DEUXIÈME PARTIE LE PARADIS BLEU DEVAR-TOI

CHAPITRE 1 Le Devar-Tete

1

Les quatre voyageurs réunis (cinq, en comptant Ote de l’Entre-Deux-Mondes) se tenaient au pied du lit de Mia, à fixer ce qui restait du duox de Susannah, de sa jumelle, autrement dit. Sans les vêtements vides dessinant la silhouette du cadavre, aucun d’eux n’aurait sans doute pu identifier clairement ce qu’ils avaient sous les yeux. Même l’enchevêtrement de cheveux au-dessus de la calebasse éventrée qui avait été la tête de Mia avait l’air tout sauf humain ; ç’aurait pu être un lapin du désert particulièrement gros.

Roland observait ces indices qui disparaissaient sous ses yeux, se demandant comment il pouvait rester si peu de chose d’une femme dont l’unique obsession — le p’tit gars, le p’tit gars, encore et toujours le p’tit gars — avait été si près de ruiner leur entreprise tout entière. Et sans eux, qui resterait-il pour tenir tête au Roi Cramoisi et à son diabolique chancelier ? John Cullum, Aaron Deepneau, et Moses Carver. Trois vieillards, dont l’un malade de la bouche noire, qu’Eddie appelait quand-serf.

Voilà ce que tu as fait, se dit-il, en contemplant captivé le visage qui retournait à la poussière. Voilà ce que tu as fait, et tu aurais fait bien pire, si fait, sans l’ombre d’un doute ou d’un scrupule, et c’est ainsi que périra le monde, me semble-t-il, victime non pas de la haine, mais de l’amour. Car depuis toujours, l’amour est la plus destructrice de toutes les armes.

Il se pencha, respirant ce parfum qui rappelait celui des vieilles fleurs et des anciennes épices, et expira. Ce qui ressemblait vaguement à une tête s’envola en poussière comme le duvet d’un pissenlit ou d’un laiteron.

— Elle ne voulait aucun mal à l’univers, dit Susannah, la voix mal assurée. Tout ce qu’elle voulait, c’est ce qu’est en droit d’attendre une femme : avoir un enfant. Quelqu’un à aimer et à élever.

— Si fait, acquiesça Roland. Tu dis vrai. C’est ce qui rend sa mort si tragique.

— Parfois je me dis qu’on s’en porterait tous mieux, si les gens bien intentionnés pouvaient juste aller crever dans leur coin, hasarda Eddie.

— Alors nous on ne ferait pas long feu, Grand, souligna Jake.

Ils réfléchirent à ce constat, et Eddie se surprit à se demander combien d’hommes ils avaient déjà tués, avec leurs bonnes intentions. Il se fichait des méchants, mais il y en avait eu d’autres — Susan, l’amour perdu de Roland, n’était qu’une d’entre eux.

Puis Roland délaissa les restes du cadavre de Mia et s’approcha de Susannah, assise sur l’un des lits voisins, les mains croisées entre ses cuisses.

— Raconte-moi tout ce qui t’est arrivé, depuis que tu nous as laissés sur la Route de l’Est, après la bataille. Il faut que nous…

— Roland, je n’ai jamais eu l’intention de vous laisser. C’était Mia. Elle a pris le contrôle. Si je n’avais pas eu un endroit où aller — un Dogan — elle aurait sans doute pris complètement le contrôle.

Roland hocha la tête, pour lui exprimer qu’il comprenait.

— Quoi qu’il en soit, raconte-moi comment tu es arrivée à ce devar-tete. Et Jake, ce sera ton tour, ensuite.

— Devar-tete, répéta Eddie.

L’expression lui était vaguement familière. Cela avait-il à voir avec Chevin de Chayven, le lent mutant aux souffrances duquel Roland avait mis fin, à Lovell ? Il lui semblait bien que oui.

— Qu’est-ce que c’est ?

D’un geste de la main, Roland balaya toute la pièce remplie de lits, chacun équipé de son casque et de son câble métallique articulé. Ces lits sur lesquels les dieux seuls savaient combien d’enfants des Callas s’étaient fait massacrer, allongés là.

— Ça signifie « petite prison », ou « chambre de torture ».

— Elle m’a pas l’air si petite, à moi, commenta Jake.

Il n’aurait pas su dire exactement combien de lits se trouvaient là, mais il estimait leur nombre à trois cents. Trois cents, au moins.

— Il se pourrait qu’on en croise une plus grande, avant la fin de cette aventure. Raconte ton histoire, Susannah, et toi aussi, Jake.

— Et où ira-t-on, ensuite ? demanda Eddie.

— C’est peut-être leur récit qui nous le dira, répondit Roland.

2

Roland et Eddie écoutèrent dans un silence fasciné le récit alterné des aventures de Susannah et de Jake. Roland interrompit Susannah une première fois lorsqu’elle parla de Mathiessen van Wyck, qui lui avait donné son argent et avait réservé pour elle une chambre d’hôtel. Le Pistolero interrogea Eddie au sujet de la tortue, dans la doublure du sac.

— Je ne savais pas que c’était une tortue. J’ai pris ça pour un caillou.

— Si tu répètes ce passage, j’écouterai volontiers, dit Roland.

Alors, en se concentrant, essayant de n’omettre aucun détail (car tout ça paraissait tellement loin, à présent), Eddie raconta comment lui et le Père Callahan s’étaient rendus à la Grotte de la Porte et avaient ouvert la boîte en bois fantôme contenant la Treizième Noire. Ils s’attendaient à ce que le Cristal noir ouvre la porte, et c’est ce qui s’était produit, mais avant ça…

— On a mis la boîte dans le sac. Celui qui portait l’inscription RIEN QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUX-QUILLES côté New York, et RIEN QUE DES STRIKES DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES, côté Calla Bryn Sturgis. Vous vous rappelez ?

Ils se le rappelaient tous.

— Et j’ai senti quelque chose, dans la doublure du sac. Je l’ai dit à Callahan, et…

Eddie retourna les faits dans sa tête.

— … et il a dit : « Ce n’est pas le moment de s’en préoccuper », ou quelque chose dans ce goût-là. J’étais d’accord. Je me rappelle m’être dit qu’on avait déjà assez de mystères comme ça sur les bras, sans s’en rajouter. Roland, qui diable a pu mettre ce truc dans le sac, d’après toi ?

— Et pendant qu’on y est, qui a laissé ce sac dans le terrain vague ? ajouta Susannah.

— Et la clé ? renchérit Jake. C’est dans ce même terrain vague que j’ai trouvé la clé du manoir de Dutch Hill. C’était la rose ? Est-ce que ça peut être la rose qui… je ne sais pas… qui les fabrique ?

Roland y réfléchit.

— Si je devais prendre les paris, je dirais que c’est sai King qui nous a laissé ces signes et ces sigleus.

— L’écrivain, fit Eddie.

Il considéra cette perspective, puis se mit à hocher lentement la tête. Il se rappelait vaguement un concept appris au lycée… le dieu dans la machine, ça s’appelait. Il y avait aussi une expression latine sophistiquée, mais ça ne lui revenait pas. Il devait probablement être en train d’écrire le nom de Mary Lou Kenopensky sur son bureau, quand les autres gamins prenaient sagement des notes. L’idée de base, c’était que, si un dramaturge se retrouvait coincé, il pouvait toujours envoyer un dieu, qui débarquait du ciel dans un bucka décoré de fleurs, pour venir à la rescousse des personnages dans la panade. Ce qui réjouissait sans doute les amateurs les plus fervents, qui croyaient que Dieu — pas la version avec effets spéciaux qui déboulait d’une plate-forme suspendue au-dessus du public, mais le Dieu qui était aux cieux — sauvait réellement ceux qui le méritaient. Les idées de ce genre étaient sans doute démodées, en ces temps modernes, mais Eddie pensait que les écrivains populaires — ce que sai King avait l’air de devoir devenir — devaient encore se servir de ce procédé, en le déguisant seulement un peu mieux. Des petites écoutilles de secours. Des cartes qui disaient VOUS SORTEZ DE PRISON, ou VOUS RÉCHAPPEZ DE L’ATTAQUE DES PIRATES, ou encore EXÉCUTION REPOUSSÉE POUR CAUSE D’ORAGE ÉNORME ET DE COUPURES D’ÉLECTRICITÉ. Le dieu dans la machine (qui n’était autre que l’écrivain), dans son travail de fourmi, faisait de son mieux pour garder ses personnages à l’abri des ennuis, afin que son récit ne s’achève pas sur une phrase pitoyable du genre « et tout le ka-tet fut balayé sur Jéricho Hill et les méchants l’emportèrent, vive Discordia, on fera mieux la prochaine fois (mais quelle prochaine fois, ah-ah), FIN ».

Des petits filets de secours, comme une clé. Sans parler d’une figurine en forme de tortue.

— S’il a mis ce genre de choses dans son histoire, suggéra Eddie, c’était bien après qu’on l’a vu, en 1977.

— Si fait, acquiesça Roland.

— Et je ne pense pas qu’il les ait trouvées tout seul, ajouta le jeune homme. Pas vraiment. Lui il est juste… je ne sais pas… juste un…

— Un guignol ? hasarda Susannah, le sourire aux lèvres.

— Non ! trancha Jake, l’air un peu choqué. Pas un guignol. C’est un émissaire. Un diffuseur.

Il repensait à son père, et au travail de ce dernier, au sein de la Chaîne.

— Bingo, fit Eddie en tendant l’index en direction du garçon.

Et cette idée en amena une autre : si Stephen King n’était pas resté en vie assez longtemps pour écrire ces choses-là, la clé et la tortue n’auraient plus été là, quand ils en auraient eu besoin. Jake se serait fait dévorer par le Gardien du manoir de Dutch Hill… à supposer qu’il fût arrivé si loin, ce qui n’aurait sans doute pas été possible. Et s’il avait échappé au monstre de Dutch Hill, il se serait fait gober par les Aïeux — les vampires Type Un de Callahan —, au Cochon du Sud.

Susannah songea à leur raconter la vision qu’elle avait eue, tandis que Mia entamait son ultime voyage, depuis le Plaza-Park, jusqu’au Cochon du Sud. Dans cette vision, elle s’était retrouvée coffrée dans une cellule à Oxford, Mississippi, et elle avait entendu des voix à la télé, quelque part. Chef Huntley, Walter Conkrite, Frank McGee : des présentateurs qui récitaient les noms de tous les morts. Certains de ces noms, elle les connaissait, comme le Président Kennedy, ou les frères Diem. D’autres, comme Christa McAuliffe, non. Mais l’un des noms était celui de Stephen King, elle en était presque certaine. Le partenaire de Chet Huntley

(Bonne nuit Chet bonne nuit David)

disait que Stephen King avait été renversé et tué par une fourgonnette Dodge alors qu’il se promenait près de chez lui. King avait cinquante-deux ans, selon Brinkley.

Si Susannah leur avait dit tout ça, beaucoup de choses auraient peut-être tourné différemment, ou pas du tout. Alors qu’elle s’apprêtait à le faire — une poussière qui tombe sur la colline fait rouler un caillou, qui entraîne une pierre plus grosse, qui elle-même fait basculer deux rochers, qui provoquent un glissement de terrain —, ils entendirent le déclic métallique d’une porte qui s’ouvre et des bruits de pas à l’approche. Ils firent tous volte-face, Jake s’emparant d’un Riza, et les autres, de leurs armes.

— On se calme, les gars, murmura Susannah. Tout va bien. Je connais ce type.

Et, se tournant vers DNK 45932, DOMESTIQUE, elle lança :

— Je ne m’attendais pas à te revoir si vite. En fait, je ne m’attendais pas à te revoir du tout. Quoi de neuf, Nige, mon pote ?

Ainsi, cette fois-ci, une histoire qui aurait dû être racontée ne le fut pas, et le deus ex machina qui aurait pu descendre des cieux pour venir sauver un écrivain qui avait rendez-vous avec une fourgonnette Dodge un jour du printemps 1999, en fin d’après-midi, demeura où il était, suspendu très haut au-dessus des mortels qui jouaient leurs rôles à ses pieds.

3

Ce qu’il y avait de bien avec les robots, se dit Susannah, c’est que, pour la plupart, ils n’étaient pas rancuniers. Nigel lui raconta que personne n’avait su réparer son dispositif visuel (il aurait pu le faire lui-même, ajouta-t-il, si on lui avait laissé l’accès aux pièces, aux disques et aux logiciels adéquats), aussi était-il revenu par ici, en se guidant par infrarouge, pour ramasser les restes de la couveuse cassée (et complètement inutile). Il remercia Susannah de sa sollicitude et se présenta à ses amis.

— Enchanté, Nigel, fit Eddie, mais il va falloir que tu t’occupes de ces réparations, j’intuite, sinon on ne pourra pas te garder.

Eddie parlait d’une voix plaisante et il avait rengainé son arme, mais il gardait la main posée sur la crosse. En réalité, il était un peu affolé par la ressemblance entre Nigel et certain robot messager de sa connaissance, dans la ville de Calla Bryn Sturgis. Et celui-là était vraiment du genre rancunier.

— Non, reste, fit Roland. Nous aurons peut-être des tâches à te confier, mais pour l’instant j’aimerais autant que tu ne fasses aucun bruit. Que tu coupes le contact, si cela te sied.

Ou pas, impliquait le ton de sa remarque.

— Certainement, sai, répondit Nigel avec son accent british snob. Vous pourrez me réactiver en prononçant la phrase suivante : Nigel, j’ai besoin de toi.

— Excellent, commenta Roland.

Nigel replia ses bras d’acier maigrichons (mais puissants, à n’en pas douter) contre son torse et s’immobilisa.

— Revenu chercher les bouts de verre, s’émerveilla Eddie. Peut-être que la Tet Corporation pourrait les commercialiser. Toutes les ménagères d’Amérique rêveraient d’en avoir deux — un pour la maison, et un pour le jardin.

— Moins on touchera à la science, mieux on se portera, déclara Susannah d’un air sombre.

En dépit de son petit somme contre la porte New York/Fedic, elle était blême, visiblement complètement épuisée.

— Regarde où ça a mené ce monde.

Roland adressa un signe de tête à Jake, qui raconta ses aventures et celles du Père Callahan, dans le New York de 1999. Il commença par le taxi qui avait failli renverser Ote, et poursuivit jusqu’à leur assaut final, à deux contre les ignobles et les vampires, dans la salle du Cochon du Sud. Il n’omit pas de raconter comment ils s’étaient débarrassés de la Treizième Noire, en la stockant dans une consigne du World Trade Center, où elle resterait à l’abri jusqu’au début juin 2002, ou encore comment ils avaient trouvé la tortue que Susannah avait laissée derrière elle comme un message dans une bouteille, dans le caniveau devant le Cochon du Sud.

— Que tu es courageux, dit la jeune femme en ébouriffant la chevelure du garçon.

Puis elle se pencha pour caresser la tête d’Ote. Le bafouilleux étira son long cou pour profiter au mieux des caresses, les yeux mi-clos, un sourire animant sa petite tête finaude.

— Sacrément courageux. Grand merci-5C, Jake.

— Merci, Ake ! acquiesça Ote.

— Sans la tortue, ils nous auraient eus tous les deux.

Jake s’exprimait d’une voix assurée, mais il avait pâli.

— Et le Père… il…

Jake essuya une larme du plat de sa main, et leva les yeux vers Roland.

— Tu as utilisé la voix pour me forcer à partir. Je t’ai entendu.

— Oui, il le fallait, dit le Pistolero. C’est exactement ce qu’il aurait voulu que tu fasses.

— Ils ne l’ont pas eu… les vampires. Il s’est servi de mon Ruger avant qu’ils prennent son sang et qu’ils le changent en l’un d’eux. De toute façon, je ne crois pas que c’est ce qu’ils auraient fait. Je crois qu’ils l’auraient mis en pièces et qu’ils l’auraient dévoré. Ils étaient cinglés.

Roland hocha la tête.

— La dernière chose qu’il ait envoyée — je crois qu’il l’a dite à voix haute, mais je n’en suis pas certain — c’est…

Jake essaya de se rappeler. À présent il pleurait à chaudes larmes.

— Il a dit : « Puisses-tu trouver ta Tour, Roland, et en forcer l’accès, pour monter jusqu’au sommet ! » Et ensuite…

Jake souffla doucement entre ses lèvres pincées.

— Disparu. Comme la flamme d’une bougie. Parti vers d’autres mondes, quels qu’ils soient.

Il se tut. Ils se turent tous, et ce silence était volontaire. Puis Eddie le rompit.

— Très bien, puisqu’on est tous à nouveau réunis… C’est quoi, la suite du programme ?

4

Roland s’assit en grimaçant, puis lança à Eddie Dean un regard qui voulait dire — beaucoup plus clairement qu’il n’aurait pu le signifier avec des mots — Pourquoi mets-tu ma patience à l’épreuve ?

— D’accord, fit Eddie. C’est juste une sale habitude. Et arrête de me lancer ce regard.

— De quelle sale habitude veux-tu parler, Eddie ?

Ces derniers temps, Eddie repensait moins souvent à sa dernière et éprouvante année de toxicomane, avec son frère Henry, pourtant il y repensa à cet instant. Mais il n’aimait pas en parler, non pas parce qu’il avait honte — Eddie se disait vraiment qu’il avait passé ce cap-là — mais parce qu’il sentait chez le Pistolero une impatience croissante, dès qu’Eddie tentait d’expliquer les choses en y mêlant son grand frère. Et c’était peut-être de bonne guerre. Henry avait incontestablement été une force décisive dans l’évolution de la vie d’Eddie, d’accord. Tout comme Cort avait été la force décisive dans l’évolution de la vie de Roland… sauf que le Pistolero ne parlait pas de son vieil instructeur sans arrêt.

— Le fait de poser des questions dont je connais déjà les réponses, répondit le jeune homme.

— Et quelle est la réponse, cette fois-ci ?

— On va remonter jusqu’à Tonnefoudre, avant de prendre le chemin de la Tour. Ou bien on va tuer les Briseurs, ou bien on va les libérer. N’importe quoi, pourvu que les Rayons soient en sûreté. On tuera Walter, ou Flagg, quel que soit son nom. Parce que c’est lui, le chef des troupes, pas vrai ?

— C’était lui, acquiesça Roland, mais un nouveau joueur est entré en scène, désormais.

Il jeta un œil en direction du robot.

— Nigel, j’ai besoin de toi.

Nigel décroisa les bras et releva la tête.

— En quoi puis-je vous être utile ?

— En me trouvant de quoi écrire. Tu sauras faire ça ?

— Des stylos, des crayons, et de la craie dans le casier du Surveillant, tout au bout de la Salle d’Extraction. En tout cas il y en avait, la dernière fois que j’ai eu l’occasion d’y passer.

— La Salle d’Extraction, répéta Roland d’un air pensif, en observant les lits disposés en rangs serrés. C’est ainsi que vous l’appelez ?

— Oui, sai — puis, d’une voix presque craintive : Les élisions vocales et les fricatives laissent entendre que vous êtes en colère. Est-ce le cas ?

— Ils ont amené ici des enfants par centaines, par milliers — des enfants en bonne santé, pour la plupart, dans un monde où il en naît tellement difformes — et ils leur ont aspiré le cerveau. Pourquoi devrais-je être en colère ?

Sai, croyez bien que je n’en ai aucune idée, dit Nigel.

Peut-être regrettait-il d’avoir décidé de revenir.

— Mais je n’ai jamais participé aux procédures d’extraction, je vous l’assure. Je suis responsable des tâches domestiques, ce qui inclut l’entretien.

— Apporte-moi un crayon et un morceau de craie.

Sai, vous n’allez pas me détruire, n’est-ce pas ? C’est le Dr Scowther qui était responsable des extractions, au cours de ces douze ou quatorze dernières années, et le Dr Scowther est mort. Cette dame-sai l’a abattu, et avec sa propre arme.

Une pointe de reproche perçait dans la voix de Nigel, étonnamment expressive, malgré son registre limité.

Roland se contenta de répéter :

— Apporte-moi un crayon et un morceau de craie, et fissa-fissa.

Nigel s’exécuta.

— Quand tu dis « un nouveau joueur », tu veux parler du bébé, dit Susannah.

— Certes. Il a deux pères, ce bah-bo.

Susannah acquiesça. Elle se remémora le récit que lui avait fait Mia pendant leur visite vaadasch dans la ville abandonnée de Fedic — abandonnée… sauf par la clique de Sayre, Scowther, et les Loups en maraude. Deux femmes, l’une blanche et l’autre noire, l’une enceinte et l’autre pas, assises sur leurs chaises devant le Gin-Puppie Saloon. C’est là que Mia en avait tellement raconté à la femme d’Eddie Dean — plus qu’ils en savaient tous, sans doute.

C’est là qu’ils m’ont transformée, lui avait dit Mia, ce « ils » désignant probablement Scowther et l’équipe médicale. Et des magiciens ? Dans le genre des Manni, mais qui seraient passés du côté obscur ? Peut-être. Qui pouvait le dire ? Dans la Salle d’Extraction, on l’avait rendue mortelle. Puis, avec le sperme de Roland déjà en elle, il s’était passé autre chose. Mia ne se souvenait pas de grand-chose, seulement d’une obscurité rougeâtre. Susannah se demandait à présent si le Roi Cramoisi lui était apparu en personne, la chevauchant de son gigantesque et ancestral corps d’araignée, ou bien si son innommable semence avait été transportée autrement, mélangée à celle de Roland. Quoi qu’il en soit, le bébé était devenu cet hybride hideux que Susannah avait aperçu : non pas un loup-garou, mais une araignée-garou. Et maintenant il évoluait en liberté, quelque part. Peut-être était-il ici même, à les observer palabrer, alors que Nigel rapportait déjà toutes sortes d’ustensiles d’écriture.

Oui, se dit-elle. Il nous observe. Et il nous hait… mais pas tous de la même manière. C’est surtout Roland que le dan-tete déteste. Son père originel.

Elle frissonna.

— Mordred compte te tuer, Roland, dit-elle. C’est son boulot. C’est pour ça qu’il a été conçu. Pour mettre fin à ta vie, et à ta quête, et à la Tour.

— Oui, répondit Roland, et pour régner à la place de son père. Car le Roi Cramoisi est âgé, et j’en arrive à croire de plus en plus qu’il est emprisonné, d’une manière ou d’une autre. Si tel est le cas, alors ce n’est plus lui, notre véritable ennemi.

— Est-ce qu’on va aller au château de l’autre côté de Discordia ? demanda Jake.

C’étaient ses premiers mots depuis une demi-heure.

— On va y aller, pas vrai ?

— Je crois, oui, confirma Roland. Le Casse Roi Russe, comme l’appellent les anciennes légendes. Nous irons là-bas en ka-tet et nous détruirons ce qui s’y trouve.

— Ainsi soit-il, fit Eddie. Par Dieu, ainsi soit-il.

— Si fait, acquiesça le Pistolero. Mais notre première tâche, ce sont les Briseurs. Ce Tremblement de Rayon que nous avons ressenti à Calla Bryn Sturgis, juste avant de venir ici, nous indique qu’ils en ont presque terminé. Et même si ce n’est pas le cas…

— Notre boulot consiste à mettre fin à leur manège, compléta Eddie.

Roland hocha la tête. Il avait l’air plus épuisé que jamais.

— Si fait. Les tuer ou les libérer. Dans un cas comme dans l’autre, il nous faut les empêcher d’agir sur les deux Rayons qui restent. Et nous devons achever ce dan-tete. L’héritier du Roi Cramoisi… et le mien.

5

Nigel se révéla très utile (pas seulement à Roland et à son ka-tet, malheureusement). Pour commencer, il rapporta deux crayons, deux stylos (dont une véritable antiquité qui aurait eu sa place chez un notaire à la Dickens) et trois morceaux de craie, le dernier monté dans un écrin en argent qui évoquait un rouge à lèvres de luxe. Roland choisit cet article et en donna un autre morceau à Jake.

— Je ne peux pas écrire de mots que tu puisses comprendre facilement, mais nos chiffres sont les mêmes, à peu de chose près, expliqua-t-il. Écris ce que je te dicte, Jake, et applique-toi.

Jake obéit. Le résultat fut schématique mais assez compréhensible, une sorte de carte avec légende.

— Fedic, fit Roland en désignant le 1, puis il tira un trait à la craie pour le relier au 2. Et voici le Château Discordia, avec les portes, en sous-sol. Un sacré labyrinthe, d’après ce que j’ai compris. Il y aura un passage, qui nous mènera d’ici jusque là-bas, sous le château. Maintenant, Susannah, redis-nous comment les Loups passent, et ce qu’ils font.

Il lui tendit la craie dans son étui.

Elle la prit, constatant avec une pointe d’admiration qu’elle se taillait quand on s’en servait. Juste une petite ruse, mais du genre astucieux.

— Ils arrivent à cheval par une porte à sens unique, qui les amène ici, expliqua-t-elle en traçant une ligne entre le 2 et le 3, que Jake avait appelé Gare de Tonnefoudre. À mon avis, on ne pourra pas la rater, parce qu’elle doit être énorme, à moins qu’ils passent en file indienne.

— C’est peut-être ce qu’ils font, suggéra Eddie. Sauf erreur de ma part, ils sont bien obligés de faire avec ce que les Grands Anciens leur ont laissé.

— Tu ne fais pas erreur, répondit Roland. Continue, Susannah.

Il n’était pas accroupi, mais assis, sa jambe droite raidie allongée sur le côté. Eddie se demanda si la douleur dans sa hanche était très forte, et s’il lui restait de l’huile-de-chat de Rosalita, dans son sac qu’il venait de récupérer. Le jeune homme en doutait.

Susannah poursuivit.

— Les Loups arrivent à cheval de Tonnefoudre, le long des rails de chemin de fer, du moins jusqu’à ce qu’ils quittent l’obscurité… ou les ténèbres… Tu sais ce que c’est exactement, toi, Roland ?

— Non, mais on le saura bien assez tôt.

Il fit son petit geste impatient de la main gauche pour l’inciter à poursuivre.

— Ils traversent le fleuve vers les Callas et ils enlèvent les enfants. Quand ils reviennent à la Gare de Tonnefoudre, j’imagine qu’ils doivent embarquer leurs montures et leurs prisonniers dans un train et rentrer à Fedic par cette voie-là, parce qu’ils ne peuvent pas utiliser la porte, dans ce sens-là.

— Si fait, je crois que c’est ainsi qu’ils procèdent, acquiesça Roland. Ils contournent le devar-toi — la prison qui porte le numéro 8 — pour l’instant.

— Scowther et ses médecins nazis se servent de ces casques accrochés aux lits pour extraire quelque chose de la tête des gosses. C’est ça qu’ils donnent aux Briseurs. Ils le leur font manger, ou ils le leur injectent, j’imagine. Les enfants et ce qu’ils leur ont retiré du cerveau retournent à la Gare de Tonnefoudre, par la porte. On renvoie les gosses à Calla Bryn Sturgis, et peut-être aux autres Callas, et dans ce qu’on appelle le devar-toi…

— Eh bien, Mam’Scarlett, elle est se’vie, fit Eddie d’un air lugubre.

C’est le moment que choisit Nigel pour intervenir, l’air très jovial.

— Que diriez-vous de croquer un morceau, sais ?

Jake interrogea son estomac et constata qu’il gargouillait. C’était horrible, d’être aussi affamé, si peu de temps après la mort du Père — et après tout ce qu’il avait vu au Cochon du Sud — pourtant il mourait bel et bien de faim.

— Il y a à manger, Nigel ? Vraiment ?

— Bien sûr, jeune homme, répondit le robot. Rien que des conserves, j’en ai peur, mais je peux vous proposer plus de deux douzaines de denrées différentes, des haricots cuisinés, du thon, plusieurs variétés de soupes…

— Pour moi, ce sera du thon, fit Roland, mais apporte un échantillon, si tu veux bien.

— Certainement, sai.

— J’imagine que tu ne peux pas me préparer rapido un petit Elvis Spécial, dit Jake avec envie. Avec du beurre de cacahuètes, de la banane et du bacon.

— Doux Jésus, fiston, fit Eddie. Je ne sais pas si ça se voit sous cette lumière, mais je viens de virer au vert pomme.

— Je n’ai ni bacon ni bananes, malheureusement, dit Nigel avec regret (et en prononçant « banâââne » très à la british), en revanche, j’ai du beurre de cacahuètes, et trois sortes de confitures. Et du beurre de pommes, également.

— Le beurre de pommes, c’est parfait, fit Jake.

— Continue, Susannah, suggéra Roland alors que Nigel s’éloignait. Même si je sais bien que je n’ai pas à te presser ainsi. Après avoir mangé quelque chose, il faudra nous reposer.

Il avait l’air tout sauf réjoui par cette idée.

— Je crois qu’il n’y a pas grand-chose à ajouter, dit la jeune femme. Ça a l’air confus, comme ça — même sur la carte, ça n’est pas très clair, parce qu’on n’a pas d’échelle — mais pour résumer, ils décrivent une boucle, tous les vingt-quatre ans, en moyenne : de Fedic à Calla Bryn Sturgis, puis retour à Fedic avec les gosses, pour procéder à l’extraction. Puis ils remmènent les gosses aux Callas et le contenu de leur cerveau dans cette prison où se trouvent les Briseurs.

— Le devar-toi, dit Jake.

Susannah acquiesça.

— La question, c’est comment interrompre ce cycle ?

— On emprunte la porte vers la Gare de Tonnefoudre, expliqua Roland, et de la gare, on se rend là où sont retenus les Briseurs. Et là…

Son regard se posa tour à tour sur chacun des membres de son ka-tet, puis il leva un doigt et esquissa un geste très explicite, celui de tirer au pistolet.

— Il y aura des gardiens, intervint Eddie. Peut-être même la grosse cavalerie. Et si on est débordés ?

— Ce ne sera pas la première fois, fit remarquer le Pistolero.

CHAPITRE 2 L’espion

1

Nigel revint les bras chargés d’un plateau de la taille d’une roue de charrue. Il y avait entassé des sandwiches, deux bouteilles thermos remplies de soupe (au bœuf et au poulet), ainsi que des boissons en boîte. Il y avait du Coca, du Sprite, du Nozz-A-La, et un breuvage du nom de E-sprit-E. Eddie fit une tentative avec ce dernier et déclara qu’il n’y avait pas de mots pour décrire quelque chose d’aussi immonde.

Ils purent tous constater que Nigel n’était plus ce joyeux drille pimpant qu’il avait été pendant Dieu sait combien de décennies ou de siècles. Sa tête en forme de losange ne cessait de balancer de droite à gauche. Quand elle basculait à gauche il scandait « one, two, three ! », qui devenait à droite « Ein, zwei, drei ! ». À hauteur de son diaphragme, un claquement sourd résonnait à intervalles réguliers.

— Qu’est-ce qui ne va pas, trésor ? demanda Susannah au moment où le robot domestique déposait le plateau entre eux.

— Après auto-examen avancé des fonctions, le diagnostic suggère une panne généralisée attendue dans les deux à six heures, répondit Nigel sur un ton morne mais posé. Des défauts préexistants dans les circuits logiques, contenus en quarantaine jusqu’à ce jour, ont affecté le SMG.

Sa tête bascula violemment sur la droite.

Ein, zwei, drei ! Mort ou vif, tu as Greg dans l’œil !

— C’est quoi, le SMG ? demanda Jake.

— Et c’est qui, ce Greg ? ajouta Eddie.

— SMG signifie Systèmes Mentaux Généraux, expliqua Nigel. Il en existe deux, le rationnel et l’irrationnel. Le conscient et le subconscient, si vous préférez. Pour ce qui est de Greg, il s’agit de Greg Stillson, un personnage du roman que je suis en train de lire. Très agréable. Ça s’appelle Dead Zone, de Stephen King. Quant à savoir pourquoi j’ai mis cela sur le tapis, je n’en ai aucune idée.

2

Nigel leur expliqua que les atteintes des circuits logiques étaient courantes, chez ce qu’il appela les Robots Asimov. Plus le robot était intelligent, plus les atteintes des circuits étaient nombreuses… et plus tôt elles apparaissaient. Les Grands Anciens (Nigel les appelait les Créateurs) avaient compensé cette avarie en mettant au point un système de quarantaine, qui traitaient les dérapages mentaux comme s’il s’agissait de la variole ou du choléra (Jake se dit alors que c’était vraiment un bon moyen de traiter la maladie mentale, même s’il se doutait que les psychiatres n’aimeraient pas beaucoup l’idée, parce que ce genre de solution les mettrait assez vite au chômage). Nigel pensait que se faire tirer dans les yeux avait entraîné une réaction post-traumatique qui avait affaibli ses systèmes de survie mentale, et qu’à présent il se promenait dans ses circuits toutes sortes d’éléments nocifs, entamant ses facultés déductives et inductives, ballottant ses systèmes logiques de droite à gauche. Il assura à Susannah qu’il ne lui en voulait pas le moins du monde. Susannah leva le poing à son front et lui dit merci beaucoup beaucoup. À dire vrai, elle ne croyait pas totalement ce que racontait ce bon vieux DNK 45932, même si elle aurait été incapable d’expliquer pourquoi. C’était peut-être un vieux reste de leur séjour à Calla Bryn Sturgis, où un robot pas si différent de Nigel s’était révélé un sale petit goujat rancunier. Et il n’y avait pas que ça.

J’espionne avec mon petit œil, pensa Susannah.

— Tends les mains, Nigel.

Lorsque le robot obéit, ils purent tous voir les cheveux rêches pris entre ses doigts d’acier, et il y avait aussi une goutte de sang sur sa… comment fallait-il l’appeler, d’ailleurs ? Sa jointure ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en brandissant quelques-uns des cheveux.

— Pardon, M’dame, je ne…

Vois rien, bien sûr. Nigel marchait aux infrarouges, mais il n’avait plus d’yeux, grâce aux bons soins de Susannah Dean, fille de Dan, pistolero du Ka-Tet de Dix-Neuf.

— Ce sont des cheveux, ou des poils. Et j’aperçois aussi du sang.

— Ah, oui, fit Nigel. Des rats dans la cuisine, M’dame. Je suis programmé pour éliminer la vermine, quand je la détecte. Et il y en a pas mal, ces derniers temps, je suis désolé de vous le dire. Le monde change.

Puis, inclinant brutalement la tête vers la gauche :

— One, two, three ! Minnie c’est la souris for me !

— Hum… et tu as tué Mickey et Minnie avant ou après avoir fait les sandwiches, Nige, mon vieux pote ? demanda Eddie.

— Après, sai, je vous le garantis.

— Eh bien, je vais passer mon tour, si ça ne te fait rien. J’ai déjà pris un hot-dog, dans le Maine, et il me colle à l’estomac comme une saloperie.

— Tu devrais dire one, two, three, lui suggéra Susannah.

Les mots étaient sortis tout seuls.

— J’implore ton pardon ?

Eddie était assis, le bras autour de la taille de sa femme. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés, tous les quatre, il touchait Susannah dès qu’il en avait l’occasion, comme pour vérifier qu’elle n’était pas une illusion.

— Rien.

Plus tard, quand Nigel serait hors de la pièce, ou hors d’usage, elle lui parlerait de son intuition. Selon elle, les robots comme Nigel et Andy, tels ceux des romans d’Isaac Asimov qu’elle avait lus adolescente, n’étaient pas censés mentir. Peut-être Andy avait-il été modifié, ou s’était modifié lui-même, aussi avait-il contourné le problème. Ce qui n’était pas le cas de Nigel : il y avait même un problème beaucoup-beaucoup. Elle avait dans l’idée qu’à la différence d’Andy, Nigel avait un bon fond, mais oui — ou il avait menti, ou bien il avait maquillé la vérité, concernant les rats dans le cellier. Et peut-être pas que là-dessus. Ein, zwei, drei et One, two, three étaient sa soupape personnelle, pour lâcher la vapeur. Pour un temps, du moins.

C’est Mordred, se dit-elle en regardant autour d’elle. Elle prit un sandwich parce qu’il fallait qu’elle mange — tout comme Jake, elle mourait de faim — mais elle avait soudain perdu l’appétit, et elle sut qu’elle ne savourerait pas ce qu’elle enfournait. Il s’en est pris à Nigel, et maintenant il nous observe, quelque part. Je le sais — je le sens.

Et, tout en arrachant une première bouchée de cette viande mystère sous vide qui attendait depuis des siècles, elle ajouta pour elle-même :

Une mère sent ces choses-là.

3

Aucun d’eux ne souhaitait dormir dans la Salle d’Extraction (même s’ils auraient eu tout le choix, avec trois centaines de lits impeccablement faits), ni dans la ville déserte, dehors, aussi Nigel les emmena-t-il dans ses quartiers, s’arrêtant de temps à autre pour se vider brutalement la tête et compter jusqu’à trois en anglais ou en allemand. Puis il se mit à ajouter des chiffres dans une autre langue qu’aucun d’eux ne reconnut.

Ils traversèrent ainsi une cuisine — toute d’inox, remplie de machines ronronnant doucement, très différente de la vieille réserve dans laquelle Susannah s’était retrouvée vaadasch, sous le Château Discordia. Ils aperçurent la pagaille mise par Nigel en préparant leur modeste repas, mais pas trace de rats, morts ou vifs. Personne ne le fit remarquer.

Susannah sentait aller et venir le regard de l’espion sur eux.

Derrière la cuisine se trouvait un ravissant appartement de trois pièces, vraisemblablement les pénates de Nigel. Il n’y avait pas de chambre, mais en plus du salon et de l’office plein à craquer de matériel de surveillance, ils débouchèrent dans un charmant petit bureau tapissé de livres, au milieu duquel trônaient un bureau de chêne massif et un bon fauteuil, sous un lampadaire halogène. L’ordinateur posé sur la table sortait des usines North Central Positronics, ce qui ne les surprit guère. Nigel leur apporta des oreillers et des couvertures, en leur assurant qu’ils étaient tout propres.

— Tu dors peut-être debout, mais visiblement tu aimes bien t’asseoir pour lire un bon livre, comme tout le monde, fit Eddie.

— Oh, oui, certainement, un-deux-deux-trois-la-la, acquiesça Nigel. Je sais apprécier un bon livre. C’est inclus dans ma programmation.

— Nous dormirons six heures, puis nous reprendrons la route, les informa Roland.

Pendant ce temps, Jake examinait plus attentivement les livres. Ote le suivait pas à pas, toujours sur ses talons, tandis que le garçon lisait les titres sur le dos des ouvrages, en sortant un de temps à autre pour y jeter un coup d’œil.

— Il a tout Dickens, on dirait bien. Et Steinbeck, aussi… Thomas Wolfe… pas mal de Zane Grey… un certain Max Brand… un autre du nom d’Elmore Léonard… et le très populaire Steve King.

Ils prirent tous le temps d’observer les deux étagères de livres de Stephen King, soit plus de trente en tout, dont quatre au moins étaient très gros, et deux de véritables pavés. King n’avait visiblement pas chômé, depuis l’époque de Bridgton. Le volume le plus récent s’intitulait Cœurs perdus en Atlantide, et l’année de publication leur était très familière : 1999. Les seuls livres manquants, pour ce qu’ils purent en voir, étaient ceux qui parlaient d’eux. À supposer que King ait continué et les ait écrits. Jake consulta les pages de fin pour vérifier les dates, mais il n’y avait que peu de trous évidents. Ce qui ne signifiait peut-être rien, car il avait énormément écrit.

Susannah posa la question à Nigel, qui répondit qu’il n’avait jamais lu aucun livre de Stephen King parlant de Roland de Gilead ou de la Tour Sombre. Sur ces bonnes paroles, il bascula violemment la tête à gauche et se mit à compter en anglais, en allant jusqu’à dix, cette fois-ci.

— N’empêche, suggéra Eddie après que Nigel se fut retiré de la pièce en cliquetant, en craquant et en caquetant. Je parie qu’on pourrait en tirer des tas d’informations. Roland, tu crois qu’on devrait emballer les bouquins de Stephen King et les emporter avec nous ?

— Peut-être, mais on ne le fera pas. Ils pourraient brouiller les cartes.

— Pourquoi dis-tu ça ?

Roland se contenta de secouer la tête. Il ne savait pas pourquoi il disait ça, mais il savait qu’il avait raison.

4

Le centre névralgique de la Gare Expérimentale de l’Arc 16 se situait quatre étages en dessous de la Salle d’Extraction, de la cuisine, et du bureau de Nigel. On accédait à la Suite de Contrôle par un vestibule en forme de capsule. Ce sas ne s’ouvrait que de l’extérieur, à l’aide de trois barrettes d’identification, insérées l’une après l’autre. La musique d’ambiance diffusée dans les sous-sols du Dogan de Fedic rappelait des airs des Beatles, mais interprétés par le quatuor à cordes « Les Comateux ».

La Suite de Contrôle se composait de plus d’une douzaine de pièces, mais la seule qui nous intéresse était celle remplie d’écrans de télé et de matériel de sécurité. Parmi ces équipements, on notait une horde de robots tueurs, petits mais vicieux, dotés de vifs d’argent et de pistolets laser. Un autre était censé vaporiser du gaz mortel (du même genre que celui utilisé par Blaine pour massacrer la population de Lud), dans l’éventualité d’une attaque hostile. Ce qui, aux yeux de Mordred Deschain, était présentement le cas. Il avait tenté d’activer à la fois l’armée de robots tueurs et le gaz toxique. Aucun des deux n’avait fonctionné. Et Mordred se retrouvait avec le nez en sang, un gros bleu sur le front et la lèvre inférieure enflée, car il était tombé de la chaise sur laquelle il s’était assis et avait roulé sur le sol, braillant d’une voix suraiguë et puérile qui était loin de refléter l’ampleur réelle de sa fureur.

Les voir sur cinq écrans différents et se trouver dans l’incapacité de les tuer ou de les atteindre ! Pas étonnant qu’il pique une telle colère ! Il avait senti les ténèbres vivantes se refermer sur lui, les ténèbres qui annonçaient sa mutation, et il s’était astreint à garder son calme, pour empêcher le phénomène. Il avait déjà découvert que cette transformation de son être humain en être araignée (et vice versa) consommait une énergie considérable. Plus tard, tout ça n’aurait peut-être plus aucune importance, mais pour l’instant il lui fallait être prudent, s’il ne voulait pas jeûner comme une abeille dans une zone calcinée.

Ce que je vais vous montrer est bien plus extraordinaire que ce que nous avons vu jusqu’ici, et je dois vous prévenir que votre impulsion première sera de rire aux éclats. Pas de problème. Riez, si vous le devez. Mais ne quittez pas ce spectacle des yeux, car voici une créature capable de faire des dégâts considérables, jusqu’aux confins les plus secrets de votre imagination. Rappelez-vous qu’elle est née de deux pères, tous deux de redoutables tueurs.

5

Quelques heures après sa naissance, le p’tit gars de Mia pesait déjà dix kilos et avait l’apparence d’un bébé de six mois. Mordred ne portait rien, sauf une couche en tissu improvisée que Nigel lui avait enfilée en apportant au nourrisson son premier repas, dans le grand monde sauvage du Dogan. Cet enfant avait besoin d’une couche, parce qu’il n’était pas encore capable de retenir ses déjections. Il comprenait qu’il maîtriserait vite ces fonctions — peut-être même avant la fin de la journée, s’il poursuivait à ce rythme-là — mais rien n’allait assez vite, à son goût. Pour l’instant, il restait emprisonné dans ce stupide corps de nourrisson.

Se retrouver piégé de la sorte était une monstruosité. Tomber de sa chaise et ne rien pouvoir faire d’autre, à part rester allongé là, à agiter ses bras et ses jambes contusionnés, à saigner et à brailler ! DNK 45932 serait venu le ramasser, n’aurait pas pu résister aux ordres du fils du Roi, pas plus qu’un morceau de plomb lâché par la fenêtre ne peut résister aux lois de l’attraction, mais Mordred n’avait pas osé l’appeler. Cette garce marron soupçonnait déjà que quelque chose clochait, du côté de Nigel. La garce marron était méchamment perceptive, et Mordred lui-même était diablement vulnérable. Il savait contrôler le moindre rouage de la Gare de l’Arc 16, la maîtrise des machines faisait partie de ses nombreux talents, mais allongé là sur le sol de la salle avec son panneau CENTRE DE CONTRÔLE sur la porte (on l’appelait « La Tête », il y avait bien bien long, avant que le monde change), Mordred allait bientôt comprendre qu’il y avait très peu de machines à contrôler. Pas étonnant que son père veuille mettre la Tour par terre et tout reprendre de zéro ! Ce monde-ci était brisé.

Il lui avait fallu redevenir araignée pour remonter sur sa chaise, où il avait repris sa forme humaine… mais le temps que s’effectue la transformation, son estomac criait famine, et sa bouche salivait de faim. Ce n’était pas seulement la mutation qui épuisait toute son énergie, il en était presque certain. L’araignée était plus proche de sa forme véritable, et lorsqu’il endossait cette forme-là, son métabolisme s’emballait. Ses pensées changeaient, aussi, et tout ça possédait un certain attrait, car ses pensées humaines étaient teintées d’émotions (sur lesquelles il semblait n’avoir aucune emprise, même s’il pensait y arriver, avec le temps), des émotions déplaisantes, pour la plupart. En araignée, les pensées qui l’habitaient n’étaient pas du tout de vraies pensées, du moins pas au sens humain. C’étaient des choses sombres et mugissantes qui semblaient surgir d’un sol intérieur humide. Elles parlaient de

(MANGER)

et de

(VAGABONDER)

et de

(VIOLER)

et de

(TUER)

Tous les merveilleux moyens possibles pour accomplir ces hauts faits se mirent à gronder dans la conscience rudimentaire du dan-tete, comme de gigantesques machines illuminées qui filaient à toute allure, insouciantes, à travers les ténèbres les plus profondes. Penser de la sorte — lâcher sa partie humaine — était une perspective monstrueusement séduisante, mais il se disait que, s’il faisait une chose pareille maintenant, alors qu’il était encore quasiment sans défense, il réussirait à se faire tuer.

Et ç’avait presque été le cas. Il leva le bras droit — rose, et lisse et parfaitement nu — afin de pouvoir jeter un œil à sa hanche droite. C’était là que la garce marron lui avait logé une balle et bien que Mordred eût grandi considérablement depuis, qu’il eût doublé aussi bien en poids qu’en taille, la plaie était restée béante et il en suintait du sang et une sécrétion ressemblant à de la moutarde, d’un jaune sombre et à l’odeur infecte. Il se disait que cette blessure dans son corps humain ne guérirait jamais. De même que son autre corps ne pourrait jamais faire repousser la patte que cette garce lui avait estropiée. Et si elle n’avait pas trébuché — grâce au ka, si fait, il n’en doutait pas une seconde — ce n’est pas la patte mais la tête, que cette balle lui aurait arrachée, et alors le jeu aurait pris fin, parce que…

Il entendit un bourdonnement rauque et brutal. Il se tourna vers le moniteur qui couvrait l’autre côté de l’entrée principale et aperçut le robot domestique qui se tenait devant la porte, un sac dans la main. Le sac se convulsait, et le bébé aux cheveux noirs et à la couche mal ajustée assis devant sa rangée d’écrans se mit instantanément à saliver. Il tendit une main potelée et touchante et alla appuyer sur une série de boutons. La porte extérieure incurvée de la salle de sécurité s’ouvrit en coulissant et Nigel pénétra dans le vestibule, conçu comme un sas. Mordred appuya ensuite sur le bouton ouvrant la porte intérieure, et tapa la combinaison 2-5-4-1-3-1-2-1, mais son habileté motrice était encore quasiment nulle, et il s’en trouva récompensé par un nouveau bourdonnement nerveux et une voix de femme exaspérante (exaspérante parce qu’elle lui rappelait celle de la garce marron), qui disait : « VOUS N’AVEZ PAS COMPOSÉ LE BON CODE DE SÉCURITÉ POUR CETTE PORTE. VOUS AVEZ DROIT À UNE AUTRE TENTATIVE DANS LES DIX SECONDES. DIX… NEUF… »

Mordred aurait lancé un va te faire foutre, s’il avait pu parler, mais tel n’était pas le cas. Ce qu’il pouvait faire de mieux, c’était cette espèce de babil ridicule qui aurait sans doute fait pousser à Mia des cris de fierté maternelle. Il ne s’embarrassa pas des boutons ; il avait trop envie de ce que le robot lui apportait dans ce sac. Ces rats (car il supposait qu’il s’agissait de rats) étaient bien vivants, cette fois-ci. Vivants, par Dieu, avec le sang qui courait toujours dans leurs veines.

