QUATRIÈME PARTIE LES TERRES BLANCHES D’EMPATHICA DANDELO

CHAPITRE I La chose en dessous du château

1

Ils trouvèrent effectivement une cuisine de bonne taille et un office attenant, au rez-de-chaussée de la Gare Expérimentale de l’Arc 16, pas très loin de l’hôpital. Ce ne fut pas leur seule trouvaille : ils tombèrent sur le bureau de sai Richard P. Sayre, jadis Chef des Opérations du Roi Cramoisi, et présentement dans la clairière au bout du sentier, grâce à la rapidité de la main droite de Susannah Dean. Posés sur le dessus du bureau se trouvaient des dossiers étonnamment complets, sur eux quatre. Ils les engouffrèrent dans la déchiqueteuse. Il y avait des photos d’Eddie et de Jake dans ces dossiers qu’ils eurent tout bonnement trop de mal à regarder. Mieux valait garder les souvenirs.

Au mur étaient accrochés deux tableaux encadrés. L’un d’eux représentait un garçon fort et beau. Il était torse nu, pieds nus, les cheveux ébouriffés, le sourire aux lèvres, seulement vêtu d’un jean et d’un croc de débardeur. Il paraissait avoir l’âge de Jake, ou à peu près. Ce tableau avait une dimension sensuelle un peu dérangeante. Susannah pensait que le peintre, sai Sayre, ou bien les deux, avaient dû être à voile et à vapeur, comme elle avait parfois entendu dire des homosexuels. Le garçon avait les cheveux noirs. Ses yeux étaient bleus. Ses lèvres, d’un rouge vif. Une cicatrice livide se découpait sur son flanc, ainsi qu’une marque de naissance, du même vermillon que sa bouche, sur son talon gauche. Un cheval blanc immaculé gisait mort à ses pieds, du sang tachant ses dents sous ses lèvres retroussées. Le pied marqué du garçon reposait sur le flanc de l’animal, et il arborait un sourire de triomphe.

— C’est Llamrei, le cheval d’Arthur l’Aîné, dit Roland. Son effigie ornait les bannières et les banderoles de Gilead, dans la bataille, et il était le sigleu de tout le Monde de l’Intérieur.

— Alors si on en croit ce tableau, c’est le Roi Cramoisi qui gagne ? demanda-t-elle. Sinon lui, du moins Mordred, son fils ?

Roland haussa les sourcils.

— Grâce à John Farson, les hommes du Roi Cramoisi ont gagné les terres du Monde de l’Intérieur il y a bien bien long.

Mais il sourit. Son visage s’illumina d’une expression tellement différente de son air habituel que, comme à chaque fois, cette vision donna le vertige à Susannah.

— Mais je crois que nous avons gagné la seule bataille qui compte. Ce qui est représenté dans ce tableau, c’est seulement le rêve d’une pauvre créature prenant ses désirs pour des réalités.

Puis, avec une sauvagerie qui la fit sursauter, il donna un coup de poing dans le verre qui protégeait la toile, et la dégagea sans ménagement, la déchirant au milieu sur presque toute la longueur. Avant qu’il ait pu le réduire en morceaux, comme c’était visiblement son intention, Susannah l’arrêta et lui désigna le bas de la toile. Écrit là, en petit mais d’une calligraphie extravagante, ils lurent le nom de l’artiste : Patrick Danville.

L’autre toile montrait la Tour Sombre, cylindre noir de suie effilé vers le haut. Elle se dressait tout au bout de Can’-Ka No Rey, le champ de roses. Dans leurs rêves, la Tour leur avait semblé plus haute que le plus haut gratte-ciel de New York (pour Susannah, ça signifiait l’Empire State Building). Dans ce tableau elle ne paraissait pas mesurer plus de deux cents mètres, ce qui pourtant ne lui retirait rien de sa majesté onirique. Les étroites meurtrières s’étageaient en une spirale ascendante, exactement comme dans leurs songes. Au sommet se trouvait une fenêtre en oriel multicolore : de chacune des couleurs de l’Arc-en-Ciel du Magicien, Roland le savait. L’avant-dernier cercle au milieu était le rose de la boule laissée pour un temps à la garde d’une femme-sorcière du nom de Rhéa. Au centre rayonnait l’ébène infernale de la Treizième Noire.

— C’est dans la chambre derrière cette fenêtre que je voudrais aller, dit Roland en tapotant le morceau de verre qui recouvrait cette partie de la toile.

Il parlait d’une voix sourde et frappée de terreur.

— Cette toile n’a pas été peinte à partir d’un rêve, Susannah. C’est comme si je pouvais toucher la texture de chaque brique. Tu vois ce que je veux dire ?

— Oui, dit-elle, et elle fut incapable d’ajouter un mot.

La regarder ainsi, dans le bureau de feu Richard Sayre, voilà qui lui coupait le souffle. Soudain tout paraissait possible. Le but de toute cette histoire était désormais presque en vue.

— Celui qui l’a peinte a dû aller là-bas, pensa Roland à voix haute. Il a dû planter son chevalet au beau milieu des roses.

— Patrick Danville. C’est la même signature que sur celui représentant Mordred avec le cheval mort, tu as vu ?

— Oui, je vois très bien.

— Et tu vois ce chemin qui traverse le champ de roses jusqu’au bas des marches ?

— Oui. Dix-neuf marches, je n’ai aucun doute. Voll. Et ces nuages au-dessus…

Elle les voyait, elle aussi. Ils formaient une sorte de tourbillon, avant de jaillir loin de la tour comme un flot se précipitant vers le Lieu de la Tortue, à l’autre bout du Rayon qu’ils avaient suivi jusqu’ici. Et elle vit autre chose. Sur la partie externe de la Tour, à environ quinze mètres d’intervalle, se trouvaient des balcons cerclés d’une rambarde de fer forgé, à hauteur de la taille. Sur le deuxième on distinguait une tache rouge et trois têtes d’épingles blanches : un visage miniature, et deux mains levées.

— Est-ce que c’est le Roi Cramoisi ? demanda Susannah en le montrant du doigt.

Elle n’osa pas poser franchement l’extrémité de son doigt sur le verre qui recouvrait cette silhouette minuscule. C’était comme si elle s’attendait à ce qu’il prenne vie et l’aspire dans l’image.

— Oui. Enfermé à l’intérieur de la seule chose qu’il ait vraiment voulu posséder.

— Alors peut-être qu’on pourrait directement prendre les escaliers, à côté de lui. Et le faire bisquer, au passage.

Et, voyant l’air perplexe de Roland, elle mima en tirant la langue.

Cette fois-ci, le sourire du Pistolero était plus léger et distrait.

— Je ne pense pas que ce soit aussi facile que ça.

Elle soupira.

— Moi non plus, en fait.

Ils avaient trouvé ce pour quoi ils étaient venus — et même un peu plus — pourtant ils eurent du mal à quitter le bureau de Sayre. Ce tableau les y retenait. Susannah demanda à Roland s’il ne voulait pas l’emporter. Il serait assez simple de le découper de son cadre avec le coupe-papier posé sur la table, et d’en faire un rouleau. Roland parut y réfléchir puis hocha la tête. Il y avait comme une aura malfaisante dans cette toile, qui pourrait attirer l’attention sur eux, comme la lumière vive les papillons de nuit. Et même dans le cas contraire, il craignait que tous les deux ils ne passent trop de temps à le contempler. Le tableau pourrait les distraire ou, pire, les hypnotiser.

En fait, il s’agit peut-être tout simplement d’un autre esprison, se dit-il. Tout comme dans Insomnie.

— Mieux vaut le laisser. Car bien assez tôt — c’est une question de mois, peut-être même de semaines — c’est le modèle que nous aurons sous les yeux.

— Tu dis ainsi ? demanda-t-elle d’une voix sourde. Roland, dis-tu vraiment ainsi ?

— Oui, je le dis.

— Tous les trois ? Ou bien est-ce qu’Ote et moi nous devrons aussi mourir, pour ouvrir la voie de la Tour ? Après tout, tu as démarré tout seul, n’est-ce pas ? Peut-être que c’est également ainsi que tu dois finir. Est-ce qu’un écrivain ne trouverait pas ça meilleur ?

— Ça ne veut pas dire qu’il puisse le faire, dit Roland. Stephen King n’est pas la rivière, Susannah. Il n’est que le tuyau dans lequel elle s’écoule.

— Je comprends ce que tu veux dire, mais je ne suis pas certaine de le croire totalement.

Roland n’était pas certain de le croire complètement lui-même. Il songea à rappeler à Susannah que Cuthbert et Alain étaient avec lui, au commencement de sa quête, à Mejis, et quand ils avaient quitté Gilead, la fois suivante, Jamie DeCurry s’était joint à eux, transformant le trio en quatuor. Mais sa quête n’avait réellement débuté qu’après la bataille de Jéricho Hill, et oui, à l’époque, il était déjà tout seul.

— J’ai commencé en solitude, mais ce n’est pas ainsi que je finirai.

Elle s’était déplacée avec dextérité dans la pièce sur une chaise de bureau à roulettes. Il l’en souleva et l’installa en appui sur sa hanche droite, celle-là même qui ne le faisait plus souffrir.

— Toi et Ote serez avec moi lorsque je gravirai les marches et que je passerai la porte, vous serez avec moi pour monter cet escalier, et vous serez avec moi quand je réglerai son compte à ce lutin rouge qui cabriole, et vous serez avec moi pour pénétrer dans la pièce au sommet.

Susannah n’en dit rien, pourtant cette promesse sonnait à ses oreilles comme un mensonge. En fait, il sonnait comme un mensonge pour chacun d’eux.

2

Ils rapportèrent des boîtes de conserve, un poêlon, deux gobelets, deux assiettes et deux jeux de couverts à l’Hôtel Fedic. Roland s’était aussi muni d’une lampe torche, dont la batterie presque à plat ne permettait qu’une lueur faible, un couteau de boucher, et une petite hachette bien pratique, à manche en caoutchouc. Susannah avait déniché deux poches en filet pour transporter ce petit gunna comestible. Elle avait aussi trouvé trois boîtes de matière gélatineuse sur une étagère en hauteur, dans l’office adjacent à l’infirmerie.

— C’est du méta, expliqua-t-elle au Pistolero qui se renseignait. C’est pratique, ce truc. On peut l’allumer. Ça brûle lentement en produisant une flamme bleue sur laquelle on peut faire cuire des choses.

— Je pensais qu’on ferait un petit feu devant l’hôtel, dit Roland. Je n’ai pas besoin d’empuantir toute la ville pour allumer un feu, dit-il avec une pointe de mépris.

— Non, j’imagine. Mais ça peut toujours servir.

— À quoi ?

— Je ne sais pas, mais…

Elle haussa les épaules.

Près de la porte vers la rue, ils passèrent devant ce qui ressemblait à un placard pour l’entretien, dans lequel s’empilaient toutes sortes d’ustensiles. Susannah avait assez vu du Dogan pour la journée et n’avait qu’une hâte, c’était d’en sortir, mais Roland insista pour jeter un œil. Il laissa de côté les seaux et les balais à franges, et s’intéressa de plus près à un méli-mélo de cordes et de courroies entassées dans un coin. Les planches en bois posées dessus suggéraient à Susannah qu’il s’agissait là d’un échafaudage bricolé. Elle avait aussi une petite idée de ce que Roland comptait faire des courroies, et elle eut un pincement au cœur. C’était comme se retrouver d’un seul coup à la case départ.

— Je croyais que j’en avais fini avec le mode sac à dos, dit-elle avec humeur, et une bonne dose de Detta dans la voix.

— C’est le seul moyen, j’imagine. Je me réjouis juste d’être à nouveau en état de porter ton poids.

— Et ce passage souterrain est la seule voie ? Tu en es bien sûr ?

— On doit pouvoir traverser le château…, commença-t-il, mais déjà Susannah secouait la tête.

— Je suis allée jusqu’en haut, avec Mia, ne l’oublie pas. De l’autre côté, la dénivellation vers Discordia est d’au moins cent cinquante mètres. Sans doute plus. Il devait y avoir un escalier, il y a bien bien long, mais plus maintenant.

— Alors on est bons pour le passage, résuma Roland, et le passage est bon pour nous. Il se peut qu’on trouve un engin pour toi, de l’autre côté. Dans une ville ou un village.

Susannah secouait de nouveau la tête.

— Je crois qu’on est à la fin de la civilisation, Roland. Et je suggère qu’on s’emmitoufle autant qu’on le pourra, parce qu’il va se mettre à faire très froid.

Il semblait cependant ne pas y avoir grand-chose dans quoi s’emmitoufler, alors que la nourriture était en abondance. Personne n’avait pensé à prévoir des pulls supplémentaires ou des blousons doublés, dans les boîtes sous vide. Il y avait des couvertures, mais avec le temps elles étaient devenues minces et fragiles, presque inutilisables.

— Je m’en fiche comme d’une guigne, dit-elle d’une voix éteinte. Du moment qu’on sort d’ici.

— C’est ce qu’on va faire, répondit-il.

3

Susannah est à Central Park, et avec le froid elle fait de la vapeur en respirant. Au-dessus d’elle le ciel est blanc d’un bout à l’autre, un ciel de neige. Elle est en train de regarder l’ours blanc (qui se roule par terre sur sa petite île rocheuse, visiblement très à l’aise avec le froid), quand une main la saisit par la taille. Des lèvres chaudes embrassent sa joue fraîche. Elle se retourne et voit Eddie et Jake. Ils ont tous les deux le sourire jusqu’aux oreilles et sur la tête des bonnets de laine rouges quasiment identiques. Celui d’Eddie porte l’inscription JOYEUX, et celui de Jake, NOËL. Elle s’apprête à leur dire : « Vous ne pouvez pas être ici, les garçons, vous êtes morts », et alors elle se rend compte, avec un soulagement indescriptible, que tout ce bazar, depuis le début, n’était qu’un long rêve. Et comment a-t-elle pu en douter une seconde ? Des animaux parlants qui s’appellent les bafou-bafouilleux, ça n’existe pas, ni les créatures tahines à corps d’homme et à tête d’animal, ni des lieux du nom de Fedic ou Château Discordia.

Et surtout, les pistoleros c’est du pipeau, c’était John Kennedy le dernier, et son chauffeur Andrew avait raison, à ce sujet.

« On t’a apporté du chocolat chaud », dit Eddie en lui tendant la tasse. C’est le chocolat parfait, mit schlag sur le dessus, et une pluie de noix de muscade râpée pailletant la crème. Elle en sent le parfum, et en le prenant elle sent les doigts d’Eddie dans ses gants, et le premier flocon de neige descend entre eux en se balançant. Elle savoure comme il est bon d’être vivant dans ce bon vieux New York, comme il est bon que cette réalité-là soit vraiment le réel, et qu’ils soient tous ainsi réunis, en l’an de grâce…

Quel an de grâce ?

Elle fronce les sourcils, parce que c’est une question d’importance, n’est-ce pas ? Après tout, Eddie est un homme des années quatre-vingt et elle n’a jamais dépassé 1964 (ou est-ce que c’était 1965 ?). Quant à Jake, Jake Chambers avec son NOËL imprimé sur le front, ne vient-il pas des années soixante-dix ? Et si à eux trois ils représentent trois décennies différentes de la seconde moitié du XXe siècle, qu’ont-ils en commun ? En quelle année est-on ?

— DIX-NEUF, dit une voix sortie de nulle part (c’est peut-être celle de Bango Skank, le Grand Personnage Perdu), on est en DIX-NEUF, on est VOLL. Tous tes amis sont morts.

Et à chacune de ses paroles le monde se fait moins réel. Elle voit à travers Eddie et Jake. Quand elle baisse les yeux, elle voit l’ours polaire étendu mort sur son île rocheuse, les quatre pattes en l’air. La bonne odeur de chocolat chaud se dissipe, remplacée par un relent de moisi : le vieux plâtre, le bois ancien. L’odeur d’une chambre d’hôtel dans laquelle plus personne n’a dormi depuis des années.

Non, gémit son esprit. Non, je veux Central Park, je veux M. JOYEUX et M. NOËL, je veux le parfum du chocolat chaud et les premiers flocons hésitants de décembre, j’en ai assez de Fedic, du Monde de l’Intérieur, de l’Entre-Deux-Mondes et du Monde Ultime. Je me fiche de voir un jour la Tour Sombre.

Les lèvres d’Eddie et de Jake bougent à l’unisson, comme s’ils chantaient une chanson qu’elle n’entend pas, sauf que ce n’est pas une chanson. Les mots qu’elle lit sur leurs lèvres juste avant que le rêve ne s’effondre sont

4

— Surveille Dandelo.

Elle s’éveilla avec ces paroles sur les lèvres, frissonnant dans la lumière juste avant l’aube. Et là aussi elle vit la vapeur de son souffle, cette partie-là au moins de son rêve était vraie. Elle se toucha les joues et les essuya. Il ne faisait pas tout à fait assez froid pour geler les larmes sur sa peau, mais c’était tout juste.

Du regard elle balaya la chambre morne de l’Hôtel Fedic, et elle aurait donné très cher pour que son rêve de Central Park fût la réalité. Pour commencer, elle avait dû dormir par terre — le lit n’était en gros qu’une sculpture de rouille sur le point de tomber en poussière — et elle avait le dos raide. Ensuite, les couvertures dont elle s’était fait un matelas de fortune et celles qu’elle avait enroulées autour d’elle étaient toutes parties en lambeaux, quand elle avait bougé au cours de la nuit. L’air chargé de poussière lui chatouillait le nez et lui tapissait la gorge, et elle avait l’impression d’avoir attrapé le pire rhume de l’univers. Et elle tremblait. Et elle avait envie de faire pipi, ce qui signifiait se traîner tout le long du couloir sur ses moignons et ses mains à demi engourdis.

Mais ce n’était pas vraiment tout ça, le problème de Susannah Odetta Holmes Dean, par ce beau matin, pas vrai ? Son problème, c’est qu’elle sortait d’un rêve merveilleux, pour se retrouver dans un monde

(on est en DIX-NEUF tous tes amis sont morts)

dans lequel elle se sentait si seule qu’elle en devenait à moitié folle. Son problème, c’est que le point où le soleil se levait n’était pas nécessairement l’est. Son problème, c’est qu’elle était triste et fatiguée, qu’elle avait le mal du pays et le cœur en bandoulière, que le chagrin et la déprime la frappaient de plein fouet. Son problème, à une heure de voir le jour se lever dans cette chambre d’hôtel de musée saturée de poussière et de fibres de laine en suspension, c’est qu’elle avait vraiment l’impression qu’elle venait de se faire baiser dans les grandes largeurs. Elle voulait qu’on lui rende son rêve.

Elle voulait qu’on lui rende Eddie.

— Je vois que tu es réveillée, toi aussi, fit une voix.

Susannah pivota sur les mains si rapidement qu’elle récolta une grosse écharde du parquet.

Le Pistolero était appuyé contre la porte, entre la chambre et le couloir. Il avait tissé les courroies en une sorte de harnais qui n’était que trop familier à la jeune femme, et qu’il s’était passé à l’épaule gauche. À droite il portait le sac de cuir contenant leur nouveau butin et les Orizas restants. Ote était assis aux pieds de Roland, et la regardait d’un air solennel.

— Vous venez de me faire une trouille bleue, sai Deschain, dit-elle.

— Tu as pleuré.

— Je ne vois pas ce que ça peut te faire, que j’aie pleuré ou pas.

— On se sentira mieux quand on sera partis d’ici. Fedic est figé.

Elle voyait exactement ce qu’il voulait dire. Le vent avait soufflé avec fureur toute la nuit, et en l’entendant gémir dans l’entretoise de l’hôtel et du saloon adjacent, elle avait cru entendre des cris d’enfants — des petits tellement perdus dans le temps et l’espace qu’ils ne retrouveraient plus jamais le chemin de la maison.

— D’accord, mais Roland… avant qu’on traverse cette rue et qu’on entre dans le Dogan, je veux que tu me promettes une chose.

— Quelle promesse attends-tu de moi ?

— Si quelque chose fait mine de nous avoir — un monstre sorti tout droit du Cul du Diable ou des entre-terres vaadasch — promets-moi de me mettre une balle dans la tête avant que ça se produise. En ce qui te concerne tu peux faire ce que tu veux, mais… Quoi ? Pourquoi tu me tends ce truc ?

C’était l’un de ses pistolets.

— Parce que ces derniers temps, je m’en sors beaucoup mieux avec un seul. Et parce que ce n’est pas moi qui prendrai ta vie. Mais si jamais tu décides de le faire toi-même…

— Roland, tes putains de scrupules me fascineront toujours.

Puis elle s’empara de l’arme d’une main, et de l’autre désigna le harnais.

— Quant à ce truc, si tu crois un instant que je vais me faire balader dedans, c’est que tu as viré fou à lier.

Un léger sourire vint aux lèvres du Pistolero.

— C’est mieux, quand on est tous les deux, non ?

Elle soupira, puis hocha la tête.

— Un peu mieux, ouais, mais c’est loin d’être parfait. Allez, mon grand, tirons-nous d’ici. J’ai le cul comme un glaçon et cette odeur est en train de me tuer les sinus.

5

Une fois qu’ils furent de retour dans le Dogan, Roland replaça Susannah sur la chaise de bureau à roulettes, et la poussa dedans jusqu’au premier escalier, tandis qu’elle tenait sur ses genoux leur gunna et le sac d’Orizas. Arrivé aux escaliers, le Pistolero flanqua un coup de pied dans la chaise, la faisant basculer dans le vide, et reprit Susannah en appui sur sa hanche. Ils grimacèrent tous deux en entendant le fracas de la chaise qui culbutait jusqu’en bas.

— C’est terminé, avec ce truc, dit-elle quand le brouhaha cessa enfin. Tu peux aussi bien la laisser là, parce qu’il y a peu de chances qu’elle resserve.

— On verra bien, dit Roland en commençant à descendre les marches. Tu auras peut-être des surprises.

— Ça va pas ma’cher, c’est d’la me’de ton t’uc, et on l’sait tous les deux, lança Detta.

Ote lâcha un aboiement bref et catégorique, comme pour dire ça c’est bien vrai.

6

La chaise survécut bel et bien à la chute. Et à la suivante aussi. Mais lorsque Roland s’accroupit pour examiner cette pauvre chose cabossée après sa troisième cascade (extrêmement longue, celle-là), il constata que l’une des roulettes était méchamment voilée. Ce qui lui rappela l’état dans lequel ils avaient retrouvé le fauteuil abandonné de Susannah, après la bataille des Loups, sur la Route de l’Est.

— Voilà, qu’est-ce que j’t’avais dit ? demanda-t-elle en jacassant. J’c’ois bien qu’l’heu’est v’nue d’t’imballer la péniche, Roland !

Il lui adressa un regard en coin.

— Tu peux faire partir Detta ?

Elle le regarda à son tour, surprise, puis fit un effort de mémoire pour se repasser sa dernière réplique. Elle rougit.

— Oui, dit-elle d’une toute petite voix. Je dis grand pardon, Roland.

Il la prit dans ses bras et l’installa dans le harnais. Puis ils reprirent leur chemin. Le décor avait beau ne pas être riant sous le Dogan — il était même à donner la chair de poule — Susannah était heureuse de quitter Fedic. Parce que ça signifiait qu’ils laissaient aussi derrière eux tout le reste : Lud, les Callas, Tonnefoudre, Algul Siento. New York et le Maine Occidental, aussi. Le château du Roi Rouge les attendait, mais elle ne pensait pas qu’ils aient beaucoup à s’en inquiéter, parce que son hôte le plus remarquable était devenu fou et avait fichu le camp vers la Tour Sombre.

Tout l’accessoire était en train de s’évanouir peu à peu. Ils se rapprochaient de l’issue de leur long périple, et c’était la seule chose qui comptait vraiment, désormais. C’était une bonne chose. Et si elle devait tomber, en poursuivant l’obsession de Roland ? Eh bien, s’il n’y avait que les ténèbres, de l’autre côté de l’existence (comme elle l’avait cru pendant la majorité de sa vie d’adulte), alors rien n’était perdu — tant qu’il ne s’agissait pas de ténèbres vaadasch, remplies de monstres rampants. Et puis, hé ! Peut-être qu’il y avait une vie après la mort, un paradis, la réincarnation, peut-être même la résurrection, dans la clairière au bout du sentier. Elle aimait bien cette dernière hypothèse, et elle avait vu assez de choses extraordinaires pour la croire plausible. Peut-être qu’Eddie et Jake l’attendraient là-bas, bien emmitouflés, avec les premiers flocons de neige s’accrochant à leurs sourcils. M. JOYEUX et M. NOËL, qui lui offriraient un bon chocolat chaud. Mit schlag.

Un chocolat chaud à Central Park ! Quel intérêt avait donc la Tour Sombre, comparée à ça ?

7

Ils traversèrent la rotonde avec ses portes menant partout, et finirent par déboucher sur le large passage avec l’inscription disant MONTRER PASSES ORANGE SEULEMENT, PASSES BLEUS NON VALIDES. Un peu plus bas, à la lueur d’un des rares tubes fluorescents encore en état de marche (et près du mocassin en caoutchouc abandonné), ils aperçurent un message imprimé sur le mur carrelé et firent un détour pour le déchiffrer.

Roland, Susannah, nous sommes en route !

Souhaitez-nous bonne chance !

Bonne chance à VOUS !

Que Dieu vous bénisse !

Nous ne vous oublierons jamais !

Et sous le texte, ils avaient signé de leurs noms : Fred Worthington, Dani Rostov, Ted Brautigan et Dinky Earnshaw. Sous les noms apparaissaient deux lignes supplémentaires, écrites d’une autre main. Susannah se dit que c’était l’écriture de Ted, et elle sentit les larmes lui monter aux yeux :

Nous partons en quête d’un monde meilleur.

Puissiez-vous en trouver un, vous aussi.

— Que Dieu les aime, dit Susannah d’une voix rauque. Que Dieu les aime et les protège tous.

— Tèj’tous, reprit une petite voix plutôt timide, aux pieds de Roland.

Ils baissèrent les yeux.

— On a décidé de se remettre à parler, trésor ? demanda Susannah.

Mais cette fois-ci, Ote ne répondit rien. Et il ne devait plus reparler avant des semaines.

8

Ils se perdirent à deux reprises. Ote retrouva le chemin à travers le labyrinthe de tunnels et de passages — certains balayés par des courants d’air lointains, d’autres agités de sons vivants, de plus en plus proches et menaçants — et Susannah récupéra même l’itinéraire d’elle-même, en repérant l’emballage d’une barre chocolatée, laissé par Dani. L’Algul était bien approvisionné en friandises, et la petite en avait emporté des tas (« Mais pas une seule tenue de rechange », avait dit Susannah en riant et en secouant la tête). Arrivés en face d’une vieille porte en bois de fer qui rappela à Roland celles qu’il avait vues sur la plage, ils entendirent un bruit déplaisant de mastication. Susannah essaya d’imaginer quel genre de créature pouvait faire ce genre de bruit, et ne pensa à rien d’autre qu’une bouche géante remplie de crocs jaunâtres striés de crasse. Sur la porte apparaissait un symbole indéchiffrable. Le simple fait de le regarder mit Susannah mal à l’aise.

— Tu sais ce que ça dit ? demanda-t-elle.

Roland — bien que maîtrisant couramment une petite dizaine de langues, et ayant des notions dans au moins le double — secoua la tête. Susannah se sentit soulagée. Elle avait dans l’idée que, si on connaissait la signification de ce symbole, on ne pouvait pas s’empêcher de le dire. Que peut-être même il fallait le dire. Et qu’alors la porte s’ouvrirait. Est-ce qu’on aurait envie de fuir, en voyant la chose produisant ce bruit, de l’autre côté ? Probablement. Mais pourrait-on seulement fuir ?

Peut-être pas.

Peu après avoir dépassé cette porte, ils descendirent à nouveau un escalier, mais plus court, celui-là.

— J’imagine que j’ai oublié celui-ci, en t’en parlant, hier, mais à présent je me le rappelle, dit-elle en montrant du doigt la contremarche, recouverte d’une couche de poussière striée de marques. Regarde, ce sont nos traces. Fred m’a portée, à la descente, et Dinky pour remonter. On y est presque, maintenant, Roland, je te le promets.

Mais elle se perdit une nouvelle fois dans le dédale de passages divergents au pied des escaliers, et c’est alors qu’Ote trancha, s’engageant en trottinant dans un passage mal éclairé aux allures de tunnel, dans lequel le Pistolero dut marcher courbé, Susannah accrochée à son cou.

— Je ne sais pas…, fit Susannah lorsque Ote déboula dans un couloir illuminé (enfin, relativement plus illuminé : la moitié des tubes fluorescents au-dessus d’eux avaient lâché, et bon nombre de carreaux étaient tombés du mur, découvrant une couche de terre noire et suintante). Le bafouilleux s’assit sur un nœud confus de pistes mêlées et les contempla d’un air de dire : C’est ça que vous cherchiez ?

— Ouais, fit-elle, visiblement soulagée. Okay. Regarde, c’est comme je t’ai dit.

Elle lui indiqua une porte affublée d’un écriteau : FORD’S THEATER, 1865, VENEZ ASSISTER À L’ASSASSINAT DE LINCOLN. À côté, sous verre, on voyait une affiche pour la pièce Our American Cousin, qui avait l’air d’avoir été imprimée la veille.

— Ce qu’on cherche est juste un peu plus loin. On tourne deux fois à gauche et une fois à droite si je me rappelle bien. De toute manière, je reconnaîtrai quand j’y serai.

Pendant tout leur périple, Roland se montra d’une grande patience. Il avait un mauvais pressentiment, mais qu’il ne partagea pas avec Susannah : celui que le labyrinthe de couloirs et de passages était peut-être fluctuant, exactement comme l’étaient les points cardinaux, dans ce qu’il considérait déjà comme « le monde du dessus ». Si tel était le cas, ils étaient dans de sales draps.

Il faisait chaud là-dessous, et bientôt ils se mirent tous les deux à transpirer abondamment. Ote haletait avec régularité, comme un petit moteur rauque, mais suivait le Pistolero à bon rythme, vissé à son talon gauche. Il n’y avait pas de poussière par terre, et les traces qu’ils avaient vues plus tôt avaient disparu. Derrière les portes les bruits se faisaient plus puissants, et tandis qu’ils en passaient une, quelque chose de l’autre côté frappa avec une telle force que le panneau trembla dans son chambranle. Ote lâcha un aboiement, aplatissant les oreilles en arrière sur le crâne, et Susannah ne put retenir un petit cri.

— Tout doux, dit Roland. Ça ne peut pas traverser. Aucun d’eux ne peut traverser.

— Tu es certain de ça ?

— Oui, affirma le Pistolero sur un ton ferme.

Il n’en était pas certain du tout. Il lui vint une expression d’Eddie : Les jeux sont faits, rien ne va plus.

Ils contournèrent les flaques, veillant bien à ne pas même toucher celles qui diffusaient une lueur qui pouvait être des radiations ou de la lumière-sorcière. Ils dépassèrent un tuyau brisé qui laissait échapper un panache mou de vapeur verte, et Susannah suggéra qu’ils retiennent leur respiration jusqu’à ce qu’ils soient hors de portée. Ce que Roland considéra comme une excellente idée.

Trente ou quarante mètres plus loin, elle lui demanda de s’arrêter.

— Je ne sais pas, Roland, dit-elle, et il entendit dans sa voix la lutte pour ne pas céder à la panique. J’ai cru qu’on avait rattrapé notre ombre quand j’ai vu la porte de Lincoln, mais maintenant… là…

Sa voix se mit à trembler et il la vit prendre une grande inspiration, luttant pour ne pas perdre le contrôle.

— Là tout a l’air différent. Et ces bruits… qui vous martèlent le cerveau…

Il voyait bien ce qu’elle voulait dire. À leur gauche se dressait une porte vierge qui s’était bizarrement penchée dans ses gonds, et de l’espace qui apparaissait au-dessus s’échappait la mélodie atonale du carillon du vaadasch, cet air à la fois terrible et fascinant. Accompagnant le carillon, ils sentirent comme une haleine fétide. Roland avait l’impression que Susannah était sur le point de suggérer qu’ils fassent demi-tour, tant qu’il était encore temps, peut-être même qu’ils reconsidèrent complètement cette histoire de passage-sous-le-château, et alors il dit :

— Allons voir un peu ce qu’il y a là-haut. C’est un peu plus éclairé, en tout cas.

Alors qu’ils atteignaient une intersection depuis laquelle passages et couloirs carrelés rayonnaient en étoile dans toutes les directions, il sentit la jeune femme se tortiller contre lui et se redresser.

— Là ! s’écria-t-elle. On l’a pris, celui-là ! On est passés par là, Roland, je m’en souviens !

Une partie du plafond s’était effondrée au milieu de l’intersection, créant un véritable chaos de carreaux cassés en bataille, de verre brisé, de câbles et de fils, et de bonne vieille poussière. Le long de ce chantier couraient des rails.

— Là, en bas ! Droit devant ! Ted a dit : « Je crois que c’est celle qu’on appelait la Rue Principale », et Dinky a dit que c’était ce qui lui semblait, à lui aussi. Dani Rostov a dit qu’il y a bien bien long, du temps où le Roi Cramoisi faisait son petit manège pour plonger Tonnefoudre dans les ténèbres, tout un groupe a utilisé cette voie-là pour s’échapper. Sauf qu’ils ont laissé derrière eux une partie de leurs pensées. Je lui ai demandé quelle sensation ça lui donnait, et elle m’a répondu que c’était un peu comme voir les dépôts de mousse sale au fond de la baignoire, après avoir vidé l’eau savonneuse.

« Pas agréable », elle a dit simplement.

Fred a fait une marque et on est retournés jusqu’à l’infirmerie. Je ne voudrais pas me vanter et vendre la peau de l’ours, mais je pense qu’on est sur la bonne voie.

Et ils l’étaient en effet, du moins pour le moment. À quatre-vingts pas après l’intersection, ils débouchèrent sur une ouverture, sous une arche. Au-delà on apercevait des boules blanches étincelantes pendant du plafond, selon une courbe descendante. Au mur, tracé en quatre gros traits à la craie, déjà en partie effacé par l’humidité qui suintait à travers les carreaux, ils lurent le dernier message laissé par les Briseurs affranchis :

Ils se reposèrent là pendant un moment, à piocher des poignées de raisins secs dans une boîte de conserve et à les manger. Même Ote en grignota quelques-uns, bien qu’à sa tête il parût assez clair que ce n’était pas là son mets préféré. Quand ils se sentirent tous rassasiés et que Roland eut rangé la boîte dans le sac en cuir qu’il avait trouvé en chemin, il demanda à la jeune femme :

— Tu te sens prête à repartir ?

— Oui, tout de suite, je pense, avant que je perde mon… mon Dieu, Roland, qu’est-ce que c’était que ça ?

De derrière eux, sans doute de l’un des passages partant de l’intersection en chantier, un coup sourd les avait fait sursauter. Un son avec quelque chose de liquide, comme si un géant en bottes en caoutchouc remplies d’eau venait de faire un pas.

— Je ne sais pas, admit Roland.

Susannah jeta un regard inquiet derrière elle, mais ne vit que des ombres. Mouvantes, pour certaines, mais c’était peut-être dû au clignotement de certaines des lampes.

Peut-être.

— Tu sais, suggéra-t-elle, je crois que ça pourrait être une bonne idée d’évacuer les lieux aussi vite que possible.

— Je pense que tu as raison, dit-il en s’appuyant sur son genou et ses doigts écartés posés au sol, comme un coureur prêt à bondir des starting-blocks. Lorsqu’elle fut de nouveau en position dans le harnais, il se releva et passa devant la flèche au mur, à un rythme proche de la course.

9

Ils avançaient ainsi au pas de course depuis environ quinze minutes lorsqu’ils tombèrent sur un squelette vêtu des lambeaux d’un uniforme militaire pourrissant. Il lui restait une bande de cuir chevelu sur la tête, duquel sortaient des touffes de cheveux noirs et mous. La mâchoire ouverte dessinait un rictus, comme pour leur souhaiter la bienvenue dans le monde souterrain. Près du bassin nu du squelette gisait au sol un anneau qui avait fini par glisser de l’un des doigts de la main droite en décomposition. Susannah demanda à Roland si elle pouvait y jeter un œil. Il ramassa le bijou et le lui tendit. Elle l’examina juste le temps de confirmer son intuition, puis le jeta par terre. Il émit un petit tintement métallique, puis ils n’entendirent plus que le compte-gouttes de l’eau qui ruisselait et le carillon du vaadasch, affaibli maintenant, mais incessant.

— C’est ce que je pensais, dit-elle.

— Quoi donc ? demanda-t-il en reprenant leur chemin.

— Ce type était un Orignal. Mon père avait la même fichue bague.

— Un orignal ? Je ne comprends pas.

— C’est une fraternité universitaire. Une sorte de ka-tet de joyeux camarades. Mais qu’est-ce qu’un Orignal pourrait bien faire dans les parages ? Un Pèlerin, encore, je pourrais comprendre.

Et elle partit d’un rire un tantinet hystérique.

Les ampoules accrochées au plafond étaient remplies d’un gaz brillant qui palpitait sur un rythme défini mais non régulier. Susannah savait qu’il y avait quelque chose à comprendre, ce qu’elle fit au bout d’un temps. Tant que Roland se pressait, le rythme de pulsation était rapide. Lorsqu’il ralentissait (sans s’arrêter vraiment, mais dans le but d’économiser son énergie), le battement dans les globes se faisait lui aussi plus lent. Elle ne croyait pas vraiment qu’ils réagissaient au rythme cardiaque du Pistolero, ni au sien à elle, mais il y avait un lien (si elle avait connu le terme biorythme, c’est celui qu’elle aurait employé). À une cinquantaine de mètres du point où ils se trouvaient à un moment M, la Rue Principale était toujours plongée dans le noir. Puis, une par une, les lampes s’allumaient à leur approche. Le phénomène avait quelque chose de fascinant. Elle se retourna — une seule fois, car elle ne voulait pas déséquilibrer la course de Roland — et constata que oui, les lumières s’éteignaient bien à tour de rôle, dès qu’ils avaient parcouru quelque cinquante mètres. Ces projecteurs-ci étaient beaucoup plus éclatants que les globes clignotants à l’entrée de la Rue Principale, et elle les soupçonnait de fonctionner à une énergie différente, une énergie qui (comme tout le reste ou presque dans ce monde) était en train de péricliter. Puis elle remarqua que l’un des globes ne s’allumait pas. Lorsqu’ils s’en rapprochèrent et passèrent à côté, elle put voir qu’il n’était pas complètement éteint ; un faible cœur incandescent se consumait toujours au centre, se convulsant au rythme de leurs deux corps et de leurs deux cerveaux. Ce qui lui rappela ces enseignes au néon, quand une lettre ou deux tombent en panne et transforment SUCRE CANDY en SUCE CANDY. Environ vingt-cinq mètres plus loin, ils croisèrent une nouvelle ampoule hors service, puis deux consécutives.

— À mon avis, on risque de se retrouver dans le noir d’ici peu de temps, dit-elle d’un ton morose.

— Je sais, acquiesça Roland, qui commençait à se sentir un chouia essoufflé.

L’air était toujours humide, et un fond froid remplaçait progressivement la chaleur. Il y avait des affiches au mur, pour la plupart déjà trop pourries pour être encore lisibles. Sur un pan sec elle en vit une représentant un gladiateur qui venait juste de perdre son combat contre un tigre, dans l’arène. Le gros félin arrachait avec délectation un chapelet de viscères du ventre ouvert de l’homme, sous les yeux de la foule en liesse. Une légende apparaissait en dessous, déclinée en une demi-douzaine de langues différentes. En français, en deuxième position, elle lut : VISITEZ CIRCUS MAXIMUS ! VOUS ALLEZ ADORER !

— Doux Jésus, Roland, chuchota Susannah. Dieu tout-puissant, mais qu’étaient ces gens ?

Roland ne souffla mot, bien qu’il sût la réponse : c’étaient tout simplement des folken devenus fous.

10

À intervalles de cent mètres environ, de petits escaliers — dont le plus long devait compter dix marches — les emmenèrent progressivement de plus en plus profond dans les entrailles de la terre. Lorsqu’ils eurent parcouru ce que Susannah estima être trois cents mètres, ils arrivèrent près d’une sorte de barrière qui s’était fait arracher, sans doute par un véhicule quelconque, et réduire en miettes. D’autres squelettes apparurent, tellement nombreux que Roland dut en écraser certains, pour se frayer un chemin. Les os ne craquèrent pas sous ses bottes, mais produisirent un pop visqueux encore plus répugnant. L’odeur qui s’en échappait était doucereuse et humide. Au-dessus de ces cadavres, les carreaux avaient sautés et ceux encore accrochés au mur étaient criblés d’impacts de balles. Une fusillade, donc. Susannah s’apprêtait à faire un commentaire, mais c’est alors qu’elle fut interrompue par le martèlement sourd qu’ils avaient entendu plus tôt. Elle eut l’impression qu’il était un peu plus fort, cette fois-ci. Un peu plus proche. Elle jeta de nouveau un regard derrière elle et ne vit rien. Cinquante mètres derrière eux les lumières continuaient de s’éteindre une à une.

— Je ne voudrais pas te paraître paranoïaque, Roland, mais je crois bien qu’on est suivis.

— Je sais qu’on est suivis.

— Tu veux que je tire une balle ou deux ? Ou que je lance un plat ? Rien que le sifflement peut filer la chair de poule.

— Non.

— Pourquoi ?

— Cette chose ne sait peut-être pas qui nous sommes. Si tu tires… elle le saura.

Il fallut à Susannah un petit moment pour comprendre ce qu’il voulait réellement dire : il n’était pas sûr que des balles — ou un Oriza — arrêteraient ce qui se trouvait derrière eux. Ou, pire encore, il était sûr du contraire.

Lorsqu’elle reprit la parole, elle fit tout son possible pour avoir l’air calme, et eut l’impression de s’en sortir pas trop mal.

— C’est sorti de cette crevasse, tu crois ?

— C’est possible, dit Roland. Ou peut-être que ça s’est échappé des ténèbres vaadasch. Maintenant, chut.

Le Pistolero accéléra la cadence, se mettant d’abord à trottiner, puis vraiment à courir pour de bon. Elle était ébahie par sa mobilité, à présent que sa douleur à la hanche avait disparu, mais elle entendait sa respiration forte et sentait sa poitrine et son dos se soulever — des inspirations brèves et rauques suivies d’expirations rudes qui ressemblaient à des grognements de contrariété. Elle aurait donné n’importe quoi pour pouvoir courir à côté de lui, sur ses propres jambes, ces jambes vigoureuses que lui avait volées Jack Mort.

Les globes au-dessus d’eux palpitaient plus rapidement, et leurs pulsations étaient plus flagrantes, à présent que les ampoules se raréfiaient. Entre deux lampes, leurs ombres mêlées se projetaient loin en avant, puis se raccourcissaient petit à petit, à mesure qu’ils approchaient de la lumière suivante. L’air était plus frais, le revêtement en céramique au sol, de plus en plus inégal. Par endroits il avait éclaté et des tessons gisaient éparpillés, jonchant le parcours de pièges, pour le visiteur non averti. Ote les évitait sans peine, et jusqu’ici Roland aussi y était parvenu.

Elle allait lui faire remarquer qu’ils n’avaient plus entendu leur espion depuis un moment, lorsque derrière eux quelque chose poussa un gros soupir de surprise. Elle sentit l’air autour d’elle faire marche arrière. Elle sentit ses boucles serrées se dresser sur son crâne, tandis que l’air se faisait aspirer. Puis résonna un gigantesque bruit baveux qui lui donna envie de hurler. Quelle que fût cette chose qui les suivait, elle était grosse.

Non.

Énorme.

11

Ils déboulèrent à bride abattue dans un autre de ces petits escaliers. Quarante mètres plus loin, trois derniers globes dardaient leur éclat incertain, puis c’était la pénombre. Les éclats de carreaux et le sol inégal et pourrissant se mêlaient en un trou noir tellement profond qu’il avait l’air composé d’une substance physique : de gros nuages de feutre noir entassé en balles. Ils allaient s’y engouffrer en courant, se dit-elle, et pendant un temps leur élan les porterait encore un peu. Puis cette matière les engluerait et les tirerait en arrière comme un ressort, et ils se retrouveraient nez à nez avec la créature. Elle l’apercevrait, cette chose si monstrueuse et inhumaine que son esprit ne saurait la reconnaître, et ce serait peut-être une bénédiction. Et alors elle bondirait, et…

Roland se jeta dans les ténèbres sans ralentir, et bien entendu, ils ne furent pas aspirés en arrière. Il y eut d’abord un peu de lumière, une vague lueur derrière eux, et les derniers feux des globes au-dessus de leurs têtes (certains luttaient pour ne pas s’éteindre à tout jamais). Juste assez de lumière pour apercevoir un autre escalier, dont le sommet était encombré de squelettes tombant en ruine, vêtus de lambeaux de tissu rouge. Roland descendit les marches aussi vite que possible — neuf marches — et sans s’arrêter. Ote courait à ses pieds, ou plutôt dansait presque, les oreilles aplaties en arrière et la fourrure ondulant comme une onde. Puis ils se retrouvèrent dans le noir total.

— Aboie, Ote, pour qu’on ne se rentre pas dedans ! lança Roland. Aboie !

Ote obéit. Trente secondes plus tard, le Pistolero le lui ordonna de nouveau, et Ote aboya encore.

— Roland, et si on débouche sur un autre escalier ?

— C’est le cas, dit-il.

Et au bout de quatre-vingt-dix secondes, l’escalier apparut. Elle le sentit trébucher et basculer en avant. Les muscles de ses épaules tressautèrent tandis qu’il projetait les mains devant lui, pourtant ils ne tombèrent pas. Susannah s’émerveilla une fois encore de ses réflexes. Ses bottes bondissaient sans la moindre hésitation. Douze marches, cette fois-ci ? Quatorze ? Ils arrivèrent sur le sol plat du passage avant qu’elle ait pu recompter mentalement. Elle savait à présent qu’il était capable de négocier les descentes d’escaliers même dans le noir, en courant comme un dératé. Mais s’il se prenait le pied dans un trou ? Dieu savait que c’était possible, vu l’état de décomposition avancée du sol. Ou bien s’ils percutaient un tas de squelettes barrant le passage, en haut d’un de ces petits escaliers ? Elle essaya de ne pas s’imaginer Roland en train de faire le saut de l’ange dans les ténèbres comme un plongeur mutilé, mais l’image s’imposa d’elle-même. Combien de leurs os à eux seraient fracassés par la chute, en arrivant en bas ? Merde, bébé, choisis un chiffre, aurait pu dire Eddie. Toute cette cavalcade, c’était de la folie pure.

