en admettant qu’il m’y invite, j’attirais dans un coin un de ses ingénieurs pour lui demander son avis sur telle ou telle mine ! Fi, le rustre qui parle business en dehors des bureaux !

Elle rit.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Maintes fois j’ai dissimulé mes bâillements, pendant ces soirées.

— Allons, vous n’êtes pas tout à fait perdue ! Je n’aime pas beaucoup votre père, mais on n’arrive pas à sa position si on n’a pas d’intelligence, d’énergie, et le don de voir ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Mais pour vous, le nid est fait, maintenant, et vous devriez penser à en faire un qui soit le vôtre !

— Que suis-je en train de faire ? Vous savez bien que je suis brouillée avec mon père.

— La loi ne lui permet pas de vous déshériter à plus de 75 pour cent. Aurea mediocritas, aurait dit Horace.

— Pardon ?

— Excusez-moi, on m’a enfoncé du latin dans la gorge, quand j’étais enfant. Cela se fait encore dans les lycées un peu archaïques, comme celui de Papeete ! Alors, de temps en temps, j’en vomis quelques bribes. Je voulais dire que, quoi qu’il en soit, vous aurez une confortable fortune !

— J’ai toujours le droit de la refuser !

— En aurez-vous le courage ? Pourtant, je vois en vous une force qui mériterait mieux qu’une vie stérile sur une Terre surpeuplée.

— On peut encore y faire bien des choses utiles !

— Oui, mais on les y fait bien rarement ! La Terre est finie, Stella ! Oh ! elle a encore de beaux jours devant elle. Elle restera encore, pendant quelques siècles le centre de la civilisation, malgré sa pourriture. Mais regardez-la bien ! Elle se vide tous les jours de sa substance créatrice ! De nouvelles colonies s’établissent chaque année, où partent les forts, les esprits libres !

— Je vous croyais opposé à la colonisation !

— Il existe des mondes habitables où il n’y a nulle race intelligente. Ce sont ceux-là que nous devons conquérir.

— Alors, que faites-vous ici ?

— Je ne conquiers pas, j’étudie ! Il n’y aurait pas d’inconvénient, au contraire, à ce qu’il y ait sur Eldorado une petite colonie à but non commercial. Nous pourrions apprendre pas mal de choses des indigènes, et leur éviter de trop coûteuses bêtises. Mais il ne doit pas y avoir de peuplement terrien permanent. C’est pourquoi je lutte, dans la mesure de mes faibles moyen contre les tentatives du BIM d’obtenir la charte large. Ce serait la fin de toute possibilité de civilisation originale sur cette planète. Enguété, Eenko ?

Le grand Ihambé indiquait du bras un promontoire.

Imbiti iéké !

Nous allons camper là, traduisit Téraï. Je laisse toujours le choix du site à Eenko quand il est avec moi. C’est sa planète, et il la connaît mieux que moi.

Stella serra frileusement son écharpe autour de ses épaules. La nuit tombée, l’air était frais et humide près de la rivière. Deux huttes de branchages, rapidement construites par les ihambés, se dressaient sous un arbre aux somptueuses fleurs rouges. Le feu éclairait les broussailles au-delà du cercle défriché à la machette par Téraï. Les indigènes dormaient déjà sous l’un des abris, et seuls Téraï et Laélé partageaient sa veille. La rivière coulait doucement, avec un léger friselis, et sur l’autre rive, Anthia, la plus grosse des lunes, semblait fichée sur un arbre pointu et jetait sur les eaux un chemin d’écailles dorées. De temps en temps on entendait s’ébrouer quelque monstre aquatique, ou le flac d’un poisson qui sautait. Téraï étira ses bras énormes.

— Voilà quelque chose que la Terre ne peut plus vous donner, Stella. Une soirée au bord d’un fleuve sauvage !

— Vous vous trompez. Sans parler des zones incultes de l’Amazone ou de l’Orénoque, j’ai passé bien des moments semblables près de lacs américains ou canadiens.

— Avec, à portée, une auto, un hélico, un poste de radio, et, à peu de distance, un drugstore ! Et vous rentriez chez vous persuadée de vous être plongée dans un bain vivifiant de sauvagerie. J’ai cru, une fois, alors que j’avais dix-huit ans, trouver une île déserte, perdue dans l’archipel des Toubouaï. J’y étais allé de Tahiti, en pirogue à balancier, avec une amie de mon âge. Au bout de trois jours, nous avons entendu beugler un pick up sur la plage ! Toute une cargaison de touristes – américains, français ou suédois, je ne me souviens plus, débarqués d’un hydravion. Ici, c’est différent. Nous pourrions disparaître, nul ne connaîtrait jamais notre sort. Théoriquement, nous sommes encore en territoire ihambé, nous ne franchirons la frontière que demain, après les gorges qui percent la chaîne des Monts Hétio. Mais personne ne vient jamais dans cette région. Eh là ! Qu’est-ce que c’est ?

Une gigantesque forme noire venait d’apparaître dans le cercle de lumière. Haut de quatre mètres, l’animal rappelait l’éléphant, avec cependant de petites oreilles dressées et deux trompes d’où sortaient des sons cuivrés. Téraï arracha du feu un brandon, l’agita sous la tête de l’animal qui l’écrasait de sa masse et qui se mit à geindre piteusement avant de prendre la fuite dans un fracas de branches cassées. Téraï se rassit calmement.

— Vous n’avez donc peur de rien ?

— Si, des araignées et des vieilles filles, particulièrement celles de l’Armée du Salut. Mais j’ai été courageux à bon compte : le bishtar n’est dangereux qu’à l’époque du rut.

— Cela s’appelle un bishtar ?

— Oui, Bishtar gigas Laprade. Les Kénoïtes les utilisent comme nous les éléphants. C’est moi qui ai nommé cette brute, d’après un vieux roman d’anticipation américain que j’avais trouvé chez un Chinois de Papeete, et où il y avait un animal qui ressemble curieusement à la bête que vous venez de voir. Mais il est temps de dormir. Pour que vous n’ayez pas peur de moi, Laélé couchera dans la même hutte que nous.

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