Mordred ferma les yeux et se concentra. La lumière rouge que Susannah avait vue avant sa première transformation se mit de nouveau à circuler sous sa peau claire, depuis le sommet de son crâne jusqu’à son talon taché. Lorsque la lumière passa sous la plaie béante dans la hanche du nourrisson, le flux épais de sang et de sécrétion se mit à couler brièvement plus fort, et Mordred poussa un cri rauque de douleur. Il porta la main à sa hanche et étala du sang sur son petit ventre arrondi, en un geste de réconfort inconscient. En une seconde, un pan de ténèbres vint remplacer l’éclat rouge, tandis que la silhouette du nourrisson se mettait à trembloter. Cependant, cette fois-ci, il ne se produisit aucune transformation. Le bébé s’effondra de nouveau dans sa chaise, la respiration saccadée, un petit filet clair d’urine gouttant de son pénis et venant tacher le devant de la serviette qu’il portait. Un « pop » étouffé monta de sous le panneau de contrôle, en face de la chaise sur laquelle le bébé était affalé de travers, haletant comme un chien.

À l’autre bout de la pièce, une porte portant l’inscription ACCÈS PRINCIPAL s’ouvrit en coulissant. Nigel entra d’un pas lourd et flegmatique, balançant sa tête en capsule de droite à gauche quasi continuellement, comptant non plus en deux ou trois langues, mais dans une bonne douzaine.

— Monsieur, je ne peux vraiment pas continuer à…

Mordred émit un gloussement joyeux du genre gou-gou-ga-ga, et tendit les mains vers le sac. La pensée qu’il envoya était d’une clarté et d’une froideur indubitables : La ferme. Donne-moi ce dont j’ai besoin.

Nigel lui posa le sac sur les genoux. De l’intérieur monta un couinement presque humain, et c’est seulement alors que Mordred comprit que les convulsions provenaient d’une seule et unique créature. Pas un rat, alors ! Quelque chose de plus gros ! De plus gros et de plus sanguinolent !

Il ouvrit le sac et jeta un œil à l’intérieur. Une paire d’yeux cerclés d’or lui adressa un regard suppliant. Pendant un moment, il crut que c’était l’oiseau qui volait la nuit, l’oiseau qui faisait hou-hou, il ne connaissait pas son nom, et c’est alors qu’il vit que l’animal avait de la fourrure, pas des plumes. C’était un troken, connu dans la majeure partie de l’Entre-Deux-Mondes sous le nom de bafou-bafouilleux, et celui-ci venait sans doute de quitter sa mère.

Là, tout doux, envoya-t-il, sentant la salive lui monter à la bouche. Toi et moi on est dans le même bateau, mon petit louchon — on est des orphelins dans un monde dur et cruel. Reste tranquille, et moi je te réconforterai.

Contrôler une créature aussi jeune et aussi simple que celle-là n’était pas si différent de ce qu’il faisait avec les machines. Mordred inspecta ses pensées et localisa le nœud qui dirigeait ce petit amas de volonté. Il alla le chercher d’une main faite de pensée — faite de sa volonté — et s’en empara. Pendant une seconde, il put entendre la voix intérieure de la créature, craintive et pleine d’espoir

(Ne me faites pas de mal je vous en prie ne me faites pas de mal ; je vous en prie laissez-moi en vie ; je veux vivre m’amuser jouer un petit peu ; ne me faites pas de mal je vous en prie ne me faites pas de mal je vous en prie laissez-moi en vie)

et il répondit :

Tout va bien, n’aie pas peur, mon louchon, tout va bien.

Le bafouilleux dans le sac (que Nigel avait trouvé dans la salle des machines, séparé de sa mère et de ses frères et sœurs par la fermeture d’une porte automatique) se détendit — pas vraiment confiant, mais espérant faire confiance.

6

Dans le bureau de Nigel, on avait baissé les lampes, qui ne brillaient qu’au quart de leur puissance. Lorsque Ote se mit à gémir, Jake se réveilla instantanément. Les autres restèrent plongés dans le sommeil, du moins pour le moment.

Qu’est-ce qui ne va pas, Ote ?

Le bafouilleux ne répondit pas, mais ne cessa pas son grondement de gorge. Ses yeux cerclés d’or scrutaient le coin obscur au bout du bureau, comme s’il y voyait quelque chose de terrible. Jake se rappelait qu’il scrutait avec la même angoisse les coins d’ombre de sa chambre, en se réveillant en sursaut à cause d’un cauchemar, aux premières heures du jour, un cauchemar avec Frankenstein ou Dracula ou

(le Tyranno-Zoo-Russe)

un autre croquemitaine quelconque. Dieu seul savait quoi. Et à présent qu’il se disait que les bafouilleux faisaient peut-être des cauchemars eux aussi, il essaya plus que jamais d’entrer en contact avec Ote. D’abord il ne sentit rien, puis il lui vint une image lointaine et floue

(des yeux des yeux plongés dans le noir et qui regardent)

de quelque chose qui ressemblait à un bafou-bafouilleux dans un sac.

— Chuuuuut, murmura-t-il à l’oreille d’Ote, lui passant les bras autour du cou. Ne les réveille pas, ils ont besoin de dormir.

— Mir, fit Ote, à voix très basse.

— Tu as juste fait un cauchemar, poursuivit Jake doucement. Moi aussi, j’en fais, parfois. Ce n’est pas la réalité. Personne ne t’a mis dans un sac. Rendors-toi.

— Toi.

Ote posa la truffe sur sa patte droite.

— Ote chu-tè-toi.

C’est ça, lui envoya Jake en pensée. Ote, chut, tais-toi.

Les yeux cerclés d’or, toujours troublés, restèrent encore ouverts un moment. Puis Ote cligna d’un œil à l’intention de Jake, et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, le bafouilleux s’était rendormi. Tout près, quelque part, un des siens était mort… mais la mort faisait partie de la vie. La vie était dure, elle l’avait toujours été.

Ote rêvait qu’il se trouvait avec Jake sous le grand globe orange de la Lune du Colporteur. Jake, qui dormait lui aussi, entra en contact avec lui par le shining et rêva lui aussi de la Lune de ce bon vieux Camelot.

Ote, qui est mort ? lui demanda Jake sous le clin d’œil averti du Colporteur.

Ote, dit son ami. Delah. Beaucoup.

Sous le regard orange de la Lune de ce bon vieux Camelot, Ote ne dit plus rien ; en fait, il avait trouvé un rêve dans son rêve, et Jake l’y accompagna. Ce rêve-là était mieux. Ils jouaient tous les deux dans la lumière du soleil. Ils furent rejoints par un autre bafouilleux : pas très joyeux, à le regarder. Il essaya de leur parler, mais ni Jake ni Ote ne comprenaient ce qu’il disait, car il parlait en anglais.

7

Mordred n’avait pas assez de forces pour soulever le bafouilleux hors du sac, et Nigel ne pouvait ou ne voulait l’aider. Le robot se contenta de rester debout près de la porte du Centre de Contrôle, balançant sa tête de droite à gauche, comptant et cliquetant plus fort que jamais. Une odeur de chaud commençait à monter de ses circuits internes.

Mordred réussit à retourner le sac et le bafouilleux, qui devait avoir à peine six mois, lui tomba sur les genoux. Il avait les yeux mi-clos, mais ses iris jaunes et noirs étaient ternes et immobiles.

Mordred balança la tête en arrière, avec une grimace de concentration. La lumière rouge parcourut de nouveau son corps, et ses cheveux commencèrent à se dresser sur sa tête. Mais une seconde plus tard, le corps auquel ils étaient rattachés disparut, et l’araignée apparut. Elle arrima quatre de ses sept pattes autour du corps du bafouilleux, et le porta sans effort à sa bouche avide. En vingt secondes, il eut complètement saigné l’animal. Il plongea les crocs dans le ventre doux du bafouilleux, le déchira, le souleva plus haut, et engloutit les viscères qui coulaient : des chapelets de viande dégoulinante, délicieuse et pleine d’énergie. La bête alla ronger plus profond, en poussant de petits gémissements de satisfaction étouffés, faisant craquer la colonne vertébrale du bafouilleux et aspirant le petit filet de moelle. C’était le sang qui était le plus énergétique — oui, toujours le sang, comme les Aïeux le savaient bien — mais il y avait aussi de la force dans la viande. En restant un bébé humain (Roland avait utilisé le vieux terme affectueux de Gilead, bah-bo), il n’aurait pu tirer aucune nourriture de la viande ou du jus. Il se serait étouffé, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais en araignée…

Il termina son repas et lâcha le cadavre par terre, tout comme il l’avait fait avec ceux des rats, qu’il avait vidés jusqu’à la moelle. Nigel, le majordome affairé et dévoué, s’était chargé des premiers. Mais pas de celui-ci. Nigel se tint là, silencieux, et Mordred eut beau répéter en beuglant Nigel, j’ai besoin de toi ! rien n’y fit. Autour du robot, l’odeur de plastique brûlé était devenue assez forte pour activer les ventilateurs. DNK 45932 se tenait là, sa tête sans yeux tournée vers la gauche. Il lançait un regard étrangement interrogateur, comme s’il était mort sur le point de poser une question importante : Quel est le sens de la vie, peut-être, ou encoreDe quelle couleur était le cheval blanc d’Henri IV ? Quoi qu’il en soit, sa carrière de rabatteur de rats et de bafouilleux avait pris fin.

Pour l’instant, Mordred débordait d’énergie — quel repas merveilleux et revigorant il avait fait — mais ça ne durerait pas. Et en restant sous sa forme d’araignée, il entamerait encore plus vite cette réserve. Cependant, s’il redevenait bébé, il ne serait même plus capable de descendre de cette chaise sur laquelle il était assis, ou de remettre sa couche — qui, bien sûr, avait glissé au cours de sa transformation. Pourtant il fallait qu’il se retransforme, parce que, en araignée, il n’arrivait pas à réfléchir clairement. Alors, pour ce qui était d’une quelconque stratégie de destruction… même pas la peine d’y penser.

L’excroissance blanche sur le dos de l’araignée ferma ses yeux humains, et le corps noir rayonna d’un éclat rouge. Les pattes se rétractèrent vers l’intérieur, puis disparurent. L’excroissance, qui formait la tête du bébé, se mit à croître et se fit de plus en plus détaillée, tandis que le corps pâlissait et prenait peu à peu forme humaine. Les yeux bleus de l’enfant — ses yeux de bombardier, ses yeux de pistolero — lançaient des éclairs. Il regorgeait encore de l’énergie de la chair et du sang du bafouilleux, il les sentait en lui, dans ce corps se précipitant vers sa nouvelle forme, mais une quantité non négligeable de cette réserve (comme la mousse sur un verre de bière) s’était déjà évaporée. Et ce n’était pas dû qu’aux transformations, d’ailleurs. Le fait est qu’il grandissait à toute allure. Une croissance aussi vertigineuse nécessitait un apport constant de nourriture, et ça ne courait pas les rues, dans la Gare Expérimentale de l’Arc 16. Ou à Fedic, d’ailleurs. Il y avait des boîtes de conserve et des repas en sachets argentés, et des boissons énergétiques en poudre, oui-là, il y en avait tout un stock ; mais rien de tout ça ne le nourrirait comme il avait besoin d’être nourri. Il lui fallait de la chair fraîche, et plus encore que ça, il lui fallait du sang. Et le sang d’animaux endiguerait l’avalanche de sa croissance, mais ça n’aurait qu’un temps. Très bientôt il aurait besoin de sang humain, ou bien son rythme de croissance commencerait par se ralentir, pour finalement s’arrêter. Alors viendrait la douleur de la faim, mais cette douleur, qui lui vrillerait incessamment les tripes comme une foreuse, cette douleur ne serait rien, comparée à la souffrance mentale et spirituelle de les regarder, eux, sur tous ces écrans vidéo : toujours vivants, leur confrérie réunie, avec ce grand réconfort d’avoir une cause à servir.

La souffrance de le voir lui, Roland de Gilead.

Comment savait-il toutes ces choses, lui, Mordred ? se demanda-t-il. Par sa mère ? Pour certaines, oui, car il avait senti jaillir en lui un million de pensées et de souvenirs de Mia (pour un certain nombre, volés à Susannah), quand il s’était nourri d’elle. Mais comment savait-il que c’était la même chose avec les Aïeux ? Ou que par exemple un vampire allemand qui buvait le sang de vie d’un Français pouvait parler français pendant une semaine à dix jours, le parler comme si c’était sa langue maternelle, puis ce don, de même que les souvenirs de la victime, s’évanouissait peu à peu…

Comment pouvait-il savoir une chose comme celle-là ?

Cela avait-il de l’importance ?

À présent, il les regardait dormir. Le garçon, Jake, s’était réveillé, mais brièvement. Auparavant, Mordred les avait regardés manger, quatre idiots et un bafouilleux — pleins de sang, pleins d’énergie — en train de dîner ensemble, assis en cercle. Ils s’asseyaient toujours en cercle, même pour s’arrêter cinq minutes sur la piste, ils le faisaient sans même s’en rendre compte, leur cercle qui mettait le reste du monde à l’écart. Mordred n’avait pas de cercle, lui. Il avait beau être tout jeune, il comprenait déjà que l’extérieur était son ka, tout comme le ka du vent d’hiver consiste à ne souffler que sur la moitié de la rose des vents : du nord à l’est, puis en sens inverse, pour revenir vers le nord austère. Il l’acceptait, pourtant il ne les en regardait pas moins avec ce ressentiment de l’intrus, sachant qu’il allait leur faire du mal, et il en ressentait une amère satisfaction. Il venait de deux mondes, de l’union prédite du prim et de l’Am, de gadosh et de godosh, de Gan et de Gilead. En un sens, il était comme Jésus-Christ, mais il était aussi plus pur que l’homme-dieu-berger, parce que le dieu-berger n’avait qu’un seul vrai père, qui était aux deux hypothétiques, et un beau-père sur Terre. Ce pauvre vieux Joseph, qui portait les cornes que Dieu Lui-même lui avait mises sur la tête.

Mordred Deschain, pour sa part, avait deux pères véritables. Et l’un d’eux était endormi sous ses yeux, sur cet écran.

Tu te fais vieux, Père, se dit-il. Et cette pensée lui procurait un plaisir pervers. Il se sentait aussi petit et misérable… pas plus gros qu’un… qu’une araignée, qui observe depuis sa toile. Mordred était jumeau, et le resterait jusqu’à la mort de Roland de la lignée d’Eld, et la disparition de tout son ka-tet. Et cette voix pressante, qui lui disait d’aller trouver Roland, pour l’appeler père ? D’appeler ses frères Eddie et Jake, et Susannah sa sœur ? C’était la voix crédule de sa mère. Ils le tueraient avant même qu’il ait pu prononcer une seule parole (à supposer qu’il ait pu émettre autre chose que cet insupportable babil de bébé). Ils lui arracheraient les parties et les donneraient en pâture au bafouilleux de ce sale gosse. Et ils enterreraient son cadavre castré, et viendraient chier sur la terre où il reposerait, et puis ils changeraient de décor.

Tu te fais enfin vieux, Père, et maintenant tu marches en boitant, et à la fin du jour je te vois frotter ta hanche, de ta main qui désormais tremble légèrement.

Regardez, si vous le voulez. Voici un bébé, assis là, du sang ruisselant sur sa peau blanche. Voici un bébé sanglotant des larmes silencieuses et sinistres. Voici un bébé qui en sait à la fois trop et trop peu, et bien qu’il nous faille garder nos doigts à l’abri de sa bouche (car il mord, ce galopin ; il mord comme un bébé crocodile), il nous est permis d’avoir quelque peu pitié de lui. Si le ka est un train — et c’en est un, un mono gigantesque qui fend l’air, peut-être fou, peut-être pas —, alors ce vicieux petit lycanthrope en est l’otage le plus vulnérable, non pas attaché aux rails comme la petite Nell, mais accroché aux phares de l’engin.

Il peut bien se raconter qu’il a deux pères, et peut-être y a-t-il du vrai là-dedans, mais on ne voit ici ni père ni mère. Il a dévoré sa mère vive, vrai, il l’a dévorée beaucoup beaucoup, elle a même été son premier repas, et avait-il seulement le choix ? Il est le tout dernier miracle qui sera jamais engendré par la Tour Sombre, l’alliance balafrée du rationnel et de l’irrationnel, du naturel et du surnaturel, et pourtant le voilà seul, seul et affamé. Le destin attend peut-être de lui qu’il dirige une série d’univers (ou qu’il les détruise tous), mais jusqu’ici il n’a réussi à affirmer son pouvoir que sur un vieux robot domestique qui a maintenant rejoint la clairière au bout du sentier.

Il contemple le Pistolero endormi avec un mélange d’amour et de haine, avec envie et aversion. Mais supposez un instant qu’il aille les trouver et qu’il ne se fasse pas tuer ? Et s’ils étaient prêts à l’accueillir ? Voilà une idée ridicule, bien sûr, mais retenons-la, pour les nécessités de la discussion. Même dans ce cas, il serait contraint d’accepter la suprématie de Roland, de le reconnaître comme dinh, et voilà qui serait impossible, impossible, oui, impossible.

CHAPITRE 3 Le filament scintillant

1

— Tu les observais, fit une voix douce et enjouée.

Puis la voix se lança dans une comptine sans queue ni tête que Roland se serait rappelée sans peine, depuis l’enfance : « Petite fleurette, Mouche ton nez ma fillette ! Il est joli, il est beau ! Oh oui vraiment qu’il est beau ! Mon doux chéri mon bah-bo ! »

— As-tu aimé ce que tu as vu avant de t’endormir ? Les regardais-tu changer avec le reste de ce monde en faillite ?

Il devait s’être écoulé une dizaine d’heures, depuis que Nigel le robot domestique avait accompli son dernier devoir. Mordred, qui en fait s’était profondément endormi, tourna la tête en direction de la voix de l’inconnu sans aucune surprise ni vertige dû au sommeil. Il vit un homme en jean et blouson à capuche, debout sur les dalles grises du Centre de Contrôle. Son gunna — rien qu’un sac de marin usé — reposait à ses pieds. Il avait les joues rosies, un beau visage, des yeux étincelants. Il tenait un pistolet automatique, et en regardant dans l’œil noir de sa gueule, Mordred Deschain comprit pour la deuxième fois que même les dieux pouvaient mourir, une fois leur essence divine diluée dans le sang humain. Mais il n’avait pas peur. Pas de celui-là. Il posa effectivement de nouveau le regard sur le moniteur diffusant les images de l’appartement de Nigel, ce qui lui confirma que le nouveau venu disait vrai : il était vide.

L’inconnu souriant, qui semblait avoir surgi du sol même, leva la main qui ne tenait pas le pistolet et écarta un pan de capuche qui lui masquait le visage. Mordred aperçut un éclat métallique. Une sorte de treillis de fer tapissait l’intérieur de la capuche.

— Je l’appelle mon « bonnet de pensée », dit l’étranger. Je ne peux entendre tes pensées, c’est un inconvénient certain, mais toi tu ne peux pénétrer mon esprit, ce qui est un…

(Ce qui est un avantage certain, tu en conviendras)

— Ce qui est un avantage certain, tu en conviendras.

Son blouson était orné de deux écussons. L’un de l’US ARMY, avec un oiseau — un oiseau-aigle, pas un oiseau hou-hou. L’autre était un nom : RANDALL FLAGG. Mordred découvrit (sans surprise, là encore) qu’il savait lire sans difficultés.

— Parce que si tu ressembles un tant soit peu à ton père — ton père rouge, j’entends — alors tes pouvoirs mentaux pourraient bien dépasser la simple communication.

L’homme dans sa parka eut un petit rire sot. Il ne voulait pas que Mordred sente sa peur. Peut-être avait-il réussi à se convaincre lui-même qu’il n’avait pas peur, qu’il était venu jusqu’ici de son plein gré. Peut-être que c’était le cas. Mordred s’en moquait, de toute manière. Tout comme il se moquait des projets de l’homme, qui bouillonnaient dans sa tête comme de la soupe chaude. Cet homme croyait-il réellement que son « bonnet de pensée » avait aveuglé ses facultés ? Mordred scruta de plus près, creusa plus profond, et constata que la réponse était oui. Très commode.

— Quoi qu’il en soit, un peu de protection ne peut pas faire de mal. La prudence est toujours la voie la plus sûre. Comment crois-tu que j’aie survécu à la chute de Farson et à la mort de Gilead ? Je ne voudrais pas que tu entres dans ma tête et que tu me pousses du dernier étage, vois-tu. Mais pourquoi ferais-tu une chose pareille ? Tu as besoin de quelqu’un, de moi, maintenant que ton tas de boulons s’est tu, et que tu n’es qu’un bah-bo qui ne peux pas remettre sa lenge tout seul autour de son cul dégueulasse !

L’étranger — qui n’était pas du tout un étranger — éclata de rire. Mordred restait assis sur sa chaise, à le regarder. Sur la joue de l’enfant s’attardait une zébrure rose, car il avait dormi la joue appuyée contre sa petite main.

Le nouveau venu reprit :

— Je crois que nous pouvons très bien communiquer si je parle et que tu réponds par oui ou par non, ou que tu secoues la tête pour dire non. Tape sur ta chaise, si tu ne comprends pas. Rien de plus simple ! Tu es d’accord ?

Mordred hocha la tête. Le nouveau venu trouvait l’éclat bleu et imperturbable de ses yeux un tantinet dérangeant — très dérangeant, pour tout dire — mais essaya de ne pas le montrer. Il se demanda encore s’il avait bien fait de venir ici, mais il avait suivi la piste de Mia depuis qu’elle s’était fait engrosser, et pour quelle raison, sinon en arriver là ? C’était là un jeu dangereux, certes, mais à présent il n’y avait plus que deux créatures capables de déverrouiller la porte au pied de la Tour, avant que la Tour ne tombe… ce qui arriverait, et bientôt, parce que l’écrivain n’avait plus que quelques jours à vivre dans ce monde, et que les derniers Livres de la Tour — trois derniers livres — restaient à écrire. Dans le dernier effectivement écrit dans ce monde-clé, le ka-tet de Roland avait banni sai Randy Flagg d’un palais de rêves sur une autoroute, un palais qui avait rappelé à Eddie, Susannah et Jake le Château du Grand et Terrible Oz (Oz le Roi Vert, si cela vous sied). En fait, ils avaient bien failli tuer ce bon vieux guignol de Walter o’Dim, et d’aucuns auraient presque pu dire que tout était bien qui finissait bien. Mais au-delà de la page 863 de Magie et Cristal, Stephen King n’avait plus écrit un mot sur Roland et la Tour Sombre, et pour Walter, tout était effectivement bien qui finissait bien. Les habitants de Calla Bryn Sturgis, les enfants crânés, Mia et le bébé de Mia : toutes ces choses dormaient encore à l’état inachevé dans le subconscient de l’écrivain, des créatures sans vie emprisonnées derrière une porte dérobée. Et à présent, Walter jugeait qu’il était trop tard pour les libérer. Même si King avait été diablement rapide, dans sa carrière — un auteur réellement talentueux qui avait viré à l’artiste approximatif et minable (quoique riche), un Algemon Swinburne à court de vers, si cela vous sied —, il ne pouvait aller au-delà des cent premières pages de ce récit dans le temps qui lui restait encore, pas même en écrivant nuit et jour.

Trop tard.

Il y avait eu un choix à faire, comme Walter le savait très bien : il s’était trouvé au Casse Roi Russe, et il l’avait vu dans la boule de cristal que la Vieille Chose Rouge possédait encore (même si aujourd’hui elle devait croupir dans un coin oublié du château). À l’été 1997, King avait clairement imaginé l’histoire des Loups, des jumeaux, et des plats volants appelés Orizas. Mais tout ça lui avait paru un travail trop considérable. Il avait préféré se lancer dans un livre mêlant les histoires en une trame aléatoire, un livre intitulé Cœurs perdus en Atlantide, et même maintenant, dans sa maison du Chemin du Dos de la Tortue (où il n’avait jamais aperçu un seul entrant), l’auteur dilapidait le peu de temps qu’il lui restait en écrivant sur la paix et l’amour au Vietnam. Il est vrai que l’un des personnages de ce qui serait le dernier livre de King aurait son rôle à jouer dans l’histoire de la Tour Sombre telle qu’elle aurait dû être, mais ce bonhomme — un vieux type aux multiples talents — n’aurait jamais l’occasion de prononcer les répliques vraiment importantes. Charmant.

Dans le seul monde qui comptait vraiment, le monde véritable où on ne revenait jamais en arrière et où il n’y avait pas de deuxième chance (je vous dis vrai), on était le 12 juin 1999. Et le temps imparti à l’auteur s’était réduit à une peau de chagrin de moins de deux cents heures.

Walter o’Dim savait qu’il ne disposait pas d’autant pour atteindre la Tour Sombre, parce que le temps (comme le métabolisme de certaines araignées) était plus rapide et plus brûlant de ce côté-ci. Disons cinq jours. Cinq et demi, tout au plus. C’était ce dont il disposait pour atteindre la Tour Sombre, avec dans son gunna le pied marqué et amputé de Mordred Deschain… pour ouvrir la porte tout en bas et gravir ces escaliers remplis de murmures… pour passer devant la cellule du Roi Rouge emprisonné…

S’il pouvait trouver un véhicule… ou la bonne porte…

Était-il trop tard pour devenir le Dieu de Tous ?

Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, quel mal y avait-il à essayer ?

Walter o’Dim avait erré longtemps, et sous cent identités différentes, mais la Tour avait toujours été son but ultime. Tout comme Roland, il voulait monter au sommet et voir ce qui y vivait. S’il y avait quelque chose.

Il n’appartenait à aucune coterie, à aucun culte, à aucune obédience et à aucune des factions qui s’étaient fait jour dans ces années de confusion, depuis que la Tour s’était mise à vaciller, bien qu’il en ait porté les sigleus, chaque fois qu’il avait pu en tirer avantage. Ce n’était que récemment qu’il était entré au service du Roi Cramoisi. Et à celui de John Farson, l’Homme de Bien qui avait précipité la chute de Gilead, ce dernier bastion de la civilisation, dans une vague de sang et de tueries. À cette époque, Walter avait largement contribué à ces massacres, vivant une longue vie qui n’était pas tout à fait mortelle. Il avait été témoin de la fin de ce qu’il avait alors pris pour le dernier ka-tet de Roland, à Jéricho Hill. Témoin ? Il péchait là par excès de modestie, par tous les dieux et tous les poissons ! Sous le nom de Rudin Filaro, il avait combattu, le visage peinturluré de bleu, il avait hurlé et mené l’assaut avec le reste de ces barbares puants et il avait tué de ses mains Cuthbert Allgood en personne, d’une flèche dans l’œil. Pourtant, pendant toutes ces années, il n’avait pas quitté la Tour des yeux. C’était peut-être la raison pour laquelle ce maudit Pistolero — tandis que le soleil se couchait sur cette journée de travail, Roland de Gilead avait été le dernier d’entre eux — avait réussi à s’échapper, à demi enfoui dans un tombereau rempli de cadavres, pour ramper de sous les corps massacrés au coucher du soleil, juste avant que l’on n’enflamme le bûcher.

Il avait vu Roland des années plus tôt, à Mejis, et là encore il avait raté de peu sa proie (même s’il rejetait grandement la faute sur Eldred Jonas, avec sa voix tremblante et ses longs cheveux gris, et Jonas avait payé pour ça). Le Roi lui avait dit alors qu’ils n’en avaient pas terminé avec Roland, que le Pistolero serait à l’origine de leur fin et qu’il précipiterait la chute même de ce qu’il essayait de sauver. Walter n’en avait pas cru un mot, jusqu’à ce jour, dans le Désert Mohaine, où il avait découvert que certain pistolero était à ses trousses, un pistolero vieilli par les ans écoulés. Et ce n’est qu’avec la réapparition de Mia, qui venait accomplir une ancienne et solennelle prophétie en donnant naissance au fils du Roi Cramoisi, qu’il ne l’avait réellement cru. Certes, la Vieille Chose Rouge ne lui était plus d’aucune utilité, mais même enfermé dans sa prison et dans sa folie, cet être — cette chose — demeurait dangereux.

Néanmoins, jusqu’à la rencontre avec Roland qui l’avait enfin achevé — qui lui avait offert un destin au-delà de ses espérances, peut-être — Walter o’Dim n’était rien de plus qu’un vagabond rescapé des temps anciens, qu’un mercenaire animé de la vague ambition de pénétrer dans la Tour avant qu’elle ne soit mise à terre. N’était-ce pas ce qui, au départ, l’avait amené au Roi Cramoisi ? Si. Et ce n’était pas sa faute, si ce grand dieu-araignée avait perdu l’esprit.

Peu importait. Voilà qu’il avait trouvé son fils, marqué à l’identique au talon — Walter voyait la marque, en cet instant même — et tout s’équilibrait. Bien sûr, il lui faudrait faire preuve de prudence. Cette chose assise sur sa chaise avait beau paraître sans défense, avait beau même se croire sans défense, il ne fallait pas la sous-estimer, sous le simple prétexte qu’elle avait l’apparence d’un bébé.

Walter glissa le pistolet dans sa poche (pour l’instant ; seulement pour l’instant) et tendit ses mains vides, tournées vers le haut. Puis il serra un poing et le porta à son front. Lentement, sans quitter une seconde Mordred des yeux, par crainte qu’il se transforme à nouveau (Walter avait déjà assisté à la métamorphose, et avait vu ce qu’il était advenu de la mère de cette petite bête), le nouveau venu mit un genou en terre.

— Aïle, Mordred Deschain, fils de Roland de Gilead-qui-fut et du Roi Cramoisi dont le nom était jadis prononcé du Monde Ultime jusqu’à l’Hors-Monde. Aïle, toi fils de deux pères, tous deux descendants d’Arthur l’Aîné, premier roi à avoir régné après que le prim se fut retiré, et Gardien de la Tour Sombre.

Tout d’abord, il ne se passa rien. Dans le Centre de Contrôle, seuls pesaient le silence et les relents entêtants des circuits grillés de Nigel.

Puis le bébé tendit ses poings potelés, les ouvrit, et leva les mains : Lève-toi, serf, et viens à moi.

2

— Il vaut mieux que tu évites de « penser fort », quoi qu’il en soit, dit le nouveau venu, en s’approchant. Ils savaient que tu étais ici, et Roland est un sacré rusé ; il est gâche-delah, on peut le dire. Autrefois il m’a rattrapé, tu sais, et j’ai bien cru que j’étais perdu. Vraiment, je l’ai cru.

L’homme qui se faisait parfois appeler Flagg (à un autre niveau de la Tour, il avait conduit un monde entier à la destruction, sous ce nom) avait sorti de son gunna des crackers et du beurre de cacahuètes. Il avait demandé l’autorisation de son nouveau dinh et le bébé (bien qu’affamé lui-même) avait hoché royalement la tête. À présent, Walter était assis en tailleur sur le sol, à manger rapidement, à l’abri de son bonnet de pensée, inconscient de cet intrus qui s’était glissé en lui et qui pillait tout ce qu’il savait. Il n’avait rien à craindre, tant que le pillage n’était pas achevé, mais après ça…

Mordred brandit une petite main rondelette et esquissa gracieusement dans l’air un point d’interrogation.

— Comment je me suis enfui ? demanda Walter. Eh bien, j’ai fait ce que tout véritable cozeur aurait fait en pareilles circonstances — je lui ai dit la vérité ! Je lui ai montré la Tour, du moins plusieurs niveaux de la Tour. Ce qui l’a abasourdi, purement et simplement, et tant qu’il était ainsi ouvert, j’ai prélevé une page de son propre livre et je l’ai hypnotisé. Nous nous sommes retrouvés dans une de ces fistules du temps qui tournoient parfois autour de la Tour, et le monde changeait tout autour de nous, tandis que nous palabrions dans ce lieu d’ossements, si fait ! J’ai apporté d’autres ossements — des ossements humains — et pendant qu’il dormait je les ai habillés de ce qu’il restait de mes propres vêtements. J’aurais pu le tuer, alors, mais que serait-il advenu de la Tour, si je l’avais fait, hein ? Et de toi, pendant qu’on y est ? Jamais tu ne serais venu au monde. Il est juste de dire, Mordred, qu’en laissant Roland en vie et en lui permettant de tirer ses trois cartes, je t’ai sauvé la vie, et ce avant que cette vie soit même conçue, voilà ce que j’ai fait. Ensuite je me suis enfui jusqu’au rivage — j’avais bien besoin de vacances, hé ! Quand Roland y est arrivé à son tour, il est parti dans une direction, vers les trois portes. Je suis parti dans l’autre, Mordred, mon cher, et me voici !

Il éclata de rire, faisant voler les miettes de crackers sur son menton et sa chemise. Mordred sourit, mais intérieurement il était révolté. C’est avec ça qu’il était supposé faire équipe ? Avec ça ? Ce gobeur de crackers crachant ses miettes, trop imbu de ses propres exploits passés pour sentir dans quel danger il se trouvait, ou mesurer combien ses défenses étaient entamées ? Par tous les dieux, il méritait de mourir ! Mais avant d’y veiller, Mordred avait besoin de deux autres choses. La première était de savoir où étaient partis Roland et ses amis. La seconde était de se nourrir. Et ce crétin lui serait utile pour les deux. Et qu’est-ce qui allait lui faciliter le travail ? Eh bien, le fait que Walter se faisait trop vieux — vieux et d’une assurance infecte — et trop vaniteux pour s’en rendre même compte.

— Tu te demandes sans doute pourquoi je suis ici, et non pas en train de mener les affaires de ton père, n’est-ce pas ? fit Walter.

Ce n’était pas le cas, mais Mordred n’en hocha pas moins la tête. Son estomac gargouillait furieusement.

— En réalité, c’est ce que je fais en ce moment, dit Walter en esquissant son sourire charmeur (quelque peu gâché par le beurre de cacahuètes sur ses dents).

Il avait dû savoir, autrefois, que toute affirmation qui commence par « en réalité » est presque toujours un mensonge. Plus maintenant. Il était trop vieux pour le savoir. Trop vaniteux pour le savoir. Trop stupide pour se le rappeler. Mais il n’en demeurait pas moins prudent. Il sentait la force de cet enfant. Dans sa tête ? En train de fourrager dans sa tête ? Certainement pas. Cette chose enfermée dans ce corps de bébé était puissante, mais sûrement pas aussi puissante.

Walter se pencha en avant d’un air sérieux, en serrant les genoux.

— Ton Père Rouge est… indisposé. C’est la conséquence du fait d’avoir vécu si longtemps si près de la Tour, et d’y avoir pensé si fort, je n’en doute pas. Il dépend de toi d’achever ce qu’il a commencé. Et je suis venu t’aider dans cette tâche.

Mordred opina du chef, comme s’il était content. Il était content. Mais ah ! Il avait tellement faim, aussi.

— Tu as pu te demander comment je t’ai rejoint, dans cette chambre censément « sécurisée », ajouta Walter. En réalité, j’ai contribué à bâtir cet endroit, il y a bien bien long, comme dirait Roland.

Encore cette expression, aussi explicite qu’un clin d’œil.

Il avait placé l’arme dans la poche gauche de sa parka. Maintenant, de la droite, il extirpa un gadget de la taille d’un paquet de cigarettes, en sortit une antenne argentée, et appuya sur un bouton. Un pan de carreaux gris glissa en silence, révélant une volée de marches. Mordred hocha la tête. Walter — ou Randall Flagg, si c’est ainsi qu’il se faisait généralement appeler — était bien apparu du sol. Une ruse géniale, mais il avait autrefois été le magicien de cour de Steven, le père de Roland, n’est-ce pas ? Sous le nom de Marten. L’homme aux multiples visages et aux multiples ruses, voilà ce qu’était Walter o’Dim, mais pas aussi malin qu’il le croyait, loin de là. Car Mordred possédait à présent la chose ultime qu’il cherchait, à savoir le moyen par lequel Roland et ses amis étaient sortis d’ici. Plus besoin d’aller le déterrer dans l’esprit de Walter, finalement. Tout ce qu’il avait à faire, c’est suivre la piste de cet imbécile.

Mais avant ça, cependant…

Le sourire de Walter s’était quelque peu estompé.

— Vous avez dit quelque chose, Sire ? Car il m’a semblé entendre le son de votre voix, dans un coin de ma tête.

Le bébé secoua la tête. Et qui a l’air plus sincère qu’un bébé ? Son visage ne reflète-t-il pas l’essence même de la candeur et de l’innocence ?

— Je veux bien t’emmener avec moi et les prendre en chasse, si tu veux m’accompagner, reprit Walter. Quelle équipe nous ferions ! Ils sont partis pour le devar-toi de Tonnefoudre, relâcher les Briseurs. J’ai déjà promis de retrouver ton père — ton père Blanc — et son ka-tet, s’ils osaient s’aventurer plus loin, et j’ai bien l’intention de tenir cette promesse. Car, entends-moi bien, Mordred, le Pistolero Roland Deschain m’a fait face à chaque tournant, et je n’en supporterai pas plus. Pas une seconde de plus ! Tu m’entends ?

De rage, sa voix était montée d’un cran.

Mordred hocha la tête d’un air innocent, écarquillant ses jolis yeux de bébé en une expression mimant la peur, la fascination, peut-être les deux. Et Walter o’Dim semblait s’enorgueillir de ce regard et la seule question, à présent, c’était quand le prendre — maintenant ou plus tard ? Mordred avait très faim, mais il se dit qu’il essaierait de tenir encore un petit moment. Observer cet imbécile, le regarder sceller les dernières secondes de sa destinée avec une telle sincérité avait quelque chose de fascinant.

Une fois encore, Mordred dessina un point d’interrogation dans l’air.

Le dernier vestige de sourire disparut des lèvres de Walter.

— Ce que je veux vraiment ? C’est ce que tu demandes ?

Mordred fit oui de la tête.

— Ça n’a rien à voir avec la Tour Sombre, si tu veux tout savoir. C’est Roland qui occupe mes pensées et mon cœur. Je veux le voir mort.

Walter s’exprimait sur un ton irrévocable, sans sourire.

— Pour ces lieues poussiéreuses sur lesquelles il m’a pourchassé ; pour les ennuis qu’il m’a causés ; et pour le Roi Rouge, aussi — le véritable Roi, tu intuites. Pour son orgueil, à refuser d’abandonner sa quête, peu importent les obstacles placés sur son chemin. Et surtout, pour la mort de sa mère, que j’ai aimée jadis — puis, à mi-voix — : ou que j’ai convoitée, du moins. Quoi qu’il en soit, c’est lui qui l’a tuée. Mais peu importe quel rôle Rhéa du Côos et moi avons joué, c’est le garçon lui-même qui a mis fin à sa vie, avec ses damnés pistolets, sa tête lente et ses mains rapides.

Pour ce qui est de la fin de l’univers… je suggère qu’on la laisse venir, par la glace, par le feu ou par les ténèbres. Qu’est-ce que l’univers a fait pour moi, pour que je regrette sa disparition ? Tout ce que je sais, c’est que Roland de Gilead a déjà vécu trop longtemps et que je veux voir ce fils de pute six pieds sous terre. Et ceux qu’il a tirés comme compagnons aussi.

Pour la troisième et dernière fois, Mordred dessina un point d’interrogation suspendu.

— Il n’y a qu’une seule porte en état de marche, entre ici et le devar-toi, jeune maître. C’est celle que les Loups utilisent… ou utilisaient. Je pense qu’ils ont fait leur dernière excursion, néanmoins, voilà ce que je pense. Roland et ses amis en ont réchappé, mais ce n’est pas grave, ils auront tout ce qu’il faut pour les occuper, là où ils débarqueront — ils trouveront sans doute l’accueil un peu… chaleureux ! Peut-être même qu’on pourra prendre soin d’eux, quand ils auront à s’inquiéter des Briseurs, de ce qu’il reste des Enfants de Roderick et des véritables Gardes du Guet. Ça te plairait ?

Le nourrisson fit oui de la tête, sans l’ombre d’une hésitation. Il porta alors les doigts à sa bouche et se mit à les mâchouiller.

— Oui, fit Walter, dégainant de nouveau son sourire éclatant. Tu as faim, bien sûr. Mais mon petit doigt me dit qu’on peut trouver mieux que des rats et des bafou-bafouilleux à peine sevrés, en guise de dîner. N’est-ce pas ?

Mordred acquiesça de nouveau. Son petit doigt lui disait la même chose.

— Veux-tu que je joue le gentil pa et que je te porte ? demanda Walter. Comme ça tu n’auras pas à te retransformer en araignée. Beurk ! Pas facile d’aimer cette apparence-là… ni même de la tolérer, pour tout dire.

Mordred tendait déjà les bras.

— Tu ne vas pas me chier dessus, n’est-ce pas ? demanda Walter d’un air détaché, s’arrêtant à quelques pas de l’enfant.

Il glissa la main dans sa poche, et Mordred se rendit compte avec une pointe d’angoisse que ce salaud de fourbe lui cachait quelque chose, depuis le début : il avait compris que son soi-disant « bonnet de pensée » était inefficace. Donc, il projetait de se servir de son arme, finalement.

3

Le fait est que Mordred accordait bien trop de crédit à Walter o’Dim, mais n’est-ce pas là un trait commun à la jeunesse, peut-être même un moyen de survie ? Pour un goujat ouvrant des yeux écarquillés sur ce monde, les ruses grossières du plus gauche des prestidigitateurs prenaient des airs de miracles. Walter ne comprit pas pleinement ce qui se passait avant que la partie soit bien engagée, mais c’était un survivant rusé comme un renard, je dis vrai, et lorsqu’il comprit, il comprit tout d’un seul coup.

Prenez cette expression, l’éléphant au milieu du salon, qu’on utilise pour décrire la vie avec un toxicomane, un alcoolique ou un auteur de sévices. Les gens qui n’ont pas connu ce genre de relations vous demanderont parfois : « Comment avez-vous pu laisser cette situation durer pendant toutes ces années ? Vous ne voyiez donc pas l’éléphant au milieu du salon ? » Et il est tellement difficile, pour quelqu’un qui baigne dans un environnement normal, de comprendre la réponse qui se rapproche le plus de la vérité : « Désolé, mais il était déjà là quand j’ai emménagé. Je ne savais pas qu’il s’agissait d’un éléphant, j’ai cru que ça faisait partie des meubles. » Et il y a le moment (hein-hein) où certains — les plus chanceux — ouvrent les yeux et où la différence leur saute subitement aux yeux. Et ce moment était venu, pour Walter. Venu trop tard, mais pas de grand-chose.

Tu ne vas pas me chier dessus, n’est-ce pas ? telle fut sa question. Mais entre les mots chier et dessus, il comprit soudain qu’un intrus s’était introduit chez lui… et qu’il était là depuis le début. Et ce n’était pas un bébé, mais un adolescent, un grand échalas qui penchait la tête, le visage marqué par l’acné, et des yeux trahissant une curiosité morne. C’était sans doute la vision la meilleure et la plus fidèle que Walter pouvait livrer de Mordred Deschain tel qu’il se montrait à cet instant : un jeune délinquant entré par effraction, et qui s’était sans doute shooté avec un truc en bombe.

Et il était là depuis le début ! Bon Dieu, comment avait-il pu passer à côté ? Ce voyou ne se cachait même pas ! Il se trouvait là ouvertement, debout, appuyé contre le mur, la gueule béante et prenant tout.

Ses projets d’emmener Mordred avec lui — de l’utiliser pour mettre fin à la vie de Roland (si les gardes du devar-toi ne s’en chargeaient pas avant, évidemment), puis de tuer ce petit bâtard et de prélever son précieux pied gauche — s’écroulèrent instantanément. La seconde d’après, un nouveau plan se fit jour, la simplicité incarnée. Je ne dois pas lui laisser voir que je sais. Un coup, c’est tout ce que je peux m’offrir, et encore, c’est seulement parce que je dois prendre le risque. Puis je m’enfuis. S’il est mort, tant mieux. Sinon, il finira bien par mourir de faim…

Et c’est alors que Walter se rendit compte que sa main n’avait pas bougé. Quatre de ses doigts ceignaient la crosse de son arme dans la poche de sa veste, mais ils s’étaient immobilisés. L’un d’eux tout près de la détente, mais il était dans l’incapacité de le bouger. Comme si on l’avait coulé dans le béton. Et à présent, Walter voyait clairement pour la première fois le filament scintillant. Il surgit de la bouche rose et édentée du bébé assis sur sa chaise, traversa la pièce en miroitant au milieu des lumières, puis l’encercla lui à hauteur de la poitrine, lui collant les bras au corps. Il concevait bien que ce filament n’était pas réellement là… pourtant, en quelque sorte, si.

Il ne pouvait plus bouger.

4

Mordred ne vit pas le filament scintillant, peut-être parce qu’il n’avait pas lu Watership Down. Il avait pourtant eu l’occasion d’explorer l’esprit de Susannah, et ce qu’il voyait en ce moment même ressemblait étrangement au Dogan de Susannah. Sauf qu’au lieu d’interrupteurs portant les mentions P’TIT GARS ou TEMP. ÉMOTIONNELLE, il vit ceux qui contrôlaient les déplacements de Walter (qu’il plaça immédiatement sur 0), ainsi que ses réflexions et ses motivations. Il s’agissait sans nul doute d’une configuration plus complexe que celle dans la tête du bébé bafouilleux — il n’avait trouvé là que quelques nodules simples, comme des nœuds plats — mais rien de trop difficile à manipuler.

Le seul problème, c’est qu’il n’était qu’un bébé.

Un foutu bébé coincé sur une chaise.

Et s’il voulait vraiment transformer cette boucherie sur pattes en assiette anglaise, il lui fallait faire vite.

5

Walter o’Dim n’était pas trop vieux pour se montrer encore crédule, il le comprenait à présent — il avait sous-estimé ce petit monstre, il s’était trop fié à ses apparences, négligeant ce qu’il savait de cette créature — mais du moins pouvait-il éviter cet écueil de la jeunesse : la panique totale.

S’il a l’intention de faire quoi que ce soit à part rester assis sur cette chaise à me regarder, il va falloir qu’il se transforme. Et alors il aura moins prise sur moi. Ce sera mon unique chance. Ça n’est pas grand-chose, mais c’est tout ce qu’il me reste.

À cet instant précis il aperçut une lumière rouge éclatante, balayant la peau du bébé des orteils jusqu’au sommet du crâne. Dans son sillage, le corps rose et rebondi du bah-bo se mit à s’assombrir et à gonfler, les pattes d’araignée jaillirent de ses flancs. Au même moment, le filament scintillant qui sortait de la bouche du nourrisson disparut et Walter sentit la sangle qui l’étouffait se desserrer.