Mais ils n’avaient pas le choix. Elle entendait de plus en plus distinctement cette chose dans leur dos, plus seulement son souffle baveux, mais aussi le crissement du papier de verre qu’on gratte, quand la chose se frottait aux parois carrelées du couloir. De temps à autre elle percevait aussi le bruit d’un carreau arraché au mur. Il lui était impossible de ne pas associer des images à ces sons, et ce que Susannah commença à visualiser, c’est un ver noir et géant dont le corps articulé remplissait tout le diamètre du couloir, déracinant parfois un pan de céramique branlant et l’écrasant sous son ventre gélatineux, tandis qu’il se précipitait, affamé, réduisant à vue d’œil l’écart entre lui et eux.

Le réduisant même de plus en plus vite. Susannah croyait savoir pourquoi. Ils couraient auparavant dans un îlot de lumière mouvant. Et quelle que fût cette chose lancée à leur poursuite, elle n’aimait pas la lumière. Elle repensa à la lampe torche que Roland avait glissée dans leur gunna, mais sans piles neuves, elle leur serait pour ainsi dire inutile. Vingt secondes après qu’elle aurait poussé le petit bouton, cette fichue lampe serait morte.

Sauf si… attendez une minute.

Son manche.

Son long manche !

Susannah fouilla dans le sac en cuir qui rebondissait sur la hanche de Roland, trouva des boîtes de conserve, mais pas les boîtes qu’elle cherchait. Elle trouva enfin ce qu’elle voulait, la reconnaissant à la gouttière circulaire qui courait juste sous le couvercle. Elle n’avait pas le temps de se demander pourquoi ce contact lui parut immédiatement tellement familier. Detta avait ses secrets, et l’un d’eux avait probablement à voir avec le méta. Elle leva la boîte à hauteur de ses narines pour en vérifier l’odeur, puis se cogna l’arête du nez lorsque Roland trébucha — sur un tesson de céramique, ou peut-être un autre squelette — et dut lutter un peu pour retrouver son équilibre. Cette fois-ci, il remporta la bataille, mais il finirait bien par perdre la guerre, et cette chose derrière serait sans doute sur eux avant qu’il puisse se relever. Susannah sentit du sang chaud lui dégouliner sur le visage, et la créature, en reniflant peut-être l’odeur, émit un puissant cri humide. Susannah pensa à un alligator géant dans un marécage de Floride, sortant de la vase sa tête couverte d’écaillés pour bâiller à la lune. Et il était tellement près.

Oh mon Dieu, donnez-moi du temps, se dit-elle. Je ne veux pas partir comme ça, se faire abattre c’est une chose, mais se faire dévorer vivant dans le noir…

C’en était une autre.

Accélère ! rugit-elle à Roland, en lui tambourinant les côtes de ses cuisses, comme un cavalier aiguillonnant à l’éperon son cheval récalcitrant.

Et Dieu sait comment, Roland y parvint. Sa respiration était devenue une véritable torture, à l’oreille. Il n’avait jamais autant haleté, même après son commala endiablé. Si le Pistolero poursuivait à ce rythme, son cœur allait exploser dans sa poitrine. Mais…

Plus vite, Tex ! Lâche tout, nom de Dieu ! Je vais peut-être nous sortir un lapin de mon chapeau, mais en attendant tu as intérêt à me donner tout ce que tu as, bon sang !

Et là, dans les ténèbres sous le Château Discordia, Roland donna tout ce qu’il avait.

12

Elle plongea sa main libre une fois encore dans le sac et la referma sur le manche de la lampe torche. Elle la sortit et se la cala sous l’aisselle (sachant que si elle la lâchait, ils étaient fichus pour de bon), puis arracha la patte de protection de la boîte de méta, soulagée d’entendre le sifflet qui indiquait la rupture du sceau sous vide. Soulagée, mais pas surprise — si le sceau avait été brisé, la gelée inflammable à l’intérieur se serait évaporée depuis longtemps, et la boîte aurait été beaucoup plus légère.

— Roland ! s’écria-t-elle. Roland, j’ai besoin d’allumettes !

— Chemise… poche ! haleta-t-il. Prends-les !

Mais elle commença par lâcher la lampe torche dans le pli de son entrejambe, collé contre le dos de Roland ; elle la récupéra juste avant qu’elle bascule pour de bon. La tenant cette fois-ci bien en main, elle en plongea le manche dans la boîte de méta. Pour attraper une allumette tout en retenant la boîte et la lampe torche enduite de gélatine, il lui aurait fallu une troisième main, aussi jeta-t-elle la boîte par-dessus bord. Il y en avait deux de plus dans le sac, mais si ça ne marchait pas, elle n’aurait jamais l’occasion d’aller en chercher une autre.

La chose poussa un nouveau rugissement et, à l’entendre, Susannah eut l’impression qu’elle était juste derrière eux. Elle en sentait maintenant l’odeur, qui lui évoqua un tas de poissons avariés en train de pourrir au soleil.

Elle passa la main par-dessus l’épaule de Roland et extirpa une unique allumette de sa poche de chemise. Elle aurait peut-être le temps d’en allumer une, mais pas deux. Roland et Eddie savaient les gratter sur leur ongle de pouce, mais Detta Walker connaissait une ruse deux fois meilleure, et s’en était servi en maintes occasions, pour impressionner ces jeunots blancs dont elle se repaissait, dans les bouges où elle allait traîner. Dans le noir, elle fit la grimace, découvrant ses gencives et ses dents, et coinça l’allumette entre ses deux incisives centrales du haut.

Eddie, si tu es là, aide-moi, trésor — aide-moi à faire ça bien.

Elle gratta l’allumette. Une onde de chaleur lui chauffa le palais et elle sentit sur sa langue la saveur du soufre. La tête de l’allumette faillit l’aveugler, tant ses yeux s’étaient adaptés à l’obscurité, mais elle y vit assez clair pour la faire entrer en contact avec le manche de la lampe, enduit de gélatine. Le méta s’enflamma instantanément, transformant le manche en torche. C’était peu, mais c’était déjà quelque chose.

Retourne-toi ! hurla-t-elle.

Roland s’immobilisa immédiatement — aucune question, aucune protestation — et pivota sur les talons. Elle brandit la lampe en feu devant elle, et l’espace d’une seconde, ils aperçurent tous deux la tête d’une chose humide et recouverte d’yeux d’albinos roses. En dessous apparaissait une bouche de la taille d’une trappe, grouillant de tentacules qui gigotaient. Le méta ne brûlait pas à grosses flammes, mais dans ce noir absolu, la lueur suffit à faire reculer la chose. Avant que la créature disparaisse de nouveau dans les ténèbres, Susannah vit tous ces yeux se refermer brusquement et eut juste le temps de se dire qu’ils devaient être très sensibles, pour qu’une petite flamme ridicule comme celle-là…

Jalonnant le sol du passage de part et d’autre, elle aperçut des tas d’ossements. Contre sa paume, l’extrémité de la lampe chauffait déjà. Ote aboyait comme un fou, scrutant l’obscurité la tête baissée, ses pattes courtaudes écartées, tous les poils dressés sur le dos.

— Accroupis-toi, Roland, accroupis-toi !

Il s’exécuta et elle lui tendit sa torche de fortune qui commençait déjà à goutter, les petites flammes jaunes parcourant le manche d’acier, virant déjà au bleu. La chose dans le noir émit un ultime rugissement assourdissant, et Susannah aperçut de nouveau sa silhouette, qui vacillait de droite à gauche. Elle rampait vers eux à mesure que la lumière déclinait.

Si le sol est humide, on est faits comme des rats, c’est certain, se dit-elle, mais au contact, lorsque ses doigts se refermèrent sur un fémur, elle eut l’impression que ce n’était pas le cas. Peut-être n’était-ce là qu’une illusion envoyée par ses sens désespérés — car elle entendait bel et bien de l’eau goutter du plafond, un peu plus loin — mais il lui fallut bien s’y fier.

Elle fouilla dans le sac à la recherche d’une autre boîte de méta, mais la bague d’ouverture commença par lui résister. La créature se rapprochait, et elle voyait un nombre incalculable de jambes trapues et déformées sous la bosse de la tête. Ce n’était finalement pas un ver, mais plutôt un mille-pattes géant. Ote vint se placer devant Susannah, aboyant toujours furieusement, toutes dents dehors. C’est Ote que cette chose avalerait en premier, si jamais elle ne…

Puis elle réussit à glisser le doigt dans la bague écrasée contre le couvercle de la boîte. Elle entendit un pop suivi d’un sifflement. Roland secouait la torche d’avant en arrière, essayant d’insuffler un peu de vie dans les flammes déclinantes (ce qui aurait pu fonctionner, s’il leur restait du carburant) et elle vit leurs ombres affaiblies bondir sauvagement sur les murs carrelés pourrissants.

La circonférence de l’os était trop importante pour entrer dans la boîte. Allongée maladroitement, encore à moitié engagée dans le harnais, elle plongea la main dans la gelée, en retira une poignée et l’étala grossièrement sur l’os. Si l’os était humide, cela ne ferait que leur épargner l’horreur pour quelques secondes. S’il était sec, en revanche, alors peut-être… peut-être que…

La chose se rapprochait en rampant. Au milieu des tentacules qui s’agitaient dans sa bouche, Susannah distingua une série de crocs acérés. Encore une seconde et la créature serait assez près pour s’emparer d’Ote avec la vitesse d’un gecko gobant une mouche en plein vol. Son odeur de poisson avarié, de plus en plus forte, donnait la nausée. Et que pouvait-il bien y avoir derrière ? Quelles autres abominations les guettaient ?

Mieux valait ne pas y penser, pour le moment.

Elle approcha sa torche en fémur des flammes mourantes qui léchaient le manche de la lampe. Le brusque éclat enflammé fut plus vif qu’elle s’y attendait — beaucoup plus vif — et cette fois le cri de la bête vibra non seulement de surprise, mais aussi de douleur. Il y eut un bruit de succion ignoble, comme de la vase qu’on écrase dans un imperméable en vinyle, et la créature recula dans un claquement de fouet.

— Trouv’moi d’aut’os, lança-t-elle à Roland lorsqu’il jeta de côté la lampe devenue inutile. Et qu’i soient sics, su’tout.

Et elle éclata d’un rire gras à la Detta, comme gloussant à l’une de ses propres blagues, incompréhensible.

Toujours essoufflé, Roland fit ce qu’on lui ordonnait.

13

Ils reprirent leur progression le long du passage, et Susannah était à présent à califourchon sur le dos de Roland, position difficile à tenir pour tous les deux. S’ils se sortaient de là, elle aurait le dos en compote pendant un jour ou deux. Et je vais pouvoir déguster la moindre crampe, se rappela-t-elle. Roland avait toujours le T-shirt de la Maison de Retraite de Bridgton que lui avait acheté Irene Tassenbaum. Il le tendit à Susannah. Elle l’enroula à l’extrémité de l’os et le brandit aussi loin qu’elle put, sans perdre l’équilibre. Roland n’arrivait plus à courir — et elle aurait sans doute basculé du harnais, s’il s’y était essayé — mais il gardait une allure soutenue, s’arrêtant de temps à autre pour ramasser un tibia ou un humérus qui lui paraissait de la bonne taille. Ote comprit vite le principe et se mit lui aussi à en rapporter au Pistolero, dans sa gueule. La chose les suivait toujours. Susannah apercevait parfois sa peau glissante et miroitante et à chaque fois que la créature reculait devant la torche que brandissait la jeune femme, ils entendaient cet innommable bruit liquide, comme si un géant en bottes débordantes de boue courait à leurs trousses. Elle se dit soudain que c’était peut-être le bruit de la queue de la bête. Cette idée la remplit d’un sentiment d’horreur, irrationnel, intime, et tellement puissant qu’elle aurait pu en perdre l’esprit.

L’idée même que cette monstruosité ait une queue ! s’écria son esprit presque en transe. Une queue qui au bruit a l’air remplie d’eau ou de gélatine, ou de sang à moitié coagulé ! Doux Jésus ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Ce n’était pas la lumière seule qui empêchait la bête de les attaquer, comprit-elle bientôt. C’était aussi la peur du feu. La chose devait être restée tapie dans l’ombre, sur tout le segment de couloir éclairé par les globes lumineux, à se dire (si elle était seulement capable de la moindre pensée cohérente) qu’elle attendrait qu’ils se trouvent dans le noir pour leur sauter dessus. Susannah avait le sentiment que, si la chose avait pu savoir qu’ils avaient accès au feu, elle aurait sans doute choisi de fermer tout ou partie de ses yeux pour plonger sur eux alors qu’ils se trouvaient encore dans le couloir, dans un secteur moins éclairé. Pour l’instant elle était en déveine, du moins temporairement, car les os faisaient des torches étonnamment efficaces (l’idée que le Rayon en plein rétablissement pût leur être utile sur ce plan ne lui traversa pas l’esprit). La seule question était de savoir si le méta tiendrait ou non. Elle avait réussi à en garder de côté, car une fois allumés, les os brûlaient tout seuls — sauf un ou deux, trop humides, qu’elle dut jeter après s’en être servi pour allumer les suivants —, mais il fallait bien entretenir la flamme, et elle avait déjà largement entamé la troisième et dernière boîte. Elle regretta amèrement d’en avoir jeté une alors que la chose se rapprochait dangereusement, mais elle ne voyait pas comment elle aurait pu faire autrement. Elle aurait aussi voulu que Roland puisse aller plus vite, bien qu’elle se doutât qu’à présent il ne pourrait tenir très longtemps la cadence, même si elle avait été correctement installée et qu’elle avait réussi à se cramponner. Peut-être un petit sprint, mais guère plus. Elle sentait ses muscles trembler, sous sa chemise. Il n’était pas loin de l’épuisement.

Cinq minutes plus tard, alors qu’elle attrapait une poignée de chaleur en boîte en vue de l’étaler sur une rotule encore accrochée à son fémur, elle toucha du bout des doigts le fond de la boîte de méta. Des ténèbres monta un autre martèlement liquide. La queue de ton amie, lui répéta son esprit. Elle ne se laissait pas distancer. Elle attendait qu’ils se retrouvent à court de carburant et se fassent à nouveau engloutir par les ombres. Alors elle bondirait.

Alors elle bâfrerait.

14

Bientôt il leur faudrait une position de repli. Elle en prit conscience quasiment dès qu’elle sentit sous ses doigts le fond de la boîte. Dix minutes et trois torches plus tard, Susannah s’apprêtait à dire au Pistolero de s’arrêter quand ils arriveraient dans un ossuaire particulièrement fourni — si l’occasion devait se présenter. Ils pourraient faire un bûcher d’os et de chiffons, et une fois qu’il flamberait haut et fort, ils détaleraient à bride abattue. Quand ils entendraient la chose (si l’occasion devait se présenter) passer de leur côté de la barrière de feu, Roland pourrait allumer son chargement et s’alléger en la laissant derrière. Elle ne considérait pas cette perspective comme du sacrifice, mais comme de la logique — il n’y avait aucune raison de laisser cette vermine de mille-pattes les avoir tous les deux s’ils pouvaient l’en empêcher. Elle n’avait absolument pas l’intention de le laisser l’avoir elle, si on devait en arriver là. Du moins, pas vivante. Elle avait l’arme de Roland, et elle était bien décidée à s’en servir. Cinq coups pour sai Mille-pattes. Si après ça il avançait toujours, le sixième serait pour elle.

Avant qu’elle ait pu exprimer ces idées, Roland lâcha trois mots qui firent taire tous les siens :

— Lumière, fit-il, haletant. Droit devant.

Elle se contorsionna pour regarder et ne vit d’abord rien, sans doute à cause de la torche qu’elle brandissait. Puis elle l’aperçut : une faible lueur blanche.

— Encore des globes, tu crois ? demanda-t-elle. Une rampe encore en état ?

— Peut-être. Mais je ne crois pas.

Quelques minutes plus tard, elle se rendit compte qu’elle distinguait le sol et les murs, à la lueur de la dernière torche. Le sol était recouvert d’une fine couche de poussière et de petits cailloux, qui n’avait pu être apportée que de l’extérieur, par le vent. Susannah tendit les bras au-dessus de sa tête, tenant d’une main un os en flammes emmailloté dans un T-shirt, et poussa un hurlement de triomphe. La chose derrière elle réagit par un mugissement de fureur et de frustration qui réjouit le cœur de Susannah, mais n’empêcha pas sa peau de se couvrir de chair de poule.

— Adieu, chérie ! s’écria-t-elle. Adieu, espèce d’enculé couvert d’yeux !

La chose rugit de nouveau et se jeta en avant. L’espace d’une seconde, Susannah la vit clairement : l’énorme masse ronde qu’on ne pouvait appeler visage, en dépit de sa bouche pendante ; le corps segmenté, éraflé et suintant, là où il avait frotté contre les aspérités des murs ; et quatre appendices boudinés en guise de bras, deux de chaque côté. Au bout s’agitaient des pinces claquant dans l’air. Susannah poussa un hurlement et brandit la torche à la tête de la créature, qui recula une nouvelle fois, dans un grondement assourdissant.

— Ta mère ne t’a jamais dit que c’était mal d’embêter les animaux ? demanda Roland, avec une telle sécheresse qu’il fut impossible à Susannah de savoir s’il blaguait ou pas.

Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors.

CHAPITRE 2 Avenue des Malterres

1

Ils émergèrent sous une arcade à demi effondrée, creusée à flanc de colline, à côté d’une baraque en préfabriqué, sorte de reproduction à plus petite échelle de celle de la Gare Expérimentale de l’Arc 16. Le toit de cette petite bâtisse était piqueté de rouille sur toute sa surface. Des os éparpillés s’entassaient devant, en un cercle grossier. Les rochers alentour étaient noircis et ébréchés par endroits. Un bloc de la taille de la maison Reine Anne où étaient retenus les Briseurs était fendu en deux, révélant un cœur pailleté de minéraux étincelants. L’air était froid et on entendait la plainte incessante du vent, même si les rochers en arrêtaient le plus gros. Roland et Susannah tournèrent le visage vers le ciel d’un bleu vif, avec une indicible gratitude.

— Il y a eu un combat, ici, non ? demanda-t-elle.

— Oui, c’est ce que je dirais. Une grosse bataille, il y a bien bien long.

Il avait l’air complètement éreinté.

Un panneau retourné gisait au sol, devant la porte entrouverte de la baraque. Susannah insista pour être déposée à terre, afin de pouvoir le ramasser et le lire. Roland s’exécuta et s’assit le dos appuyé à un rocher, scrutant le Château Discordia, qui se trouvait maintenant derrière eux. Deux tours se dressaient sur fond de ciel bleu, une intacte, et l’autre tronquée assez près du sommet, à l’œil. Il s’appliqua à reprendre son souffle. Il sentait sous lui le sol froid, et il sut d’emblée que leur randonnée à travers les Malterres serait difficile.

Pendant ce temps, Susannah avait retourné le panneau. Tout en le tenant d’une main, de l’autre elle époussetait la croûte de crasse accumulée au cours des ans. Les mots qu’elle découvrit étaient écrits en français, et elle frissonna violemment en les déchiffrant :

CE POSTE DE CONTRÔLE EST FERMÉ.
DÉFINITIVEMENT.

Et dessous, en rouge, semblant darder sur elle son regard furieux, était dessiné l’Œil du Roi.

2

Ils ne trouvèrent rien d’autre dans la pièce principale de la baraque qu’un fouillis de matériel réduit en miettes et encore des squelettes, dont pas un seul complet. Dans la réserve attenante, cependant, elle dénicha quelques délicieuses surprises : des étagères entières de boîtes de conserve — plus qu’ils n’en pourraient transporter — ainsi que du méta (elle se dit que Roland ne ferait plus son bougon sarcastique quand elle s’équiperait de combustible, et elle avait raison). Elle passa la tête par l’embrasure de la porte de la réserve par acquit de conscience, n’espérant pas vraiment trouver quoi que ce fût à côté, à part peut-être quelques squelettes supplémentaires, et il y en avait effectivement un. Le gros lot, c’était le véhicule dans lequel reposait cet amas d’ossements difforme : un dogcart rappelant un peu celui qu’elle avait en haut du château, au cours de sa palabre avec Mia. Celui-ci était à la fois plus petit et en bien meilleur état. Les roues n’étaient pas en bois mais en métal recouvert d’une fine peau synthétique. Des poignées saillaient sur les côtés, et c’est alors qu’elle comprit qu’il ne s’agissait pas du tout d’un dogcart, mais d’une sorte de pousse-pousse.

P’épa’e-toi à dégager d’là, l’macchabée !

C’était là une pensée typiquement à la Detta Walker, acerbe et grossière, mais elle lui arracha un petit rire, malgré elle.

— Qu’as-tu trouvé d’amusant ? lança Roland d’une voix forte, depuis l’autre pièce.

— Tu verras, dit-elle en s’évertuant d’écarter tout accent de Detta, au moins — ce à quoi elle ne parvint pas complètement. Tu verras bien assez tôt, j’peux t’dire.

3

Il y avait un petit moteur, à l’arrière du pousse-pousse, mais ils comprirent tous les deux au premier coup d’œil qu’il n’avait plus servi depuis une éternité. Dans la réserve, Roland trouva quelques outils simples, notamment une clé anglaise réglable. Elle était coincée la mâchoire ouverte, mais quelques gouttes d’huile (tirée d’une boîte rouge et blanche 3-en-1 tout à fait familière à Susannah) la remit en état en un clin d’œil. Roland l’utilisa pour décrocher le moteur de son axe, puis il le fit basculer à terre. Tandis qu’il bricolait et que Susannah jouait ce que Pop Mose aurait appelé l’inspecteur des travaux finis, Ote restait assis à une quarantaine de pas de l’arcade par laquelle ils avaient surgi, montant ostensiblement la garde pour intercepter la chose qui les avait poursuivis dans le noir.

— Quinze livres à peine, commenta Roland en s’essuyant les mains sur son jean et en contemplant le moteur désossé. Mais j’imagine que, le moment venu, je serai heureux de m’en être débarrassé.

— On repart quand ?

— Dès qu’on aura stocké autant de boîtes de conserve que j’estime pouvoir en porter, dit-il en poussant un profond soupir.

Il était pâle et mal rasé. Des cernes noirs se dessinaient sous ses yeux, de nouvelles rides lui striaient les joues, des coins de la bouche au menton. Il était maigre comme un coup de fouet.

— Roland ! Tu ne peux pas faire ça ! Pas déjà ! Tu es épuisé !

D’un geste vague il désigna Ote, patiemment assis devant les ténèbres béantes.

— Tu veux te retrouver aussi près du tunnel, quand il fera noir ?

— On peut faire un feu…

— Cette chose a peut-être des amis, des amis qui n’ont pas peur du feu. Tant qu’on était dans ce conduit, la chose n’aurait pas voulu nous partager, parce qu’elle n’y était pas forcée. Mais une fois la nuit tombée elle s’en moquera, surtout si elle veut se venger.

— Une créature pareille ne réfléchit pas. C’est impossible.

C’était plus facile à croire à présent qu’ils étaient dehors. Mais elle savait qu’elle changerait peut-être d’avis, une fois que leurs ombres s’allongeraient et se mêleraient.

— Je ne pense pas qu’on puisse se permettre de courir le risque.

À contrecœur, elle dut bien admettre qu’il avait raison.

4

Heureusement pour eux, la première portion de sentier étroit s’engageant dans les Malterres était assez plate, et lorsqu’ils arrivèrent bel et bien au pied d’une côte, Roland ne vit pas d’objection à ce que Susannah descende à terre et sautille hardiment derrière l’engin qu’elle avait baptisé le Taxi de Luxe de Ho Fat, jusqu’à ce qu’ils atteignent le sommet de la crête. Petit à petit, le Château Discordia s’enfonça derrière eux. Roland poursuivit son chemin quand les rochers leur masquèrent la première tour, mais lorsque la deuxième disparut, il désigna du doigt une tonnelle en pierre sur le bord du chemin et dit :

— C’est ici que nous établirons le campement pour cette nuit, sauf si tu as une objection.

Elle n’en avait pas. Ils avaient réuni assez d’os et de lambeaux d’uniformes kaki pour allumer un feu, mais Susannah savait que leur réserve de combustible était maigre. Les morceaux de tissu brûleraient aussi vite que du papier journal et les os disparaîtraient avant que les aiguilles de la montre chic de Roland (qu’il avait exhibée avec une émotion proche de la vénération) ne se rejoignent pour minuit. Et la nuit suivante, il n’y aurait très vraisemblablement pas de feu, et de la nourriture froide mangée à même les boîtes de conserve. Elle avait bien conscience de ce que les choses auraient pu être bien pires — dans la journée il faisait autour de quinze degrés, plus ou moins, et au moins ils avaient de quoi manger — mais elle aurait donné très cher pour un pull. Encore plus pour une paire de gants.

— On trouvera sans doute des trucs à brûler, sur le chemin, dit-elle avec espoir, quand le feu eut démarré.

En brûlant, les os dégageaient une odeur répugnante, et ils veillèrent à ne pas s’asseoir face au vent.

— Des herbes… des buissons… d’autres os… peut-être même du bois mort.

— Je ne pense pas, corrigea Roland. Pas de ce côté-ci du château du Roi Cramoisi. Pas même de l’herbe du diable, qui pourtant pousse dans tous les fichus recoins de l’Entre-Deux-Mondes.

— Tu n’en sais rien. Tu n’en es pas certain.

Elle ne supportait pas la perspective de jours et de jours entiers d’un froid monotone, contre lequel ils seraient vêtus d’une tenue plus appropriée à une balade printanière dans Central Park.

— Je crois qu’il a assassiné cette terre, lorsqu’il a plongé Tonnefoudre dans les ténèbres, songea Roland à voix haute. Au début ça n’a pas dû être bien méchant, mais maintenant tout est stérile. Mais on peut s’estimer heureux.

Il se pencha vers elle pour toucher un bouton qui avait éclos à côté de sa lèvre inférieure charnue.

— Il y a cent ans, il serait devenu noir, ça se serait étendu et ça t’aurait rongé la peau jusqu’à l’os. Ensuite ça aurait attaqué le cerveau et tu serais devenue folle avant de mourir.

— D’un cancer ? De l’irradiation ?

Roland haussa les épaules, comme pour signifier que peu importait.

— Quelque part au-delà du château du Roi Cramoisi, on tombera peut-être à nouveau sur des collines verdoyantes, voire des forêts. Mais l’herbe sera sans doute enfouie sous la neige, quand on arrivera, vu la saison. Je le sens dans l’air, je le vois à cette façon qu’a le jour de s’obscurcir.

Elle grogna, cherchant désespérément à produire un effet comique, mais tout ce qui vint, c’est un mélange de peur et de lassitude qui l’effraya elle-même. Ote dressa les oreilles et les regarda tous les deux.

— Pourquoi tu n’essaies pas plutôt de me remonter un peu le moral, Roland ?

— Il faut que tu saches la vérité. On peut continuer comme on le fait là pendant un moment, Susannah, mais ça ne sera pas une partie de plaisir. On a assez de nourriture dans ce chariot-là pour tenir un mois ou plus, si on fait durer les réserves… et on y veillera. Quand on arrivera de nouveau en vue d’une terre vivante, on trouvera des animaux, même s’il y a bien de la neige. Et c’est ça que je cherche. Non pas parce qu’on aura faim, même si la chair fraîche sera la bienvenue, mais parce qu’on aura besoin des peaux. J’espère qu’on ne se retrouvera pas dans une situation dramatique, mais…

— Mais tu as peur qu’on en arrive là.

— Oui, dit-il. J’en ai peur. Quand il dure, il n’y a presque rien de plus décourageant que le froid constant — pas assez violent pour tuer, peut-être, mais toujours tapi là, à voler ton énergie et tes réserves de graisse, petit à petit. J’ai bien peur qu’on se prépare un périple très éprouvant. Tu verras.

5

Quand il dure, il n’y a presque rien de plus décourageant que le froid constant.

Le jour, ça allait encore. Ils étaient en mouvement, au moins, ils faisaient fonctionner leurs muscles et circuler leur sang. Pourtant, même dans la journée, elle se mit à redouter les zones dégagées qu’il leur arrivait de traverser, balayées par le vent qui avait parcouru en hurlant des kilomètres de roche nue et crevassée, parfois hérissée d’une butte ou interrompue par une mesa. Les promontoires surgissaient sur fond de ciel bleu et monotone comme les doigts rouges de géants de pierre ensevelis. Le vent semblait se faire plus vif encore alors que Roland et Susannah se traînaient sous les tourbillons laiteux des nuages qui dérivaient le long du Sentier du Rayon. Elle levait ses mains crevassées pour s’en protéger le visage, et elle maudissait cette sensation dans ses doigts, qui ne s’engourdissaient jamais complètement, mais se mettaient à fourmiller et à picoter en profondeur. Ses yeux se remplissaient d’eau sans discontinuer, jusqu’au moment où les larmes jaillissaient sur ses joues. Le sillage des larmes ne gelait jamais, le froid n’était pas suffisamment mordant. Il l’était juste assez pour leur rendre doucement la vie de plus en plus misérable. Pour quelle somme dérisoire aurait-elle été prête à vendre son âme immortelle, durant ces jours détestables et ces nuits effroyables ? Parfois elle se disait qu’un simple pull aurait suffi ; ou bien elle pensait : Non, chérie, tu as trop d’amour-propre pour ça, même en cet instant. Tu serais vraiment prête à passer l’éternité en enfer — voire dans les ténèbres vaadasch — pour un simple pull, certainement pas !

Eh bien, peut-être pas. Mais si le diable qui la tentait devait lui tendre une paire de cache-oreilles…

Et il aurait suffi de tellement peu de chose pour leur rendre la vie plus confortable. Elle y pensait sans relâche. Ils avaient de la nourriture, et de l’eau, aussi, car tous les vingt kilomètres environ, ils étaient tombés sur des pompes encore en état de marche, et qui tiraient de grands flots jaillissants d’eau froide au goût minéral des profondeurs des Malterres.

Les Malterres. Elle eut des heures, des jours et bientôt des semaines pour méditer sur ce terme. Qu’est-ce qui faisait que des terres étaient mauvaises ? L’eau empoisonnée ? L’eau d’ici n’était pas douce, loin de là, mais elle n’était pas non plus empoisonnée. Le manque de nourriture ? Ils avaient de la nourriture, même si elle se doutait que le problème de la pénurie se poserait peut-être plus tard, s’ils n’en trouvaient pas assez vite. En attendant elle n’en pouvait plus du hachis de bœuf en boîte, sans parler des petits déjeuners à base de raisins secs et des desserts à base de… raisins secs. Pourtant ça restait de la nourriture. Du carburant pour le corps. Qu’est-ce qui faisait que des terres étaient mauvaises, quand on avait à manger et à boire ? Regarder le ciel virer à l’or, puis au brun-roux à l’ouest ; le regarder virer au pourpre puis au noir piqueté d’étoiles à l’est. Elle voyait finir le jour avec une angoisse croissante : la perspective d’une nouvelle nuit interminable, qu’ils affronteraient blottis tous les trois l’un contre l’autre, tandis que le vent gémissait à travers les rochers et que les étoiles dardaient sur eux leur regard glacial. Des étendues infinies de purgatoire gelé, et leurs mains et leurs pieds qui vibraient, et elle se disait : Si seulement j’avais un pull et une paire de gants, ça pourrait aller. Il suffirait de ça, un pull et une paire de gants. Parce qu’il ne fait pas si froid, en fait.

D’ailleurs, à combien descendait réellement la température, à la nuit tombée ? Jamais en dessous de zéro, car l’eau qu’elle avait versée pour Ote ne gelait pas. Elle supposait que la température baissait autour de dix degrés, entre minuit et l’aube ; une nuit ou deux ça avait sans doute approché des cinq degrés, car elle avait remarqué que de petites particules de glace s’étaient formées sur les bords du pot qui servait d’écuelle à Ote.

Elle regarda de plus près sa fourrure. Elle se dit d’abord que ce n’était là qu’un exercice spéculatif, pour passer le temps — comment le métabolisme d’un bafouilleux fonctionnait-il, exactement ? Et cette fourrure (cette fourrure épaisse, d’une épaisseur indécente, d’une épaisseur presque intolérable) lui tenait-elle vraiment chaud ? Petit à petit, elle dut bien admettre que ce qu’elle ressentait était de la jalousie pure et simple, susurrée par la voix de Detta : ce p’tit salopa’d-là, l’a pas f’oid quand i’fait nuit, hein ? Nan, pas lui ! Tu c’ois qu’on pou’ait s’tailler une pai’e de moufles, dans c’te peau-là ?

Elle écartait ces pensées avec véhémence, le cœur malheureux et horrifié, se demandant s’il existait des limites à la méchanceté, au calcul et à la veulerie de l’esprit humain, puis décida qu’elle ne voulait pas vraiment savoir.

Le froid pénétrait de plus en plus profondément en eux, jour après jour, nuit après nuit. Comme une écharde glacée. Ils se serraient l’un contre l’autre, Ote blotti entre eux, puis se retournaient pour changer le côté qui affrontait le froid de la nuit. Le sommeil réellement réparateur ne durait jamais longtemps, quelle que fût leur fatigue. Lorsque la lune fut de nouveau croissante, illuminant les ténèbres, ils passèrent les deux semaines suivantes à marcher de nuit et à dormir le jour. Ce fut un peu mieux.

Les seules traces de vie sauvage qu’ils aperçurent furent de grands oiseaux noirs volant à l’horizon, au sud-est, ou tenant congrès en haut des mesas. Quand le vent était clément, Roland et Susannah entendaient leur conversation stridente et incessante.

— Tu crois que ces trucs auraient bon goût ? demanda un jour Susannah au Pistolero.

La lune avait presque disparu et ils avaient repris leur ancien rythme, avançant de jour pour anticiper certains dangers (notamment des crevasses profondes en travers de leur chemin, ainsi qu’un puits de carbone qui leur parut sans fond).

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ? rétorqua Roland.

— Je pense que non. Mais je dirais pas non à un petit essai.

Elle marqua une pause.

— De quoi tu crois qu’ils vivent ?

Roland ne put que secouer la tête. Le chemin ondulait au milieu d’un fantastique jardin pétrifié de formations rocheuses escarpées et affûtées comme des lames. Plus loin, une centaine d’autres oiseaux noirs rappelant des corbeaux décrivaient des cercles au-dessus du sommet plat d’une mesa, ou bien s’étaient posés sur le bord et contemplaient Roland et Susannah, comme un jury aux yeux noirs en boutons de bottine.

— On devrait peut-être faire un détour, suggéra-t-elle. Histoire de voir ce qu’on trouve.

— Si on perd la piste, il se peut qu’on ne la retrouve pas, fit remarquer Roland.

— C’est des conneries ! Ote pourra…

— Susannah, je ne veux plus en entendre parler ! lança-t-il sur un ton cassant et en colère qu’elle ne lui avait jamais entendu auparavant.

En colère, oui, elle l’avait entendu maintes fois en colère. Mais cette fois-ci elle entendit une pointe de mesquinerie, de bouderie qui l’inquiéta. Et qui lui fit aussi un peu peur.

Ils poursuivirent en silence pendant la demi-heure qui suivit, Roland tirant le Taxi de Luxe de Ho Fat, et Susannah en selle. Puis l’étroit sentier (l’Avenue Malterres, comme elle l’avait rebaptisé) se mit à monter et elle sauta à terre, le rattrapant en route et se calquant sur sa marche. Pour ce genre d’expédition, elle avait déchiré son T-shirt de la Maison de Retraite en lambeaux, qu’elle s’était enroulés autour des mains. Ce qui la protégeait des pierres tranchantes, tout en la réchauffant un petit peu.

Il baissa le regard vers elle, puis se concentra de nouveau sur le chemin. Sa lèvre inférieure saillait légèrement, et Susannah se dit qu’il ne devait pas imaginer combien cette expression lui donnait un air têtu et ridicule — celle d’un gamin de trois ans à qui on a refusé d’aller faire des pâtés sur la plage. Il n’en avait aucune idée, et elle n’avait pas l’intention de le lui dire. Plus tard, peut-être, quand ils pourraient se remémorer ce cauchemar en riant. Quand ils ne se rappelleraient vraiment pas ce qu’il y avait de si terrible à passer la nuit, par dix degrés, à grelotter sur le sol glacé, les yeux grands ouverts, et à voir de temps à autre la traîne de feu d’une météorite érafler le ciel. Le tout en se disant : un pull, c’est tout. Avec un pull je serais heureuse comme une perruche à l’heure de la becquée. Et à se demander s’il y avait assez de fourrure sur le dos d’Ote pour leur faire une paire de chaussettes à chacun, et même si tuer cette petite bête ne serait pas lui rendre service, finalement. Il était tellement triste quand Jake était entré dans la clairière.

— Susannah, dit Roland, j’ai été dur avec toi, à l’instant, j’implore ton pardon.

— Pas la peine.

— Si, je crois que si. Nous avons assez d’ennuis comme ça sans créer de problèmes entre nous. Sans créer de ressentiment ou d’amertume entre nous.

Elle ne répondit rien. Elle leva les yeux vers lui, tandis qu’il scrutait l’horizon, en direction du sud-est, et les oiseaux qui tournaient.

— Ces corbeaux, dit-il.

Elle attendit.

— Dans mon enfance, on les appelait parfois les Merles de Gan. Je vous ai raconté, à Eddie et à toi, que mon ami Cuthbert et moi, nous avions répandu des miettes de pain pour les oiseaux, après la pendaison du cuisinier, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’étaient des oiseaux exactement comme ceux-là, on les appelait aussi les Corbeaux du Château. Jamais les Corbeaux Royaux, cependant, parce que c’étaient des charognards. Tu demandais de quoi vivaient ces oiseaux là-bas. Peut-être qu’ils vont faire les charognards dans les arrière-cours et les rues de son château à lui, maintenant qu’il est parti.

— Le Casse Roi Russe, ou Roi Rouge, quel que soit le nom qu’on lui donne.

— Si fait. Je ne peux pas le garantir, mais…

Roland suspendit sa phrase. Il laissa son regard vagabonder encore quelques instants vers les oiseaux, et oui, il avait bien l’impression qu’ils faisaient des allers et retours en direction du sud-est. Ce mouvement des oiseaux indiquait peut-être qu’ils avançaient dans leur périple, après tout. Ce n’était pas grand-chose, mais ça suffit à remonter le moral de Susannah pour la journée et même au plus noir de sa nuit glaciale et désespérante.

6

Le matin suivant, alors qu’ils savouraient un énième petit déjeuner froid dans un énième campement sans feu (Roland avait promis que ce soir-là ils utiliseraient un peu du méta, pour prendre au moins un repas tiède), Susannah demanda si elle pouvait jeter un œil à la montre qu’on lui avait offerte, à la Tet Corporation. Roland la lui donna bien volontiers. Elle observa longuement les trois sigleus sur le clapet, notamment la Tour ornée de sa spirale de meurtrières. Puis elle l’ouvrit et contempla l’intérieur. Sans lever les yeux vers Roland, elle dit :

— Répète-moi ce qu’ils t’ont dit, déjà ?

— Ils m’ont informé de ce que leur avait rapporté un de leurs bons-esprits. Un homme particulièrement doué, d’après ce qu’ils disaient, bien que je ne me rappelle pas son nom. Selon lui, la montre pourrait s’arrêter quand on approchera de la Tour Sombre, ou même se mettre à tourner en sens inverse.

— J’imagine mal une Patek Philippe se mettre à remonter le temps. Si on se fie à ce qu’elle indique, il est huit heures seize du matin, ou du soir, à New York. Ici on dirait qu’il est dans les six heures et demie du matin, mais je suppose que ça ne veut pas dire grand-chose. Comment on est censés se rendre compte que cette beauté avance ou retarde ?

Roland s’interrompit dans le rangement des provisions dans son gunna et réfléchit à sa question.

— Tu vois l’aiguille minuscule en bas ? Celle qui est toute seule dans son cadran ?

— La trotteuse, oui.

— Dis-moi quand elle sera à zéro.

Elle regarda la trotteuse terminer son tour de cadran, et lorsqu’elle arriva à midi, elle fit :

— Ça y est.

Roland était accroupi, position très aisée pour lui, maintenant qu’il n’avait plus mal à la hanche. Il ferma les yeux et s’entoura les genoux de ses bras. À chacune de ses expirations, un petit voile de vapeur s’élevait dans l’air froid. Susannah s’efforça de ne pas regarder ; c’était comme si ce froid détestable était devenu assez fort pour apparaître devant eux, toujours fantomatique, mais visible.

— Roland, qu’est-ce que tu f…

Il leva la main, la paume tournée vers elle, sans ouvrir les yeux. La jeune femme se tut.

La trotteuse reprit sa course circulaire, d’abord vers le bas, puis remontant avec constance vers son apogée. Lorsqu’elle fut de nouveau droite, Roland rouvrit les yeux et dit :

— C’est une minute, une vraie minute, je me suis calqué sur le Rayon.

Susannah resta bouche bée.

— Comment tu as fait ça, bon sang ?

Roland secoua la tête. Il n’en savait rien. Tout ce qu’il savait, c’est que Cort leur avait enseigné qu’il fallait qu’ils soient toujours capables de garder une juste notion du temps, parce qu’ils ne pourraient pas se fier aux montres et qu’un cadran solaire ne leur serait pas bien utile, par temps nuageux. Ou à minuit, d’ailleurs. Un été, il les avait envoyés dans la Pépinière, à l’ouest de la forteresse, nuit après nuit (et ça faisait peur, en plus, au moins quand on était tout seul, même si bien sûr aucun d’eux n’aurait avoué une chose pareille à voix haute, même à son meilleur ami), jusqu’à ce qu’ils soient capables de revenir dans la cour située derrière le Grand Hall à la minute précise qu’avait désignée Cort. Incroyable comme ça fonctionnait, cette histoire d’horloge dans la tête. Le problème, c’est qu’au début, ça ne marchait pas. Et toujours pas. Et toujours pas. Cort baissait sa main calleuse, il les rouait un bon coup, et se mettait à rugir Arrr, asticot, j’en connais un qui est bon pour retourner dans les bois demain soir ! Faut croire que t’aimes ça ! Mais une fois que la montre interne se mettait à faire tic-tac, elle avait l’air assez infaillible. Pendant un temps, Roland l’avait perdue, comme le monde avait perdu ses points cardinaux, mais il l’avait maintenant retrouvée, ce qui le réjouissait profondément.

— Tu as compté seconde à seconde ? demanda-t-elle. Mississippi-un, Mississippi-deux, et ainsi de suite ?

Il secoua la tête.

— Je le sens, c’est tout. Quand une minute se termine. Ou une heure.

— Saperlipo-petta ! se moqua-t-elle. C’était un coup de chance !

— Si c’était un coup de chance, est-ce que je serais tombé pile à la fin de la minute ?

— Ouais, t’au’ais pu, s’exclama Detta, en lui lançant un regard plein d’astuce, en fermant presque un œil, expression que Roland détestait (il ne le lui avait jamais dit, cependant, car ç’aurait eu pour seul effet de titiller Detta, qui n’aurait pas raté une occasion de le regarder de travers).

— Tu veux refaire une tentative ? proposa-t-il.

— Non, fit Susannah dans un soupir. Je te crois sur parole, ta montre marche parfaitement. Ce qui signifie qu’on n’approche pas de la Tour Sombre. Pas encore.

— On n’est peut-être pas assez près pour que la montre s’arrête, mais jamais je n’ai été plus proche, dit le Pistolero d’une voix calme. En comparaison, on est presque dans son ombre, en ce moment. Crois-moi, Susannah — je sais ce que je dis.

— Mais…

Au-dessus d’eux résonna un croassement à la fois rauque et bizarrement étouffé : plutôt crou, crou ! que crôa, crôa ! Susannah leva la tête et vit l’un de ces énormes merles — ceux que Roland appelait les Corbeaux de Château — passer tellement bas qu’ils entendirent la caresse vigoureuse de ses ailes. Un filament mou d’un jaune verdâtre pendait de son long bec crochu. Susannah crut reconnaître un morceau d’algue. Sauf qu’elle bougeait encore, l’algue.

Elle se tourna vers Roland, les yeux remplis d’excitation.

Il hocha la tête.

— De l’herbe du diable. Il doit la rapporter pour le nid, sans doute pas pour la faire manger aux petits. Pas ça. Mais l’herbe du diable, c’est toujours la dernière chose que tu vois quand tu rentres dans les Terres de Nulle Part, et la première quand tu en sors, ce que nous sommes en train de faire. Enfin. Maintenant écoute-moi, Susannah, je voudrais que tu m’écoutes vraiment, et je veux que tu écartes cette garce de Detta Walker aussi loin que possible, parce qu’elle devient pénible. Et ne me fais pas perdre mon temps en me racontant qu’elle est partie, quand je la vois danser le commala dans tes yeux.

Susannah eut l’air surpris, puis piqué, comme si elle s’apprêtait à protester. Puis elle détourna le regard sans un mot. Lorsqu’elle le posa de nouveau sur lui, elle ne sentait plus la présence de celle que Roland avait appelée la garce pénible. Et Roland dut constater lui aussi qu’elle n’était plus là, car il poursuivit.

— Je pense qu’on aura bientôt l’impression de quitter les Malterres, mais je te conseillerai de ne pas te fier à ce que tu vois — quelques bâtisses et quelques ruelles pavées ne suffisent pas à se sentir en sécurité, ou de retour dans la civilisation. Et avant longtemps, nous allons arriver à son château, celui du Casse Roi Russe. Le Roi Cramoisi en est parti, c’est presque certain, mais il a pu nous laisser un piège. Je veux que tu ouvres les yeux et les oreilles. S’il faut palabrer, je veux que tu me laisses faire.

— Que sais-tu que je ne sache pas ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?

— Rien, dit-il avec une sincérité qui pour lui était très rare. C’est juste une impression, Susannah. Nous approchons de notre but, à présent, peu importe ce qu’en dit la montre. On est près de gagner notre ascension de la Tour Sombre. Mais mon professeur Vannay disait qu’il n’y a qu’une seule règle qui ne souffre aucune exception : avant la victoire vient la tentation. Et plus la victoire est capitale à remporter, plus la tentation sera difficile à déjouer.

Susannah frissonna et serra les bras autour de son buste.

— Tout ce que je veux, c’est avoir chaud, dit-elle. Tant que personne ne m’offre un grand feu crépitant et une combinaison en flanelle en échange de mon reniement, je pense qu’on est tranquilles pour un petit moment.