Pas le temps de prendre même le risque d’un seul coup de feu, plus maintenant. Cours… fuis cette chose. C’est tout ce que tu peux faire. Tu n’aurais jamais dû venir ici. Tu as laissé ta haine du Pistolero t’aveugler, mais peut-être qu’il n’est pas trop ta…

Alors que ses pensées fusaient à travers son esprit, il se tourna vers la trappe et il s’apprêtait à poser le pied sur la première marche, lorsque le filament scintillant réapparut. Cette fois-ci, il ne lui enserra pas la poitrine, mais immédiatement la gorge, comme un garrot.

Haletant et crachant, les yeux saillant de leurs orbites, Walter fit volte-face en chancelant. Autour de son cou, la boucle se resserra insensiblement. Et il sentit comme une main invisible lui balayer le front et faire basculer sa capuche en arrière. Il s’était toujours habillé de la sorte, autant que possible ; dans certaines provinces du sud de Garlan, on le connaissait sous l’identité de Walter Hodji, le dernier mot signifiant à la fois dim et capuche. Mais cette tenue-ci (empruntée dans une demeure déserte de French Landing, dans le Wisconsin) ne lui avait vraiment pas porté bonheur, pas vrai ?

Peut-être que me voici finalement arrivé à la clairière au bout du sentier, se dit-il en voyant l’araignée lui fondre dessus, avec ses sept pattes, cette chose vivante et bouffie (plus vivante que le bébé, si fait, et au moins quatre mille fois plus laide) avec cette excroissance monstrueuse sur le dos, cette tête humaine qui scrutait le monde, depuis son promontoire poilu. Sur le ventre, Walter aperçut la marque rouge qui se trouvait sur le talon du bébé. Elle avait pris une forme de sablier, comme celle que porte la veuve noire femelle, et il comprit que c’était cette marque-là qu’il recherchait ; tuer le bébé et l’amputer de son pied n’auraient sans doute servi à rien. Apparemment, il s’était trompé sur toute la ligne.

L’araignée bascula sur ses quatre pattes arrière. Les trois de devant se mirent à tripoter le jean de Walter, dans un bruit de déchirure lent et épouvantable. Les yeux saillants de la chose se fixèrent sur lui, avec cette curiosité de l’intrus, qu’il s’était déjà imaginée avec une précision douloureuse.

Oh oui, j’ai bien peur que ce soit la clairière au bout du sentier, pour toi.

Cette voix gigantesque dans sa tête. Qui lui fracassait le crâne, comme à l’intérieur d’un haut-parleur.

Mais tu me réservais le même sort, pas vrai ?

Non ! Du moins pas tout de suite…

Mais c’est ce que tu voulais ! « Ce n’est pas à un baratineur qu’on apprend à dire des conneries », comme dirait Susannah. Alors voici que je fais une petite faveur à celui que tu appelles mon Père Blanc. Tu n’étais peut-être pas son plus grand ennemi, Walter Padick (comme on t’appelait lorsque tu parus, il y a bien bien long), mais tu étais le plus ancien, je te l’accorde. Et aujourd’hui je t’écarte de son chemin.

Walter n’avait pas mesuré qu’il s’accrochait encore à une lueur d’espoir, il ne l’avait pas mesuré avec cette chose ignoble en face de lui, dressée sur ses pattes arrière, et qui le contemplait avec des yeux mornes et affamés et les babines luisantes de salive, il ne l’avait pas mesuré jusqu’au moment où il entendit, pour la première fois depuis un millier d’années, le nom d’un garçon originaire d’une ferme de Delain : Walter Padick. Walter, fils de Sam le Meunier, de la Baronnie de Grand-Est. Celui qui s’était enfui à treize ans, qui s’était fait violer par-derrière par un autre vagabond un an plus tard et avait pourtant résisté à la tentation de rentrer chez lui en rampant. Au lieu de quoi il avait changé de décor, et poursuivi sa destinée.

Walter Padick.

Au son de cette voix, cet homme qui s’était parfois fait appeler Marten, Richard Fannin, Rudin Filaro, et Randall Flagg (entre autres très nombreuses identités) abandonna tout espoir, sauf celui de bien mourir.

J’ai faim, Mordred lô faim,scanda la voix implacable à l’intérieur de la tête de Walter, une voix qui venait à lui par le biais du filament scintillant de la volonté du petit roi. Mais je veux manger comme il faut, en commençant par les amuse-gueule. Tes yeux, je pense. Donne-les-moi.

Walter se débattit vigoureusement, mais sans grand succès. Le filament était trop puissant. Il se vit lever les mains et les agiter devant son visage. Il vit ses doigts s’arrondir en forme de crochets. Ils relevèrent ses paupières comme des stores, puis vidèrent les orbites, en pénétrant par le dessus. Il entendit très distinctement le bruit que produisirent ses propres doigts en arrachant les tendons qui permettaient à ses yeux de bouger, et les nerfs optiques qui relayaient tous ces messages fabuleux. Le son qui marqua la fin de sa vision fut sourd et mouillé. Des éclairs rouge vif de lumière envahirent tout son crâne, puis les ténèbres s’engouffrèrent pour l’éternité. Dans le cas de Walter, l’éternité serait de courte durée, mais si l’on peut dire que la durée est une notion subjective (et la plupart d’entre nous le savent bien), alors elle fut bien trop longue.

Donne-les-moi, je dis ! Fini de tergiverser ! J’ai faim !

Walter o’Dim — maintenant Walter o’Ténèbres — retourna les mains et lâcha ses yeux. Ils entraînèrent des filaments sanguinolents, prenant des apparences de têtards. D’une pichenette, l’araignée en fit sauter un en l’air. L’autre alla rebondir sur le sol, où une pince étonnamment agile à l’extrémité d’une patte le ramassa et le fourra dans la gueule de l’animal. Mordred le goba comme un grain de raisin, mais sans l’avaler ; il préféra laisser le jus délicieux dégouliner dans sa gorge. Charmant.

Maintenant, la langue, s’il te plaît.

Walter enveloppa une main obéissante autour de sa langue et tira, mais ne réussit qu’à la détacher partiellement. L’extrémité était trop glissante. Il en aurait pleuré, de torture et de frustration, si les orbites sanglantes vidées de ses yeux avaient pu produire des larmes.

Il s’y reprit une deuxième fois, mais l’araignée était trop impatiente pour attendre.

Penche-toi ! Tire la langue comme si tu allais lécher le con de ta chérie. Dépêche-toi, au nom de ton père ! Mordred a faim !

Walter, encore trop conscient de ce qui lui arrivait, se débattait contre cette horreur si vive avec aussi peu de succès que contre la précédente. Il se pencha en avant, les mains appuyées sur les cuisses et la langue en sang pendant de guingois entre ses lèvres, s’agitant avec lassitude, tandis que les muscles au fond de sa bouche, baignant dans leur hémorragie, tentaient vainement de la tenir accrochée. Une fois encore, Walter entendit le bruit de déchirure, alors que les pattes avant de Mordred grattaient son jean. La gueule poilue de l’araignée se referma autour de la langue de Walter, se mit à la sucer comme une friandise pendant une ou deux secondes d’extase, puis l’arracha d’un seul coup de tête. Walter — réduit à la cécité et au mutisme — n’émit qu’un unique hurlement de douleur et bascula, tenant son visage déformé entre ses mains, se balançant d’avant en arrière sur les carreaux.

Mordred mordit la langue dans sa bouche. Elle éclata dans une gerbe de sang voluptueuse qui balaya momentanément toute velléité de pensée. Walter avait roulé sur le côté et cherchait la trappe à tâtons, obéissant à cette petite voix à l’intérieur qui lui disait de tenir bon, d’essayer d’échapper au monstre qui le dévorait vivant.

Une fois le goût du sang dans sa bouche, Mordred perdit tout intérêt pour les préliminaires. Il se trouvait réduit à son expression la plus instinctive, l’appétit. Il bondit sur Randall Flagg, Walter o’Dim, Walter Padick-qui-fut. Il y eut encore des cris, mais rien que quelques-uns. Et c’est ainsi que disparut le vieil ennemi de Roland.

6

Cet homme qui avait été quasi immortel (expression au moins aussi stupide que « des plus uniques ») fit un repas légendaire. Après avoir bâfré de la sorte, le premier réflexe de Mordred — un réflexe puissant mais pas insurmontable — fut de vomir. Il le maîtrisa, comme il maîtrisa son réflexe suivant, encore plus fort : reprendre sa forme de bébé et dormir.

S’il devait trouver la porte dont avait parlé Walter, le meilleur moment pour le faire, c’était maintenant, et sous une forme corporelle qui lui permettrait d’avancer à bonne allure : celle de l’araignée. Aussi passa-t-il à côté du cadavre desséché sans un regard, pour ficher le camp par la trappe, descendre les escaliers et débouler dans le couloir en dessous. Le passage sentait fortement l’alcali et semblait avoir été creusé dans le lit rocailleux du désert.

Toutes les connaissances de Walter — au moins quinze siècles de savoir — mugissaient furieusement dans son cerveau.

La piste de l’homme sombre aboutissait à une cage d’ascenseur. Lorsque Mordred appuya de sa pince hérissée de poils sur le bouton montée, rien ne se produisit, hormis un bourdonnement fatigué beaucoup plus haut, et une odeur de cuir brûlé derrière le panneau. Aussi l’araignée se mit-elle à escalader le mur intérieur de la cabine, fit sauter la trappe d’entretien de sa patte élancée et se glissa à travers. Il dut forcer un peu et n’en fut pas particulièrement surpris : il avait sensiblement grossi.

Il se hissa le long du câble

(La petite bête qui monte qui monte)

et déboucha sur la porte par laquelle ses sens lui dirent que Walter était entré dans l’ascenseur, puis lui avait fait faire son dernier service. Vingt minutes plus tard (et toujours tout grisé par ce sang merveilleux : on aurait dit qu’il y en avait des hectolitres) il atteignit un point où la piste de Walter se divisait en deux. Ce qui aurait dû le rendre perplexe, car par bien des aspects il n’était encore qu’un enfant, mais c’est alors que l’odeur des autres se joignit à celle de Walter. Mordred choisit cette voie, suivant désormais Roland et son ka-tet plutôt que le magicien. Walter avait dû les suivre pendant un moment, puis faire demi-tour pour trouver Mordred. Et son destin.

Vingt minutes plus tard, ce petit galopin se retrouva devant une porte estampillée non pas d’un mot mais d’un sigleu qu’il déchiffra sans peine :

La seule question était de savoir s’il fallait l’ouvrir maintenant, ou attendre. Son impatience puérile hurlait en faveur de la première option, sa prudence croissante plaidait pour la seconde. Il venait de faire un bon repas et n’avait pas besoin de plus de nourriture, tout particulièrement s’il reprenait sa forme d’hume pour un temps. De plus, Roland et ses amis se trouvaient peut-être encore de l’autre côté de cette porte. Et si c’était le cas, et qu’ils dégainaient en l’apercevant ? Ils étaient diablement rapides, et les balles pouvaient le tuer.

Il pouvait attendre. Il ne ressentait aucun besoin urgent, au-delà de ce caprice de gosse qui veut tout et tout de suite. Et il n’était certes pas animé de la même haine vivace que Walter. Ses sentiments à lui étaient bien plus complexes, teintés de tristesse et de solitude et — oui, mieux valait l’admettre — d’amour. Mordred constata qu’il avait envie de savourer cette mélancolie pendant un moment. Il y aurait de la nourriture à profusion, de l’autre côté de la porte, il en était certain, et il pourrait manger. Et grandir. Et observer. Il observerait son père, et sa sœur-mère, et ses ka-frères, Eddie et Jake. Il les regarderait établir leur campement pour la nuit, allumer leur feu, s’installer en cercle autour. Il observerait depuis cet endroit, l’extérieur. Peut-être le sentiraient-ils et jetteraient-ils des regards troublés dans l’obscurité, se demandant ce qui s’y cachait.

Il s’approcha de la porte, se dressa sur ses pattes arrière et frappa sur le bois, par curiosité. Dommage qu’il n’y ait pas un trou de serrure, vraiment. Et il ne courrait sans doute aucun danger, s’il y allait maintenant. Qu’avait dit Walter, déjà ? Que le ka-tet de Roland avait l’intention de délivrer les Briseurs, qui qu’ils soient (c’était dans l’esprit de Walter, mais Mordred n’avait pas pris la peine d’aller le chercher).

Ils auront tout ce qu’il faut pour les occuper, là où ils débarqueront — ils trouveront sans doute l’accueil un peu… chaleureux !

Est-ce que Roland et ses enfants s’étaient fait… tuer, de l’autre côté ? Victimes d’une embuscade ? Mordred se dit qu’il l’aurait senti, si c’était arrivé. Qu’il l’aurait senti en esprit, comme un Tremblement de Rayon.

Quoi qu’il en soit, il allait attendre un peu avant de se faufiler par cette porte, avec son sigleu de nuage et d’éclair. Et une fois qu’il serait passé ? Eh bien, il les trouverait. Et il espionnerait leur palabre. Et il les observerait, aussi bien réveillés qu’endormis. Et surtout, il observerait celui que Walter appelait son Père Blanc. Son seul véritable père, à présent, si Walter avait dit vrai, au sujet du Roi Cramoisi qui serait devenu fou.

Et pour le moment ?

Pour le moment, je vais peut-être dormir un peu.

L’araignée escalada le mur de cette pièce, tapissé de multiples objets qui pendaient, et se tissa une toile. Mais c’est un bébé — nu, et ayant l’air d’avoir au moins un an — qui s’y coucha, la tête en bas, suspendu au-dessus des prédateurs qui pourraient s’aventurer dans les parages.

CHAPITRE 4 La porte vers Tonnefoudre

1

Lorsque les quatre vagabonds s’éveillèrent (Roland le premier, au bout de six heures exactement), il y avait de nouveaux popkins entassés sur un plateau recouvert d’un torchon, et aussi des boissons. Cependant, nulle trace du robot domestique.

— Très bien, ça suffit, dit Roland après avoir appelé Nigel trois fois. Il nous a prévenus qu’il était en bout de course. On dirait bien que, pendant notre sommeil, il a atteint la ligne d’arrivée.

— Il faisait quelque chose contre son gré, fit Jake.

Il avait le visage pâle et gonflé. Roland crut d’abord qu’il avait dormi trop profondément, puis il se demanda comment il avait pu se montrer aussi stupide. Le garçon avait pleuré le Père Callahan.

— Il faisait quoi ? demanda Eddie, en balançant son sac sur son épaule, avant de hisser Susannah sur sa hanche. Pour qui ? Et pourquoi ?

— Je ne sais pas, répondit Jake. Il ne voulait pas que je le sache, et je ne me sentais pas à l’aise, à l’idée d’aller fouiller. Je sais que ce n’était qu’un robot, mais avec son gentil accent anglais et tout, il était aussi plus que ça, on aurait dit.

— Voilà un scrupule qu’il va te falloir dépasser, conseilla Roland, aussi doucement qu’il le put.

— Est-ce que je suis lourde, trésor ? demanda gaiement Susannah à Eddie. Ou peut-être devrais-je dire : « Est-ce que ce bon vieux fauteuil roulant ne te manque pas trop ? Sans parler du harnais. »

— Suze, tu détestais ce harnais sac à dos, tu l’as détesté dès le premier jour, et on le sait tous les deux.

— C’est pas c’que je demandais, et toi tu le sais.

Roland était toujours fasciné de voir Detta se glisser l’air de rien dans la voix de Susannah, ou — encore plus effrayant — dans les expressions de son visage. L’intéressée ne semblait pas se rendre compte de ces incursions, de même que son mari, en cet instant.

— Je te porterais jusqu’au bout du monde, fit Eddie d’un ton sentimental, en l’embrassant sur le bout du nez. À moins que tu reprennes cinq kilos, bien sûr. Alors il faudra que je t’abandonne en route et que je me cherche une princesse plus légère.

Elle lui balança un coup dans les côtes — un vrai coup — et se tourna vers Roland.

— C’est fichtrement grand, par ici, une fois qu’on est en sous-sol. Comment on va faire pour trouver la porte qui mène à Tonnefoudre ?

Roland secoua la tête. Il n’en savait rien.

— Et toi, Cisco ? demanda Eddie à Jake. C’est toi qui es fort, avec le shining. Tu pourrais pas l’utiliser pour trouver cette porte qu’on cherche ?

— Peut-être, si je savais par où commencer. Mais je ne sais pas.

Et sur ces bonnes paroles, ils se tournèrent tous les trois vers Roland. Non, tous les quatre, pour être précis. Car même ce fichu bafouilleux maudit des dieux le fixait. Eddie aurait réussi à trouver une blague, pour atténuer le malaise qu’il aurait ressenti, à se faire examiner ainsi par quatre paires d’yeux. D’ailleurs Roland en chercha désespérément une. Un truc du genre « trop d’mirettes, pas de miracles », peut-être ? Non. Cet adage, qu’il avait entendu dans la bouche de Susannah, parlait de cuisiniers et de potage. Il finit donc simplement par dire :

— On va fouiner un peu aux alentours, comme les limiers, quand ils ont perdu une piste, et on verra bien ce qu’on trouvera.

— Peut-être un nouveau fauteuil roulant pour moi, suggéra Susannah avec bonne humeur. Ce sale petit Blanc n’arrête pas de balader ses mains partout sur mon corps pur.

Eddie lui adressa un regard sincère.

— S’il était aussi pur que tu le dis, chérie, il ne serait pas ouvert comme ça.

2

C’est Ote qui prit finalement le contrôle de la situation et qui les guida, mais seulement après qu’ils furent retournés à la cuisine. Les humains exploraient les lieux avec un manque de méthode qui commençait à perturber franchement Jake, quand Ote se mit à aboyer son nom.

— Ake ! Ake-Ake !

Ils rejoignirent le bafouilleux près d’une porte entrouverte portant l’inscription NIVEAU C. Ote s’éloigna de quelques pas dans le couloir, puis jeta un regard par-dessus son épaule, les yeux brillants. En constatant qu’ils ne le suivaient pas, il aboya pour signifier sa déception.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Roland. On devrait le suivre ?

— Oui, fit Jake.

— Quelle piste il a pu retrouver ? fit Eddie. Tu as une idée ?

— Peut-être quelque chose dans le Dogan, avança Jake. Le vrai, celui sur les bords de la Whye. Là où Ote et moi on a surpris le Pa de Ben Slightman et le… vous savez bien… le robot.

— Jake ? demanda Eddie. Ça va, petit ?

— Oui.

Mais le fait est que ça lui avait fait un coup, de repenser au hurlement du Pa de Benny. Andy le Robot Messager, visiblement fatigué des jérémiades de Slightman, lui avait tiré ou pincé le coude — un nerf, sans doute — et Slightman s’était mis à « brailler comme une chouette », comme aurait pu dire Roland (et sans doute avec une pointe de mépris, en passant). Slightman le jeune était au-delà de tout ça, à présent, et c’est cette prise de conscience — imaginer ce garçon, autrefois plein de vie et de joie, et aujourd’hui aussi froid que la vase au fond de la rivière — qui avait fait marquer un temps d’arrêt au fils d’Elmer. Il fallait bien mourir, certes, et Jake espérait s’en tirer au moins honorablement, quand l’heure viendrait. Après tout, il s’entraînait pour ça depuis assez longtemps. Mais c’était l’idée de la tombe qui lui faisait peur. L’idée d’être allongé. D’être allongé-là-en-continuant-à-être-mort.

L’odeur d’Andy — froide, mais huileuse et bien reconnaissable — remplissait tout le Dogan, sur l’autre rive de la Whye, car Slightman l’Aîné et lui s’y étaient retrouvés maintes et maintes fois, avant l’attaque des Loups, et l’accueil triomphal de Roland et de sa drôle d’équipe. L’odeur n’était pas exactement la même, mais elle ne manquait pas d’intérêt. C’était sans nul doute la seule odeur familière qu’Ote avait dénichée jusqu’ici, et il voulait la suivre.

— Attends une minute, attends une minute, fit Eddie. J’aperçois quelque chose qui pourrait nous être utile.

Il déposa Susannah, traversa la cuisine, et revint en poussant une table en acier sans doute utilisée pour transporter des piles d’assiettes fraîchement lavées ou des ustensiles volumineux.

— Saperlipopette, tu fais des vrilles, choupette, lança le jeune homme en hissant Susannah sur la table.

Elle se mit à l’aise, s’accrochant aux bords, tout en gardant un air dubitatif.

— Et quand on se retrouvera au pied d’un escalier ? Tu feras quoi, biquet ?

— Quand biquet arrivera devant un pont, biquet brûlera le pont, répondit le jeune homme en poussant la table vers le couloir. Allez, hue, Ote ! Bougez-vous, les huskies !

— Ote ! Ski !

Le bafouilleux ne se fit pas prier et se mit à trottiner, baissant la tête de temps à autre pour enfouir sa truffe dans l’odeur, mais surtout par acquit de conscience. La piste était trop fraîche et trop évidente pour qu’il ait le moindre doute. C’était l’odeur des Loups qu’il avait trouvée. Au bout d’une heure de marche, ils franchirent une porte de la largeur d’un hangar portant un panneau CHEVAUX. Derrière, la piste les mena jusqu’à une autre porte, cette fois indiquant AIRE DE RAVITAILLEMENT, et RÉSERVÉ AU PERSONNEL (aucun d’eux, pas même Jake — et ce, malgré son incontestable don de shining — n’eut conscience à quelque moment que ce soit d’être suivis par Walter o’Dim, pendant une partie de leur périple. Sur le garçon, cependant, le « bonnet de pensée » de l’homme à capuchon fonctionnait très bien. Lorsque Walter se serait assuré de l’endroit où les menait le bafouilleux, il ferait demi-tour et retournerait tenir palabre avec Mordred — ce qui se révélerait une grossière erreur, mais la bonne nouvelle, c’était que ce serait aussi pour lui la dernière).

Ote s’assit devant la porte close, le genre qui s’ouvrait dans les deux sens, sa petite queue de dessin animé collée à son arrière-train, et se mit à aboyer.

— Ake, ouv-ouv ! Ouve, Ake !

— Ouais, ouais, une minute, dit Jake. Garde ta salive.

— AIRE DE RAVITAILLEMENT, commenta Eddie, au moins il y a un peu d’espoir.

Ils poussaient toujours Susannah sur sa table en acier, ayant réussi à négocier sans trop de difficultés la descente du seul escalier qu’ils avaient croisé (de quelques marches seulement). Susannah était passée devant, sur les fesses (son mode de déplacement habituel), et Eddie et Roland avaient suivi en portant l’engin. Jake s’était intercalé entre Susannah et les hommes, le pistolet d’Eddie dégainé, le long canon de l’arme calé dans le creux de l’épaule, position connue sous le nom de « la garde ».

Roland dégaina à son tour, plaça son pistolet dans le creux de son épaule droite, et poussa la porte. Il la franchit en s’accroupissant légèrement, prêt à plonger dans une direction ou dans l’autre, ou à sauter en arrière, si la situation l’exigeait.

Mais la situation n’exigea rien de tel. Si Eddie était passé en premier, il aurait pu croire (ne serait-ce que quelques secondes) qu’il se faisait attaquer par des Loups volants, un peu du genre des singes volants dans Le Magicien d’Oz. Roland, pour sa part, ne débordait pas d’imagination, et bien que la plupart des rampes fluorescentes au plafond de cet énorme espace qui rappelait une grange aient rendu l’âme, il ne gaspilla pas son temps — ni son adrénaline — à se méprendre sur la nature des objets suspendus : il s’agissait de robots pilleurs cassés, en attente d’être réparés.

— Vous pouvez entrer, lança-t-il, et ses paroles lui revinrent en écho.

Quelque part, dans l’ombre de la charpente, des battements d’ailes résonnèrent. Des hirondelles, ou des rouilleaux d’étable qui avaient trouvé un passage, depuis l’extérieur.

— Je pense que tout va bien.

Ils entrèrent à leur tour, et restèrent plantés à un moment, contemplant le décor dans un silence fasciné. Seul l’ami à quatre pattes de Jake ne parut pas impressionné. Ote profitait de cette pause pour se faire un brin de toilette, d’abord le flanc gauche, puis le droit. Toujours assise sur sa table roulante en inox, Susannah finit par prendre la parole.

— Je vais vous dire, j’en ai vu, du pays, mais un truc pareil, jamais.

Les autres étaient dans le même cas. Cette pièce gigantesque était bondée de Loups qui semblaient suspendus en plein vol. Certains portaient leur cape verte à capuche à la Dr Doom[16], d’autres pendaient là, seulement vêtus de leur armure métallique. Certains étaient décapités, à d’autres il manquait un bras ou une des deux jambes. Leurs visages gris acier découvraient toujours les dents en un rictus plus ou moins hostile, selon l’éclairage. Un amas de capes vertes et de gants dépareillés jonchait le sol. Et à une quarantaine de mètres (la pièce dans sa totalité devait mesurer environ deux cents mètres de long) se trouvait un seul et unique cheval gris, allongé sur le dos, les jambes dressées à angle droit vers le plafond. Il n’avait plus de tête. De son cou émergeait un entrelacs de fils électriques gainés de jaune, de vert et de rouge.

C’est avec précaution qu’ils emboîtèrent le pas à Ote, qui traversait la pièce en trottinant, sans paraître s’inquiéter le moins du monde. En roulant, la table métallique faisait ici un vrai vacarme, qui résonnait comme un écho sinistre. Susannah gardait le nez en l’air. À cause du manque de lumière, dans ce lieu qui avait dû briller autrefois de mille feux, elle avait d’abord cru que les Loups flottaient, maintenus par un système d’apesanteur quelconque. Puis ils débouchèrent sur une zone mieux éclairée, et elle aperçut les câbles.

— C’est ici qu’ils devaient les réparer, dit-elle. Enfin, s’il restait quelqu’un pour s’en charger.

— Et c’est sans doute là-bas qu’ils rechargeaient leurs batteries, suggéra Eddie en désignant du doigt une série de renfoncements, le long du mur du fond, qu’ils commençaient à voir plus distinctement.

Dans certains se tenaient des Loups, droits comme des i. D’autres stalles étaient vides, et on apercevait des prises alignées.

Soudain, Jake éclata de rire.

— Quoi ? demanda Susannah. Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien. C’est juste que…

Son rire repartit de plus belle, un son fabuleusement jeune dans cette pièce macabre.

— C’est juste qu’on dirait des types dans le métro, alignés devant les cabines téléphoniques, en train d’appeler le bureau, ou leur petite femme.

Eddie et Susannah y réfléchirent quelques instants, puis éclatèrent de rire à leur tour — Roland en déduisit donc que Jake devait avoir raison. Après tout ce qu’ils avaient traversé, plus rien ne le surprenait. C’est d’entendre l’enfant rire qui lui réchauffa le cœur. Il était normal que Jake pleure la perte du Père, mais il était bon de constater qu’il savait encore rire. Très bon, assurément.

3

La porte qu’ils cherchaient se situait à gauche des alcôves de rechargement. Ils reconnurent tous le sigleu avec le nuage et l’éclair, le même que celui du mot laissé par « R.F. » au dos d’une page du Zonzon Quotidien d’Oz, mais cette porte était très différente de celles qu’ils avaient rencontrées jusqu’ici. Mis à part le sigleu, elle était entièrement utilitaire. Sous la couche de peinture verte, on voyait qu’elle était en acier, non pas en bois de fer ou en bois fantôme, plus lourd. Elle était encastrée dans un montant gris, en acier lui aussi, doté de part et d’autre de raccordements électriques isolés, épais comme une cuisse. Ils couraient vraisemblablement dans l’un des murs. De derrière ce mur montait un grondement sourd qu’Eddie crut reconnaître.

— Roland, dit-il à voix basse. Tu te rappelles le Portail du Rayon auquel on est arrivés, presque au début de notre voyage ? Avant même que Jake rejoigne notre joyeuse bande ?

Roland acquiesça.

— Quand on a abattu les petits Gardiens. L’escorte de Shardik. Ceux qui avaient survécu.

Eddie confirma d’un signe de tête.

— J’ai posé l’oreille contre cette porte, pour écouter. Et j’ai pensé : « Tout est silence dans les corridors de la mort. Ce sont les corridors de la mort, où les araignées tissent leur toile et où les grands circuits se taisent, l’un après l’autre. »

Il l’avait récité à voix haute, mais Roland ne fut pas surpris qu’Eddie ne se le rappelle pas. Il avait été hypnotisé, ou presque.

— À l’époque, on était à l’extérieur, poursuivit Eddie. Mais plus maintenant. Maintenant on est à l’intérieur.

Il désigna la porte ouvrant sur Tonnefoudre, puis du doigt retraça le parcours des gros câbles.

— Le système qui alimente ce truc-là ne m’a pas l’air bien en point. Si on doit s’en servir, je suggère qu’on le fasse tout de suite. La porte pourrait se refermer pour de bon à n’importe quel moment, et qu’est-ce qu’on fera ?

— Il faudra appeler Nouvelles Frontières, fit Susannah d’un air rêveur.

— Je ne crois pas, non. On se retrouvera cuits… comment tu dis, Roland ?

— Cuits comme un cochon dans le four à houblon. « Ce sont les chambres de la ruine. » Tu as dit ça, aussi. Tu t’en souviens ?

— Je l’ai dit ? À voix haute ?

— Si fait, dit le Pistolero en les menant à la porte.

Il tendit le bras, toucha le bouton, puis retira la main.

— C’est chaud ? demanda Jake.

Roland secoua la tête.

— Électrifié ? suggéra Susannah.

Le Pistolero secoua de nouveau la tête.

— Alors vas-y, tente le coup, lança Eddie. Allons guincher un coup.

Ils s’agglutinèrent derrière Roland. Eddie avait de nouveau hissé Susannah sur sa hanche et Jake avait pris Ote dans ses bras. Son éternel sourire aux lèvres, le bafouilleux haletait. Ses yeux cerclés d’or scintillaient comme de l’onyx poli.

— Et qu’est-ce qu’on fait…

Si elle est verrouillée, avait l’intention d’ajouter Jake, mais avant qu’il en ait eu le temps, Roland saisit le bouton de la main droite (il tenait son pistolet dans la gauche) et tira, ouvrant la porte. Derrière le mur, les machines passèrent à la vitesse supérieure, dans un grondement presque désespéré. Jake crut renifler une odeur de brûlé. Il était en train de se dire qu’il se faisait sans doute des idées, quand certains des ventilateurs suspendus au-dessus d’eux se mirent à tourner. Ils étaient aussi bruyants que des bombardiers sur la piste de décollage, dans un film sur la Seconde Guerre mondiale, et les cinq compagnons sursautèrent. Susannah porta même la main à sa tête, comme pour se protéger d’une éventuelle chute d’objets.

— Allons, fit sèchement Roland. Dépêchons.

Il franchit la porte sans un regard en arrière. Pendant la seconde où il se trouvait entre les deux côtés, il eut l’air brisé en deux morceaux. Derrière le Pistolero, Jake aperçut une vaste pièce lugubre, bien plus spacieuse encore que l’aire de ravitaillement. Et des raies argentées qui s’entrecroisaient, comme des rayons de lumière vive.

— Allez, Jake, dit Susannah. À ton tour.

Jake inspira profondément et franchit le pas. Il ne ressentit pas de turbulence, comme celle qu’il avait éprouvée dans la Grotte des Voix. Pas de carillon non plus. Il ne partit pas vaadasch, pas même une seconde. Au lieu de quoi il eut la sensation monstrueuse qu’on le retournait littéralement, et il fut pris d’assaut par la nausée la plus violente qu’il ait connue de sa vie. Il bascula en avant, et ses genoux se dérobèrent sous lui. La seconde d’après il était par terre. Ote fut éjecté de ses bras. Jake s’en rendit à peine compte. Il fut pris de haut-le-cœur. À quatre pattes à côté de lui, Roland était dans le même état. Près d’eux monta le teuf-teuf d’un moteur et le ding-ding-ding insistant d’une cloche, et une voix dans un haut-parleur.

Jake tourna la tête, s’apprêtant à dire à Roland qu’il comprenait maintenant pourquoi on envoyait des robots par cette foutue porte, mais il dut d’abord vomir. Les restes de son dernier repas vinrent décorer le ciment craquelé d’un amas fumant.

Il entendit Susannah hurler :

— Non ! Non ! d’une voix affolée. Repose-moi ! Eddie, repose-moi, je t’en prie, avant que je…

Elle fut interrompue par des jappements violents. Eddie réussit à la poser sur le sol en béton avant de se retourner pour se joindre au Chœur des Dégueulis.

Ote tomba sur le côté, toussa d’une voix rauque, puis se remit sur pattes. Il avait l’air assommé et désorienté… ou peut-être Jake projetait-il seulement sur le bafouilleux ce qu’il ressentait lui-même.

La nausée commençait quelque peu à s’estomper quand il perçut l’écho de bruits de pas. Trois hommes accouraient vers eux, vêtus de jeans, de chemises en batiste bleues et de drôles de chaussures faites maison. En tête venait un homme âgé avec une tignasse blanche échevelée. Tous trois tendaient les mains en l’air.

— Pistoleros ! s’écria l’homme à cheveux blancs. Vous êtes des pistoleros ? Si oui, ne tirez pas ! Nous sommes de votre côté !

Roland, qui n’avait pas l’air en état de tirer sur qui que ce soit (encore que, je ne parierais pas là-dessus, se dit Jake), essaya de se relever, y parvint presque, puis dut remettre un genou en terre pendant qu’un nouveau haut-le-cœur le secouait. L’homme à cheveux blancs le saisit par le poignet et le hissa debout sans cérémonie.

— Ces nausées sont atroces, reconnut le vieillard, je suis bien placé pour le savoir. Heureusement, ça passe rapidement. Il faut que vous veniez avec nous, tout de suite. Je sais que vous n’en avez pas franchement envie, mais vous voyez, il y a une alarme dans le bureau du ki’-dam, et…

Il s’interrompit net. Ses yeux, presque aussi bleus que ceux de Roland, s’écarquillèrent. Même dans la pénombre, Jake vit le visage du vieil homme devenir blanc comme un linge. Ses amis l’avaient rejoint, mais il ne parut pas le remarquer. C’était Jake Chambers qu’il dévisageait ainsi.

— Bobby ? fit-il à voix tellement basse que c’était ; peine un murmure. Mon Dieu, tu es bien Bobby Garfield ?

CHAPITRE 5 Steek-Tete

1

Les compagnons de l’homme à chevelure blanche étaient beaucoup plus jeunes que lui (Roland aurait même dit de l’un d’eux qu’il sortait à peine de l’adolescence), et tous deux avaient l’air absolument terrifiés. Terrifiés à l’idée de se faire descendre par erreur, bien sûr — c’est pourquoi ils s’étaient précipités vers eux, les mains en l’air —, mais aussi terrifiés par autre chose, parce qu’ils devaient avoir compris à présent qu’ils n’allaient pas se faire assassiner à main levée.

Le doyen du groupe eut comme un spasme qui le fit sursauter, et l’extirpa de ses pensées intimes.

— Bien sûr que non, tu n’es pas Bobby Garfield, murmura-t-il. Pour commencer, tu n’as pas la bonne couleur de cheveux… et…

— Ted, il faut qu’on se barre d’ici, lança le plus jeune des trois sur un ton d’urgence. Et je veux dire imediatamente.

— Oui, acquiesça le vieux, sans pourtant quitter Jake des yeux.

Il se passa la main sur les yeux (il fit penser à Eddie à un médium de fête foraine s’apprêtant à faire son tour), puis reprit une contenance normale.

— Oui, bien sûr.

Il se tourna vers Roland.

— Vous êtes le dinh ? Roland de Gilead ? Roland de la lignée d’Eld ?

— Oui, je… commença Roland, puis il bascula en avant dans un nouveau haut-le-cœur.

Il ne sortit de sa gorge qu’un long filet de salive argenté. Il avait déjà restitué sa part de soupe et de sandwich à la Nigel. Il porta ensuite un poing légèrement tremblant à son front en guise de salut, et articula :

— Oui. Vous avez l’avantage sur moi, sai.

— Peu importe, répondit l’homme aux cheveux blancs. Voulez-vous venir avec nous ? Vous et votre ka-tet ?

— Pour sûr, dit Roland.

Derrière lui, Eddie se pencha pour vomir une nouvelle fois.

— Bon Dieu ! s’exclama-t-il d’une voix entrecoupée. Moi qui pensais que voyager en car était ce qu’il y avait de pire ! À côté, traverser le pays en Greyhound, ce serait comme… comme…

— Comme une cabine en première à bord du Queen Mary, compléta Susannah d’une toute petite voix.

— Allez ! reprit le plus jeune d’une voix impatiente. Si la Fouine est en route avec toute sa clique de tahines, il sera là dans cinq minutes !

— Oui, répéta l’homme à toison blanche. Il faut vraiment y aller, monsieur Deschain.

— Passez devant, dit Roland. Nous vous suivons.

2

Ils ne débouchèrent pas dans une gare ferroviaire, mais plutôt dans une sorte de gigantesque gare de triage couverte. Les raies argentées que Jake avait aperçues se révélèrent être des rails qui s’entrecroisaient, au moins soixante-dix paires distinctes. Sur quelques-uns, de gros moteurs boudinés automatisés allaient et venaient, accomplissant des tâches devenues obsolètes depuis des siècles. L’un d’eux poussait un wagon plat rempli de poutrelles rouillées. Un autre se mit à brailler d’une voix synthétique : « Un Camka-A est demandé au Port numéro 9. Camka-A au Port numéro 9, s’il vous plaît. »

Jouer aux échasses sauteuses sur la hanche d’Eddie commençait à redonner le mal de mer à Susannah, mais elle avait attrapé l’impatience contagieuse du vieillard aussi sûrement qu’un rhume. Et maintenant elle savait ce qu’étaient les tahines : des créatures monstrueuses à corps d’homme et à tête d’oiseau ou de bête sauvage. Elles lui rappelaient ces trucs dans les tableaux de Bosch, Le Jardin des Délices.

— Trésor, il va peut-être falloir que je revomisse, dit-elle. Mais ne t’avise pas de ralentir, si ça me prend.

Eddie émit un grognement qu’elle prit pour une réponse affirmative. Elle voyait la sueur perler sur la peau pâle du jeune homme et en était désolée pour lui. Il était aussi nauséeux qu’elle. Maintenant elle savait l’effet que ça faisait, de passer par un système scientifique de téléportation qui aurait bien eu besoin de deux ou trois réglages. Elle se demanda si elle se sentirait un jour capable de renouveler l’expérience, si elle le devait.

Jake leva les yeux et vit un toit constitué de millions de panneaux de formes et de tailles différentes : c’était comme regarder une mosaïque de céramique peinte d’un gris uniforme. Puis un oiseau voleta à travers l’un des panneaux, et Jake comprit qu’il ne s’agissait pas d’ardoises mais de plaques de verre, dont certaines étaient brisées. La couleur gris foncé était vraisemblablement celle du monde extérieur, à Tonnefoudre. Comme une éclipse permanente, se dit-il avec un frisson. À ses côtés, Ote eut une nouvelle quinte rauque, puis se remit à trottiner, en secouant la tête.

3

Ils passèrent devant une poignée de machines échouées — des générateurs, à première vue — puis pénétrèrent dans un labyrinthe de wagons disposés pêle-mêle, très différents de ceux tractés par Blaine le Mono. Certains rappelèrent à Susannah les trains de banlieue qu’elle aurait pu apercevoir à la gare de Grand Central, dans son New York de 1964. Et comme pour confirmer cette impression, elle remarqua que l’un d’eux portait l’inscription VOITURE-BAR sur le côté. Pourtant d’autres semblaient bien plus anciens que celui-là, faits non pas de chrome brossé mais d’acier noir et ornés de rivets, le genre de wagon passagers qu’on verrait dans un vieux western, ou dans une série télé comme Maverick[17]. Sur le côté se tenait un robot avec des câbles jaillissant de son cou tous azimuts. Sous le bras, il portait sa tête — affublée d’un képi vert avec un écusson CONDUCTEUR DE CLASSE A.

Susannah tenta d’abord de garder en mémoire leur itinéraire dans ce labyrinthe, puis décida qu’elle avait mieux à faire de son énergie. Ils finirent par déboucher à une quinzaine de mètres d’une cabane à murs de bardeaux, portant l’inscription allitérative CARGAISON/BAGAGES ÉGARÉS, au-dessus de la porte. Ils en étaient séparés par une chape de béton craquelé jonchée de wagons abandonnés, de pièces détachées de grues empilées, ainsi que de deux Loups morts. Non, corrigea Susannah, de trois. Le troisième s’appuyait contre le mur dans la pénombre, juste au coin de la cabane CARGAISON/BAGAGES ÉGARÉS.

— Allons-y, fit le vieil homme à tignasse blanche, on n’est plus très loin. Mais il faut se dépêcher, parce que si les tahines de la Maison des Cœurs Brisés nous rattrapent, ils vous tueront.

— Ils nous tueront, nous aussi, intervint le plus jeune des trois.

D’un geste de la main, il balaya les cheveux qui lui tombaient sur le visage.

— Nous tous, sauf Ted. Ted est le seul d’entre nous à être indispensable. Mais il est trop modeste pour le dire.

Au-delà de la cabane CARGAISON/BAGAGES ÉGARÉS se trouvait le BUREAU DE CHARGEMENT (ce qui parut assez logique à Susannah, finalement). Le type à cheveux blancs essaya d’ouvrir la porte, mais elle était verrouillée. Ce qui parut plus le réjouir que l’affecter.

— Dinky ? fit-il.

Dinky était apparemment le plus jeune des trois. Il saisit le bouton de porte et Susannah entendit un craquement sec, à l’intérieur. Dinky recula. Lorsque Ted essaya de nouveau, la porte s’ouvrit sans peine. Ils pénétrèrent dans un bureau sombre, coupé en deux par un comptoir haut. Dessus était posé un carton qui pour un peu aurait rendu Susannah nostalgique : PRENEZ UN NUMÉRO ET ATTENDEZ.

Lorsque la porte fut refermée, Dinky saisit de nouveau le bouton. Un autre claquement sec résonna.

— Vous venez de la reverrouiller, constata Jake.

Il avait pris un air accusateur, mais un sourire lui était monté aux lèvres, et son visage reprenait des couleurs.

— Pas maintenant, s’il vous plaît, dit l’homme à cheveux blancs — Ted. Pas le temps. Suivez-moi, je vous prie.

Il fit basculer un segment du comptoir et les conduisit de l’autre côté. Derrière se trouvait une sorte de bureau contenant deux robots qui avaient l’air morts depuis longtemps, et trois squelettes.

— Mais pourquoi diable est-ce qu’on n’arrête pas de trouver des os partout ? s’exclama Eddie.

Lui aussi se sentait mieux et ne faisait que penser à voix haute, n’espérant pas vraiment une réponse. Il en reçut pourtant une. De Ted.

— Vous avez entendu parler du Roi Cramoisi, jeune homme ? Oui, bien sûr que oui. Je crois qu’à une époque il a recouvert toute cette partie du monde de gaz toxique. Pour rire, sans doute. Il a tué presque tout le monde. Et ces ténèbres en sont le résultat. Il est fou, bien sûr. C’est en partie le problème. Par ici.

Il leur fit franchir une porte marquée privé, qui ouvrait sur une pièce qui avait dû autrefois faire office de bureau pour un grand ponte du monde merveilleux des expéditions et des cargaisons. Susannah vit des traces sur le sol, suggérant que quelqu’un était venu sur les lieux récemment. Peut-être ces trois hommes eux-mêmes. Sous une couche de vingt centimètres de poussière poilue pointait un bureau, flanqué de deux chaises et d’un canapé. Derrière le bureau, une fenêtre. Des stores devaient autrefois l’obstruer, mais ils s’étaient écroulés par terre, révélant une vue aussi inhospitalière que fascinante. Les terres au-delà de la Gare de Tonnefoudre rappelaient les étendues plates et désertes sur les rives de la Whye, en plus rocailleuses et encore plus lugubres.

Et en plus sombres, bien sûr.

Des rails (sur lesquels reposaient des trains immobilisés pour l’éternité) rayonnaient en étoile comme une toile d’araignée métallique. Au-dessus, un ciel gris ardoise semblait s’affaisser sur eux, pour un peu ils auraient pu le toucher. Entre ciel et terre, l’air était étrangement épais. Susannah se rendit compte qu’elle plissait les yeux pour y voir mieux, bien qu’il n’y eût ni brume ni brouillard.

— Dinky ? fit l’homme à cheveux blancs.

— Oui, Ted.

— Qu’as-tu laissé comme surprise à notre ami la Fouine ?

— Un drone d’entretien, répondit Dinky. Ça fera comme s’il avait réussi à dégoter la porte de Fedic, déclenché l’alarme, et s’était fait griller sur les rails tout au bout de la gare de triage. Il y en a quelques-uns qui sont encore chauds. On voit des oiseaux morts tout le temps, dans les parages, grillés comme des chips, mais même un gros rouilleau suffirait pas à déclencher l’alarme. Tandis qu’un drone… je suis presque certain qu’il va gober l’histoire. Pas folle, la Fouine, mais ça sera très crédible.

— Bien. C’est très bien. Regardez là-bas, pistoleros.

Du doigt, Ted leur indiqua un promontoire rocheux et escarpé, à l’horizon. Susannah le vit sans peine ; au milieu de ce décor de ténèbres, tous les horizons paraissaient proches. Elle ne nota rien de remarquable, pourtant, rien que des plis d’ombre sur de l’ombre, et des pentes stériles de cailloux éboulés.

— C’est Can Steek-Tete.

— La Petite Aiguille, décoda Roland.

— Excellente traduction. C’est là que nous allons.

Susannah sentit ses espoirs s’effondrer. Cette montagne — ou peut-être appelait-on ce genre d’excroissance une butte — devait se trouver à dix ou quinze kilomètres. À la limite de leur champ de vision, en tout cas. Eddie et Roland et les deux plus jeunes de la bande de Ted ne pourraient pas la porter si loin, du moins elle ne le croyait pas. Et comment savoir s’ils pouvaient faire confiance à ces hommes, de toute façon ?

D’un autre côté, a-t-on vraiment le choix ? se demanda-t-elle.

— Nous n’aurons pas à vous porter, lui dit Ted, mais Stanley aura besoin de votre aide. Nous joindrons les mains, comme pour une séance de spiritisme. Je vous demanderai à tous de visualiser cet amas rocheux, quand nous passerons. Et de garder ce nom bien clair dans votre esprit : Steek-Tete, la Petite Aiguille.

— Ouaouh, ouaouh, fit Eddie.

Ils approchaient d’une nouvelle porte, ouvrant sur un placard, celle-ci. Des cintres métalliques et une vieille veste rouge étaient suspendus à l’intérieur. Eddie agrippa Ted par l’épaule et le fit pivoter.

— Quand nous passerons quoi ? Où ? Parce que si c’est une porte comme la dernière qu’on a…

Ted leva les yeux vers Eddie — les leva vraiment, car Eddie était plus grand que lui — et Susannah fut témoin d’une chose incroyable et consternante. Les yeux de Ted eurent l’air de trembler dans leurs orbites. Une seconde plus tard, elle comprit ce qui se passait réellement : les pupilles du vieillard se dilataient et rétrécissaient à un rythme rapide et dérangeant. Comme si elles n’arrivaient pas à déceler s’il faisait clair ou sombre, dans la pièce.