Roland se remémora l’une des maximes les plus sérieuses de Cort — Ne prononce jamais le pire à voix haute ! — mais se garda d’en faire part à la jeune femme. Il rangea soigneusement sa montre puis se leva, prêt à changer de décor.

Mais Susannah demeura un moment pensive.

— J’ai rêvé de l’autre.

Elle n’avait pas besoin de préciser de qui il s’agissait.

— Trois nuits de suite, j’ai rêvé qu’il suivait notre piste. Tu penses qu’il est vraiment là ?

— Oh oui, dit Roland. Et je crois qu’il a l’estomac vide.

— Lô faim, Mordred lô faim, dit-elle, car c’étaient des mots qu’elle avait entendus en rêve.

Elle fut secouée d’un nouveau frisson.

7

Le sentier sur lequel ils avançaient s’élargit, et l’après-midi, les premiers pavés délabrés commencèrent à apparaître. La route s’élargit encore, et peu avant la tombée de la nuit ils débouchèrent sur un croisement avec un autre sentier (qui avait dû être une route, il y avait bien bien long). Un piquet rouillé qui avait sans doute supporté un panneau marquait l’embranchement, mais l’éventuel panneau avait disparu. Le lendemain, ils rencontrèrent leur premier bâtiment de ce côté de Fedic, une épave à demi effondrée, avec une enseigne à l’envers, accrochée aux restes du porche. À l’arrière ils aperçurent une grange écroulée. Avec l’aide de Roland, Susannah retourna l’enseigne, et ils déchiffrèrent le mot ÉCURIE. Flanqué en dessous de l’œil rouge qu’ils avaient appris à reconnaître.

— Je pense que la piste qu’on suit était autrefois un parcours de diligence, entre Château Discordia et le Casse Roi Russe, suggéra Roland. Ce qui s’expliquerait.

Ils dépassèrent d’autres bâtisses, d’autres intersections. Ils se trouvaient à l’entrée d’un village ou d’une ville — peut-être même d’une cité qui avait fleuri dans l’ombre du château du Roi Cramoisi. Mais à la différence de Lud, il n’en restait pas grand-chose. Des brins d’herbe du diable poussaient en touffes molles dans les interstices de certains bâtiments, mais ils étaient la seule trace de vie. Et le froid mordait plus que jamais. La quatrième nuit après avoir vu les corbeaux, ils essayèrent d’établir leur campement entre les murs d’une bâtisse qui tenait encore à peu près debout, mais ils entendirent tous deux des voix murmurer dans l’ombre. Roland lui expliqua — avec un détachement qui lui fit froid dans le dos — qu’il s’agissait des voix de fantômes qu’on appelait des « démons domestiques », puis suggéra de retourner plutôt dans la rue.

— Je ne pense pas qu’ils pourraient grand-chose contre nous, mais ils pourraient faire mal au petit bonhomme, dit Roland en caressant Ote, qui s’était réfugié sur ses genoux avec un air craintif qui ne lui ressemblait vraiment pas.

Susannah ne se fit pas prier pour battre en retraite. Cette maison dans laquelle ils étaient entrés lui donnait un frisson étrange, bien pire que ceux causés par le froid physique. Ces choses qu’ils avaient entendu chuchoter étaient peut-être vieilles, mais elle pensait pour sa part qu’elles avaient toujours faim.

Ils se blottirent donc tous les trois une fois de plus au milieu de l’Avenue des Malterres, à côté du Taxi de Luxe de Ho Fat, en attendant que l’aube fasse remonter la température de quelques degrés. Ils tentèrent de faire du feu avec les planches d’une maison effondrée, mais ils ne réussirent qu’à gaspiller deux bonnes poignées de méta. La gélatine gouttait des éclats de bois de la chaise dont ils s’étaient servis comme petit bois d’allumage, puis plus rien. Le bois ne voulait tout simplement pas brûler.

— Pourquoi ? lança Susannah en voyant s’évanouir les dernières petites volutes de fumée. Pourquoi ?

— Ça te surprend, Susannah de New York ?

— Non, je veux simplement savoir pourquoi. Est-ce que le bois est trop vieux ? Pétrifié, ou quelque chose dans le genre ?

— Il ne veut pas brûler parce qu’il nous hait, dit Roland comme si c’était une évidence, même pour elle. C’est son territoire, ça l’est toujours, bien qu’il ait changé de décor. Tout ici nous hait. Mais… écoute, Susannah. Maintenant qu’on se trouve sur une vraie route, et que le revêtement est correct, que dirais-tu de nous remettre à marcher de nuit ? Tu veux bien essayer ?

— Bien sûr, tout plutôt que de rester allongée là comme un chaton qui vient de faire un plongeon dans un tonneau d’eau.

C’est donc ce qu’ils firent — dès cette nuit-là, puis celle d’après, et les deux suivantes. Elle n’arrêtait pas de se dire : Je vais être malade, je ne peux pas continuer comme ça sans attraper quelque chose. Pourtant elle n’attrapa rien. Aucun d’eux n’attrapa quoi que ce soit. Il y avait juste ce bouton à gauche de sa lèvre inférieure, qui parfois éclatait et laissait suinter un petit filet de sang avant de se refermer et de faire une croûte. Leur seul mal, c’était ce froid constant qui les rongeait de plus en plus profondément, visant le cœur. La lune se remit à grossir de nouveau, et une nuit elle calcula qu’ils faisaient route vers le sud-est depuis presque un mois.

Lentement, un village déserté remplaça le fantastique jardin de flèches rocheuses, mais Susannah avait pris à cœur ce que Roland lui avait dit : ils étaient toujours en pleines Malterres et s’il leur arrivait maintenant de rencontrer parfois un panneau proclamant qu’ils suivaient la voie du roi (avec l’œil, évidemment, toujours avec l’œil rouge), elle comprenait qu’en réalité ils étaient toujours sur l’Avenue des Malterres.

C’était là un village surnaturel, et elle ne voulait même pas essayer d’imaginer quel genre d’autochtones monstrueux avaient pu l’habiter autrefois. Les rues latérales étaient pavées. Les maisonnettes serrées étaient surmontées de toits pentus, les portes étaient anormalement hautes et étroites, comme taillées pour des silhouettes comme celles qu’on voyait dans les miroirs déformants, à la foire. Il y avait des maisons Lovecraft, des maisons Clark Ashton Smith, des maisons William Hope Hodgson des terres frontalières, toutes entassées à la lueur d’une lune à la Lee Brown Coye, toutes ces maisons penchées sur les collines qui ondulaient progressivement de part et d’autre du chemin. De loin en loin ils en apercevaient une effondrée, et ces ruines avaient un air malsain, un air organique, comme si elles étaient constituées de chair arrachée et pourrissante au lieu de vieilles planches et de verre. Et elle se surprenait à distinguer des têtes de cadavres en train de les observer, tapies dans l’ombre, des visages qui semblaient tournoyer dans les décombres, avant de poursuivre leur chemin, avec leurs yeux terribles de zombies. Ils lui faisaient penser au Gardien du Manoir de Dutch Hill, et ce souvenir lui donnait la chair de poule.

Au cours de leur quatrième nuit le long de la Voie du Roi, ils arrivèrent à un gros carrefour : la route principale décrivait un tournant abrupt, pointant plus vers le sud que vers l’est, se dissociant par là de la trajectoire du Rayon. Devant eux, à moins d’une nuit de marche (ou en selle sur le Taxi de Luxe de Ho Fat), se dressait une colline gigantesque surplombée d’une énorme château noir creusé dans la terre. Au clair de lune, Susannah lui trouva un vague air oriental. Les tours étaient bombées au sommet, comme pour ressembler à des minarets. De formidables passages suspendus reliaient les deux tours, se croisant au-dessus de la cour située devant le château proprement dit. Certaines de ces passerelles s’étaient effondrées, mais la plupart tenaient encore. Elle entendait également un grondement sourd. Pas celui d’une machine quelconque. Elle interrogea Roland.

— De l’eau.

— Quelle eau ? Tu as une idée ?

Il secoua la tête.

— Mais je ne boirais rien qui coule si près du château, même si je devais mourir de soif au bord du ruisseau.

— Cet endroit est mauvais, marmonna-t-elle, ne parlant pas uniquement du château, mais aussi du village sans nom avec ses maisons penchées

(hantées)

qui avait poussé autour.

— Et, Roland… il n’est pas vide.

— Susannah, si tu sens des esprits frapper à la porte de ton cerveau pour essayer d’y pénétrer — frapper ou ronger —, alors chasse-les.

— Est-ce que ça marchera ?

— Je n’en suis pas certain, admit-il. Mais j’ai entendu dire que ces créatures-là ne peuvent entrer sans y être invitées, et que par conséquent elles déploient des ruses et des supplications infernales pour y parvenir.

Elle avait lu Dracula, et elle avait aussi entendu l’histoire du Père Callahan, à Jerusalem’s Lot, aussi ne comprenait-elle que trop bien ce que Roland voulait dire.

Il la prit doucement par les épaules et la fit pivoter, afin qu’elle tourne le dos au château — dont elle avait finalement décidé qu’il n’était peut-être pas tant noir que terni par les ans. Il lui faudrait attendre la lumière du jour pour le savoir. Pour le moment, leur chemin n’était éclairé que par un croissant de lune ourlé de nuages.

Plusieurs autres routes partaient en étoile du carrefour où ils s’étaient arrêtés, pour la plupart tordues comme des doigts cassés. Celle que lui indiqua Roland était droite, cependant, et Susannah se rendit compte que c’était la première route droite qu’elle voyait depuis qu’ils avaient aperçu les premiers signes du village déserté. Elle était recouverte d’un revêtement plus lisse que les pavés, et pointait au sud-est, le long du Sentier du Rayon. Au-dessus, les nuages à doublure argentée le suivaient comme une procession de navires.

— Aperçois-tu une tache noirâtre à l’horizon, ma chère ? murmura-t-il.

— Oui. Une tache sombre avec une bande blanchâtre devant. Qu’est-ce que c’est ? Tu le sais ?

— J’en ai une idée, mais je n’en suis pas certain, dit le Pistolero. Reposons-nous un peu ici. L’aube ne tardera plus, et alors nous y verrons tous les deux plus clair. De plus, je ne veux pas approcher de ce château-là de nuit.

— Si le Roi Cramoisi est parti, et si le Sentier du Rayon va dans cette direction… dit-elle en tendant le bras. Pourquoi est-ce qu’on doit y aller tout court, dans cette foutue baraque ?

— Pour vérifier qu’il en est bien parti, pour commencer. Et peut-être qu’on réussira à piéger celui qui nous suit. J’en doute — car il est rusé — mais il y a une chance. Il est jeune, aussi, et les jeunes sont parfois insouciants.

— Tu serais prêt à le tuer ?

Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Roland était glacial, sous l’éclat blafard de la lune. Sans pitié.

— Sans une seconde d’hésitation, assena-t-il.

8

Au matin Susannah se réveilla d’une somnolence inconfortable au milieu des vivres entassés à l’arrière du pousse-pousse, et vit Roland déjà debout, planté au milieu du carrefour, regardant dans la direction que suivait le Sentier du Rayon. Elle descendit avec beaucoup de précaution, car elle se sentait raidie et ne voulait pas tomber. Elle imagina ses os, glacés et endoloris sous sa chair, prêts à se briser comme du verre.

— Qu’est-ce que tu vois ? lui demanda Roland. Maintenant qu’il fait jour, que vois-tu, dans cette direction ?

La bande blanchâtre était de la neige, ce qui ne la surprit pas outre mesure, étant donné qu’ils étaient en altitude. Ce qui en revanche la surprit plus — et lui réchauffa le cœur à un point qu’elle n’aurait pas imaginé possible — ce furent les arbres au-delà de la neige. Des pins verts. De la vie.

— Oh, Roland, comme ils sont jolis ! Même les pieds dans la neige, ils ont l’air ravissants, n’est-ce pas ?

— Oui.

Il la souleva en hauteur et la plaça dans la direction de laquelle ils étaient venus. Au-delà de l’amas lugubre de masures mortes, elle voyait encore une partie des Malterres qu’ils avaient traversées pour arriver jusqu’ici, toutes ces arêtes rocheuses entassées les unes derrière les autres, interrompues seulement de loin en loin par une butte ou une mesa.

— Imagine un peu, dit Roland. Là-bas, dans la direction où porte ton regard, c’est Fedic. Au-delà de Fedic, Tonnefoudre. Au-delà de Tonnefoudre, les Callas, et la forêt qui délimite les terres frontalières entre l’Entre-Deux-Mondes et le Monde Ultime. Lud est encore plus loin, et ensuite c’est River Crossing. Puis la Mer Occidentale et le Désert Mohaine. Et quelque part derrière, perdu à des lieues et perdu dans le temps aussi, il y a ce qu’il reste du Monde de l’Intérieur. Les Baronnies. Gilead. Des lieux où aujourd’hui encore il existe des gens pour se rappeler l’amour et la lumière.

— Oui, dit-elle sans comprendre.

— C’est par là que le Roi Cramoisi s’est tourné, pour faire jaillir son courroux. Il avait l’intention d’aller dans la direction inverse, tu dois l’intuiter, vers la Tour Sombre, et même dans sa grande démence il n’était pas assez fou pour tuer tout ce qu’il rencontrait, toute la terre qu’ils traversaient, lui et sa bande de fidèles.

Il l’attira à lui et lui déposa sur le front un baiser d’une telle douceur qu’elle en eut les larmes aux yeux.

— Tous les trois, nous allons visiter son château, et piéger Mordred à l’intérieur, si la chance est de notre côté et pas du sien. Puis nous reprendrons la route, vers des terres vivantes. Il y aura du bois pour faire du feu, du gibier pour nos repas, et des peaux pour se couvrir. Peux-tu poursuivre encore un peu, mon amie ? Le peux-tu ?

— Oui, dit-elle simplement. Merci, Roland.

Elle le prit dans ses bras et, ce faisant, elle regarda en direction du château rouge. Dans la lumière naissante, elle voyait que la pierre dont il était fait, bien qu’obscurcie par les ans, avait dû avoir autrefois la couleur du sang versé. Ce qui invoqua un souvenir, celui de la palabre avec Mia sur l’allure du Château Discordia, un souvenir de lumière écarlate, puisant régulièrement au loin. De là où ils se trouvaient en ce moment, ou à peu près, d’ailleurs.

Viens à moi maintenant, si tu dois venir, lui avait dit Mia. Car le Roi peut fasciner, même de loin.

Elle parlait de cette lumière rouge, mais…

— Elle a disparu ! s’exclama-t-elle. La lumière rouge qui s’élevait du château — la Forge du Roi, comme elle l’appelait ! Elle a disparu ! On ne l’a pas vue une seule fois, de tout ce temps !

— Non, dit-il avec un sourire plus chaleureux. J’imagine qu’elle s’est arrêtée au moment où nous avons mis fin au labeur des Briseurs. La Forge du Roi s’est éteinte, Susannah. Pour toujours, si les dieux se montrent cléments. Nous aurons au moins accompli cela, même si nous l’avons payé très cher.

Dans l’après-midi, ils arrivèrent au Casse Roi Russe, qui ne se révéla pas tout à fait désert, finalement.

CHAPITRE 3 Le château du Roi Cramoisi

1

Ils se trouvaient à un kilomètre et demi du château, et le grondement du fleuve encore invisible était devenu presque assourdissant, lorsque banderoles et affiches commencèrent à apparaître. Les banderoles étaient faites de bandes bleues, blanches et rouges, du genre de celles que Susannah associait aux défilés de Memorial Day et aux rues principales de petites villes, le 4 Juillet. Accrochées aux façades de ces maisons étroites et frileuses, et aux devantures de boutiques fermées depuis longtemps et vides de la cave au grenier, ces décorations prenaient des airs de rouge à lèvres sur la bouche d’un cadavre en décomposition.

Quant aux visages sur les affiches, Susannah ne les connaissait que trop bien. Richard Nixon et Henry Cabot Lodge brandissaient le V de la victoire et arboraient un sourire de vendeurs de voitures (NIXON/LODGE, PARCE QU’IL RESTE DU PAIN SUR LA PLANCHE, disait le slogan). John Kennedy et Lyndon Johnson se tenaient par l’épaule, tout en levant leur main libre. En dessous de leurs pieds apparaissait cette proclamation pleine d’audace : NOUS SOMMES DEVANT UNE NOUVELLE FRONTIÈRE.

— Une idée du gagnant ? demanda Roland par-dessus son épaule.

Susannah était à bord du Taxi de Luxe de Ho Fat et observait le décor (tout en se languissant d’un pull : même un petit gilet lui irait très bien, sacrebleu).

— Oh oui.

Elle n’avait aucun doute sur le fait que ces affiches avaient été placées là à son intention à elle.

— C’est Kennedy qui a gagné.

— Il est devenu votre dinh ?

— Le dinh de tous les États-Unis d’Amérique. Et c’est Johnson qui a pris le relais, quand Kennedy s’est fait abattre.

— Tué par balle ? Tu dis ainsi ? demanda Roland, l’air intéressé.

— Si fait. Abattu par un lâche planqué du nom d’Oswald.

— Et vos États-Unis étaient le pays le plus puissant du monde.

— Eh bien, la Russie nous donnait du fil à retordre, au moment où tu m’as chopée par le col pour me traîner dans l’Entre-Deux-Mondes, mais je dirais que oui, pour résumer.

— Et les gens de ton pays ont choisi leur dinh eux-mêmes. Ça ne se faisait pas par les liens du sang.

— C’est exact, dit-elle avec une pointe de méfiance.

Elle s’attendait presque à voir Roland tirer à boulets rouges sur le système démocratique. Ou à s’en moquer.

Mais il la surprit en répondant simplement :

— Pour citer Blaine le Mono, qu’est-ce qu’on se marre.

— Fais-moi plaisir, ne le cite pas, Roland. Ni maintenant ni plus jamais. D’accord ?

— Comme tu voudras, dit-il, et sans transition, mais à voix beaucoup plus basse, il enchaîna : Tiens mon pistolet prêt, si ça te sied.

— Ça me sied parfaitement, répondit-elle immédiatement, à voix tout aussi basse.

Mais ce qui sortit ressemblait plus à ça m’sied p’fai’t’ment, car elle ne voulait pas même bouger les lèvres. Elle sentait à présent qu’on les observait, depuis les bâtiments qui s’agglutinaient à cette extrémité de la Voie du Roi comme des échoppes et des auberges dans un village médiéval (ou un décor de cinéma représentant un village médiéval). Elle ne savait pas si les espions étaient des humains, des robots, ou simplement des systèmes de surveillance vidéo toujours en état de marche, mais l’intuition de leur présence ne lui avait pas échappé, avant même que Roland vînt confirmer son soupçon en la mettant en garde. Et elle n’eut qu’à regarder la tête d’Ote, qui oscillait d’avant en arrière comme le pendule dans une vieille horloge de grand-père, pour savoir que lui aussi sentait quelque chose.

— Et c’était un bon dinh, ce Kennedy ? demanda Roland en reprenant une voix normale.

Elle portait bien, dans ce silence. Susannah se rendit compte d’un changement tout à fait délectable : pour une fois elle n’était pas frigorifiée, même si aussi près du fleuve vrombissant l’air était chargé d’humidité et glacial. Elle était trop concentrée sur le monde qui l’entourait pour avoir froid. Du moins pour l’instant.

— Eh bien, tout le monde n’était pas de cet avis, et en tout cas sûrement pas le malade qui l’a tué, mais moi je trouvais que oui. Pour sa campagne, il a expliqué aux gens qu’il voulait faire changer les choses. Probablement moins de la moitié des électeurs l’ont cru, parce que la plupart des hommes politiques mentent, pour la même raison que le singe se balance au bout de sa queue : tout simplement parce qu’il le peut. Mais une fois élu, il a bel et bien commencé à accomplir ce qu’il avait promis. Il y avait un vrai combat de titans au sujet d’un endroit qui s’appelle Cuba, et il a montré autant de courage que… enfin, disons que tu aurais été heureux de chevaucher avec lui. Quand certains se sont rendu compte qu’il était vraiment sérieux, ces enfoirés ont engagé un taré pour le tuer.

— Oz-valde.

Elle opina sans prendre la peine de corriger, parce que en fait il n’y avait rien à corriger. Oz-valde. Oz. On bouclait une nouvelle fois la boucle, pas vrai ?

— Et Johnson a repris le flambeau là où Kennedy l’avait lâché.

— Ouaip.

— Et comment il s’en est tiré, lui ?

— Il était encore trop tôt pour le dire, quand je suis partie, mais c’était plus le genre de gars à suivre les règles du jeu. « Pas de vagues, rien qui dépasse », on disait. Tu intuites ?

— Oui, tout à fait. Et, Susannah, je crois que nous sommes arrivés.

Roland immobilisa le Taxi de Luxe de Ho Fat. Il se tint là, enveloppant les poignées de ses poings, à contempler le Casse Roi Russe.

2

Là s’achevait la Voie du Roi, se fondant dans une vaste avant-cour pavée où devaient autrefois monter la garde avec zèle les hommes du Roi Cramoisi, pareils aux hallebardiers de la Reine Élisabeth devant Buckingham Palace. Un œil qui n’avait presque pas pâli avec les ans était peint en écarlate sur les pavés. Au niveau du sol, on ne pouvait que deviner sa forme, mais du haut du château même, se dit Susannah, l’œil devait occuper toute la cour nord-ouest.

Ils ont dû coller ce foutu truc à tous les points cardinaux, pensa-t-elle.

Au-dessus de cette cour extérieure, une bannière qui avait l’air fraîchement peinte était tendue entre deux tours de garde désertes. Au pochoir, toujours en bleu, blanc et rouge, apparaissait le message suivant :

BIENVENUE, ROLAND ET SUSANNAH !
(ET OTE, AUSSI !)
ÇA BOUGE TOUJOURS DANS LE MONDE LIBRE !

Le château au-delà de la cour intérieure (et de la rivière en cage qui faisait ici office de douves) était en effet constitué de blocs de pierre rouge foncé qui avec le temps avaient presque viré au noir. Des tours et des tourelles jaillissaient du corps du château, dans une profusion qui heurtait l’œil et semblait défier les lois de la gravité. Le château ceint par cette armature violente était épuré et sans fioritures, à l’exception de l’œil taillé dans la clé de voûte, sur l’arcade en pierre de l’entrée principale. Deux des passerelles suspendues s’étaient effondrées, jonchant le sol de la cour d’honneur de blocs de pierre fracassés, mais il en restait six autres, se croisant à différentes hauteurs, et cet enchevêtrement rappela à Susannah des bretelles d’autoroute. Comme c’était le cas avec les maisons, les portes et les fenêtres étaient étrangement étroites. Des corbeaux noirs et gras étaient perchés sur les rebords, ou alignés le long des passerelles, à contempler les visiteurs.

Susannah se dégagea d’un bond du pousse-pousse, l’arme de Roland glissée dans sa ceinture, à portée de main. Elle le rejoignit, et observa elle aussi la grille principale, de leur côté des douves. Elle était ouverte. Derrière, un pont de pierre en ogive enjambait la rivière. Sous ce pont, l’eau sombre jaillissait d’une gorge de pierre d’une dizaine de mètres de profondeur. Il en montait un relent âpre et désagréable, et les rochers noirs et pointus qui filtraient le flot étaient ourlés d’une écume jaunâtre.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-elle.

— On commence par écouter ces gars-là, dit le Pistolero avec un mouvement de tête en direction des grandes portes, de l’autre côté de la cour pavée. Les portails étaient entrouverts et deux hommes apparurent — deux hommes parfaitement ordinaires, pas des types tout maigrichons pour entrer par ces portes ridicules, comme elle s’y serait attendue. Lorsqu’ils furent arrivés au milieu de la cour, un troisième se glissa par le portail et les rattrapa au pas de course. Ils n’avaient pas l’air armés, et quand les deux premiers atteignirent le pont, Susannah ne fut pas sidérée de constater qu’il s’agissait de jumeaux parfaits. Et le dernier leur ressemblait comme un frère : blanc, plutôt grand, avec de longs cheveux noirs. Des triplés, donc : deux pour faire symétrique, le troisième juste au cas où, comme remplaçant. Ils étaient vêtus de jeans et de gros cabans dont elle fut immédiatement (et douloureusement) jalouse. Les deux de devant portaient de volumineux paniers d’osier avec des poignées en cuir.

— Mets-leur des lunettes et une barbe, et ils ressembleraient à s’y méprendre à Stephen King, à l’époque où Eddie et moi l’avons rencontré, dit Roland à voix basse.

— Vraiment ? Tu dis vrai ?

— Oui. Tu te rappelles ce que je t’ai dit ?

— Je te laisse conduire la palabre.

— Et avant la victoire vient la tentation. Ne l’oublie pas.

— Je te le promets. Roland, est-ce que tu as peur d’eux ?

— Je pense qu’il n’y a pas grand-chose à craindre de ces trois-là. Mais tiens-toi prête à faire feu.

— Ils ne m’ont pas l’air armés.

Bien sûr, il y avait ces paniers d’osier qu’ils portaient. Ils pouvaient contenir tout et n’importe quoi.

— Quand même, tiens-toi prête.

— Tu peux compter sur moi.

3

Malgré le vacarme de la rivière rugissant à gros bouillons sous le pont, le toc-toc régulier des talons des inconnus était audible. Les deux affublés de paniers avancèrent jusqu’à mi-pont et s’arrêtèrent au point culminant. Là ils déposèrent leur chargement. Le troisième homme ne s’aventura pas au-delà du bout du pont, côté château, et se tint là, ses mains vides poliment croisées devant lui. Susannah sentait à présent l’odeur de la viande cuite que devait contenir au moins l’un des paniers. Pas du porc long. Elle aurait plutôt dit un mélange de bœuf et de poulet rôtis, parfum divin à ses narines. Elle se mit à saliver.

— Aïle, Roland de Gilead ! lança l’homme à cheveux noirs situé à leur droite. Aïle, Susannah de New York ! Aïle, Ote de l’Entre-Deux-Mondes ! Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes !

— Lui il est moche et les deux autres sont pires, fit remarquer son compagnon.

— Ne vous occupez pas de lui, reprit le sosie de King situé à droite.

— Ne vous occupez pas de lui, répéta l’autre comme un perroquet, improvisant une grimace tellement laide qu’elle en était drôle.

— Et le double pour vous, répondit Roland au plus poli des deux.

Il planta le talon devant lui et effectua un petit salut indifférent au-dessus de sa jambe tendue. Susannah fit la révérence à la mode de La Calla, en écartant des jupons imaginaires. Quant à Ote, il s’assit au talon gauche de Roland et se contenta de regarder ces deux hommes identiques plantés au milieu du pont.

— Nous sommes des uffis, dit celui de droite. Vous intuitez, uffi, Roland ?

— Oui.

Puis, en aparté, à Susannah :

— C’est un vieux mot… très ancien, en fait. Il prétend qu’ils sont capables de se transformer.

Et il ajouta, à voix tellement basse qu’il était peu probable qu’ils pussent l’entendre avec le brouhaha de l’eau :

— Mais j’en doute.

— C’est pourtant vrai, répliqua celui de droite d’une voix plutôt aimable.

— Les menteurs voient des menteurs partout, fit remarquer celui de gauche, en faisant rouler un œil bleu et cynique — un seul de ses yeux. Susannah ne croyait pas l’avoir vu faire à qui que ce soit auparavant.

— Nous pouvons prendre la forme que nous voulons, reprit celui de droite, mais nous avions pour consigne de prendre l’apparence de quelqu’un que vous connaissiez, et en qui vous auriez confiance.

— Je ne ferais pas confiance à sai King plus que le temps de faire faire un salto arrière au plus lourd de ses deux grands-pères, commenta Roland. Il est encore plus énervant qu’une chèvre qui vient vous manger le pantalon.

— Nous avons fait de notre mieux, expliqua le Stephen King de droite. Nous aurions pu prendre la forme d’Eddie Dean, mais nous avons craint que ce soit trop douloureux pour la dame.

— On dirait plutôt que la « dame » serait contente de se taper une corde, si elle pouvait la faire tenir droite entre ses cuisses, balança le sosie de gauche, avec un regard concupiscent.

— Ça n’était pas nécessaire, commenta celui de derrière, celui aux mains croisées devant lui.

Il s’exprimait avec les accents doucereux d’un arbitre en plein match. Susannah s’attendait presque à l’entendre condamner King le Comique à cinq minutes dans la surface de réparation. Non qu’elle s’en serait plainte, d’ailleurs, car les saillies du Comique l’avaient blessée ; elles lui rappelaient trop Eddie.

Roland laissa passer toute la petite scène sans broncher.

— Vous pourriez prendre chacun une forme différente ? demanda Roland à King le Sérieux.

Susannah entendit le Pistolero déglutir de manière très audible, avant de poser sa question, et elle en déduisit qu’elle n’était pas la seule à saliver du fait de l’odeur prégnante de viande qui s’élevait des paniers.

— Est-ce que l’un de vous pourrait prendre l’apparence de sai King, un autre celle de sai Kennedy, et le dernier celle de sai Nixon, par exemple ?

— Bonne question, fit le Sérieux à droite.

— Question ridicule, répliqua le Comique à gauche. Rien à voir avec le sujet. Là on part complètement dans l’espace. Et puis, est-ce que vous pouvez me citer un héros, un vrai, qui était aussi un intellectuel ?

— Le Prince Hamlet du Danemark, dit King l’Arbitre d’une voix calme, dans leur dos. Mais comme c’est le seul qui me vienne spontanément à l’esprit, peut-être n’est-il que l’exception qui confirme la règle.

Le Sérieux et le Comique se tournèrent tous les deux vers lui. Lorsqu’il parut clair qu’il avait terminé, ils pivotèrent de nouveau vers Roland et Susannah.

— Sachant que nous sommes un seul et même être, dit le Sérieux, ce qui par conséquent limite nos facultés, la réponse est non. Nous pourrions tous nous convertir en Kennedy, ou en Nixon, mais…

— Y en avait hier, y en aura demain, mais aujourd’hui on est en rupture de stock, résuma Susannah.

Elle était incapable de dire pourquoi cette réplique lui était venue à l’esprit (et encore moins pourquoi elle l’avait prononcée à voix haute), mais King l’Arbitre lui lança un « exactement ! » satisfait, en accompagnant d’un mouvement de la tête qui voulait dire « va donc t’asseoir au premier rang, petite ».

— Bouge-toi, au nom de ton père, ordonna le Comique. Rester là à regarder ces traîtres au Seigneur du Rouge, ça me donne envie de gerber.

— Très bien. Bien que les appeler « traîtres » me paraisse assez injuste, du moins si on inclut le ka à cette équation. Puisque le nom que nous nous donnons serait pour vous imprononçable…

— C’est comme pour le rival de Superman, M. Mxyzptlk, glissa le Comique.

— … autant utiliser ceux dont se servait Los’. Celui que vous appelez le Roi Cramoisi. Je suis l’ego, pour simplifier, et je réponds au nom de Feemalo. Ce gaillard, à mes côtés, c’est Fumalo. Il est notre « ça ».

— Alors celui qui est resté derrière vous doit être Fimalo, dit Susannah, en le prononçant fie-ma-lo. Et c’est quoi ? Votre surmoi ?

— Oh, brillant ! s’exclama Fumalo. Je suis même sûr que tu sais dire Sigmund sans que ça rime avec foufoune !

Il se pencha en avant et adressa à Susannah son sourire concupiscent.

— Mais est-ce que tu sais l’épeler, espèce de merlette sans pattes de New York ?

— Ne vous occupez pas de lui, répéta Feemalo. Il s’est toujours senti menacé par les femmes.

— Vous êtes donc l’ego, le ça et le surmoi de Stephen King ? récapitula Susannah.

— Quelle bonne question ! s’exclama Feemalo d’un ton approbateur.

— Quelle question stupide ! s’exclama Fumalo d’un ton désapprobateur. Est-ce que tes parents ont eu des gosses qui ont survécu, Merlette ?

— Ne jouez pas à ce petit jeu avec moi, l’avertit Susannah. Sinon je ramène Detta Walker, et elle saura vous claquer le beignet.

King l’Arbitre reprit :

— Je n’ai rien à voir avec sai King, si ce n’est que je me suis approprié certains de ses traits physiques pour un court moment. Et j’ai cru comprendre que c’est tout ce dont vous disposiez, un court moment. Je ne ressens pas d’élan particulier pour votre cause, et je n’ai pas l’intention de m’écarter de mon chemin pour vous venir en aide — pas de m’en écarter de beaucoup, du moins —, pourtant je comprends que vous êtes tous les deux largement responsables du départ de Los’. Sachant qu’il me retenait prisonnier et me traitait avec à peine plus de considération que son bouffon — voire son singe domestique — je ne suis pas du tout désolé de le voir partir. Je vous aiderai bien, si ça se présente — un petit peu, du moins —, mais non, je ne m’écarterai pas de mon chemin pour vous. « Que les choses soient bien claires », comme aurait dit feu votre ami Eddie Dean.

Susannah essaya de ne pas tressaillir, mais ça faisait mal. Ça faisait mal.

Comme auparavant, Feemalo et Fumalo s’étaient tournés vers Fimalo, dès qu’il avait pris la parole. Ils firent de nouveau face à Roland et Susannah.

— La franchise est la meilleure politique qui soit, dit Feemalo avec un air hypocrite. Cervantès.

— Les menteurs prospèrent, répliqua Fumalo avec un rictus cynique. Anonyme.

C’est alors que Feemalo intervint.

— Il arrivait que Los’ nous divise en six, voire en sept, et cela pour la seule raison que ça faisait mal. Pourtant nous ne pouvions pas partir, pas plus que quiconque dans ce château, parce qu’il avait dressé une ligne de mort autour des remparts.

— Nous avons cru qu’il allait nous tuer avant de partir, fit Fumalo, cette fois-ci sans son rictus cynique à la « va te faire foutre ».

Il arborait une expression de gravité et d’introspection, celle d’un homme qui jette les yeux en arrière sur une situation qui aurait pu tourner au désastre. À très peu de chose près.

Feemalo : Il en a tué bon nombre, d’ailleurs. Il a fait décapiter son Ministre d’État.

Fumalo : Qui était atteint d’une syphilis bien avancée et n’avait aucune idée de ce qui était en train de lui arriver, pas plus qu’un goret qu’on amène à l’abattoir, une vraie pitié.

Feemalo : Il a fait mettre en ligne les employés de cuisine et les domestiques…

Fumalo : … qui tous lui avaient été fidèles, très fidèles, même…

Feemalo : Et il leur a fait ingurgiter du poison, là, sous ses yeux. Il aurait pu les faire tuer dans leur sommeil, s’il avait voulu…

Fumalo : Il aurait simplement suffi qu’il le désire en pensée.

Feemalo : Pourtant il a choisi de leur faire avaler du poison. De la mort-aux-rats. Ils en ont avalé de grosses bouchées marron et ils sont morts dans d’atroces convulsions, sous ses yeux, au pied de son trône…

Fumalo : Un trône fait de crânes, vous intuitez…

Feemalo : Il est resté assis là, le coude posé sur le genou, le menton en appui sur le poing, comme un homme perdu dans ses pensées, essayant de résoudre la quadrature du cercle, ou en quête du Nombre premier absolu, le tout en les regardant se tordre et vomir leurs tripes sur le carrelage de la Chambre d’Audience.

Fumalo (avec une pointe d’excitation pleine de lascivité que Susannah trouva particulièrement déplaisante) : Certains sont morts en suppliant qu’on leur donne à boire. C’est un poison qui donne soif, si fait ! Et nous étions persuadés d’être les prochains !

Sur ces paroles, Feemalo finit par laisser paraître une pointe, sinon de colère, d’offuscation.

— Vous allez me laisser raconter et en finir, qu’ils puissent décider s’ils avancent ou reculent ?

— Toujours à faire le petit chef, commenta Fumalo, avant de sombrer dans un silence boudeur.

Au-dessus d’eux, les Corbeaux de Château s’ébrouèrent un peu pour mieux s’installer, et se remirent à les inspecter de leurs yeux noirs et brillants. Dans l’espoir évident de se repaître de ceux qui ne repartiraient pas, pensa Susannah.

— Il possédait six des Cristaux du Magicien encore vivants, reprit Feemalo. Et alors que vous étiez toujours à Calla Bryn Sturgis, il a vu dans les boules quelque chose qui a achevé de le rendre fou. Nous ne savons pas avec certitude de quoi il s’agissait, car nous n’avons rien vu par nous-mêmes, mais nous avons comme l’impression que c’était votre victoire, non seulement à La Calla, mais aussi plus tard, à Algul Siento. De telles victoires signaient l’arrêt de mort de sa stratégie d’abattre la Tour à distance, en brisant les Rayons.

— Bien sûr que c’était ça, dit Fimalo d’une voix douce, et une fois encore, les deux Stephen King sur le pont se tournèrent vers lui. Ça ne pouvait être que ça. Ce qui l’a amené au bord de la démence au départ, c’étaient deux pulsions contradictoires dans son esprit : celle de mettre la Tour à bas, et celle d’y arriver avant que vous y arriviez, Roland, et de la gravir jusqu’au sommet. Pour la détruire… ou pour la gouverner. Je ne pense pas qu’il ait eu un jour le souci réel de la comprendre — son seul but était de vous vaincre, d’arriver avant vous auprès de cette chose que vous désiriez vraiment, et de vous l’arracher des mains. C’était surtout ça qui lui importait vraiment.

— Vous serez sans doute ravi d’apprendre combien vous l’avez fait divaguer, combien il a maudit votre nom, les dernières semaines, avant de casser ses précieux jouets, dit Fumalo. Combien il en est venu à vous craindre, pour autant qu’il soit capable de crainte.

— Pas lui, le contredit Feemalo, et Susannah lui trouva un air abattu. Lui, ça ne le ravirait pas plus que ça. Il gagne avec autant de mauvaise grâce qu’il perd.

— Quand le Roi Rouge a vu que l’Algul allait tomber entre vos mains, intervint Fimalo, il a compris que les Rayons encore en état allaient se régénérer. Plus encore ! Que pour finir ces deux Rayons encore valides allaient recréer les autres rayons, les retisser kilomètre par kilomètre, roue par roue. Si cela finit par se produire, alors…

Roland hochait la tête. Et Susannah lut dans ses yeux une expression totalement inédite : un mélange de joie et de surprise. Peut-être qu’il sait gagner, après tout, se dit-elle.

— … alors ce qui a changé pourra peut-être reprendre sa place, compléta le Pistolero. Peut-être l’Entre-Deux-Mondes et le Monde de l’Intérieur.

Il marqua une pause.

— Peut-être même Gilead. La lumière. Le Blanc.

— Pas de peut-être qui tienne, dit Fimalo. Car le ka est une roue, et tant qu’une roue n’est pas brisée, elle roulera toujours. Sauf si le Roi Cramoisi réussit à devenir soit le Seigneur de la Tour Sombre, soit le Seigneur Bourreau, tout ce qui fut sera de nouveau.

— Folie ! dit Fumalo. Et une folie destructrice, avec ça. Mais évidemment, le Grand Rouge a toujours été le côté fou de Gan.

Il adressa à Susannah un petit sourire narquois et ignoble.

— Encore Sigmuuuuuuund, Dame Merlette.

Feemalo reprit son explication.

— Et après avoir fracassé les Cristaux et achevé le massacre…

— C’est ce qu’on aimerait bien comprendre, glissa Fumalo. Si, bien sûr, vous avez encore un semblant de cerveau pour réussir à démêler un peu tout ça.

— Une fois toutes ces tâches terminées, il s’est donné la mort, dit Fimalo, et une fois encore les deux autres se tournèrent vers lui, comme s’ils ne pouvaient s’en empêcher.

— L’a-t-il fait avec une petite cuillère ? demanda Roland. Car c’est la prophétie dans laquelle nous avons grandi, mes amis et moi. Répétée dans un petit vers de mirliton.

— En effet, acquiesça Fimalo. J’ai cru qu’il allait se trancher la gorge avec, car il avait fait affûter le bord de la cuillère (comme on le fait avec certains plats, vous intuitez — le ka est une roue, et il revient toujours à son point de départ), au lieu de quoi il l’a avalée, il l’a avalée, vous imaginez ça ? De grosses gouttes de sang se sont mises à couler de sa bouche. Une inondation ! Puis il a enfourché le plus grand de ses chevaux gris — il l’appelle Nis, du nom de la terre du sommeil et des rêves — et il a chevauché vers le sud-est, dans les terres blanches d’Empathica, avec son petit bout de gunna près de lui, à l’avant de sa selle.

Il sourit.

— Il y a des réserves gigantesques de nourriture, ici, mais lui n’en a aucun besoin, comme vous l’intuitez peut-être. Los’ ne mange plus.

— Attendez une minute, temps mort, demanda Susannah en levant les mains et en les plaçant en forme de T (geste qu’elle avait emprunté à Eddie, sans même s’en rendre compte). S’il a avalé une petite cuillère tranchante, et qu’il s’est ouvert la gorge en s’étouffant…

— Dame Merlette commence à voir de la lumière ! exulta Fumalo en secouant les mains vers le ciel.

— … alors comment est-ce qu’il pouvait faire quoi que ce soit ?

— Los’ ne peut mourir, expliqua Feemalo, comme s’il s’adressait à une enfant de trois ans qui fait exprès de ne pas comprendre. Et vous…

— Vous, pauvres andouilles…, ajouta son double avec une méchanceté pleine de bonne humeur.

— Vous ne pouvez tuer un homme qui est déjà mort, termina Fimalo. À l’époque, Roland, vos pistolets auraient pu avoir raison de lui…

Roland opina.

— Transmis de père en fils, avec leurs barillets faits du métal de la grande épée d’Arthur l’Aîné, Excalibur. Oui, ça fait aussi partie de la prophétie. Comme il le sait parfaitement.

— Mais à présent il est à l’abri, même de vos pistolets. Il s’est mis hors d’atteinte, au-delà. Il est Non-mort.

— Nous avons des raisons de croire qu’il s’est fait expédier dans une galerie à l’extérieur de la Tour, dit Roland. Non-mort ou pas, il n’aurait jamais pu atteindre le sommet sans un sigleu de l’Aîné. S’il en savait autant de la prophétie, il n’a pas pu ignorer ce détail.

Un sourire acerbe se dessina sur les lèvres de Fimalo.

— Si fait, mais comme Horatio a tenu le pont, dans une histoire qu’on raconte dans le monde de Susannah, Los’, le Roi Cramoisi tient maintenant la Tour Sombre. Il en a trouvé l’entrée et s’est précipité dans sa gueule ; seulement il ne peut en atteindre le sommet, c’est vrai. Mais tant qu’il la tiendra avec une force pareille, vous non plus.

— Il semble que ce bon vieux Roi Rouge ne soit pas aussi fou qu’il y paraît, finalement, commenta Feemalo.

— L’est taré dans sa tête, ajouta Fumalo.

Il se tapota la tête d’un air grave, puis explosa de rire.

— Mais si vous persistez, dit Fimalo, vous lui apportez les sigleus de la lignée d’Eld dont il a besoin, pour prendre possession de ce qui pour l’instant le retient prisonnier.

— Il faudrait d’abord qu’il me les prenne à moi, dit Roland. À nous.

Il parlait sans chercher à se montrer théâtral, comme s’il commentait le temps qu’il faisait.

— Exact, acquiesça Fimalo, mais réfléchissez un peu, Roland. Vous ne pouvez pas le tuer avec ces sigleus, mais il reste possible qu’il réussisse à vous les dérober, car il a l’esprit retors et le bras long. Et s’il devait y parvenir… eh bien ! Imaginez un roi mort, et dément, au sommet de la Tour Sombre avec en sa possession une paire de grands pistolets antiques ! De là-haut il pourrait gouverner, mais étant donné sa folie je pense qu’il choisirait d’abattre la Tour. Ce qu’il réussira peut-être à faire, avec ou sans les Rayons.

Depuis l’autre côté du pont, Fimalo les examina tous deux d’un air grave.

— Et alors, tout ne serait plus que ténèbres.

4

Il y eut comme un moment suspendu, pendant lequel ceux réunis en ce lieu réfléchirent à cette hypothèse. Puis Feemalo hasarda, en s’excusant presque :

— Le prix à payer ne serait pas si exorbitant, si on s’en tenait à ce monde-ci, appelons-le La Tour Clé, puisque ici la Tour existe non pas sous la forme d’une rose, comme dans beaucoup de mondes, ou d’un tigre immortel, comme dans certains, ou encore sous celle du chien Vagabond, comme dans au moins un…

— Un chien qui s’appelle Vagabond ? demanda Susannah, perplexe. Vous dites ainsi ?

— Ma fille, tu as autant d’imagination qu’une branche à moitié cramée, commenta Fumalo sur un ton de profond dégoût.

Feemalo n’en tint pas compte.

— Dans ce monde-ci, la Tour est elle-même. Dans le monde où vous, Roland, avez passé ces derniers temps, la plupart des espèces sont encore de bon aloi, et la vie peut être douce. Il reste de l’énergie et de l’espoir. Prendriez-vous le risque de détruire ce monde-là, en plus de celui-ci, et tous ceux que sai King a touchés de son imagination, et dont il s’est inspiré ? Car ce n’est pas lui qui les a créés, vous savez. Pouvoir jeter un coup d’œil furtif dans le nombril de Gan ne fait pas de vous Gan lui-même, bien que beaucoup de créateurs semblent le croire. Vous prendriez un risque de cette envergure ?

— Nous ne faisons que poser la question, nous n’essayons pas de vous convaincre, précisa Fimalo. Mais la vérité est très simple : à présent, c’est votre quête à vous seul, Pistolero. Et ce n’est que ça. Plus rien ne vous pousse. Une fois passé ce château, une fois dans les Terres Blanches, vous et vos amis serez passés au-delà du ka même. Et rien ne vous y force. Tout ce que vous avez traversé a été mis en branle afin que vous puissiez sauver les Rayons et, ce faisant, assurer la survie éternelle de la Tour, l’axe autour duquel s’articulent tout monde et toute vie. C’est fait. Si vous faites machine arrière maintenant, le Roi mort sera enfermé là où il est à tout jamais.

— C’est toi qui l’dis, lança Susannah, avec une grossièreté tout à fait digne d’un sai Fumalo.

— Que vous disiez vrai ou faux, fit Roland, je poursuivrai ma route. Car j’en ai fait la promesse.

— Et à qui avez-vous fait pareille promesse ? explosa subitement Fimalo.

Pour la première fois depuis qu’il s’était immobilisé à l’autre bout du pont, il sépara ses mains et s’en servit pour repousser ses cheveux en arrière. Ce petit geste simple exprimait avec une parfaite éloquence toute la frustration qu’il ressentait.

— Car il n’existe aucune prophétie qui mentionne cette promesse. Je vous le dis !

— Et pour cause. Car c’est là une promesse que je me suis faite à moi-même, et que j’ai bien l’intention de tenir.

— Cet homme est aussi fou que Los’ le Rouge, lança Fumalo, non sans respect.

— Très bien, dit Fimalo.

Avec un soupir, il croisa de nouveau les mains devant lui.

— J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir.

Il adressa un signe de tête à ses deux autres tiers, qui le fixaient attentivement.

Feemalo et Fumalo mirent chacun un genou en terre : le droit pour Feemalo, le gauche pour Fumalo. Ils soulevèrent les couvercles des panières en osier qu’ils avaient apportées, et les poussèrent devant eux (Susannah se remémora soudain comment les présentatrices du Juste Prix et autres jeux télévisés exhibaient les lots gagnants).

Dans l’un des paniers se trouvait de la nourriture : du poulet et du porc grillés, du rôti de bœuf, et de grandes tranches de jambon bien rose. Susannah sentit son estomac doubler de volume, comme se préparant à avaler tout ça, et ce n’est qu’au prix d’un effort surhumain qu’elle arrêta le gémissement sensuel qui montait dans sa gorge. Sa bouche se remplit instantanément de salive et elle leva une main pour l’essuyer. Ils sauraient ce qui lui arrivait, ce qui lui paraissait inévitable, mais elle pouvait au moins leur épargner la satisfaction de voir la preuve physique de sa faim lui faire briller les lèvres et le menton. Ote aboya, mais demeura assis à côté du pied gauche du Pistolero.

À l’intérieur du second panier, elle aperçut de gros pulls à torsades, un rouge et un vert : les couleurs de Noël.

— Il y a aussi des caleçons longs, des manteaux, des bottillonnes fourrées de flanelle, et des gants, expliqua Feemalo. Parce qu’il fait un froid mortel à Empathica, à cette période de l’année, et que des mois de marche vous attendent.

— À la sortie de la ville, nous vous avons laissé une luge légère en aluminium, ajouta Fimalo. Vous pouvez la jeter à l’arrière de votre petit chariot et l’utiliser pour porter la dame et votre gunna, quand vous atteindrez les terres de neige.

— Vous vous demandez forcément pourquoi nous faisons tout ça, puisque nous n’approuvons pas ce voyage, dit Feemalo. Eh bien, pour tout vous dire, nous sommes reconnaissants d’avoir survécu…

— Nous avons vraiment cru que notre heure était venue, l’interrompit Fumalo. « Les carottes sont cramées », comme aurait pu dire Eddie.

Et là encore, elle eut mal… mais pas autant qu’en voyant toute cette nourriture. Pas autant qu’en imaginant l’effet que ça ferait, d’enfiler l’un de ces gros pulls, de le passer par-dessus sa tête et de le laisser descendre jusqu’à mi-cuisse.

— J’avais décidé d’essayer de vous convaincre de ne pas y aller, si je le pouvais, dit Fimalo — le seul à parler de lui-même à la première personne du singulier, avait remarqué Susannah. Et que, dans le cas contraire, je vous fournirais les vivres dont vous auriez besoin pour poursuivre votre route.

— Tu ne pourras pas le tuer ! s’indigna Fumalo. Tu ne vois donc pas ça, espèce de tête de nœud de machine à tuer ? Tu ne le vois pas ? Tout ce que tu vas réussir à faire, par excès de zèle, c’est à devenir le jouet de ses mains mortes ! Comment peut-on se montrer aussi stu…

— Chut, dit Fimalo d’une voix douce, et Fumalo se tut immédiatement. Sa décision est prise.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Roland. Une fois que nous serons repartis, je veux dire ?

Ils haussèrent tous les trois les épaules parfaitement à l’unisson, mais c’est Fimalo — le soi-disant surmoi d’uffi — qui répondit.

— Nous allons attendre ici. Pour voir si la matrice de la Création survit ou périt. En attendant, nous essaierons de remettre Le Casse à flot et de lui rendre sa gloire passée. C’était un lieu splendide, autrefois. Il peut le redevenir. Et je crois que notre palabre est maintenant terminée. Prenez vos cadeaux, avec nos remerciements et tous nos bons vœux.

— Nos bons vœux à contrecœur, précisa Fumalo, avec un grand sourire.

Venant de lui, ce sourire avait quelque chose d’inattendu et d’éblouissant.

Susannah s’apprêta à bondir. Affamée comme elle l’était, affamée de nourriture fraîche (de viande fraîche), c’étaient pourtant les pulls et les dessous en Thermolactyl qui la fascinaient. Leurs vivres se faisaient maigres (et ils en viendraient sans doute à bout avant d’avoir passé le lieu que l’uffi appelait Empathica), mais il leur restait quand même des boîtes de haricots, de thon et de viande en gelée à l’arrière du Taxi de Luxe de Ho Fat, et ils avaient présentement l’estomac plein. C’était le froid qui était en train de la tuer. C’était l’impression qu’elle avait, en tout cas. L’impression que le froid creusait son sillon jusqu’à son cœur, et chaque centimètre était une torture.

Deux choses l’arrêtèrent dans son élan. La première fut de se rendre compte qu’un simple pas en avant suffirait à détruire le peu de volonté qu’il lui restait. Elle courrait jusqu’au milieu du pont, tomberait à genoux devant le grand panier plein de vêtements et se plongerait dedans comme une ménagère le premier jour des soldes. Une fois qu’elle aurait fait ce premier pas, plus rien ne pourrait l’arrêter. Et la perte de sa volonté ne serait pas le pire dégât. Elle perdrait aussi cette dignité qu’Odetta Holmes avait mis toute une vie à conquérir, en dépit de l’espion saboteur et invisible qui rampait dans son cerveau.

Pourtant, même cette évidence n’aurait pas suffi à la retenir. Ce qui en revanche l’arrêta net, c’est le souvenir du jour où ils avaient vu ce corbeau avec un filament vert dans son bec, le corbeau qui faisait crou, crou ! au lieu de crôa, crôa ! Rien de plus que de l’herbe du diable, c’est vrai, mais du vert, quand même. Du vivant. C’est ce jour-là que Roland lui avait recommandé de tenir sa langue, qu’il lui avait dit — quoi, déjà ? Avant la victoire vient la tentation. Elle n’aurait jamais soupçonné que la plus grande tentation de sa vie serait un pull marin à torsades, mais…

Elle comprit soudain ce que le Pistolero devait déjà savoir, sinon depuis le tout début, du moins peu de temps après qu’étaient apparus les trois Stephen King : tout ça n’était qu’un cheval de Troie. Elle ne savait pas ce qui se cachait au fond de ces panières, exactement, mais il aurait fallu la payer très cher pour lui faire croire qu’il s’agissait de nourriture et de vêtements.

Elle s’efforça de se calmer.

— Eh bien ? s’enquit Fimalo d’un ton patient. Voulez-vous venir chercher ces présents que je vous offre ? Si vous les voulez, il vous faut venir, car je ne peux moi-même m’aventurer au-delà sur le pont. Juste devant Feemalo et Fumalo se trouve la ligne de mort du Roi. Elle et vous, vous pourrez passer dans les deux sens. Nous sans doute pas.

— Nous vous remercions pour votre bonté, sai, dit Roland, mais nous allons devoir refuser. Nous avons de la nourriture, et pour ce qui est des vêtements, ils nous attendent plus loin, encore sur leurs sabots. De plus, il ne fait vraiment pas si froid.

— Non, approuva Susannah, souriant aux trois visages pareils — et pareillement abasourdis. Vraiment pas si froid.

— Nous allons poursuivre notre chemin, fit Roland en se penchant de nouveau par-dessus sa jambe fléchie.

— Grand merci, si cela vous sied, ajouta Susannah en écartant une fois encore ses jupons imaginaires en une révérence de La Calla.

Roland et elle entreprirent de se retourner. Et c’est à cet instant que Feemalo et Fumalo, toujours à genoux, plongèrent la main à l’intérieur des paniers posés devant eux.

Susannah n’eut pas à attendre les instructions de Roland, pas même un cri d’alarme. Elle dégaina le pistolet glissé dans sa ceinture et abattit l’homme situé à sa gauche — Fumalo — au moment où il extirpait une carabine à canon d’argent de la panière. Ce qui ressemblait à un foulard y était accroché. Roland dégaina l’arme suspendue dans son holster, avec la même rapidité surnaturelle que d’habitude, et tira un seul coup. Au-dessus d’eux les corbeaux prirent leur envol en poussant des croassements affolés, noircissant un instant le ciel bleu. Feemalo, qui tenait lui aussi une carabine argentée, s’effondra lentement en avant, en travers de son panier regorgeant de nourriture, avec sur le visage une expression de surprise figée par la mort, et un trou de balle en plein milieu du front.

5

Fimalo resta planté là où il était, de l’autre côté du pont, les mains toujours croisées devant lui, mais il ne ressemblait plus du tout à Stephen King. Il avait à présent le visage jaunâtre en lame de couteau d’un vieil homme mourant lentement, et pas de belle manière. Le peu de cheveux qu’il avait n’étaient plus de jais miroitant mais d’un gris sale. Son crâne n’était qu’un jardin d’eczéma en train de desquamer. Ses joues, son front et son menton étaient recouverts de furoncles et de plaies béantes, dont certaines purulentes, et d’autres dégorgeant du sang.

— Qu’es-tu, en réalité ? lui demanda Roland.

— Rien qu’un hume, comme vous, dit Fimalo d’un air résigné. Je m’appelais Rando Pensif, le temps où j’ai été Ministre d’État du Roi Cramoisi. Mais jadis, j’ai été ce bon vieux Austin Cornwell, du nord de l’État de New York. Pas dans le Monde Clé, à mon grand regret, mais dans un autre. J’ai dirigé le Centre commercial de Niagara, pendant un moment, et avant ça j’ai fait une brillante carrière dans la publicité. Vous serez sans doute intéressés d’apprendre que j’ai travaillé sur les campagnes Nozz-A-La et Takuro Spirit.

Susannah ignora ce petit CV étrange et incongru.

— Alors il n’a pas vraiment fait décapiter son bras droit, dit-elle. Et ces trois Stephen King ?

— Rien que du glam, dit le vieil homme. Vous allez me tuer ? Allez-y. Tout ce que je vous demande, c’est de faire vite. Je ne me sens pas bien, comme vous pouvez le constater.

— Y avait-il une once de vérité, dans tout ce que vous nous avez raconté ? demanda la jeune femme.

Il posa sur elle ses yeux humides et stupéfaits.

Tout était vrai, dit-il en avançant sur le pont, où deux autres vieillards — ses anciens secrétaires, soupçonna-t-elle — gisaient morts, les bras en croix. Tout, absolument tout, à l’exception d’un mensonge… et de ceci.

Il donna un coup de pied dans chacun des paniers, en déversant le contenu sur le pont.

Susannah ne put retenir un cri d’horreur. Ote bondit en un éclair et s’interposa devant elle pour la protéger, ses pattes courtaudes écartées, tête baissée.

— Tout va bien, dit-elle, la voix cependant encore tremblante. Ça m’a… surprise, c’est tout.

Le panier censé contenir toutes sortes de mets délicatement cuisinés regorgeait en réalité de membres humains en décomposition — du porc long, finalement, et dans un sale état. La chair avait pris une teinte bleu-noir et grouillait d’asticots.

Et point de vêtements dans l’autre panier. Ce que Fimalo leur offrit dans celui-là, c’est un amas de serpents miroitants en train de mourir. Leurs yeux noirs et vides étaient vitreux, leurs langues fourchues pointaient mollement dans d’ultimes petits à-coups. Plusieurs ne bougeaient déjà plus.

— Vous leur auriez redonné un coup de fouet, en les posant simplement sur votre peau, dit Fimalo avec dans la voix une pointe de regret.

— Tu ne t’attendais pas vraiment à ça, n’est-ce pas ? demanda Roland.

— Non, admit le vieillard.

Il s’assit sur le pont dans un soupir las. L’un des serpents tenta de ramper sur ses genoux, et il le repoussa d’un geste à la fois distrait et impatient.

— Mais j’avais des ordres. J’ai obéi.

Susannah contemplait les cadavres des deux autres avec une fascination horrifiée. Feemalo et Fumalo, qui n’étaient plus désormais que deux vieillards morts, pourrissaient à une vitesse hallucinante. Leur peau parcheminée se rétractait vers l’os et des filets de pus noir suintaient de partout. Sous les yeux de la jeune femme, les orbites dans le crâne de Feemalo pointèrent comme des télescopes jumeaux, donnant momentanément au cadavre un air choqué. Des serpents commençaient déjà à se tordre et à ramper autour des cadavres. D’autres avaient préféré le panier de membres infestés d’asticots, en quête de zones plus chaudes, tout au fond. La décomposition engendrait ses propres fièvres, furtives mais réelles, et elle se dit qu’elle aussi serait tentée de s’en délecter tant qu’elle le pouvait. Enfin, si elle était un serpent, bien entendu.

— Vous allez me tuer ? demanda Fimalo.

— Nenni, dit Roland. Car tu n’as pas encore accompli ton devoir. Une autre tâche t’attend.

Fimalo releva la tête, une lueur d’intérêt faisant pétiller ses yeux chassieux.

— Votre fils ?

— Le mien, et celui de ton maître. Voudrais-tu lui transmettre un mot de ma part, pendant votre palabre ?

— Si je suis encore vivant pour le faire, bien sûr.

— Dis-lui que je suis vieux et malin, alors que lui n’est qu’un petit jeune. Dis-lui que s’il s’arrête, il survivra encore un moment avec ses rêves de vengeance… bien que je ne sache pas ce que je lui ai fait qui suscite sa soif de vengeance. Et dis-lui que s’il vient de l’avant, je le tuerai, tout comme j’ai l’intention de tuer son Père Rouge.

— Ou bien vous écoutez sans entendre, ou bien vous entendez sans croire, dit Fimalo.

À présent que sa propre ruse avait été révélée (rien de bien exotique, finalement, se dit Susannah ; en fait d’uffi, ils se retrouvaient avec un malheureux publicitaire du nord de l’État de New York), il avait l’air incroyablement las.

— Vous ne pouvez tuer une créature qui s’est donné la mort. Vous ne pouvez non plus pénétrer dans la Tour Sombre, car il n’y a qu’une entrée, et elle est commandée du balcon sur lequel est enfermé Los’. Et il est suffisamment armé. Rien que les vifs d’argent vous détecteraient et viendraient vous massacrer avant que vous ayez traversé la moitié du champ de roses.

— C’est ce qui nous inquiète, dit Roland, et Susannah se fit la remarque qu’il avait rarement parlé avec autant de sincérité : elle s’en inquiétait effectivement déjà. Pour ce qui te concerne, transmettras-tu mon message à Mordred, quand tu le verras ?

Fimalo eut un geste de consentement.

Roland secoua la tête.

— Ne te contente pas d’agiter la main ainsi vers moi, goujat — je veux l’entendre de ta bouche.

— Je transmettrai votre message, dit Fimalo, avant d’ajouter : si je le vois, et si on palabre.

— Ce sera le cas. Bonne journée à vous, monsieur, conclut Roland en se retournant, mais Susannah le saisit par le bras et le fit pivoter.

— Jurez-moi que tout ce que vous nous avez dit était vrai, supplia-t-elle en regardant l’hideux vieillard assis sur ce pont pavé, sous le regard froid des corbeaux, qui commençaient à reprendre leurs anciennes positions. Ce qu’elle voulait apprendre ou prouver par cette question, elle n’en avait pas la moindre idée. Saurait-elle reconnaître les mensonges de cet homme, même maintenant ? Sans doute pas. Pourtant elle n’en insista pas moins.

— Jurez-le sur le nom de votre père, et sur son visage, aussi.

Le vieil homme leva la main droite vers elle, paume tournée vers l’extérieur, et Susannah constata que ses mains non plus n’avaient pas été épargnées par les plaies.

— Je le jure sur le nom d’Andrew John Cornwell de Tioga Springs, dans l’État de New York. Et sur son visage, aussi. Le Roi de ce château est vraiment devenu fou, et il a vraiment brisé les Cristaux de l’Arc-en-Ciel du Magicien en sa possession. Il a réellement forcé les membres du personnel à avaler du poison et les a tous regardés mourir.

D’un geste vif de la main qu’il avait levée pour promettre, il désigna la panière remplie de membres humains.

— Où croyez-vous que j’aie récupéré tout ça, Dame Merlette ? Chez Plaies Mobiles ?

Elle ne comprit pas la référence, et ne bougea pas.

— Il est vraiment parti pour la Tour Sombre. Il est comme ce chien dans je ne sais plus quelle vieille fable, qui veut s’assurer que, s’il n’arrive pas à avoir le bout de viande, personne d’autre ne l’aura. Je ne vous ai même pas menti sur le contenu de ces paniers, pas vraiment. Je vous ai simplement montré la marchandise, et je vous ai laissés en tirer vos propres conclusions.

Son sourire cynique trahissait un tel plaisir que Susannah se demanda si elle se devait de lui rappeler que Roland au moins avait vu clair dans son petit jeu. Puis elle décida que ça n’en valait pas la peine.

— Je ne vous ai fait qu’un seul véritable mensonge, avoua l’ancien Austin Cornwell. C’est qu’il m’avait fait décapiter.

— Es-tu satisfaite, Susannah ? lui demanda Roland.

— Oui, répondit-elle, alors qu’elle ne l’était pas — pas vraiment. Allons-y.

— Alors grimpe dans le Ho Fat, et ne lui tourne pas le dos quand il fera mine de s’éloigner. Il est sournois.

— Tu m’en diras tant, conclut Susannah, avant de s’exécuter.

— Que vos jours soient longs et vos nuits plaisantes, dit l’ancien sai Cornwell, assis au milieu des serpents mourants qui se tortillaient. Que l’Homme Jésus veille sur vous et sur tout votre clan-fam. Et je vous souhaite de retrouver vos esprits tant qu’il est temps, et de ne pas vous approcher de la Tour Sombre !

6

Ils revinrent sur leurs pas jusqu’à l’intersection qui les avait éloignés du Sentier du Rayon pour les mener au château du Roi Cramoisi, et là Roland décida de s’arrêter quelques minutes. Un petit filet de brise s’était levé, et la bannière patriotique claquait au vent. Susannah constata qu’elle avait à présent l’air vieux et passé. Les photos de Nixon, Lodge, Kennedy et Johnson avaient été défigurées par des graffitis, anciens eux aussi. Tout le glam — ce glam délabré que le Roi Cramoisi avait réussi à créer, il fallait le reconnaître — avait disparu.

Bas les masques, tombez les masques, se dit-elle avec lassitude. C’était une fête magnifique, mais elle est à présent terminée… et la Mort Rouge plane au-dessus de tous.

Elle toucha le bouton qu’elle sentait à côté de sa bouche, puis inspecta le bout de son doigt. Elle s’attendait à y voir du sang ou du pus, voire les deux. Mais son doigt était propre. Elle en éprouva un grand soulagement.

— Tu crois un mot de tout ça ? demanda Susannah au Pistolero.

— Je crois même presque tout, répondit-il.

— Alors il est là-haut. Dans la Tour.

— Pas dedans. Enfermé dehors.

Il sourit.

— Ça change tout.

— Vraiment ? Et qu’est-ce que tu vas lui faire ?

— Je ne sais pas.

— Est-ce que tu crois qu’en prenant le contrôle de nos armes, il pourrait pénétrer à l’intérieur et monter jusqu’au sommet ?

— Oui.

Pas une seconde d’hésitation.

— Et qu’est-ce que tu vas y faire ?

— L’empêcher de mettre la main dessus.

On aurait dit qu’il énonçait des évidences, et Susannah se dit que c’en étaient probablement. Ce qu’elle avait une fâcheuse tendance à oublier, c’est que Roland était un foutu prosaïque. Pour tout.

— Tu avais l’intention de piéger Mordred, au château.

— Oui, acquiesça Roland. Mais étant donné ce qu’on y a trouvé — et ce qu’on y a entendu — il m’a paru plus sage de changer de décor. Plus simple. Regarde.

Il sortit la montre et fit sauter le clapet d’une pichenette. Ils constatèrent que la trotteuse courait toujours en solitaire. Mais allait-elle à la même vitesse qu’auparavant ? Susannah n’en était pas certaine, mais il lui semblait que non. Elle leva les yeux vers Roland, les sourcils arqués d’un air interrogateur.

— La plupart du temps, elle marche normalement, dit le Pistolero. Mais plus tout le temps. Je pense qu’elle perd au moins une seconde tous les six ou sept tours. Peut-être de trois à six minutes par jour, tout compris.

— Ça n’est pas beaucoup.

— Non, reconnut Roland en rangeant la montre. Mais c’est un début. Que Mordred fasse comme bon lui semble. La Tour Sombre se dresse non loin de la limite des terres blanches, et j’ai la ferme intention de l’atteindre.

Susannah comprenait son impatience. Elle espérait seulement qu’elle ne le rendrait pas négligent. Car, dans ce cas, la jeunesse de Mordred Deschain n’aurait subitement plus aucune importance. Si Roland commettait la bonne erreur au mauvais moment, lui, elle et Ote pourraient bien ne jamais voir la Tour Sombre du tout.

Le bruit d’un large battement d’ailes derrière eux vint interrompre ses pensées. Et en arrière-plan, un cri humain qui commençait comme un mugissement et se terminait en hurlement perçant. La distance avait beau étouffer ce cri, l’horreur et la douleur qu’il exprimait n’étaient que trop flagrantes. Dieu merci, il finit par s’évanouir.

— Le Ministre d’État du Roi Cramoisi est entré dans la clairière, commenta le Pistolero.

Susannah jeta un regard en arrière, en direction du château. Elle en vit les remparts d’un rouge noir, mais rien de plus. Et elle se réjouissait de ne pas en voir plus.

Mordred lô faim, se dit-elle. Son cœur battait à tout rompre et elle se dit qu’elle n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie — ni allongée aux côtés de Mia pour accoucher, pas même dans les ténèbres sous le Château Discordia.

Mordred lô faim… mais maintenant il va manger.

7

Le vieil homme qui avait débuté sa vie en tant qu’Austin Cornwell et qui devait la terminer sous le nom de Rando Pensif était assis au bout du pont, côté château. Les corbeaux patientaient au-dessus de sa tête, pressentant peut-être que le spectacle n’était pas fini, pour aujourd’hui. Pensif avait assez chaud, grâce au caban qu’il portait, et il s’était offert une rasade de cognac, avant de se rendre à la rencontre de Roland et de son amie la Dame Merlette. Enfin… ce n’était peut-être pas tout à fait vrai. C’étaient peut-être Brass et Compson (aussi connus sous le nom de Feemalo et de Fumalo) qui avaient avalé une gorgée du meilleur cognac du Roi, et l’ancien Ministre d’État de Los’ qui avait descendu le dernier tiers de la bouteille.

Quelle qu’en fût la cause, toujours est-il que le vieil homme s’assoupit, et que la venue de Mordred-Talon Rouge ne le réveilla point. Il était assis, le menton posé sur la poitrine, de la bave dégoulinant entre ses lèvres pincées, avec l’air d’un bébé qui s’est endormi dans sa chaise haute. Sur les parapets et les passerelles, les oiseaux s’agglutinaient plus nombreux que jamais. Ils auraient dû s’envoler à l’approche du jeune prince, mais ce dernier leva les yeux vers eux et décrivit un geste, dans l’air : sa main droite ouverte passa furtivement devant son visage, puis il la referma et baissa le poing. Attendez, signifiait ce geste.

Mordred s’immobilisa au bout du pont, côté ville, reniflant délicatement l’odeur de viande pourrissante. Cette odeur délicieuse aurait suffi à elle seule à l’amener jusqu’ici, même en sachant que Roland et Susannah avaient repris la route le long du Sentier du Rayon. Qu’ils se remettent gentiment dans la bonne direction, les deux pistoleros flanqués de leur bafouilleux domestique, voilà ce que pensait le garçon. L’heure n’était pas venue de refermer le gouffre. Plus tard, peut-être. Plus tard son Papa Blanc baisserait la garde, ne serait-ce qu’un instant, et alors Mordred ne le raterait pas.

Pour le dîner, ce serait parfait. Mais au petit déjeuner ou au déjeuner, ce serait presque aussi bien.

La dernière fois que nous avions croisé ce gaillard, il n’était qu’un

(Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier)

nourrisson. La créature qui se tenait à présent derrière les grilles du château du Roi Cramoisi avait la taille d’un garçon d’environ neuf ans. Pas un beau garçon. Pas le genre de garçon qu’on aurait dit ravissant (sauf sa propre mère, totalement démente). La cause n’en était pas tant son héritage génétique complexe qu’une sous-alimentation pure et simple. Sous la chevelure noire et sèche, le visage était blême et bien trop maigre. Sous les yeux bleus de bombardier de Mordred, la chair boursouflée était d’un mauve diaphane. Son teint rouge enflammé était criblé de plaies et de bleus. Tout comme le bouton près de la bouche de Susannah, ces stigmates pouvaient résulter de son voyage dans les terres empoisonnées, mais son régime alimentaire devait aussi y être pour quelque chose. Il aurait pu emmagasiner des boîtes de conserve avant de quitter le poste de contrôle au bout du tunnel — Roland et Susannah en avaient laissé à profusion —, mais il n’y avait tout bonnement pas pensé. Comme Roland le savait, Mordred n’en était encore qu’à l’apprentissage des règles de survie. La seule chose qu’il avait emportée de la baraque en préfabriqué du poste de contrôle, c’était un blouson de cheminot jaune et pourrissant, ainsi qu’une paire de bottes. La trouvaille des bottes avait été une véritable aubaine, bien qu’elles soient pratiquement tombées en morceaux au cours de sa longue marche.

S’il avait été un hume — ou même une créature mutante un peu moins résistante, d’ailleurs — Mordred serait mort dans les Malterres, manteau ou pas manteau, bottes ou pas bottes. Parce qu’il était ce qu’il était, il avait appelé les corbeaux à lui lorsqu’il avait faim, et les corbeaux n’avaient eu d’autre choix que de venir. Ils ne faisaient pas un repas très savoureux, et les insectes qu’il faisait affleurer des rochers desséchés (et toujours légèrement radioactifs) étaient encore pires, mais il les avait courageusement avalés. Un jour il était entré en contact par le shining avec l’esprit d’une belette, et il lui avait ordonné de venir. Une bête misérable et rachitique, tout près de mourir de faim elle aussi, mais après les oiseaux et les insectes, il lui avait trouvé la saveur du meilleur steak du monde. Mordred avait repris son autre apparence et avait enlacé la belette de ses sept pattes, suçant et aspirant jusqu’à ne laisser qu’un lambeau de fourrure déchiqueté. Il en aurait volontiers mangé une bonne douzaine, mais il n’avait que celle-là.

Et voilà qu’il trouvait devant lui un plein panier de victuailles. Un peu faisandées, certes, mais quelle importance ? Même les asticots seraient nourrissants. Tout ça suffirait largement à tenir jusqu’aux bois enneigés au sud-est du château, bois qui regorgeaient de gibier.

Mais avant ça, il y avait ce vieil homme.

— Rando, dit-il. Rando Pensif.

Le vieil homme sursauta, marmonna puis ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes il contempla sans comprendre le garçon efflanqué qui se tenait devant lui. Puis ses yeux chassieux se remplirent d’effroi.

— Mordred, fils de Los’, dit-il en s’efforçant de sourire. Aïle à vous, Roi-qui-sera !

Il se mit vaguement à agiter les jambes, puis parut se rappeler qu’il était assis, et que son salut ne donnerait rien, dans cette position. Il essaya tant bien que mal de se remettre debout, retomba en arrière avec un boum qui fit rire le garçon (les occasions de rire n’avaient pas été légion, dans les Malterres, aussi accueillit-il celle-là de bon cœur), puis tenta un nouvel essai. Fructueux, celui-là.

— Je ne vois d’autres cadavres que ces deux-là, qui ont l’air d’être morts plus vieux encore que tu ne l’es, lança Mordred en regardant autour de lui avec une surprise surjouée. Je ne vois en tout cas aucun pistolero mort, que ce soit à jambes longues ou court-jambes.

— Vous dites vrai — et je dis grand merci, cela va de soi — mais je peux expliquer cela, sai, et très facilement…

— Oh, mais attends ! Retiens donc ton explication, bien que je ne doute pas qu’elle soit excellente ! Laisse-moi plutôt deviner ! Serait-ce que les serpents ont ligoté le Pistolero et sa dame, des serpents longs et gras, et que tu les as fait mettre à l’abri dans ce château-là ?

— Mon Seigneur…

— Si tel est le cas, il devait y avoir une énorme quantité de serpents dans ton panier, car j’en vois encore un certain nombre ici. Certains ont même l’air de se repaître de ce qui aurait dû faire mon souper.

Même si à l’évidence une partie des membres pourrissants feraient bel et bien son repas — au moins les amuse-gueule — Mordred adressa au vieillard un regard plein de reproche.

— Les pistoleros ont-ils été enfermés, alors ?

Au regard d’effroi du vieil homme succéda une expression de profonde résignation. Mordred en conçut une rage incroyable. Ce qu’il souhaitait lire sur le visage du vieux sai Pensif, ce n’était pas de l’effroi, encore moins de la résignation, mais de l’espoir. Espoir que Mordred se délecterait à déchiqueter. Sa forme se mit à trembler. Pendant une seconde, l’homme vit l’ombre noire et changeante tapie dessous, avec ses nombreuses pattes. Puis tout s’estompa et l’enfant réapparut. Pour l’instant, du moins.

Faites que je ne meure pas en hurlant, supplia l’ancien Austin Cornwell. Accordez-moi au moins cela, vous autres dieux, qui que vous soyez. Que je ne meure pas en hurlant dans les bras de cette monstruosité.

— Vous savez ce qui s’est produit ici, jeune sai. C’est dans mon esprit, donc dans le vôtre. Pourquoi ne pas emporter cette saleté dans son panier — ainsi que les serpents, s’ils sont à votre goût — et laisser un vieil homme à la courte vie qu’il lui reste ? Au nom de votre père, sinon au vôtre. Je l’ai bien servi, même à la fin. J’aurais pu tout simplement me tapir dans le château et les laisser passer leur chemin. Mais je n’en ai rien fait. J’ai essayé.

— Tu n’avais pas le choix, répliqua Mordred depuis son bout du pont.

Sans savoir si c’était vrai. Sans même s’en soucier. La chair morte n’était que de la nourriture. La chair vivante et le sang encore chargé du dernier souffle d’un homme… ah, ça c’était autre chose. C’était un mets fin !

— A-t-il laissé un message ?

— Si fait. Vous savez bien que oui.

— Dis-le-moi.

— Pourquoi ne le prenez-vous pas dans mon esprit ?

De nouveau cette palpitation, l’amorce de métamorphose. Pendant une seconde il n’y eut plus ni jeune garçon ni araignée géante à l’autre bout du pont, mais un étrange hybride qui tenait des deux. Sai Pensif se sentit soudain la bouche très sèche, malgré la bave qui lui avait coulé sur le menton pendant son petit somme et qui miroitait toujours. Puis la version garçon de Mordred se stabilisa de nouveau, dans son manteau déchiré et pourrissant.

— Parce qu’il me plaît de l’entendre de ton trou de soûlard ratatiné.

Le vieillard s’humecta les lèvres.

— Très bien. Si cela vous sied. Il a dit qu’il était malin, alors que vous étiez jeune, sans une once de ruse. Il a dit que si vous ne restiez pas à votre place, il vous ferait sauter la tête. Il a aussi dit qu’il aimerait la brandir comme trophée à la face de votre Père Rouge, enfermé sur son balcon.

Il avait un peu étoffé le message de Roland (comme nous le savons, puisque nous étions là), et c’était plus qu’il n’en fallait, pour Mordred.

Mais toujours pas assez pour Rando Pensif. Seulement dix jours auparavant, cela aurait peut-être suffi à exaucer le souhait du vieil homme, qui était de provoquer le garçon afin qu’il le tue rapidement. Mais Mordred avait mûri en accéléré, et était désormais en mesure de résister à ses pulsions, comme celle de bondir sur le pont en se métamorphosant, et de débouler dans la cour du château pour arracher la tête de Rando Pensif du reste de son corps, d’un coup de patte poilue.

Au lieu de quoi il leva les yeux vers les corbeaux — ils étaient des centaines, maintenant — et ils lui rendirent son regard, aussi concentrés que des élèves dans une classe. Le garçon agita les bras pour mimer un battement d’ailes, puis désigna le vieil homme. L’air se remplit instantanément d’ailes tourbillonnantes. Le Ministre du Roi fit mine de s’enfuir, mais avant qu’il ait pu faire un pas, le nuage d’encre des corbeaux s’abattit sur lui. Il leva les bras en l’air pour se protéger le visage tandis qu’ils piquaient sur sa tête et ses épaules, le transformant en véritable épouvantail. Mais ce geste instinctif ne lui fut pas d’un grand secours : d’autres oiseaux se posèrent sur ses bras levés, jusqu’à ce qu’ils plient sous le poids des volatiles. Les becs se mirent à picorer et à piqueter la figure du vieillard, faisant perler le sang en minuscules pointes tatouées.

Non ! s’écria Mordred. Laissez-moi la peau… mais vous pouvez prendre les yeux.

C’est à ce moment précis, alors que les corbeaux arrachaient les yeux de Rando Pensif de leurs orbites vivantes, que l’ancien Ministre d’État émit ce hurlement que Roland et Susannah entendirent monter en puissance, en approchant de la ville fortifiée. Les oiseaux qui ne trouvèrent pas où se poser continuèrent de tourner autour de lui comme un cumulonimbus en plein orage. Ils le firent pivoter sur ses talons en lévitation et le soulevèrent, le transportant vers l’enfant, qui s’était à présent approché au centre du pont, pour s’y accroupir. Il avait abandonné les bottes et le manteau pourrissant de l’autre côté du pont, à qui serait intéressé. Ce qui attendait sai Pensif, debout sur ses pattes arrière, battant l’air de ses pattes avant, avec sa marque rouge clairement visible sur le ventre poilu, c’était Dan-tete, le Petit Roi Rouge.

L’homme s’avança vers son destin en flottant dans l’air, les yeux arrachés et poussant des hurlements. Il brandit les mains devant lui, tentant d’écarter son assaillant. D’une patte habile, l’araignée en attrapa une et la dirigea délicatement jusqu’à sa gueule hérissée de poils, et la croqua comme un sucre d’orge.

Miam !

8

Cette nuit-là, au-delà des dernières masures bizarrement étroites qui le mettaient mal à l’aise, Roland s’arrêta devant ce qui avait dû être une petite ferme de tenancier. Planté face au bâtiment principal, il renifla.

— Quoi, Roland ? Quoi ?

— Sens-tu le bois de cet endroit, Susannah ?

Elle renifla à son tour.

— Oui, en fait. Et alors ?

Il se tourna vers elle, un sourire aux lèvres.

— Si on peut le sentir, c’est qu’on peut le brûler.

Dicton qui se révéla vrai. Ils eurent du mal à allumer le feu, même avec l’aide des ruses les plus rouées de Roland, et une demi-boîte de méta, mais ils finirent par y arriver. Susannah s’assit aussi près qu’elle put des flammes, se retournant à intervalles réguliers pour griller uniformément des deux côtés, savourant la sensation de la sueur perlant d’abord sur son visage et sa poitrine, puis sur son dos. Elle avait oublié ce qu’on ressentait quand on avait chaud, et elle ajouta du bois jusqu’à obtenir un véritable feu de joie rugissant. Pour les animaux des terres plus éloignées le long du Sentier du Rayon en voie de guérison, ce feu devait ressembler à une comète tombée du ciel, encore enflammée. Ote était assis à côté d’elle, les oreilles dressées, scrutant le feu, comme hypnotisé. Susannah s’attendait à tout moment à entendre Roland objecter quelque chose — lui ordonner d’arrêter de rajouter du bois dans ce foutu feu et de le laisser un peu brûler, au nom de son père — mais il n’en fit rien. Il était assis là, ses pistolets démontés devant lui, à en huiler les pièces. Lorsque le feu devint trop chaud, il se recula d’un mètre ou deux. Son ombre maigre et tremblotante dansait le commala à la lueur des flammes.

— Pourras-tu supporter encore une ou deux nuits de froid ? finit-il par lui demander.

Elle hocha la tête.

— S’il le faut, oui.

— Quand on commencera à monter vers les terres de neige, il se mettra à faire vraiment froid. Et si je ne peux te promettre que nous ne passerons qu’une seule nuit sans feu, je pense pouvoir dire que ce ne sera pas plus de deux.

— Tu crois qu’il sera plus facile d’attraper du gibier sans faire de feu, n’est-ce pas ?

Roland acquiesça et se mit à réassembler ses pistolets.

— Et il y aura du gibier dès après-demain ?

— Oui.

— Comment le sais-tu ?

Il y réfléchit, puis secoua la tête.

— Je ne peux le dire — mais je le sais.

— Tu en sens l’odeur ?

— Non.

— Tu touches leur esprit par le shining ?

— Non plus.

Elle abandonna le sujet.

— Roland, et si Mordred envoie les oiseaux contre nous, cette nuit ?

Il sourit et désigna les flammes du doigt. En dessous, le lit de braises rougeoyantes palpitait comme sous le souffle d’un dragon.

— Ils ne s’approcheront pas de ton feu de joie.

— Et demain ?

— Demain nous serons plus loin du Casse Roi Russe, même Mordred ne pourrait les convaincre de s’aventurer si loin.

— Et ça, comment le sais-tu ?

Il se contenta de secouer de nouveau la tête, même s’il croyait connaître la réponse à cette question. Ce qu’il savait lui venait de la Tour. Il en sentait le pouls gronder en lui, se réveiller à l’intérieur de son crâne. C’était comme une pousse en train de s’extraire d’une graine desséchée. Mais il était encore trop tôt pour le dire.

— Couche-toi, Susannah. Prends du repos. Je monterai la garde jusqu’à minuit, puis je te réveillerai.

— Alors maintenant, on monte la garde.

Il opina.

— Et lui, il nous surveille ?

Roland n’en était pas certain, mais il pensait que Mordred les épiait effectivement. En imagination, il voyait un garçon maigrelet (mais avec un bidon saillant devant lui en cet instant, car il avait bien mangé), nu sous les haillons d’un manteau sale et déchiré. Un garçon maigrelet installé dans une de ces étranges maisons maigrelettes, sans doute au troisième étage, pour avoir une vue dégagée. Il est assis à la fenêtre, les genoux remontés contre la poitrine pour se tenir chaud, sa cicatrice au flanc devenue douloureuse avec le froid qui lui pénètre les os. Son regard est captivé par leur feu, la jalousie le dévore. Il est jaloux de leur amitié, aussi. Sa Demi-Mère et son Père Blanc, qui lui tournent le dos.

— C’est probable, répondit Roland.

Elle s’apprêta à s’allonger, puis quelque chose l’arrêta. Elle toucha la plaie près de sa bouche.

— Ce n’est pas un bouton, Roland.

— Ah non ?

Il la regardait avec attention, assis calmement.

— J’avais une amie au lycée qui avait exactement la même chose. Ça saignait, puis ça s’arrêtait, ça cicatrisait presque, puis ça fonçait et ça se remettait à saigner. Elle a fini par aller voir un médecin — un spécialiste de la peau, un dermatologue comme on les appelle — et il a dit que c’était un angiome. Une tumeur du sang. Il lui a fait une injection de novocaïne et il l’a retirée au scalpel. Il a dit qu’elle avait bien fait de venir le voir si vite, car chaque jour cette chose plantait ses racines un peu plus profond. Il lui a dit qu’elle aurait fini par percer le palais, voire ses sinus.

Roland attendait en silence. L’expression qu’elle avait utilisée tournait dans sa tête : tumeur du sang. Il se dit qu’elle aurait pu être inventée pour désigner le Roi Cramoisi lui-même. Et Mordred, aussi.

— On n’a pas d’novocaïne, mon biquet, lança Detta Walker, ça j’peux t’le di’e ! Mais si l’moment vient, faud’a qu’tu dégaines ton couteau et qu’tu m’a’aches c’foutu enculé. T’au’as inté’et à l’fai’e plus vite que l’bafouilleux gobe une mouche. Pigé ?

— Oui. Maintenant repose-toi.

Elle s’allongea. Cinq minutes après qu’elle se fut endormie, Detta Walker ouvrit un œil et lui lança un

(J’te su’veille, p’tit Blanc)

regard en coin. Roland lui adressa un signe de tête et elle referma les yeux. Une minute plus tard, elle les rouvrit, et c’est Susannah qui le regarda. Quand elle se rendormit, elle ne bougea plus.

Il avait promis de la réveiller à minuit, mais il préféra la laisser dormir deux heures de plus, sachant qu’à la chaleur du feu son corps se reposait vraiment, pour cette nuit-ci au moins. Lorsque sa montre flambant neuve annonça une heure, il sentit enfin le regard de leur poursuivant filer. Mordred avait perdu son combat contre la fatigue des heures les plus noires de la nuit, comme d’innombrables enfants avant lui. Où que se trouvât sa chambre, l’enfant non désiré et solitaire dormait à présent, enroulé tant bien que mal dans son manteau crasseux et déchiré, la tête dans les bras.

Et sa bouche, encore souillée du sang séché de sai Pensif, tremblote-t-elle comme s’il rêvait du sein qu’il a connu, du lait qu’il a goûté ?

Roland n’aurait su le dire. Et il n’avait pas particulièrement envie de le savoir. Il se réjouissait simplement d’être éveillé pour son tour de garde nocturne, jetant de temps à autre un morceau de bois dans le feu déclinant. Il se dit qu’il mourrait bientôt. Le bois était plus vert que celui dont étaient faites les maisons, mais il n’en restait pas moins ancien, durci au point de ressembler à de la pierre.

Le lendemain, ils verraient des arbres. Les premiers depuis Calla Bryn Sturgis, sans compter ceux poussant sous le soleil artificiel de l’Algul Siento et ceux qu’il avait vus dans le monde de Stephen King. Ce serait une bonne chose. En attendant, les ténèbres tenaient bon. Au-delà du halo lumineux du feu mourant, le vent gémissait, soulevant les cheveux sur les tempes de Roland et l’entourant d’une douce odeur ouatée de neige. Il renversa la tête en arrière et regarda tourner l’horloge des étoiles sur le grand cadran noir au-dessus de lui.

CHAPITRE 4 Peaux

1

Il leur fallut faire sans feu non pas pendant une ou deux nuits, mais pendant trois nuits d’affilée. La dernière fut la plus longue, les douze heures les plus misérables de la vie de Susannah. Est-ce pire que la nuit de la mort d’Eddie ? se demanda-t-elle, au plus dur de l’épreuve. Tu es vraiment en train de dire que ce que tu vis en ce moment est pire que de rester allongée éveillée dans un de ces dortoirs, sachant qu’il en serait ainsi pour toujours ? Pire que de lui laver le visage et les mains et les pieds ? Que de les lui laver pour le mettre en terre ?

Oui. C’était pire. Elle détestait la conscience qu’elle en avait, et ne pourrait jamais l’admettre à qui que ce soit d’autre qu’à elle-même, mais le froid intense et infini de cette dernière nuit était bien pire. Elle en venait à redouter le moindre souffle de la brise montant des terres de neige, vers l’est et le sud. C’était un constat à la fois terrible et qui forçait l’humilité, de mesurer combien le malaise physique pouvait empiéter sur tout le reste, se répandant comme un gaz mortel jusqu’à occuper tout l’espace, jusqu’à prendre possession de tout le terrain de jeu. Le chagrin ? Le deuil ? Qu’étaient ces sentiments, quand on les comparait au froid en marche, partant de vos doigts et de vos orteils, rampant le long de votre putain de nez, pour aller où ? Vers le cerveau, si cela vous sied. Et vers le cœur. Sous la main glacée d’un froid pareil, le chagrin et le deuil n’étaient que des mots. Non, même pas. Que des sons. Rien que du bruit vide de sens, quand on était assis là à grelotter sous les étoiles, à attendre un matin qui ne viendrait jamais.

Ce qui rendait les choses pires encore, c’était de sentir la présence autour d’eux de tous ces feux de joie potentiels, car ils avaient atteint cette région vivante que Roland appelait l’« Entre-neige ». Il s’agissait d’une enfilade de longues pentes herbeuses (même si l’herbe était surtout blanche et morte, en cette saison) et de vallées peu profondes où apparaissaient des bosquets d’arbres isolés, et des ruisseaux à présent figés dans la glace. Plus tôt, alors qu’il faisait encore jour, Roland lui avait montré plusieurs trous dans la glace, en lui racontant que c’était l’œuvre des cerfs. Il avait aussi repéré des tas d’excréments. À la lumière du jour, ces signes avaient leur intérêt, ils étaient même des signes d’espoir. Mais dans le fossé sans fond de la nuit, alors qu’elle écoutait le cliquetis régulier de ses dents qui claquaient, ils n’avaient plus aucun sens. Eddie ne signifiait rien. Jake non plus. La Tour Sombre n’avait aucun sens, ni le feu de joie qu’ils avaient fait brûler à la sortie de la ville fortifiée. Elle se rappelait de quoi il avait l’air, mais le souvenir de cette chaleur qui l’avait fait transpirer si fort, celui-là était totalement perdu. Comme quelqu’un qui est mort quelques instants et a eu un aperçu d’une autre vie lumineuse et fantastique, elle ne pouvait que dire que ç’avait été merveilleux.

Roland était assis à ses côtés et l’entourait de ses bras, laissant parfois échapper une toux rauque et sèche. Susannah se dit qu’il était peut-être en train de tomber malade, mais même cette idée n’avait aucune emprise sur elle. Le néant, hormis le froid.

À un moment — juste avant que l’aube ne vienne finalement allumer le ciel à l’est — elle vit des étincelles orange virevolter au loin, droit devant eux, au-delà de l’endroit où la neige se mettait à tomber. Elle demanda à Roland s’il avait la moindre idée de ce que c’était. Ce qui ne l’intéressait pas vraiment, mais entendre sa propre voix la rassura en lui confirmant qu’elle n’était pas morte. Pas encore, du moins.

— Je pense que ce sont des hobs.

— Qqqqqu’est-ce qqque c’est ?

Maintenant elle ne pouvait plus articuler un son sans bégayer et claquer des dents.