— Ce n’est pas du tout une porte qu’il nous faudra franchir, du moins pas du genre de celles que vous connaissez déjà. Il va falloir me faire confiance, jeune homme. Écoutez.

Tous se turent, et Susannah entendit le grondement de moteurs à l’approche.

— C’est la Fouine, leur annonça Ted. Accompagnée de tahines, sans doute, au moins quatre, peut-être même une demi-douzaine. S’ils nous surprennent ici, Dink et Stanley mourront certainement. Ils n’auront même pas besoin de nous prendre, nous surprendre suffira. Nous risquons notre vie, pour vous. Ce n’est pas un jeu, aussi je vous demande d’arrêter de poser des questions, et de me suivre !

— Nous vous suivrons, dit Roland. Et nous penserons à la Petite Aiguille.

— Steek-Tete, renchérit Susannah.

— Et vous ne serez plus malades, intervint Dinky. Promis.

— Dieu merci, lâcha Jake.

— Dieu-assis, acquiesça Ote.

Pour sa part, Stanley, le troisième membre de la bande de Ted, ne pipa mot.

4

Ce n’était qu’un placard, et un placard de service, avec ça — étroit, et sentant le moisi. La vieille veste rouge était ornée d’une barrette de cuivre sur la poche de poitrine, avec l’inscription CHEF DE CHARGEMENT. Stanley les conduisit au fond, où ils se heurtèrent à un mur aveugle. Des portemanteaux tintinnabulèrent. Jake dut faire attention de ne pas marcher sur Ote. Il avait toujours eu une petite tendance à la claustrophobie, et il sentait les doigts grassouillets de Madame Panique lui caresser la nuque, d’un côté puis de l’autre. Les Rizas s’entrechoquaient doucement dans leur sac. Sept personnes et un bafou-bafouilleux s’entassant dans un placard de service abandonné ? De la folie furieuse. Il entendait toujours le grondement des moteurs. Menés par la Fouine.

— Joignez les mains, murmura Ted. Et concentrez-vous.

— Steek-Tete, répéta Susannah, mais cette fois avec une pointe de doute, sembla-t-il à Jake.

— Petite Aigui… commença Eddie, puis il s’arrêta net.

Le mur aveugle au fond du placard avait disparu. À sa place était apparue une petite clairière cernée par des rochers d’un côté, et par un flanc de colline broussailleux et à pic de l’autre. Jake aurait parié qu’il s’agissait de Steek-Tete, et si c’était là une issue à cet espace confiné, il s’en trouvait ravi.

Stanley émit un petit grognement de douleur ou d’effort, peut-être des deux. L’homme avait les yeux fermés, et des larmes perlaient sous ses paupières.

— Maintenant, fit Ted. Fais-nous passer, Stanley.

Se tournant vers les autres, il ajouta :

— Et aidez-le, si vous le pouvez ! Aidez-le, au nom de vos pères !

Jake essaya de fixer une image de l’amas rocheux que Ted leur avait montré, à travers la fenêtre du bureau. Ce faisant, il s’avança, la main dans celle de Roland devant lui, et dans celle de Susannah, derrière. Il sentit un courant d’air froid sur sa peau voilée de sueur et posa le pied sur la pente rocailleuse de Steek-Tete, à Tonnefoudre, avec une pensée fugitive pour M. C.S. Lewis, et pour l’armoire merveilleuse qui menait à Narnia[18].

5

Ce n’est pas à Narnia qu’ils se retrouvèrent.

Il faisait froid, à flanc de coteau, et bientôt Jake se mit à frissonner. En regardant par-dessus son épaule, il ne vit nulle trace du portail par lequel ils étaient passés. L’air était dim et il y flottait des relents âcres et pas particulièrement plaisants, une odeur de pétrole. Une petite grotte apparaissait dans un repli de la pente rocheuse (encore une sorte de placard) et Ted alla y chercher un tas de couvertures et un bidon qui se révéla rempli d’eau au goût prononcé d’alcali. Jake et Roland se drapèrent chacun d’une couverture simple. Eddie en prit deux et les enroula autour de Susannah et lui. Jake, qui essayait d’empêcher ses dents de se mettre à claquer (s’il laissait faire, il serait impossible de s’arrêter), enviait ces deux-là de pouvoir partager leur chaleur.

Dink s’était couvert lui aussi, mais ni Ted ni Stanley ne semblaient souffrir du froid.

— Regardez, en bas, dit Ted à Roland et aux autres.

Il pointait le doigt en direction de la toile d’araignée tissée par les rails. Jake apercevait le vaste toit en verre de la gare de triage, ainsi qu’une structure à toit vert, d’environ six cents mètres de long, à côté. Les rails partaient en étoile, tous azimuts. La Gare de Tonnefoudre, s’émerveilla-t-il. Là où les Loups mettaient les enfants kidnappés dans le train, et les envoyaient le long du Sentier du Rayon, jusqu’à Fedic. Là aussi qu’ils les ramenaient après qu’ils avaient été crânés.

Après tout ce qu’il avait traversé, il était difficile pour Jake de croire qu’ils se trouvaient là, à une dizaine de kilomètres, seulement deux minutes plus tôt. Il soupçonnait qu’ils avaient tous joué un rôle, tous contribué à maintenir le portail ouvert, mais que c’était le dénommé Stanley qui l’avait créé. Il lui trouvait à présent le visage pâle et l’air fatigué, presque lessivé. Il vacilla même, et Dink (surnom malheureux s’il en était, de l’avis de Jake)[19] le rattrapa par le bras et l’aida à se redresser. Stanley ne parut pas s’en rendre compte. Il contemplait Roland avec une sorte d’admiration effrayée.

Il n’y a pas que ça, se dit Jake. Et ce n’est pas exactement de la peur non plus. C’est quelque chose d’autre. Mais quoi ?

Aux abords de la gare ils tombèrent sur deux buckas à moteur avec de gros pneus ballons — des tout-terrain. Jake en déduisit que c’étaient ceux de la Fouine (qui que fût ce personnage) et de ses potes tahines.

— Comme vous aurez pu le déduire, leur raconta Ted, il y a une alarme dans le bureau du Surveillant du Devar-Toi. Dans le bureau du gardien, si vous préférez. Elle se déclenche dès que quelqu’un ou quelque chose utilise la porte entre l’aire de chargement de Fedic et cette gare là-bas…

— Je crois que le terme que vous avez employé pour le désigner, dit Roland sur un ton sec, n’était ni surveillant ni gardien, mais ki’-dam.

Dink eut un petit rire.

— Ça c’est bien observé, mon pote.

— Que signifie ki’-dam ? demanda Jake, bien qu’il en eût une petite idée.

Il y avait cette expression des gens de La Calla : boîte-tête, boîte-cœur, et boîte-raclée, ou ki’boîte. Ce qui signifiait, de haut en bas, les processus de pensée, les émotions, et les fonctions intestinales. Les fonctions animales, en d’autres termes. Ki’boîte pouvait se traduire grossièrement par boîte à merde, si on était d’humeur vulgaire.

Ted haussa les épaules.

— Ki’-dam veut dire cerveau-de-merde. C’est le surnom que Dinky a trouvé à sai Prentiss, le Maître Devar. Mais tu le savais déjà, non ?

— Sans doute, acquiesça Jake. En quelque sorte.

Ted l’observa longuement et lorsque Jake put nommer cette expression sur son visage, il identifia plus facilement celle de Stanley, alors qu’il dévisageait Roland. Non pas avec peur, mais avec fascination. Jake avait la nette impression que Ted pensait encore à la ressemblance frappante entre lui et un garçon du nom de Bobby, et il était presque certain que Ted savait qu’il possédait le don de shining. Quelle était la source de la fascination de Stanley ? Peut-être Jake exagérait-il un peu les choses. Peut-être Stanley était-il seulement impressionné de voir un pistolero en chair et en os.

De but en blanc, Ted se détourna de Jake et s’adressa à Roland.

— Maintenant, regardez par là, dit-il.

Ouaouh ! s’exclama Eddie. Mais qu’est-ce que c’est, bon sang ?

Susannah était aussi amusée que stupéfaite. Ce que Ted leur montrait lui rappelait l’épopée biblique de Cecil B. DeMille, Les Dix Commandements, notamment la scène où Moïse faisait s’ouvrir la Mer Rouge, qui ressemblait à s’y méprendre à de la gelée de fruits, et Dieu qui parlait dans le buisson ardent avec la voix de Charles Laughton. Quoi qu’il en soit c’était bel et bien stupéfiant. Dans le genre effets-spéciaux-ringards-fabriqués-à-Hollywood, évidemment.

Ce qu’ils virent, c’est un unique éclair, rebondi et magnifique, jaillissant à pic d’une trouée dans les nuages ventrus. Il déchirait l’air étrangement sombre comme un projecteur et venait éclairer une enceinte située à quelque dix kilomètres de la Gare de Tonne foudre. Et « quelque dix kilomètres » était réellement l’appréciation la plus précise qu’on pût donner, car il n’y avait plus dans ce monde ni nord ni sud, en tout cas ni nord ni sud sur lesquels on pût compter. Il n’y avait plus désormais que le Sentier du Rayon.

— Dinky, il y a une paire de jumelles dans…

— La grotte du bas, c’est ça ?

— Non, je les ai remontées, la dernière fois que nous sommes venus ici, répondit Ted en prenant soin de ne pas perdre patience. Elles sont sur le tas de cageots, juste à l’entrée. Va les chercher, s’il te plaît.

Eddie remarqua à peine cette petite scène secondaire, tant il était charmé (et fasciné) par cet unique et formidable rayon de soleil, venant illuminer un pan de terre verdoyant et joyeux, aussi improbable dans ce désert obscur et stérile que… eh bien, que Central Park pour des touristes du Midwest lors de leur première visite à New York.

Il apercevait des immeubles ressemblant à des dortoirs de lycée — des chouettes dortoirs — et d’autres qui avaient l’air de vieux manoirs confortables, avec de grandes étendues de pelouse, à leurs pieds. À l’extrémité de la zone éclairée par le rayon de soleil apparaissait ce qui ressemblait à une rue bordée de boutiques. La parfaite petite rue principale d’une bourgade américaine typique, à un détail près : dans toutes les directions, elle se heurtait au désert sombre et rocailleux. Il aperçut quatre tours de pierre, dont les murs étaient joliment recouverts de lierre. Non, il en dénombra six, à bien y regarder. Les deux autres disparaissaient presque complètement derrière des bouquets de vieux ormes gracieux. Des ormes en plein désert !

Dink revint avec une paire de jumelles qu’il tendit à Roland, qui secoua la tête.

— Il ne faut pas lui en vouloir, glissa Eddie. Ses yeux… eh bien, disons seulement qu’ils sont différents. Mais je ne dirais pas non à un petit coup d’œil, personnellement.

— Moi non plus, renchérit Susannah.

Eddie lui donna les jumelles.

— Honneur aux dames.

— Non, vraiment, je…

Arrêtez, grogna presque Ted. Notre temps est compté, et nous prenons des risques énormes. Ne gaspillez pas le premier et n’accroissez pas les seconds, si vous le voulez bien.

Susannah se sentit heurtée, mais retint sa réplique. Elle préféra prendre les jumelles, les porta à ses yeux et les régla. Ce qu’elle vit ne fit que confirmer cette impression qu’elle observait un parfait petit campus universitaire se fondant harmonieusement dans le village voisin. Pas de tensions et d’incompréhensions, ici, je parie, se dit-elle. Je suis sûre qu’Ormeville et la Fac des Briseurs s’entendent comme le pain et la confiture, comme Abbott et Costello, comme cul et chemise. À chaque fois qu’il y avait une nouvelle de Ray Bradbury dans le Saturday Evening Post, elle le repliait pour la placer en première page, elle adorait Bradbury, et ce qu’elle voyait dans ces jumelles lui faisait penser à Greentown, ce village d’Illinois déserté et idéalisé, chez cet auteur[20]. Le genre d’endroits où les adultes s’asseyaient sous la véranda dans des rocking-chairs, à boire de la limonade tandis que les gamins jouaient à s’attraper à la lampe de poche, dans le crépuscule estival grouillant d’insectes et de lucioles. Et le campus à côté ? Pas d’alcool, là-bas, en tout cas pas de débordements. Pas de joints ou de barbituriques ou de rock’n’roll, non plus. C’était le genre d’endroit où les filles disaient bonsoir aux garçons d’un chaste et ardent baiser sur la joue, trop heureuses de rentrer à l’heure, pour ne pas faire mauvaise impression auprès de la surveillante du dortoir. Un endroit où le soleil brillait tout le jour, où Perry Como et les Andrews Sisters passaient à la radio, et où personne ne soupçonnait qu’ils vivaient tous dans les ruines d’un monde qui avait changé.

Si, se dit-elle froidement. Certains d’entre eux le savent. C’est pour ça que ces trois-là se sont pointés à notre rencontre.

— C’est le Devar-Toi, fit Roland d’une voix monocorde — ce n’était pas une question.

— Ouais, fit Dinky. Ce bon vieux Devar-Toi.

Il se tenait près de Roland, et tendait le bras en direction d’une grande bâtisse blanche, à côté des dortoirs.

— Vous voyez le truc blanc ? C’est la Maison des Cœurs Brisés, c’est là que vivent les can-toi. Ted les appelle les hommes de l’ombre, les Crapules de bas étage. Ce sont des hybrides humains-tahines. Et eux n’appellent pas cet endroit le Devar-Toi, ils l’appellent Algul Siento, ce qui veut dire…

— Le Paradis Bleu, dit Roland, et Jake comprit subitement pourquoi.

Toutes les bâtisses, à l’exception des tours de pierre, avaient un toit de tuiles bleues. Non pas Narnia, mais le Paradis Bleu. Où une poignée de types s’affairaient à précipiter la fin du monde.

De tous les mondes.

6

— C’est vraiment l’endroit le plus délicieux du monde, du moins depuis la chute du Monde de l’Intérieur, fit remarquer Ted. N’est-ce pas ?

— Ravissant, en effet, acquiesça Eddie.

Il avait au moins un millier de questions, et supposait que Jake et Susannah en avaient au moins autant de leur côté, mais ce n’était pas le moment de les poser. Quoi qu’il en soit, il continua à fixer cette merveilleuse petite oasis d’une cinquantaine d’hectares, au-dessous d’eux. Le seul petit coin de verdure ensoleillé de tout Tonnefoudre. Le seul coin agréable. Et pourquoi pas ? Rien que le meilleur, pour Nos Potes les Briseurs.

Et, malgré lui, une question lui échappa pourtant.

— Ted, pourquoi le Roi Cramoisi veut-il mettre la Tour par terre ? Est-ce que vous le savez ?

Ted lui adressa un regard furtif. Eddie le trouva froid, voire glacial, jusqu’au moment où l’homme esquissa un sourire. Et alors, tout son visage s’illumina. Et il avait laissé tomber ce tour de passe-passe flippant avec ses yeux, et c’était un gros progrès.

— Il est fou, répondit Ted. Complètement cinglé. Il a un petit vélo dans la tête, il fait même des cascades avec. Je ne vous l’avais pas dit ?

Et, sans attendre la réponse d’Eddie :

— Oui, c’est très agréable, ici. Qu’on l’appelle Devar-Toi, la Grande Prison, ou Algul Siento, c’est un vrai bijou.

— Plutôt classe, comme décor, acquiesça Dinky.

Même Stanley jetait sur la petite communauté baignée par le soleil un vague regard d’envie.

— C’est la nourriture qui est exceptionnelle, continua Ted, et le programme change deux fois par semaine, au Cinéma Le Bijou. Et si on ne veut pas aller au cinéma, on peut rapporter des films chez soi, avec les DVD.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Eddie, puis il secoua la tête. Peu importe. Continuez.

Ted haussa les épaules, comme pour dire : Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?

— Le sexe absolument céleste, pour commencer, intervint Dinky. C’est de la simulation, mais ça reste incroyable — je l’ai fait avec Marilyn Monroe, Madonna et Nicole Kidman, le tout dans la même semaine.

Il énumérait les noms avec une sorte de fierté un peu gênée.

— J’aurais pu les prendre toutes en même temps, si j’avais voulu. La seule chose à laquelle on voit qu’elles ne sont pas réelles, c’est quand on leur souffle directement dessus, de près. La partie sur laquelle on souffle, elle… elle disparaît, en quelque sorte. C’est un peu dérangeant.

— Alcool ? Drogue ? demanda Eddie.

— Alcool en quantité limitée, répondit Ted. Si vous êtes féru d’œnologie, par exemple, vous aurez accès à de vraies perles à chaque repas.

— Qu’est-ce que c’est, l’œnologie ? demanda Jake.

— La science du snobisme aviné, trésor, répondit Susannah.

— Si vous arrivez au Paradis Bleu accro à quelque chose, ajouta Dinky, ils vous font décrocher. Gentiment. Les deux ou trois types qui ont joué les durs à cuire dans ce domaine…

Son regard croisa brièvement celui de Ted. Le vieil homme haussa les épaules et fit oui de la tête.

— Ces gars-là, ils ont disparu.

— En réalité, les ignobles n’ont pas besoin de nouveaux Briseurs, dit Ted. Ils en ont largement assez ici pour terminer le travail.

— Combien ? demanda Roland.

— Environ trois cents, fit Dinky.

— Trois cent sept, pour être exact, le corrigea Ted. Nous sommes cantonnés dans cinq dortoirs, même si l’image qu’évoque ce mot n’est pas réaliste. Nous avons nos propres appartements, et autant — ou aussi peu — de contacts avec nos semblables Briseurs que nous le souhaitons.

— Et vous savez ce que vous faites ? demanda Susannah.

— Oui. Même si la plupart ne passe pas beaucoup de temps à y réfléchir.

— Je ne comprends pas pourquoi ils ne se mutinent pas.

— C’est quoi, votre quand, m’dame ? lui demanda Dinky.

— Mon… ?

Puis, comprenant la question :

— 1964.

Il soupira en secouant la tête.

— Alors vous n’avez pas entendu parler de Jim Jones et du Temple du Peuple[21]. Ça s’explique plus facilement, quand on est au courant de ça. Presque un millier de personnes se sont suicidées, dans ce complexe religieux qu’un gars-Jésus de San Francisco avait fondé à Guyana. Ils ont bu du jus de fruits empoisonné dans un baquet, pendant que lui les regardait depuis le perron de sa maison, en leur braillant des histoires sur sa mère, au porte-voix.

Susannah le fixait avec une expression incrédule et horrifiée, et Ted avec une impatience mal camouflée. Il devait pourtant trouver là-dedans quelque chose d’important, car il ne dit mot.

— Presque mille, répéta Dinky. Parce qu’ils étaient perdus, et seuls, et qu’ils croyaient que Jim Jones était leur ami. Parce que — vous pigez — ils n’avaient nulle part où retourner. Et c’est comme ça aussi, ici. Si les Briseurs s’unissaient, ils pourraient créer un marteau mental qui enverrait bouler Prentiss et la Fouine et les tahines et les can-toi à l’autre bout de la galaxie. Au lieu de ça, il n’y a que moi, Stanley, et le grand chouchou des Briseurs, j’ai nommé l’extraordinaire et incontournable Theodore Brautigan de Milford, dans le Connecticut. Diplômé de Harvard en 1920, Club Théâtre, Atelier Débats d’idées, rédacteur de L’Écarlate et — bien sûr ! — Grand Merdeux des Bêta Phi.

— Pouvons-nous nous fier à vous trois ? s’enquit Roland.

Dans sa bouche, cette question paraissait à tort vaine, presque glissée pour meubler la conversation.

— Il le faudra bien, suggéra Ted. Vous n’avez personne d’autre. Et nous non plus.

— Si on était de leur côté, fit remarquer Dinky, vous ne pensez pas qu’on aurait autre chose à se mettre aux pieds que des mocassins faits main, avec des foutus pneus en caoutchouc ? Au Paradis Bleu, on obtient tout ce qu’on veut, sauf quelques trucs de base. Des trucs qu’on ne voit pas forcément comme indispensables, mais qui… eh bien, disons qu’il est plus difficile de décamper quand on n’a rien d’autre que des pantoufles Algul Siento, on va dire ça comme ça.

— J’ai toujours du mal à le croire, dit Jake. Tous ces gens qui travaillent à briser les Rayons, je veux dire. Je ne veux pas vous offenser, mais…

Dinky lui tomba dessus, les poings serrés, un sourire crispé et furieux sur le visage. Ote s’interposa immédiatement, avec un grondement de gorge rauque, les babines retroussées. Ou bien Dinky ne le vit pas, ou bien il n’y prêta aucune attention.

— Ah ouais ? Tu sais quoi, gamin ? Ben ça m’offense. J’suis offensé comme un enculé. Comment tu pourrais savoir ce que ça fait, toi, de passer sa vie à l’extérieur de tout, d’être toujours la risée de tout le monde, d’être éternellement Carrie à ce foutu bal de fin d’année ?

— Qui ? demanda Eddie, mais Dinky était sur sa lancée, et ne lui prêta pas la moindre attention.

— Là, en bas, il y a des types qui ne peuvent ni marcher ni parler. Une nana sans bras. Plusieurs hydrocéphales, ce qui veut dire que leur foutu crâne va jusqu’au New Jersey.

Il tendait les mains de part et d’autre de sa tête, à cinquante centimètres au moins de chaque côté, ce que tous virent comme exagéré. Plus tard, ils devaient découvrir que tel n’était pas le cas.

— Et ce pauvre vieux Stanley, il fait partie de ceux qui ne peuvent pas parler.

Roland jeta un regard en direction du jeune homme, avec son visage blafard et mal rasé, et sa tignasse noire et bouclée. Et le Pistolero eut presque un sourire.

— Moi je crois qu’il sait parler.

Puis, s’adressant directement à l’intéressé :

— Portes-tu le nom de ton père, Stanley ? Je crois que oui.

Stanley baissa la tête et le rouge lui monta aux joues, pourtant il souriait. Et en même temps, il se remit à pleurer.

Est-ce que quelqu’un peut me dire ce qui se passe ici, bon sang ? se demanda Eddie.

Ted se le demandait visiblement, lui aussi.

Sai Deschain, je me demande si je pourrais vous poser une q…

— Non, non, j’implore votre pardon, l’interrompit Roland. Pour l’instant, votre temps est compté, vous nous l’avez dit et nous le sentons tous. Les Briseurs savent-ils comment on les nourrit ? Ce qu’on leur donne à manger, pour accroître leurs pouvoirs ?

Ted s’assit subitement sur un rocher, et se mit à contempler la toile d’araignée argentée des rails, en contrebas.

— C’est lié aux enfants qu’ils amènent à la Gare, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ils ne le savent pas, et je ne le sais pas, affirma Ted de la même voix pesante. Pas vraiment. On nous donne des dizaines de cachets par jour. On en reçoit matin, midi et soir. Certains sont des vitamines. D’autres ont pour but évident de nous maintenir dans un état de docilité. J’ai eu de la chance, j’ai pu purger mon organisme sans séquelles, et celui de Dinky, et celui de Stanley. Seulement… pour que cette purge fonctionne, pistolero, il faut le vouloir, vous comprenez ?

Roland opina de la tête.

— Longtemps je me suis dit qu’ils devaient aussi nous donner une sorte de… je ne sais pas… de stimulant cérébral… mais avec toutes ces pilules, impossible de dire desquelles il s’agit. Celles qui font de nous des cannibales, ou des vampires, ou les deux.

Il marqua une pause, observant le rayon de soleil invraisemblable. Il tendit les mains sur le côté. Dinky prit l’une, Stanley l’autre.

— Regardez ça, conseilla Dinky. Ça vaut le détour.

Ted ferma les yeux. Les deux autres l’imitèrent. Pendant quelques secondes, il n’y eut rien d’autre à regarder que trois hommes surplombant le désert obscur, fixant le rayon de soleil à la Cecil B. DeMille… car ils le regardaient bel et bien, Roland le savait. Même les yeux fermés.

Le rayon clignota. Et pendant l’espace d’une dizaine de secondes, le Devar-Toi se trouva plongé dans les ténèbres ambiantes, ainsi que la Gare de Tonnefoudre, et les pentes de Steek-Tete. Puis cette absurde lueur dorée réapparut. Dinky émit un soupir rauque (mais pas mécontent) et recula, se détachant de Ted. Un instant plus tard, Ted lâcha la main de Stanley et se tourna vers Roland.

— C’est vous qui avez fait ça ? demanda le Pistolero.

— À nous trois, oui, répondit Ted. Mais c’est surtout Stanley. Il est extrêmement puissant, comme émissaire. Une des rares choses qui terrifient Prentiss et les ignobles et les tahines, c’est de perdre leur lumière artificielle. Ce qui arrive de plus en plus souvent, vous savez, et pas seulement parce que nous bidouillons le système. Le système est simplement en train…

Il haussa les épaules.

— … en train de lâcher.

— Comme tout le reste, fit remarquer Eddie.

Ted se tourna vers lui, le visage grave.

— Mais pas assez vite, monsieur Dean. Ce bricolage avec les deux derniers Rayons doit cesser, et vite, sinon il n’y aura plus rien à faire. Dinky, Stanley et moi, nous vous aiderons si nous le pouvons, même si cela signifie tuer tous les autres.

— Pour sûr, fit Dinky avec un sourire vide. Si le Révérend Jim Jones a su le faire, pourquoi pas nous ?

Ted lui adressa un regard réprobateur, puis se tourna de nouveau vers le ka-tet de Roland.

— Il ne sera peut-être pas nécessaire d’en arriver là. Mais si c’est le cas…

Il se leva brusquement et saisit le bras de Roland.

— Sommes-nous des cannibales ? demanda-t-il d’une voix coupante, presque stridente. Avons-nous mangé ces enfants que les Capes Vertes ramènent des Terres Frontalières ?

Roland demeura silencieux. Ted se tourna vers Eddie.

— Je veux savoir.

Eddie ne répondit pas, lui non plus.

— Madame-sai ? tenta Ted, en s’adressant à la femme en appui sur la hanche du jeune homme. Nous sommes disposés à vous aider. Ne m’aiderez-vous donc pas, en me disant ce que je demande ?

— Le savoir changera-t-il quoi que ce soit ? demanda Susannah.

Ted la fixa pendant quelques secondes, puis se tourna vers Jake.

— Tu pourrais vraiment être le jumeau de mon jeune ami. Tu le sais, fiston ?

— Non, mais ça ne me surprend pas. C’est comme ça que ça marche, par ici. Tout… euh… concorde.

— Alors, me diras-tu ce que je veux savoir ? Bobby le ferait, lui.

Pour que tu puisses te bouffer de remords ? pensa Jake. Te bouffer toi-même au lieu de les bouffer, eux ?

Il secoua la tête.

— Je ne suis pas Bobby. Que je lui ressemble tellement n’y change rien.

Ted soupira et hocha la tête.

— Vous faites corps, tous ensemble, et je ne vois pas comment il en serait autrement. Vous êtes ka-tet, après tout.

— Faut qu’on y aille, fit Dink à Ted. On est déjà restés trop longtemps ici. Le problème, c’est pas seulement d’être là à temps pour l’appel ; moi et Stanley, faut encore qu’on gâchaille leur putain de télémètre, pour que quand ils viendront vérifier, Prentiss et la Fouine, ils disent : « Teddy B était présent tout le long. Et Dinky Earnshaw aussi et Stanley Ruiz, aucun problème avec ces gars-là. »

— Oui, acquiesça Ted. J’imagine que tu as raison. Encore cinq minutes ?

Dinky hocha la tête à contrecœur. Le vent leur apporta le son d’une sirène affaibli par la distance, et le jeune homme eut un sourire sincère de stupéfaction, qui découvrit ses dents.

— Ça les contrarie tellement, quand il entre un peu de lumière, quand ils doivent faire face à ce qui les entoure vraiment, à cette version pourrie de l’hiver nucléaire.

Ted mit les mains dans ses poches pendant un moment, regardant ses pieds, avant de lever les yeux vers Roland.

— Il est temps que cesse toute cette… comédie grotesque. Nous reviendrons tous les trois demain, si tout se passe bien. En attendant, il y a une grotte plus spacieuse, environ trente mètres plus bas, sur l’autre versant, de l’autre côté de la Gare de Tonnefoudre et d’Algul Siento. Vous y trouverez de la nourriture, des sacs de couchage, et un réchaud marchant au propane. Ainsi qu’une carte très sommaire de l’Algul. Je vous ai aussi laissé un magnétophone, et un certain nombre de cassettes. Elles ne vous expliqueront sans doute pas tout ce que vous voudrez savoir, mais elles combleront néanmoins quelques blancs. Pour l’instant, contentez-vous de me croire si je vous dis qu’Algul Siento n’est pas aussi charmant qu’il en a l’air. Ces tours recouvertes de lierre sont des miradors. Il y a trois séries de clôtures entourant les lieux, et si on essaie de sortir, la première série vous envoie un avertissement…

— Comme des barbelés, précisa Dink.

— La deuxième vous fiche une torgnole à vous envoyer dans les vapes, poursuivit Ted. Et la troisième…

— Je crois qu’on a compris l’idée, l’interrompit Susannah.

— Et les Enfants de Roderick ? demanda Roland. Ils ont quelque chose à voir avec le Devar, car nous en avons rencontré un en chemin, qui nous l’a dit.

Susannah jeta un regard en direction d’Eddie, en haussant les sourcils. Eddie lui répondit par un regard qui signifiait je te raconterai plus tard. C’était là un instant de communication limpide et sans paroles, le genre d’instants qui sont une évidence, pour ceux qui s’aiment.

— Ces espèces de branleurs, fit Dinky, non sans une pointe de compassion. Ce sont des… comment on les appelle, déjà, dans les vieux films ? Bref, ils ont un traitement de faveur, quoi. Ils vivent dans un petit village, à environ trois kilomètres de la gare, dans cette direction — il l’indiqua du doigt. Ils font des petits travaux d’entretien, à l’Algul, et il doit y en avoir trois ou quatre assez habiles pour réparer les toitures… changer des bardeaux, ce genre de choses. Je ne sais pas ce qu’il y a comme polluants dans l’air, par ici, mais ces pauvres schnocks y sont particulièrement sensibles. Sauf que sur eux ça ressemble au mal des radiations, pas seulement des furoncles ou de l’eczéma.

— Ne m’en parle pas, fit Eddie en se remémorant ce pauvre vieux Chevin de Chayven, son visage rongé par les plaies, et sa toge toute détrempée d’urine.

— Ce sont des folken vagabonds, intervint Ted. Des Bédouins. Je crois qu’ils suivent les rails de chemin de fer, pour la plupart. Il y a des catacombes, sous la gare et sous Algul Siento. Les Rods s’y retrouvent bien, là-dessous. Il y a des tonnes de nourriture, et deux fois par semaine, ils en rapportent au Devar, sur des traîneaux. On ne mange quasiment plus que ça, d’ailleurs. C’est bon, mais…

Il haussa les épaules.

— Tout est en train de se casser la figure, et ça va vite, fit Dinky sur un ton inhabituellement lugubre. Mais comme vous l’a dit le monsieur, le vin est sensass.

— Si je vous demandais d’amener un des Enfants de Roderick avec vous, demain, intervint soudain Roland. Vous pourriez le faire ?

Ted et Dinky échangèrent un regard alarmé. Puis ils se tournèrent tous deux vers Stanley. Stanley hocha la tête, haussa les épaules et tendit les mains ouvertes devant lui, comme pour dire : Pour quoi faire, Pistolero ?

Pendant quelques secondes, Roland resta perdu dans ses pensées. Puis il se tourna vers Ted.

— Amenez-en un à qui il reste au moins un demi-cerveau, lui recommanda Roland. Dites-lui « Dan-sur, dan tur, dan Roland, dan Gilead ». Répétez, pour voir.

Ted le répéta sans une seconde d’hésitation.

Roland hocha la tête.

— S’il hésite encore, dites-lui que Chevin de Chayven a dit qu’il devait vous suivre. Ils parlent un langage simple, n’est-ce pas ?

— Pour sûr, fit Dinky. Mais, monsieur… vous ne pourrez pas laisser un Rod venir ici, vous voir de ses yeux, et ensuite le relâcher. Ils ont la bouche cousue au milieu, mais qui fuit des deux côtés.

— Amenez-m’en un, se contenta de répéter Roland, et nous verrons bien. J’ai ce que mon ka-mai Eddie appelle une « intuition ». Vous intuitez, la pensée-intuition ?

Ted et Dinky opinèrent.

— Si ça fonctionne, tant mieux. Sinon… soyez certain que le gars que vous amènerez ne racontera à personne ce qu’il aura vu ici.

— Vous le tueriez, si votre intuition ne paie pas ? demanda Ted.

Roland hocha la tête.

Ted eut un petit rire amer.

— Bien sûr que vous le tueriez. Ça me rappelle ce passage dans Huckleberry Finn, où Huck aperçoit un bateau à vapeur exploser. Il court annoncer la nouvelle à Miss Watson et à la veuve Douglas, et quand l’une d’elles lui demande s’il y a des morts, Huck répond sans se démonter le moins du monde : « Non, m’dame, rien qu’un nègre. » Dans ce cas précis, on pourra dire : « Rien qu’un Rod. Le Pistolero avait une intuition, mais ça n’a pas tourné comme il voulait. »

Roland lui adressa un sourire froid, qui dévoila largement ses dents, ce qui ne lui ressemblait pas. Eddie l’avait déjà vu faire et se réjouissait qu’il ne lui fût pas adressé à lui.

— J’ai cru que vous aviez mesuré les enjeux, sai Ted. Me serais-je trompé ?

Ted soutint son regard pendant quelques instants, puis baissa les yeux vers le sol. Ses lèvres marmonnèrent un message inaudible.

Pendant ce temps, Dink semblait engagé dans une palabre silencieuse avec Stanley.

— Si vous voulez un Rod, finit-il par dire, on vous en trouvera un. Ça n’est pas un problème. Le problème, ce sera plutôt de réussir à venir ici tout court. Si on n’y arrive pas…

Roland attendit patiemment que le jeune homme achève sa phrase. Lorsqu’il la laissa en suspens, le Pistolero demanda clairement :

— Si vous n’y arrivez pas, que voulez-vous que nous fassions ?

Ted haussa les épaules. Une réplique parfaite du mouvement de Dinky, au point d’en être comique.

— De votre mieux. Il y a également des armes, dans la grotte. Une douzaine de ces boules électriques qu’ils appellent vifs d’argent. Un certain nombre de mitraillettes, aussi, j’ai entendu les ignobles les appeler des fusils à rafales. Ce sont des AR-15 de l’Armée américaine. Et il y a d’autres armes dont je ne suis pas très sûr.

— Il y a un genre de sabre laser de science-fiction, comme dans les films, expliqua Dinky. Je pense que c’est censé désintégrer les trucs, mais ou bien je suis trop demeuré pour l’allumer, ou bien la batterie est morte.

Il se tourna vers l’homme à cheveux blancs avec un air anxieux.

— Ça fait cinq minutes, et même plus. Il faut qu’on se mette un œuf dans la chaussure et qu’on frappe la route, Tedster. En voiture.

— Oui. Eh bien, nous serons de retour demain. Peut-être que d’ici là vous aurez trouvé un plan.

— Parce que vous, vous n’en avez pas ? demanda Eddie, surpris.

Mon plan à moi, c’était la fuite, jeune homme. Ce qui paraissait une idée brillante, sur le coup. J’ai réussi à remonter jusqu’au printemps 1960. Ils m’ont rattrapé et ils m’ont ramené, avec l’aide de la mère de mon jeune ami Bobby. Et maintenant, il faut vraiment que nous…

— Encore une minute, si cela vous sied, fit Roland en s’approchant de Stanley.

L’homme baissa les yeux vers ses pieds, mais ses joues mal rasées prirent de nouveau de bonnes couleurs. Et…

Il tremble, remarqua Susannah. Comme un animal dans les bois, qui croise un être humain pour la première fois.

Stanley devait avoir dans les trente-cinq ans, mais il pouvait être plus vieux. Son visage avait cet aspect lisse et désinvolte que Susannah associait à certaines lacunes mentales. Ted et Dinky avaient tous deux des boutons, mais pas Stanley. Roland posa la main sur l’avant-bras de l’homme et lui adressa un regard direct. Les yeux du Pistolero ne rencontrèrent d’abord qu’une masse de boucles sombres.

Dinky reprit la parole. Ted le fit taire d’un geste.

— Ne me regarderas-tu pas dans les yeux ? demanda Roland.

Il s’exprimait avec une douceur que Susannah avait rarement entendue dans sa bouche.

— Ne me regarderas-tu pas dans les yeux, avant de partir, Stanley, fils de Stanley ? Sheemie-qui-fut ?

Susannah sentit sa mâchoire inférieure s’ouvrir en grand. À ses côtés, Eddie poussa un grognement, comme s’il venait de prendre un coup de poing dans l’estomac.

Mais Roland est vieux… tellement vieux ! Ce qui veut dire que, si cet homme est le garçon d’auberge qu’il a connu à Mejis… celui avec son âne et sa sombrera rose… alors lui aussi doit avoir…

L’homme releva lentement la tête. Des larmes roulaient à gros flots sur ses joues.

— Ce bon vieux Will Dearborn, dit-il.

Il avait la voix rauque, et elle montait et descendait, comme si ses cordes vocales n’avaient pas servi depuis longtemps.

— Je vous demande grand pardon, sai. Si vous deviez sortir votre arme et m’abattre, je le comprendrais. Je le comprendrais très bien.

— Pourquoi parles-tu ainsi, Sheemie ? demanda Roland de cette même voix douce.

Les larmes de Stanley se mirent à dévaler plus vite.

— Vous m’avez sauvé la vie. Arthur et Richard aussi, mais c’était surtout vous, ce bon vieux Will Dearborn, qui était en réalité Roland de Gilead. Et moi je l’ai laissée mourir ! Elle que vous aimiez ! Et que j’aimais, moi aussi !

Le visage de l’homme se tordit de douleur, et il essaya de se dégager de Roland, mais le Pistolero le retint.

— Rien de tout ça n’était ta faute, Sheemie.

— J’aurais dû mourir pour elle ! s’écria-t-il. C’est moi qui aurais dû mourir à sa place ! Je suis un imbécile ! Un idiot, comme ils disaient !

Il se donna une claque au beau milieu de la figure, dans un sens puis dans l’autre, s’imprimant sur les joues des traces rouge vif. Avant qu’il remette ça, Roland lui attrapa la main et le força à la baisser le long du corps.

— C’est Rhéa qui a fait tout le mal, lui dit Roland.

Stanley — qui avait été Sheemie, une éternité plus tôt — scruta le visage de Roland, cherchant à percer son regard.

— Si fait, poursuivit Roland, hochant la tête. C’était la Côos… et moi, aussi. J’aurais dû rester avec elle. S’il y a dans cette histoire quelqu’un qui n’a rien à se reprocher, Sheemie — Stanley — c’est bien toi.

— C’est ainsi que vous dites, pistolero ? Vrai de vrai ?

Roland opina de la tête.

— Nous en palabrerons autant qu’il te plaira, si nous avons le temps, et nous évoquerons le bon vieux temps, mais pas maintenant. Pas le temps, pour l’instant. Tu dois repartir avec tes amis, et moi rester avec les miens.

Sheemie le fixa pendant encore quelques instants, et oui, Susannah revit en lui le garçon qui s’affairait dans la taverne, il y avait bien bien long. Une taverne à l’enseigne du Repos des Voyageurs, où il ramassait les chopes de bière vides, puis les lâchait dans le tonneau à vaisselle près de l’élan à deux têtes connu sous le nom de Gai Luron, essayant d’éviter les gifles éventuelles de Coraline Thorin et les coups de pied encore plus méchants que lui envoyait parfois cette catin vieillissante du nom de Pettie le Trottin. Elle revoyait le garçon qui avait failli se faire tuer pour avoir renversé de l’alcool sur les bottes d’un dur appelé Roy Depape. C’est Cuthbert qui avait fait échapper Sheemie à la mort, ce soir-là… mais c’est Roland, connu des habitants de la ville sous le nom de Will Dearborn, qui les avait tous sauvés.

Sheemie plaça les bras autour du cou de Roland et le serra contre lui. Roland sourit, et caressa la chevelure bouclée de sa main droite estropiée. Un sanglot tonitruant comme un coup de klaxon s’échappa de la gorge de Sheemie. Susannah vit des larmes perler au coin des yeux du Pistolero.

— Si fait, dit Roland à voix si basse qu’elle en était presque inaudible. J’ai toujours su que tu étais spécial. Bert et Alain aussi le pensaient. Et voilà que l’on se retrouve, quelle heureuse rencontre que la nôtre, plus loin sur le sentier. Quelle heureuse rencontre que la nôtre, Sheemie, fils de Stanley. Bien heureuse, en effet. Bien heureuse.

CHAPITRE 6 Le Maître du Paradis Bleu

1

Pimli Prentiss, le Maître d’Algul Siento, se trouvait aux toilettes lorsque Finli (connu dans certains quartiers sous le surnom de la Fouine) frappa à la porte. Prentiss examinait son teint sous la lumière implacable de la barre au néon accrochée au-dessus du lavabo. Dans le miroir grossissant, sa peau ressemblait à une plaine grise trouée de cratères, qui n’était pas sans rappeler la surface lunaire des terres perdues qui s’étendaient au-delà de l’Algul. Le furoncle sur lequel il se concentrait à cet instant ressemblait à un volcan en éruption.

— Qui me demande ? brailla Prentiss, bien qu’il en eût une petite idée.

— Finli o’Tego.

— Entre donc, Finli ! beugla-t-il sans quitter des yeux le miroir.

Ses doigts, se resserrant de part et d’autre du bouton infecté, paraissaient monstrueux. Il appuya.

Finli traversa le bureau de Prentiss et se planta dans l’embrasure de la porte des toilettes. Il dut se pencher légèrement en avant, pour regarder dans la pièce. Il mesurait plus de deux mètres, ce qui était très grand, même pour un tahine.

— Rentré de la gare en moins de deux, dit Finli.

Comme la plupart des tahines, sa voix vacillait frénétiquement entre le glapissement et le grognement. Pimli trouvait qu’ils rappelaient tous les hybrides de L’île du Docteur Moreau, d’H.G. Wells, et il s’attendait à tout moment à les entendre s’exclamer tous en chœur : « Ne sommes-nous pas des hommes ? » Finli était allé chercher ça dans son esprit une fois, et lui avait carrément demandé des comptes. Prentiss avait répondu avec une franchise absolue, sachant que dans une société où la télépathie basique était la règle, la franchise était toujours la meilleure technique. La seule technique, quand on traitait avec les tahines. En outre, il aimait bien Finli o’Tego.

— Tu reviens de la gare, parfait, fit Pimli. Et qu’est-ce que tu y as trouvé ?

— Un drone d’entretien. On dirait qu’il s’est égaré du côté de l’Arc 16 et que…

— Attends, l’interrompit Prentiss. Si tu veux bien, si tu veux bien, merci.

Finli attendit. Prentiss se pencha encore plus près du miroir, fronçant le nez sous l’effet de la concentration. Le Maître du Paradis Bleu était grand lui aussi, environ un mètre quatre-vingt-cinq, et doté d’un énorme ventre qui s’affaissait, porté par de longues jambes aux cuisses carrées. Il se dégarnissait et avait pris le teint rosâtre du buveur chevronné. On lui aurait donné la cinquantaine. En tout cas, il se sentait la cinquantaine (plus jeune, même, s’il n’avait pas passé la nuit de la veille à faire la fête avec Finli et une poignée de can-toi). Il avait bien cinquante ans, en arrivant ici, il y avait un sacré bail. Au moins vingt-cinq ans, et peut-être qu’il visait un peu bas. Le temps vous jouait des tours, de ce côté, tout comme l’orientation, et on avait vite fait de perdre toute notion des deux. Il y avait aussi des folken qui perdaient carrément l’esprit. Et s’ils perdaient leur machine à soleil pour de bon…

La pointe du furoncle gonfla… tremblota… éclata. Ah !

Le surplus de pus sanguinolent sauta sur le côté et alla asperger le miroir, pour ensuite se mettre à dégouliner lentement le long de la paroi légèrement concave. Pimli Prentiss l’essuya du bout du doigt, se retourna pour le jeter dans les cabinets, puis se ravisa et offrit son doigt à Finli.

Le tahine secoua la tête, puis émit une sorte de soupir exaspéré qu’aurait reconnu tout adepte forcené des régimes et guida le doigt du maître dans sa bouche. Il suça le pus puis relâcha le doigt avec un « pop » distinct.

— Je ne devrais pas, mais je ne peux pas résister, dit Finli. Vous ne m’avez pas dit que les folken de l’autre côté avaient décidé que manger du bœuf saignant était mauvais pour eux ?

— Oui-la, confirma Pimli en essuyant son furoncle (qui suintait toujours) avec un kleenex.

Il vivait ici depuis un bon bout de temps, et il n’en partirait plus, pour toutes sortes de raisons. Mais jusqu’à récemment, il s’était tenu au courant des derniers événements. Jusqu’à la dernière — pouvait-on appeler ça une année ? — il s’était régulièrement procuré le New York Times. Il avait un petit faible pour le Times, il adorait faire les mots croisés quotidiens. C’était comme une bouffée d’air qui lui rappelait chez lui.

— Pourtant ils continuent à en manger, comme si de rien n’était.

— Oui-la, je suppose que beaucoup continuent.

Il ouvrit l’armoire à pharmacie et en sortit une bouteille d’eau oxygénée.

— C’est votre faute, à me le mettre sous le nez comme ça, dit Finli. Non pas que ce genre de trucs soit mauvais pour nous, normalement. C’est une gâterie naturelle, comme le miel ou les fruits sauvages. Le problème, c’est Tonnefoudre.

Et, comme pour enfoncer le clou, Finli ajouta :

— La majeure partie de ce qui pousse ici n’est pas de bon aloi, peu importe que ça ait bon goût. Du poison, voyez-vous.

Prentiss imprégna une boule de coton d’eau oxygénée et en tamponna la plaie sur sa joue. Il savait exactement de quoi parlait Finli, et comment pourrait-il prétendre le contraire ? Avant d’arriver ici et d’endosser le costume du Maître, il n’avait plus vu un bouton sur sa peau depuis plus de trente ans. À présent il avait le front et les joues couverts de furoncles, de l’acné dans le creux des tempes, d’horribles foyers de points noirs autour du nez et un kyste sur la nuque qu’il allait bientôt faire retirer par Gangli, le médecin du complexe (il trouvait que Gangli était un nom monstrueux, pour un médecin, quelque part entre ganglion et gangrène). Les tahines et les can-toi étaient moins sujets aux problèmes dermatologiques, mais leur chair avait tendance à se craquer plus spontanément, ils souffraient de saignements de nez, et même des plaies mineures — comme une éraflure sur un rocher ou une piqûre d’épine — pouvaient provoquer l’infection et la mort, si elles n’étaient pas traitées immédiatement. Jadis les antibiotiques avaient fait un tabac contre ce genre d’infections ; mais plus maintenant. Il en allait de même avec les petits bijoux pharmaceutiques tels que Roaccutane. C’était à cause de l’environnement, bien sûr ; la mort suintait de la terre et des rochers qui les entouraient. Si on voulait noircir un peu le tableau, il n’y avait qu’à jeter un œil aux Rods, qui n’étaient pas beaucoup mieux que des Lents Mutants, ces derniers temps. Bien sûr, eux s’aventuraient assez loin, au… était-ce toujours le sud-est ? Ils s’aventuraient loin dans la direction de cette faible lueur rouge qu’on apercevait à la nuit tombée, et tout le monde savait que c’était encore pire, dans ce coin-là. Pimli ne savait pas si c’était vrai, mais il soupçonnait que si. On n’appelait pas les terres au-delà de Fedic Discordia pour rien. Ça ne devait rien avoir d’une station balnéaire.