— Je ne sais comment te l’expliquer. Et ce n’est vraiment pas la peine. Tu verras bien, l’heure venue. Pour l’instant, si tu écoutes attentivement, tu entendras quelque chose plus près, quelque chose de plus intéressant.

Elle n’entendit d’abord que le soupir du vent. Puis il se tut, et elle perçut le bruissement sec de l’herbe sous le pas d’un animal. Puis un craquement sourd. Et Susannah sut exactement de quoi il s’agissait : d’un sabot perforant la fine pellicule de glace, révélant l’eau vive au monde glacé de la surface. Elle savait aussi que dans les trois ou quatre jours, elle porterait sans doute un manteau fait de l’animal qui buvait en ce moment même non loin d’eux, mais cette idée n’avait aucun sens, elle non plus. Le temps n’était qu’un concept inutile, quand on était assis dans le noir, dans une douleur lancinante.

Elle croyait avoir eu froid, auparavant ? Drôle d’idée, pas vrai ?

— Et Mordred ? demanda-t-elle. Tu penses qu’il est dans le coin ?

— Oui.

— Et qu’il ressent le froid, comme nous ?

— Je ne sais pas.

— Je n’en peux plus, Roland — vraiment, je n’en peux plus.

— C’est terminé. L’aube est proche, et je pense que demain nous aurons un feu, à la tombée de la nuit.

Il toussa dans son poing, puis repassa le bras autour de la jeune femme.

— Tu te sentiras mieux quand on sera debout et occupés. En attendant, au moins on est ensemble.

2

Mordred avait effectivement aussi froid qu’eux, jusque dans ses os, et lui n’avait personne.

Il était assez près pour les entendre, cependant : pas les mots précis, mais le son de leurs voix. Il tremblait sans pouvoir se maîtriser et il s’était tapissé l’intérieur de la bouche d’herbe, car il craignait qu’avec son ouïe subtile, Roland perçoive le claquement de ses dents. La veste de cheminot n’était d’aucune utilité ; il l’avait jetée quand elle était tombée en morceaux, en commençant par les coudes, et il avait balancé le tout dans l’herbe basse près de la vieille route avec un juron de colère. Il ne portait encore les bottes que parce qu’il avait réussi à tisser de la ficelle à partir d’herbes hautes. Il en avait saucissonné ce qui restait des godillots, les soudant à ses pieds.

Il avait envisagé de reprendre sa forme d’araignée, sachant que ce corps-là supporterait mieux le froid, mais sa courte vie tout entière avait été hantée par le spectre de la famine, et il supposait qu’une partie de lui la craindrait toujours, peu importait la quantité de nourriture qu’il aurait sous la main. Les dieux savaient qu’il n’y en avait pas beaucoup, en ce moment, trois bras coupés, quatre jambes (dont deux en partie mangées) et un morceau de torse tiré du panier en osier, et c’était tout. Et s’il se transformait, l’araignée goberait cette maigre pitance avant l’aube. Et bien qu’il y eût du gibier tout autour — il entendait les mouvements du cerf aussi clairement que son Papa Blanc — Mordred n’avait pas entièrement confiance en ses capacités à le piéger, ou à l’attraper.

Aussi restait-il assis à grelotter, en écoutant le son de leurs voix, jusqu’à ce que les voix se taisent. Peut-être dormaient-ils. Il aurait pu somnoler un peu lui-même. Et la seule chose qui le retenait de céder et de faire demi-tour, c’était la haine qu’il ressentait pour eux. La haine de les savoir ensemble, quand lui n’avait personne. Jamais personne.

Mordred lô faim, pensa-t-il, malheureux. Mordred lô froid. Et Mordred lô personne. Mordred est seul.

Il s’enfonça le poignet dans la bouche, mordit très profond et aspira le flot chaud qui coulait. Dans ce sang il savoura le dernier souffle de Rando Pensif… mais si faible ! Si vite évanoui ! Et il ne lui resta bientôt plus que le goût inutile et recyclé de sa propre chair.

Et dans le noir, Mordred se mit à pleurer.

3

Quatre heures après le lever du jour, sous un ciel blanc qui promettait de la pluie ou de la neige (peut-être les deux en même temps), Susannah Dean était allongée derrière un tronc d’arbre mort, grelottante, à scruter l’une des petites vallées. Tu entendras Ote, lui avait dit le Pistolero. Et tu m’entendras, moi aussi. Je ferai de mon mieux, mais je les repousserai devant moi, pour que tu aies le meilleur angle de tir. Fais en sorte que chaque coup porte.

Ce qui compliquait les choses, c’était cette intuition sourde que Mordred était tout près, à présent, et qu’il pourrait essayer de lui tendre une embuscade, pendant qu’elle avait le dos tourné. Elle regardait constamment autour d’elle, mais ils avaient choisi un lieu relativement dégagé et elle n’avait rien vu dans l’herbe derrière elle, sauf une fois un gros lapin brun galopant gauchement, ses grandes oreilles traînant au sol.

Elle finit par entendre les aboiements haut perchés d’Ote, dans le bosquet d’arbres à sa gauche. Une seconde plus tard, Roland se mit à hurler.

— H’yah ! H’yah ! Hardi là ! Hardi là, te dis-je ! Ne tarde jamais ! Ne tarde pas une seule…

Puis il eut une quinte de toux. Elle n’aimait pas cette toux. Non, pas du tout.

Elle discernait à présent du mouvement dans les arbres, et pour l’une des rares occasions depuis que Roland lui avait fait admettre qu’il y avait quelqu’un d’autre se cachant à l’intérieur d’elle, elle convoqua Detta Walker.

J’ai besoin de toi. Si tu veux avoir chaud un jour, tu as intérêt à calmer mes mains, que je puisse tirer droit.

Et le tremblement incontrôlable de son corps cessa. Lorsque la harde de cervidés surgit des arbres — et pas une petite harde, il y en avait bien dix-huit, menés par un mâle avec une ramure somptueuse —, ses mains elles aussi s’arrêtèrent de trembler. De celle de droite elle tenait le pistolet de Roland, à crosse de bois de santal.

Ote surgit soudain, talonnant le dernier traînard. C’était une biche mutante, qui courait (avec une grâce étrange) sur quatre jambes de longueurs inégales, tandis qu’une cinquième lui pendait mollement au milieu du ventre, comme un pis. Et enfin apparut Roland, sans plus courir vraiment, plus maintenant, mais plutôt trottinant en titubant. Elle l’ignora, visant le mâle et attendant qu’il se trouve dans sa ligne de mire.

— Par ici, murmura-t-elle. Tourne à droite, mon biquet, que je te voie faire. Comme-à-commala.

Et bien qu’il n’eût aucune raison de la faire, le mâle guidant sa petite harde en fuite vira légèrement en direction de Susannah. Elle se sentait à présent remplie de ce froid bienvenu. Sa vision parut s’affiner, jusqu’à voir la tension des muscles sous la peau de l’animal, le croissant blanc quand ses yeux roulèrent, la blessure ancienne à l’antérieur de l’une des biches voisines, là où la fourrure n’avait jamais repoussé. Elle regretta une seconde qu’Eddie et Jake ne fussent pas à ses côtés, ressentant ce qu’elle ressentait, voyant ce qu’elle voyait, puis ce sentiment s’évanouit, lui aussi.

Je ne tue pas avec mon arme ; celle qui tue avec son arme a oublié le visage de son père.

— Je tue avec mon cœur, murmura-t-elle avant de faire feu.

Sa première balle toucha le dix-cors et il s’effondra sur le flanc gauche. Les autres filèrent de part et d’autre de son cadavre. Une biche l’enjamba d’un bond et la deuxième balle de Susannah la frappa à l’apogée de son saut, de sorte qu’elle tomba raide de l’autre côté, une patte cassée et tordue à angle droit, sans plus aucune grâce.

Elle entendit Roland faire feu à trois reprises, mais ne le chercha pas du regard. Elle avait assez de pain sur la planche de son côté, et elle comptait s’en occuper correctement. Chacune des quatre balles restant dans le barillet cueillit un cerf, et un seul bougeait encore au moment de sa chute à terre. Il ne vint pas une seconde à l’idée de la jeune femme que c’était là une série de tirs exceptionnels, surtout avec un pistolet. Elle était pistolero, après tout, et tirer était son boulot.

De plus, c’était un matin sans vent. La moitié de la harde gisait à présent à terre dans la vallée herbeuse en contrebas. Tous les rescapés sauf un obliquèrent vers la gauche et se mirent à dévaler la pente, en direction du ruisseau. Une seconde plus tard, ils étaient à couvert du rideau de saules. Le dernier, un faon de l’année, fonça directement vers elle. Susannah ne prit pas la peine de recharger avec le petit tas de balles posé près d’elle sur un carré de peau de cerf, mais s’empara d’un des Rizas, sa main trouvant à l’instinct le point de prise idéal.

Riza ! s’écria-t-elle en lançant.

Le plat s’éleva au-dessus de l’herbe brûlée, dans son étrange gémissement. Il frappa le faon en pleine course, à hauteur du garrot. Des gouttelettes de sang volèrent en guirlande autour de la tête de l’animal, noire sur fond de ciel blanc. Un couperet de boucher n’aurait pas fait entaille plus nette. Le faon continua de courir pendant quelques instants, sans tête et sans but, le sang jaillissant du moignon de son cou, tandis que son cœur épuisait ses derniers battements. Puis il tomba à genoux sur ses antérieurs écartés à moins de dix mètres de la cachette de Susannah, souillant de rouge vif l’herbe jaune et drue.

Le long calvaire de la nuit précédente était oublié. L’engourdissement de ses mains et de ses pieds avait disparu. Elle ne ressentait ni chagrin, ni poids du deuil, ni peur. Susannah était en cet instant exactement la femme que le ka avait fait d’elle. L’odeur de poudre et de sang mêlés s’élevant du cerf était aigre. C’était aussi le plus doux parfum au monde.

Se redressant sur ses moignons, Susannah tendit les bras, serrant fermement le pistolet de Roland dans son poing droit, et décrivit un Y dans le ciel. Puis elle poussa un hurlement. Il n’y avait pas de mots, car aucun ne lui vint. Nos plus grands moments de triomphe sont toujours inexprimables.

4

Roland avait insisté pour qu’ils prennent un énorme petit déjeuner, et l’argument de Susannah selon lequel la viande en gelée avait à peu près le même goût que de la bouillie aux grumeaux ne fut d’aucun effet sur lui. Lorsque arriva deux heures de l’après-midi, à en croire sa montre gousset de chochotte — à peu près au moment où la pluie froide et continue avait tourné au gros crachin de neige fondue, en somme — elle se sentait heureuse. Jamais elle n’avait connu une journée aussi éprouvante d’un point de vue physique, et la journée n’était pas finie. Roland était à ses côtés tout le long, lui rendant effort pour effort en dépit de sa mauvaise toux. Elle eut l’occasion (au cours de leur bref mais divin repas de midi, composé de steaks de cerf grillés) de constater combien cet homme était étrange et remarquable. Après tout ce temps et toutes ces aventures, elle était encore loin de connaître le fin mot de son caractère. Très loin. Elle l’avait vu rire et pleurer, tuer et danser, elle l’avait vu dormir et s’accroupir derrière un bouquet de buissons, le pantalon aux chevilles et le derrière au-dessus de ce qu’il appelait le Tronc d’Aisance. Elle n’avait jamais couché avec lui comme une femme avec un homme, mais elle croyait l’avoir vu dans presque toutes les autres circonstances, et… non. Elle n’en connaissait toujours pas le fin mot.

— Cette toux… pour moi ça ressemble de plus en plus à une pneumonie, fit-elle remarquer, peu de temps après que la pluie se fut mise à tomber.

Ils se livraient alors aux activités du jour que Roland appelait aven-car : emporter le gibier tué et le préparer pour la transformation.

— Que ça ne t’inquiète pas. J’ai ce qu’il faut ici pour la soigner.

— Tu dis vrai ? demanda-t-elle sur un ton dubitatif.

— Oui-là. Et ces choses-là, que je veille à ne pas perdre.

Il fouilla dans sa poche et en sortit une poignée de cachets d’aspirine, qu’il lui exhiba. Elle lut sur son visage une expression de véritable vénération. Et pourquoi pas, après tout ? Il n’était pas impossible qu’il dût la vie à ce qu’il appelait l’astine. À l’astine et au cheflet.

Ils chargèrent leur butin à l’arrière du Taxi de Luxe de Ho Fat et le traînèrent jusqu’au ruisseau. Il leur fallut trois voyages en tout. Après avoir entassé les carcasses, Roland plaça soigneusement la tête du dernier faon sur la pile, d’où elle contempla les deux pistoleros avec des yeux hébétés.

— Qu’est-ce que tu fais, avec ça ? demanda Susannah, avec une pointe de Detta dans la voix.

— On va avoir besoin d’un maximum de cervelle, tout ce qu’on pourra trouver, dit Roland, avant de tousser une nouvelle fois dans son poing. Ça n’est pas le moyen le plus propre de faire le boulot, mais c’est rapide, et ça marche.

5

Une fois qu’ils eurent empilé leurs prises au bord du ruisseau gelé (« au moins on n’aura pas à s’inquiéter des mouches », avait fait remarquer Roland), le Pistolero entreprit de ramasser du bois mort. Susannah avait hâte de pouvoir se retrouver près du feu, mais le besoin impérieux qu’elle avait ressenti la nuit précédente avait disparu. Elle avait travaillé dur et, pour le moment du moins, elle avait assez chaud. Elle essaya de se remémorer la profondeur de son désespoir, la manière qu’avait eue le froid de ramper jusqu’à sa moelle, transformant ses os en glace, et elle n’y parvint pas. Car le corps avait cette faculté d’oublier le pire, supposait-elle, et sans la coopération du corps, tout ce dont disposait le cerveau, c’était de souvenirs semblables à des photos jaunies.

Avant de se mettre à la récolte du bois, Roland inspecta la rive du ruisseau gelé et déterra un morceau de roche. Il le lui tendit, et Susannah passa le pouce sur sa surface laiteuse, lissée par l’eau.

— Du quartz ? demanda-t-elle.

Mais il lui semblait que non. Pas tout à fait du quartz.

— Je ne connais pas ce mot, Susannah. Nous l’appelons chert. Il permet de faire des instruments primaires mais très utiles : des têtes de haches, des couteaux, des broches, des grattoirs. Ce sont les grattoirs dont nous avons besoin. Et au moins un marteau à main.

— Je sais ce qu’on va gratter, mais qu’est-ce qu’on va marteler ?

— Je te montrerai, mais tu veux bien me rejoindre ici un moment, tout d’abord ?

Roland se mit à genoux, et prit la main froide de Susannah dans la sienne. Tous deux, ils se placèrent en face de la tête de cerf.

— Nous te remercions pour ce que nous allons recevoir, dit Roland à la tête, et Susannah frissonna.

C’est exactement ainsi que son père commençait à rendre les grâces avant un grand repas, où toute la famille se trouvait réunie.

Notre propre famille est brisée, se dit-elle, mais elle n’en dit rien. Ce qui était fait était fait. La réponse qu’elle donna fut celle qu’elle avait apprise petite fille :

— Père, nous te louons.

— Guide nos mains et guide nos cœurs, alors que nous prenons la vie dans la mort, poursuivit Roland.

Puis il la regarda, les sourcils arqués, lui demandant sans prononcer un mot si elle avait quelque chose à ajouter.

Susannah se rendit compte que oui.

— Notre Père, qui es aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne vienne, que Ta volonté soit faite, sur la Terre comme au ciel. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal. Car c’est à Toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles.

— C’est une jolie prière, dit-il.

— Oui, acquiesça-t-elle. Je ne l’ai pas dite exactement comme il faut — c’est loin, tout ça — mais ça reste la meilleure prière. Maintenant mettons-nous à la tâche, tant que je sens encore mes mains.

Roland lui donna un amen.

6

Roland reprit la tête coupée du jeune cerf (les bois naissants facilitèrent la prise), la déposa en face de lui, puis frappa le crâne avec le caillou de la taille du poing. Il y eut un craquement étouffé qui fit se rétracter l’estomac de Susannah. Roland agrippa les bois et se mit à tirer, d’abord vers la gauche, puis vers la droite. Lorsque Susannah vit le crâne brisé onduler sous la peau, son estomac fit plus que se rétracter : il décrivit au ralenti tout le parcours du grand huit.

Roland frappa encore deux fois, maniant le morceau de chert avec une précision presque chirurgicale. Puis il se servit de son couteau pour découper un disque dans la peau du crâne, qu’il retira comme une cagoule. La tête fracassée apparut. Il inséra la lame de son couteau dans la fissure la plus large et fit levier. Lorsque les méninges du cerf furent visibles, il les sortit de la boîte crânienne, les mit de côté avec précaution, et regarda Susannah.

— Nous aurons besoin de la cervelle de tous les cerfs que nous avons tués, et c’est à ça que nous servira le marteau.

— Oh, dit-elle d’une voix entrecoupée. La cervelle.

— Pour la pâte de tannage. Mais le chert ne sert pas qu’à ça. Tu vas voir.

Il lui montra comment cogner deux cailloux l’un contre l’autre pour en casser un ou les deux, en gros segments lisses plutôt qu’en éclats grossiers. Elle savait que les roches métamorphiques se brisaient de cette manière, mais les schistes étaient en général trop fragiles pour faire de bons instruments. Alors que cette roche-là était solide.

— Quand tu obtiendras des fragments assez larges sur une tranche pour être tenus dans le creux de la main, et fins comme une lame de couteau sur l’autre, mets-les de côté. Ils feront de bons grattoirs. Avec plus de temps on aurait pu confectionner des poignées, mais on ne le peut pas. Au coucher nous aurons les mains bien abîmées.

— Combien de temps crois-tu qu’il faudra, pour avoir assez de grattoirs ?

— Pas si longtemps que ça, répondit Roland. Le chert se brise bien, d’après ce que j’ai entendu.

Tandis que le Pistolero ramassait du bois mort pour leur feu dans un bosquet mélangé de saules et d’aulnes, au bord de la rivière gelée, Susannah longea la rive en quête de chert. Lorsqu’elle eut trouvé une douzaine de cailloux de bonne taille, elle dénicha un morceau de granit saillant du sol en une courbe polie par les intempéries. Elle se dit qu’il ferait une enclume parfaite.

Le chert se brisait en effet comme il fallait, et le temps que Roland rapporte son troisième gros chargement de bois, elle avait taillé une trentaine de grattoirs potentiels. Il confectionna un tas de petit bois, que Susannah protégea en faisant écran avec ses mains. Il tombait désormais de la neige fondue, et bien qu’ils fussent en train de s’activer sous une épaisse couverture de feuillage, elle se dit qu’il ne faudrait pas longtemps avant d’être tous les deux trempés.

Une fois le feu allumé, Roland s’écarta de quelques pas, tomba de nouveau à genoux, et joignit les mains.

— Tu pries encore ? demanda-t-elle, amusée.

— C’est drôle comme ce qu’on apprend dans l’enfance nous reste, dit-il simplement.

Il ferma les yeux quelques secondes, puis leva les mains à hauteur de sa bouche et les embrassa. Le seul mot qu’elle l’entendit prononcer fut Gan. Puis il rouvrit les yeux et tendit les bras vers le haut, ouvrant les mains en un geste ravissant qui rappela à Susannah des oiseaux en train de prendre leur envol. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix sèche et factuelle : celle de M. Je Gère.

— C’est très bien, donc. Mettons-nous au travail.

7

Ils tissèrent de la ficelle à l’aide d’herbes hautes, exactement comme l’avait fait Mordred, et ils suspendirent le premier cerf — le décapité — par les membres arrière, à la branche la plus basse d’un saule. À l’aide de son couteau, Roland ouvrit le ventre, puis fouilla abondamment dans les entrailles et en retira deux organes rouges et dégoulinants que Susannah prit pour les reins.

— Contre la fièvre et la toux, dit-il en croquant dans le premier comme dans une pomme mûre.

Susannah laissa échapper un gargouillis et se détourna pour contempler la rivière, en attendant qu’il eût fini. Quand ce fut fait, elle le regarda découper des cercles à la naissance des pattes qui pendaient, à l’articulation.

— Tu te sens mieux ? lui demanda-t-elle, un peu mal à l’aise.

— Ça va venir, répondit-il. À présent aide-moi à déshabiller ce gaillard. Il faudra garder les poils de la première peau — il va nous falloir un bol pour notre pâte. Maintenant observe.

Il enfourna les doigts là où la peau tenait encore au corps par la fine membrane de graisse et de muscles, et il tira. La peau se déchira sans encombre jusqu’en dessous du ventre du cerf.

— Maintenant, fais pareil de ton côté, Susannah.

La seule difficulté consista à glisser les doigts à l’intérieur de l’animal. Cette fois-ci ils tirèrent tous les deux ensemble, et lorsque la peau fut redescendue jusqu’aux jambes pendantes, elle avait vaguement la forme d’une chemise. Roland la découpa avec son couteau, puis creusa un trou à l’écart du feu crépitant, mais toujours à couvert des arbres. Elle lui prêta main forte, se délectant de sentir la sueur lui couler sur le visage et le corps. Lorsqu’ils obtinrent un creux en forme de bassine d’environ soixante centimètres de diamètre et d’une quarantaine en profondeur, Roland le tapissa de la peau.

Tout l’après-midi ils se relayèrent pour dépecer les huit autres cerfs qu’ils avaient abattus. Il importait de le faire aussi vite que possible, car lorsque la sous-couche de gras et de muscles sécherait, la tâche deviendrait plus lente et plus ardue. Le Pistolero entretenait le feu qui brûlait haut et fort, la laissant ratisser les cendres. Lorsqu’elles avaient assez refroidi pour ne pas trouer la doublure de leur saladier, il les versait dans le trou. Depuis cinq heures de l’après-midi, Susannah souffrait cruellement du dos et des bras, mais elle ne ralentit pas la cadence pour autant. Roland avait le visage, le cou et les mains couverts de cendres, ce qui avait un petit côté comique.

— On dirait un joueur de jazz blanc déguisé en noir, lui lança-t-elle à un moment. Rastus Coon.

— Qui est-ce ?

— Rien que le bouffon des Blancs. Tu crois que Mordred est encore dans les parages, à nous regarder trimer ?

Toute la journée, elle avait gardé un œil dans le dos, au cas où.

— Non, dit-il en s’arrêtant pour souffler quelques instants.

De la main il écarta ses cheveux de son front, rajoutant une zébrure cendrée à l’ensemble, évoquant cette fois-ci à Susannah les pénitents du Mercredi des Cendres.

— M’est avis qu’il est allé chasser pour son compte.

— Mordred lô faim, dit-elle, avant d’ajouter : tu dois pouvoir entrer un peu en contact avec lui, n’est-ce pas ? Assez du moins pour savoir s’il est là ou s’il est parti.

Roland y réfléchit, et dit simplement :

— Je suis son père.

8

Quand la nuit tomba, ils avaient devant eux un haut tas de peaux de cerfs et une pile de carcasses décapitées et dépecées qui auraient sans doute été noires de mouches, si le temps avait été plus clément. Ils se régalèrent à nouveau d’un repas pantagruélique de steaks de venaison grésillants et absolument délicieux, et Susannah eut une nouvelle pensée pour Mordred, quelque part dans l’obscurité, sans doute à manger son propre souper cru. Il avait peut-être des allumettes, mais il n’était pas idiot. S’ils apercevaient un autre feu dans les ténèbres, ils lui tomberaient dessus à la seconde. Et alors, pan-pan-pan, adieu mon p’tit gars l’araignée. Elle sentit monter un étrange élan de compassion pour lui et se dit qu’il fallait qu’elle s’en méfie. À l’évidence il n’en aurait pas eu autant pour elle et Roland, si la situation avait été inversée.

À la fin du repas, Roland essuya ses doigts graisseux sur sa chemise et dit :

— C’était bon.

Ça, tu peux le dire.

— Maintenant allons sortir les cerveaux. Ensuite on dormira.

— Un à la fois ?

— Oui. Pour autant que je sache, on ne reçoit pas de cerveau par paquet de dix, à la naissance.

Pendant une seconde, elle fut trop surprise d’entendre l’expression d’Eddie

(par paquet de dix)

pour bien mesurer que Roland venait de faire de l’humour. Bancal, d’accord, mais de l’humour authentique. Puis elle réussit à feindre un petit rire.

— Très drôle, Roland. Tu vois ce que je veux dire.

Roland hocha la tête.

— On dormira à tour de rôle et on fera un tour de garde, oui. Je pense que ça vaut mieux.

Le temps et la répétition finissaient toujours par payer : elle avait désormais trop vu de boyaux à l’air pour s’émouvoir de la vision d’un peu de cervelle. Ils fracassèrent les têtes et se servirent du couteau de Roland (dont la lame était maintenant émoussée) pour écarter les segments de boîtes crâniennes et extraire les cerveaux de leurs prises. Ils les mirent soigneusement de côté, comme un panier de gros œufs gris. Lorsqu’ils eurent fini de décerveler le dernier cerf, Susannah avait les doigts tellement enflés et douloureux qu’elle pouvait à peine les plier.

— Allonge-toi, lui dit Roland. Dors. Je prends le premier tour de garde.

Elle ne protesta pas. Étant donné son estomac plein et la chaleur du feu, elle savait que le sommeil ne se ferait pas attendre. Elle savait aussi qu’en se réveillant le lendemain, elle serait tellement courbatue que même s’asseoir lui serait difficile et douloureux. Mais pour l’instant, elle s’en moquait. Un vaste sentiment de satisfaction l’envahissait. Il était en partie dû au fait d’avoir un repas chaud dans le ventre, mais il n’y avait pas que ça, loin de là. L’essentiel de son bien-être provenait d’une bonne journée de travail acharné, rien de plus, rien de moins. Cette sensation qu’ils n’étaient plus en train de flotter à la dérive, mais qu’ils agissaient par eux-mêmes.

Doux Jésus, se dit-elle. Je crois que je vire Républicaine, avec l’âge.

Une autre chose la frappa : le calme. Aucun bruit hormis le souffle du vent, le murmure ouaté de la neige fondue (qui commençait à s’apaiser) et le crépitement de ce feu béni.

— Roland ?

Assis à côté du feu, il se tourna vers elle en haussant les sourcils, l’air interrogateur.

— Tu ne tousses plus.

Il sourit et hocha la tête. Elle emporta ce sourire dans le sommeil, mais c’est d’Eddie qu’elle rêva.

9

Ils demeurèrent trois jours dans ce campement près de la rivière, et pendant tout ce temps Susannah en apprit plus sur la peausserie qu’elle croyait jamais devoir en savoir (et bien plus qu’elle souhaitait réellement découvrir).

En inspectant les alentours sur environ deux kilomètres en amont et en aval du ruisseau, ils trouvèrent deux bûches, une pour chacun d’eux. Ils trempèrent leurs peaux dans leur marmite de fortune, les imprégnant d’une soupe noire d’eau et de cendres. Puis ils placèrent leurs bûches à angle droit de deux troncs de saules (assez proches, afin de pouvoir travailler côte à côte) et raclèrent les poils à l’aide de leurs grattoirs en chert. Ils y passèrent la journée. Quand ce fut fait, ils écopèrent le contenu de leur « marmite », retournèrent la doublure en peau et la remplirent de nouveau, cette fois d’un mélange d’eau et de cervelle écrasée. Cette « doublure spécial frimas » était une nouveauté, pour elle. Ils laissèrent les peaux tremper dans cette mixture toute la nuit et, tandis que Susannah tissait du fil à coudre à partir de nerfs et de tendons, Roland aiguisa la lame de son couteau, puis tailla une demi-douzaine d’aiguilles dans de l’os. Il se retrouva les doigts en sang, à cause de dizaines de petites coupures. Il se posa des cataplasmes de cendre et d’écorce et dormit ainsi, avec l’air d’avoir de grosses moufles gris-noir. Lorsqu’il les rinça le lendemain dans un ruisselet, Susannah fut ébahie de constater que les coupures commençaient déjà à cicatriser. Elle tenta de tamponner de cette mixture la plaie qui persistait au coin de sa bouche, mais le bouton se mit à piquer effroyablement, aussi s’empressa-t-elle d’aller le nettoyer.

— Je veux que tu m’arraches ce foutu truc.

Roland secoua la tête.

— Laissons-lui encore un peu de temps pour cicatriser de lui-même.

— Pourquoi ?

— Inciser une plaie n’est jamais une bonne idée, à moins d’être absolument certain qu’il n’y a pas d’autre solution. Surtout par ici, dans ce que Jake aurait appelé un blette pareil.

Elle acquiesça (sans prendre la peine de corriger son « blette » en « bled »), mais des images ignobles lui vinrent à l’esprit, lorsqu’elle se coucha. Des visions de son bouton en train de s’étendre, lui effaçant le visage centimètre par centimètre, transformant toute sa tête en une tumeur noire, sanguinolente et recouverte de croûtes. Dans la pénombre, de telles visions étaient monstrueusement convaincantes, mais elle était heureusement trop épuisée pour qu’elles la maintiennent éveillée bien longtemps.

Lors de leur deuxième jour dans ce que Susannah devait bientôt appeler le Camp des Peaux, Roland bâtit une sorte de grande carcasse branlante autour du nouveau feu, bas et brûlant lentement. Ils firent fumer les peaux deux par deux, puis les mirent de côté. L’odeur du produit fini était étonnamment agréable. Ça sent le cuir, pensa-t-elle en en levant une à hauteur de son visage, puis elle éclata de rire. Parce que, après tout, c’était exactement ça : du cuir.

Ils passèrent le troisième jour à « monter » et c’est là que le Pistolero dut s’avouer vaincu. Roland cousait à gros points à peine utilisables. Elle se fit la réflexion que les gilets et les jambières qu’il confectionnait tiendraient à peine un mois, deux tout au plus, avant de commencer à tomber en morceaux. Elle était beaucoup plus douée. L’art de la couture lui avait été transmis par sa mère et ses deux grand-mères. Elle avait commencé par trouver les aiguilles d’os de Roland effroyablement peu maniables, et elle avait pris le temps de se couvrir le bout du pouce et de l’index droits de petits morceaux de cuir noués. Elle put ensuite accélérer la cadence, et au milieu de l’après-midi de leur journée « montage », elle prenait des vêtements de la pile de Roland et doublait les coutures du Pistolero par les siennes, plus fines et plus serrées. Elle se dit qu’il y verrait peut-être une objection — les hommes étaient fiers — mais il s’abstint, ce qui valait sans doute mieux. Il aurait vraisemblablement récolté une réponse de Detta à ses jérémiades et ses scrupules.

Quand arriva leur troisième nuit au Camp des Peaux, ils avaient chacun un gilet, une paire de jambières et un manteau. Ils disposaient aussi d’une paire de moufles. Des engins énormes et assez ridicules, mais qui leur garderaient les mains au chaud. Et en parlant de mains, Susannah arrivait de nouveau à plier les doigts. Elle jeta un regard dubitatif aux peaux restantes et demanda à Roland s’il comptait passer une journée de plus à monter.

Le Pistolero réfléchit à la question, puis secoua la tête.

— Nous allons charger celles qui restent dans le Tac-scie, je pense, avec une partie de la viande et des blocs de glace qu’on tirera de la rivière, pour la conserver au frais.

— Le Taxi ne nous servira plus à rien, quand on arrivera dans les zones enneigées, pas vrai ?

— Non, en effet. Mais d’ici là on aura transformé les peaux en vêtements et mangé la viande.

— Tu ne peux pas rester ici plus longtemps, c’est ça, n’est-ce pas ? Tu l’entends appeler. La Tour.

Le regard de Roland se perdit dans le feu qui craquait, et il ne répondit rien. Il n’avait pas besoin de le faire.

— Comment on va tracter notre gunna, une fois dans les terres blanches ?

— On fera un travois. Et il y aura plein de gibier.

Elle hocha la tête et s’allongea. Il la prit par les épaules et la fit pivoter vers le feu. Il approcha son visage de celui de la jeune femme, et pendant un instant elle crut qu’il allait l’embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Au lieu de quoi il observa longuement sa plaie près de la bouche, surmontée d’une croûte épaisse.

— Alors ? finit-elle par demander.

Elle aurait pu se montrer plus loquace, mais il aurait entendu le tremblement de sa voix.

— Je crois qu’il est un peu plus petit. Une fois que nous aurons laissé les Malterres derrière nous, il se peut qu’il guérisse de lui-même.

— Tu dis ainsi ?

Le Pistolero secoua instantanément la tête.

— J’ai dit il se peut. Maintenant allonge-toi, Susannah. Repose-toi.

— D’accord, mais ne me laisse pas dormir plus longtemps que prévu, cette fois-ci. Je veux faire ma part du tour de garde.

— Oui. Dors, maintenant.

Elle obéit et s’endormit avant même que ses yeux ne se ferment.

10

Elle est à Central Park, et avec le froid elle fait de la vapeur en respirant. Au-dessus d’elle le ciel est blanc d’un bout à l’autre, un ciel de neige, mais elle n’a pas froid. Non, pas avec son nouveau manteau en daim, ses jambières, son gilet et ses moufles rigolotes en peau. Elle a aussi quelque chose sur la tête, qui lui couvre les oreilles et les garde bien au chaud. Furieuse, elle retire le bonnet et voit qu’il n’est pas en cuir comme le reste de sa panoplie toute neuve, mais en laine rouge et verte. Devant est inscrit JOYEUX NOËL.

Elle le regarde, alarmée. Peut-on avoir un sentiment de déjà-vu, dans un rêve ? Apparemment, oui. Elle regarde autour d’elle et voit Eddie et Jake, qui lui sourient de toutes leurs dents. Ils sont tête nue, et elle comprend que ce qu’elle avait sur la sienne était un mélange des deux bonnets qu’eux portaient, dans un autre de ses rêves. Elle ressent comme un immense élan de joie, comme si elle venait juste de trouver la solution à un problème censément insoluble : la quadrature du cercle, disons, ou la découverte du Nombre Premier Absolu (prends ça, Blaine le Mono, que ça t’explose le cerveau, espèce de tchou-tchou carrément barjo).

Eddie porte un sweat-shirt qui dit : JE BOIS DU NOZZ-A-LA !

Sur celui de Jake apparaît le slogan : JE CONDUIS UNE TAKURO SPIRIT !

Ils tiennent tous deux une tasse de chocolat chaud. C’est le chocolat parfait, mit schlag sur le dessus, et une pluie de noix de muscade râpée pailletant la crème.

— Dans quel monde est-on ? demande-t-elle, et elle se rend compte que quelque part au loin, une chorale est en train de chanter What Child Is This ?

— Tu dois le laisser faire son chemin seul, explique Eddie.

— Oui-là, et tu dois te méfier de Dandelo, ajoute Jake.

— Je ne comprends pas, dit Susannah, en leur tendant son bonnet de laine. Ce n’était pas à vous ? Vous le partagiez, non ?

— Ça peut être ton bonnet à toi, si tu le veux, propose Eddie en lui tendant sa tasse. Tiens, je t’ai apporté du chocolat.

— Plus de jumeaux, dit Jake. Il n’y a qu’un bonnet, ne vois-tu pas ?

Avant qu’elle ait pu répondre, une voix s’élève dans l’air, et le rêve commence à partir à vau-l’eau.

— DIX-NEUF, dit la voix sortie de nulle part (c’est peut-être celle de Bango Skank, le Grand Personnage Perdu), on est en DIX-NEUF, on est VOLL.

À chaque mot le monde se fait de plus en plus irréel. Elle voit à travers Eddie et Jake. La bonne odeur de chocolat chaud s’évanouit, pour être remplacée par une odeur de

(mercredi des)

cendres, et de cuir. Elle voit les lèvres d’Eddie qui bougent, elle pense qu’il prononce un nom, et alors

11

— Il est temps de se réveiller, Susannah, dit Roland. C’est ton tour.

Elle se redressa et regarda autour d’elle. Le feu de camp avait brûlé doucement.

— Je l’ai entendu bouger, par là-bas, mais c’était il y a un moment. Susannah, tu vas bien ? Tu étais en train de rêver ?

— Oui. Il n’y avait qu’un bonnet dans le rêve, et c’est moi qui le portais.

— Je ne comprends pas ce que tu dis.

Elle-même ne comprenait pas ce qu’elle disait. Le rêve se dissipait déjà, comme se dissipent les rêves. Tout ce qu’elle savait avec certitude, c’est que le nom qu’Eddie avait sur les lèvres juste avant qu’il disparaisse pour de bon était celui de Patrick Danville.

CHAPITRE 5 Joe Collins de la ronde

1

Trois semaines après le rêve du bonnet unique, trois silhouettes (deux grosses et une petite) émergèrent un jour d’un bosquet surélevé et se mirent à traverser lentement le grand champ à découvert qui descendait vers un autre pan de forêt, en contrebas. L’une des grandes silhouettes portait l’autre sur un véhicule qui tenait plus de la luge que du travois.

Ote fit des allers et retours surexcités de Roland à Susannah, comme montant une garde infaillible. Avec le froid et le régime exclusivement à base de viande de cerf, il avait la fourrure épaisse et brillante. La zone qu’ils parcouraient tous les trois devait être un pré, à la belle saison, mais à cette époque le sol était enfoui sous un mètre cinquante de neige. Tirer l’engin de Susannah était devenu plus facile, car le terrain commençait enfin à descendre. Roland se prenait réellement à espérer que le pire était derrière eux. Et la traversée des Terres Blanches n’avait pas été si terrible — jusqu’ici, du moins. Il y avait du gibier à profusion, du bois à profusion pour leur feu nocturne, et lors des quatre occasions où le temps avait mal tourné et où le blizzard s’était levé, ils s’étaient tout simplement terrés dans un trou en attendant que les orages aillent mourir sur les crêtes boisées qui pointaient vers le sud-est. Le temps avait fini par s’apaiser, même si le plus fort du blizzard avait duré deux jours pleins, et en reprenant le Sentier du Rayon, ils avaient constaté qu’il était encore tombé un mètre de neige fraîche. Dans les espaces dégagés où le vent hurlant du nord-est avait eu tout loisir de se déchaîner, les rafales de neige balayaient la terre comme des vagues au large de l’océan. Elles avaient enseveli certains pins quasiment jusqu’à la cime.

À l’issue de leur première journée dans les Terres Blanches, durant laquelle Roland avait bataillé pour tirer le taxi de Susannah (et alors il n’y avait pas plus de vingt centimètres de neige), la jeune femme comprit soudain qu’ils pourraient mettre des mois à traverser ces crêtes boisées, à moins que Roland ne se dégote des après-skis. Aussi la nuit suivante s’était-elle relevée pour lui en confectionner une paire. Le processus fut long et difficile (« un peu de chance et un peu de métier », comme le résuma Susannah), mais à la troisième tentative, le Pistolero proclama sa victoire. Elle en bâtit la structure avec des baguettes de bouleau souple, qu’elle entoura de bandes de peaux se chevauchant. Roland trouva que le résultat ressemblait à deux grandes larmes.

— Où as-tu appris à faire ça ? lui demanda-t-il au bout d’une journée avec ses nouvelles bottes aux pieds.

Il constata une augmentation notoire de la distance parcourue, maintenant qu’il les portait. C’en était même incroyable, surtout lorsqu’il maîtrisa une démarche chaloupée qui empêchait la neige de s’amonceler dans les interstices.

— À la télévision, dit Susannah. Il y avait une émission, je la regardais quand j’étais petite, ça s’appelait Sergent Preston. Le Sergent Preston n’avait pas de bafou-bafouilleux pour lui tenir compagnie, mais il avait son chien fidèle, King. Bref, j’ai fermé les yeux et j’ai essayé de me rappeler à quoi ressemblaient les après-skis de ce type-là.

Du doigt elle désigna les bottes de Roland.

— C’est ce que j’ai pu faire de plus ressemblant.

— Tu as fait du beau travail, dit-il simplement, et la sincérité qu’elle entendit dans sa voix la fit frissonner de la tête aux pieds.

Ce n’était pas forcément ce qu’elle attendait que Roland (ou n’importe quel autre homme, d’ailleurs) lui fasse ressentir, mais le mal était fait. Elle se demanda si c’était de l’inné ou de l’acquis, et ne fut pas certaine d’avoir envie de savoir.

— Tout ira bien, tant qu’elles ne tomberont pas en morceaux, admit-elle — ce qui avait mis un terme à sa première tentative.

— Je n’ai pas l’impression que les attaches se desserrent, dit-il. Elles s’étirent peut-être un peu, mais c’est tout.

Et tandis qu’ils traversaient les grands espaces à découvert, cette troisième paire de bottes tenait bon, et parce qu’elle avait l’impression diffuse d’avoir apporté sa contribution, Susannah put laisser Roland tirer le pousse-pousse sans trop se sentir coupable. Elle se posait bien la question de temps à autre de savoir ce que faisait Mordred, et une nuit, une dizaine de jours après qu’ils eurent franchi la frontière neigeuse, elle demanda de but en blanc à Roland de lui dire ce qu’il savait. Ce qui la poussa à le faire, c’est d’entendre le Pistolero proclamer qu’il n’y avait nul besoin de consulter sa montre, du moins pour le moment. Qu’ils pouvaient tous deux prendre une bonne nuit de dix heures de sommeil, si c’était ce que réclamait leur corps. Ote les réveillerait, si besoin était.

Roland avait soupiré et fixé le feu pendant une minute entière, les bras lui ceignant les genoux, les mains pendant entre les jambes. Elle en avait conclu qu’il n’avait aucune intention de lui répondre, lorsqu’il avait pris la parole.

— Il suit toujours, mais avec de plus en plus de retard. Il lutte pour manger, il lutte pour nous rattraper, mais surtout il lutte pour ne pas mourir de froid.

— Pour ne pas mourir de froid ?

Susannah avait du mal à le croire, avec tous ces arbres autour d’eux.

— Il n’a pas d’allumettes et pas de ce méta, non plus. Je pense qu’une nuit — il y a quelque temps, je dirais — il est tombé sur un de nos feux, il restait des braises sous les cendres. Il en a emporté, et il les a gardées quelques jours avec lui, pour se faire un feu le soir. C’est ainsi que les hommes des cavernes transportaient le feu quand ils se déplaçaient. Du moins c’est ce qu’on m’a dit.

Susannah hocha la tête. Elle avait appris approximativement la même chose au lycée, en sciences, même si le professeur avait avoué que la majeure partie de ce qu’ils savaient de l’Âge de Pierre tenait plus de la devinette et du tâtonnement que de la certitude scientifique. Elle se demanda également si ce que venait de lui raconter Roland tenait aussi de la devinette. Elle lui posa la question.

— Ce n’est pas de la devinette, même si je ne peux pas l’expliquer. Si c’est le shining, Susannah, ça n’a rien à voir avec ce que Jake avait. Je ne vois pas, je n’entends pas. Je ne rêve même pas. Encore que… crois-tu qu’on puisse faire des rêves qu’on ne se rappelle pas au réveil ?

— Oui.

Elle songea à lui parler de sommeil paradoxal, des articles qu’elle avait lus sur le sujet dans le magazine Look, puis elle décida que c’était trop complexe. Elle se contenta de lui affirmer qu’elle était certaine que les gens rêvaient toutes les nuits et ne se rappelaient rien.

— Alors peut-être que je le vois et l’entends en rêve. Tout ce que je sais, c’est qu’il bataille pour tenir le rythme. Il sait tellement peu de chose de ce monde que c’est déjà incroyable qu’il soit même encore en vie.

— Tu as de la peine pour lui ?

— Non. Je ne peux pas me permettre la pitié, et toi non plus.

Mais à ces mots il avait détourné le regard du sien, et elle se dit qu’il mentait. Peut-être ne voulait-il pas éprouver de la pitié pour Mordred, mais elle était certaine que c’était pourtant le cas, du moins un peu. Peut-être voulait-il espérer que Mordred mourrait à leurs trousses — et il y avait de grandes chances que ça se produise, ne serait-ce que par hypothermie — mais Susannah pensait qu’il n’en était pas tout à fait capable. Ils avaient peut-être pris le ka de vitesse, mais force était de constater que les liens du sang demeuraient incontournables.

Il y avait autre chose, cependant, quelque chose de plus puissant que les liens du sang. Elle le savait pour le sentir battre en ce moment même dans sa tête, à la fois vivant et en sommeil. C’était la Tour Sombre. Elle pensait qu’ils en étaient à présent très proches. Elle n’avait aucune idée de ce qu’ils feraient contre son gardien fou, quand ils arriveraient là-bas (s’ils devaient jamais y arriver), mais elle se rendit compte qu’elle ne s’en souciait plus du tout. Pour le moment, tout ce qu’elle voulait, c’était la voir. L’idée d’y pénétrer était encore trop abstraite pour son imagination, mais la voir ? Oui, elle pouvait l’imaginer. Et elle se disait que cette simple vision lui suffirait.

2

Ils se mirent à descendre lentement la vaste pente blanche, Ote trottinant aux pieds de Roland, faisant de temps à autre un petit crochet en arrière pour s’assurer que tout allait bien pour Susannah, puis retournant auprès de Roland. Des trous d’un bleu vif s’ouvraient parfois au-dessus d’eux. Roland savait que c’était là l’œuvre du Rayon qui s’était remis au travail, repoussant continuellement la couche de nuages vers le sud-est. Hormis ces interférences, le ciel était blanc à perte de vue et avait à présent un air bas et plein qu’ils reconnaissaient désormais tous les deux. De la neige s’annonçait, et le Pistolero avait comme l’intuition que cette tempête-là serait la pire de toutes celles qu’ils avaient eu à affronter. Le vent se levait, et l’humidité dont il était imprégné suffisait à engourdir le moindre centimètre de peau qu’il trouvait (après trois semaines de travaux de couture opiniâtres, la zone exposée se résumait à son front et au bout de son nez). Les rafales soulevaient de longues écharpes blanches et diaphanes. Elles glissaient à vive allure de part et d’autre des voyageurs pour descendre la pente comme des ballerines fantastiques, à la silhouette changeante.

— C’est beau, n’est-ce pas ? fit Susannah dans son dos, sur un ton presque mélancolique.

Roland de Gilead, bien piètre juge de la beauté (sauf une fois, à la périphérie de Mejis), émit un grognement. Il savait ce qui serait beau, à ses yeux : une cachette digne de ce nom lorsque la tempête les submergerait, un peu plus qu’un simple bouquet d’arbres. Aussi eut-il du mal à en croire ses yeux lorsque le vent tomba net au milieu d’une rafale et que la neige s’immobilisa. Il lâcha la lanière de remorquage, se dégagea du harnachement et se rendit auprès de Susannah (leur gunna, à nouveau bien fourni, était ligoté sur la luge derrière elle). Il tomba sur un genou, près de la jeune femme. Habillé de peaux de bêtes des pieds à la tête, il avait plus l’air d’un yéti galeux que d’un homme.