— Tu en reveux ? proposa-t-il à Finli. J’en ai deux ou trois sur le front qui me paraissent bien mûrs.

— Non pas, ce que je veux, c’est faire mon rapport, vérifier les bandes vidéo et le télémètre, faire un tour de reconnaissance rapide au Bureau, et puis pointer avant de partir. Après ça je m’offrirai un bain chaud et environ trois heures en compagnie d’un bon livre. Je suis en train de lire L’Obsédé.

— Et ça te plaît, constata Prentiss, fasciné.

— Beaucoup, grand merci. Ça me rappelle notre situation, ici. Sauf qu’il me semble que nos buts à nous sont un peu plus nobles et nos motivations un peu plus élevées que le simple appétit sexuel.

— Nobles ? C’est comme ça que tu vois les choses ?

Finli haussa les épaules et ne trouva rien à répondre. Entrer dans le détail de ce qui se passait au Paradis Bleu était peu souhaitable, et on se pliait volontiers à cette règle implicite.

Prentiss mena Finli jusqu’à son bureau-bibliothèque personnel, qui donnait sur la partie du Paradis Bleu appelée l’Allée. Finli dut se baisser pour éviter le plafonnier, avec cette grâce inconsciente héritée d’un long entraînement. Prentiss lui avait dit un jour (après quelques verres de graf) qu’il aurait fait un pivot d’enfer, pour la NBA.

— La première équipe intégralement tahine, avait-il dit. On vous appellerait Les Monstres, mais qu’est-ce que ça fait ?

— Ces basketteurs, ils récoltent tout ce qu’il y a de mieux, non ? s’était enquis Finli.

Il avait une tête de fouine aux poils lustrés, et de grands yeux noirs. Pas plus expressifs que des yeux de poupée, pour Pimli. Il portait des tas de chaînes en or — c’était devenu la mode chez le personnel du Paradis Bleu, et un marché énorme s’était improvisé ces dernières années. Il s’était aussi fait couper la queue. C’était sans doute une erreur, avait-il avoué à Prentiss, une nuit où ils étaient tous les deux saouls. Incroyablement douloureux, et ça lui vaudrait sans doute d’atterrir dans l’Enfer des Ténèbres à la fin de sa vie terrestre, sauf si…

Sauf s’il n’y avait rien. C’était une idée que Pimli refusait avec tout son cœur et tout son esprit, mais il lui fallait bien admettre (ne serait-ce que pour lui-même) que l’idée le hantait parfois, pendant ses rondes de nuit. Contre ce genre de pensées, il existait des petites pilules spéciales, pour dormir. Et Dieu, bien sûr. Sa foi que toutes choses servaient la volonté de Dieu, et de la Tour elle-même.

Quoi qu’il en soit, Pimli avait confirmé que oui, les basketteurs — les basketteurs américains, du moins — obtenaient toujours le meilleur, y compris qu’ils voyaient passer plus de minous qu’une foutue lunette de toilettes. Cette remarque avait déclenché chez Finli un franc fou rire, au point que des larmes rougeâtres avaient perlé au coin de ses yeux étrangement inexpressifs.

— Et le mieux, avait poursuivi Pimli, écoute bien : tu pourrais jouer pour l’éternité, si on s’en tient aux critères de la NBA. Par exemple, entends-moi bien, le joueur le plus admiré dans mon bon vieux pays (bien que je ne l’aie jamais vu jouer, c’était après mon époque) était un gars du nom de Michael Jordan, et…

— S’il était un tahine, il serait quoi ? l’avait interrompu Finli.

Ils jouaient souvent à ce petit jeu, surtout après deux ou trois verres.

— Une fouine, en fait, et le genre fouine fatale, tu vois, avait répondu Pimli sur le ton de la surprise, ce qui avait paru hautement comique à Finli.

Une fois encore, il s’était plié en deux de rire, jusqu’aux larmes.

— Mais sa carrière tout entière s’est bouclée en moins de quinze ans, en incluant une retraite anticipée, et un ou deux retours. Combien d’années tu pourrais jouer à un jeu qui consiste juste à aller et venir en courant le long d’un terrain de campa pendant environ une heure, Fin ?

Finli o’Tego, qui à l’époque avait largement dépassé les trois cents ans, avait haussé les épaules et tendu la main vers l’horizon. Delah. Des années au-delà du grand décompte.

Et depuis combien de temps le Paradis Bleu — le Devar-Toi, pour les pensionnaires les plus récents, Algul Siento pour les tahines et les Rods —, depuis combien de temps cette prison existait-elle ? Delah, une fois encore. Mais si Finli avait raison (et le cœur de Pimli lui disait que Finli avait forcément raison), alors on approchait de la fin de delah. Et qu’est-ce que lui, autrefois Paul Prentiss de Rahway, dans le New Jersey, aujourd’hui Pimli Prentiss de l’Algul Siento, pouvait bien y faire ?

Il ne pouvait faire que son travail.

Son foutu travail.

2

— Alors, dit Pimli en s’asseyant dans l’une des deux bergères à oreilles situées près de la fenêtre, tu as trouvé un drone d’entretien. Où ça ?

— Près de l’embranchement où la Voie 97 quitte la gare de triage. Les rails sont encore chauds — il y a même ce qu’on appelle un « troisième rail » — ceci explique cela. Alors, après notre départ, vous appelez et dites qu’il y a eu une seconde alerte.

— Oui. Et tu as trouvé — ?

— Rien du tout. Cette fois-ci, rien du tout. Il s’agit probablement d’un dysfonctionnement, peut-être même provoqué par la première alerte.

Il haussa les épaules, exprimant par ce geste ce qu’ils savaient tous deux : tout partait en capilotade. Et plus ils se rapprochaient de la fin, plus ça allait vite.

— Toi et tes gars, vous avez bien inspecté les lieux, dis-moi ?

— Bien sûr. Pas d’intrus.

Ils réfléchissaient tous les deux en termes d’intrus humains, tahines, can-toi ou mécaniques. Personne parmi la petite bande de Finli n’avait pensé à lever la tête et il y avait fort à parier qu’ils auraient manqué Mordred, même s’ils l’avaient fait : une araignée aussi grosse qu’un berger des Pyrénées, tapie dans l’ombre sous l’avant-toit de la gare, retenue par un petit hamac tissé.

— Tu vas procéder à une nouvelle vérification du télémètre, du fait de cette deuxième alerte ?

— En partie, répondit Finli. Mais c’est surtout parce que tout ça me paraît un coup de jarnac.

C’était là une expression qu’il avait empruntée à un de ces romans policiers de l’autre côté — leur lecture le fascinait — et il l’utilisait à la moindre opportunité.

— Un coup de jarnac à quel point ??

Finli se contenta de secouer la tête. Il n’aurait su le dire.

— Mais le télémètre ne ment pas. En tout cas, c’est ce qu’on m’a appris.

— Tu le mets en doute ?

Mesurant qu’il se trouvait à nouveau sur un terrain glissant — qu’ils s’y trouvaient tous les deux — Finli hésita, puis décida de se jeter à l’eau.

— On arrive à la fin des temps, patron. Je mets quasiment tout en doute, nom d’un chien.

— Est-ce que cela inclut ton devoir, Finli o’Tego ?

Finli secoua la tête, sans l’ombre d’une hésitation. Non, ça n’incluait pas son devoir. C’était pareil pour eux tous, y compris l’ancien Paul Prentiss de Rahway. Pimli se remémora cette phrase d’un vieux soldat — peut-être ce bon vieux Doug MacArthur, qui disait : « Lorsque mes yeux se fermeront dans la mort, messieurs, ma dernière pensée ira à ce corps. Et au corps. Et au corps. » Pour sa part, les dernières pensées de Pimli iraient sans doute à Algul Siento. Car que lui restait-il d’autre ? Pour reprendre les paroles d’un autre grand Américain — ou plutôt une grande Américaine, Martha Reeves, de Martha et les Vandellas — il n’avait nulle part où s’enfuir, bébé, nulle part où se cacher. La situation leur avait échappé, ils dévalaient la pente sans freins, et ils n’avaient plus rien d’autre à faire qu’à profiter de la balade.

— Ça te dirait, un peu de compagnie, pendant ta ronde ? demanda Pimli.

— Pourquoi pas ? répondit la Fouine.

Il sourit, révélant une rangée de dents affûtées comme des rasoirs. Et se mit à entonner, d’une étrange voix tremblotante :

— « Rêve avec moi… je suis en route vers la lune de mes ancêtres… »

— Donne-moi une minute, fit Pimli en se levant.

— Pour la prière ? demanda Finli.

Pimli s’immobilisa dans l’embrasure de la porte.

— Oui. Puisque tu poses la question. Un commentaire, peut-être, Finli o’Tego ?

— Une suggestion, éventuellement.

La chose à corps d’homme et à tête de fouine marron et lustrée souriait toujours.

— Si la prière élève tellement l’âme, pourquoi vous agenouillez-vous dans la même pièce que celle où vous vous asseyez pour chier ?

— Parce que la Bible préconise, quand on a de la compagnie, de s’isoler dans son intimité, pour prier. D’autres questions ?

— Non pas, nenni.

Finli agita une main désinvolte.

— Fais de ton mieux et de ton pire, comme disent les Manni.

3

Dans la salle de bains, Paul de Rahway rabattit le couvercle des toilettes, s’agenouilla sur le carrelage, et croisa les mains.

Si la prière élève tellement l’âme, pourquoi vous agenouillez-vous dans la même pièce que celle où vous vous asseyez pour chier ?

Peut-être que j’aurais dû répondre que c’est pour rester humble, se dit-il. Pour garder ma place. C’est de la poussière que nous sommes nés, et c’est à la poussière que nous retournerons, et s’il y a une pièce où cette réalité est difficile à oublier, c’est bien celle-ci.

— Dieu, commença-t-il, accorde-moi la force quand je suis faible, des réponses quand je suis perdu, du courage quand la peur me gagne. Aide-moi à ne pas faire de mal à quiconque ne le mérite pas, et pour ceux qui le méritent, seulement s’ils ne me laissent pas d’autre choix. Seigneur…

Et agenouillé ainsi devant la cuvette des toilettes, cet homme sur le point de demander à Dieu de lui pardonner de travailler à la chute de la Création (et cela sans aucun sens de l’ironie), nous ferions bien de l’observer un peu plus attentivement. Ça ne prendra qu’un instant, car Pimli Prentiss n’est pas central, dans le récit des aventures de Roland et de son ka-tet. Pourtant c’est là un homme fascinant, plein de méandres, de contradictions et d’impasses. C’est un alcoolique qui croit très fort à un Dieu personnel, un homme plein de compassion qui s’apprête maintenant à renverser la Tour, et à envoyer voler les milliards de mondes qui tournent autour de son axe dans les ténèbres, dans des milliards de directions différentes. Il mettrait illico Dinky Earnshaw et Stanley Ruiz à mort, s’il savait ce qu’ils manigancent… et presque chaque année, il passe la Fête des Mères en larmes, car il aimait sincèrement sa Ma, et elle lui manque cruellement. Et en ce qui concerne l’Apocalypse, il est tout à fait l’homme de la situation, lui qui sait s’agenouiller et qui s’adresse au Seigneur des Esprits comme à un vieil ami.

Et c’est là l’ironie de la situation : Paul Prentiss pourrait parfaitement illustrer une publicité qui dirait : « J’ai trouvé mon emploi dans le New York Times. » En 1970, fraîchement sorti de la prison alors connue sous le nom d’Attica (lui et Nelson Rockefeller avaient raté la grosse émeute, au moins), il avait repéré une petite annonce dans le Times qui disait :

ON RECHERCHE : SURVEILLANT QUALIFIÉ
AVEC GRAND SENS DE LA DISCIPLINE POUR POSTE
À RESPONSABILITÉS DANS UN INSTITUT PRIVÉ
Gros revenus ! Bénéfices garantis !
Mobilité géographique nécessaire !

Les gros revenus s’étaient révélés être ce que sa chère Ma aurait appelé « un mensonge pur sucre », car il n’y avait pas de revenus du tout, pas dans le sens où l’aurait compris un surveillant qualifié américain… mais pour les bénéfices… ouais, les bénéfices étaient exceptionnels. Pour commencer, il s’était vautré dans le sexe comme il se vautrait maintenant dans la nourriture et l’alcool, mais ce n’était pas l’essentiel. L’essentiel, aux yeux de sai Prentiss, c’était de savoir ce qu’on attendait de la vie. Si c’était seulement regarder les zéros s’aligner sur son relevé de compte en banque, alors on n’avait rien à faire à Algul Siento… ce qui pour lui serait terrible, parce qu’une fois qu’on avait signé, impossible de faire machine arrière. C’était tout pour le corps. Et le corps. Et de temps à autre, quand il fallait faire un exemple, en refroidir un ou deux, de corps.

Ce qui collait à cent pour cent, les doigts dans le nez, à Maître Prentiss, qui avait eu droit à sa cérémonie tahine de baptême officiel douze ans plus tôt et ne l’avait jamais regretté. Paul Prentiss était devenu Pimli Prentiss. C’était ce jour-là qu’il avait détourné le cœur et l’esprit de ce qu’il appelait aujourd’hui le « côté Amérique ». Et ce n’était pas parce qu’il avait goûté au Paradis Bleu la meilleure omelette norvégienne et le meilleur champagne de sa vie. Non plus parce qu’il avait expérimenté le simu-sexe avec des centaines de femmes superbes. C’était parce que c’était son boulot, et qu’il avait bien l’intention de le finir. Parce qu’il en était venu à croire que leur travail au Devar-Toi était autant celui de Dieu que du Roi Cramoisi. Et derrière l’idée de Dieu apparaissait un concept encore plus puissant : l’image de milliards d’univers entassés dans un œuf que lui, autrefois Paul Prentiss de Rahway, tournant à quarante mille dollars par an, avec un ulcère à l’estomac et un mauvais bilan médical validé par un syndicat corrompu, tenait aujourd’hui dans le creux de sa main. Il comprenait qu’il se trouvait lui aussi à l’intérieur de cet œuf, et qu’il paierait de sa propre chair, à l’instant où il l’écraserait. Mais s’il y avait un paradis et un Dieu dedans, ces deux-là devaient transcender le pouvoir de la Tour. C’est à ce paradis-là qu’il irait, et il s’agenouillerait devant ce trône pour demander le pardon de ses péchés. Et on lui souhaiterait la bienvenue, d’un jovial Bien joué, bon et loyal serviteur. Et sa Ma serait là, et elle le serrerait dans ses bras, et ils entreraient ensemble dans la confrérie de Jésus. Ce jour viendrait, Pimli en était convaincu, et sans doute avant le retour de la Lune de la Moisson.

Il ne se considérait pas comme un cinglé de religieux. Pas du tout. Toutes ces pensées au sujet de Dieu et du Paradis, il les gardait pour lui. Pour le reste du monde, il n’était qu’un quidam faisant son travail, et il avait l’intention de le terminer en beauté. Il ne se voyait certes pas comme un méchant, mais aucun homme réellement dangereux ne s’était jamais vu comme tel. Il suffisait de repenser à Ulysses S. Grant, général de la guerre de Sécession qui avait dit qu’il comptait poursuivre les combats, même si ça devait prendre tout l’été.

Et à Algul Siento, l’été touchait à sa fin.

4

La tanière du Maître était un petit bungalow tranquille, au bout de l’Allée. On l’appelait la Maison Shapleigh (Pimli ne savait absolument pas pourquoi) et, bien sûr, les Briseurs l’appelaient la Maison de la Merde. À l’autre bout de l’Allée se trouvait un édifice bien plus grand — une folie ravissante de l’époque de la Reine Anne, appelée (pour des raisons tout aussi obscures) la Maison Damli. Elle n’aurait pas détonné, le long d’une rue du Mississippi. Les Briseurs la surnommaient la Maison des Cœurs Brisés, ou parfois l’Hôtel des Cœurs Brisés. Très bien. C’était là que les tahines et un gros renfort de can-toi vivaient et travaillaient. Quant aux Briseurs, ils n’avaient qu’à se défouler avec leurs petites blagues, et autant les laisser croire que le personnel n’en savait rien.

Pimli Prentiss et Finli o’Tego remontèrent l’Allée dans un silence amical… sauf, bien sûr, lorsqu’ils croisèrent des Briseurs qui avaient quartier libre, seuls ou à plusieurs. Pimli saluait chacun d’entre eux avec une courtoisie sans faille. Leur réponse variait entre le petit cri joyeux et le grognement maussade. Pourtant ils manifestèrent tous une réaction, ce que Pimli considérait comme une victoire. Car il les aimait bien. Ils étaient plus faciles à encadrer que les meurtriers, les violeurs et les braqueurs d’Attica.

Certains lisaient de vieux journaux ou des magazines. Un groupe de quatre jouait au fer à cheval. Un autre se trouvait sur le green. Tanya Leeds et Joey Rastosovich jouaient aux échecs sous un bel orme centenaire et le soleil leur mouchetait le visage. Ils l’accueillirent avec un plaisir non feint, et pourquoi s’en étonner ? Tanya Leeds était devenue Tanya Rastosovich, car Pimli les avait mariés un mois plus tôt, tout comme le capitaine à bord de son navire. Et il se disait que c’était bien ce qu’il était, en un sens : le capitaine du bon vieux rafiot l’Algul Siento, vaisseau de croisière qui voguait sur les eaux noires de Tonnefoudre, dans son propre rayon de soleil. Le soleil s’éteignait de temps à autre, vrai, mais aujourd’hui la panne avait été minime, seulement quarante-trois secondes.

— Comment va, Tanya ? Joseph ?

Toujours Joseph, jamais Joey, du moins jamais en face ; il n’aimait pas ça.

Ils répondirent que tout allait bien et lui adressèrent un de ces sourires hébétés d’extase sexuelle dont seuls sont capables les jeunes mariés. Finli ne dit rien aux Rastosovich, mais en approchant du bout de l’Allée, côté Maison Damli, il s’arrêta devant un jeune homme assis sur un banc en faux marbre, sous un arbre, en train de lire.

Sai Earnshaw ? l’interpella le tahine.

Dinky leva les yeux, les sourcils arqués en une expression de curiosité polie. Son visage impassible était constellé d’une mauvaise acné.

— Vous lisez Le Mage, à ce que je vois, dit Finli, presque timidement. Je suis moi-même en train de lire L’Obsédé[22] Quelle coïncidence !

— Si vous le dites, répondit Dinky, toujours impavide.

— Je me demandais ce que vous pensiez de Fowles ? Je suis occupé, pour l’instant, mais peut-être pourrions-nous en discuter plus tard ?

Sans se départir de cette expression vide et polie, Dinky répondit :

— Peut-être que plus tard vous pourriez prendre votre exemplaire de L’Obsédé — un grand format, j’espère — et vous le carrer dans votre cul poilu. Dans le sens de la largeur.

Le sourire plein d’espoir de Finli s’évanouit. Il esquissa un salut discret mais parfaitement réglementaire.

— Désolé de vous trouver dans de telles dispositions, sai.

— Dégage de là, lança Dinky en rouvrant son livre et en le levant ostensiblement à hauteur de son visage.

Pimli et Finli o’Tego reprirent leur chemin. Pendant la période de silence qui suivit, la Maître d’Algul Siento tenta plusieurs angles d’approche, cherchant à savoir si Finli avait été profondément heurté par le commentaire du jeune homme. Le tahine était fier de sa capacité à lire et à apprécier la littérature hume, ça Pimli le savait. Et c’est alors que Finli lui facilita la tâche, en se posant les deux mains aux longs doigts — il n’avait pas le derrière particulièrement poilu, mais les mains, si — sur l’entrejambe.

— Je vérifie juste que mes couilles sont toujours là, fit-il, et Pimli eut le sentiment que la bonne humeur qu’il entendait dans la voix du Chef de la Sécurité était bien réelle, et pas forcée.

— Je suis désolé, glissa Pimli. S’il y a quelqu’un au Paradis Bleu qui se fait une crise d’angoisse existentielle post-adolescente, c’est bien sai Earnshaw.

— Voilà qui me déchire, gémit Finli.

Et lorsque le Maître lui lança un regard alarmé, Finli répondit par un grand sourire, dévoilant sa rangée de dents minuscules et acérées.

— C’est une réplique célèbre tirée du film La Fureur de vivre, précisa-t-il. Dinky Earnshaw me fait penser à James Dean.

Il réfléchit quelques instants.

— Sans le côté beauté ténébreuse, bien sûr.

— Un cas intéressant, commenta Prentiss. Il avait été recruté pour un programme d’assassinats mené par une filiale de Positronics. Il a tué son supérieur et il s’est enfui. Nous l’avons rattrapé, bien entendu. Il n’a jamais réellement posé problème — pas à nous — mais il ne peut pas s’empêcher d’avoir cette attitude d’emmerdeur.

— Mais à vos yeux, il ne représente pas un problème.

Pimli lui adressa un regard en biais.

— Y a-t-il quoi que ce soit que tu sentes, toi, et que je devrais savoir ?

— Non, non. Je ne vous ai jamais vu aussi nerveux que ces dernières semaines. Bon sang, appelons un chat un chat — aussi paranoïaque.

— Mon grand-père répétait souvent ce proverbe : « On ne s’inquiète de lâcher les œufs que quand on approche de la maison. » Et nous, nous approchons de la maison, maintenant.

Il disait vrai. Dix-sept jours plus tôt, peu avant que le dernier convoi de Loups ne déboule au galop par la porte de l’aire de ravitaillement de l’Arc 16, leur équipement entreposé dans la cave de la Maison Damli avait relevé la première entaille appréciable dans le Rayon Ours-Tortue. Depuis, le Rayon de l’Aigle et du Lion avait lâché. Bientôt ils n’auraient plus besoin des Briseurs. Bientôt la désintégration de l’avant-dernier Rayon se produirait, avec ou sans leur aide. C’était comme si un objet en équilibre précaire s’était subitement mis à osciller. Bientôt il dépasserait son point d’équilibre parfait de manière irrémédiable, et alors il tomberait. Ou, dans le cas de ce Rayon, il claquerait. Un clin d’œil et puis plus rien. C’est la Tour qui allait tomber. Le dernier Rayon, celui du Loup et de l’Éléphant, tiendrait pendant encore une semaine, ou peut-être un mois, mais guère plus.

Cette perspective aurait dû ravir Pimli, pourtant tel n’était pas le cas. En grande partie parce que ses pensées s’étaient de nouveau tournées vers les Capes Vertes. Une soixantaine environ étaient partis pour La Calla, la dernière fois, le déploiement habituel, et ils auraient dû être revenus dans les soixante-douze heures, avec leur prise d’enfants de La Calla. Comme à l’accoutumée.

Mais là… rien.

Il demanda à Finli ce que lui, il en pensait.

Finli s’arrêta net. Il prit un air grave.

— Je pense qu’il s’agit peut-être d’un virus.

— J’implore ton pardon ?

— Un virus informatique. C’est déjà arrivé maintes fois, avec notre installation de Damli, et il ne faut pas oublier une chose : même s’ils sont la terreur d’une poignée de fermiers, les Capes Vertes ne sont rien d’autre que des ordinateurs sur pattes.

Il marqua une pause.

— Ou alors les folken de La Calla ont trouvé le moyen de les tuer. Est-ce que je serais surpris d’apprendre qu’ils se sont enfin mis debout, pour combattre ? Un peu, mais pas tant que ça. Tout particulièrement si quelqu’un avec des tripes s’est porté volontaire pour leur donner un coup de main.

— Quelqu’un comme un pistolero, par exemple ?

Finli lui adressa un regard à deux doigts de la condescendance.

Ted Brautigan et Stanley Ruiz remontaient le trottoir sur des vélos à dix vitesses, et lorsque le Maître et le Chef de la Sécurité levèrent la main à leur intention, ils leur rendirent tous deux leur salut. Brautigan ne sourit pas, mais Ruiz si, de ce sourire sincère et débridé du véritable attardé mental. Il avait beau avoir des yeux globuleux, une éternelle barbe de trois jours, et les lèvres brillantes de salive, c’était là un sacré balaise, Dieu lui en était témoin, et un homme de cette trempe aurait pu faire pire que s’acoquiner avec Brautigan, qui avait changé du tout au tout, depuis qu’on l’avait ramené de sa petite « escapade » dans le Connecticut. Pimli trouva amusant de constater que les deux hommes portaient des casquettes de tweed identiques — leurs vélos aussi étaient les mêmes. Mais le regard de Finli l’amusa beaucoup moins.

— Arrête ça.

— Arrêter quoi, sai ?

— De me regarder comme si j’étais un gosse qui vient de faire basculer ses boules de glace par terre, et que j’étais trop bête pour m’en rendre compte.

Mais Finli ne recula pas. Il reculait rarement, et c’était là une des choses que Pimli appréciait hautement, chez lui.

— Si vous ne voulez pas que les gens vous regardent comme un enfant, il faut veiller à ne pas vous comporter comme tel. Ces rumeurs de pistoleros sortis tout droit de l’Entre-Deux-Mondes pour sauver la mise des plus démunis, elles courent depuis mille ans et plus. Et à ce jour, pas un seul témoignage authentifié. Personnellement, je m’attendrais plus volontiers à une visite de votre Homme-Jésus.

— Les Rods disent que…

Finli grimaça, comme s’il venait de prendre un coup sur la tête.

— Ne commencez pas, avec ce que disent les Rods. Vous respectez trop mon intelligence — et la vôtre — pour ça. Leur cerveau a pourri encore plus vite que leur peau. Quant aux Loups, laissez-moi suggérer ce concept radical : peu importe ils se trouvent, ou ce qui leur est arrivé. Nous avons assez de stimulant cérébral pour terminer le boulot, et c’est tout ce qui m’intéresse.

Le Chef de la Sécurité se tint un moment au pied des marches qui menaient au porche de la Maison Damli. Du regard il suivait les deux hommes sur leurs vélos identiques et fronçaient les sourcils d’un air pensif.

— Brautigan nous a causé beaucoup de problèmes.

— N’est-ce pas ! fit Pimli en partant d’un rire contrit. Mais cette époque est révolue. On lui a fait savoir que ses chers amis dans le Connecticut — un gamin du nom de Robert Garfield, et une fillette appelée Carole Gerber — mourront immédiatement s’il fait le moindre écart. Et puis il a fini par comprendre que, bien que bon nombre de ses camarades Briseurs le regardent comme un mentor, et que certains, comme ce simplet avec qui il se promène, l’idolâtrent… eh bien, ses idées… philosophiques, dirons-nous, n’intéressent personne. Plus maintenant, en tout cas. Et puis j’ai eu une discussion avec lui, après son retour. À cœur ouvert.

Finli eut l’air de l’apprendre.

— À quel propos ?

— De certains faits de la vie. Sai Brautigan a fini par admettre que ses pouvoirs uniques n’ont plus l’importance qu’ils avaient autrefois. On est allé trop loin, pour ça. Les deux Rayons restants vont lâcher, avec ou sans son aide. Et il sait qu’au bout du compte il y aura forcément… de la confusion. De la peur et de la confusion.

Pimli hocha lentement la tête.

— Brautigan veut être présent à la fin, ne serait-ce que pour réconforter ceux comme Stanley Ruiz, quand le ciel se déchirera. Viens, allons jeter un dernier coup d’œil aux cassettes et au télémètre. Par acquit de conscience.

Et c’est côte à côte qu’ils gravirent les marches en bois de la Maison Damli.

5

Deux can-toi attendaient pour escorter le Maître et son Chef de la Sécurité en bas. Pimli remarqua intérieurement combien il était étrange que tout le monde — Les Briseurs autant que le personnel d’Algul Siento — en fût venu à les appeler « les ignobles ». Parce que cette expression avait été inventée par Brautigan. « Quand on parle des anges, on entend battre leurs ailes », aurait pu dire la Ma bien-aimée de Prentiss, et Pimli supposait que, s’il existait de véritables manimaux en cette fin du vrai monde, alors les ignobles feraient bien mieux l’affaire que les tahines. Lorsqu’on les voyait sans leurs étranges masques vivants, on pouvait penser qu’ils étaient des tahines, avec des têtes de rats. Mais à la différence des véritables tahines, qui considéraient les humes (à quelques rares exceptions près, comme Pimli lui-même), comme une race inférieure, les can-toi vénéraient la forme humaine telle une divinité. Portaient-ils ces masques pour leur rendre hommage ? Ils restaient bouche cousue à ce sujet, mais Pimli ne pensait pas que c’était leur motivation principale. Pour lui, en faisant ça, ils croyaient devenir humains — c’est pourquoi, quand ils enfilaient leur masque pour la première fois (il s’agissait de chair humaine, cultivée spécialement pour cet usage), ils prenaient également un nom humain, pour accompagner leur aspect humain. Pimli savait qu’ils croyaient devoir un jour remplacer les êtres humains, après la Chute… comment ils pouvaient s’imaginer une chose pareille, cependant, voilà qui le dépassait. Il y aurait le Paradis, après la Chute, c’était une évidence pour quiconque avait lu l’Apocalypse… mais la Terre ?

Une Terre nouvelle, peut-être, mais Pimli n’en était même pas certain.

Deux agents de sécurité can-toi, Beeman et Trelawney, se tenaient au bout du couloir, surveillant le haut des escaliers qui descendaient à la cave. Aux yeux de Pimli, tous les can-toi, même ceux à cheveux blonds et de carrure fine, ressemblaient étrangement à cet acteur de cinéma des années quarante et cinquante, Clark Gable. Ils avaient tous ces lèvres épaisses et sensuelles et ces oreilles en ailes de chauve-souris. Pourtant, quand on s’approchait tout près, on apercevait les rides artificielles sur le cou et derrière les oreilles, là où les masques humains se mettaient à plisser en se fondant dans la chair poilue et hérissée de dents, leur véritable nature (qu’ils l’acceptent ou pas). Et puis il y avait les yeux. Ils étaient cernés de poils et en regardant attentivement, on comprenait que ce qu’on avait pris pour des orbites n’était en fait que des trous dans ces incroyables masques vivants. Parfois on entendait le masque lui-même respirer, ce que Pimli trouvait à la fois bizarre et légèrement révoltant.

— Aïle, dit Beeman.

— Aïle, dit Trelawney.

Pimli et Finli leur rendirent leur salut, ils portèrent tous le poing à leur front et Pimli prit la tête du cortège pour descendre les escaliers. Dans le couloir d’en bas, en passant devant deux panneaux qui disaient respectivement NOUS DEVONS TOUS TRAVAILLER À UN ENVIRONNEMENT SANS FEU et VIVENT LES CAN-TOI, Finli dit, à mi-voix :

— Ils sont tellement bizarres.

Pimli sourit et lui mit une claque dans le dos. Voilà pourquoi il aimait vraiment Finli o’Tego : ils étaient comme bonnet blanc et blanc bonnet, ils pensaient toujours pareil.

6

La majeure partie du sous-sol de la Maison Damli était une grande pièce bourrée à craquer de matériel. Tout ne fonctionnait pas, et une partie des instruments qui fonctionnaient bel et bien ne leur était d’aucune utilité (car ils n’en comprenaient pas la moitié), mais ils étaient très au fait de l’équipement de surveillance et du télémètre qui mesurait les sombres, ou unités d’énergie psychique dépensée. Il était formellement interdit aux Briseurs d’utiliser leurs capacités psychiques en dehors du Bureau. La plupart des hommes et des femmes étaient tellement conditionnés qu’ils étaient incapables d’uriner sans les stimuli visuels qui leur assuraient qu’ils pouvaient y aller. Ça allait rarement plus loin que de refiler une migraine à quelqu’un qu’ils n’aimaient pas, ou renverser un bac le long de l’Allée, mais les hommes de Pimli enregistraient tout, et les écarts considérés comme « volontaires » étaient punis, légèrement pour les délits mineurs, avec une sévérité graduelle pour les récidives. Et, comme Pimli aimait à le répéter aux nouveaux venus sur le ton de la leçon (du moins, à l’époque où il y avait encore des nouveaux venus) : « Soyez certains que votre péché vous rattrapera. » L’évangile selon Finli était encore plus direct : Le télémètre ne ment jamais.

Aujourd’hui ils ne trouvèrent rien d’autre que de petites anomalies passagères, sur les relevés du télémètre. Aussi insignifiantes que des enregistrements de pets ou de rots sur une écoute. Les cassettes et les mains courantes de l’équipe de garde ne révélèrent rien de plus intéressant.

— Satisfait, sai ? demanda Finli, avec un je-ne-sais-quoi dans la voix qui poussa Pimli à faire brutalement volte-face et à lui adresser un regard cassant.

— Et toi ?

Finli o’Tego poussa un soupir. Dans des moments de ce genre, Pimli regrettait que Finli ne soit pas hume, ou de n’être pas lui-même un vrai tahine. Le problème, c’étaient les yeux noirs inexpressifs de Finli. Il avait presque les yeux en boutons de bottines d’une poupée de chiffon, et il était tout bonnement impossible de déchiffrer quoi que ce soit dans son regard. Sauf, peut-être, si on était soi-même tahine.

— Je ne me suis pas senti satisfait depuis des semaines, finit par répondre Finli. Je bois trop de graf pour m’endormir, puis je me traîne pendant toute la journée, à rembarrer tous ceux qui passent par là. C’est en partie dû à la perte de communications depuis la disparition du dernier Rayon…

— Tu sais que c’était inévitable…

— Oui, bien sûr que je le sais. Ce que je dis, c’est que j’essaie de trouver des raisons rationnelles pour expliquer des sentiments irrationnels, et que ce n’est jamais bon signe.

Sur le mur du fond s’étalait une photo des Chutes du Niagara. Un garde can-toi l’avait retournée, tête en bas. Les ignobles considéraient que mettre les photos à l’envers était le comble absolu, en matière d’humour. Pimli ne savait pas pourquoi. Mais au fond, qui en avait quoi que ce soit à foutre ? Je sais faire mon foutu boulot, se dit-il en replaçant les Chutes du Niagara dans le bon sens. Je sais le faire, et il n’y a que ça qui compte, grand merci à Dieu et à l’Homme-Jésus.

— On a toujours su que la situation allait devenir loufoque, à la fin, dit Finli. Alors je me dis que c’est juste ça. Ce… vous savez…

— Ce pressentiment, compléta feu Paul Prentiss.

Puis il sourit de toutes ses dents et posa son index droit sur un anneau fait de son pouce et de son index gauches. Ce geste tahine signifiait Je te dis la vérité.

— Ce sentiment irrationnel.

— Oui-la. Je sais bien sûr que ce maudit Lion en sang n’est pas réapparu dans le nord, et je ne crois pas non plus que le soleil se refroidisse de l’intérieur. J’ai entendu des récits disant que le Roi Rouge était devenu fou, et que le Dan-Tete allait prendre sa place, et tout ce que je peux dire, c’est : « Je le croirai quand je le verrai. » Pareil pour cette merveilleuse nouvelle, selon laquelle un homme-pistolero aurait déboulé de l’ouest pour sauver la Tour, comme le prédisent les vieux contes et les vieilles chansons. Des conneries, de A à Z.

Pimli lui donna une nouvelle claque dans le dos.

— Ça me réchauffe le cœur, de te l’entendre dire !

Et c’était vrai. Finli o’Tego avait abattu un sacré boulot, depuis qu’il avait pris le poste de Chef. Son équipe d’encadrement avait bien dû sacrifier une demi-douzaine de Briseurs au cours des ans — rien que des idiots avec le mal du pays, essayant de s’échapper — et en faire lobotomiser deux autres, mais Ted Brautigan était le seul à avoir réussi à « faire le mur » (cette expression-là, Finli l’avait attrapée dans un film intitulé Stalag 17), et ils l’avaient ramené par la peau du cou, par Dieu. Les can-toi s’en étaient enorgueillis, et le Chef de la Sécurité n’avait rien objecté, mais Pimli connaissait la vérité : c’est Finli qui avait tout orchestré, chaque mouvement, du début à la fin.

— Mais ce n’est peut-être pas qu’une histoire de nerfs, ce pressentiment, poursuivit Finli. Je crois réellement que, parfois, les gens peuvent avoir des intuitions de bonne foi.

Il éclata de rire.

— Comment ne pas le croire, dans un endroit infesté à ce point d’images de précog et de postcog ?

— Mais pas de téléports, corrigea Pimli. N’est-ce pas ?

La téléportation était le seul talent prétendument extraordinaire devant lequel tout le personnel du Devar tremblait, et à raison. Les dégâts potentiels de la téléportation étaient incommensurables. Rapporter deux hectares d’espace sidéral, par exemple, et créer un ouragan causé par l’appel d’air. Heureusement, il existait un test très simple permettant d’isoler ce talent (facile à administrer, bien que l’équipement requis fût encore un legs du vieux peuple et qu’aucun d’eux ne sût combien de temps encore il fonctionnerait) et une procédure tout aussi simple (elle aussi léguée par les Grands Anciens) pour déconnecter des circuits organiques aussi dangereux. Le Dr Gangli était en mesure de régler le compte d’un téléport en moins de deux minutes. « C’est tellement simple qu’à côté une vasectomie ressemble à de la neurochirurgie », avait-il dit un jour.

— Absolument aucun putain de téléport, claironna Finli en conduisant Pimli jusqu’à une console qui rappelait sinistrement la visualisation du Dogan de Susannah Dean. Il désigna deux cadrans marqués d’éraflures des Grands Anciens (des marques similaires à celles laissées sur la Porte Dérobée). Les aiguilles des deux cadrans reposaient sur le 0 situé à gauche. Lorsque Finli les tapota de ses pouces poilus, elles sursautèrent puis retombèrent.

— Nous ne savons pas ce que ces cadrans étaient censés mesurer, au départ, expliqua-t-il. Mais il y a une chose qu’ils mesurent à coup sûr, c’est le potentiel de téléportation. Nous avons vu des Briseurs essayer de dissimuler ce talent, et ça ne marche pas. S’il y avait un téléport dans la bergerie, Pimli o’New Jersey, ces aiguilles danseraient la gigue jusqu’à la marque cinquante, ou même quatre-vingts.

— Bien.

Mi-souriant, mi-grave, Pimli se mit à compter sur ses doigts.

— Pas de téléports. Pas de Lion revenant du nord, pas d’homme-pistolero. Oh, et les Capes Vertes ont succombé à un virus informatique. Si c’est tout ce qu’on a, qu’est-ce qui te tracasse tellement ? Il est où, ce coup de jarnac ?

— C’est parce que la fin est proche, j’imagine, dit Finli avec un profond soupir. Je vais doubler la garde pour la ronde de nuit, en tout cas. Et les humes le long de la clôture, aussi.

— Parce que tu sens le coup de jarnac, fit Pimli, un petit sourire aux lèvres.

— Le coup de jarnac, oui-là.

Finli ne souriait pas, lui. Ses petites dents rusées restèrent camouflées à l’intérieur de son museau marron et lustré.

Pimli lui donna une claque dans le dos.

— Allez, viens faire un tour dans le Bureau. Voir tous ces Briseurs à l’œuvre te remontera peut-être le moral.

— Peut-être bien, oui, acquiesça Finli, mais toujours sans sourire.

— Ça va aller, Fin, dit Pimli d’une voix douce.

— Sans doute, oui, fit le tahine en balayant d’un regard dubitatif l’équipement autour d’eux, puis Beeman et Trelawney, les deux ignobles qui attendaient respectueusement à la porte que les deux gros bonnets aient fini leur palabre.

— Sans doute.

Sauf que dans son cœur, il n’y croyait pas. La seule chose dont son cœur était certain, c’est qu’il ne restait aucun téléport à Algul Siento.

Le télémètre ne mentait jamais.

7

Beeman et Trelawney les escortèrent tout le long du couloir lambrissé du sous-sol, jusqu’à l’ascenseur réservé au personnel, lambrissé lui aussi. Il y avait un extincteur accroché au mur de la cabine, ainsi qu’un panonceau rappelant aux Devar-folken qu’il fallait qu’ils travaillent ensemble à un environnement sans feu.

Celui-là aussi s’était fait mettre la tête en bas.

Le regard de Pimli croisa celui de Finli. Le Maître crut déceler une pointe d’amusement dans l’œil de son Chef de la Sécurité, mais peut-être au fond n’avait-il aperçu que le reflet de son sens de l’humour à lui, comme son propre visage dans un miroir. Finli décrocha le panonceau sans un mot et le replaça à l’endroit. Aucun d’eux ne fit de commentaire sur le mécanisme de l’ascenseur, qui faisait un brouhaha de mauvais augure. Si sur cette façon qu’avait la cabine de trembler sur son axe. Si elle s’immobilisait, la fuite par la trappe du haut ne poserait aucun problème, même pour un gars légèrement enveloppé (euh… très enveloppé) comme Prentiss. La Maison Damli n’avait rien d’un gratte-ciel, et il y avait tout le renfort nécessaire à portée de main.

Ils atteignirent le troisième étage, et le panneau sur la porte fermée de l’ascenseur se révéla être dans le bon sens. Il indiquait RÉSERVÉ AU PERSONNEL, et SI VOUS AVEZ ATTEINT CET ÉTAGE PAR ERREUR, REDESCENDEZ IMMÉDIATEMENT, VOUS NE SEREZ PAS SANCTIONNÉ SI VOUS FAITES UN RAPPORT IMMÉDIATEMENT.

Tout en sortant sa carte-clé, Finli demanda avec une désinvolture qui pouvait être feinte (avec ces foutus yeux noirs indéchiffrables) :

— Vous avez des nouvelles de sai Sayre ?

— Non, répliqua Pimli (plutôt cassant). Et d’ailleurs je n’en attends pas vraiment. Il y a une raison à notre isolement ici, volontairement oubliés au milieu du désert, comme les scientifiques du Projet Manhattan, dans les années quarante. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit que ce serait probablement… eh bien, la dernière fois que je le voyais.

— On se détend. Je posais juste la question comme ça.

Il fit glisser sa carte-clé dans la fente et la porte de l’ascenseur s’ouvrit en coulissant, dans un crissement infernal.

8

Le Bureau était une grande pièce tout en longueur et haute sous plafond, située au centre de Damli. Elle était elle aussi lambrissée et s’élevait sur l’équivalent de trois étages, jusqu’à un toit en verrière, qui laissait le soleil si cher payé d’Algul déverser sa lumière à l’intérieur. Sur le balcon en face de la porte par laquelle étaient entrés Prentiss et le Tego se trouvait un trio insolite, constitué d’un tahine à tête de corbeau du nom de Jakli, d’un technicien can-toi appelé Conroy et de deux gardes humes dont Pimli ne se rappela pas instantanément les noms. Tahines, can-toi et humes s’entendaient durant les heures de travail, selon un principe de courtoisie prudente — et parfois fragile —, mais personne ne s’attendait à les voir faire ami-ami une fois sortis du boulot. Et le balcon était strictement interdit, pour ce qui concernait les « mondanités ». Les Briseurs en dessous n’étaient ni des animaux dans un zoo ni des poissons exotiques dans un aquarium. Pimli (et Finli o’Tego avait surenchéri) avait été très clair sur ce point, auprès de son personnel. Le Maître d’Algul Siento n’avait eu à lobotomiser qu’un seul employé, depuis toutes ces années qu’il occupait sa fonction, un hume parfaitement demeuré du nom de David Burke, qui avait purement et simplement lancé quelque chose — est-ce que c’étaient des cosses de cacahuètes ? — sur la tête des Briseurs, en dessous. Lorsque Burke avait compris que le Maître allait réellement le faire lobotomiser, il avait supplié qu’on lui laisse une seconde chance, en promettant que jamais plus il ne ferait une chose aussi stupide et dégradante. Pimli avait fait la sourde oreille. Il avait saisi l’occasion de faire un exemple qui marquerait les esprits pour des années, voire des décennies. À présent, on croisait cet idiot de Burke (au sens littéral du terme), se baladant sur l’Allée ou près de La Frontière-Ouest, la bouche molle et le regard vaguement perplexe — je me rappelle presque qui je suis, je me rappelle presque ce que j’ai fait pour en arriver là, disaient ces yeux. Il était devenu l’exemple vivant de ce qui ne se faisait tout simplement pas, en présence de Briseurs au travail. Mais aucune règle n’interdisait explicitement aux membres du personnel de monter au balcon, et ils le faisaient tous de temps à autre.

Parce que c’était rafraîchissant.

Tout d’abord, se trouver à proximité des Briseurs à l’œuvre rendait tout discours superflu. Ce qu’il appelait « le bon esprit » commençait à agir quand on remontait le couloir du troisième étage depuis l’un des ascenseurs, et en ouvrant les portes donnant sur le balcon, on se faisait assaillir par le bon esprit qui montait à la tête, ouvrant toutes sortes de portes de perception. Pimli s’était dit à maintes occasions qu’Aldous Huxley serait devenu complètement dingue, dans un endroit comme celui-là. Parfois on se retrouvait avec les talons quittant le sol en une sorte de flottement foireux, en apesanteur. Ce qu’on avait dans les poches avait tendance à en sortir et à voltiger en l’air. Des situations déconcertantes semblaient se résoudre, dès l’instant où on tournait ses pensées vers elles. Si on avait oublié quelque chose, un rendez-vous à cinq heures ou le deuxième prénom de son beau-frère, par exemple, c’était là qu’il fallait venir pour s’en souvenir. Et même si on se rendait compte que ce qu’on avait oublié était important, on ne se sentait jamais abattu. Les folken quittaient le balcon avec le sourire aux lèvres, même s’ils y étaient montés de l’humeur la plus massacrante qui fût (l’humeur massacrante était une excellente raison de monter, d’ailleurs). C’était comme si une sorte de gaz hilarant, invisible à l’œil et impossible à mesurer, même par le télémètre le plus sophistiqué de la terre, se dégageait en continu des Briseurs, en dessous.

Tous les deux, ils adressèrent un aïle au trio de l’autre côté, puis s’approchèrent de la large rambarde de chêne et se penchèrent pour regarder en bas. Cette pièce spacieuse aurait pu être la bibliothèque bien fournie de quelque club londonien bon ton. Des lampes à l’éclat tamisé, pour beaucoup par d’authentiques abat-jour Tiffany, étaient posées sur de petites tables ou scintillaient sur les murs (lambrissés de chêne, cela allait de soi). Les tapis étaient turcs, et d’un raffinement exquis. Il y avait un Matisse sur un mur, un Rembrandt sur un autre… et sur un troisième, la Mona Lisa. L’original, pas cette pâle copie exhibée au Louvre, sur la Terre Clé. Un homme se tenait devant, les mains croisées dans le dos. D’en haut on aurait dit qu’il étudiait la toile — essayant de déchiffrer ce fameux sourire énigmatique, peut-être — mais Pimli n’était pas dupe. Les hommes et les femmes avec un magazine à la main avaient l’air de lire, quant à eux ; mais quiconque les observant d’un peu plus près aurait constaté que leur regard était perdu au-dessus de leur National Geographic ou à côté de leur Newsweek. Une gamine de onze ou douze ans en ravissante robe d’été à rayures qui avait dû coûter mille six cents dollars dans une boutique pour jeunes mamans débordées était assise devant une maison de poupée près de la cheminée, mais Pimli savait qu’elle ne prêtait aucune attention à cette délicieuse réplique de Damli.