— Qu’est-ce que tu dis de ça ? demanda-t-il.

Le vent poussa une nouvelle rafale, plus forte que jamais, commençant par obscurcir la vision qu’il avait eue. Lorsqu’il s’apaisa, un trou s’ouvrit au-dessus d’eux et le soleil fit une percée furtive à travers les nuages, illuminant le champ enneigé de millions d’étincelles en diamants. Susannah se couvrit les yeux d’une main et scruta la pente. Elle y découvrit un T renversé creusé dans la neige. La barre du T, plus proche d’eux (mais distante d’encore au moins trois kilomètres), était relativement courte, avec soixante mètres de part et d’autre de l’intersection. Le bras le plus long, cependant, était très long et s’étendait jusqu’à l’horizon, et au-delà.

— Ce sont des routes ! s’exclama-t-elle. Quelqu’un a creusé des routes en bas, Roland !

Il hocha la tête.

— C’est ce que je pensais, mais je voulais te l’entendre dire. Je vois aussi autre chose.

— Quoi ? Tu as la vue bien plus perçante que la mienne.

— Quand on s’approchera un peu, tu verras mieux.

Il fit mine de se relever, et Susannah le secoua par la manche avec impatience.

— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi. Qu’est-ce que c’est ?

— Des toits, céda-t-il. Je dirais qu’il y a des maisons, en bas. Peut-être même une ville.

— Des gens. C’est ce que tu dis ? Des gens ?

— Eh bien, on dirait qu’il y a de la fumée, montant d’un des toits. Bien que ce soit difficile à dire, sur un ciel aussi blanc.

Elle ne savait pas si elle avait envie ou non de voir du monde. Il était certain que ça compliquerait les choses.

— Roland, il va falloir qu’on soit très prudents.

— Oui, dit-il en retournant à son harnachement.

Avant de se sangler à nouveau, il prit le temps de réajuster son ceinturon, descendant le holster afin qu’il soit plus à portée de sa main gauche.

Une heure plus tard, ils débouchèrent sur l’intersection de la route et de la bretelle. Elle était marquée par un remblai de neige d’au moins trois mètres de haut, comme creusé par une sorte de charrue. Susannah aperçut des traces de chenilles rappelant celles d’un bulldozer, imprimées sur la neige tassée. De ce talus surgissait un poteau. Le panneau fixé au bout ne différait pas beaucoup de ceux qu’elle avait vus dans toutes sortes de villes : aux carrefours des rues new-yorkaises, par exemple. Celui désignant la petite branche disait :

Mais c’est l’autre qui transporta son cœur de joie.

ROUTE DE LA TOUR

disait le panneau.

3

À l’exception d’une seule, toutes les maisonnettes agglutinées autour de l’intersection étaient désertes, et bon nombre étaient à demi ensevelies, pliant et rompant sous le poids de la neige qui s’accumulait. L’une d’elles, cependant (située dans le dernier quart de la branche gauche de La Ronde), était très différente des autres. On avait retiré du toit le plus gros de la neige susceptible de le faire céder, et un chemin avait été déblayé, depuis la route jusqu’à la porte d’entrée. C’était de la cheminée de cette maisonnette vieillotte et entourée d’arbres que s’élevait un fin panache de fumée blanche. D’une fenêtre s’échappait également une lueur d’un jaune laiteux, mais c’est la fumée qui retint l’œil de Susannah. En ce qui la concernait, c’était le petit détail qui change tout. La seule question qu’elle se posait, c’était de savoir qui viendrait ouvrir la porte, quand ils frapperaient. Serait-ce Hansel, ou sa sœur Gretel (d’ailleurs, ces deux-là étaient-ils jumeaux ? Est-ce que quelqu’un s’était un jour posé la question ?) ? Ou bien le Petit Chaperon Rouge, ou Boucles-d’Or, des moustaches coupables de bouillie autour de la bouche ?

— Peut-être qu’on ferait mieux de ne pas s’arrêter, suggéra-t-elle, consciente de parler maintenant à voix quasiment inaudible, alors qu’ils ne se trouvaient encore que sur le talus de neige. On fait comme si de rien n’était, grand merci.

D’un geste nerveux elle désigna le panneau indiquant la ROUTE DE LA TOUR.

— La voie est libre, Roland — peut-être qu’on devrait la prendre.

— Si on fait comme tu le suggères, penses-tu que Mordred en fera autant ? Penses-tu qu’il se contentera de passer à côté et de laisser en paix quiconque vit ici ?

C’était là une question qui ne lui était pas même venue à l’esprit, et à laquelle la réponse était non, bien entendu. Si Mordred décidait qu’il pouvait tuer les habitants de cette maison, il le ferait. Pour se nourrir si lesdits habitants étaient comestibles, mais la nourriture n’était qu’une préoccupation secondaire. Les bois derrière eux regorgeaient de gibier, et même si Mordred s’était révélé incapable d’attraper son dîner tout seul (Susannah doutait que ça lui pose le moindre problème, sous sa forme d’araignée), ils avaient eux-mêmes laissé plus d’une fois les restes de leur repas dans les campements qu’ils quittaient. Non, c’est repu qu’il surgirait des plateaux enneigés. Repu… mais pas content. Pas content du tout. Et malheur à quiconque se trouverait alors sur son chemin.

D’un autre côté, se dit-elle… sauf qu’il n’y avait pas d’autre côté. Et tout à coup il fut trop tard. La porte d’entrée de la maison s’ouvrit, et un vieil homme s’avança sur le seuil. Il portait des bottes, un jean et un lourd anorak au col doublé de fourrure. Ce dernier vêtement donna à Susannah l’impression d’avoir été acheté dans un surplus de l’Armée de Greenwich Village.

Le vieil homme avait les joues roses — le cliché du bon air de l’hiver — mais il boitait lourdement, et devait s’appuyer sur le gros bâton qu’il tenait de la main gauche. De derrière sa maisonnette de conte de fées avec son plumet de fumée blanche s’éleva le hennissement perçant d’un cheval.

— Mais oui, Insolente, je les vois ! s’écria le vieil homme en se tournant dans la direction de l’animal. I’m’reste au moins encore un bon œil, pas vrai ?

Puis il pivota vers Roland, debout sur le rebord de neige, flanqué de Susannah et d’Ote. Il leva son bâton en signe de bonjour, en un salut joyeux, sans aucune trace de peur. Roland leva la main en réponse.

— On dirait bien qu’on est partis pour une petite palabre, qu’on le veuille ou non, glissa le Pistolero.

— Je sais, répondit-elle.

Puis, au bafouilleux :

— Ote, tiens-toi bien, maintenant, hein ?

Ote la considéra une seconde, puis le vieil homme, sans émettre un son. En ce qui concernait les bonnes manières, il avait visiblement décidé de garder son opinion pour lui.

La patte folle du vieillard était indéniablement très mal en point — « encore un peu et on coupe », aurait dit Pop Mose Carver — mais il s’en sortait plutôt bien, avec sa canne, se déhanchant en une démarche bancale et sautillante que Susannah trouvait à la fois amusante et admirable. « Alerte comme un grillon », voilà une autre des nombreuses expressions de Pop Mose qui aurait sans doute le mieux convenu à ce vieux bougre-là. Elle ne vit aucun signe de danger chez ce bonhomme à cheveux blancs (il avait une longue chevelure de bébé, qui pendait jusqu’aux épaules de son anorak), obligé de se traîner sur son bâton. Et, tandis qu’il s’approchait, elle vit qu’un de ses yeux était recouvert d’une pellicule blanche, une cataracte, à l’évidence. La pupille, encore vaguement visible et inerte, semblait fixée sur un point indéterminé, à leur gauche. L’autre en revanche ne lâchait pas les nouveaux venus, et c’est avec beaucoup d’intérêt que le maître des lieux les observait, en remontant La Ronde vers eux, de son pas saccadé.

Le cheval hennit de nouveau et le vieillard agita sauvagement son bâton vers le ciel blanc et bas.

— Tais-toi, boîte à foin, espèce d’usine à merde et de clapet à foutre, t’as donc jamais eu d’la visite avant ça ? T’es né dans une grange, ou quoi ? Hé hé ! Parce que sinon, moi j’suis un babouin à z’yeux bleus, alors que ça existe pas, comme bestiole !

Roland partit d’un éclat de rire sincère, et les derniers vestiges d’appréhension de Susannah s’envolèrent. Dans la remise à l’arrière — c’était loin de pouvoir s’appeler une grange —, la jument poussa un ultime hennissement et le vieillard secoua une nouvelle fois son gourdin, se mettant presque par terre dans l’élan de son mouvement. Sa démarche maladroite mais néanmoins rapide l’avait mené à mi-chemin de Roland et Susannah. Il évita de justesse la mauvaise chute, fit un bond de côté en se servant du bâton comme appui, puis l’agita dans leur direction d’un air réjoui.

— Aïle, pistoleros ! s’écria l’homme — ses poumons, du moins, avaient une santé admirable —, des pistoleros en pèlerinage vers la Tour Sombre, voilà ce que vous êtes, oui-là, car est-ce que je ne vois pas là les gros fers à manche jaune ? Et le Rayon qu’est revenu, tout beau et costaud, ça je l’sais, et l’Insolente aussi ! Fraîche comme une pouliche, qu’elle est, depuis Noël, ou ce que moi j’appelle Noël, parce que j’ai pas d’calendrier et j’ai pas vu l’Papa Noël. C’est pas que j’m’en étonne, hein, parce que est-ce que j’ai été sage ? Jamais ! Jamais ! Les enfants sages ça va au Paradis, et tous mes amis à moi i’sont d’l’autre côté, à faire frire des chamallows dans l’feu en sirotant un p’tit whisky-Nozza dans la tanière du diable ! Aaaaah, oubliez ça, j’ai la langue collée au milieu et elle part dans tous les sens ! Aïle à l’un, aïle à l’autre, et aïle à la p’tite boule de poils entre les deux ! Un bafou-bafouilleux, si on m’avait dit ça ! Bond’là, qu’est-ce que ça fait plaisir d’vous voir ! Mon nom c’est Joe Collins, Joe Collins de La Ronde, faut dire que j’tourne pas très rond moi-même, j’ai qu’un œil et une patte folle, mais à votre service !

Il avait atteint le remblai de neige marquant la fin de la Route de la Tour… ou son début, selon le point de vue et le sens de la marche, se dit Susannah. Il leva les yeux vers eux, dont l’un vif comme celui d’un oiseau, et l’autre fixant les étendues blanches avec une fascination éteinte.

— Que vos jours soient longs et vos nuits plaisantes, oui-là, je dis ainsi, et ceux qui disent aut’chose, ben i’sont pas là, de toute manière, alors qu’est-ce qu’on en a à faire de ce qu’i’disent ?

Il tira de sa poche ce qui ressemblait à une boule de gomme, et la lança en l’air. Ote la happa sans peine en plein vol. Clac ! et voilà le travail.

Roland et Susannah éclatèrent de rire, tous les deux cette fois-ci. C’était étrange de rire, mais c’était une sensation agréable, comme de tomber sur un objet auquel on tient, longtemps après avoir abandonné tout espoir de jamais le retrouver. Même Ote avait l’air de sourire et si les cris du cheval le dérangeaient (il se remit à trompeter tandis que le dialogue s’amorçait entre sai Collins et eux), il n’en montra rien.

— J’ai bien un million d’questions à vous poser, les prévint Collins. Mais je vais commencer par celle-ci : comment diable vous allez faire pour descendre de c’te talus ?

4

Il se trouva que Susannah réussit à glisser en se servant de leur travois comme d’une luge. Elle choisit le point précis où l’extrémité nord-ouest de La Ronde disparaissait sous la neige, parce que le remblai était un peu moins bombé, à cet endroit. Le trajet fut bref, mais pas de tout repos. Aux trois quarts de la descente, elle percuta un gros bloc de neige durcie, bascula du travois, et finit la traversée en deux soubresauts acrobatiques, le tout dans un fou rire incontrôlable. Le travois se retourna — il fit le coup de la tortue, si cela vous sied —, propulsant leur gunna tous azimuts.

Roland et Ote bondirent derrière elle. Roland se pencha immédiatement vers la jeune femme, visiblement inquiet, et Ote lui renifla anxieusement le visage, mais Susannah riait toujours. De même que l’homme au gourdin. Pop Mose aurait dit de son rire qu’il était « aussi gai que le bon vieux P’pa qu’aurait fêté ça entre amis ».

— Tout va bien, Roland — j’ai pris des pelles bien pires sur mon tricycle, gamine, tu peux me croire.

— Tout est bien qui finit bien, conclut Joe Collins.

Il lui lança un regard de son bon œil pour vérifier qu’elle n’avait effectivement rien de cassé, puis entreprit de ramasser les vivres éparpillés, se penchant laborieusement sur son bâton, ses fins cheveux blancs voletant en corolle autour de son visage rosi.

— Nenni, nenni, fit Roland en l’agrippant par le bras. C’est à moi de le faire, tu risques de tomber sur tes spignoles.

En entendant ces mots, le vieillard partit d’un rire tonitruant, et Roland se joignit bien volontiers à lui. De derrière la maison, la jument donna de nouveau de la voix, comme pour protester contre toute cette bonne humeur.

— Tomber sur mes spignoles ! Mon vieux, elle est bien bonne, celle-là ! J’ai déjà pas la moindre idée de c’que c’est, des spignoles, mais en v’là une bien bonne ! Pour sûr !

D’un geste vigoureux il épousseta la neige du manteau de peau de Susannah, tandis que Roland ramassait leurs affaires et les entassait de nouveau sur leur traîneau de fortune. Ote lui prêta patte forte, rapportant plusieurs paquets de viande entre ses mâchoires et les lâchant à l’arrière du travois.

— En voilà une bestiole finaude ! fit Joe Collins d’un air admiratif.

— C’est un excellent compagnon de route, confirma Susannah.

Elle était très heureuse de cette halte providentielle. Pour rien au monde elle n’aurait voulu rater la bonne humeur de ce vieux bonhomme. Elle lui tendit sa main droite bizarrement gantée.

— Je suis Susannah Dean — Susannah de New York. Fille de Dan.

Il prit sa main et la serra. Lui-même ne portait pas de gants, et bien qu’il eût les doigts tordus par l’arthrite, la poigne était ferme.

— New York, vraiment ! J’étais de là-bas, autrefois. Et d’Aklon, Omaha et de San Francisco. Fils d’Henry et de Flora, si ça vous importe.

— Vous êtes du côté Amérique ? demanda Susannah.

— Mon Dieu oui, mais d’il y a bien bien long. Delah, comme vous diriez.

Son bon œil étincelait ; le mauvais continuait de fixer l’infini blanc avec le même manque flagrant d’intérêt. Il se tourna vers Roland.

— Et qui êtes-vous, mon ami ? Car je vous appellerai mon ami comme je le ferais avec tout le monde, sauf si on me prouve que j’ai tort, et dans ce cas-là je leur fiche une raclée avec Bessie — c’est comme ça que j’appelle mon bâton.

Roland souriait de toutes ses dents. Il ne pouvait s’en empêcher, remarqua Susannah.

— Roland Deschain, de Gilead. Fils de Steven.

— Gilead ! Gilead !

L’œil valide de Collins s’arrondit de surprise.

— Voilà un nom du passé, pas vrai ? Un nom comme on en trouve dans les livres ! Par saint Pierre, tu dois être plus vieux que Dieu Lui-même !

— D’aucuns pourraient le dire, en effet, acquiesça Roland, non seulement en souriant, mais… avec chaleur.

— Et ce p’tit gars ? demanda-t-il en se baissant.

Il sortit de sa poche deux autres boules de gomme, une rouge et une verte. Les couleurs de Noël, et Susannah ressentit de nouveau cette impression de déjà-vu. Elle balaya son esprit comme une aile, puis s’évanouit.

— C’est comment, ton nom, mon p’tit bonhomme ? Comment ils t’appellent, quand c’est l’heure de rentrer ?

— Il ne…

… parle plus, bien qu’autrefois il ait été du genre bavard, faillit compléter Susannah, mais le bafouilleux ne lui en laissa pas le temps.

— Ote ! lança-t-il à haute et distincte voix, comme du temps de sa splendeur, auprès de Jake.

— Bon p’tit bonhomme ! fit Collins en lâchant les boules de gomme dans la gueule d’Ote. Puis il tendit la même main tordue, et l’animal posa la patte sur la paume du vieil homme. Ils se serrèrent la pogne, belle rencontre que la leur au croisement de La Ronde et de la Route de la Tour.

— Je veux bien être pendu, dit Roland d’une petite voix.

— Est-ce qu’on ne le sera pas tous, finalement, Rayon ou pas Rayon, fit remarquer Joe Collins en lâchant la patte d’Ote. Mais pas aujourd’hui. Maintenant, c’que j’dis, c’est qu’on f’rait mieux de rentrer à l’intérieur, où il fait chaud, pour palabrer autour d’une tasse de café — parce que j’en ai, oui-là — ou un pichet de bière. J’ai même c’que j’appelle du lait de poule, si ça vous sied. Ça me réussit plutôt bien, surtout avec une ch’tite goutte de rhum pour remonter l’tout, mais qui sait ? J’ai plus du tout le goût depuis au moins cinq ans. Cet air de Discordia, il m’a bousillé les papilles et le nez. Mais bon, qu’est-ce que vous en dites ? fit-il, le regard pétillant.

— Je dirais que ça me paraît fichtrement bien, dit Susannah.

Elle avait rarement été aussi sincère.

Il lui donna une claque joviale sur l’épaule.

— Une femme de qualité est une perle sans prix ! Je sais pas si ça vient de Shakespeare, de la Bible, ou bien un mélange des… Bon d’là, Insolente, qu’est-ce que t’as fait de tes foutus yeux, où est-ce que tu crois aller comme ça ? Tu voulais dire bonjour à nos invités, c’est ça ?

Sa voix avait pris les accents chantants et indignés qui sont l’apanage des gens qui vivent seuls, avec un ou deux animaux familiers. Son cheval avançait d’un pas maladroit vers eux, et Collins l’attrapa par le col, le flattant avec une affection un peu brute — pourtant Susannah ne croyait pas avoir jamais vu de sa vie quadrupède plus laid. Elle sentit un peu de sa bonne humeur s’éteindre à la vue de la créature. Insolente était aveugle — pas seulement d’un œil, mais des deux, et maigre comme un épouvantail. Lorsqu’elle marchait, le mécanisme de ses os était tellement visible sous sa robe miteuse que Susannah s’attendait presque à en voir un ou deux percer la peau. L’espace d’une seconde elle se remémora le couloir noir sous Château Discordia avec une clarté totalement cauchemardesque : le bruit de glissement produit par cette chose qui les suivait, et les os. Tous ces os.

Collins dut déchiffrer quelque chose dans son expression, car lorsqu’il reprit la parole, ce fut presque sur la défensive.

— Elle est pas bien belle, je sais, mais quand vous arriverez à son âge, je pense pas que vous gagnerez beaucoup de concours de beauté non plus !

Sur ces paroles il flatta l’encolure usée et courbée de la bête, puis agrippa sa maigre crinière assez fort pour l’arracher par la racine (bien qu’Insolente ne parût pas souffrir le moins du monde) et la fit pivoter sur la route pour la placer face à la maison. Et c’est alors que les premiers flocons de la tempête se mirent à descendre.

— Allez, Insolente, espèce de vieille ki’-boîte et clapet à foutre, espèce de canasson lépreux à quatre pattes ! Tu sens donc pas la neige dans l’air ? Parce que moi si, et ça fait un bail que j’ai plus d’nez !

Il se tourna vers Roland et Susannah :

— J’espère que vous allez aimer ma cuisine, pour sûr, parce qu’il m’semble bien qu’on est partis pour trois jours. Si fait, au moins trois avant que la Lune du Démon montre à nouveau sa tête ! Mais c’est une heureuse rencontre que la nôtre, oui-là, j’en jurerais, par ma montre et mon billet ! Je voudrais seulement pas que vous me jugiez à mon cheval plutôt qu’à ma chevalerie. Hé !

Il vaudrait mieux, en effet, se dit Susannah, en frissonnant légèrement. Le vieillard s’était retourné, mais Roland adressa à la jeune femme un regard interrogateur. Elle secoua la tête en souriant comme pour lui dire rien, rien — sauf que si, il y avait quelque chose. Mais elle n’allait pas dire au Pistolero qu’une vieille bourrique avec des cataractes sur les yeux et les côtes saillantes avait suffi à la rendre toute flagada. Roland ne l’avait jamais traitée de cruche et bon sang elle n’avait pas l’intention de lui donner l’occasion de commencer maint…

Comme lisant dans ses pensées, la vieille rosse tourna la tête et découvrit les dents à l’intention de la jeune femme. Les yeux plantés dans sa tête osseuse étaient deux trous aveugles bordés de pus, surmontant un rictus épouvantable. Elle émit un hennissement aigre, comme pour dire : Tu peux bien penser ce que tu veux, ma merlette ; je serai encore là bien longtemps après que tu auras passé l’arme à gauche et rencontré la mort. Le vent se fit plus rageur, leur fouettant le visage de flocons, murmurant dans les pins pliant sous le poids de la neige, et mugissant sous l’avant-toit de la maisonnette de Collins. Il parut faiblir un instant puis se releva de plus belle en un hurlement bref et triste qui paraissait presque humain.

5

Les dépendances situées à l’arrière consistaient en un poulailler d’un côté, le box d’Insolente de l’autre, ainsi qu’un petit grenier rempli de foin.

— Je peux monter là-haut et le descendre à la fourche, mais je risque ma vie à chaque fois, à cause de cette fichue hanche. Je ne veux pas vous forcer à aider un vieillard, sai Deschain, mais si vous aviez la gentillesse de…

Roland escalada l’échelle appuyée de travers contre le rebord de la porte du grenier et fit basculer des fourches de foin jusqu’à ce que Collins lui dise que ça suffisait, que ça suffisait même largement pour faire tenir Insolente, même si la tempête devait souffler pendant quatre jours (« parc’qu’elle mange même pas ce que j’appellerai une merde de Polack, comme vous le voyez à l’œil nu en la regardant », avait-il commenté). Puis le Pistolero redescendit de l’échelle et Collins remonta avec eux la courte allée qui menait à la maison. La neige empilée sur les côtés s’élevait à hauteur de la tête de Roland.

— C’est tout simple, je vous préviens, dit Joe en les faisant entrer dans la cuisine. Elle était lambrissée de pin — dont Susannah comprit en s’approchant que c’était en fait du plastique — et il y faisait délicieusement bon. Le nom inscrit sur le poêle électrique était Rossco, marque dont elle n’avait jamais entendu parler. Le réfrigérateur était un Amana, avec une petite porte spéciale sur le devant, au-dessus de la poignée. Elle se pencha et lut les mots GLACE MAGIQUE.

— Cette chose fait des glaçons ? demanda-t-elle, ravie.

— Eh bien, non, pas exactement, dit Joe. C’est le congélateur qui les fabrique, beauté. Ce truc sur le devant sait juste les faire tomber dans ton verre.

Elle trouva ça très drôle, et éclata de rire. En baissant les yeux, elle vit Ote qui la regardait avec son bon vieux rictus diabolique, ce qui la fit rire plus fort encore. Hormis l’équipement moderne, cette cuisine avait quelque chose de merveilleusement nostalgique — ses odeurs, notamment : du sucre, des épices, rien que du bon.

Roland contemplait les tubes fluorescents au-dessus de leurs têtes, et Collins hocha la tête.

— Oui-là, oui-là, tout marche à l’électrique. J’ai même un four à chaleur tournante, si c’est pas coquet ? Et personne m’envoie jamais une facture ! Le générateur est dans un cabanon, de l’autre côté. C’est un Honda, et discret comme une jeune vierge, avec ça. Même en se collant au mur du cabanon, on n’entend rien d’autre qu’un mmmmmmm. Bill le Bègue vient me changer le propane et réparer quand il y a une panne, ce qui a dû arriver deux fois, depuis que je suis là. Nan, Joey vient de mentir, en enfer il ira rôtir. Trois fois. Trois fois en tout.

— Qui est Bill le Bègue ? demanda Susannah, tandis que Roland demandait au même instant : Vous êtes là depuis combien de temps ?

Joe Collins eut un petit rire.

— Chacun son tour, mes moult nouveaux amis, un seul à la fois !

Il avait déposé sa canne pour retirer tant bien que mal son manteau, plaçant le poids sur sa mauvaise jambe. Il poussa un grognement sourd et faillit basculer par terre. Et aurait basculé par terre, si Roland ne l’avait pas rattrapé.

— Merci, grand merci beaucoup-beaucoup, fit Joe. Même si, je vais vous dire, ça n’aurait pas été la première fois que je me serais collé le nez sur le lino ! Mais puisque vous m’avez épargné une culbute, c’est à vous que je répondrai en premier. Ce vieux Joe de La Ronde, rond comme une queue de pelle, votre serviteur, habite ici depuis environ dix-sept ans. Si je peux pas me montrer plus précis, c’est parce que, depuis un moment, le temps est devenu foutrement bizarre. Si vous voyez ce que je veux dire.

— Nous voyons, oui, commenta Susannah. Croyez-moi, nous voyons très bien.

Collins se dépouillait à présent de son pull, sous lequel apparut un autre pull. Il leur avait d’abord fait l’impression d’un vieil homme costaud, presque gras. Maintenant elle comprenait que la majeure partie de ce qu’elle avait pris pour de la graisse n’était que du remplissage. Il n’était pas aussi désespérément maigre que sa monture, mais il était bien loin d’être corpulent.

— Maintenant, Bill le Bègue, reprit le vieil homme en retirant le deuxième pull. C’est un robot. Il nettoie la maison et il fait tourner mon générateur… et, bien sûr, c’est lui qui laboure. Quand je suis arrivé ici, il ne bégayait qu’une fois de temps en temps. Maintenant c’est tous les deux ou trois mots. Je ne sais pas ce que je ferai, quand il va finir par lâcher.

Susannah se fit la réflexion qu’il n’avait pas l’air particulièrement inquiet à cette perspective.

— Peut-être que ça va aller mieux, maintenant que le Rayon a retrouvé la forme, dit-elle.

— Il tiendra peut-être un peu plus longtemps, mais je pense vraiment pas qu’il aille mieux. Les machines, ça guérit pas comme les êtres vivants.

Il finit par atteindre son T-shirt en Thermolactyl, et c’est là qu’il arrêta l’effeuillage. Susannah en fut reconnaissante. La vision de la cage thoracique décharnée du cheval, saillant sous la fine fourrure grise, lui avait largement suffi. Elle n’avait aucune envie de voir celle du maître, en prime.

— Retirez donc vos manteaux et vos guêtres, suggéra Joe. J’vais vous faire un p’tit lait de poule, ou ce qui vous fera plaisir, d’ici une minute. Mais d’abord je voudrais vous montrer mon salon, parce que c’est ma grande fierté. Ça oui.

6

Le tapis dudit salon aurait eu tout à fait sa place chez Mamie Holmes, ainsi que le fauteuil à dossier inclinable et la petite table à côté. Elle croulait sous les magazines, les livres de poche, une paire de lunettes et une bouteille marron contenant Dieu savait quelle sorte de médicament. Il y avait un poste de télévision — bien que Susannah eût du mal à imaginer ce que ce bon vieux Joe pouvait bien regarder (Eddie et Jake auraient quant à eux reconnu le magnétoscope posé sur la tablette en dessous). Mais ce qui retint toute l’attention de Susannah — et celle de Roland, aussi —, ce fut la photographie accrochée à l’un des murs. Elle avait été collée là un peu de travers, d’une manière désinvolte qui paraissait (à Susannah, du moins) presque sacrilège.

C’était une photographie de la Tour Sombre.

Elle se retrouva le souffle coupé. Elle avança jusqu’au mur, sentant à peine les nœuds et les trous du tapis sous ses paumes, puis elle leva les bras.

— Roland, soulève-moi !

Il s’exécuta, et elle vit qu’il avait soudain pâli, à l’exception de deux taches rondes d’un rouge brûlant, sur ses pommettes maigres. Ses yeux étincelaient. La Tour se dressait sur fond de ciel voilé, avec la lumière du coucher de soleil bariolant d’orange les collines en arrière-plan, les meurtrières escaladant les murs en une spirale éternelle. De certaines de ces fenêtres fusait une lueur sourde. Susannah voyait les balcons qui saillaient des flancs de pierre sombre tous les deux ou trois étages, ainsi que les portes trapues qui y menaient, toutes closes. Verrouillées, même, elle n’en doutait pas. Devant la Tour s’étendait le champ de roses, Can’-Ka No Rey, flou mais toujours ravissant, baigné par les ombres. La plupart des roses s’étaient refermées à l’approche de la nuit, mais quelques-unes dressaient toujours leur œil endormi.

— Joe ! appela-t-elle.

Sa voix résonna dans un doux murmure. Elle se sentait toute légère, et elle avait l’impression d’entendre des voix chanter, distantes et douces.

— Oh, Joe ! Cette photo… !

— Si fait, m’dame, fit-il, visiblement ravi de sa réaction. Elle est bonne, pas vrai ? C’est pour ça que je l’ai accrochée. J’en ai d’autres, mais celle-là, c’est la meilleure. Pile au coucher du soleil, comme ça on dirait que les ombres vont rester là pour toujours, le long du Sentier du Rayon. Ce qui est le cas, d’une certaine façon, comme vous l’savez tous les deux, j’en suis sûr.

Dans l’oreille droite de Susannah, le souffle de Roland était rauque et rapide, comme s’il venait de faire un sprint, mais Susannah le remarqua à peine. Car ce n’était pas seulement le sujet de la photo qui venait de la plonger dans une sorte de vénération fascinée.

— C’est un Polaroid !

— Eh bien… oui-là, dit-il, surpris par la vive excitation de la jeune femme. J’imagine que Bill le Bègue m’aurait apporté une pellicule Kodak, si je lui avais demandé, mais je vois pas comment je l’aurais fait développer ? Et le temps que je pense à une caméra — parce que le gadget sous la télé peut lire ces trucs-là — j’étais trop vieux pour revenir en arrière, et c’te vieille rosse était trop vieille pour me porter. Je le ferais, si je pouvais, parce que c’est joli, là-bas, c’est le lieu des fantômes chaleureux. J’ai entendu chanter les voix d’amis depuis longtemps disparus ; mon Pa et ma Ma, aussi. J’ai…

Roland venait d’être frappé de paralysie. Elle le sentit dans la soudaine immobilité de ses muscles. Puis il se relâcha et il se retourna si vite qu’elle en eut le tournis.

— Vous y êtes allé ? Vous êtes allé jusqu’à la Tour Sombre ?

— Pour sûr que oui, dit le vieillard. Qui c’est qui a pris c’te photo, d’après vous ? Ce putain d’Ansel Adams[28] ?

Quand l’avez-vous prise ?

— C’était pendant mon dernier voyage. Il y a deux ans, l’été — bien que ce soient les basses terres, comme vous l’savez. Et si la neige va jusque-là, en tout cas je l’ai jamais vue.

— Combien de temps, d’ici ?

Joe ferma son mauvais œil et se lança dans des calculs. Il ne lui fallut pas longtemps, mais cette attente parut une éternité à Roland et Susannah. Dehors, le vent faisait rage. Le vieux cheval hennissait, comme pour protester contre ce vacarme. Au-delà des fenêtres ourlées de gel, la neige commençait à danser et à se balancer.

— Eh bien, vous êtes dans la descente, maintenant, et Bill le Bègue entretient la Route de la Tour, sur la portion qui vous intéresse. Mais qu’est-ce qu’il a d’autre à faire de son temps, aussi, c’t’espèce d’énergumène ? Bon, il vous faudra attendre la fin de ce vieux schnock de blizzard…

— Combien de temps, une fois qu’on se sera remis en route ? demanda Roland.

— Vous en pouvez plus, pas vrai ? Si fait, sur des braises, qu’vous êtes. Mais ça s’comprend, si vous v’nez d’l’Entre-Deux-Mondes, il vous a fallu de longues années, pour arriver jusqu’ici. D’ailleurs je préfère pas y penser. Je dirais qu’il vous faudra six jours pour sortir des Terres Blanches, peut-être sept…

— Ces terres, vous les appelez Empathica ? demanda Susannah.

Il cligna des yeux, puis lui adressa un regard perplexe.

— Euh, non, m’dame — j’ai jamais entendu donner d’autre nom à ce coin d’la Création que les Terres Blanches.

Le regard perplexe était de l’esbroufe. Elle en était presque certaine. Ce bon vieux Joe Collins, jovial comme le Père Noël dans une pièce pour enfants, venait de lui faire un gros mensonge. Elle n’en voyait pas bien la raison, et avant qu’elle ait pu pousser la réflexion plus avant, Roland demanda d’un ton cassant :

— Tu veux bien laisser ça pour l’instant ? Tu veux bien, au nom de ton père ?

— Oui, Roland, répondit-elle docilement. Bien sûr.

Susannah toujours en appui contre sa hanche, Roland se tourna de nouveau vers Joe.

— Ça peut vous prendre neuf jours, je dirais, dit Joe en se grattant le menton, parce que c’te route peut être glissante, surtout quand Bill vient d’entasser la neige, mais on peut pas l’en empêcher. Il a des ordres. C’est dans son programme, comme il dit.

Le vieil homme vit que Roland s’apprêtait à l’interrompre, aussi leva-t-il la main.

— Nenni, nenni, je m’écarte pas du sujet pour vous irriter, monsieur, ou sai, ou tout c’que vous voudrez — c’est juste que je suis pas bien habitué à avoir d’la compagnie.

Une fois que vous serez descendus en dessous de la limite des neiges, il y en aura p’t-être pour encore dix ou douze jours de marche, mais pas besoin de marcher, sauf si c’est vraiment c’que vous voulez. Parce qu’il reste une de ces cabanes Positronics, en bas, avec toutes sortes de véhicules entassés dedans. Comme des voiturettes de golf, un peu. Les batt’ries sont toutes à plat, forcément — plates comme des limandes, elles sont — mais y a un générateur, là-bas aussi, un Honda comme le mien, et il fonctionnait la dernière fois qu’j’suis descendu là-bas, car ce vieux Bill mène tout à la baguette. Si vous pouviez recharger une de ces beautés, ça vous f’rait gagner au moins quatre jours. Alors voici ce que j’en dis : si vous deviez le faire à pinces tout le long, ça vous prendrait sans doute dix-neuf jours. Si vous faites la dernière étape sur roues, dans un de ces bourdonnants — c’est comme ça que je les appelle, des bourdonnants, parce que c’est le bruit qu’ils font en avançant —, je dirais dix jours. Peut-être onze.

Le silence envahit la pièce. Le vent soufflait en rafales, jetant de la neige contre les murs de la maison, et Susannah fut à nouveau surprise de la ressemblance avec des cris humains. Une ruse des angles et des sous-pentes, sans doute.

— Moins de trois semaines, même s’il nous fallait marcher tout le long, dit Roland. Il tendit la main vers la photo Polaroid de la tour de pierre sombre dressée contre le coucher de soleil, mais sans vraiment la toucher. C’était comme s’il avait peur de son contact, se dit Susannah.

— Après toutes ces années et tous ces kilomètres.

Sans parler des litres de sang versés, pensa la jeune femme, mais jamais elle n’aurait dit une chose pareille à haute voix, même s’ils avaient été seuls tous les deux. Ce n’était pas nécessaire : il savait aussi bien qu’elle que trop de sang avait été versé. Mais il y avait quelque chose de faux dans tout ça. De faux ou de carrément mauvais. Et le Pistolero n’avait pas l’air de s’en rendre compte le moins du monde.

La sympathie consistait à respecter les sentiments de l’autre. L’empathie, à les partager bel et bien. Pourquoi appellerait-on un pays Empathica ?

Et pourquoi ce vieil homme charmant mentirait-il à ce sujet ?

— Dites-moi une chose, Joe Collins, fit Roland.

— Si fait, Pistolero, si je peux.

— Vous êtes allé jusqu’à la Tour ? Vous avez posé la main sur la pierre ?

Le vieil homme dévisagea Roland, pensant d’abord qu’il le mettait en boîte. Lorsqu’il se fut assuré que tel n’était pas le cas, il prit un air choqué.

— Non, dit-il, et pour la première fois, il parut aussi américain que Susannah elle-même. J’ai pas osé aller plus loin que ce que montre la photo. Au bord du champ de roses. Je vais dire à deux cents, deux cent cinquante mètres. Ce que le robot appellerait cinq cents arcs de roue.

Roland hocha la tête.

— Pourquoi pas plus près ?

— Parce que j’ai eu peur que ça me tue, mais je voulais pas m’arrêter. Les voix m’attiraient. C’est ce que j’ai pensé alors, et c’est toujours ce que je pense, encore aujourd’hui.

7

Après le dîner — sans doute le meilleur repas de Susannah depuis qu’elle s’était fait prendre en otage dans cet autre monde, et peut-être même de sa vie entière — la plaie sur son visage éclata subitement. Ce fut en partie la faute de Joe Collins, mais même plus tard, quand ils auraient beaucoup de ressentiment à l’encontre de l’unique habitant de La Ronde, elle ne lui en voudrait pas pour ça. C’est la dernière chose qu’il aurait souhaitée, assurément.

Il leur servit du poulet, rôti à point et particulièrement goûteux, après tout ce gibier. Il l’accompagna de purée de pommes de terre à la sauce, de confiture d’airelles disposée en gros cercles rouges, de petits pois (« en boîte, grand pardon », s’excusa-t-il), ainsi que d’un plat d’oignons grelots bouillis, baignant dans du lait concentré sucré. Et le lait de poule. Roland et Susannah le dégustèrent avec une gourmandise toute enfantine, même en ayant opté pour la version sans la « ch’tite goutte de rhum pour remonter le tout ». Ote eut droit à son propre dîner. Joe lui prépara une assiette de poulet et de pommes de terre et la posa par terre dans le salon, près du poêle. Ote régla vite son compte au repas, puis alla s’allonger sur le pas de la porte entre la cuisine et le salon-salle à manger, se léchant les bajoues pour être bien sûr de ne pas perdre une goutte de sauce dans ses moustaches, le tout en observant les humes, les oreilles dressées.

— Je ne pourrai plus rien avaler, alors désolée pour le dessert, dit Susannah lorsqu’elle eut fini de nettoyer sa deuxième assiettée, sauçant les derniers reliquats de jus avec un morceau de pain. Je ne suis même pas certaine de pouvoir descendre de cette chaise.

— Eh bien, ça n’est pas grave, dit Joe, l’air déçu. Plus tard, peut-être. J’ai fait un fondant au chocolat et un gâteau au caramel.

Roland se couvrit la bouche de sa serviette pour étouffer un rot.

— Je prendrais bien une lichette de chaque, quant à moi.

— Bon, si c’est comme ça, je ne dis pas non, rétorqua Susannah.

En quelle année avait-elle mangé du gâteau au caramel pour la dernière fois ?

Lorsqu’ils eurent terminé avec le fondant au chocolat, Susannah proposa son aide pour le rangement, mais Joe la repoussa d’un geste de la main, prétextant qu’il se contenterait de mettre les assiettes et les casseroles dans le lave-vaisselle, et qu’il « ferait le grand nettoyage de printemps » plus tard. Il leur parut plus vif, à elle et à Roland, dans ses allées et venues entre la salle à manger et la cuisine, moins dépendant de sa canne. Susannah se dit que la ch’tite goutte de rhum (accompagnée éventuellement de ses petites sœurs, sans oublier la grand-tante à la fin du repas) devait y être pour quelque chose.

Il leur servit du café et ils restèrent assis tous les trois (tous les quatre, en comptant Ote) dans le salon. Dehors la nuit tombait, et le vent tempêtait plus fort que jamais. Mordred est là dehors, quelque part, accroupi dans un trou ou un bosquet d’arbres, se dit-elle, et une fois encore elle dut lutter contre une vague de compassion. Ce qui lui aurait été plus facile si elle n’avait pas su que, meurtrier ou pas, il n’était encore qu’un enfant.

— Dites-nous comment vous êtes arrivé ici, Joe, lui demanda Roland.

Joe eut un grand sourire.

— C’est une histoire à vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais si vous voulez vraiment l’entendre, ça me pose pas de problème de la raconter.

Le grand sourire glissa vers la moue mélancolique.

— C’est chouette, d’avoir des gens à qui parler, pendant un p’tit moment. Insolente, elle sait très bien écouter, mais elle répond jamais grand-chose.

Il avait commencé par essayer d’être instituteur, mais il s’était vite rendu compte que ce n’était pas une vie pour lui. Il aimait les gosses — il les adorait, même — mais il détestait toute ces conneries administratives et ce foutu système qui veillait à ce qu’il n’y ait jamais rien qui dépasse du moule. Au bout de trois ans seulement, il avait démissionné pour entrer dans le monde du spectacle.

— Vous chantiez, ou vous dansiez ? voulut savoir Roland.

— Ni l’un ni l’autre. Je leur servais un one man show.

— Un one man show ?

— Il faisait le comique, expliqua Susannah. Il racontait des blagues.

— Exact ! dit Joe d’une voix joviale. Et il y avait même des gens pour les trouver drôles. Bon d’accord, c’était une minorité.

Il avait pris un agent dont l’entreprise précédente, une boutique de vêtements dégriffés pour hommes, avait fait faillite. De fil en aiguille, et de bœuf en fiasco, il s’était retrouvé à jouer dans des cabarets de deuxième et troisième zones, en sillonnant le pays au volant de son increvable pick-up Ford, débarquant là où Shantz, son agent, voulait bien l’envoyer. Il ne travaillait presque jamais le week-end. Le week-end, même les boîtes de troisième zone préféraient les groupes de rock.

C’était à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, et la société regorgeait de ce que Joe appelait les « sujets chauds » : hippies, yippies, féministes militantes et Black Panthers, vedettes de cinéma et, comme toujours, hommes politiques — mais il précisa qu’il était plutôt orienté vers les blagues plus « traditionnelles ». Que les plus vaillants se chargent des numéros d’actualité, si ça leur faisait plaisir. Lui s’en tenait aux L’autre jour, ma belle-mère et autres On dit que nos amis polonais sont pas bien malins, mais attendez que je vous parle de cette Irlandaise que j’ai rencontrée.

Au cours de ce récit, il se produisit une chose étrange (et, pour Susannah du moins, assez poignante). L’accent de l’Entre-Deux-Mondes de Joe Collins, avec ses « oui-là » et ses « nenni » et ses « si ça vous sied » se dissipa progressivement, pour se fondre dans ce qu’elle identifia comme l’accent de l’Américain typique. Elle s’attendait à tout moment à l’entendre lâcher un « ma poule » ou un « cherche pas l’embrouille », mais elle devait sans doute avoir passé trop de temps avec Eddie. Elle voyait en Joe Collins un de ces imitateurs naturels, capables d’attraper des intonations et des tournures au quart de tour. Dans un club de Brooklyn, il devait y aller de son « ma poulette », à Pittsburgh c’était « ma cocotte » ou éventuellement « ma caille », et partout il faisait le bonheur des ménagères dans la salle.

Roland l’interrompit assez vite pour lui demander si un comique était l’équivalent d’un bouffon de cour, et le vieil homme éclata de rire de bon cœur.

— C’est ça. Mais à la place du roi et de sa cour, vous avez qu’à imaginer un groupe de types assis là dans une salle enfumée avec un verre à la main.

Roland hocha la tête en souriant.

— Mais il y a des avantages à faire le pitre dans le Midwest, en changeant de port tous les soirs, précisa-t-il. Si vous échouez à Dubuque, vous vous retrouvez juste à faire vingt minutes au lieu de quarante-cinq, et puis c’est direct la ville suivante. Il y a sans doute des endroits dans l’Entre-Deux-Mondes où on se ferait couper sa foutue tête, pour avoir fait un bide total.

Le Pistolero éclata de rire, son qui avait toujours le pouvoir de faire sursauter Susannah (bien qu’elle fût elle-même en train de rire).

— Vous dites vrai, Joe.

Au cours de l’été 1972, Joe était passé dans un club appelé Chez Jango, à Cleveland, non loin du ghetto. Roland l’interrompit de nouveau, cette fois pour demander ce qu’était un ghetto.

— Dans le cas de Hauck, expliqua Susannah, c’est une partie de la ville dont la plupart des habitants sont noirs et pauvres, et où les flics ont pour habitude de balancer la matraque d’abord, et de poser des questions ensuite.

— Pan ! s’exclama Joe en se donnant un coup sec sur le dessus de la tête. J’aurais pas pu dire mieux !

On entendit de nouveau cet étrange gémissement rappelant un cri de bébé, à l’avant de la maison, mais cette fois le vent s’était relativement calmé. Susannah jeta un regard à Roland, se demandant s’il l’entendait, lui aussi. Si tel était le cas, le Pistolero n’en montrait rien.

C’était bien le vent, se raisonna Susannah. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Mordred, lui murmura une voix dans sa tête. Mordred, dehors, en train de mourir de froid. Mordred, dehors, en train de mourir pendant qu’on sirote notre café chaud.

Mais elle ne dit rien.

Il y avait eu des problèmes, à Hauck, pendant quelques semaines, expliqua Joe, mais comme à l’époque il buvait comme un trou (« J’avais une solide descente », fut son expression exacte), il s’était à peine rendu compte que le public à son deuxième spectacle était cinq fois moins nombreux qu’au premier.

— Bon sang, j’étais en grande forme. Je ne sais pas pour les autres, mais moi je me tordais de rire, à m’en faire péter le ventre.

Et puis quelqu’un avait balancé un cocktail Molotov par la vitrine du club (Roland comprit bien l’expression cocktail Molotov) et avant qu’il ait pu dire Prenez ma belle-mère… s’il vous plaît, toute la boîte était en flammes. Joe s’était éclipsé par l’arrière, par la sortie des artistes. Il était presque arrivé dans la rue quand trois types (« tous très noirs, avec des gabarits de joueurs de la NBA ») l’avaient alpagué. Pendant que les deux premiers le tenaient, le troisième avait cogné. Puis quelqu’un avait balancé une nouvelle bouteille. Boum-boum, plus de lumières. Il s’était réveillé sur l’herbe, à flanc de colline, près d’une ville désertée du nom de Chaîne de Pierre, à en croire les enseignes des boutiques vides de la Rue Principale. Joe Collins avait trouvé à la ville des airs de décor de western, après que tous les acteurs sont rentrés à la maison.

C’est à partir de cet instant que Susannah décida qu’elle ne croyait pas beaucoup à l’histoire de sai Collins. Elle était divertissante, certes, et étant donné l’aventure de Jake, arrivé dans l’Entre-Deux-Mondes après s’être fait écraser dans la rue en allant à l’école, elle n’était pas totalement invraisemblable. Pourtant, elle n’y croyait pas beaucoup. La question était de savoir si ça avait de l’importance.

— On pouvait pas appeler ça le Paradis, parce qu’il y avait ni nuages ni chœurs d’anges, dit Joe, mais j’ai décidé que c’était quand même une sorte de vie après la mort.

Il avait erré. Il avait trouvé de la nourriture, un cheval (Insolente), et il avait changé de décor. Il avait croisé diverses bandes vagabondes, certaines amicales, d’autres beaucoup moins, certaines de bon aloi, d’autres mutantes. Il avait attrapé certaines tournures du parler du coin, et appris un peu de l’histoire de l’Entre-Deux-Mondes. Il connaissait l’existence des Rayons et de la Tour. Il avait essayé de traverser les Malterres, dit-il, mais il avait eu peur et avait préféré faire demi-tour quand des tas de plaies et de bleus bizarres étaient apparus sur sa peau.

— Je me suis retrouvé avec un furoncle sur le cul, et ça a été le coup de grâce. Il y a six ou huit ans, c’était. Insolente et moi on s’est dit : rien à foutre, on va pas plus loin. Et c’est là que j’ai déniché c’t’endroit, qui s’appelle l’Anneau ouest et que Bill le Bègue m’a trouvé, moi. Il a deux trois connaissances en médecine, il m’a soigné mon furoncle.

Roland voulut savoir si Joe avait assisté au passage du Roi Cramoisi, lors du dernier pèlerinage de cette créature démente vers la Tour Sombre. Joe répondit que non, mais que six mois plus tôt il y avait eu un terrible ouragan (« un vrai chaudronnier ») qui l’avait fait se réfugier dans la cave. Pendant qu’il était là-dedans, l’électricité avait lâché, générateur ou pas générateur, et tandis qu’il se tapissait dans le noir, il lui était venu le pressentiment qu’une créature monstrueuse rôdait dans les parages, et qu’elle pourrait à tout moment entrer en contact avec l’esprit de Joe, et deviner où il se cachait.

— Et vous savez comment je me suis senti ? demanda-t-il.

Roland et Susannah firent non de la tête.

— Comme une sucrerie. Une sucrerie qui attend dans son emballage.

Cette partie de l’histoire est vraie, se dit Susannah. Il l’a peut-être un peu modifiée par-ci par-là, mais sur le fond elle est vraie. Et si elle avait toutes les raisons de le croire, c’est que l’image du Roi Cramoisi voyageant dans son propre ouragan portatif paraissait effroyablement plausible.

— Et qu’avez-vous fait ? demanda Roland.

— Je me suis couché. C’est un talent que j’ai toujours eu, comme les imitations — même si je ne fais pas de voix célèbres dans mon numéro, parce que ça ne prend pas, dans les bleds en pleine cambrousse. À moins d’être Rich Little[29], au moins. C’est bizarre mais c’est la vérité. Je peux dormir sur commande ou presque, alors c’est ce que j’ai fait dans la cave. Quand je me suis réveillé, la lumière était revenue et la… le quel-que-soit-son-nom avait disparu. J’ai entendu parler du Roi Cramoisi, bien sûr, il m’arrive d’avoir de la visite — des nomades comme vous trois, pour la plupart — et on me parle de lui. Souvent ils font le signe du mauvais œil en crachant entre leurs doigts. Vous pensez que c’était lui, hein ? Vous pensez que le Roi Cramoisi est vraiment passé par La Ronde, en allant à la Tour ?

Et, sans leur laisser l’occasion de répondre :

— Eh bien, pourquoi pas ? La Route de la Tour est la voie la plus directe, après tout. Elle y va tout droit.

Tu sais très bien que c’était lui, se dit Susannah. À quoi est-ce que tu joues, Joe ?

Le cri affaibli (pas le vent, c’était maintenant une certitude) résonna de nouveau. Cependant, elle ne croyait plus qu’il s’agissait de Mordred. Elle se dit que ça venait peut-être de la cave où Joe s’était caché du Roi Cramoisi… ou du moins où il avait raconté s’en être caché. Qui se trouvait en bas, maintenant ? Se cachait-il, comme Joe l’avait fait, ou bien était-il retenu prisonnier ?

— C’est une mauvaise vie, conclut Joe. Pas la vie que j’attendais, ça non, mais j’ai une théorie, à ce sujet — les gens qui se retrouvent à vivre la vie qu’ils attendaient sont le plus souvent ceux qui avalent des cachetons pour dormir, ou qui se collent le canon de leur pistolet dans la bouche et appuient sur la détente.

Roland semblait avoir quelques wagons de retard, car il murmura :

— Vous étiez bouffon de cour, et les clients de ces auberges étaient vos courtisans.

Joe sourit, exhibant une rangée de dents blanches. Susannah fronça les sourcils. Avait-elle aperçu ses dents, auparavant ? Ils avaient beaucoup ri, et elle aurait les voir, mais elle ne s’en souvenait pas. En tout cas il n’avait pas le râtelier moussu d’un édenté (comme ceux qui venaient souvent consulter son père, la plupart du temps pour tout remplacer par des dents artificielles). Si on lui avait posé la question un peu plus tôt, elle aurait répondu que oui, il avait des dents, mais seulement quelques chicots minuscules, et…

Et qu’est-ce qui te prend, ma fille ? Peut-être bien qu’il bricole un peu la vérité, mais il ne s’est sans doute pas fait pousser toute une nouvelle denture pendant le dîner ! Tu es en train de laisser ton imagination s’emballer.

Vraiment ? Eh bien, c’était possible. Et ce gémissement n’était peut-être rien d’autre que le vent sous le toit à l’avant de la maison, voilà tout.

— J’aimerais bien entendre certaines de vos blagues et de vos histoires, demanda Roland. De celles que vous racontiez sur la route, si ça vous sied.

Susannah l’observa attentivement, se demandant s’il y avait une raison cachée à cette requête, mais il avait l’air réellement intéressé. Même avant de voir le Polaroid de la Tour Sombre punaisé au mur (ses yeux s’y reportaient fréquemment, tandis que Joe racontait son histoire), Roland avait été gagné par une sorte de bonne humeur fébrile qui ne lui ressemblait vraiment pas du tout. C’était presque comme s’il était malade, frôlant en permanence les limites du délire.

Joe Collins parut surpris par la demande du Pistolero, mais pas le moins du monde incommodé.

— Grand Dieu. J’ai plus fait mon numéro depuis au moins mille ans… d’ailleurs vu comme le temps s’étire par ici, ça fait p’t-être bien vraiment mille ans. Pas sûr que je saurais par où commencer.

Susannah s’étonna elle-même en répondant :

— Essayez.

8

Joe y réfléchit un moment puis se leva et épousseta sa chemise, pour en déloger quelques miettes vagabondes. Il avança en boitillant jusqu’au milieu de la pièce, laissant sa béquille derrière lui, appuyée contre sa chaise. Ote leva la tête vers lui, les oreilles dressées, son vieux rictus coquin sur les babines, comme anticipant le divertissement à venir. Pendant un instant, Joe eut l’air peu sûr de lui. Puis il inspira profondément, expira et leur adressa un sourire.

— Promettez de ne pas m’envoyer de tomates si je fais un bide total. N’oubliez pas que ça fait un bail.

— Nous n’oserions pas, alors que vous nous avez accueillis et nourris, dit Susannah. Jamais de la vie.

— D’accord, d’accord. Au cas où, il y en a quelques boîtes, dans le garde-manger… Oubliez ce que je viens de dire !

Susannah sourit. Roland se joignit à elle.

Encouragé par leur réaction, Joe se lança :

— Okay, retournons dans ce lieu magique appelé Chez Jango, dans cette ville magique que certains appellent la verrue du lac. J’ai nommé Cleveland, dans l’Ohio. Deuxième spectacle. Celui que j’ai jamais pu finir, et je tenais la grande forme, vous pouvez me croire sur parole. Donnez-moi juste une seconde…

Il ferma les yeux. Parut se concentrer. Lorsqu’il les rouvrit, il avait bizarrement l’air dix ans plus jeune. L’effet était sidérant. Et lorsqu’il prit la parole, il n’avait pas seulement un accent américain, mais un air américain. Susannah n’aurait pas su le décrire avec des mots, mais elle savait que c’était vrai : c’était le nouveau Joe Collins, fabriqué aux États-Unis.

— Bonsoir, Mesdames et Messieurs, bienvenue chez Jango. Moi je m’appelle Joe Collins. D’ailleurs vous aussi, vous pouvez m’appeler comme ça, si ça vous chante.

Roland gloussa et Susannah eut un petit sourire, surtout de politesse — elle était plutôt rebattue, celle-là.

— La direction m’a demandé de vous rappeler que c’est la soirée « deux bières pour un dollar ». Pigé ? Bien. Parce que c’est l’intérêt de tout le monde, cette opération : eux ils s’en mettent plein les poches, et moi, plus vous buvez, plus je suis drôle.

Le sourire de Susannah s’élargit. Le comique avait un tempo bien particulier, même elle savait ça, même si elle n’aurait pas pu tenir cinq minutes à ce régime, face à un public bruyant de cabaret enfumé, même si sa vie en dépendait. Il y avait un rythme à respecter, après un début incertain. Joe était en train de trouver son rythme. Il avait les yeux mi-clos, et elle s’imagina qu’il voyait les couleurs mêlées des robes et des foulards, au-delà de la scène — tellement semblables à celles des Cristaux de l’Arc-en-Ciel du Magicien, maintenant qu’elle y pensait — et qu’il respirait la fumée de cinquante cigarettes rougeoyantes. Une main sur le pied chromé du micro ; l’autre libre d’esquisser tous les mouvements qui lui paraîtraient opportuns. Joe Collins, Chez Jango, un vendredi soir…

Non, pas un vendredi. Il a dit que tous les cabarets prenaient des groupes de rock, le week-end.

— Peu importent toutes ces foutaises de verrue sur le lac, Cleveland, c’est une belle ville, dit Joe.

Il accélérait un peu la cadence, maintenant. Il se mettait une pile, comme aurait dit Eddie.

— Mes vieux sont de Cleveland, mais à soixante-dix ans, ils ont déménagé en Floride. C’est pas qu’ils voulaient, mais merde c’est la règle. Pan !

Joe se tapa de nouveau la tête de la main, puis loucha. Roland gloussa, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’était la Floride, ni même d’où ça se trouvait. Susannah sentit son sourire gagner du terrain.

— La Floride, c’est l’Paradis. Le Paradis, j’vous dis. Le berceau des jeunes mariés et des vieux croûtons. Mon grand-père est parti faire sa retraite en Floride, Dieu ait son âme. Quand je mourrai, je veux partir paisiblement, dans mon sommeil, comme mon Pépé Fred. Pas en hurlant, comme les autres passagers dans sa voiture.

Roland explosa de rire, et Susannah ne se fit pas prier non plus. Ote souriait de toutes ses dents.

— Ma mamie, c’était quelqu’un, elle aussi. Elle disait qu’elle avait appris à nager quand on l’avait emmenée à Cuyahoga, et balancée par-dessus bord. Alors je lui ai fait comme ça : « Eh, Nana, ils essayaient pas de t’apprendre à nager. »

Roland renifla, s’essuya le nez, puis renifla encore une fois. Les couleurs lui étaient montées aux joues. Le rire stimulait tout le métabolisme, le mettait à fleur de peau. Susannah avait lu ça quelque part. Ce qui signifiait qu’elle devait être à peu près dans le même état elle-même, parce qu’elle riait aussi. C’était comme si toute l’horreur et tout le chagrin qu’elle avait affrontés jaillissaient d’une plaie ouverte, jaillissaient comme…

Eh bien, comme du sang.

Elle entendit comme une petite alarme se déclencher, dans un recoin reculé de son esprit, mais elle choisit de l’ignorer. Quelles raisons pouvait-il y avoir de s’alarmer ? Ils riaient, au nom du ciel ! Ils passaient juste un bon moment !

— Je peux être sérieux une minute ? Nan ? Allez vous faire foutre, et emmenez votre canasson avec vous ! — moi, demain matin, au réveil, j’aurai dessaoulé… mais vous vous serez toujours aussi moches.

Et chauves.

(Roland se plia en deux de rire.)

— Je vais être sérieux une minute, d’accord ? Si ça vous plaît pas, vous aurez qu’à faire un signe. Ma Mamie Nana, c’était une grande dame. Les femmes sont super, en général, vous savez tous ça ? Mais elles ont leurs petits défauts, hein, comme les hommes. Si une femme devait choisir entre attraper un ballon et sauver la vie d’un bébé, par exemple, eh bien elle sauverait le bébé sans même se demander combien il y a de types sur la base. Pan !

Il se tapa sur la tête et fit rouler ses yeux avec une telle loufoquerie qu’ils éclatèrent tous les deux de rire. En essayant de reposer sa tasse à café sur la table, Roland la renversa. Il se tenait l’estomac à pleines mains. L’entendre rire aussi fort — s’abandonner aussi complètement au rire — avait quelque chose de drôle en soi, et Susannah gloussa de plus belle.

— Les hommes, c’est une chose, les femmes, c’en est une autre. Mettez-les ensemble et ça a plus du tout le même goût, c’est complètement autre chose. Comme les biscuits Oréo. Ou les barquettes à la fraise. Ou le gâteau au chocolat avec de la sauce à la morve. Montrez-moi un homme et une femme, et moi je vous montrerai le fléau en « âge » : non pas l’esclavage… le mariage ! Bon, d’accord, ça revient un peu au même… Mais je me répète. Pan !

Il se frappa le crâne. Roula des yeux. Cette fois on aurait dit qu’ils sautaient à moitié de leurs orbites

(mais comment il fait ça)

et Susannah s’agrippa le ventre à son tour, car elle commençait à avoir des crampes, à force de se tordre de rire. Et le sang lui battait aux tempes. Ça faisait un mal de chien, mais c’était de la bonne douleur.

— Le mariage, ça consiste à prendre un mari ou une femme. Vérifiez dans l’dico ! La bigamie, c’est avoir un mari ou une femme de trop. Remarquez, la monogamie aussi. Pan !

Susannah se dit que, si Roland se mettait à rire plus fort, il glisserait de sa chaise et irait s’affaisser dans la flaque de café renversé.

— Et puis il y a le divorce, un terme latin qui signifie « arracher les couilles d’un type avec son chéquier ». Mais je vous parlais de Cleveland, ça vous revient ? Vous savez comment est née Cleveland ? C’est deux trois types à New York qui se sont dit : « Bon sang, j’commence à bien aimer l’crime et la pauvreté, moi, mais il fait pas assez froid, par ici. Si on allait vers l’ouest ? »

Susannah devait se dire plus tard que le rire était comme une tornade : une fois qu’il atteignait une certaine puissance, il se nourrissait de lui-même, s’entretenait de lui-même. On ne riait plus parce que les blagues étaient bonnes, mais parce que c’était l’état dans lequel on se trouvait, qui était drôle. Et c’est avec la saillie suivante que Joe Collins les mena à ce point de non-retour.

— Hé, vous vous rappelez qu’en primaire, on vous a appris qu’en cas d’incendie, il fallait se mettre sagement en rang avec les plus petits devant et les plus grands derrière, à la queue ? C’est quoi, la logique, exactement ? Les grands brûlent moins vite, c’est ça ?

Susannah hurla de rire et se mit une claque sur la joue. Ce qui provoqua une douleur vive et inattendue qui lui coupa net l’envie de rire. Le bouton près de sa bouche avait de nouveau gonflé, mais n’avait plus saigné depuis deux ou trois jours. En le touchant par inadvertance de la main, elle avait arraché la croûte noire rougeâtre qui le recouvrait. La plaie ne se mit pas seulement à saigner : elle explosa littéralement.

Pendant une seconde elle ne se rendit pas compte de ce qui venait de se produire. Tout ce qu’elle sentait, c’est que cette petite claque lui faisait beaucoup plus mal qu’elle n’aurait dû. Joe non plus ne semblait pas s’en être rendu compte (il avait à nouveau les yeux presque clos), il ne devait pas s’en être rendu compte, car il se lâchait plus que jamais.

— Hé, et qu’est-ce que vous dites de ce restaurant de fruits de mer, en plein parc d’Oceanopolis ? « Les Dents de la Mer », qui s’appelle. J’en étais à la moitié de mon steak de la mer quand je me suis demandé si j’étais pas en train de bouffer un des orques qui avait raté son numéro ! Pan ! Et en parlant de poisson…

Ote poussa un aboiement d’alarme. Susannah sentit un flot chaud et humide lui couler le long du cou, et sur l’épaule.

— Joe, arrêtez, dit Roland.

Il avait l’air essoufflé. Affaibli. D’avoir trop ri, se dit Susannah. Oh, mais qu’elle avait mal à la joue, et…

Joe ouvrit les yeux, piqué.

— Quoi ? Doux Jésus, vous me l’avez demandé, et qu’est-ce que j’étais en train de vous servir !

— Susannah s’est blessée.

Le Pistolero s’était levé et la regardait, le rire totalement éclipsé par l’inquiétude.

— Je ne suis pas blessée, Roland, je me suis juste donné une claque un peu plus fort que prév…

Et alors elle regarda sa main et fut consternée de constater qu’elle portait un gant rouge.

9

Ote aboya de nouveau. Roland attrapa la serviette posée à côté de sa tasse à café renversée. Un des côtés était marron de café, mais l’autre était sec. Il l’appuya contre le flot qui jaillissait de la plaie et Susannah commença par reculer à cause de la douleur, les yeux se remplissant de larmes.

— Nenni, laisse-moi au moins arrêter le saignement, murmura Roland, et il lui saisit la tête, en glissant doucement les doigts dans le treillis serré de ses boucles.

— Ne bouge pas.

Et pour lui, elle réussit à se maîtriser.

À travers le miroitement de ses larmes, Susannah vit que Joe avait l’air vexé d’avoir dû mettre fin à son petit numéro de manière aussi dramatique (sans parler du bazar), et en un sens elle le comprit. Il avait vraiment fait du bon boulot ; et elle avait débarqué et tout gâché. En plus de la douleur, qui à présent s’apaisait quelque peu, elle se sentait horriblement embarrassée ; ça lui rappelait ce jour où elle avait eu ses règles en plein cours de gym, et qu’un petit filet de sang lui avait coulé le long de la cuisse, au vu et au su de tout le monde — du moins de tous ceux avec qui elle devait passer tout le troisième trimestre en gym. Certaines des filles s’étaient mises à chanter Remets l’bouchon ! comme si c’était vraiment la blague la plus hilarante du siècle.

À ce souvenir venait se mêler l’inquiétude concernant la plaie elle-même. Et si c’était un cancer ? Auparavant, elle avait toujours réussi à écarter cette idée avant qu’elle se forme clairement dans son esprit. Cette fois-ci, impossible de l’éluder. Et si comme une idiote elle avait attrapé un cancer, dans les Malterres ?

Son estomac se noua, puis elle eut un haut-le-cœur. Elle réussit à maintenir son bon dîner en place, mais la victoire n’était peut-être que provisoire.

Soudain elle eut envie d’être seule, besoin d’être seule. Si elle devait vomir, elle ne voulait pas le faire devant Roland et devant cet inconnu. Et même dans le cas contraire, elle avait besoin d’un petit moment pour retrouver ses esprits. Une rafale assez puissante pour faire trembler toute la maison passa en trombe comme un sur-moteur en plein vol. Les lumières se mirent à papillonner, puis tout se stabilisa de nouveau. Dans l’âtre un nœud de bois éclata, faisant jaillir une traîne d’étincelles écarlates dans le conduit de la cheminée.

— Vous êtes sûr ? demanda Joe.

Il n’était plus en colère (s’il l’avait jamais été), mais il la considérait d’un air dubitatif.

— Laissez-la, dit Roland. Elle a besoin de se remettre un peu, je pense.

Susannah tenta un sourire de gratitude, mais un élancement lui déchira la joue et le sang se remit à couler. Elle ne savait pas bien ce qui allait lui arriver à cause de cette blessure, mais ce qui était certain, c’est qu’elle en avait fini avec les blagues pour un moment. Si elle se remettait à rire, c’est une transfusion qu’il lui faudrait bientôt.

— Je reviens, dit-elle. Ne mangez pas tout le reste du gâteau pendant que j’ai le dos tourné, les gars.

L’idée même de manger quelque chose lui donna une violente nausée, mais c’était pour se donner une contenance.

— Pour ce qui est du gâteau, je ne peux rien promettre, dit Roland.

Puis, alors qu’elle s’éloignait :

— Si ça se met à tourner, appelle-moi.

— Oui. Merci, Roland.

10

Bien que Joe Collins fût un célibataire endurci, sa salle de bain avait un petit air féminin bien agréable. Susannah s’en était rendu compte la première fois qu’elle y était entrée. Le papier peint était rose, avec des motifs verts en forme de feuilles et — évidemment ! — de roses sauvages. Les toilettes avaient tout le confort moderne, si ce n’est que la lunette n’était pas en plastique, mais en bois. L’avait-il taillée lui-même ? Ça ne lui paraissait pas impossible, même si c’était sans doute plutôt le robot qui l’avait rapportée d’une boutique oubliée. Cari le Bègue ? C’était comme ça que l’appelait Joe ? Non, Bill. Bill le Bègue.

À côté de la cuvette se trouvait un tabouret, et de l’autre une baignoire à pieds de griffon, avec un tuyau de douche qui lui rappela le Psychose d’Hitchcock (mais toutes les douches lui faisaient penser à ce foutu film, depuis qu’elle était allée le voir à Times Square). Il y avait aussi une tablette en porcelaine fichée dans un petit meuble haut d’un mètre environ — non pas du bois de fer, mais du bon vieux chêne massif, lui sembla-t-il. Un miroir trônait au-dessus. Elle se doutait qu’en le faisant pivoter, elle révélerait une armoire à pharmacie remplie de tout le nécessaire. Rien à ajouter.

Elle souleva la serviette en grimaçant et avec un petit cri sifflant. Elle s’était soudée à la plaie, et la décoller était douloureux. Elle était consternée par la quantité de sang sur ses joues, ses lèvres et son menton — sans parler du col et des épaules de sa chemise. Elle s’exhorta aussi à ne pas s’affoler. On retire une croûte, ça saigne. Surtout si comme une crétine on arrache littéralement la croûte, et sur le visage.

Dans la pièce à côté, elle entendit Joe dire quelque chose qu’elle ne comprit pas, et la réaction de Roland : quelques mots suivis d’un gloussement. C’est tellement bizarre de l’entendre comme ça, pensa-t-elle. On dirait presque qu’il est saoul. Avait-elle jamais vu Roland saoul ? Elle prit conscience que non. Jamais complètement beurré, jamais nu comme un ver, jamais hilare… jusqu’à aujourd’hui.

C’est pas tes oignons, femme, lança Detta.

— D’accord, marmonna-t-elle. D’accord, d’accord.

Saoul. Nu. Plié de rire. Elle se dit que ce n’était pas loin d’être la même chose.

Peut-être même que c’était la même chose.

Puis elle grimpa sur le tabouret et alluma le robinet. L’eau jaillit à gros bouillons, couvrant momentanément les sons en provenance de l’autre pièce.

Elle opta pour l’eau froide et s’en aspergea doucement le visage, puis, à l’aide d’un gant de toilette (et avec plus de douceur encore), elle nettoya la peau autour de la plaie. Lorsqu’elle eut terminé, elle tapota le bouton lui-même. La douleur ne fut pas aussi vive qu’elle l’avait redouté. Elle s’en sentit un peu revigorée. Puis elle rinça le gant de toilette de Joe avant que les traces de sang ne marquent et s’approcha du miroir. La vision qu’elle y entrevit lui fit pousser un soupir de soulagement. Cette claque idiote avait arraché l’intégralité de la croûte, mais ce n’était peut-être finalement pas plus mal. Il y avait en tout cas une certitude : si Joe avait une bouteille d’eau oxygénée ou une quelconque pommade antibiotique dans son armoire à pharmacie, elle avait l’intention de faire le grand nettoyage de printemps à ce fichu bouton, tant qu’il était ouvert. Et peu importait si ça piquait à s’en arracher la joue. Elle avait bien besoin d’un bon récurage. Et une fois que ce serait fait, elle se poserait un gros pansement sur la figure et prierait pour que tout aille bien.

Elle mit le gant à sécher bien à plat sur le rebord du lavabo, puis s’empara d’une serviette (dans le même camaïeu de rose que le papier peint) dans un tas bien rembourré, posé sur une étagère. Elle la porta à son visage, et s’immobilisa soudain en plein mouvement. Sur la serviette suivante de la pile, elle vit un petit morceau de papier. L’en-tête était une banderole fleurie, que tenaient deux angelots réjouis. Au-dessous apparaissait le message suivant, en caractères gras :

ON SE DÉTEND !

VOICI VENIR LE DEUS EX MACHINA !

Puis, à l’encre déjà passée :

LA RONDE
LA DONDE
Retourne-le une fois que tu y auras réfléchi.

Fronçant les sourcils, Susannah prit le petit mot. Qui l’avait laissé là ? Joe ? Elle en doutait fortement. Elle retourna le papier. Au verso, la même main avait inscrit :

Tu n’y as pas réfléchi !

Quelle vilaine fille !

J’ai laissé quelque chose pour toi dans l’armoire à pharmacie, mais avant,

** RÉFLÉCHIS-Y ! **

(indice : comédie + tragédie = CHIMÈRES)

Dans l’autre pièce, Joe parlait toujours, et cette fois-ci, Roland ne se contenta pas de glousser, mais éclata carrément de rire. Susannah avait l’impression que le vieux bonhomme avait repris son monologue. En un sens elle le comprenait — il faisait quelque chose qu’il aimait, et qu’il n’avait plus eu l’occasion de faire depuis bon nombre d’années — mais une partie d’elle n’aimait pas du tout cette idée. Que Joe reprenne son sketch alors qu’elle était en train de se soigner à la salle de bain, et que Roland le laisse reprendre… qu’il l’écoute et rie alors qu’elle se vidait de son sang… C’était vraiment un sale coup de mecs. Elle se dit qu’Eddie avait dû l’habituer à mieux.

Pourquoi tu n’oublierais pas les gars une minute, histoire de te concentrer sur ce que tu as sous les yeux ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Une chose au moins paraissait évidente : quelqu’un s’attendait à ce qu’elle vienne ici et trouve ce mot. Ni Roland ni Joe. Elle. Quelle vilaine fille, ça disait. Fille.

Mais qui avait pu savoir ? Qui avait pu savoir avec certitude ? Ce n’est pas comme si elle avait l’habitude de venir s’asperger le visage (ou le torse, ou le genou) dès qu’elle éclatait de rire. Elle ne se rappelait pas avoir une seule fois…

Mais si. Une fois. Au cinéma, un film avec Dean Martin et Jerry Lewis. La Croisière s’amuse, ou quelque chose dans ce goût-là. Elle s’était retrouvée dans le même état, à rire simplement parce que le rire avait atteint ce point crucial où il s’auto-entretient. Tout le public — au Clark, à Times Square, pour autant qu’elle se rappelait — était transporté, à se balancer, à se rouler par terre, et le pop-corn qui jaillissait de bouches qui ne répondaient plus. Des bouches qui, au moins pour quelques minutes, n’obéissaient qu’à Martin et Lewis, qui eux s’amusaient comme des petits fous. Mais ça ne lui était arrivé qu’une seule fois.

Comédie plus tragédie égalent chimères. Mais il n’y a pas de tragédie, ici, pas vrai ?

Elle ne s’attendait pas à une réponse, pourtant elle en reçut une. Elle vint de la voix froide de l’intuition.

Pas encore, non.

Pour une raison inconnue, elle se surprit à penser à Insolente. L’horrible Insolente, avec son rictus épouvantable. Est-ce que les folken riaient, en enfer ? Susannah en était certaine, sans savoir pourquoi. Ils avaient ce même rictus, celui d’Insolente le Canasson Magique, quand Satan commençait son

(prenez mon cheval… s’il vous plaît)

petit numéro, et alors ils riaient. Désespérément. Inexorablement. Pour l’éternité, si ça vous sied, et sinon c’est tant pis pour vous.

Mais qu’est-ce qui cloche chez toi, femme ?

Dans la pièce à côté, Roland rit de nouveau. Ote aboya, ce qui ressemblait aussi à un rire.

La Ronde, La Donde… réfléchis-y.

À quoi fallait-il réfléchir ? Le premier était un nom de lieu, le second était la même chose, sauf que…

— Ouhahou, une minute, s’exclama-t-elle à voix basse.

À peine un chuchotement, et qui pourrait bien l’entendre, de toute façon ? Joe papotait — c’était même la logorrhée, visiblement — et Roland riait. Alors qui pourrait bien l’écouter, elle ? Le prisonnier de la cave, s’il existait bien ?

— Ouh la, une minute, juste une minute.

Elle ferma les yeux, et vit de nouveau les deux panneaux sur leur poteau, des panneaux suspendus un peu au-dessous des pèlerins, car les nouveaux venus se tenaient sur le remblai de neige haut de trois mètres. ROUTE DE LA TOUR, disait l’un des deux panneaux — celui pointant vers la route creusée qui disparaissait à l’horizon. L’autre, celui indiquant la route plus courte bordée de maisonnettes, portait la mention LA RONDE, sauf que…

— Sauf que non, murmura-t-elle en crispant la main qui tenait le papier, l’écrasant dans son poing. Sauf que non.

Elle le revoyait clairement, dans son souvenir : LA RONDE, avec des jambes ajoutées au D pour le transformer en R, et pourquoi quelqu’un ferait-il une chose pareille ? Est-ce qu’il s’agissait d’une espèce de maniaque de l’ordre qui ne supportait pas…

Quoi ? Qui ne supportait pas quoi ?

De l’autre côté de la porte close de la salle de bain, Roland hurlait plus que jamais de rire. Elle entendit un objet tomber et se briser au sol. Il n’a pas l’habitude de rire comme ça, pensa Susannah. Tu ferais bien de faire attention, Roland, ou tu vas finir par te coller une hernie, ou quelque chose.

Réfléchis-y, lui avait conseillé son correspondant mystère, et c’est ce qu’elle essayait de faire. Y avait-il un détail dans les mots La et Donde que quelqu’un ne voulait pas qu’ils voient ? Auquel cas, ce quelqu’un n’avait vraiment pas à s’inquiéter, car le fait est qu’elle ne voyait rien du tout. Elle aurait voulu qu’Eddie soit là. C’était Eddie, qui était bon avec tous ces trucs un peu tordus : les blagues, les devinettes, et… et…

Elle s’arrêta de respirer. Ses yeux s’écarquillèrent sous l’effet de la compréhension, et elle lut l’illumination soudaine sur le visage jumeau, dans le miroir. Elle n’avait pas de stylo sur elle, et n’excellait pas dans toutes ces histoires de lettres mélangées qu’il fallait remettre dans l’ordre…

En équilibre sur le tabouret, Susannah se pencha au-dessus du lavabo et souffla sur le miroir, le recouvrant de buée. Elle écrivit LA DONDE. Elle scruta les lettres avec un effroi grandissant. Dans l’autre pièce, Roland riait à s’en décrocher la mâchoire, et elle comprit en un éclair ce qu’elle aurait dû entendre trente secondes plus tôt, trente secondes tellement précieuses. Ce rire n’avait rien de joyeux. Il était débridé, incontrôlable, hoquetant. C’était le rire d’un homme qui perd son souffle et qui lutte. Roland riait comme les folken, lorsque la comédie vire à la tragédie. Comme les folken riaient en enfer.

Sous les mots LA DONDE, du bout du doigt, elle écrivit DANDELO, l’anagramme qu’Eddie aurait immédiatement repérée, surtout dès qu’il aurait vu que des jambes avaient été rajoutées au D sur le panneau, pour détourner leur attention.

Dans l’autre pièce le rire tomba et changea de nature, se transformant en un son non plus amusant, mais alarmant. Ote aboyait furieusement, et Roland…

Roland étouffait.

CHAPITRE 6 Patrick Danville

1

Elle n’avait pas son arme sur elle. Joe avait insisté pour qu’elle prenne le fauteuil inclinable, quand ils étaient passés au salon, après le dîner, et elle avait déposé le revolver sur la petite table recouverte de magazines, après avoir vidé le barillet de ses balles.

Balles qu’elle avait toujours dans sa poche.

Susannah ouvrit la porte de la salle de bain à la volée et se précipita en rampant dans le salon. Roland gisait à terre entre le canapé et le poste de télévision, et son visage avait pris une teinte violette effroyable. Il tenait sa gorge enflée à pleines mains, en riant toujours. Leur hôte se tenait penché au-dessus de lui, et la première chose qu’elle remarqua, c’est que ses cheveux — ses cheveux de bébé, blancs et fins, lui tombant sur les épaules — étaient à présent presque entièrement noirs. Les rides autour de ses yeux et de sa bouche s’étaient comblées. Joe Collins n’avait pas l’air plus jeune de dix ans, mais de vingt ou trente.

Ce salopard.

Ce salopard de vampire.

Ote bondit et attrapa la jambe de Joe juste en dessous du genou.

— Vingt-cinq, soixante-quatre, dix-neuf, et ça y va ! s’écria Joe, plein de bonne humeur, en secouant violemment la jambe avec la souplesse de Fred Astaire.

Ote vola dans l’air et alla s’écraser contre le mur, avec une telle force qu’il fit tomber au sol une plaque portant l’inscription DIEU BÉNISSE CE FOYER… Joe se retourna vers Roland.

— Moi, c’que je crois, c’est que les femmes, il leur faut une bonne raison pour faire l’amour, dit-il en posant le pied sur la poitrine de Roland — comme un grand chasseur blanc avec son trophée de chasse, se dit Susannah. Alors que les hommes, il leur faut juste un endroit ! Pan !

Il loucha.

— Le truc, avec le sexe, c’est que Dieu a donné aux hommes un cerveau et une bite, mais juste assez de sang pour en alimenter un seul à la f…

Il ne l’entendit pas approcher, ni se hisser sur le fauteuil inclinable pour se mettre à hauteur suffisante ; il était trop absorbé par ce qu’il était en train de faire. Susannah noua les mains en poing, les leva à hauteur de son épaule droite, puis l’abattit de côté avec toute la force qu’elle put mobiliser. Le premier coup cueillit Joe à la tempe, et suffit à l’abrutir. Elle avait frappé directement sur de l’os, et la douleur qui lui traversa la main était une torture.

Joe vacilla en agitant les bras pour retrouver son équilibre, et lui lança un regard de côté. Sa lèvre supérieure se souleva, découvrant ses dents — des dents parfaitement ordinaires, et qu’y avait-il là de surprenant ? Il n’était pas de ce genre de vampires qui se nourrissent de sang. On était à Empathica, après tout. Et le visage de l’homme était en pleine transformation : il prenait une teinte sombre, se contractait, perdait toute apparence humaine. C’était le visage d’un clown psychotique.

Toi, lança-t-il.

Mais sans lui laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit, Ote se précipita de nouveau. Cette fois-ci, le bafouilleux n’eut pas à montrer les dents, car Joe titubait toujours. L’animal s’accroupit derrière lui, et Dandelo bascula tout bonnement en arrière — ses injures cessèrent net lorsque sa tête heurta le sol. Sans le tapis qui recouvrait le bois du plancher, le choc aurait sans doute suffi à l’assommer. Au lieu de quoi il se força presque immédiatement à se rasseoir, et balaya les alentours du regard, l’air sonné.

Susannah s’agenouilla auprès de Roland, qui tentait lui aussi de s’asseoir, mais sans grand succès. Elle attrapa l’arme dans le holster du Pistolero, mais il referma la main sur son poignet avant qu’elle ait pu l’en extraire. Par instinct, bien sûr, et il fallait s’y attendre, mais Susannah sentit la panique la gagner lorsque l’ombre de Dandelo se dessina au-dessus d’eux.

— Espèce de chienne, je vais t’apprendre à interrompre un homme en plein…

Roland, lâche-le ! hurla-t-elle.

Et c’est ce qu’il fit.

Dandelo plongea, avec l’intention de leur tomber dessus et d’écraser l’arme entre les deux pistoleros, mais elle fut trop rapide d’une seconde. Elle roula sur le côté et il atterrit sur Roland seul. Susannah entendit un Ouuuuf de torture, alors que le Pistolero perdait à nouveau son souffle. Haletante, elle se souleva sur un bras, et pointa son arme sur l’homme au-dessus, celui qui sous ses yeux était sujet à une mutation laborieuse et spectaculaire. Dandelo leva ses mains, qui étaient vides. Bien sûr qu’elles l’étaient, puisqu’il ne se servait pas de ses mains, pour tuer. Et c’est alors que ses traits se rejoignirent, comme des dessins à la surface de l’eau — non plus les traits d’un visage, mais les motifs sur la peau d’un animal ou la carapace d’un insecte.

— Arrêtez ! hurla-t-il d’une voix suraiguë qui rappelait le bourdonnement d’une cigale. Il faut que je vous raconte celle de l’archevêque et de la chanteuse !

— On la connaît, assena-t-elle avant de tirer deux fois, lui envoyant coup sur coup deux balles droit dans la cervelle, juste au-dessus de ce qui avait été son œil droit.

2

Roland se remit sur pied tant bien que mal. Sa chevelure collait à son visage enflé. Lorsqu’elle essaya de lui prendre la main, il la repoussa d’un geste et se dirigea en titubant jusqu’à la porte de la maisonnette, qui paraissait à présent miteuse et baignée d’une lumière trop blanche. Susannah aperçut des taches de nourriture sur le tapis, et une large auréole humide sur un mur. Est-ce que tout ça était déjà là, avant ? Et, grands dieux, qu’avaient-ils mangé exactement, pour le dîner ? Elle préférait ne pas savoir, du moment que ça ne la rendait pas malade. Du moment que ce n’était pas empoisonné.

Roland de Gilead ouvrit la porte. Le vent la lui arracha des mains et l’envoya percuter le mur dans un grand boum. Il fit deux pas hésitants dans la tempête de neige mugissante, se pencha en avant, les mains sur les cuisses, et vomit. Elle vit jaillir le jet de nourriture, et le vent le disperser dans le noir. Lorsque Roland rentra dans la pièce, le côté de son visage et sa chemise étaient constellés de neige. À l’intérieur, c’était une véritable fournaise ; encore une chose que leur avait cachée le glam de Dandelo. Elle vit un thermostat sur le mur — un vieil Honeywell, assez semblable à celui qu’elle avait dans son appartement new-yorkais. Elle constata qu’il avait été poussé à fond, au-delà de la marque des trente degrés. Du bout du doigt, elle le baissa à vingt, puis se retourna pour balayer la pièce du regard. La cheminée était en fait deux fois plus grande qu’elle leur était d’abord apparue, et remplie d’assez de bûches pour faire rugir un haut-fourneau. Elle ne pouvait rien y faire pour l’instant ; mais le feu finirait bien par s’éteindre.

La chose morte sur le tapis avait presque littéralement explosé hors de ses vêtements. Susannah lui trouvait à présent des airs de gros insecte recouvert d’appendices tordus — qui auraient pu ressembler à des bras et à des jambes — jaillissant des manches de chemise et du jean. Le dos de la chemise s’était déchiré au milieu et ce qu’elle vit dans la fente du tissu, c’est une sorte de coquille sur laquelle s’imprimaient des traits humains grossiers. Elle ne croyait pas qu’il pût exister plus horrible que Mordred sous sa forme araignée, mais cette chose était indéniablement pire. Dieu merci, elle était morte.

La maisonnette bien éclairée et bien ordonnée — comme sortie d’un conte de fées, comment n’y avait-elle pas vu plus clair dès le début ? — n’était plus qu’une cabane de paysan sombre et enfumée. Les lumières électriques fonctionnaient toujours, mais elles paraissaient fatiguées et blafardes, comme ces appliques qu’on trouve dans les asiles de nuit. Le tapis était noir de crasse et constellé de taches de nourriture, et s’effilochait par endroits.

— Roland, tu vas bien ?

Roland la regarda, puis, doucement, s’agenouilla devant elle. Pendant une seconde elle crut qu’il était en train de s’évanouir, et en fut alarmée. Lorsqu’un instant plus tard elle prit conscience de ce qui était réellement en train de se passer, elle en fut encore plus alarmée.

— Pistolero, j’ai été stupéfié, dit Roland d’une voix rauque et tremblante. Je me suis fait piéger comme un enfant, et j’implore ton pardon.

— ’oland, non, lèv’toi !

C’était Detta, comme à chaque fois que Susannah se retrouvait dans une situation très éprouvante. Elle pensa : C’est un miracle que je ne lui aie pas lancé un « Lèv’toi, sale Blanc ! », et elle dut réprimer un éclat de rire hystérique. Il n’aurait pas compris.

— Accorde-moi d’abord ton pardon, dit Roland sans la regarder.

Elle farfouilla dans sa mémoire et finit par y trouver la formule consacrée, ce qui fut un réel soulagement. Elle ne supportait pas de le voir agenouillé de la sorte.

— Lève-toi, pistolero, je t’accorde le pardon de bon cœur.

Elle fit une pause, puis ajouta :

— Si je te sauve la vie à nouveau neuf fois, nous serons presque quittes.

— À côté de ton cœur généreux, le mien me fait honte, dit-il en se levant.

L’horrible couleur violette disparaissait progressivement de ses joues. Il jeta un œil à la chose sur le tapis, qui à la lueur des flammes projetait son ombre grotesque et difforme sur le mur. Il balaya du regard l’intérieur de la petite cabane, avec son aménagement vieillot et ses ampoules défaillantes.

— Ce qu’il nous a servi n’était pas empoisonné, dit-il comme s’il avait lu dans les pensées de la jeune femme et y avait découvert sa pire peur. Il n’aurait jamais empoisonné ce qu’il avait l’intention de… manger.

Elle lui tendait son arme, crosse en avant. Il s’en empara et remplit les deux chambres vides, avant de la rengainer dans son holster. La porte d’entrée était toujours ouverte et la neige s’engouffrait à l’intérieur en tourbillons. Elle avait déjà dessiné un delta blanc dans le petit vestibule, où étaient suspendus leurs manteaux de peaux faits maison. La pièce s’était déjà un peu refroidie, et faisait moins penser à un sauna.

— Comment as-tu su ? demanda-t-il.

Elle repensa à l’hôtel où Mia avait laissé la Treizième Noire. Plus tard, après leur départ, Jake et Callahan avaient pu pénétrer dans la chambre 1919 parce que quelqu’un leur avait laissé un message et

(A-ce que châle)

une clé. Le nom de Jake, ainsi que la phrase C’est la vérité étaient inscrits sur l’enveloppe, en partie à la main et en partie tapés à la machine. Elle était certaine que, si elle tenait en ce moment ladite enveloppe et qu’elle la comparait au message qu’elle avait trouvé dans la salle de bain, elle constaterait que c’était la même main qui avait rédigé les deux.

Selon Jake, l’employée au guichet du Plaza-Park de New York leur avait dit que c’était un certain Stephen King qui avait déposé la lettre.

— Suis-moi. Dans la salle de bain.

3

Comme le reste de la cabane, la salle de bain était plus petite, à présent, à peine plus spacieuse qu’un placard. La baignoire était vieille et rouillée, recouverte d’une fine couche de crasse, au fond. On aurait dit qu’elle n’avait plus servi depuis…

À dire vrai, Susannah aurait presque juré qu’elle n’avait jamais servi. La pomme de douche était constellée de rouille. Le papier peint rose était terne et sale, et se décollait par endroits. Les motifs de roses avaient disparu. Le miroir était toujours là, mais une fissure le zébrait de haut en bas, et elle se dit que c’était un miracle qu’elle ne se soit pas ouvert le doigt, en écrivant dessus. La vapeur de son souffle s’était dissipée, mais les mots étaient toujours visibles, se détachant sur fond de crasse : et, en dessous… .

— C’est une anagramme, dit-elle. Tu vois ?

Il examina le miroir, puis secoua la tête, l’air un peu honteux.

— Ce n’est pas ta faute, Roland. Ce sont nos lettres à nous, pas celles que tu connais. Mais tu peux me croire sur parole, c’est bien une anagramme. Eddie l’aurait vue tout de suite, je serais prête à le parier, je ne sais pas si c’est ce que Dandelo considère comme une bonne blague, ou bien s’il existe des règles que les créatures du glam telles que lui sont censées suivre, mais le fait est qu’on a fini par découvrir le pot aux roses, avec un peu d’aide de Stephen King.

— C’est toi qui l’as découvert. Moi j’étais trop occupé à me rouler par terre à en mourir.

— Nous aurions fait pareil tous les deux, rectifia-t-elle. Tu étais juste un peu plus vulnérable, à cause de ton sens de l’humour plus… moins… pardonne-moi, Roland, mais on va dire qu’en général tu as un humour plutôt vaseux.

— Je le sais très bien, dit-il d’un air désolé.

Puis il pivota brusquement et quitta la pièce.

Une idée effroyable traversa l’esprit de Susannah, et l’absence du Pistolero lui parut durer une éternité.

— Roland, est-ce qu’il est toujours… ?

Il hocha la tête, un léger sourire aux lèvres.

— Aussi mort qu’on peut l’être. Tu as bien tiré, Susannah, mais tout à coup j’ai eu besoin de m’en assurer.

— J’en suis contente, dit-elle simplement.

— Ote monte la garde. S’il devait se passer quoi que ce soit, je suis certain qu’il nous en avertirait.

Il ramassa le petit mot sur le sol de la salle de bain et étudia attentivement l’inscription au verso. La seule expression qui requit l’aide de Susannah fut armoire à pharmacie.

— « J’ai laissé quelque chose pour toi. » Tu sais ce que c’est ?

— Je n’ai pas eu le temps de regarder, dit-elle en secouant la tête.

— Où se trouve l’armoire à pharmacie ?

Elle désigna le miroir, et Roland le fit pivoter. Il grinça sur ses gonds. Il découvrit effectivement des étagères derrière, mais au lieu d’une enfilade soignée de boîtes de cachets et de bouteilles de remèdes comme Susannah l’avait imaginé, ils ne virent que deux bouteilles marron, comme celle sur la petite table près du fauteuil inclinable, et ce qui sembla à Susannah la plus vieille boîte de pastilles contre la toux à la cerise des Frères Smith. Il y avait également une enveloppe, cependant, et Roland la lui tendit. Sur le recto, de ce même mélange d’écriture et de mots tapés à la machine, apparaissait le message suivant :

— Chevalier ? demanda-t-elle. Est-ce que ça veut dire quelque chose, pour toi ?