Trente-trois, ils étaient trente-trois, en bas. Trente-trois en tout. À huit heures, une heure après l’extinction du soleil artificiel, trente-trois Briseurs frais et dispos entreraient en groupe. Et il y avait un type — un et un seul — qui allait et venait comme bon lui semblait. Un type qui avait fait le mur sous les barbelés et qui n’avait pas payé pour ça… sauf qu’on l’avait ramené, et pour cet homme-là, c’était assez cher payé.

Et comme si cette pensée l’avait convoqué, la porte au bout de la pièce s’ouvrit, et Ted Brautigan se glissa furtivement à l’intérieur. Il portait toujours sa casquette de tweed. Daneeka Rostov leva les yeux de sa maison de poupée et lui sourit. Brautigan lui répondit par un clin d’œil. Pimli donna un petit coup de coude à Finli.

Finli : (Je le vois)

Mais ils faisaient plus que le voir. Ils le sentaient. À la seconde où Brautigan avait pénétré dans la pièce, ceux sur le balcon — et, plus important encore, ceux au rez-de-chaussée — avaient senti une onde de puissance. Ils ne savaient toujours pas vraiment ce qu’ils avaient dégoté, avec Brautigan, et le matériel d’évaluation ne leur était guère utile sur ce plan (ce vieux chien en avait fait sauter quelques pièces lui-même, et à dessein, le Maître en était convaincu). S’il n’était pas seul de son espèce, les ignobles n’en avaient jamais rencontré d’autres, au cours de leurs chasses aux jeunes talents (chasses aujourd’hui suspendues : ils avaient tous les talents nécessaires, pour terminer ce boulot). Mais la chose qui paraissait claire, c’était la faculté de catalyseur de Brautigan. Il n’était pas seulement un médium puissant en soi, il était en mesure de stimuler les dons des autres, rien qu’en se tenant près d’eux. Les pensées de Finli, généralement illisibles même pour les Briseurs, scintillaient à présent dans l’esprit de Pimli en lettres de néon.

Finli : (Il est extraordinaire)

Pimli : (Et, pour autant que nous le sachions, unique en son genre. Tu as vu ce truc)

Image : des pupilles qui se dilatent et se rétrécissent à toute vitesse.

Finli : (Oui. Vous savez ce qui provoque ça)

Pimli : (Pas du tout. Et je m’en fiche, cher Finli. Je m’en fiche. Ce vieux)

Image : un vieux bâtard avec de la bardane dans sa fourrure emmêlée, clopinant sur trois pattes.

(en a presque fini avec son travail. Presque temps de)

Image : un pistolet, le Beretta de l’un des gardes humes, appuyé sur la tempe du vieux bâtard.

Trois étages en dessous d’eux, le sujet de leur conversation ramassa un journal (c’étaient tous de vieux journaux, aussi vieux que Brautigan lui-même, périmés depuis des années), s’assit dans un fauteuil club en cuir bien rembourré, tellement volumineux qu’il parut presque engloutir l’homme. Ce dernier se mit apparemment à lire.

Pimli sentit la force psychique passer devant eux, les traverser, monter vers la lucarne et la traverser aussi, s’élever vers le Rayon qui courait juste au-dessus d’Algul, s’attaquer à lui, l’ébréchant, l’érodant, frottant sans relâche contre le flux. Creusant des trous dans la magie. Travaillant patiemment à arracher les yeux de l’Ours. À craqueler la carapace de la Tortue. À briser le Rayon qui reliait Shardik à Maturin. Et à terrasser la Tour qui se tenait entre eux.

Pimli se tourna vers son compagnon et ne fut pas surpris de constater qu’il pouvait à présent voir les petites dents rusées dans la tête de la Fouine. Enfin, il souriait ! Il ne fut pas plus surpris de découvrir qu’il parvenait à déchiffrer le regard de ces yeux noirs. Dans des circonstances ordinaires, les tahines étaient en mesure d’envoyer et de recevoir des communications mentales très simples, mais ne pouvaient être télépathes. Ici, cependant, tout changeait. Ici…

— Ici Finli o’Tego était en paix. Ses préoccupations

(le coup de jarnac)

avaient disparu. Du moins pour le moment.

Pimli envoya à Finli une série d’images vives : une bouteille de champagne se brisant sur la coque d’un bateau ; des centaines de chapeaux noirs de bacheliers américains lancés en l’air ; un drapeau qu’on plantait au sommet de l’Everest ; un couple s’échappant en riant d’une chapelle, baissant la tête sous la volée de riz ; une planète — la Terre — se mettant soudain à briller d’un éclat aveuglant.

Des images qui disaient toutes la même chose.

— Oui, acquiesça Finli, et Pimli se demanda comment il avait pu un jour trouver ces yeux noirs indéchiffrables. Oui, effectivement. La victoire nous attend.

À cet instant, aucun des deux ne regardait en bas. S’ils l’avaient fait, ils auraient vu Ted Brautigan — un vieux chien, certes, et fatigué, mais peut-être pas aussi fatigué que le pensaient certains — qui levait les yeux vers eux.

Avec une ombre de sourire, un sourire bien à lui.

9

Il ne pleuvait jamais, dehors, du moins n’avait-il jamais plu depuis l’arrivée de Pimli ; mais parfois, dans les ténèbres impénétrables des nuits d’Algul, on entendait de violentes salves de tonnerre sec. La plupart des membres du personnel du Devar-Toi étaient entraînés à dormir sous le feu répété, mais Pimli se réveillait fréquemment, son cœur battant à tout rompre dans sa gorge, le Notre Père défilant inconsciemment dans son esprit comme un cercle de ruban rouge.

Plus tôt dans la journée, en parlant avec Finli, le Maître d’Algul Siento avait utilisé l’expression coup de jarnac avec un sourire embarrassé, et ça s’expliquait. C’était là une expression décalée, comme s’il avait employé un refrain enfantin, comme am-stram-gram ou un-deux-trois-soleil.

À présent, allongé dans son lit de la Maison Shapleigh (ou Maison de la Merde, pour les Briseurs), diamétralement opposée à la Maison Damli, à l’autre bout de l’Allée, Pimli se remémorait se sentiment — cette certitude pure et dure — que tout allait bien se passer. Succès assuré, juste une question de temps. Sur le balcon, Finli avait partagé cette certitude, mais Pimli se demandait si le Chef de la Sécurité était en ce moment les yeux grands ouverts tout comme lui, à se dire combien il était facile de se fourvoyer, en présence de Briseurs à l’œuvre. Parce que, grand merci, ils envoyaient leur gaz hilarant. Leur vibration de bon esprit.

Et supposons… juste comme ça… que quelqu’un soit en train de canaliser cette impression ? Qu’il leur envoie comme une berceuse ? Endors-toi, Pimli, endors-toi, Finli, plongez dans le sommeil, mes petits enfants…

Ridicule, comme idée. Complètement paranoïaque. Pourtant, quand un double roulement de tonnerre remonta de ce qui devait encore être le sud-est — en provenance de Fedic et de Discordia, pour résumer —, Pimli Prentiss se redressa dans son lit et alluma sa lampe de chevet.

Finli avait parlé de doubler la garde, cette nuit, à la fois dans les miradors et le long des clôtures. Peut-être demain pourraient-ils la tripler. Simplement par précaution. Et parce que pécher par suffisance si près du but serait vraiment une très mauvaise chose.

Pimli se leva de son lit, grande silhouette avec son tablier de sapeur poilu, vêtue seulement d’un bas de pyjama bleu. Il pissa, puis s’agenouilla devant le couvercle refermé des toilettes, croisa les mains et pria jusqu’à ce que le sommeil le gagne. Il pria pour pouvoir accomplir son devoir. Il pria pour pouvoir voir les ennuis avant que les ennuis ne le voient. Il pria pour sa Ma, tout comme Jim Jones avait prié pour la sienne en regardant les disciples alignés se diriger vers le baquet de jus de fruits empoisonné. Il pria jusqu’à ce que meure le tonnerre, réduit à un chevrotement sénile, puis il retourna se coucher, ayant retrouvé son calme. Sa dernière pensée avant de sombrer fut qu’il faudrait tripler la garde dès le lendemain matin, et c’est la première chose qui lui vint à l’esprit lorsqu’il ouvrit les yeux dans cette chambre baignée de lumière artificielle. Parce que ce n’était qu’en approchant de la maison qu’on prenait soin de ne pas casser les œufs.

CHAPITRE 7 Ka-shume

1

Une sensation d’étrangeté et de tristesse mêlées gagna insidieusement les pistoleros, après le départ de Brautigan et de ses amis, mais tout d’abord personne ne la mentionna. Chacun d’eux pensait être le seul à ressentir cette mélancolie. Roland, dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il reconnaisse ce sentiment (le ka-shume, l’aurait appelé Cort), l’attribua plutôt aux inquiétudes liées au lendemain et surtout à l’atmosphère débilitante de Tonnefoudre, où le jour était faible et la nuit profonde et aveugle.

Il y avait certes de quoi les occuper, après le départ de Brautigan, Earnshaw et Sheemie Ruiz, l’ami d’enfance de Roland (Eddie et Susannah avaient chacun essayé de parler de Sheemie au Pistolero, mais Roland s’était débarrassé d’eux. Jake, si fort qu’il fût avec le shining, n’avait même pas tenté le coup. Roland n’était pas prêt à reparler de ces jours anciens, du moins pas encore). Un sentier descendait le Steek-Tete en le contournant, et ils trouvèrent la grotte dont leur avait parlé le vieil homme derrière un camouflage habile de rochers et de buissons poussiéreux. Cette grotte-ci était beaucoup plus vaste que celle située plus haut, avec des lanternes à gaz suspendues à des pitons plantés dans la paroi rocheuse. Jake et Eddie en allumèrent deux de chaque côté, et ils se mirent tous quatre à examiner en silence le contenu de la grotte.

La première chose que remarqua Roland, ce furent les sacs de couchage : un quatuor de duvets alignés le long du mur de gauche, et qu’on avait posés avec sollicitude sur des matelas pneumatiques. Les sacs portaient une étiquette PROPRIÉTÉ DE L’ARMÉE AMÉRICAINE, à côté des quatre sacs, un cinquième matelas pneumatique était recouvert de serviettes de toilette. Ils attendaient quatre personnes et un animal constata le Pistolero. De la précognition, ou bien nous épiaient-ils ? Et quelle importance ?

Un objet emmailloté dans du plastique était posé sur un baril portant l’inscription DANGER ! MUNITIONS ! Eddie retira le plastique protecteur, révélant une machine à bobines. L’une des bandes était chargée. Roland ne parvenait pas à déchiffrer le mot unique sur le devant de la machine parlante et demanda à Susannah de le lui lire.

— Wollensak, fit-il. C’est une firme allemande. Dans ce domaine-là, c’est eux les meilleurs.

— Non, plus maint’nant, ma choute, fit Eddie. Dans mon quand, on aimait répéter : « T’en as rêvé ? Sony l’a fait ! » Eux, ils font un lecteur que tu peux t’accrocher à la ceinture. Ils appellent ça un baladeur. Je te parie que ce dinosaure-là pèse au moins dix kilos. Plus, avec les piles.

Susannah examinait les boîtes des trois cassettes empilées à côté du Wollensak, à la recherche d’inscriptions.

— J’ai hâte d’entendre ce qu’il y a là-dessus, dit-elle.

— Quand le jour sera tombé, peut-être, tempéra Roland. Pour l’instant, voyons ce que nous avons d’autre.

— Roland ?

Le Pistolero se tourna vers Jake. Il y avait dans le visage du jeune garçon quelque chose qui adoucissait presque toujours l’expression de Roland, quand il le regardait. Ce qui ne rendait pas à proprement parler le Pistolero beau, mais qui donnait à ses traits une qualité qu’ils n’avaient pas d’ordinaire. Susannah pensait que c’était le regard de l’amour. Et peut-être aussi une pointe d’espoir pour l’avenir.

— Qu’est-ce qu’il y a, Jake ?

— Je sais qu’on va devoir se battre…

— Rejoignez-nous la semaine prochaine pour Retour à OK Corral, avec Van Heflin et Lee Van Cleef, murmura Eddie en se dirigeant vers le fond de la grotte. Il y trouva un engin beaucoup plus volumineux, recouvert de ce qui ressemblait à un plaid écossais de déménageur.

— Mais quand ? poursuivit le garçon. Demain ?

— Peut-être. Je pense que ce sera plutôt après-demain.

— J’ai un terrible pressentiment, fit Jake. Pas vraiment de la peur…

— Tu crois qu’ils vont nous battre, trésor ? demanda Susannah.

Elle posa la main sur la nuque de Jake et le regarda attentivement. Elle avait appris à respecter ses sentiments. Elle se demandait parfois dans quelle mesure il devait ce qu’il était aujourd’hui à l’affrontement avec cette créature, la chose dans le manoir de Dutch Hill. Pas de robot, alors, pas de vieux jouet au mécanisme rouillé. Le gardien de la porte était un véritable survivant du Prim.

— Tu sens une raclée dans l’air, c’est ça ?

— Je ne crois pas. Je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai ressenti ce genre de chose qu’une seule fois auparavant, et c’était juste avant…

— Juste avant quoi ? demanda Susannah, mais avant que Jake ait pu répondre, Eddie les interrompit.

Roland en fut heureux.

Juste avant de tomber. C’était ce que Jake allait dire. Juste avant que Roland me laisse tomber.

— Nom de Dieu ! Venez voir un peu, les gars ! Il faut que vous voyiez ça !

Eddie avait retiré le plaid, découvrant un véhicule à moteur qui ressemblait à un croisement entre un quad et un tricycle géant. Il était doté de pneus ballons striés en zigzag. Toutes les commandes se trouvaient sur le guidon. Une carte à jouer avait été glissée sur le tableau de bord rudimentaire. Roland sut ce qu’elle représentait avant même qu’Eddie la tire et la retourne. On y voyait une femme avec un châle sur la tête, et un rouet. C’était la Dame d’Ombres.

— On dirait que notre ami Ted t’a laissé une monture, choupette, fit Eddie.

Susannah s’était précipitée en rampant. Elle leva les bras.

— Fais-moi monter ! Mets-moi dessus, Eddie !

Il s’exécuta, et lorsqu’elle se trouva en selle, à tenir un guidon au lieu de rênes, le véhicule avait l’air fait pour elle. Susannah appuya sur un bouton rouge, et le moteur ronronna, si bas qu’on l’entendait à peine. Il marchait à l’électricité, pas à l’essence, Eddie en était presque certain. Comme une voiturette de golf, mais sans doute en beaucoup plus rapide.

Susannah se tourna vers eux, un sourire radieux illuminant son visage. Elle donna une petite tape à la nacelle marron foncé du trois-roues.

— Appelez-moi Miss Centaure ! J’ai cherché cet engin toute ma vie, sans même savoir qu’il existait.

Aucun d’eux ne remarqua l’expression affligée qui s’était subitement peinte sur le visage du Pistolero. Il se pencha pour ramasser la carte qu’Eddie avait laissé tomber par terre, afin que personne d’autre ne le fasse.

Oui, c’était bien elle, pas de doute — la Dame d’Ombres. Sous son châle, elle avait l’air de sourire avec ruse et de sangloter en même temps. La dernière fois qu’il avait vu cette carte, elle était dans la main d’un homme qui se faisait parfois appeler Walter, parfois Flagg.

Tu ne mesures pas à quel point tu es proche de la Tour, maintenant, avait-il dit. Des mondes tournent autour de ta tête.

Et voilà qu’il reconnaissait ce sentiment qui s’était insinué en eux : ni tracas, ni lassitude, mais le ka-shume. Il n’y avait pas vraiment de traduction pour ce terme plombé de malédiction, mais il signifiait qu’on pressentait une rupture dans un ka-tet.

Walter o’Dim, son ennemi de toujours, était mort. Roland l’avait su dès la seconde où il avait aperçu le visage de la Dame d’Ombres. Bientôt l’un des siens mourrait aussi, sans doute au cours de la bataille à venir, pour mettre fin à l’œuvre macabre du Devar-Toi. Et une fois encore, la balance qui avait momentanément penché en leur faveur reprendrait sa position initiale.

Il ne traversa jamais l’esprit de Roland que celui qui mourrait, ce serait peut-être lui.

2

Il y avait trois noms de firmes, sur le véhicule qu’Eddie baptisa immédiatement « Le Tricycle de Croisière de Suze ». Le premier était Honda, le deuxième, Takuro (comme dans cette importation extrêmement populaire avant la Supergrippe, la Takuro Spirit). Le troisième était North Central Positronics. Ah, et un quatrième : ARMÉE AMÉRICAINE, comme dans PROPRIÉTÉ DE.

Susannah se montra réticente à descendre, mais finit par se soumettre. Dieu savait qu’ils avaient encore beaucoup à voir : cette grotte était une véritable caverne aux trésors. Le goulet plus étroit regorgeait de vivres (pour la plupart, des surgelés sous vide qui n’atteindraient pas les sommets gastronomiques de la boustifaille de Nigel, mais qui au moins les nourriraient), de l’eau en bouteille, des boissons en boîtes (plein de Coca et de Nozz-A-La, mais rien d’alcoolisé), et le fameux réchaud au propane. Ainsi que des caisses débordant d’armement. Certaines portaient la mention ARMÉE AMÉRICAINE, mais pas toutes.

Alors leurs aptitudes élémentaires se révélèrent : l’aloi véritable, aurait dit Cort. Ces talents et ces intuitions qui auraient pu rester en veille pendant la majorité de leur vie, ne se réveillant que de temps à autre, assez longtemps pour leur causer des problèmes, si Roland ne les avait pas volontairement exaltées… dorlotées… ni aiguisé leurs dents pour en faire des armes mortelles.

Ils n’échangèrent pas un mot lorsque Roland sortit de son sac un large instrument pour faire levier et déloger le couvercle des caisses. Susannah oublia le Tricycle de Croisière qu’elle avait attendu toute sa vie ; Eddie oublia de faire des blagues ; Roland oublia son mauvais pressentiment. Ils s’absorbèrent tous dans l’arsenal qu’on leur avait laissé, et dont pas un élément ne leur demeura très longtemps mystérieux.

Il y avait une caisse de fusils AR-15, dont les canons étaient emballés dans la graisse, les mécanismes embaumant l’huile de banane. Eddie remarqua les sélecteurs supplémentaires, et jeta un œil à la caisse posée à côté. À l’intérieur, recouverts de plastiques et également emballés dans la graisse, se trouvaient des tambours métalliques. Ils rappelaient les mitraillettes qu’on voyait dans les épopées de gangsters à la Bonnie and Clyde, mais en plus gros. Eddie sortit l’un des AR-15, le tourna entre ses mains et trouva exactement ce qu’il cherchait : un clip qui permettait d’accrocher ces tambours aux fusils, les transformant en coupe-choux ultra-rapides. Combien de tirs par tambour ? Cent ? Cent vingt-cinq ? Assez pour balayer une compagnie entière, voilà qui était certain.

Il vit également une boîte de ce qui ressemblait à des roquettes, avec les lettres STS peintes sur le côté. Dans un casier derrière, appuyés contre le mur de la grotte, se trouvaient une demi-douzaine de lance-roquettes manuels. Roland lui montra du doigt le symbole atomique peint sur chacun d’eux et secoua la tête. Il ne voulait pas se servir d’armes susceptibles de lâcher des radiations fatales, quelle que fût la puissance de ces armes. Il était disposé à tuer les Briseurs, s’il fallait en arriver là pour les empêcher de détruire le Rayon, mais seulement en dernier recours.

À côté d’un casier métallique rempli de masques à gaz (Jake leur trouva un air épouvantable, comme si on avait coupé la tête à des insectes bizarres) reposaient deux caisses d’armes de poing : pistolets à canon courbe avec la marque coyote frappée en relief sur la crosse, automatiques Cobra Stars massifs. Jake se sentait attiré par ces deux types d’armes (en réalité, son cœur était attiré par toutes les armes), mais il prit l’un des Stars, parce qu’il lui rappelait un peu le pistolet qu’il avait perdu. Le chargeur se trouvait dans la crosse et contenait quinze ou seize balles. Pas besoin de compter, à l’œil il savait.

— Eh ! fit Susannah, qui était retournée près de l’entrée de la grotte. Venez voir un peu. Des vifs d’argent.

— Vérifie sur le couvercle de la caisse, recommanda Jake tandis qu’ils la rejoignaient.

Susannah l’avait posé à côté ; Jake s’en saisit et l’étudia avec admiration. On y voyait le visage souriant d’un garçon affublé d’une cicatrice en forme d’éclair sur le front. Il portait des lunettes rondes et pointait ce qui ressemblait à une baguette magique en direction d’un vif d’argent flottant dans l’air. Dessous apparaissait la légende suivante :

PROPRIÉTÉ DU 449e ESCADRON
24 « VIFS D’ARGENT »

MODÈLE HARRY POTTER

# DE SÉRIE 465-17— CC NDJKR

« Le 449, faut pas le chercher ! »
On va botter le cul au « Serpentard » qui est en vous !

Ils dénombrèrent deux douzaines de vifs d’argent dans la caisse, emballés comme des œufs dans leurs petites coques et leurs copeaux de plastique. Aucun des membres de la bande de Roland n’avait eu l’occasion d’en voir de vivants d’aussi près, durant la bataille avec les Loups, mais ils disposaient d’un certain laps de temps pour satisfaire leur curiosité la plus naturelle. Ils prirent chacun un vif d’argent dans la main. Ils avaient la taille d’une balle de tennis, en nettement plus lourd. La surface en était quadrillée, leur donnant l’apparence de globes marqués des lignes de latitude et de longitude. Ils avaient l’air en acier, tout en étant légèrement malléables au toucher, comme du caoutchouc très rigide.

Une plaque d’identité apparaissait sur chaque vif d’argent, ainsi qu’un bouton à côté.

— C’est ça qui les réveille, murmura Eddie, et Jake hocha la tête.

Ils notèrent également un petit creux dans la surface courbe, permettant juste d’y glisser le bout du doigt. Jake appuya dessus sans la moindre crainte que la chose explose, ou qu’il en jaillisse une mini-scie rotative qui lui tranche les doigts. On utilisait ce petit creux pour accéder à la programmation. Il ne savait pas où il était allé chercher ça, mais le fait est qu’il le savait.

À la surface du vif d’argent, un segment incurvé glissa avec un Aouuuuuum affaibli. Apparurent alors quatre diodes minuscules, dont trois éteintes et la dernière émettant un lent clignotement orange foncé. Sept petites fenêtres affichaient 0 00 00 00. Sous chacune d’elles se trouvait un bouton tellement minuscule qu’il aurait fallu la pointe d’un trombone pour appuyer dessus. « De la taille d’un trou du cul d’insecte », grommellerait Eddie un peu plus tard, en s’escrimant à en programmer un. À droite de ces fenêtres deux autres boutons portaient respectivement les mentions R et A.

Jake le montra à Roland.

— Le premier, c’est pour « Régler », et le deuxième, pour « Attendre ». Tu ne penses pas ? Moi c’est ce que je pense.

Roland acquiesça d’un hochement de tête. Jamais auparavant il n’avait vu une arme de ce genre — en tout cas, pas en gros plan — mais la présence des petites fenêtres rendait en effet évident le rôle des boutons. Et il imaginait que les vifs d’argent pourraient leur être utiles, plus utiles peut-être que les longs-tireurs avec leurs obus atomiques. RÉGLER et ATTENDRE.

RÉGLER… et ATTENDRE.

— Est-ce que Ted et ses potes ont laissé tout ça ici pour nous ? demanda Susannah.

Roland se dit que peu importait qui avait entreposé tout ça — c’était là, et ça lui suffisait — mais il opina de la tête.

— Comment ? Et où est-ce qu’ils ont déniché tout ça ?

Roland n’en savait rien. Ce qu’il savait, c’est que cette grotte était un ma’sun — un trésor de guerre. Au-dessous d’eux, des hommes faisaient la guerre à la Tour que la lignée de l’Aîné avait fait le serment de protéger. Son tet et lui allaient leur tomber dessus par surprise et avec des instruments comme ceux-là, ils frapperaient et frapperaient encore, jusqu’à ce que leurs ennemis se retrouvent allongés par terre, les bottes pointant vers le ciel.

Ou bien que leurs bottes à eux pointent vers le ciel.

— Peut-être qu’il l’explique, sur une des cassettes qu’il nous a laissées, suggéra Jake.

Il avait enclenché la sécurité de son Cobra automatique et il le glissa dans le sac, avec ce qui restait d’Orizas. Susannah s’était elle aussi munie d’un Cobra, après l’avoir fait tourner sur son doigt une fois ou deux, à la Annie Oakley.

— Peut-être bien, dit-elle en adressant un sourire au garçon.

Cela faisait longtemps que Susannah ne s’était pas sentie aussi bien, physiquement. Tellement non enceinte. Pourtant elle avait l’esprit troublé. Ou peut-être était-ce son moral.

Eddie brandit un morceau de tissu roulé comme un parchemin, et retenu par trois brins de ficelle.

— Ce type, Ted, il a dit qu’on trouverait une carte du camp-prison. Je parie que c’est ça. Quelqu’un d’autre à part moi voudrait y jeter un œil ?

Ils se rapprochèrent tous. Jake aida Eddie à dérouler le tissu. Brautigan les avait prévenus qu’il s’agissait d’une carte grossière, et c’était bien le cas. Rien de plus qu’une série de ronds et de carrés. Susannah vit le nom de la petite ville — Pleasantville — et repensa à Ray Bradbury. Jake était quant à lui titillé par la rose des vents rudimentaire, car le dessinateur avait ajouté un point d’interrogation à côté du N de « nord ».

Tandis qu’ils étudiaient ce piètre exercice en cartographie, un long cri chevrotant s’éleva de l’obscurité, dehors. Eddie, Susannah et Jake balayèrent les alentours d’un regard anxieux. Ote leva le nez, émit un bref grondement de gorge, puis reposa la tête sur ses pattes avant et eut l’air de se rendormir : Va au diable, vilain, j’suis avec mes potes et j’ai même pas peur.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Eddie. Un coyote ? Un chacal ?

— Un chien du désert, acquiesça distraitement Roland.

Il s’était accroupi sur les talons (ce qui donnait à penser que sa hanche allait mieux, du moins temporairement), les bras encerclant ses tibias. Il e quittait pas des yeux les ronds et les carrés grossiers sur le tissu.

— Can-toi-tete.

— Comme dans Dan-Tete ? demanda Jake.

Roland ignora la question. Il ramassa la carte et sortit de la grotte avec, sans se retourner. Les autres échangèrent un regard avant de le suivre, en s’enveloppant de leurs couvertures comme d’un châle.

3

Roland retourna là où Sheemie (avec l’aide de ses amis) les avait fait passer. Cette fois, le Pistolero utilisa les jumelles pour observer le Paradis Bleu à loisir. Quelque part derrière eux, le chien du désert hurla de nouveau sa plainte solitaire dans les ténèbres.

Et Jake se dit que les ténèbres étaient devenues plus ténébreuses encore. Lorsque le jour déclinait, les yeux s’adaptaient à la lumière changeante, mais par contraste, ce grand soleil-projecteur paraissait encore plus éclatant. Il était presque certain que le principe avec ce soleil-là, c’était le tout ou rien. On l’allume, on l’éteint, rien entre les deux. Peut-être même qu’ils le laissaient briller toute la nuit, mais Jake en doutait. Le système nerveux était programmé pour le déclin progressif de la lumière, jusqu’à la nuit, il avait appris ça en cours de biologie. On pouvait s’accommoder de longues périodes de lumière — les gens le faisaient tous les ans, dans les régions de l’Arctique — mais ça pouvait vraiment vous embrouiller la tête. Jake se dit que les types aux commandes, là-bas, ne voudraient pas abîmer leurs Briseurs, s’ils pouvaient l’éviter. Et ils voudraient aussi préserver leur « soleil » aussi longtemps que possible. Tout ici était vieux et sujet aux pannes.

Roland finit par faire passer les jumelles à Susannah.

— Regarde particulièrement les bâtiments à chaque extrémité du rectangle de pelouse, je te prie.

Il déroula la carte comme un personnage sur le point de déclamer son annonce dans une pièce de théâtre, y jeta un coup d’œil furtif, puis déclara :

— Ils portent les numéros 2 et 3, sur la carte.

Susannah les étudia avec attention. Celui marqué 2, la Maison du Gardien, était un petit bungalow peint en bleu électrique, avec l’avant-toit blanc. Sa mère aurait sans doute appelé cette bâtisse une maison de conte de fées, du fait des couleurs vives et des fioritures tarabiscotées, au bord du toit.

La Maison Damli était beaucoup plus grande, et Susannah, à la jumelle y vit entrer et en sortir plusieurs personnes. Certaines avaient l’air de civils désinvoltes. D’autres paraissaient bien plus — oh, disons : sur leurs gardes. Et elle en aperçut deux ou trois croulant sous des tas de paquets. Elle tendit les jumelles à Eddie en lui demandant si c’étaient là des Enfants de Roderick.

— Je crois, oui. Mais je ne peux pas en être complètement…

— Peu importe les Rods, fit Roland. Pour l’instant. Que penses-tu de ces deux bâtisses, Susannah ?

— Eh bien, fit-elle en procédant avec prudence (elle n’avait en fait pas la moindre idée de ce qu’il attendait d’elle), elles sont toutes deux très bien entretenues, surtout en comparaison de certaines ruines que nous avons eu l’occasion de croiser, au cours de notre périple. Celle qu’ils appellent la Maison Damli est particulièrement belle. Du style dit de la Reine Anne, et…

— Sont-elles en bois, d’après toi, ou est-ce simplement une imitation ? Je m’intéresse particulièrement à celle appelée Damli.

Susannah dirigea de nouveau les jumelles dans cette direction, puis les donna à Eddie. Il regarda à son tour, puis les fit passer à Jake. Tandis que Jake observait les lieux, un « clic » tout à fait audible roula vers eux sur des kilomètres… et le projecteur solaire à la Cecil B. DeMille qui illuminait le Devar-Toi s’éteignit brutalement, les laissant dans une profonde obscurité pourpre qui tournerait bientôt au noir complet.

Et le chien du désert se remit à hurler, faisant se dresser les poils sur les bras de Jake. Le son monta… monta… et se tut brusquement sur une ultime syllabe étouffée. Comme un dernier cri de surprise, et Jake sut avec certitude que le chien du désert était mort. Quelque chose avait rampé par-derrière, et quand la grosse lampe s’était éteinte…

Il y avait toujours de la lumière, en bas, constata-t-il : une double rangée blanche qui devait délimiter les rues de « Pleasantville », des cercles jaunes, sans doute des arcs à vapeur de sodium, jalonnant les divers chemins de ce que Susannah appelait la Fac des Briseurs… et des lampes torches dessinant leurs motifs aléatoires dans le noir.

Non, se dit le jeune garçon, pas des lampes torches. Des projecteurs. Comme ceux des prisons, dans les films.

— Rentrons, suggéra-t-il. Il n’y a plus rien à voir, et je n’aime pas rester là, comme ça, dans le noir.

Roland acquiesça. Ils le suivirent en file indienne, Eddie portant Susannah et Jake fermant la marche, Ote sur ses talons. Il s’attendait à chaque seconde à entendre un second chien du désert reprendre la complainte de son congénère, mais rien ne se produisit.

4

— Elles sont en bois, fit Jake.

Il était assis en tailleur sous l’une des lanternes à gaz, laissant la lumière blanche et bienvenue lui baigner le visage.

— Du bois, confirma Eddie.

Susannah hésita une seconde, sentant bien qu’il s’agissait là d’une question d’importance et se repassant en esprit ce qu’elle avait vu. Puis elle hocha la tête à son tour.

— Du bois. J’en suis quasiment certaine. Surtout celle appelée la Maison Damli. Une bâtisse Reine Anne en pierre ou en brique, et camouflée pour faire passer ça pour du bois ? Ça n’a aucun sens.

— Si ça peut leurrer les éventuels vagabonds qui envisageraient de la brûler, suggéra Roland, alors ça a un sens. À l’évidence.

Susannah y réfléchit. Il disait vrai, bien entendu, mais…

— Je maintiens : du bois.

Roland opina du chef.

— Moi aussi.

Il avait trouvé une grande bouteille verte avec une étiquette PERRIER. Il l’ouvrit et s’assura que Perrier, c’était bien de l’eau. Il prit cinq gobelets et en versa une rasade dans chacun. Il les déposa devant Jake, Susannah, Eddie et Ote, et en garda un pour lui.

— M’appelles-tu ton dinh ? demanda-t-il à Eddie.

— Oui, Roland, tu sais que oui.

— Partageras-tu le khef avec moi, en buvant cette eau ?

— Oui, si tu le souhaites.

Eddie avait commencé par sourire, mais à présent il était redevenu grave. Cette sensation était de retour. Le ka-shume, un mot de contrition qu’il ne connaissait pourtant pas encore.

— Bois, serf.

Eddie ne raffolait pas franchement du surnom de serf, néanmoins il but l’eau. Roland s’agenouilla devant lui et déposa un baiser furtif sur les lèvres d’Eddie.

— Je t’aime, Eddie, dit-il.

Et dehors, dans ces ruines qu’était Tonnefoudre, un vent du désert se leva, emportant une poussière sableuse et empoisonnée.

— Eh bien… je t’aime, moi aussi, répondit le jeune homme, à sa grande surprise. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et ne me dis pas qu’il n’y a rien du tout, parce que je sens que si.

— Rien du tout, fit le Pistolero avec un sourire, mais jamais Jake n’avait entendu autant de tristesse dans sa voix, ce qui le terrifia.

— C’est seulement le ka-shume. Tous les ka-tets l’ont toujours ressenti… mais à présent que nous sommes à nouveau réunis, nous partageons l’eau. Nous partageons notre khef. « Car nous sommes de bons camarades. »

Il jeta un regard à Susannah.

— M’appelles-tu dinh ?

— Oui, Roland, je t’appelle dinh.

Elle était très pâle, mais peut-être était-ce dû à la lumière blanche qui tombait des lanternes.

— Partageras-tu le khef avec moi, en buvant cette eau ?

— Avec plaisir, dit-elle en lui prenant le gobelet en plastique des mains.

— Bois, serf.

Elle but, sans quitter les yeux de Roland de son regard sombre et grave. Elle repensa aux voix qu’elle avait entendues dans son rêve, à la prison d’Oxford : celui-ci est mort, celui-là est mort. Ô Discordia, et les ombres se firent plus profondes encore.

Roland l’embrassa sur les lèvres.

— Je t’aime, Susannah.

— Je t’aime aussi.

Le Pistolero se tourna vers Jake.

— M’appelles-tu dinh ?

— Oui.

Sa pâleur à lui était en revanche indiscutable ; même ses lèvres étaient blêmes.

— Le ka-shume, ça signifie la mort, n’est-ce pas ? Pour lequel d’entre nous ?

— Je ne le sais point, répondit Roland. Et l’ombre peut encore se lever, car la roue ne cesse de tourner. N’as-tu pas ressenti le ka-shume quand Callahan et toi êtes entrés au milieu de tous ces vampires ?

— Si.

— Le ka-shume pour vous deux ?

— Oui.

— Et pourtant te voilà. Notre ka-tet est fort, il a déjà survécu à maints dangers. Il peut survivre à celui-ci, aussi.

— Mais je sens…

— Oui, acquiesça Roland.

Sa voix était douce, mais il avait ce regard affreux. Ce regard qui allait au-delà du simple chagrin, ce regard qui disait que tout pouvait arriver, que la Tour était au-delà, que la Tour Sombre était au-delà et que c’était là qu’allaient son cœur, son âme, son ka et son khef.

— Oui, je le sens moi aussi. Nous le sentons tous. C’est pourquoi nous prenons l’eau ensemble, pour consolider notre confrérie. Partageras-tu le khef avec moi, en buvant cette eau ?

— Oui.

— Bois, serf.

Ce que fit Jake. Puis, avant que Roland ait pu l’embrasser, il se jeta au cou du Pistolero et lui chuchota fiévreusement à l’oreille :

— Roland, je t’aime.

— Je t’aime aussi, répondit le Pistolero en libérant le garçon.

Dehors, une nouvelle rafale siffla. Jake attendit qu’une créature quelconque pousse un cri — de triomphe, peut-être. Mais rien.

Le sourire aux lèvres, Roland se tourna vers le bafou-bafouilleux.

— Ote de l’Entre-Deux-Mondes, m’appelles-tu dinh ?

— Dinh ! aboya Ote.

— Partageras-tu le khef avec moi, en buvant cette eau ?

— Khef ! Ô !

— Bois, serf.

Ote glissa sa truffe dans le gobelet en plastique — opération en soi délicate — et lapa l’eau jusqu’à la dernière goutte. Puis il releva la tête, attendant la suite. Des gouttes de Perrier brillaient dans ses moustaches.

— Ote, je t’aime, dit Roland en baissant le visage à portée des dents affûtées du bafouilleux.

Ote lui lécha la joue une seule fois, puis fourra de nouveau le nez dans le gobelet, espérant avoir raté une goutte ou deux.

Roland tendit les mains. Susannah prit l’une, et Jake l’autre. Bientôt ils furent tous reliés. Comme des alcooliques à la fin d’une réunion des A.A., pensa Eddie.

— Nous sommes ka-tet, récita Roland. Nous sommes un en plusieurs, la multiplicité faite unité. Nous avons partagé l’eau et nous avons partagé nos vies et notre quête. Si l’un de nous devait tomber, celui-là ne serait pas perdu, car nous ne faisons qu’un, et nous ne l’oublierons pas, même dans la mort.

Ils se tinrent les mains encore un moment. Puis Roland fut le premier à lâcher.

— Quel est ton plan ? lui demanda Susannah.

Elle ne l’appela pas trésor. Elle ne l’appelait plus jamais ni comme ça ni d’aucun autre surnom affectueux, pour autant que Jake l’ait remarqué.

— Tu veux bien nous le dire ?

D’un mouvement de la tête, Roland désigna le magnétophone Wollensak, toujours posé sur son baril.

— Peut-être que nous devrions d’abord écouter ça. J’ai les grandes lignes de mon plan, mais ce que Brautigan a à dire pourrait bien nous fournir quelques-uns des détails.

5

La nuit à Tonnefoudre est l’essence même de l’obscurité : ni lune ni étoiles. Pourtant, si l’on voulait se tenir sur le seuil de la grotte dans laquelle Roland et son tet viennent de partager le khef, et où ils s’apprêtent à écouter les cassettes que Ted Brautigan leur a laissées, on verrait deux charbons ardents flottant dans ces ténèbres battues par le vent. Si l’on décidait de gravir ce sentier sur le flanc de Steek-Tete vers ces charbons ardents (proposition dangereuse, dans une telle pénombre), on finirait par croiser une araignée à sept pattes, présentement vautrée sur le cadavre saigné à blanc d’un coyote mutant. Ce can-toi-tete était littéralement un pauvre bâtard, avec ce moignon de cinquième patte au milieu du poitrail et cette masse molle comme de la gelée pendant entre ses pattes arrière comme un pis déformé ; cependant sa chair nourrit Mordred, et son sang — bu à longues gorgées fumantes — est aussi doux qu’un vin sirupeux. À dire vrai, il y a toutes sortes de choses bonnes à manger, par ici. Mordred n’a peut-être pas d’amis pour le transporter avec les bottes de sept lieues de la téléportation, mais il a trouvé le chemin depuis la Gare de Tonnefoudre jusqu’au Steek-Tete tout sauf ardu.

Il en a entendu assez pour savoir avec certitude ce que son père mijote : une attaque surprise des installations en bas. Ils vont être sacrément débordés en nombre, mais la bande de tireurs de Roland lui est farouchement dévouée, et ils n’ont peur de rien. Une folie pareille est une arme encore plus redoutable.

Il semble que Mordred soit né avec une bonne dose de connaissances intuitives. Il sait, par exemple, que son Père Rouge, avec les mêmes informations dont dispose aujourd’hui Mordred, aurait envoyé des nouvelles de la présence du Pistolero au Maître ou au Chef de la Sécurité du Devar-Toi. Et alors un peu plus tard cette nuit-là, c’est le ka-tet de l’Entre-Deux-Mondes qui se serait retrouvé victime d’une embuscade. Ils auraient été tués dans leur sommeil, peut-être bien, laissant ainsi les Briseurs poursuivre leur tâche pour le Roi. Mordred n’est pas né avec la connaissance de cette tâche, mais il est doué de logique, et a l’ouïe fine. Il comprend désormais ce que manigancent les pistoleros : ils sont venus briser les Briseurs.

Mordred pourrait certes arrêter tout ça, mais il n’a pas d’intérêt pour les projets et les ambitions de son Père Rouge. Il découvre que ce qui l’excite réellement, c’est cette solitude amère d’être à l’extérieur, exclu. De regarder avec la froideur d’un enfant qui observe la vie et la mort et la guerre et la paix à travers la paroi de verre de son vivarium.

Laisserait-il ce ki’-dam-là tuer pour de bon son Père Blanc ? Oh, probablement pas. Mordred se réserve ce plaisir personnellement, et il a ses raisons ; il a déjà ses raisons. Mais quant aux autres — le jeune homme, la femme court-jambes, le gamin — oui, si le ki’-dam Prentiss prend le dessus, qu’il ne se gêne pas et qu’il en tue un ou tous les trois. Et Mordred Deschain respectera les règles du jeu. Il ne fera que regarder. Il écoutera. Il entendra les hurlements, sentira la chair brûlée et contemplera le sang qui détrempera la terre. Et alors, s’il juge Roland en danger, lui, Mordred, il interviendra. Au nom du Roi Cramoisi, si ça lui paraît une bonne idée, mais en fait en son nom à lui, et pour ses raisons à lui, qui se résument à cette évidence : Mordred, lô faim.

Et si Roland et son ka-tet remportaient la partie ? S’ils gagnaient et se rapprochaient de la Tour ? Mordred ne pense pas que ça risque vraiment d’arriver, car étrangement il est aussi membre de ce ka-tet, il partage leur khef et ressent ce qu’ils ressentent. Il sent la rupture imminente de leur confrérie.

Ka-shume ! se dit Mordred, tout sourire. Il n’y a plus qu’un œil, au milieu de la tête du chien du désert. L’une des pattes poilues de l’araignée le caresse, puis l’arrache. Mordred le gobe comme un grain de raisin, puis se retourne vers la lueur blanche des lanternes à gaz qui filtre sous la couverture que Roland a suspendue pour obstruer l’entrée de la grotte.

Pourrait-il se rapprocher ? Assez près pour les écouter ?

Mordred se dit qu’il le pourrait, surtout avec ce vent qui masque le bruit de ses mouvements. Excitante perspective.

Il descend en crabe en direction des étincelles vagabondes, vers les murmures de la voix montant du magnétophone et vers les pensées de ceux qui l’écoutent : ses frères, sa mère-sœur, le bafou apprivoisé et bien sûr, les surveillant tous, le Grand Ka-Papa Blanc.

Mordred rampe aussi près qu’il l’ose et s’aplatit dans les ténèbres glaciales et venteuses, malheureux et savourant son malheur, rêvant ses rêves d’exclu. À l’intérieur, derrière la couverture, il y a la lumière. Qu’ils en profitent, si ça les chante ; que la lumière soit, pour l’instant. Mais lui, Mordred, finira par l’éteindre. Et dans le noir, il se délectera de plaisir.

CHAPITRE 8 Notes prises dans la maison en pain d’Épices

1

Eddie regarda les autres. Jake et Roland étaient assis sur les sacs de couchage qu’on leur avait laissés. Ote dormait en rond aux pieds de Jake. Susannah s’était confortablement calée sur le siège de son Tricycle de Croisière. Satisfait, Eddie hocha la tête et appuya sur le bouton LECTURE du magnétophone. La cassette se mit à se dérouler… il y eut un silence… la bande qui défilait… le silence… puis, après s’être raclé la gorge, Ted Brautigan se mit à parler. Ils l’écoutèrent pendant plus de quatre heures, Eddie remplaçant chaque bande qui s’achevait par la suivante, sans prendre la peine de la rembobiner.

Personne ne suggéra de faire une pause, Roland moins que quiconque, qui écoutait dans un silence fasciné, même lorsque les élancements reprirent dans sa hanche. Roland pensait mieux comprendre, maintenant. Il savait en tout cas qu’ils avaient une véritable occasion d’arrêter ce qui était en train de se produire, dans la petite ville en contrebas. Le savoir l’effrayait, car leurs chances de réussite étaient minces. Le sentiment de ka-shume le démontrait clairement. Et on ne pouvait mesurer réellement les enjeux avant d’avoir vu la déesse dans sa robe blanche, la déesse-chienne dont la manche découvrait un superbe bras blanc, tandis qu’elle murmurait : Viens à moi, cours vers moi. Oui, c’est possible, tu atteindras peut-être ton but, tu peux gagner, alors cours vers moi, donne-moi tout ton cœur. Et si je le brise ? Si l’un de vous tombe, tombe dans le gouffre de coffah (cet endroit que vos nouveaux amis appellent l’enfer) ? C’est vraiment trop dommage.

Oui, si l’un d’eux tombait dans le coffah et brûlait en vue des fontaines, ce serait vraiment trop dommage. Et cette garce en robe blanche ? Eh bien, elle mettrait les mains sur ses hanches et balancerait la tête en arrière, dans un gigantesque éclat de rire qui durerait jusqu’à la fin du monde. Tant de choses dépendaient de cet homme dont la voix lasse et raisonnable s’élevait à présent dans la grotte. La Tour Sombre même dépendait de lui, car Brautigan était un homme aux pouvoirs époustouflants.

Le plus surprenant, c’est qu’on aurait pu dire la même chose de Sheemie.

2

— Essai, un, deux… un, deux… essai, test cassette. Ici Ted Stevens Brautigan, c’est un essai…

Une courte pause. La cassette tournait, une des bobines se dévidant dans l’autre.

— Très bien. Fabuleux, en fait. Je n’étais pas certain que cet engin marcherait, surtout ici, mais ça a l’air d’aller. Je me suis préparé à cet exercice en essayant de vous imaginer tous les quatre — tous les cinq, en comptant le petit ami du jeune garçon — en train de m’écouter, parce que j’ai toujours trouvé que la visualisation était une excellente technique pour se mettre en condition. Malheureusement, dans le cas présent, ça ne marche pas. Sheemie m’envoie de très bonnes images mentales — des images brillantes, je dois même dire — mais Roland est le seul d’entre vous qu’il ait réellement vu, et cela remonte à la chute de Gilead, et ils étaient tous deux très jeunes. Sauf votre respect, les gars, mais je soupçonne que le Roland qui arrivera à Tonnefoudre aujourd’hui ne ressemblera pas beaucoup au jeune homme que mon ami Sheemie vénérait tellement.

Où es-tu, aujourd’hui, Roland ? Dans le Maine, à chercher l’écrivain ? Celui qui m’a créé moi aussi, en quelque sorte ? À New York, à tenter de retrouver la femme d’Eddie ? Est-ce qu’aucun d’entre vous est seulement encore en vie ? Je sais que les chances que vous atteigniez Tonnefoudre sont minimes. Le ka vous mène vers le Devar-Toi, mais un anti-fea très puissant, mis en branle par celui que vous appelez le Roi Cramoisi, œuvre contre vous et votre tet de mille façons différentes. Quoi qu’il en soit…

Était-ce Emily Dickinson, qui appelait l’espoir « la chose à plumes » ? Je ne m’en souviens pas. Il y a beaucoup de choses que je ne me rappelle plus, mais il semble que je me rappelle comment me battre. C’est peut-être une bonne chose. J’espère que c’est une bonne chose.

Vous ne vous demandez pas une seconde où je suis, pour enregistrer tout ça, madame et messieurs ?