Il hocha la tête.

— C’est un terme qu’on utilise, en parlant des pistoleros en quête. C’est un terme de cérémonie, et très ancien. Nous ne l’utilisions jamais entre nous, intuite-le bien, car il signifie saint, choisi par le ka. Nous n’aimions pas nous considérer en ces termes-là, et je n’ai plus repensé à ce mot depuis de nombreuses années.

— Pourtant tu es bien Chevalier Roland ?

— Je l’ai peut-être été, autrefois. Nous sommes au-delà de ces choses-là, à présent. Au-delà du ka.

— Mais toujours sur le Sentier du Rayon.

— Si fait.

Du doigt il suivit la dernière ligne inscrite sur l’enveloppe : Nous sommes quittes. Ouvre-la, Susannah, car j’aimerais voir ce qu’elle contient.

Elle s’exécuta.

4

Il s’agissait d’une photocopie d’un poème de Robert Browning. King avait écrit le prénom du poète à la main, et son nom, à la machine, juste au-dessus du titre. Susannah avait lu des monologues de théâtre de Robert Browning, à la fac, mais elle ne connaissait pas ce poème-ci. Elle en maîtrisait néanmoins parfaitement le sujet. Le titre en était : « Le Chevalier Roland s’en vint à la Tour Noire. » La structure en était narrative, le schéma des rimes était celui de la ballade (a-b-b-a-a-b), et il se composait de trente-quatre strophes. Chacune était numérotée en chiffres romains. Quelqu’un — King, sans doute — avait entouré les strophes I, II, XIII, XIV et XVI.

— Lis celles qui sont cochées, dit-il d’une voix rauque, parce que je n’arrive à déchiffrer qu’un mot par-ci, par-là, et que j’aimerais savoir ce qu’elles disent, j’y tiens beaucoup.

— Strophe Première, dit-elle, puis elle dut s’éclaircir la gorge, car elle était sèche.

Dehors, le vent mugissait et la lumière de l’ampoule nue se mit à trembloter dans son applique incrustée de mouches.

Je pensais, il a menti en chaque mot,

L’hideux infirme, de son œil qu’il disait voilé par le songe

De biais contemplait l’effet de ses mensonges

Sur moi, et sa bouche incapable de masquer les cahots

De sa liesse, qui secouait et tordait son corps bot

Devant l’agonie de la victime que la mort ronge

— Collins, dit Roland. Quel que soit l’auteur de ce poème, il parlait de Collins, aussi sûrement que King parle de notre ka-tet, dans ses histoires ! « Il a menti en chaque mot » ! Si fait, c’est bien ainsi !

— Pas Collins, corrigea-t-elle. Dandelo.

Roland opina.

— Dandelo, tu dis vrai. Poursuis, je te prie.

— Okay. Strophe Deuxième.

Quel autre dessein eût pu animer ce menteur diabolique ?

De son bâton dressé tel un attrape-foudre furieux

Il leurre, menace, et séduit le curieux

Qui demande son chemin. Et ce rire satanique

Graverait je n’en doute l’épitaphe véridique

Relatant ma venue en ces maudits lieux

— Est-ce que ça ne te rappelle pas son bâton, et sa façon de l’agiter ? lui demanda Roland.

Bien sûr que si. Et notre voie enneigée est bien le chemin dont il parle. C’était une description de ce qui venait juste de leur arriver. Cette idée la fit frissonner.

— C’était un poète de ton temps ? demanda Roland. De ton quand ?

Elle secoua la tête.

— Il n’était même pas de mon pays. Il est mort au moins soixante ans avant mon quand.

— Pourtant il a dû voir ce qui s’est passé. Une version de ce qui s’est passé, au moins.

— Oui. Et Stephen King connaissait ce poème.

Elle eut soudain une intuition tellement aveuglante qu’elle ne pouvait être que la vérité. Elle contempla Roland avec des yeux écarquillés, contenant difficilement son excitation.

— C’est ce poème qui a incité King à écrire. Qui l’a inspiré !

— Tu dis ainsi, Susannah ?

— Oui !

— Pourtant ce Browning a bien dû nous voir, nous.

Elle n’en savait rien. C’était trop troublant. Comme essayer de déterminer qui était venu en premier, de l’œuf et de la poule. Ou comme se retrouver perdu dans un labyrinthe de miroirs. Elle avait la tête qui tournait.

— Lis le texte suivant, Susannah ! Lis Croix, I, I, I.

— C’est la Strophe Treize, dit-elle.

Quant à l’herbe, elle poussait il est vrai aussi maigre que son pelage

Frappé de lèpre ; des brins épars perçaient la boue

Qui paraissait pétrie de sang par-dessous

Une rosse aveugle, dont chaque os saillait comme après le carnage

Se tenait en stupeur, frappée par un mirage,

Chassée du haras du Diable même, à grand renfort de coups !

— À présent s’il te sied, la Strophe Quatorzième je livre à ta perspicacité.

Vivant ? L’animal à mes yeux pouvait avoir péri sans un pleur

Décharné, la carcasse saignant, et d’un spectre ayant l’air

Il gardait les yeux clos sous une immonde crinière

Alliance incongrue du ridicule et de pareille douleur

Jamais je ne vis brute aussi digne d’être frappée de malheur

Il fallait qu’il fût bien maléfique pour mériter tel salaire.

— Insolente, dit le Pistolero, avec un mouvement du pouce par-dessus l’épaule. Cette vieille carcasse, avec son immonde crinière, tout est là, sauf qu’elle est femelle au lieu de mâle.

Elle ne répondit rien — nul besoin de répondre. C’était bien Insolente, à l’évidence. Aveugle et osseuse, le cou brûlé par endroits, découvrant la peau rose. Elle est pas bien belle, je sais, avait dit le vieillard… enfin, cette chose qui avait l’apparence d’un vieillard. Espèce de vieille ki’-boîte et de clapet à foutre, espèce de canasson lépreux à quatre pattes ! Et voilà qu’elle apparaissait noir sur blanc, dans ce poème écrit bien avant la naissance même de sai King, peut-être même quatre-vingts ou cent ans avant qu’il voie le jour. … son pelage/Frappé de lèpre.

— Chassée du haras du Diable même ! dit Roland avec un sourire amer. Et même si elle n’a jamais couru et ne courra jamais, il se pourrait bien qu’on la voie revenir avec le Diable avant notre départ !

— Non, dit-elle. Ça n’arrivera pas.

Elle avait la voix plus sèche que jamais. Elle avait besoin d’un verre, mais maintenant elle avait peur d’ingurgiter quoi que ce soit coulant des robinets de cet horrible bouge. Elle irait chercher de la neige et la ferait fondre, plutôt. Et alors elle pourrait boire, mais pas avant.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce qu’elle est partie. Elle est sortie dans la tempête, quand on a réglé son compte à son maître.

— Comment le sais-tu ?

Susannah secoua la tête.

— Je le sais, c’est tout.

Elle tourna la page, cherchant la strophe suivante parmi ces deux cents lignes.

— Strophe Seizième.

Elle s’interrompit.

— Susannah ? Pourquoi est-ce que tu…

Puis ses yeux se posèrent sur les mots suivants, qu’il parvenait à déchiffrer, même dans ces lettres-ci.

— Lis, dit-il, dans un murmure à peine audible.

— Tu es certain ?

— Lis, car je veux entendre.

Elle se racla la gorge.

— Strophe Seizième.

Pas cela ! Je ne pus détacher mon regard incertain

De la face rougie de Cuthbert, sous les boucles d’or

Cher compagnon, qui jadis fâché dans un ultime effort,

Glissa, je le sentis, son beau bras sous le mien

Car ainsi il était, tout sourire, même quand périt le Bien

Et avec lui mon cœur à peine éveillé, dans le souffle du cor.

— Il parle de Mejis, dit Roland.

Il serrait les poings, mais elle doutait qu’il s’en rendît compte.

— Il raconte notre brouille, au sujet de Susan Delgado. Car ensuite, plus rien n’a été comme avant, entre nous. Nous avons réparé notre amitié de notre mieux, mais non, ça n’a jamais plus été pareil.

— Après que la femme vient à l’homme ou l’homme à la femme, je crois que plus rien ne peut plus être pareil, dit-elle en lui tendant les feuilles photocopiées. Prends ça. J’ai lu toutes celles qu’il avait soulignées. Si dans le reste il parle d’arriver à la Tour Sombre — ou pas, justement — tu n’as qu’à chercher par toi-même. Tu y arriveras, avec quelques efforts, j’en suis sûre. En ce qui me concerne, je ne veux pas savoir.

Mais Roland si, visiblement. Il parcourut les pages, puis se rendit à la dernière strophe. Les pages n’étaient pas numérotées, mais il trouva la fin sans trop de difficulté, car un espace blanc suivait la strophe XXXIV. Néanmoins, avant qu’il se mette à la lecture, ils entendirent de nouveau résonner le gémissement. Entre-temps, le vent était complètement tombé, et la provenance du bruit ne faisait plus aucun doute.

— Il y a quelqu’un en dessous de nous, dans la cave, dit Roland.

— Je sais. Et je crois savoir qui c’est.

Il hocha la tête.

Elle le regardait sans ciller.

— Tout colle, pas vrai ? C’est comme un puzzle, et il ne nous manque que les dernières pièces.

Le gémissement monta de nouveau, égaré, affaibli. C’était le gémissement de quelqu’un à l’article de la mort. Ils sortirent de la salle de bain en dégainant leurs armes. Mais Susannah ne pensait pas qu’ils en auraient besoin, cette fois-ci.

5

L’insecte qui avait volé l’apparence d’un vieux comique du nom de Joe Collins était toujours étendu au même endroit, mais Ote avait reculé d’un pas ou deux. Et Susannah ne pouvait l’en blâmer. Dandelo commençait à puer, et de petits ruisselets de matière blanche suintaient de sa carapace en décomposition. Roland ordonna cependant au bafouilleux de rester où il était et de continuer à monter la garde.

Le cri résonna de nouveau alors qu’ils atteignaient la cuisine, plus fort cette fois-ci, mais ils ne virent d’abord pas comment descendre à la cave. Susannah parcourut lentement toute la surface de linoléum sale et craquelé, à la recherche d’une trappe. Elle allait dire à Roland qu’il n’y avait rien, quand il s’exclama :

— Ici. Derrière la boîte à froid.

Le réfrigérateur n’était plus un Amana dernier cri, avec compartiment à glaçons dans la porte, mais un vieil appareil sale et trapu avec circuit de refroidissement externe, posé sur le dessus dans un caisson en forme de tambour. La mère de Susannah en avait un pareil, quand elle était encore une petite fille répondant au prénom d’Odetta, mais sa mère serait morte plutôt que d’avoir laissé s’accumuler le dixième de la crasse qui recouvrait celui-ci. Le centième, même.

Roland le déplaça sans mal, car Dandelo, ce monstre fourbe, l’avait placé sur une petite plate-forme à roulettes. Elle doutait qu’il ait eu beaucoup de visite, pas ici, au fin fond du Monde Ultime, mais il s’était préparé à garder ses secrets, si quelqu’un venait bel et bien à passer par là. Et elle était sûre qu’il y avait quelques folken, de temps à autre. Peu d’entre eux, aucun même, devaient poursuivre leur route après avoir croisé la petite cabane sur La Ronde.

Les escaliers étaient raides et étroits. Roland palpa le mur près de la porte et trouva un interrupteur. Deux ampoules nues s’allumèrent, l’une à mi-descente, l’autre plus bas. Comme en réponse à la lumière, le gémissement se fit de nouveau entendre. Une complainte remplie de douleur et de peur, mais aucun mot distinct. Le son la fit frissonner.

— Venez au pied de l’escalier, qui que vous soyez ! lança Roland.

Aucune réaction venant d’en bas. Dehors le vent faisait rage et poussait des hurlements, jetant des rafales gorgées de neige, avec une telle force que ç’aurait pu être du sable.

— Montrez-vous à notre vue, ou bien nous vous laisserons là où vous êtes ! reprit Roland.

L’occupant de la cave ne vint pas dans la lumière maigre mais poussa un nouveau cri, une litanie chargée de malheur, de terreur et — craignit Susannah — de démence.

Le Pistolero lui lança un regard. Elle opina et répondit, dans un chuchotement :

— Passe en premier. Je te couvrirai, si nécessaire.

— Fais attention aux marches, ne tombe pas, dit-il à voix tout aussi basse.

Elle opina de nouveau et lui emprunta son moulinet impatient de la main, qui voulait dire : allons-y, allons-y.

L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres du Pistolero. Il se mit à descendre les escaliers, le canon de son arme calé sous son aisselle droite, et pendant une seconde il ressembla tellement à Jake Chambers qu’elle en aurait pleuré.

6

La cave était un labyrinthe de cartons et de barils, et une ribambelle de crochets pendaient du plafond. Susannah n’avait aucune envie de savoir ce qui y était suspendu. Le gémissement se fit plus présent, entre sanglots et hurlement. Au-dessus d’eux, maintenant assourdi, le chant haletant du vent tourbillonnait toujours autour de la maison.

Roland tourna à gauche et se fraya un chemin dans un couloir encombré de piles de cageots couvrant les deux murs. Susannah le suivait, laissant une bonne distance entre eux, vérifiant sans arrêt par-dessus son épaule. Elle restait attentive à une éventuelle intervention d’Ote. Elle aperçut une pile de cageots avec l’inscription TEXAS INSTRUMENTS tracée au feutre, et une autre, HO FAT BISCUITS-SURPRISE CHINOIS. Elle ne fut pas étonnée de reconnaître le nom comique de leur taxi abandonné depuis longtemps ; elle avait passé de très loin le cap de l’étonnement.

Devant elle, Roland s’immobilisa.

— Par les larmes de ma mère, laissa-t-il échapper à voix basse.

Elle ne l’avait entendu utiliser cette expression qu’une seule fois auparavant, lorsqu’ils avaient croisé un cerf tombé dans un ravin, allongé là avec les postérieurs et un antérieur brisés, mourant de faim et les fixant de son regard mort, car les mouches lui avaient mangé les yeux vivant.

Elle demeura où elle était jusqu’à ce qu’il lui fît signe de s’approcher, et s’empressa de le rejoindre, se tractant sur les paumes.

Dans le coin du mur de pierre de la cave de Dandelo — le coin sud-est, si elle avait gardé le sens de l’orientation — se trouvait une cellule de prison improvisée. La porte était composée de barres d’acier entrecroisées. Non loin elle aperçut la table de soudure dont Dandelo avait dû se servir pour la réaliser… mais bien longtemps auparavant, à en juger par l’épaisse couche de poussière qui s’était déposée sur le réservoir d’acétylène. Accrochée à un large crochet en forme de S planté dans le mur de pierre, juste hors de portée du prisonnier — mais assez près pour le narguer, Susannah en fut certaine — pendait une grosse et vieille

(Eut-ce que chule ? I-ce que chic ?)

clé en argent. Le prisonnier en question se tenait juste derrière les barreaux de sa prison, tendant vers eux ses mains répugnantes. Il était si squelettique qu’il rappela à Susannah ces effroyables photos de camps de concentration qu’elle avait vues autrefois, les images des survivants d’Auschwitz, de Bergen-Belsen et de Buchenwald, accusations vivantes, survivantes de l’humanité dans son ensemble, avec leurs uniformes rayés flottant autour de leurs corps décharnés et leurs effrayantes calottes de portier, et ces yeux terriblement brillants et vifs, remplis d’une conscience implacable. Nous aurions voulu ne jamais voir ce que nous sommes devenus, disaient ces yeux, pourtant il le faut.

Il y avait une lueur de ce genre dans les yeux de Patrick Danville, tandis qu’il tendait les mains vers eux en poussant sa complainte indicible. En écoutant plus attentivement, elle trouva que ces cris ressemblaient aux gloussements moqueurs d’un oiseau tropical de dessin animé ou de bande originale de film : I-yiiii, I-yiiii, I-yoook, I-yoook !

Roland décrocha la clé de son piton et se dirigea vers la porte. L’une des mains de Danville s’accrocha à sa chemise, et le Pistolero la repoussa. Nulle colère dans ce geste, remarqua-t-elle, pourtant l’être famélique dans la cellule recula, les yeux saillant de leurs orbites. Il avait les cheveux longs — ils pendaient jusqu’en dessous des épaules — mais quasiment pas de barbe, hormis un très léger duvet sur les joues. Il devenait un peu plus dense sur le menton et au-dessus de la lèvre supérieure. Susannah lui donnait environ dix-sept ans, mais guère plus.

— Il n’y a pas de mal, Patrick, dit Roland sur le ton de la conversation, en enfonçant la clé dans la serrure. Es-tu Patrick ? Es-tu Patrick Danville ?

La chose squelettique en jean sale et chemise grise beaucoup trop large (elle lui pendait quasiment aux genoux) recula sans répondre jusque dans le coin de sa cellule triangulaire. Lorsque son dos heurta le mur, il glissa lentement en position assise, contre ce que Susannah identifia comme son seau à excréments. Le tissu de sa chemise flotta puis lui glissa entre les jambes comme de l’eau lorsqu’il remonta les genoux quasiment à hauteur de sa tête, encadrant son visage émacié et terrifié. Quand Roland ouvrit la porte de la cellule, et la tira vers lui aussi loin que possible (elle n’avait pas de gonds), Patrick Danville reprit ses piaillements d’oiseau, mais cette fois beaucoup plus fort : I-YIII ! I-YOOK ! I-YIIIII ! Susannah grinça des dents. Roland fit alors mine de pénétrer dans la cellule, et le garçon émit un hurlement encore plus perçant, et se mit à se taper l’arrière du crâne contre le mur de pierre. Roland recula hors de la cellule. L’horrible va-et-vient cessa, mais Danville posait toujours sur l’inconnu un regard rempli de méfiance et de peur. Puis il tendit de nouveau devant lui ses mains crasseuses aux longs doigts fins, comme pour demander assistance.

Roland se tourna vers Susannah.

Elle s’avança en appui sur les mains, jusqu’à la porte de la cellule. Le garçon décharné tapi dans son coin poussa un nouveau cri d’oiseau et replia ses mains suppliantes, les croisant sur son torse en un geste de défense pathétique.

— Non, t’éso’.

C’était là une Detta Walker que Susannah n’avait jamais entendue auparavant, dont elle n’avait même pas soupçonné l’existence.

— Non, t’éso’, on va pas t’fai’r de mal. Si j’voulais t’fai’e du mal, j’t’en colle’ais deux dans la tête, comme j’ai fait avec c’t’enculé là-haut.

Elle décela quelque chose dans ses yeux — peut-être les écarquilla-t-il un instant, révélant le blanc injecté de sang. Elle sourit et hocha la tête.

— Ouais ! Missi Collins, lui mo’t ! I’descend’a plus jamais ici pou’te… pou’te quoi ? Qu’est-ce qu’i’t’a fait, Pat’ick ?

Au-dessus de leurs têtes, assourdi par les pierres, le vent tambourinait. Les lumières vacillèrent. Toute la maison craqua et gémit en signe de protestation.

— Qu’est-ce qu’i’t’a fait, mon ga’çon ?

Peine perdue. Il ne comprit pas. Elle cherchait déjà un autre angle d’approche quand Patrick Danville porta les mains à son estomac et le serra. Ses traits se tordirent comme en une crampe dont elle comprit qu’elle était censée symboliser le rire.

— I’t’fait’i’e ?

Accroupi dans son coin, Patrick fit oui de la tête. Son visage se tordit encore plus. Il serra les poings et les porta à son visage. Il se lissa les joues, puis fit mine de se frotter les yeux et leva le regard vers elle. Susannah remarqua qu’il avait une petite cicatrice sur l’arête du nez.

— I’t’fait pleu’er, aussi.

Le garçon hocha de nouveau la tête. Il rejoua la mimique du rire, en se tenant l’estomac dans un oh-oh-oh muet. Puis il refit la mimique des pleurs, essuyant des larmes imaginaires roulant sur ses joues duveteuses. Cette fois-ci, il ajouta un troisième élément à sa momerie, mettant les mains en coupe et les portant à sa bouche avec un bruitage ressemblant vaguement à miam-miam.

De derrière elle, légèrement en hauteur, elle entendit la voix de Roland qui récapitulait :

— Il t’a fait rire, il t’a fait pleurer, et il t’a fait manger, aussi.

Patrick secoua la tête avec une telle violence qu’elle alla heurter le mur qui délimitait le coin dans lequel il se tapissait.

Lui il mangeait, fit Detta. C’est ça qu’t’essaies d’di’e, pas v’ai ? Dandelo mangeait.

Patrick acquiesça avec empressement.

— I’t’a fait’i’e, i’t’a fait pleu’er, et pis il a mangé ce qui so’tait. Pa’ce que c’est comme ça qu’i’fait !

Patrick opina de nouveau et fondit en larmes. Il émit une série de geignements inarticulés. Susannah s’avança doucement à l’intérieur de la cellule, s’aidant de ses paumes, prête à battre en retraite si Patrick recommençait à se taper la tête sur le mur. Ce ne fut pas le cas. Lorsqu’elle arriva près du garçon recroquevillé dans son coin, ce dernier posa la tête contre sa poitrine et se mit à sangloter. Susannah tourna la tête vers Roland, et lui indiqua du regard qu’il pouvait maintenant entrer.

Lorsque Patrick leva les yeux vers elle, c’était avec un air d’adoration muette, comme un chien regardant son maître.

— Ne t’inquiète pas, dit Susannah — Detta était repartie, sans doute dégoûtée par tous ces bons sentiments, il ne te fera plus de mal, Patrick, parce qu’il est aussi mort qu’une brique au fond de la rivière. Maintenant je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi. Je veux que tu ouvres la bouche.

Patrick secoua immédiatement la tête. La peur était revenue dans ses yeux, mais elle y vit surtout quelque chose qui la révolta encore plus. Elle y vit de la honte.

— Si, Patrick, si. Ouvre la bouche.

Il secoua de nouveau violemment la tête, ses longs cheveux graisseux lui fouettant les épaules de droite et de gauche, comme l’extrémité d’un balai à franges.

— Qu’est-ce que… fit Roland.

— Chut. Ouvre la bouche, Patrick, et montre-nous. Ensuite nous t’emmènerons loin d’ici et tu n’auras plus jamais à y revenir. Tu ne seras plus jamais le dîner de Dandelo.

Patrick la considéra d’un air suppliant, mais Susannah se contenta de lui rendre son regard. Il finit par fermer les yeux et par ouvrir lentement la bouche. Ses dents étaient bien là, mais pas sa langue. Il avait dû venir un moment où Dandelo s’était lassé d’entendre la voix de son prisonnier — ou les mots qu’il était capable d’articuler, du moins — et il lui avait arraché la langue.

7

Vingt minutes plus tard, ils se tenaient tous les deux sur le seuil de la porte de la cuisine, à regarder Patrick Danville ingurgiter un bol de soupe. La moitié au moins se déversait sur la chemise grise du garçon, mais Susannah ne s’en inquiétait pas. Il restait de la soupe, et il y avait toute une cargaison de chemises, dans l’unique chambre de la maisonnette. Sans parler du gros anorak de Joe Collins, dont elle pensait vêtir Patrick pour quitter les lieux. Pour ce qui était des restes de Dandelo — Joe Collins-qui-fut —, ils les avaient enveloppés dans trois couvertures et balancés sans cérémonie dans la neige.

Susannah prit la parole.

— Dandelo était un vampire se nourrissant d’émotions au lieu de sang. Patrick, ici… Patrick était sa vache à lait. Il y a deux moyens de se nourrir d’une vache : pour son lait ou pour sa viande. Le problème avec la viande, c’est qu’une fois qu’on a prélevé les morceaux de premier choix, puis les morceaux de second choix, et enfin le ragoût, c’est terminé. Si on se contente du lait, en revanche, on peut tenir ad vitam… à condition de donner quelque chose à manger à la vache, de temps à autre.

— Combien de temps penses-tu qu’il l’ait retenu enfermé ainsi, dans ce sous-sol ? demanda Roland.

— Je ne sais pas.

Mais elle se rappela la couche de poussière sur la bouteille d’acétylène, ne se la rappela que trop bien.

— Une très longue période, en tout cas. Qui a dû lui paraître une éternité.

— Et la souffrance.

— Une torture. Même si ce pauvre gosse a dû endurer le martyre quand Dandelo lui a arraché la langue, ça ne devait pas être grand-chose, en comparaison de ce supplice émotionnel. Tu vois dans quel état il est.

Roland le voyait très clairement. Et il voyait également autre chose.

— On ne peut pas le faire sortir par une tempête pareille. Même en le recouvrant de trois couches de vêtements, je suis sûr que ça pourrait le tuer.

Susannah acquiesça. Elle en était elle aussi convaincue. De ça et d’autre chose : elle ne pouvait pas rester plus longtemps dans cette maison. C’est elle que ça risquait de tuer.

Lorsqu’elle fit part de ce constat à Roland, il hocha la tête.

— Nous allons camper dans la grange là-bas, jusqu’à la fin de la tempête. Il fera froid, mais j’y vois deux avantages potentiels : il se peut que Mordred vienne, et qu’Insolente revienne.

— Tu les tuerais tous les deux ?

— Si fait, si je le peux. Est-ce que ça te pose un problème ?

Elle y réfléchit un instant, puis fit non de la tête.

— Très bien. Rassemblons ce que nous voulons emporter là-bas, car nous n’aurons pas de feu pendant les deux jours à venir, au moins. Peut-être même jusqu’à quatre jours.

8

Il se trouva qu’il fallut finalement trois nuits et deux jours au blizzard pour s’étouffer de rage et tomber. Le deuxième jour, juste avant le crépuscule, Insolente surgit en boitant de la tornade de neige et Roland logea une balle dans sa tête aveugle. Mordred ne se décida pas à se montrer, bien que Susannah sentît nettement sa présence rampante, notamment la deuxième nuit. Ote aussi la sentit peut-être, car il se tint à l’entrée de la grange, à aboyer comme un furieux dans la neige tourbillonnante.

Pendant ce temps, Susannah découvrit bien plus de choses qu’elle s’y serait attendue, au sujet de Patrick Danville. Il avait eu l’esprit salement endommagé par cette période de captivité, ce qui ne fut pas pour la surprendre. Ce qui en revanche la prit au dépourvu, c’est l’incroyable faculté de rétablissement du garçon. Elle se demanda si elle aurait même réussi à revenir, après un calvaire pareil. Peut-être son talent l’y aida-t-il. Talent qu’elle avait vu de ses yeux, dans le bureau de Sayre.

Dandelo avait donné à son prisonnier le strict minimum pour le maintenir en vie, en termes de nourriture ; et il lui avait volé ses émotions très régulièrement. Deux fois par semaine, voire trois, parfois jusqu’à quatre. Chaque fois que Patrick était convaincu que la suivante le tuerait, il débarquait quelqu’un. Récemment, Patrick avait échappé aux pires ravages de l’appétit de Dandelo, car « la compagnie » avait été plus fréquente que jamais. Plus tard dans la nuit, alors qu’ils étaient couchés dans le grenier à foin, Roland dit à Susannah que, selon lui, la plupart des victimes les plus récentes de Dandelo avaient sans doute été des exilés fuyant le Casse Roi Russe ou la ville environnante. Susannah compatissait de bon cœur avec le raisonnement qu’avaient dû tenir ces réfugiés : Le Roi est parti, alors tirons-nous d’ici tant qu’on le peut. Après tout, le Grand Rouge pourrait bien se mettre en tête de revenir, or il a carrément perdu la boule, il est complètement siphonné, il a un petit vélo dans la tête.

Il était parfois arrivé que Joe se présente sous sa forme de Dandelo à son prisonnier, afin de manger la terreur qu’il inspirait au garçon. Mais ce qu’il voulait de sa vache à lait, c’était bien plus que de la terreur. Susannah avait l’intuition que les émotions avaient des goûts différents : du porc un jour, du poulet le lendemain, et on termine sur du poisson.

Patrick ne pouvait parler, mais il pouvait faire des gestes. Il fit même bien plus que ça, une fois que Roland leur eut montré la trouvaille bizarre qu’il avait faite dans l’office. Sur l’une des étagères les plus hautes, il avait déniché une pile de grands papiers à dessin portant la mention MICHEL-ANGE, PARFAIT POUR LE FUSAIN. Ils n’avaient pas de fusain, mais à côté du papier se trouvait une poignée de crayons à papier Aberhard Faber #2 tout neufs, entourés d’un élastique. Ce qui rendait cette trouvaille particulièrement insolite, c’est le fait que quelqu’un (Dandelo, sans doute) s’était évertué à couper soigneusement la petite gomme à l’extrémité de chacun des crayons. Elles étaient stockées dans un pot juste à côté, avec quelques trombones et un taille-crayon qui ressemblait au sifflet situé sous le ventre des quelques Orizas qui leur restaient de Calla Bryn Sturgis. Lorsque Patrick avait vu les papiers, ses yeux d’habitude éteints s’étaient soudain illuminés, et il avait tendu vers eux ses mains pleines de désir, en produisant des jappements impatients.

Roland s’était tourné vers Susannah, qui avait haussé les épaules en disant :

— Voyons ce qu’il sait faire. J’en ai déjà une idée assez précise, pas toi ?

Il se révéla qu’il savait faire beaucoup. Le talent de dessinateur de Patrick Danville était tout bonnement stupéfiant. Et ses dessins lui procuraient la voix qui lui manquait. Il les produisait à un rythme soutenu, et avec un plaisir évident. Il n’avait pas l’air du tout perturbé par leur précision, extrêmement pénible. L’un d’eux montrait Joe Collins en train de planter un couperet dans la nuque d’un visiteur trop confiant, les lèvres retroussées sur les babines en un immonde rictus de jouissance. À côté du point d’impact, le garçon avait écrit CHLA ! et SPLASH !, en grosses lettres humoristiques. Au-dessus de la tête de Collins, il avait dessiné une bulle en forme de nuage, contenant les mots « prends ça, crétin ! ». Un autre dessin montrait Patrick lui-même, allongé au sol, réduit à l’impuissance totale par le rire, lequel était représenté avec une précision frappante (pas besoin de ah ! ah ! ah ! explicite au-dessus de sa tête à lui), tandis que Collins se tenait penché sur lui, les deux mains sur les hanches, à le regarder. Patrick avait ensuite écarté vivement ce dessin-là pour s’empresser de griffonner une scène représentant Collins à genoux, une main accrochée aux cheveux de Patrick et la tête en face de la bouche béante et agonisante du jeune garçon. Avec dextérité et d’un seul mouvement très sûr (le crayon n’avait pas quitté le papier une seconde), il avait exécuté un autre nuage de bande dessinée au-dessus de la tête du vieillard, et y avait inscrit sept lettres entrecoupées de deux points d’exclamation.

— Qu’est-ce que ça dit ? avait demandé Roland.

— « MIAM ! Bon ! » avait répondu Susannah, d’une voix faiblarde et écœurée.

Sans tenir compte du sujet des dessins, elle aurait pu le regarder œuvrer pendant des heures. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit. La rapidité du crayon était fascinante et il ne vint à l’esprit d’aucun d’eux de donner à Patrick l’une des gommes amputées, car elles leur paraissaient bien inutiles. Car pour ce que Susannah pouvait en juger, ou bien il ne faisait jamais d’erreur, ou bien il trouvait le moyen de l’incorporer dans le dessin, le transformant — pourquoi chipoter, si les mots étaient les bons — en véritables petits morceaux de génie. Et les œuvres produites n’avaient rien d’esquisses, mais tenaient du tableau achevé. Elle savait ce dont Patrick — celui-ci, ou un autre venu d’un autre monde le long du Sentier du Rayon — serait plus tard capable, avec la peinture, et le savoir lui donnait à la fois chaud au cœur et froid dans le dos. Qu’avaient-ils devant eux ? Un Rembrandt sans langue ? Il lui traversa l’esprit qu’ils venaient de croiser leur deuxième idiot de génie. Le troisième, même, si on comptait Ote au même titre que Sheemie.

Une seule fois elle s’interrogea sur son manque d’intérêt pour les gommes, et elle le plaça sur le compte de l’arrogance du génie. Pas une seule fois il ne lui vint à l’esprit — ni à celui de Roland, d’ailleurs — que cette version jeune de Patrick Danville ne savait peut-être pas encore qu’il existait même des gommes.

9

Près de la fin de la troisième nuit, Susannah se réveilla dans le grenier, regarda Patrick endormi près d’elle et descendit l’échelle. Roland était debout devant la porte de la grange, à fumer une cigarette en scrutant la nuit. La neige s’était arrêtée de tomber. Une lune tardive s’était levée, transformant le tapis de neige fraîche sur la Route de la Tour en paysage étincelant, dont la splendeur était nimbée de silence. L’air immobile était si froid qu’elle en sentait l’humidité lui craqueler l’intérieur du nez. Elle entendit au loin le bruit d’un moteur. Elle écouta attentivement, et il lui sembla qu’il se rapprochait. Elle demanda à Roland s’il avait la moindre idée de ce que ça pouvait être, ou signifier pour eux.

— À mon avis, c’est sans doute ce robot qu’il appelait Bill le Bègue, en train de déblayer la route après la tempête. Il a dû se mettre sur la tête un de ces engins à antenne, comme en avaient les Loups. Tu te rappelles ?

Elle se rappelait très bien, et le lui dit.

— Il se peut qu’il ait prêté une allégeance particulière à Dandelo, suggéra Roland. Ça me paraît peu probable, mais ce ne serait pas la chose la plus étonnante que j’aie vue. Tiens-toi prête avec un de tes plats, s’il se montre et qu’il voit rouge. Et je me tiendrai prêt avec mon arme.

— Mais tu n’y crois pas.

Elle voulait être certaine à cent pour cent.

— Non, confirma Roland. Il se peut qu’il nous dépose, peut-être même à la Tour même. Sinon, jusqu’aux limites des Terres Blanches. Ce serait une bonne chose, car le garçon est encore faible.

Ce qui souleva une question dans l’esprit de Susannah.

— On l’appelle le garçon, parce qu’il a l’air d’un garçon. Quel âge crois-tu qu’il ait ?

Roland secoua la tête.

— Pas moins de seize ou dix-sept ans, je pense, mais il peut avoir jusqu’à trente ans. Le temps était bizarre, quand les Rayons étaient attaqués, et il faisait des sauts et des raccourcis étranges. Je peux en témoigner moi-même.

— Est-ce Stephen King qui l’a placé sur notre route ?

— Je ne saurais le dire, mais il a tiré sa carte, c’est certain.

Il marqua une pause.

— La Tour est tellement proche. Tu la sens ?

Elle la sentait, en permanence. Parfois c’était une pulsation, parfois un chant, souvent les deux mêlés. Et ce Polaroid était toujours accroché au mur, dans la cabane de Dandelo. Voilà au moins qui ne faisait pas partie du glam. Chaque nuit, dans ses rêves, au moins une fois, elle voyait cette photographie de la Tour, la Tour se dressant au bout de son champ de roses, la Tour en pierre noire de suie sur fond de ciel tourmenté, les nuages fusant aux quatre points cardinaux, le long des deux Rayons qui subsistaient. Elle savait ce que chantaient les voix — commala ! commala ! comme-à-commala ! — mais elle n’avait pas le sentiment qu’elles chantaient pour elle, à son intention. Non, grand non, jamais de la vie. C’était le chant de Roland, et de Roland seul. Mais elle s’était mise à espérer que ça ne signifiait pas nécessairement qu’elle allait mourir entre maintenant et la fin de sa quête. Car elle avait elle aussi ses rêves.

10

Moins d’une demi-heure après le lever du soleil (bien à l’est, disons tous grand merci), un véhicule orange — un mélange de camion et de bulldozer — apparut à l’horizon et se dirigea vers eux, lentement mais sûrement, poussant devant lui une grande rafale de neige fraîche sur sa droite, qui alla encore surélever le remblai de ce côté. Susannah s’imagina que, lorsque l’engin atteindrait le croisement de la Route de la Tour et de La Ronde, Bill le Bègue (très vraisemblablement aux commandes de la pelleteuse) ferait un demi-tour et reprendrait le déblaiement dans l’autre sens. Peut-être qu’il avait pour habitude de faire une halte ici, non pas pour prendre un café, mais plutôt une bonne rasade d’huile de moteur. Cette idée la fit sourire. Autre chose la fit également sourire. Elle aperçut un haut-parleur, monté sur le toit du véhicule, diffusant à plein régime une chanson rock qu’elle connaissait très bien. Enchantée, Susannah éclata de rire.

California Sun ! Les Rivieras ! Oh, est-ce que ça n’est pas super !

— Si tu le dis, acquiesça Roland. Veille bien à ton plat, c’est tout.

— Tu peux compter là-dessus, dit-elle.

Patrick les avait rejoints. Comme toujours depuis que Roland les avait découverts dans l’office, il se promenait avec un papier et un crayon. Il y écrivit un seul mot en majuscules qu’il tendit vers Susannah, sachant que Roland ne pourrait pas déchiffrer grand-chose de ce qu’il écrirait, même en grandes lettres. Le mot inscrit au bas de la grande feuille était BILL. Patrick l’avait placé sous un dessin incroyable d’Ote surmonté d’une bulle de dialogue de bande dessinée qui disait YARK ! YARK ! Il avait barré cette dernière partie d’un trait désinvolte, pour qu’elle comprenne que ce n’était pas ce qu’il voulait qu’elle regarde. Mais cette croix lui brisa en quelque sorte le cœur, car sous le couperet de ces deux lignes, c’était Ote tout craché.

11

La pelleteuse s’arrêta devant la cabane de Dandelo, et bien que le moteur continuât de tourner, la musique s’était tue. Du siège conducteur se désencastra un robot à tête rutilante et de très grande taille (il mesurait au moins deux mètres), qui ressemblait beaucoup à Nigel de la Gare Expérimentale de l’Arc 16, et à Andy de Calla Bryn Sturgis. Il arrondit ses bras de métal et alla poser les mains sur ses hanches d’une manière qui aurait rappelé à Eddie le Z6PO de George Lucas — si Eddie avait été là. Le robot se mit à tempêter d’une voix qui résonna sur les champs de neige.

— BONJOUR, J-J-JOE ! C–C-COMMENT ÇA VA ? ÇA BOUME, À KO-KO-KOKOMO ?

Roland sortit du couvert de la grange.

— Aïle, Bill, dit-il d’une voix douce. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.

Le robot se retourna. Ses yeux lancèrent des éclairs bleu vif, et Susannah prit ça pour de la surprise. Elle ne vit cependant aucune trace d’alarme, et il ne semblait pas armé, mais elle avait déjà remarqué l’antenne qui saillait du milieu de son crâne — qui tournait et tournait dans la lumière vive du matin — et elle se sentait en mesure de la trancher net au moyen d’un Oriza, en cas de nécessité. Cool-cool-ça roule, aurait dit Eddie.

— Ah ! fit le robot. Un pipi- un pipo-

Il leva un bras doté non pas d’un coude, mais de deux, et se frappa violemment la tête. De son crâne monta un léger sifflement — wiiiiiip — puis il réussit à achever :

— Un pistolero !

Susannah éclata de rire. Elle ne put s’en empêcher. Ils avaient fait tout ce chemin pour se retrouver en face d’une version géante et électronique de Porcinet. That’s all, folks !

— J’avais entendu des rumeurs, dans le p-p-p-pays, dit le robot en ignorant l’intervention de la jeune femme. Vous êtes R-R-R-Roland de G-Gilead ?

— C’est bien moi. Et toi ?

— William, D-46541-M, Robot d’Entretien, Nombreuses Autres Fonctions. Joe Collins m’appelle Bi-Bi-Bill le Bè-bgue. Je dois avoir un circccc-cuit gri-ii-illé, quelque part là-dedans. J’aurais pu le réparer, mais il me l’a int-t-terdit. Et comme il est le seul hum-m-main dans les p-p-parages… ou qu’il l’était…

Il s’interrompit. Susannah entendait clairement le cliquetis des relais, quelque part à l’intérieur de la machine, et ce n’est plus à Z6PO qu’elle se mit à penser (car elle ne l’avait jamais vu), mais à Robby le Robot, dans Planète interdite[30].

Puis Bill le Bègue la toucha presque en portant son poing de métal à son front et en s’inclinant… mais pas vers elle ou Roland.

— Aïle, Patrick D-d-danville, fils de S-s-sonia ! C’est bon de vous voir dehors, au g-g-grand air, oui-là !

Et Susannah entendit toute l’émotion dans la voix de Bill le Bègue. C’était une joie véritable, et il lui parut temps de baisser son plat.

12

Ils palabrèrent dans la cour. Bill serait volontiers entré dans la cabane, car il n’avait qu’un système olfactif rudimentaire. Les humes, mieux équipés quant à eux, avaient une conscience aiguë de la puanteur ambiante. En outre il n’y faisait plus chaud, car la chaudière et le feu étaient éteints. Quoi qu’il en soit, la palabre ne prit pas longtemps. William le Robot d’Entretien (Nombreuses Autres Fonctions) avait considéré l’être qui se faisait parfois appeler Joe Collins comme son maître, car il n’y avait plus personne pour revendiquer ce rôle. En outre, Collins/Dandelo possédait les codes nécessaires.

— Je n’ai pas su lui d-d-d-donner les codes, quand il me les a d-d-d-emandés, expliqua Bill le Bègue, mais ma programmation ne m’empêchait pas de lui fournir c-c-certains ma-ma-a-anuels contenant les inf-f-f-ormations dont il avait besoin.

— La bureaucratie, quelle merveille ! fit Susannah.

Bill le Bègue leur raconta qu’il s’était tenu à l’écart de J-j-Joe aussi souvent (et aussi longtemps) qu’il l’avait pu, bien qu’il fût obligé de venir lorsqu’il fallait déblayer la Route de la Tour — ce qui faisait aussi partie de sa programmation —, ainsi qu’une fois par mois, pour le ravitaillement (des boîtes de conserve, essentiellement) en provenance de ce qu’il appelait « la Réserve fédérale » (ou simplement « la Fédérale »). Il aimait aussi venir voir Patrick, qui avait un jour donné à Bill un merveilleux portrait de lui, qu’il contemplait souvent (et duquel il avait fait de nombreuses copies). Pourtant à chaque fois qu’il venait, confia-t-il, il était certain de retrouver Patrick mort — tué et jeté négligemment dans les bois, quelque part à l’arrière, vers ce que Bill appelait « les Mau-au-auvaises », comme une vieille poubelle. Mais voilà qu’il le retrouvait vivant et libre, et qu’il s’en réjouissait.

— Car je n-n-n-ne s-s-s-s-suis pas d-d-d-dépour-v-v-v-u d’émotions rudimentaires, dit-il sur un ton qui rappela à Susannah celui de quelqu’un qui avoue un vice caché.

— As-tu besoin des mots de code, pour accepter nos ordres ? demanda Roland.

— Oui, sai, répondit Bill le Bègue.

Et merde, marmonna Susannah.

Ils s’étaient retrouvés confrontés au même problème avec Andy, à Calla Bryn Sturgis.

— C-c-c-ependant, poursuivit Bill le Bègue, si vous aviez l’obligeance de me soumettre vos ordres et su-u-u-uggestions, il est certain que je serais heu-heu-heu…

Il leva le bras et se tapa une nouvelle fois sur la tête. Le wiiiiiip ! siffla de nouveau, non pas en provenance de sa bouche mais de son torse, estima Susannah.

— Heureux de vous satisfaire, conclut-il.

— Ma première suggestion, c’est que tu répares ce foutu bégaiement, dit Roland avant de se retourner, stupéfait.

Patrick venait de s’affaler sur la neige, se tenant le ventre et laissant échapper de violents éclats de rire encore voilés. Ote dansait autour de lui en aboyant, mais Ote était inoffensif. Cette fois-ci, il n’y avait personne pour voler la joie de Patrick. Elle lui appartenait à lui seul. Et aux rares élus qui pouvaient l’entendre.

13

Dans les bois au-delà de l’intersection, vers ce que Bill appelait « les Mauvaises », un adolescent tremblant drapé de peaux puantes et à moitié grattées observait le quatuor planté devant la cabane de Dandelo. Mourez, ruminait-il intérieurement. Mourez, pourquoi vous ne me feriez pas tous plaisir, en mourant une fois pour toutes ? Mais ils ne moururent pas, et le son joyeux de leurs rires le transperçait comme autant de lames de couteaux.

Plus tard, quand ils se furent tous entassés dans la cabine de la pelleteuse de Bill et qu’ils eurent pris le large, Mordred rampa jusqu’à la cabane. Il y resterait au moins deux jours, bâfrant les boîtes de conserve de la réserve de Dandelo — et mangeant aussi ailleurs, ce qu’il regretterait sa vie entière. Il passa ces deux jours à recouvrer des forces, car cette énorme tempête avait bien failli le tuer pour de bon. Il pensait que c’était sa haine qui l’avait maintenu en vie, sa haine et rien d’autre.

Ou peut-être était-ce la Tour.

Car il la sentait, lui aussi — cette pulsation, ce chant. Mais ce que Roland, Susannah et Patrick entendaient sur un mode majeur, Mordred l’entendait en mineur. Et là où ils entendaient une kyrielle de voix, lui n’en entendait qu’une. C’était la voix de son Père Rouge, l’appelant à lui. Lui ordonnant de tuer le jeune muet, et cette garce de merlette, et surtout le pistolero de Gilead, ce Papa Blanc négligent qui l’avait abandonné (bien sûr, son Papa Rouge l’avait abandonné, lui aussi, mais cette évidence ne traversa jamais l’esprit de Mordred).

Et lorsque la tuerie serait terminée, promit la voix dans un murmure, ils détruiraient la Tour Sombre et régneraient vaadasch ensemble, pour l’éternité.

Aussi Mordred mangea, car Mordred, lovait faim. Et Mordred dormit, car Mordred, lovait sommeil. Et lorsque Mordred se vêtit des vêtements chauds de Dandelo et qu’il s’engagea sur la Route de la Tour fraîchement déblayée, traînant derrière lui un gunna bien fourni et une luge — des boîtes de conserve, essentiellement — il était devenu un jeune homme de vingt ans environ en apparence, grand et bien bâti, dans la pleine force de sa jeunesse, avec pour seul défaut la cicatrice au flanc laissée par la balle de Susannah, et la tache rouge sang ornant son talon gauche. Ce talon, il se l’était promis, reposerait un jour sur la gorge de Roland. Un jour prochain.

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