Non, ils ne se l’étaient pas demandé. Ils étaient assis là, hypnotisés par le son légèrement poussiéreux de la voix de Brautigan, faisant tourner une bouteille de Perrier et des biscuits.

— Eh bien je vais vous le dire, poursuivit Brautigan, d’abord parce que les trois d’entre vous qui viennent d’Amérique trouveront sans doute cela amusant, mais surtout parce que cela vous sera peut-être utile, lorsque vous élaborerez un plan pour détruire ce qui se passe à Algul Siento.

Tandis que je vous parle, je suis assis dans un fauteuil taillé dans un bloc de chocolat. L’assise est un gros chamallow bleu, et je doute que même les matelas pneumatiques que nous avons l’intention de vous laisser soient plus confortables. On pourrait croire que ce genre de coussin serait collant, mais pas du tout. Les murs de cette pièce — ainsi que la cuisine, que j’aperçois derrière l’arcade en boules de gomme située à ma gauche — sont faits de sucres d’orge verts, jaunes et rouges. Si vous léchez le vert, vous constaterez qu’il a le goût de citron vert. Le rouge est à la framboise. Même si le goût (dans tous les sens de ce terme farceur) n’a pas grand-chose à faire dans les choix de Sheemie, en tout cas c’est l’impression que j’ai. Je crois tout simplement qu’il a gardé une tendresse enfantine pour les couleurs vives et primaires.

Roland hocha la tête en souriant légèrement.

— Mais je dois quand même dire, fit sèchement la voix du magnétophone, que j’aimerais bien avoir ne serait-ce qu’une pièce au décor plus discret. Dans les tons bleus, peut-être. Ou un camaïeu de teintes automnales, ce serait encore mieux.

Puisqu’on parle de teintes automnales, les escaliers sont eux aussi en chocolat. La rambarde est un sucre d’orge arrondi au bout. On ne peut pas parler des « escaliers qui mènent à l’étage », parce qu’il n’y a pas d’étage. Par la fenêtre on aperçoit des voitures qui ont un air suspect de bonbons avec des roues, et la rue elle-même a l’air en réglisse. Mais si on ouvre la porte et qu’on monte ne serait-ce qu’une marche vers Twizzler Avenue, on se retrouve à la case départ. Dans ce qu’on pourrait aussi appeler le « monde réel », faute d’une expression plus subtile.

La Maison de la Sorcière, ou encore la Maison en Pain d’Épices — nous l’appelons ainsi, parce qu’à l’intérieur flotte toujours une odeur de pain d’épices chaud, tout juste sorti du four —, est tout autant une création de Dinky que de Sheemie. Dink a atterri dans le dortoir de Corbett avec Sheemie, et il a entendu Sheemie pleurer en s’endormant, un soir. Beaucoup de gens dans cette situation auraient passé leur chemin, et je me rends compte que personne ne ressemble moins au Bon Samaritain que Dinky Earnshaw. Cependant, au lieu de passer son chemin, il a frappé à la porte des appartements de Sheemie, et il a demandé s’il pouvait entrer.

Si on lui pose la question aujourd’hui, Dinky vous dira qu’il n’y a pas de quoi en faire toute une affaire. « Je venais d’arriver, je me sentais seul, et je voulais me faire des amis », vous dira-t-il. « Entendre un type chouiner comme ça, ça m’a fait penser que lui aussi, il avait peut-être besoin d’un ami. » Comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit. C’est peut-être vrai dans la plupart des endroits, mais pas à Algul Siento. Et c’est cela qu’il faut surtout comprendre avant tout, je crois, si vous voulez nous comprendre, nous. Aussi pardonnez-moi si je m’appesantis un peu sur le sujet.

Certains des gardes humes nous appellent des morks, d’après une série télé avec des extraterrestres[23]. Les morks sont les créatures les plus égoïstes qui soient sur Terre. Antisociaux ? Pas exactement. Certains sont au contraire extrêmement sociaux, mais seulement dans la mesure où ça les aide à obtenir ce qu’ils veulent ou ce dont ils ont besoin. Très rares sont les morks sociopathes, mais la plupart des sociopathes sont des morks, si vous voyez ce que je veux dire. Le plus célèbre d’entre eux, et Dieu merci les ignobles ne nous l’ont jamais amené ici, était un tueur en série du nom de Ted Bundy.

Si vous avez une ou deux cigarettes en trop, vous ne trouverez pas compagnon plus compréhensif — ou flagorneur — qu’un mork qui a besoin d’une sèche. Mais une fois qu’il l’a, cependant, plus de traces de lui.

La plupart des morks — je veux dire quatre-vingt-dix-huit à quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’entre eux — auraient entendu les sanglots de l’autre côté de cette porte, et n’auraient même pas fait mine de ralentir le pas. Dinky, lui, a frappé et demandé s’il pouvait entrer, alors qu’il était nouveau dans le coin et légitimement perdu (il pensait aussi qu’on allait le punir pour le meurtre de son ancien patron, mais il nous faut garder cette histoire pour un autre jour).

Et nous devrions considérer les choses du point de vue de Sheemie. Je répète que quatre-vingt-dix-huit ou quatre-vingt-dix-neuf pour cent des morks auraient répondu à une question de ce genre en beuglant « Allez au diable ! », ou même « Va te faire foutre ! ». Pourquoi ? Parce que nous avons une conscience aiguë d’être différents de la majorité des gens, et que cette différence est rarement appréciée. Pas plus que les premiers hommes de Neandertal n’apprécièrent les premiers Cro-Magnons qui pointèrent leur nez dans les parages, j’imagine. Les morks n’aiment pas être pris au dépourvu.

Une pause. La bande continuait de défiler. Tous les quatre entendaient presque Brautigan réfléchir intensément.

— Non, ce n’est pas tout à fait exact, finit-il par ajouter. Ce que les morks n’aiment pas, c’est être surpris dans un état de vulnérabilité émotionnelle. La colère, le bonheur, les larmes de joie ou d’hystérie, ce genre de manifestations. C’est comme si vous autres vous retrouviez dans une situation dangereuse, sans vos armes.

Pendant longtemps, j’ai été seul, ici. J’étais un mork avec des émotions, que ça me plaise ou non. Et puis est arrivé Sheemie, assez courageux pour accepter d’être réconforté, si on lui offrait du réconfort. Et Dink, désireux de faire un geste vers lui. La majorité des morks sont des introvertis égoïstes, se faisant passer pour des individualistes acharnés, et le personnel d’Algul adore ça, vous pouvez me croire. Il n’existe pas communauté plus facile à diriger que celle qui rejette le concept même de communauté. Vous voyez pourquoi j’ai été attiré par Sheemie et Dinky, et la chance que j’ai eue de les trouver ?

Susannah glissa sa main dans celle d’Eddie. Il la prit et la serra avec douceur.

— Sheemie avait peur du noir, poursuivit la voix de Ted. Les Crapules de bas étage — je les mets tous dans le même panier, car ils sont tous aussi ignobles, bien qu’il y ait aussi des tahines et des humes à l’œuvre ici, en plus des can-toi —, ils disposent d’une douzaine de tests sophistiqués pour évaluer le potentiel psychique, mais ils n’ont pas eu l’air de se rendre compte qu’ils avaient attrapé un idiot qui avait peur du noir. Pas de chance pour eux.

Dinky a tout de suite compris le problème, et il l’a résolu en racontant des histoires à Sheemie. Les premières étaient des contes de fées, dont Hansel et Gretel. Sheemie était fasciné par l’idée d’une maison en bonbon, et n’arrêtait pas de demander des détails à Dinky. Aussi, voyez-vous, c’est en fait Dinky qui a imaginé le fauteuil en chocolat, avec le coussin en gros chamallow bleu, et l’arcade en boules de gomme, et la rambarde en sucre d’orge. Pendant une courte période, il y a bel et bien eu un étage. Pour les lits des Trois Ours. Mais Sheemie n’a jamais vraiment apprécié cette histoire et quand elle lui est sortie de la tête, le premier étage de Casa Pain d’Épices…

Ted Brautigan émit un petit gloussement.

— On pourrait dire qu’il s’est biodégradée, j’imagine. Quoi qu’il en soit, je crois que l’endroit dans lequel je me trouve en ce moment est en fait une fistule dans le temps, ou…

Il marqua une nouvelle pause. Puis soupira.

— Écoutez, il y a un milliard d’univers, qui contiennent un milliard de réalités différentes. C’est une chose que j’ai fini par comprendre, depuis qu’ils m’ont ramené de force de ce que ce ki’-dam s’entête à appeler ma « petite escapade dans le Connecticut ». Espèce de salopard de lèche-bottes !

C’était de la haine véritable, dans la voix de Brautigan, constata Roland. Et c’était une bonne chose. La haine était une bonne chose. Et utile.

— Ces réalités sont comme un labyrinthe de miroirs, sauf qu’il n’existe pas deux reflets rigoureusement identiques. Je finirai peut-être par revenir à cette image, mais pas encore. Ce que je veux vous faire comprendre — ou seulement accepter — pour l’instant, c’est que le réel est organique, le réel est vivant. Il est comme un muscle. Ce que fait Sheemie, c’est percer un trou dans ce muscle, avec une seringue mentale. Il n’y a que lui qui dispose de cette aiguille, parce qu’il est spécial…

— Parce que c’est un mork, murmura Eddie.

— Chut ! ordonna Susannah.

— … l’utiliser, conclut Ted.

(Roland songea à rembobiner la cassette pour retrouver les mots manquants, puis décida que ça n’avait pas d’importance.)

— C’est un endroit hors du temps, hors du réel. Je sais que vous savez des bribes de choses, concernant le fonctionnement de la Tour Sombre. Vous en comprenez le but d’unification. Eh bien, considérez la Maison en Pain d’Épices comme une galerie donnant sur la Tour : en venant ici, on est à l’extérieur de la Tour, mais toujours rattaché à la Tour. C’est un endroit réel — assez réel pour que j’en revienne avec des taches de colorant sur mes mains et mes vêtements — mais un endroit auquel seul Sheemie Ruiz a accès. Et une fois qu’on y est, ça ressemble à ce qu’il veut. On pourrait se demander, Roland, si vous et vos amis aviez la moindre idée de ce qu’était Sheemie, et de ce qu’il pouvait faire, quand vous l’avez rencontré à Mejis.

Roland tendit alors le bras pour appuyer sur le bouton STOP du magnétophone.

— Nous savions qu’il était… étrange, dit-il aux autres. Nous savions qu’il était spécial. Parfois Cuthbert disait : « Mais qu’est-ce qu’il a, ce garçon ? Il me donne des frissons. » Et puis il a débarqué à Gilead, lui et sa mule, Cappi. Et nous savions que c’était impossible, mais il se passait tant de choses alors, qu’un garçon de saloon venu de Mejis — pas finaud, mais jovial et serviable — était le cadet de nos soucis.

— Il s’est téléporté, n’est-ce pas ? demanda Jake.

Roland, qui n’avait encore jamais entendu ce mot avant ce jour, acquiesça instantanément.

— Sur une partie du trajet, du moins. Forcément. Pour commencer, comment aurait-il pu traverser le Fleuve Xay ? Il n’y avait qu’un seul pont, un pauvre pont en cordages, et une fois qu’on l’a eu passé, Alain les a coupés. Nous l’avons regardé tomber dans l’eau, quelque mille pieds plus bas.

— Peut-être qu’il a fait le tour, suggéra Jake.

Roland hocha la tête.

— Peut-être, oui. Mais ça lui aurait fait faire un détour d’au moins six cents roues.

Susannah émit un sifflement.

Eddie attendit de voir si Roland avait quelque chose à ajouter. Quand il parut clair que tel n’était pas le cas, il enclencha de nouveau le bouton LECTURE. La voix de Ted s’éleva dans la grotte.

— Sheemie est un téléport. Dinky lui-même est un pre-cog… entre autres. Malheureusement, bon nombre d’issues lui sont fermées, dans l’avenir. Et si vous vous demandez si le jeune sai Earnshaw prévoit comment tout cela va se terminer, la réponse est non.

Quoi qu’il en soit, voici ce trou hypodermique dans la chair vivante du réel… cette galerie qui court sur le flanc de la Tour Sombre… cette Maison en Pain d’Épices. Un lieu réel, bien que ça vous paraisse sans doute difficile à croire. C’est ici que nous emmagasinerons les armes et le matériel de camping que nous avons l’intention de vous laisser, dans l’une des grottes au bout de Steek-Tete, et c’est ici que j’enregistre cette cassette. Quand j’ai quitté ma chambre avec cette machine antédiluvienne mais efficace sous le bras, il était dix heures quatorze du matin, heure locale. Quand j’y retournerai, il sera dix heures quatorze du matin. Peu importe le temps que ça me prendra ici. Et ce n’est qu’un des avantages considérables de la Maison en Pain d’Épices.

Je veux que vous compreniez bien une chose — peut-être que Roland, le vieil ami de Sheemie, la comprend déjà —, c’est que nous sommes trois rebelles dans une société dont la devise serait : pas de vagues, rien qui dépasse, même si ça signifie la fin de toute existence… et le plus tôt sera le mieux. Nous possédons un certain nombre de talents hautement utiles, et en les mettant en commun, nous avons réussi à garder une longueur d’avance. Mais si Prentiss ou Finli o’Tego — c’est le Chef de la Sécurité de Prentiss — découvrent ce qu’on est en train d’essayer de faire, Dinky nourrira les vers de terre avant la tombée de la nuit. Et Sheemie aussi, très probablement. Moi je ne me serais sans doute pas inquiété tout de suite, pour des raisons que je vais vous expliquer, mais si Pimli Prentiss s’aperçoit que nous avons l’intention de lui mettre un vrai pistolero sur le dos — un pistolero qui a déjà orchestré la mort de plus de cinq douzaines de Capes Vertes, tout près d’ici — alors même ma propre vie sera en jeu.

Une pause.

— Pour le peu qu’elle vaut.

Il s’interrompit un long moment. La bande était à présent à demi dévidée.

— Alors écoutez, et je vous conterai l’histoire d’un homme infortuné et malchanceux. Ce sera peut-être une histoire un peu trop longue, car vous manquez de temps. Auquel cas je suis certain que trois d’entre vous au moins connaîtront l’utilité du bouton AVANCE RAPIDE. Quant à moi, je me trouve dans un lieu où les pendules sont obsolètes et où le brocoli est sans doute interdit par la loi. J’ai tout mon temps.

Eddie fut de nouveau frappé par la lassitude dans la voix de cet homme.

— Je vous suggère seulement de n’accélérer la bande que si vous le devez vraiment. Comme je l’ai déjà dit, vous trouverez peut-être des choses utiles dans ce récit, bien que je ne sache pas quoi. J’ai trop le nez dessus. Et j’en ai assez d’être toujours sur mes gardes, pas seulement quand je suis éveillé, mais quand je dors, aussi. Si je n’arrivais pas à m’évader de temps à autre pour venir dormir tranquillement à la Maison en Pain d’Épices, il y a longtemps que les gars can-toi de Finli nous auraient embarqués tous les trois. Il y a un canapé dans le coin, lui aussi fait de ces merveilleux chamallows non collants. Je peux m’y allonger, y piquer un somme, avoir tous les cauchemars nécessaires à ma santé mentale. Et puis je retourne au Devar-Toi, où mon travail ne consiste pas seulement à me protéger moi-même, mais à protéger Sheemie et Dink, également. À m’assurer que quand nous œuvrons à couvert, il apparaisse sur ce putain de télémètre que nous sommes restés exactement là où nous étions censés être : dans nos appartements, dans le Bureau, peut-être en train de gober un film au Bijou ou d’acheter des glaces à l’épicerie d’Henry Graham, après la séance. Cela signifie aussi continuer à Briser, et chaque jour je sens le Rayon sur lequel nous travaillons en ce moment — Ours et Tortue — plier de plus en plus.

Dépêchez-vous d’arriver, messieurs. C’est tout ce que je vous souhaite. Faites aussi vite que vous le pourrez. Parce qu’il n’y a pas que moi, ici. Dinky a un caractère de cochon et une fâcheuse tendance à avoir la dent dure, et à se lancer dans des tirades légèrement grossières, si on le pousse un peu. Dans un état pareil, quelque chose pourrait lui échapper. Et Sheemie a beau faire de son mieux, il suffirait que quelqu’un lui pose la mauvaise question ou le prenne la main dans le sac quand je ne suis pas dans les parages pour rattraper le coup…

Brautigan ne poursuivit pas le raisonnement. Et compte tenu de son auditoire, ça n’était pas nécessaire.

3

Lorsqu’il reprend son récit, c’est pour leur raconter qu’il est né à Milford, dans le Connecticut, en 1898. Nous avons tous déjà entendu des introductions de ce genre, assez pour savoir qu’elles sont l’annonce — pour le meilleur ou pour le pire — d’un passage autobiographique. Pourtant, tandis qu’ils écoutent cette voix, les pistoleros se sentent habités d’une autre familiarité, et elle vaut aussi pour Ote. Tout d’abord ils se trouvent dans l’incapacité de la nommer, puis elle finit par leur apparaître comme une évidence. L’histoire de Ted Brautigan, Comptable Vagabond plutôt que Prêtre Vagabond, est par bien des aspects semblable à celle du Père Donald Callahan. Ils pourraient presque être jumeaux. Et le sixième spectateur — celui tapi derrière l’entrée obstruée de la grotte, dans les ténèbres battues par le vent — écoute avec une compassion et une compréhension croissantes. Et comment faire autrement ? L’alcool ne joue peut-être pas un rôle majeur dans le récit de Brautigan, mais il reste une histoire de dépendance et d’isolement, l’histoire d’un exclu.

4

À l’âge de dix-huit ans, Theodore Brautigan est reçu à Harvard, où son Oncle Tim est également allé, et l’Oncle Tim — lui-même sans enfants — est plus que disposé à payer la scolarité de Ted. Et pour autant que le sache Timothy Atwood, tout se passe de manière très claire : il fait une offre, l’offre est acceptée, le neveu brille dans tous les domaines, le neveu passe son diplôme et se prépare à entrer dans l’affaire de vente de meubles de son oncle, après six mois passés à visiter l’Europe de l’après-Première Guerre mondiale.

Ce que l’Oncle Tim ne sait pas, c’est qu’avant d’intégrer Harvard, Ted essaie de s’engager dans ce qui sera bientôt connu sous le nom de Force Expéditionnaire Américaine. « Mon garçon », lui dit le médecin, « c’est un sacré souffle au cœur que tu as là, et ton ouïe n’est pas suffisante. Et maintenant tu vas me dire que tu es venu jusqu’ici sans te douter que ces détails te disqualifieraient d’office ? Parce que, pardonne-moi si je suis à côté, mais tu m’as l’air plus intelligent que ça. »

Et alors Ted Brautigan fait quelque chose qu’il n’a jamais fait auparavant, qu’il s’est juré de ne jamais faire. Il demande au médecin de l’Armée de choisir un chiffre, non pas entre un et dix, mais entre un et mille. Pour lui faire plaisir (il pleut à Hartford, ce qui veut dire que tout est ralenti au bureau de recrutement), le médecin pense au chiffre 748. Ted le devine. Puis il devine 419… 89… et 997. Quand Ted l’invite à penser à un personnage célèbre, vivant ou mort, et quand Ted lui dit Andrew Johnson, pas Jackson, mais Johnson, le médecin finit par être abasourdi. Il appelle un autre médecin, un ami à lui, et Ted leur refait le même numéro… à une différence près. Il demande au médecin de choisir un chiffre entre un et un million, puis il annonce au type qu’il pense à 87 416. Le deuxième médecin a un moment de surprise — d’ébahissement, pour tout dire — puis il retourne sa veste et y va d’un grand sourire goguenard. « Désolé, fiston, tu ne t’es trompé que d’environ cent trente mille. » Ted le regarde, sans sourire, sans réagir le moins du monde au sourire goguenard, mais il n’a que dix-huit ans, il est encore assez jeune pour être sidéré par une propension au mensonge aussi évidente qu’inutile. Entretemps, le sourire goguenard de Docteur Numéro Deux commence à pâlir de lui-même. Docteur Numéro Deux se tourne vers Docteur Numéro Un et dit : « Regarde-moi ses yeux, Sam. Regarde ce qui est en train d’arriver à ses yeux. »

Le premier médecin essaie de diriger la lumière d’un ophtalmoscope dans l’œil de Ted, et Ted le repousse d’un geste impatient. Il a accès aux miroirs, et il a déjà remarqué que ses pupilles ont parfois tendance à se dilater et à se contracter, il a conscience du moment où ça se produit, même s’il n’a pas de miroir sous la main, il ressent comme un bégaiement dans l’œil, et ça ne l’intéresse pas, surtout pas maintenant. Ce qui l’intéresse en ce moment, c’est que le Docteur Numéro Deux se fout de sa gueule, et qu’il ne sait pas pourquoi. « Écrivez le chiffre, cette fois-ci », propose-t-il. « Écrivez-le pour ne pas pouvoir tricher. »

Docteur Numéro Deux fanfaronne. Ted réitère le défi. Docteur Sam sort un morceau de papier et un stylo, et le deuxième médecin les prend. Il est sur le point d’écrire un chiffre, quand il se ravise soudain, lance le stylo sur le bureau de Sam et dit : « C’est une arnaque de rue tout ce qu’il y a de plus banale, Sam. Si tu ne vois pas ça, c’est que tu es aveugle. » Et il sort d’un pas pesant.

Ted invite le Docteur Sam à penser à un membre de sa famille, n’importe lequel, et bientôt Ted dit à Sam qu’il pense à son frère Guy, mort de l’appendicite à l’âge de quatorze ans, et que depuis lors, la mère de Sam dit que Guy est son ange gardien. Cette fois-ci, on dirait que Docteur Sam vient de prendre une gifle. Et pour finir, il a peur. Que ce soit à cause du va-et-vient dans les pupilles de Ted, ou bien de sa démonstration de télépathie au pied levé, sans frottement de front spectaculaire ni autres artifices, pas de « je vois une image… attendez, ça vient… », toujours est-il que le Docteur Sam a peur. Il met le tampon REJETÉ sur le bulletin de Ted, un gros tampon rouge, et il essaie de se débarrasser de lui — suivant, qui veut aller en France renifler un bon coup de gaz moutarde ?mais Ted lui saisit le bras, avec douceur mais fermeté.

— Écoutez-moi, dit Ted Brautigan. Je suis un authentique télépathe. Je le soupçonne depuis que j’ai six ou sept ans — depuis que j’ai l’âge de connaître le mot lui-même — et je le sais avec certitude depuis mes seize ans. Je pourrais être très utile aux Renseignements de l’Armée, et ma mauvaise ouïe et mon souffle au cœur n’auraient aucune incidence pour un poste de ce genre. Et pour ce truc avec mes yeux ?

Il sort une paire de lunettes de soleil de sa poche de chemise, et les met sur son nez.

— Ta-da !

Il adresse au Docteur Sam un sourire plein d’espoir. Sans succès. Un huissier d’armes se tient à la porte du bureau temporaire de recrutement du service des sports du Lycée d’East Hartford, et le médecin l’appelle.

— Ce jeune homme est exempté et j’en ai assez de discuter avec lui. Vous seriez bien aimable de l’escorter hors de nos locaux.

À présent c’est le bras de Ted qu’on agrippe, et pas avec douceur.

— Attendez une minute ! proteste Ted. Il n’y a pas que ça ! J’ai quelque chose d’encore plus précieux ! Je ne sais pas s’il y a un mot pour ça, mais…

Mais il ne peut pas finir, car l’huissier d’armes le traîne dehors et le pousse vivement le long du couloir, sous l’œil de garçons et de filles bouche bée et qui ont exactement son âge. Il existe bel et bien un mot, et ce n’est que des années plus tard qu’il l’apprendra, au Paradis Bleu. Ce mot, c’est facilitateur, et pour Paul « Pimli » Prentiss, c’est ce qui fait de Ted Stevens Brautigan l’hume le plus précieux de l’univers.

Pas en ce jour de 1916, cependant. En ce jour de 1916, on le traîne sans ménagement le long du couloir et on l’abandonne sur les marches en granit devant la porte principale, et un homme avec un accent du Sud à couper au couteau lui dit « T’as pôs intérêt à t’repointer, gô’ ». Après réflexion, Ted décide que l’huissier d’armes ne lui donne pas le signal du départ ; « gô », mais que dans ce contexte, c’est sa prononciation de « gars ».

Pendant un petit moment, Ted reste là où on l’a laissé. Il se demande Qu’est-ce qu’il faut pour vous convaincre ? ou encore Comment peut-on être aussi aveugle ? Il n’arrive pas à croire à ce qui vient de lui arriver.

Pourtant il faut bien qu’il le croie, parce qu’il est bien là, dehors. Et au bout de dix kilomètres de marche dans les environs d’Hartford, il croit comprendre autre chose, aussi. On ne le croira jamais. Aucun d’eux ne le croira. Jamais. Ils refuseront de voir qu’un type qui peut lire dans l’inconscient collectif du Haut Commandement allemand pourrait avoir sa petite utilité. Un type qui pourrait raconter au Haut Commandement allié où les Allemands vont frapper un grand coup. Un type qui peut faire un truc comme ça quatre ou cinq fois — même rien qu’une ou deux ! — pourrait bien être en mesure de mettre fin à la guerre avant Noël. Mais il n’en aura pas la chance, parce qu’ils ne vont pas la lui donner, sa chance. Et pourquoi ça ? Ça a un rapport avec le fait que le deuxième médecin ait changé son chiffre quand Ted l’a trouvé, pour refuser ensuite d’en écrire un autre. Parce que tout au fond d’eux-mêmes, quelque part, ils veulent se battre, et qu’un type comme lui ficherait tout en l’air.

C’est un truc dans ce goût-là.

Qu’ils aillent se faire foutre, dans ce cas. Il ira à Harvard aux frais de son oncle.

Et c’est ce qu’il fait. Harvard est exactement ce qu’a décrit Dinky, et plus encore : le Club Théâtre, les Débats d’idées, la revue Écarlate, la Confrérie des Mathématiciens Fous et, bien sûr, la cerise sur le gâteau, Les Petits Merdeux de Phi Bêta. Il fait même économiser quelques dollars à Tonton en décrochant son diplôme en avance.

Il est dans le sud de la France, la guerre est terminée depuis longtemps, quand il reçoit un télégramme : ONCLE DÉCÉDÉ STOP RENTRE VITE STOP.

Le mot-clé semblait être STOP.

Dieu sait que ce fut un des grands tournants. Il rentra chez lui, oui, et il donna du réconfort là où on avait besoin de réconfort, oui. Mais au lieu d’entrer dans le commerce des meubles, Ted décide de dire STOP à son ascension vers la réussite matérielle et de dire GO à sa descente vers l’obscurité financière. Au cours de la longue histoire de cet homme, le ka-tet de Roland n’entend pas une seule fois Ted Brautigan regretter son anonymat volontaire et le passage sous silence de son talent caché : voici un talent précieux, mais dont personne au monde ne veut.

Et, bon Dieu, il finit par le comprendre ! Tout d’abord, son « talent surnaturel » (comme l’appellent parfois ces magazines de science-fiction au rabais) est un vrai danger, physiquement parlant, dans certaines circonstances. Les mauvaises circonstances.

En 1935, dans l’Ohio, il fait de Ted Brautigan un meurtrier.

Il ne doute pas que d’aucuns trouveraient ce terme exagéré, mais il tient à en juger par lui-même dans ce cas précis, merci beaucoup, vraiment, et lui il dit que c’est exactement le mot qui convient. Il est à Akron et c’est le crépuscule d’été dans les tons bleus et les gosses jouent au foot avec une boîte de conserve au bout de Stossy Avenue et au base-ball à l’autre bout et Brautigan se tient au coin de la rue dans un costume léger, il se tient contre un poteau peint d’une rayure blanche, la rayure blanche qui signale un arrêt de bus. Derrière lui il a une confiserie déserte avec un aigle de l’Armée peint sur une des fenêtres et un message à la craie sur une autre, qui dit : ILS SONT ENTRAIN DE TUÉ LE PETIT HOMME. Ted se tient là avec sa mallette éraflée et un sac en papier kraft — une côtelette de porc, son dîner, il l’a acheté à la Boucherie Fantaisie de M. Dale — quand tout à coup on lui rentre dedans par-derrière et il se cogne au poteau téléphonique avec sa rayure blanche. C’est le nez qui prend. Il se casse le nez. Le sang gicle. Puis c’est la bouche qui cogne, et il sent ses dents trancher l’ourlet moelleux de ses lèvres, et tout à coup sa bouche se remplit d’un goût salé, comme du jus de tomate chaud. Il sent un choc mat dans le bas du dos et un bruit de déchirement. Dans la violence du choc, son pantalon lui descend au milieu des fesses, il tire-bouchonne comme un pantalon de clown, et tout à coup un type en T-shirt et pantalon de gabardine brillant sur le derrière descend Stossy Avenue en courant en direction du jeu de base-ball, avec ce truc qui claque dans sa main droite, qui claque comme une langue de cuir marron, et bon sang, ce truc c’est le portefeuille de Ted Brautigan. Il vient de se faire dépouiller de son portefeuille, bon Dieu !

Le crépuscule violet de cette nuit d’été s’obscurcit soudain et c’est la nuit noire, puis le ciel s’éclaircit de nouveau, puis redevient sombre. Ce sont ses yeux, ils refont ce tour étrange qui a tellement sidéré le deuxième médecin, presque vingt ans auparavant, mais Ted s’en rend à peine compte. Son attention est fixée sur l’homme en fuite, ce salopard qui vient de lui piquer son portefeuille, sans oublier de lui ruiner le portrait, au passage. Jamais de toute sa vie il ne s’est senti dans une telle colère, jamais, et bien que la pensée qu’il envoie à cet homme soit inoffensive, presque gentille

(dis-moi mon pote je t’aurais volontiers donné un dollar si tu l’avais demandé peut-être même deux)

elle a le poids fatal d’un javelot lancé à pleine vitesse. Et c’est vraiment un javelot. Il faut à Ted un certain temps pour l’admettre pleinement, mais le moment venu il comprend qu’il est un assassin et qu’il y a un Dieu, Ted Brautigan devra un jour se tenir devant Son trône et répondre de ce qu’il vient de faire. L’homme en fuite a l’air de trébucher sur quelque chose, pourtant il n’y a rien, rien que HARRY AIME BELINDA griffonné à la craie sur le trottoir crevassé. Cette déclaration est entourée de griffonnages enfantins — des étoiles, une comète, un croissant de lune — qu’il en viendra plus tard à craindre. Ted a lui-même l’impression qu’il vient de prendre une lance dans le milieu du dos, mais lui au moins est toujours debout. Et ce n’est pas ce qu’il voulait. Il faut le dire. Il sait au fond de lui qu’il ne l’a pas fait exprès. C’est juste que… sa surprise s’est transformée en colère.

Il ramasse son portefeuille et voit les gamins jouant au baseball qui le regardent, bouche bée. Il brandit son portefeuille dans leur direction, comme un pistolet avec un canon mou, et le garçon avec son manche à balai scié dans les mains a un mouvement de recul. C’est ce mouvement, bien plus que le corps en train de s’affaler, qui hantera les rêves de Ted pendant l’année qui suivra, puis à intervalles réguliers, jusqu’à la fin de ses jours. Parce qu’il aime les gosses, il ne leur ferait jamais peur pour s’amuser. Et il sait ce qu’eux voient : un type avec son pantalon presque aux genoux (au point qu’on voit son caleçon dessous — et il pourrait avoir le machin en train de voler au vent, ça ferait même une petite touche finale magique), un portefeuille à la main et un air de cinglé sur sa foutue gueule.

— Vous n’avez rien vu ! leur crie-t-il. Vous m’entendez, maintenant ! Vous m’entendez ! Vous n’avez rien vu !

Puis il remonte son pantalon. Puis il retourne là où il a laissé sa mallette, il la ramasse, mais pas la côtelette de porc dans son sac en papier kraft, au diable la côtelette de porc, il a perdu l’appétit en même temps que ses incisives. Puis il jette un dernier regard au corps sur le trottoir, et aux gamins apeurés. Et il s’enfuit. Et ça devient sa routine.

5

La deuxième cassette arriva à sa fin, libérant la bande qui se mit à tourner avec un fouip-fouip-fouip paresseux.

— Doux Jésus, fit Susannah. Doux Jésus, pauvre homme.

— C’était il y a si longtemps, ajouta Jake en secouant la tête, comme pour la vider.

Pour lui, les années entre son quand et celui de M. Brautigan représentaient un gouffre sans fond.

Eddie se saisit de la troisième cassette et la plaça dans l’appareil, en haussant les sourcils à l’intention de Roland. Le Pistolero fit un moulinet avec un doigt, son vieux geste familier qui signifiait on y va, on y va.

Eddie glissa le bout de la bande dans la tête de lecture. Il n’avait jamais fait ça auparavant, mais pas besoin d’être ingénieur en astrophysique, comme disait le proverbe. La voix lasse reprit le fil de son récit, parlant de la Maison en Pain d’Épices que Dinky Earnshaw avait faite pour Sheemie, ce lieu tout rouge créé à partir de rien, si ce n’est l’imagination. Une galerie sur le flanc de la Tour, comme l’avait appelée Brautigan.

Il avait tué cet homme (par accident, personne n’aurait dit le contraire ; ils vivaient au rythme de leurs armes, et savaient faire la différence entre par accident et volontairement sans avoir à débattre) autour de sept heures du soir. À neuf heures ce même jour, Ted Brautigan était dans un train vers l’ouest. Trois jours plus tard il épluchait les petites annonces d’emploi dans le journal de Des Moines, à la recherche d’un poste de comptable. Il avait d’ores et déjà appris quelque chose sur lui-même, il savait combien il lui faudrait être prudent. Il ne pouvait plus se permettre le luxe de la colère, même lorsqu’elle était justifiée. En temps normal il n’était qu’un télépathe standard, capable d’épater un peu la galerie — il pouvait vous dire ce que vous aviez mangé, et où se trouvait la dame de cœur avant même que le petit filou au coin de la rue avec son arnaque ne le sache lui-même — mais en colère, il avait accès à cette lance, à cette lance redoutable…

— Et juste au passage, ça n’est pas tout à fait vrai, dit la voix dans le magnétophone. Quand je dis que je n’étais qu’un télépathe standard, je veux dire. J’en avais conscience depuis mon plus jeune âge, quand je n’étais encore qu’un gamin qui essaie de se faire enrôler dans l’Armée. Mais je ne connaissais pas le terme exact.

Ce mot, c’était facilitateur, comme il devait le découvrir. Et il serait bientôt persuadé que certaines personnes — certains chasseurs de talents — l’observaient dès ce moment-là, le jaugeaient, avaient conscience qu’il était différent des autres télépathes, mais sans savoir en quoi consistait cette différence. Pour commencer, les télépathes qui n’étaient pas originaires de la Terre Clé (c’était leur expression) étaient rares. Ensuite, dès le milieu des années trente, Ted s’était rendu compte que ce qu’il avait était contagieux, quand il se trouvait en présence d’une personne dans un état de grande émotion, que pendant un court laps de temps cette personne devenait elle aussi télépathe. Ce qu’il ne savait pas, c’est que ceux qui étaient déjà télépathes devenaient plus puissants.

De manière exponentielle.

— Mais je mets la charrue avant les bœufs, se corrigea-t-il.

Il avait erré de ville en ville, vagabond en costume dans la voiture voyageurs plutôt qu’en salopette dans le wagon de marchandises, ne restant jamais assez longtemps où que ce fût pour y poser ses valises. Et rétrospectivement, il se disait que même à l’époque il savait qu’il était observé. C’était une intuition, comme ces bizarreries qu’on perçoit parfois du coin de l’œil. Il devint conscient de certains types de gens, par exemple. Certains étaient des femmes, d’autres des hommes, ils avaient tous un goût appuyé pour les vêtements voyants, le steak saignant et les voitures de couleurs aussi criardes que celles de leurs costumes. Ils avaient les traits étrangement épais et bizarrement inexpressifs. Un air que bien plus tard il associerait aux idiots qui s’étaient fait refaire le visage par des chirurgiens esthétiques charlatans. Au cours de cette période d’une vingtaine d’années — mais encore une fois, sans en être conscient, juste du coin de l’œil — il prit conscience du fait que, peu importe la ville dans laquelle il se trouvait, ces mêmes symboles enfantins avaient une fâcheuse tendance à apparaître sur les clôtures, les vérandas et les trottoirs. Des étoiles et des comètes, des planètes à anneau et des croissants de lune. Parfois, un œil rouge. Il lui arrivait aussi de voir un jeu de marelle dans les parages, mais pas toujours. Plus tard, dit-il, tout s’était agencé de manière un peu folle, mais pas dans les années trente, quarante, ni même au début des années cinquante, quand il errait. Non, à cette époque, il était encore un peu comme Docteur Un et Docteur Deux, il ne voulait pas voir ce qu’il avait pourtant sous le nez, parce que c’était… dérangeant.

Et c’est alors, à peu près au moment où la guerre de Corée tirait à sa fin, qu’il avait vu l’Annonce. Elle promettait LE TRAVAIL DE TOUTE UNE VIE et ajoutait que si on avait LES COMPÉTENCES REQUISES, il ne serait posé ABSOLUMENT AUCUNE QUESTION. Venait ensuite une énumération des qualités nécessaires, et une formation de comptable en faisait partie. Brautigan était certain que cette annonce était parue dans les journaux de tout le pays. Lui la trouva dans L’Abeille de Sacramento.

— Bon sang de merde ! s’exclama Jake. C’est dans ce même journal que le Père Callahan a appris que son ami George Magruder…

— Chut, ordonna Roland. Écoute.

Ils écoutèrent.

6

Les tests sont menés par des humes (terme que Brautigan n’apprendra que dans quelques semaines — pas avant d’avoir quitté l’année 1955 et d’être entré dans le non-temps de l’Algul). Le recruteur qu’il finit par rencontrer à San Francisco est un hume lui aussi. Ted apprendra (entre autres nombreuses choses) que ces déguisements que portent les ignobles, surtout ces masques, ne sont pas bien faits, surtout quand on se trouve près d’eux. Quand on est proche d’eux, on voit la vérité toute nue : ce sont des hybrides humes/tahines qui prennent très à cœur cette question de leur devenance, avec une ferveur religieuse. Le meilleur moyen de se retrouver dans les bras d’un ignoble, avec un jeu de dents meurtrières d’ignoble en train de vous chercher la carotide, c’est de déclarer que tout ce qu’ils font, c’est devenir plus vieux et plus laids. Cette marque rouge sur leur front — l’œil du Roi — disparaît généralement, quand ils se trouvent du côté Amérique (où elle s’assèche, comme un furoncle qui sommeille), et leurs masques prennent un aspect organique à vous donner la chair de poule, sauf derrière les oreilles, où la chair poilue et hérissée de dents affleure, et à l’intérieur des narines, où on aperçoit des dizaines de petits cils mouvants. Mais qui est assez impoli pour aller regarder dans les narines de son voisin, sincèrement ?

Quoi qu’ils pensent, quand on se retrouve tout proche, il y a vraiment un truc qui cloche chez eux, côté Amérique, et on ne voudrait pas faire peur au poisson avant d’avoir correctement installé le filet… Alors on a mis des humes (abréviation que les can-toi n’osent même pas utiliser ; ils la trouvent dégradante, comme « vamp », ou « nègre ») qui procèdent aux examens, qui se chargent des entretiens, que des humes dans les premiers temps, quand on passe le premier barrage de l’entretien professionnel, côté Amérique, pour se retrouver à Tonnefoudre.

Ted passe les tests, en même temps qu’une centaine d’autres types environ, dans un gymnase qui lui rappelle celui d’East Hartford. On a rempli celui-là de rangées et de rangées de bureaux, comme dans une salle d’étude (on a soigneusement disposé les tapis d’athlétisme en dessous, pour éviter que les pieds métalliques des vieux bureaux n’entament le parquet ciré). Mais au bout de la première batterie de tests — un diagnostic de quatre-vingt-dix minutes en maths, anglais et questions de vocabulaire — la moitié des bureaux s’est vidée. Au bout de la deuxième manche, la salle s’est vidée aux trois quarts. La deuxième manche est composée de questions plutôt bizarres, des questions extrêmement subjectives, et dans plusieurs cas, Ted donne une réponse à laquelle il ne croit pas, parce qu’il pense — peut-être le sait-il — que ceux qui ont organisé ces tests attendent une réponse différente de celle que lui (et la plupart des gens) aurait donnée, en temps normal. Par exemple, voici une de ces petites perles :

23. Vous vous arrêtez à côté d’une voiture qui s’est retournée dans le fossé, au bord de la route. Piégé à l’intérieur se trouve un Jeune Homme qui appelle au secours. Vous criez : « Vous êtes blessé, Jeune Homme ? », et il vous répond : « Je ne crois pas ! » Dans le champ près de la voiture, vous trouvez une Sacoche remplie d’Argent. Que faites-vous ?


a. Vous sauvez le Jeune Homme et lui rendez son Argent.

b. Vous sauvez le Jeune Homme et insistez pour déposer l’Argent au Commissariat le plus proche.

c. Vous prenez l’Argent et reprenez votre chemin, sachant que bien que la route soit peu fréquentée, quelqu’un finira bien par venir à son secours.

d. Aucune des réponses citées.

S’il s’était agi d’un questionnaire pour la police de Sacramento, Ted aurait entouré le « b » sans l’ombre d’une hésitation. Il n’est peut-être rien de plus qu’un vagabond sillonnant le pays, mais sa mère n’a pas élevé des idiots, merci beaucoup. D’ailleurs ce serait le bon choix dans presque toutes les circonstances — c’est la réponse sans risques, la réponse qui n’attire pas d’ennuis. Et comme solution de repli, celle qui dit : « Je ne sais foutrement pas ce que c’est que cette histoire, mais j’ai au moins l’honnêteté de le dire », il y a le « d ».

C’est pourquoi Ted entoure le « c », mais pas nécessairement parce que c’est ce qu’il ferait, dans pareille situation. Il a tendance à penser qu’il serait plutôt du genre « a », se disant qu’il pourrait au moins poser au « Jeune Homme » quelques questions concernant son butin. Et si on n’en venait pas carrément à la torture pure et simple (parce qu’il saurait le fin mot de l’histoire, n’est-ce pas, peu importe que le « Jeune Homme » soit bavard ou pas sur le sujet), eh bien super, voilà ton pognon, vaya con Dios. Et pourquoi ? Parce qu’il se trouve que Ted Brautigan est convaincu que le propriétaire de la confiserie n’a pas tout faux : ILS SONT ENTRAIN DE TUÉ LE PETIT HOMME.

Alors il entoure le « c », et cinq jours plus tard il se retrouve dans le vestibule d’un studio de danse qui a fait faillite, en plein San Francisco (on lui a payé son billet de train depuis Sacramento), en compagnie de trois autres hommes et d’une adolescente à l’air maussade (cette gamine était autrefois Tanya Leeds de Bryce, dans le Colorado, apprendra-t-il plus tard). Plus de quatre cents personnes s’étaient pointées au gymnase pour les tests, attirées par le jackpot promis par l’annonce. Des andouilles de boucs émissaires, pour la plupart. Et voici qu’ils ne sont plus que quatre moutons. Un pour cent. Et même ça, comme le découvrira Brautigan avec le temps, c’est une pêche miraculeuse.

On finit par le faire entrer dans un bureau portant l’écriteau PRIVÉ. Il est rempli à craquer d’accessoires de danse poussiéreux. Un baraqué aux traits durs, en costume marron, est assis sur une chaise pliante, entouré d’une collection incongrue de tutus roses et vaporeux. Un vrai crapaud dans un jardin imaginaire, se dit Ted.

Le type se penche en avant, appuyant les bras sur ses cuisses éléphantesques. « Monsieur Brautigan, dit-il, que je sois ou non un crapaud, je peux vous offrir le boulot de votre vie. Je peux aussi vous renvoyer avec une poignée de main et un “merci beaucoup de vous être déplacé”. Tout dépendra de votre réponse à une question. Une question sur une question, en fait. »

L’homme, dont le nom se révèle être Frank Armitage, tend à Ted une feuille de papier. Dessus est soulignée en gros la Question 23, celle sur le Jeune Homme et la Sacoche remplie d’Argent.

« Vous avez entouré la réponse “c”, résume Frank Armitage. Alors maintenant, sans une seconde d’hésitation, je vous prie de me dire pourquoi. »

« Parce que c’était la réponse “c” que vous vouliez », répond Ted sans une seconde d’hésitation.

« Et comment le savez-vous ? »

« Parce que je suis télépathe, répond Ted. Et que c’est ça que vous cherchez, en vérité. »

Il essaie de maintenir un visage impassible, et croit y arriver plutôt pas mal, mais à l’intérieur il se sent gagné par un intense et joyeux soulagement. Parce qu’il a trouvé du boulot ? Non. Parce qu’ils sont sur le point de lui faire une offre qui ferait paraître mesquin le gros lot du Loto ? Non.

Parce que enfin quelqu’un veut bien de son don.

Parce que enfin quelqu’un veut bien de lui.

7

L’offre s’était bel et bien révélée un attrape-nigauds, mais Brautigan eut l’honnêteté d’avouer sur sa cassette qu’il y serait sans doute allé de toute manière, même s’il l’avait su.

— Parce que le talent n’est pas fait pour être tu, le talent ne sait pas se taire, expliqua-t-il. Que ce soit un talent de perceur de coffres-forts, de médium, ou de prodige du calcul mental à dix chiffres, il supplie qu’on se serve de lui. Il ne se tait jamais. Il vous réveille au milieu de la nuit, alors que vous êtes épuisé, en hurlant : « Sers-toi de moi, sers-toi de moi, sers-toi de moi ! J’en ai assez de rester assis là ! Utilise-moi, tête de con, utilise-moi ! »

Jake éclata de rire, d’un rire bruyant de préadolescent. Il se couvrit la bouche de la main, mais ne put s’empêcher de continuer à glousser. Ote leva vers lui ses yeux noirs dans lesquels flottait un anneau d’or, avec son rictus diabolique sur les lèvres.

Et là, dans cette pièce remplie de tutus roses à fanfreluches, avec son feutre en arrière sur sa coupe en brosse, Armitage avait demandé à Ted s’il avait déjà entendu parler des « Militaires du Génie maritime du sud des États-Unis ». Quand Ted avait répondu par la négative, Armitage lui avait raconté qu’un consortium de riches hommes d’affaires sud-américains, essentiellement brésiliens, avait engagé un groupe de camionneurs, de maçons et de voyous américains, en 1946. Plus de cent, en tout. C’étaient eux, les « American Seabees ». Le consortium les employait tous pour une période de quatre ans, à différents niveaux de salaires, mais toujours très généreusement — au point que c’en était presque embarrassant. Un conducteur de bulldozer pouvait se retrouver avec un contrat annuel de vingt mille dollars, par exemple, ce qui à l’époque était une aubaine. Mais ce n’était pas tout : il y avait la prime équivalant à un an de salaire. Soit un total de cent mille dollars. Si, bien sûr, le type acceptait une seule et unique condition, peu courante : y aller, bosser, et ne pas revenir avant quatre ans, sauf si le boulot était terminé. Deux jours de repos par semaine, comme en Amérique, et des congés payés chaque année, comme en Amérique, mais dans la pampa. Impossible de retourner en Amérique du Nord (ou même à Rio) avant la fin du contrat de quatre ans. En cas de décès en Amérique du Sud, on était enterré là-bas — personne ne paierait le transport du cadavre jusqu’à Perpète-les-Oies. Mais on recevait cinquante mille dollars d’entrée, et soixante jours pour les dépenser, les mettre de côté, les investir ou les claquer comme on voulait. Si on choisissait l’investissement, ces cinquante mille pouvaient se convertir en soixante-quinze mille, quand on émergeait de la jungle avec un bronzage intégral, la panoplie de muscles tout nouveaux tout beaux et assez d’histoires à raconter pour tenir un siècle. Et, bien sûr, une fois dehors on avait ce que les Angliches aimaient appeler l’« autre moitié », pour couronner le tout.

C’était comme ça que ça se passait, avait dit Armitage sans détour. Le bas de l’échelle s’en tirait avec un quart de million, et le haut, avec un demi.

— Ce qui paraissait incroyable, commenta la voix de Ted dans le Wollensak. Forcément, fichtre. Ce n’est que bien plus tard que j’ai mesuré combien on était bon marché, pour eux, même à ce prix-là. Dinky est particulièrement éloquent sur le sujet de leur avarice… « leur » avarice, en l’occurrence, étant celle de tous les bureaucrates du Roi. Il dit que le Roi Cramoisi essaie de précipiter la fin de toute création sans dépasser son budget, et bien sûr il a raison, mais je pense que même Dinky se rend compte — jamais il ne l’admettra, bien entendu — que si on offre trop à un homme, il refuse tout bonnement de le croire. Ou alors, selon son degré d’imagination (beaucoup de télépathes et de precogs n’ont pratiquement pas d’imagination), il sera dans l’incapacité de le croire. Dans notre cas, la période d’apprentissage devait durer six ans, avec renouvellement possible, et Armitage voulait une réponse immédiate. Il existe peu de techniques aussi efficaces, mesdames et messieurs, que de tournebouler l’esprit de votre cible, de l’appâter avec une grosse somme, avant de le sidérer avec le coup de grâce.

Et je me suis retrouvé sidéré comme il faut, vous pouvez me croire, aussi ai-je accepté immédiatement. Armitage m’a annoncé que mon quart de million m’attendrait à la Sea-man’s Bank de San Francisco dans l’après-midi même, et que je pourrais le retirer dès que j’y serais. Je lui ai demandé s’il fallait que je signe un contrat. Il a tendu la main — de la taille d’un jambonneau — en me disant que c’était ça, notre contrat. J’ai voulu savoir où j’allais et ce que j’y ferais — toutes ces questions que j’aurais dû poser dès le début, vous en conviendrez, mais j’étais tellement abasourdi que ça ne m’a même pas traversé l’esprit.

De plus, j’étais presque certain de le savoir. Je croyais que j’allais travailler pour le gouvernement. Le genre Guerre Froide. La filière « télépathie » de la CIA ou du FBI, installée sur une île du Pacifique. Je me rappelle avoir pensé que ça ferait un sacré scénario pour une pièce radiophonique.

Armitage m’a répondu : « Vous voyagerez loin, Ted, mais vous aurez aussi du travail tout près. C’est tout ce que je peux vous dire pour l’instant. En vous recommandant de ne pas dire un mot de cet arrangement pendant les huit semaines qui précéderont votre… euh… traversée. Rappelez-vous qu’une parole peut ruiner tous les espoirs. Au risque de vous rendre paranoïaque, je vous dirais de partir du principe que vous êtes surveillé. »

Et évidemment, que j’étais surveillé. Plus tard — trop tard, en quelque sorte — je me suis repassé le film de mes deux mois suivants, à San Francisco, et je me suis rendu compte que les can-toi m’épiaient, à chaque seconde.

Les ignobles.

8

— Armitage et deux autres humes nous ont retrouvés à l’entrée de l’Hôtel Mark Hopkins, poursuivit la voix du magnétophone. Je me rappelle la date avec une clarté parfaite : c’était le jour d’Halloween, en 1955. À cinq heures de l’après-midi. Moi, Jace McGovern, Dave Ittaway, Dick… je ne me souviens pas de son nom de famille, il est mort environ six mois plus tard, Humma a dit que c’était de pneumonie et le reste des ki’cans a corroboré son histoire — ki’can signifie en quelque sorte « gens de merde », ou « merde-folken », au cas où ça vous intéresserait — mais c’était un suicide, et moi au moins je le savais. Quant aux autres… eh bien, vous vous rappelez Docteur Numéro Deux ? Les autres étaient et sont comme lui. « Ne me dis pas ce que je ne veux pas savoir, sai, ne viens pas saccager ma vision du monde. » Quoi qu’il en soit, la dernière, c’était Tanya Leeds. Costaude, cette petite…

Une pause, un déclic. Puis la voix de Ted reprit, paraissant un peu plus claire. La troisième cassette touchait presque à sa fin. Il doit vraiment avoir flambé le reste de l’histoire, pensa Eddie, et il constata que cette idée le décevait. Une chose qu’on pouvait déjà dire de Ted, c’est qu’il était un sacré fileur de récits.

— Armitage et ses collègues ont débarqué dans un break Ford, ce qu’on appelait un « woody », en ces jours heureux. Ils nous ont emmenés à l’intérieur des terres, jusqu’à une ville du nom de Santa Mira. La rue principale était pavée. Les autres, en terre battue. Je me rappelle qu’il y avait des tas de derricks, qui ressemblaient un peu à de grosses mantes religieuses… sauf qu’alors il faisait déjà sombre et que ce n’étaient que des formes se découpant sur fond de ciel.

Je m’attendais à ce qu’on arrive dans une gare ferroviaire, ou routière, avec un bus portant un panonceau COMPTABLES derrière le pare-brise. Au lieu de quoi nous avons débarqué dans cet entrepôt vide avec son enseigne EMBARQUEMENT/CHARGEMENT SANTA MIRA qui pendait de guingois à l’entrée et une pensée m’a traversé l’esprit, claire comme le jour, envoyée par Dick-je-ne-sais-plus-quoi. Ils vont nous tuer, pensait-il. Ils nous ont amenés ici pour nous tuer et nous voler notre truc.

Quand on n’est pas télépathe, on ne peut pas mesurer à quel point une chose de ce genre est effrayante. Cette certitude, elle… elle vous envahit la tête. J’ai vu Dave Ittaway pâlir, et bien que Tanya n’ait pas émis un seul son — elle était costaude, cette petite, je vous l’ai dit —, il faisait assez clair dans la voiture pour voir qu’elle avait les larmes aux yeux.

Je me suis penché vers elle, j’ai pris les mains de Dick dans les miennes, et je les ai serrées fort quand il a essayé de se libérer. Je lui ai envoyé la pensée suivante : Ils ne nous ont pas donné un quart de million à chacun, dont la majeure partie est toujours planquée en sécurité à la Seaman’s Bank, tout ça pour nous entraîner dans le maquis, histoire de nous piquer nos montres. Et Jace m’a répondu en pensée : Je n’ai même pas de montre. J’ai mis la mienne au clou il y a deux ans à Albuquerque, et le temps que je songe à en racheter une — vers minuit, hier — tous les magasins étaient fermés et j’étais trop bourré pour descendre de mon tabouret de bar, de toute façon.

Ça nous a détendus, et on s’est tous mis à rire. Armitage nous a demandé ce qui nous mettait tellement en joie, et ça nous a encore plus détendus, parce qu’on avait quelque chose qu’eux n’avaient pas, on pouvait communiquer d’une manière qui leur était inaccessible. Je lui ai dit « rien du tout » et j’ai serré un petit coup les mains de Dick. Ça a fait l’affaire. Je l’ai… « facilité », je suppose. C’était mon coup d’essai. Le premier d’une longue série. C’est une des raisons pour lesquelles je suis tellement fatigué. Tout ce facilitage, ça vous épuise un homme.

Armitage et ses sbires nous ont fait entrer. L’endroit était déserté, mais au bout il y avait une porte avec trois mots écrits à la craie sur le panneau, entourés de lunes et d’étoiles. GARE DE TONNEFOUDRE, ça disait. Sauf que, eh bien, il n’y avait pas de gare : ni rails, ni bus, ni route, à part celle qu’on avait empruntée pour venir jusqu’ici. Il y avait des fenêtres, de part et d’autre de la porte, et rien de l’autre côté du bâtiment, à part deux ou trois bâtiments plus petits — des hangars abandonnés, dont l’un n’était plus qu’une coquille calcinée — et de la brousse jonchée de déchets.

Dave Ittaway a dit : « Qu’est-ce qu’on va faire de l’autre côté ? », et l’un des types a répondu : « Vous verrez bien. » Et ça, oui, on a vu.

« Honneur aux dames », a dit Armitage en ouvrant la porte.

Derrière, il faisait noir, mais d’un noir différent. D’un noir plus noir. Si vous avez déjà vu Tonnefoudre de nuit, vous voyez de quoi je parle. Et les sons étaient différents, eux aussi. Et là ce bon vieux Dick a eu comme des regrets, il a voulu faire demi-tour. L’un des types a dégainé une arme. Et je n’oublierai jamais ce qu’Armitage a dit. Parce qu’il avait une voix… gentille. « Trop tard pour changer d’avis. Maintenant il faut aller de l’avant. »

Et je crois que dès cet instant j’ai su que cette histoire de contrat de six ans, renouvelable à volonté, c’était ce que mon ami Bobby Garfield et son ami Sully-John auraient appelé « du baratin de baltringues ». Non pas que nous puissions lire dans leurs pensées. Ils portaient tous des chapeaux, vous voyez. On ne voit jamais un ignoble — ou une ignoble, d’ailleurs — sans son chapeau. Ceux de ces hommes ressemblaient à de bons vieux feutres mous, du genre que portaient la plupart des types, à l’époque. Mais ce n’étaient pas des couvre-chefs ordinaires. C’étaient des bonnets de pensée. À part que « bonnets anti-pensée » serait plus adéquat ici ; ils étouffent les pensées de ceux qui les portent. Si on essaie de proguer quelqu’un qui en porte un — proguer, c’est le terme qu’emploie Dinky pour dire « lire dans les pensées » — on n’obtient qu’un bourdonnement grouillant de murmures. Très désagréable, un peu comme le carillon du vaadasch. Si vous l’avez déjà entendu, vous imaginez. Ça décourage les efforts, et l’effort est bien la dernière chose qui intéresse la plupart des télépathes de l’Algul. Ce qui intéresse le plus les Briseurs, Mesdames et Messieurs, c’est de ne pas faire de vagues, et que rien ne dépasse. Et vous n’en mesurerez toute la portée — toute la monstruosité — qu’en reculant d’un pas et en regardant vers l’avenir. Encore une chose qui passionne très peu les Briseurs, l’avenir. On entend souvent un proverbe — un petit poème — circuler sur le campus, ou bien on le lit, tracé à la craie sur les murs : « Profite de la balade, mets à fond le ventilo, travaille bien ton bronzage, t’as rien à perdre mon coco. » C’est beaucoup plus fort que « on se calme ». Les implications de ces petits vers de mirliton sont fort déplaisantes. Je ne sais pas si vous en avez bien conscience.

Eddie pensait en avoir bien conscience, pour sa part, et il lui traversa l’esprit que son frère Henry aurait fait un Briseur absolument merveilleux. Si tant est qu’il ait pu emporter son héroïne et ses albums de Creedence Clearwater Revival, bien sûr.

Ted marqua un temps d’arrêt plus long, puis il eut un petit rire contrit.

— Je crois que le moment est venu d’abréger un peu les choses. On a passé la porte, pour résumer. Si vous l’avez fait vous-mêmes, vous savez que ça peut être très désagréable, si la porte n’est pas en parfait état de marche. Et la porte entre Santa Mira, en Californie, et Tonnefoudre était en meilleur état qu’un certain nombre que j’ai eu l’occasion d’emprunter, depuis.

Pendant un moment, il n’y a rien eu d’autre que les ténèbres, et les hurlements de ce que les tahines appellent les chiens du désert. Puis des lumières se sont brusquement allumées, et on a vu ces… ces choses avec des têtes d’oiseaux et de fouines, et même une avec une tête de taureau, avec les cornes et tout. Jace s’est mis à crier, et moi aussi. Dave Ittaway a fait volte-face et essayé de s’enfuir, mais Armitage l’a alpagué. Et même, où aurait-il pu aller ? Repasser la porte ? Elle s’était refermée, et pour autant que je sache, elle est à sens unique. La seule d’entre nous à ne pas avoir prononcé une syllabe, c’est Tanya, et quand elle a levé les yeux vers moi, ce que j’ai vu dans ses yeux et lu dans ses pensées, c’est du soulagement. Parce qu’on savait, voyez-vous. Nous n’avions pas les réponses à toutes les questions, mais aux deux plus importantes, si. Où étions-nous ? Dans un autre monde. Quand allions-nous rentrer ? Jamais, de notre vivant. Notre argent allait rester à la Seaman’s Bank de San Francisco jusqu’à ce qu’il y en ait des millions, et personne pour les dépenser, jamais. Nous étions là sur le long terme.

Il y avait un bus, avec un chauffeur du nom de Phil. « Appelez-moi Phil le Cador, je m’fais vieux et alors, mais rassurez-vous, j’vais pas vous mettre dans l’décor », a-t-il dit. Il avait une odeur de court-circuit et il faisait plein de petits clics discordants, sous sa carrosserie. Ce bon vieux Phil est mort, à présent, balancé dans la décharge des trains et des robots avec Dieu seul sait combien d’autres pauvres bougres, mais ils ont largement assez de petites mains mécaniques pour les aider à finir ce qu’ils ont commencé, j’en suis sûr.

Dick s’est évanoui dès qu’on est ressortis côté Tonnefoudre, mais le temps de voir apparaître les lumières du complexe, il était revenu à lui. Il avait la tête posée sur les genoux de Tanya, et je me rappelle le regard de reconnaissance qu’il lui a lancé. C’est drôle, ce que la mémoire décide de se rappeler, n’est-ce pas ? Ils nous ont fait passer un contrôle au portail. Nous ont assigné nos numéros de dortoirs, puis d’appartements, ont veillé à ce qu’on ait à manger… et c’était un sacré repas, vous pouvez me croire. Le premier d’une longue série.

Le lendemain, nous sommes allés travailler. Et, si on excepte ma « petite escapade dans le Connecticut »[24], nous n’avons jamais cessé de travailler, depuis.

Il marqua une nouvelle pause.

— Dieu nous vienne en aide, nous n’avons jamais cessé de travailler depuis lors. Et, Dieu nous pardonne, la plupart d’entre nous sont heureux. Parce que la seule chose que demande le talent, c’est qu’on s’en serve.

9

Il leur raconte ses premières gardes au Bureau, et le moment où il a compris — pas au fur et à mesure, mais au contraire presque immédiatement — qu’ils n’allaient pas traquer des espions ou lire dans les pensées de scientifiques russes, « ou ce genre de foutaises de l’espace », comme dirait Dinky (Dinky n’était pas là dès le début, à la différence de Sheemie). Non, ce qu’ils vont devoir faire, c’est briser quelque chose. Il le sent, pas seulement dans le ciel d’Algul Siento, mais partout autour d’eux, jusque sous leurs pieds.

Pourtant il est assez satisfait. La nourriture est bonne, et bien que ses appétits sexuels se soient calmés au fil des ans, il ne dit pas non quand il s’agit de s’envoyer en l’air, ne serait-ce que pour se rappeler régulièrement que le simu-sexe n’est rien d’autre que de la masturbation avec accessoires. Mais pour s’être envoyé en l’air de temps à autre avec une pute, comme beaucoup d’hommes sur la route, il peut aussi témoigner que ce sexe-là non plus n’est pas très éloigné de la masturbation : vous la lui mettez aussi fort que vous le pouvez, vous suez comme un cheval, et elle répète « oh bébé-bébé-bébé », en se demandant en fait si elle devrait refaire le plein de la voiture, ou quel jour son groupe préféré passe au Rouge et Blanc, déjà ? Comme pour la plupart des choses de la vie, il faut avoir recours à son imagination, et c’est une chose que Ted sait faire, il est bon pour le vieux truc de la visualisation, merci beaucoup. Il aime bien avoir un toit au-dessus de la tête, il aime bien la compagnie — les gardes restent des gardes, d’accord, mais il les croit quand ils disent que leur boulot consiste tout autant à empêcher le mal d’entrer qu’à empêcher les Briseurs de sortir. Il s’entend bien avec la plupart de ses copensionnaires, aussi. Et au bout d’un an ou deux, il se rend compte que ses copensionnaires ont besoin de lui, de manière étrange. Il sait les réconforter quand ils voient tout en rouge ; il sait apaiser leurs accès de vague à l’âme et de mal du pays. Il lui suffit d’une petite heure de conversation à mi-voix. Et c’est une bonne chose, à l’évidence. Peut-être que tout est bien, finalement — en tout cas, c’est ce qu’il ressent. Avoir le mal du pays, c’est humain. Mais briser, c’est divin. Il essaie d’expliquer ça à Roland et à son tet, mais le mieux qu’il réussisse à faire, c’est dire que c’est un peu comme réussir à gratter ce point dans le dos que vous n’arrivez pas à atteindre et qui vous rend dingue, à vous démanger doucement mais sûrement. Il aime aller au Bureau, ils aiment tous ça. Il aime ce qu’il ressent, assis là, dans le parfum du beau bois et du beau cuir, à chercher… chercher… jusqu’au moment où, tout à coup, aahhh. Nous y voilà. On a alpagué quelque chose, et on se balance comme un singe au bout d’une branche. On brise, bébé, et briser, c’est divin.

Dinky avait dit un jour que le Bureau était le seul endroit au monde où il se sentait en contact avec lui-même, et que c’était pour ça qu’il voulait qu’il soit fenné. Brûlé, même, si possible. « Parce que je sais de quel genre de conneries je suis capable, quand je suis en contact avec moi-même », avait-il dit à Ted. « Quand je tombe vraiment dans le panneau, mon vieux. » Et Ted savait exactement de quoi il parlait. Parce que, au Bureau, c’était toujours trop beau pour être vrai. On s’asseyait, éventuellement on prenait un magazine, on regardait les photos de mannequins et les pubs pour la margarine, les photos de stars de cinéma et de belles voitures, et on sentait son esprit s’élever. Le Rayon était tout autour, c’était comme se trouver au milieu d’un vaste couloir de force, mais l’espoir s’élevait toujours vers le toit, et quand il arrivait là-haut, il tombait toujours dans ce bon vieux panneau… le panneau coulissant.

Peut-être qu’autrefois, juste après que le Prim s’était retiré, quand l’écho de la voix de Gan résonnait encore dans les chambres du macrovers, les Rayons étaient lisses et polis, mais ce temps-là était révolu. À présent la Voie de l’Ours et de la Tortue est cabossée et érodée, remplie d’anses et de cols et de baies et de crevasses, jalonnée de creux dans lesquels on peut glisser les doigts pour assurer sa prise, et parfois on se hisse, et parfois on se coule à l’intérieur comme une goutte d’acide qui pourrait penser, et qui creuserait sa voie. Et toutes ces sensations procurent un plaisir intense. Presque sexuel.

Et pour Ted il y a autre chose, quelque chose en plus, bien qu’il ne sache pas qu’il est le seul à l’avoir, jusqu’à ce que Trampas le lui dise. Trampas n’a pas l’intention de lui dire quoi que ce soit, mais il a ce sale eczéma, voyez-vous, alors ça change tout. Difficile de croire que c’est une maladie du cuir chevelu qui permettra peut-être de sauver la Tour Sombre, mais l’idée n’est pas totalement tirée par les cheveux. Même pas du tout tirée par les cheveux.

10

— Il y a environ cent quatre-vingts personnes employées à plein temps à Algul Siento, récapitula Ted. Je ne suis pas du genre à dire aux gens comment faire leur travail, mais je vous conseille de prendre de quoi noter, ou au moins d’ouvrir grand les oreilles. En gros, c’est soixante par garde de huit heures, et qui se divisent en trois fois vingt. Ce sont les tahines qui ont la vue la plus perçante, et qui tiennent les miradors, en général. Les humes forment des patrouilles le long de la clôture extérieure. Avec des armes, j’entends — de durs calibres. Sur le pont supérieur, on trouve Prentiss, le Maître, et Finli o’Tego, le Chef de la Sécurité — respectivement hume et tahine — mais la plupart des flottants sont des can-toi… des ignobles, vous comprenez.

La majorité des ignobles ne s’entendent pas avec les Briseurs. À la rigueur un brin de camaraderie virile, mais c’est le maximum. Dinky m’a dit un jour qu’ils sont jaloux de nous car nous sommes ce qu’ils appellent des « humes infinis ». Tout comme les gardes humes, les can-toi portent des bonnets de pensée quand ils sont en service, pour que nous ne puissions pas les proguer. Le fait est que bon nombre de Briseurs n’ont jamais essayé de proguer qui ou quoi que ce soit hormis le Rayon, au cours de ces dernières années, et peut-être ne peuvent-ils plus rien faire d’autre. L’esprit est aussi un muscle et comme tous les muscles, il s’atrophie si on ne s’en sert pas.

Une pause. Un déclic sur la bande. Puis la voix, de nouveau :

— Je ne vais pas pouvoir terminer. Je suis déçu, mais pas vraiment surpris. Ceci sera donc ma dernière histoire, les amis. Je suis désolé.

Un bruit grave. Liquide, Susannah l’aurait juré. Ted reprenait une gorgée d’eau.

— Vous ai-je déjà dit que les tahines n’ont pas besoin de bonnet de pensée ? Ils parlent parfaitement le français, et j’ai pu constater que certains avaient quelques capacités à proguer eux-mêmes, qu’ils pouvaient envoyer et recevoir — au moins un petit peu — mais si on creuse un peu, on ne trouve que ces ondes de brouillage stridentes, qui ressemblent à des interférences mentales — du bruit blanc. Je pensais que c’était un mécanisme de protection ; Dinky pense que c’est leur manière de penser. Quoi qu’il en soit, ça leur facilite la tâche. Ils n’ont pas à se rappeler sans cesse de mettre leur chapeau le matin, avant de sortir !

Trampas était l’un des can-toi vagabonds. Vous le croiserez peut-être un jour en train de sillonner les rues de Pleasantville, ou bien assis sur l’un des bancs qui bordent l’Allée, en train de lire un livre d’épanouissement personnel du genre La Pensée Positive en sept leçons. Puis, le lendemain, vous le trouverez là, appuyé contre le mur de la Maison des Cœurs Brisés, à prendre le soleil. Il en va de même avec les autres can-toi flottants. S’il y a une stratégie derrière tout ça, je n’ai jamais pu la percer à jour, et Dinky non plus. On ne pense pas qu’il y en ait une.

Ce qui a toujours distingué Trampas des autres, c’est cette absence totale de jalousie. Il est réellement amical — ou il l’était. Par bien des aspects, il ne ressemblait pas du tout à un ignoble. Peu de ses collègues can-toi ont l’air de l’apprécier. Ce qui est plutôt ironique, parce que si la devenance existe bien, alors Trampas est l’un des rares à en avoir fait quelque chose. Le simple fait de rire, par exemple. Quand la plupart des ignobles rient, on dirait une volée de cailloux dévalant une goulotte à charbon métallique : ça vous frissonne de partout, comme dirait Tanya. Quand Trampas rit, lui, c’est un peu haut perché, mais il fait un bruit normal. Parce qu’il rit vraiment, je pense. Instinctivement. Alors que les autres se forcent.

Quoi qu’il en soit, un jour j’ai entamé une conversation avec lui. Dans la rue principale, à la sortie du Bijou. C’était la énième rediffusion de La Guerre des Étoiles. S’il y a un film dont les can-toi ne se lassent jamais, c’est bien La Guerre des Étoiles.

Je lui ai demandé s’il savait d’où venait son nom. Il m’a dit que oui, bien sûr, qu’il venait de son clan-fam. Chaque can-toi reçoit un nom hume de son clan-fam, tôt ou tard ; c’est comme un gage de maturité. Dinky dit qu’ils récoltent ce nom-là la première fois qu’ils arrivent à se faire prendre par-derrière avec succès, mais ça c’est du Dinky tout craché. La vérité, c’est que nous ne savons pas et que ça n’a pas d’importance, mais certains de ces noms sont carrément hilarants. On a ce type qui ressemble à Rondo Hatton, un acteur des années trente qui souffrait d’acromégalie et qui jouait les monstres et les psychopathes, mais ils l’ont appelé Minipousse. Et puis il y en a un qui s’appelle Loup-Garou et un autre, Van Gogh Baez.

Susannah, qui était une vieille adepte de la musique folk de Bleecker Street, se plongea la tête dans les mains pour étouffer un accès de fou rire.

— Bref, je lui ai dit que Trampas était un personnage d’un célèbre western intitulé Le Virginien[25]. Un second couteau, dans l’ombre du héros, mais c’est Trampas qui a la réplique tirée du livre, que tout le monde se rappelle : « Souris, en disant ça ! » Ça a fait rire notre Trampas, et j’ai fini par lui raconter toute l’intrigue autour d’un café.

Nous sommes devenus amis. Je le tenais au courant de ce qui se passait dans notre petite communauté de Briseurs, en échange de quoi il me racontait toutes sortes de petites choses innocentes mais intéressantes, sur ce qui se passait de son côté de la clôture. Il se plaignait aussi de son eczéma, qui lui mettait le crâne à la torture. Il n’arrêtait pas de soulever son chapeau — un genre de petit béret, mais en jean — pour se gratter le cuir chevelu. Il déclarait que c’était le pire emplacement possible, pire qu’en bas, sur le petit caporal. Et petit à petit, je me suis rendu compte qu’à chaque fois qu’il soulevait son chapeau pour se gratter, je pouvais lire dans ses pensées. Pas seulement celles du dessus, mais toutes. En faisant vite — et j’avais appris la rapidité — je pouvais faire mon choix, exactement comme j’aurais choisi un article dans une encyclopédie, en tournant les pages. Enfin, ça n’était pas exactement la même chose ; c’était plutôt comme allumer et éteindre un transistor en pleine diffusion d’une nouvelle émission.

— Bordel, s’exclama Eddie en reprenant un biscuit.

Il aurait donné un bras pour un peu de lait dans lequel le tremper. Les biscuits sans lait, c’était comme des Oréo sans le fourrage blanc au milieu.

— Imaginez que vous allumez une télé ou une radio à fond, reprit Ted de sa voix rouillée et épuisée. Puis que vous l’éteignez… à tout’vitesse.

Il avait fait exprès d’accélérer le débit, ce qui fit sourire tout le monde — y compris Roland.

— Ça vous donnera une idée de l’effet produit. Maintenant je vais vous dire ce que ça m’a appris. Je soupçonne que vous le savez déjà, mais je ne peux pas courir le risque que vous l’ignoriez. C’est trop important.

Il existe une Tour, Mesdames et Messieurs, comme vous le savez forcément. Il fut un temps où six Rayons s’y croisaient, à la fois pour y puiser leur puissance — c’est une source de pouvoir absolument prodigieuse — et pour lui prêter main forte, comme des câbles avec un émetteur radio. Quatre de ces Rayons ont désormais disparu, très récemment, pour le quatrième. Les deux seuls restants sont le Rayon de l’Ours, Voie de la Tortue — le Rayon de Shardik — et le Rayon de l’Éléphant, Voie du Loup — celui que d’aucuns appellent le Rayon de Gan.

Je me demande si vous pouvez imaginer l’horreur que j’ai ressentie en constatant ce que je faisais réellement, au Bureau. En grattant innocemment ce petit point qui me démangeait. Même si tout le long je savais que c’était quelque chose d’important — je le savais.

Et il y avait pire encore, une chose que je n’avais pas soupçonnée, une chose qui ne s’appliquait qu’à moi. Je savais que je n’étais pas comme les autres, par certains aspects ; pour commencer, j’étais le seul Briseur capable de ressentir une once de compassion. Quand ils voient tout en rouge, je vous l’ai dit, c’est moi qu’ils viennent trouver. Pimli Prentiss, le Maître, a marié Tanya et Joey Rastosovich — il a insisté, il ne voulait pas entendre une seule objection, il répétait sans cesse que c’était là son privilège et sa responsabilité, qu’il était comme le capitaine d’un vieux navire de croisière — et bien sûr, ils l’ont laissé faire. Mais après ça, ils sont venus dans mes appartements pour me dire : « Marie-nous, toi. Alors seulement on sera vraiment mariés. »

Et il m’arrive de me demander : « Tu croyais réellement que c’était tout ce qu’on attendait de toi ? Avant de fréquenter Trampas et d’écouter chaque fois qu’il soulève son chapeau pour se gratter, tu croyais vraiment que ce qui te différenciait des autres, c’était de ressentir dans ton âme un peu de compassion et d’amour ? Ou alors est-ce que pour ça aussi, tu te racontais des histoires ? »

Je ne saurais pas répondre avec certitude à cette question, mais peut-être suis-je innocent, dans ce cas précis. Je ne comprenais vraiment pas que mon talent allait bien au-delà de celui de proguer et de Briser. Je suis comme un micro pour un chanteur, ou un stéroïde pour un muscle. Je les… dope. Disons qu’il existe une unité de force — appelons-la sombres, si vous le voulez bien. Au Bureau, à vingt ou trente, mettons qu’ils soient capables de produire cinquante sombres par heure, sans moi. Et avec moi ? Ça saute à cinq cents sombres à l’heure. Et ça saute instantanément.

En écoutant les pensées de Trampas, j’ai compris qu’ils me considéraient comme la prise du siècle, peut-être même de tous les temps, le seul Briseur réellement indispensable. Je les avais déjà aidés à faire lâcher un Rayon, et je leur faisais gagner des siècles sur celui de Shardik. Et quand le Rayon de Shardik lâchera, Mesdames et Messieurs, celui de Gan n’en aura plus pour très longtemps. Et quand le Rayon de Gan lâchera lui aussi, la Tour Sombre s’écroulera, ce sera la fin de la Création, et l’œil de l’Existence même deviendra aveugle.

Je ne sais pas comment j’ai réussi à empêcher Trampas de voir ma détresse. Et j’ai des raisons de croire que je ne me suis pas montré aussi impénétrable que je le croyais à l’époque.

Je savais qu’il fallait que je sorte de là. Et c’est alors que Sheemie est venu me trouver pour la première fois. Je suis persuadé qu’il m’avait percé à jour dès le début, mais même maintenant je ne peux en être certain, et Dinky non plus. Tout ce que je sais, c’est qu’un soir il est venu chez moi et m’a envoyé cette pensée : « Je vous ferai un trou, sai, si vous le voulez, et vous pourrez leur tirer votre révérence. » Je lui ai demandé ce qu’il entendait par là, et il s’est contenté de me regarder. C’est fou ce qu’un simple regard peut dire, n’est-ce pas ? Ne faites pas injure à mon intelligence. Ne me faites pas perdre mon temps. Ne gaspillez pas le vôtre. Je n’ai pas lu ça en pensée, pas du tout. C’est sur son visage que je l’ai lu.

Roland émit un grognement d’approbation. Ses yeux brillants étaient fixés sur les rouleaux mouvants de la cassette.

— Je lui ai quand même demandé où mènerait le trou. Il a répondu qu’il ne savait pas — qu’il fallait que j’accepte de prendre le risque. Mais même avec cette condition, je n’y ai pas réfléchi très longtemps. Si je tardais à me décider, j’avais peur de trouver des raisons de rester. Je lui ai dit : « Vas-y, Sheemie — aide-moi à leur tirer ma révérence. »

Il a fermé les yeux en se concentrant, et instantanément un coin de ma chambre a disparu. Je voyais les voitures passer. Elles étaient déformées, mais c’étaient bien des voitures américaines. Je n’ai plus posé de questions, j’ai foncé. Je n’étais pas certain que je pourrais passer complètement dans cet autre monde, mais j’en étais arrivé à un point où je me fichais même de ça. Je me disais que mourir était peut-être la meilleure chose que j’avais à faire. Ça les ralentirait, au moins.

Et juste avant que je plonge, Sheemie m’a envoyé cette pensée : « Cherchez mon ami Will Dearborn. Son vrai nom est Roland. Ses amis sont morts, mais je sais que lui non, parce que je l’entends encore. C’est un pistolero, et il s’est fait de nouveaux amis. Amenez-les ici et ils s’arrangeront pour que ces méchants arrêtent de faire du mal au Rayon, exactement comme il a empêché Jonas et ses amis de me tuer. » Pour Sheemie, ça équivalait à un véritable sermon-fleuve.

J’ai fermé les yeux, et j’ai plongé. Pendant une seconde je me suis senti la tête en bas, mais rien de plus. Pas de carillon, pas de nausée. Très agréable, du moins en comparaison de la porte de Santa Mira. Je me suis retrouvé à quatre pattes au bord d’une autoroute très fréquentée. Il y avait un vieux journal dans les herbes du bas-côté. Je l’ai ramassé et j’ai vu que j’avais atterri au mois d’avril 1960, presque cinq ans après que Armitage et ses amis nous avaient menés à l’abattoir à Santa Mira, de l’autre côté du pays. J’avais les yeux posés sur le Courant d’Hartford. Et cette autoroute, c’était la bretelle de Merritt.

— Sheemie sait faire des portes magiques ! s’exclama Roland.

Il nettoyait son revolver tout en écoutant le récit de Brautigan, mais il le mit soudain de côté.

— C’est ça, la téléportation ! C’est ça que ça veut dire !

— Chut, Roland, conseilla Susannah. Ça doit être sa fameuse aventure du Connecticut. Je veux entendre cette partie-là.

11

Mais aucun d’eux n’entend l’histoire de Ted dans le Connecticut. Il déclare qu’il la garde « pour un autre jour », et explique à ses auditeurs qu’il s’est fait rattraper à Bridgeport alors qu’il essayait d’accumuler assez d’argent liquide pour disparaître définitivement. Les ignobles l’avaient jeté dans une voiture, ramené à New York, dans un bouge du nom du Cochon du Sud. De là il était retourné à Fedic, et de Fedic à la Gare de Tonnefoudre. De la gare il était revenu au Devar-Toi, oh Ted, on est tous tellement contents de vous revoir, bienvenue à la maison.

La quatrième cassette est à présent déroulée aux trois quarts, et Ted n’a plus qu’un filet de voix enrouée. Néanmoins, il poursuit hardiment.

— Je n’étais pas parti longtemps, mais pendant mon absence, le temps avait fait un de ses bonds en avant imprévisibles. Humma o’Tego était hors jeu, peut-être à cause de moi, et Prentiss du New Jersey, le ki’dam, était entré en scène. Lui et Finli m’ont interrogé bon nombre de fois, dans les appartements du Maître. Il n’y eut pas de torture physique — j’imagine qu’ils me considéraient encore comme trop important pour prendre le risque de m’abîmer — mais ce ne fut pas une partie de plaisir, et ils mirent mon esprit salement à l’épreuve. Ils m’expliquèrent aussi très clairement que, si j’essayais de nouveau de m’enfuir, mes amis du Connecticut seraient immédiatement mis à mort. J’ai répondu : « Mais vous ne comprenez pas, les gars ? Si je continue mon boulot, ils sortent, de toute manière. Tout le monde sort de scène, à l’exception peut-être de celui que vous appelez le Roi Cramoisi. »

Prentiss a mis ses mains l’une contre l’autre, les doigts en clocher, avec cet air insupportable qu’il a, et il m’a dit : « C’est peut-être vrai, ou peut-être pas, sai, mais si ça l’est, quand nous “sortirons” comme vous dites, nous ne souffrirons pas. Tandis que le Petit Bobby et la Petite Carol… sans parler de la mère de Carol et de l’ami de Bobby, Sully-John… » Il n’a pas eu à terminer sa phrase. Je ne sais toujours pas s’ils ont mesuré à quel point ils m’ont fait peur, en menaçant mes jeunes amis. Et combien ils m’ont mis en colère, aussi.

Toutes leurs questions se ramenaient à deux points, aux deux choses qu’ils voulaient réellement savoir : pourquoi je m’étais enfui, et qui m’y avait aidé. J’aurais pu rester en boucle sur le mode nom-prénom-matricule, mais j’ai décidé de tenter le coup, et de me montrer un peu plus expansif. Si j’avais voulu m’enfuir, c’est parce qu’à travers ce que disaient certains des gardes can-toi, j’avais compris ce que nous faisions réellement, et que cette idée ne me plaisait pas. Quant à savoir comment j’étais sorti, je leur ai dit que je n’en savais rien. Que je m’étais couché un soir, pour me réveiller près de la route Merritt. Ils ont commencé par se moquer de mon histoire, pour y croire à moitié, surtout parce que je n’ai pas varié d’un iota, à chaque fois que j’ai dû la leur répéter. Et bien sûr ils mesuraient déjà mon pouvoir, et savaient que j’étais différent des autres.

« Est-ce que vous croyez être un téléport par le subconscient, sai ? » m’a demandé Finli.

« Comment je pourrais le savoir ? » lui ai-je répliqué — toujours répondre par une question, je pense que c’est une bonne règle pendant un interrogatoire, tant que ça reste un interrogatoire peu musclé, comme celui-là. « Je n’ai jamais ressenti une aptitude de ce genre, mais on ne sait pas toujours ce qui se tapit dans notre subconscient, n’est-ce pas ? »

« Vous feriez mieux d’espérer que ce ne soit pas votre cas, a répondu Prentiss. Nous pouvons admettre et tirer profit de n’importe quel talent, même le plus loufoque, ici. Tous sauf celui-là. Ce talent-là, monsieur Brautigan, signerait l’arrêt de mort d’un employé même aussi précieux que vous. » Je n’étais pas certain de le croire, mais plus tard Trampas me donna des raisons de penser que Prentiss avait peut-être dit la vérité. Quoi qu’il en soit, c’était ma version des faits, et je ne m’en suis jamais écarté.

Le domestique de Prentiss, un type du nom de Tassa — un hume, soit dit en passant —, apportait des biscuits et des boîtes de Nozz-A-La (j’aime bien ça, parce que ça me rappelle le goût du cola), et Prentiss m’offrait tout ce que je voulais… si bien sûr je leur disais où j’avais récolté mes informations, et comment j’avais quitté Algul Siento. Puis c’était reparti pour toute la série des questions, sauf que cette fois Prentiss et la Fouine mâchonnaient leurs biscuits et buvaient le Nozzie. Par moments ils cédaient et me donnaient une gorgée et une bouchée. Pour les interrogatoires, je crois qu’il leur manquait un petit côté nazi, s’ils voulaient venir à bout de mes secrets. Ils ont essayé de me proguer, bien sûr, mais… vous avez déjà entendu ce vieux proverbe qui dit que ce n’est pas à un vieux baratineur qu’on apprend à dire des conneries ?

Eddie et Susannah acquiescent. Jake aussi, qui l’a entendu prononcer par son père au cours de ses nombreuses conversations concernant les Programmes de la Chaîne.

— Je parie que oui, reprend Ted. Eh bien, il est aussi juste de dire qu’on ne peut pas proguer un prog. Du moins pas celui qui a atteint un certain degré de compréhension. Et j’ai intérêt à en venir à l’essentiel avant que ma voix me fasse définitivement faux bond.

Un jour, environ trois semaines après que les ignobles m’ont ramené de force, Trampas est venu vers moi, en pleine rue principale, à Pleasantville. Entre-temps j’avais rencontré Dinky, je l’avais identifié comme une âme sœur, et avec son aide, je commençais à mieux connaître Sheemie. Outre mes interrogatoires à la Maison du Gardien, il se passait un tas de choses. J’avais à peine eu le temps de penser à Trampas, depuis mon retour, mais lui n’avait pas pensé à grand-chose d’autre qu’à moi. Comme je le découvris très vite.

« Je connais les réponses aux questions qu’ils vous posent sans arrêt, me dit-il. Ce que j’ignore, c’est pourquoi vous ne m’avez pas encore dénoncé. »

Je lui ai dit que l’idée ne m’avait jamais traversé l’esprit — que je n’avais pas été élevé de cette manière, pour cafarder. Et puis, ce n’était pas comme s’ils me collaient un bâton électrifié dans le rectum, ou qu’ils m’arrachaient les ongles… même s’ils auraient pu avoir recours à ces techniques, avec un autre que moi. Le pire qu’ils m’aient fait était de me faire baver devant un plat de biscuits posé sur le bureau de Prentiss pendant une heure et demie, sans m’en donner un seul.

« J’ai commencé par être en colère contre vous, dit Trampas, et puis j’ai compris — à contrecœur — que j’aurais sans doute fait pareil, à votre place. La semaine de votre retour, je n’ai pas beaucoup dormi, je peux vous le dire. Je restais allongé dans mon lit, à Damli, m’attendant à les voir débarquer à tout instant, pour m’emmener. Vous avez une petite idée de ce qu’ils me feraient, s’ils découvraient que c’est moi, n’est-ce pas ? »

Je lui ai répondu que non, alors il m’a expliqué qu’il se ferait sermonner par Gaskie, le lieutenant de Finli, pour se faire ensuite envoyer manu militari dans les terres perdues, ou bien pour mourir dans la Discordia, ou pour trouver un emploi au château du Roi Rouge. Mais un tel voyage ne se ferait pas sans mal. Au sud-est de Fedic, on pouvait attraper des saletés comme la Dévorante (le cancer, sans doute, mais d’un genre très rapide, très douloureux, et très vicieux), ou bien ce qu’on appelait la Folle. Les Enfants de Roderick attrapent couramment ces deux maux, et d’autres, aussi. Les maladies de peau mineures à Tonnefoudre — l’eczéma, les furoncles, les plaques — ne sont que le début des problèmes, dans le Monde Ultime. En cas d’exil, entrer au service de la cour du Roi Cramoisi serait le seul espoir. Il était certain qu’un can-toi comme Trampas ne pouvait se rendre aux Callas. Elles sont plus près, réelles, et il y a du vrai soleil, là-bas. Mais vous imaginez ce qui pourrait arriver à un ignoble ou à un tahine, dans l’Arc des Callas.

Le ka-tet de Roland l’imagine très bien.

« N’exagérez pas, lui ai-je répondu, comme pourrait le dire Dinky, le petit nouveau, je ne vais pas laver mon linge sale sur tous les toits. C’est aussi simple que ça. Il n’y a rien de chevaleresque là-dedans. »

Il a ajouté qu’il m’en était reconnaissant quoi qu’il en soit, puis il a regardé autour de lui et il a dit, à voix très basse : « Je vous remercierai de votre gentillesse, Ted, en vous conseillant de vous montrer aussi coopératif que vous le pourrez. Je ne dis pas qu’il faut que vous me créiez des ennuis, mais je ne veux pas que vous vous en attiriez plus. Peut-être qu’ils n’ont pas autant besoin de vous que vous le pensez. »

Et maintenant, Mesdames et Messieurs, je voudrais que vous m’écoutiez attentivement, car ce qui suit pourrait bien être d’une importance capitale ; je n’en sais rien, pour tout dire. Tout ce que je sais avec certitude, c’est que ce que Trampas m’a dit ensuite m’a plongé dans un effroi profond. Il a dit que de tous les mondes de l’autre côté, il y en a un qui est unique. On l’appelle le Monde Réel. Tout ce que Trampas a l’air d’en savoir, c’est qu’il est réel au même titre que l’Entre-Deux-Mondes l’était, avant que les Rayons commencent à décliner et que l’Entre-Deux-Mondes change. Du côté Amérique de ce Monde « Réel », d’après lui, le temps se contracte parfois, mais il ne défile que dans un sens : vers l’avant. Et dans ce monde vit un homme qui joue aussi le rôle de facilitateur, d’une certaine manière ; peut-être même est-il une sorte de gardien mortel du Rayon de Gan.

12

Roland jeta un regard à Eddie, et au moment où leurs yeux se croisèrent, ils articulèrent tous deux en silence le même mot : King.

13

— Trampas m’a raconté que le Roi Cramoisi avait essayé de tuer cet homme, mais que le ka l’avait toujours protégé. « On dit que son chant a mis en mouvement la boucle, a dit Trampas, bien que personne ne semble savoir ce que ça veut dire, exactement. » Maintenant, cependant, le ka — non pas le Roi Rouge, mais ce bon vieux ka — a décrété que cet homme, ce gardien ou je ne sais quoi, devait mourir. Il s’est arrêté, voyez-vous. Quel que soit le chant qu’il était censé chanter, il s’est arrêté, et ça a fini par le rendre vulnérable. Mais pas face au Roi Cramoisi. Trampas me répétait ça sans cesse. Non, c’est face au ka qu’il est vulnérable. « Il ne chante plus. Son chant, celui qui compte, s’est achevé. Il a oublié la rose. »

14

Dehors, dans le silence, Mordred entendit cela et se retira pour y réfléchir.

15

— Trampas ne m’a raconté tout ça que pour que je comprenne que je n’étais plus totalement indispensable. Bien sûr, ils veulent me garder ; j’imagine qu’ils auraient un certain orgueil à venir à bout du Rayon de Shardik avant que la mort de cet homme ne fasse rompre le Rayon de Gan.

Une pause.

— Voient-ils la folie fatale d’une race qui vacille au bord de l’amnésie, et qui va finir par basculer dans le gouffre ? Visiblement pas. Si tel était le cas, pour commencer, ils ne se précipiteraient pas, c’est certain. Ou n’est-ce là qu’un simple manque d’imagination ? On n’aime pas à penser qu’une carence aussi primaire que celle-là pourrait déclencher la fin, et pourtant…

16

Exaspéré, Roland décrivit un moulinet avec la main, comme si le vieil homme dont ils écoutaient la voix pouvait le voir. Il voulait entendre, entendre clairement et jusqu’au moindre mot, ce que le garde can-toi savait au sujet de Stephen King, au lieu de quoi Brautigan s’était lancé dans une digression discursive sans queue ni tête. Ce qui était compréhensible — le pauvre homme était visiblement épuisé —, mais il y avait ici quelque chose de plus important que tout le reste. Eddie le savait, lui aussi. Roland le lisait sur le visage tendu du jeune homme. Ils baissèrent tous les deux les yeux pour voir la bande marron restante — épaisse d’à peine quelques millimètres, désormais — fondre à vue d’œil.

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— … pourtant nous ne sommes que de pauvres humes plongés dans les ténèbres de l’ignorance, et je suppose que ces choses-là nous dépassent, en tout cas qu’on ne peut avoir aucune certitude, dans ce domaine…

Il pousse un long soupir de lassitude. La bande tourne, dévidant son dernier rouleau, glissant inutilement sous la tête de lecture. Puis, enfin :

— J’ai demandé le nom de cet homme magique, et Trampas a répondu : « Je ne le sais point, Ted, mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a plus de magie en lui, car il a abandonné ce que le ka attendait de lui qu’il fasse, quoi que ce soit. Si nous le laissons livré à lui-même, le Ka de Dix-Neuf (celui de son monde), et le Ka de Quatre-Vingt-Dix-Neuf (celui de notre monde) s’allieront pour… »

Puis plus rien. C’est là que s’arrête la bande.

18

La bobine continua de tourner, et l’extrémité brillante du ruban marron se mit à claquer, avec son fouip-fouip-fouip lent, jusqu’à ce qu’Eddie se penche en avant et appuie sur le bouton STOP. Il marmonna « Putain ! » entre ses dents.

— Pile quand ça commençait à devenir intéressant, commenta Jake. Et toujours ces chiffres. Dix-neuf… et quatre-vingt-dix-neuf.

Il marqua une pause, puis les dit à la suite l’un de l’autre.

— Dix-neuf et quatre-vingt-dix-neuf.

Puis une troisième fois :

— 1999. L’Année Clé dans le Monde Clé. Là où Mia est allée accoucher. Là où se trouve la Treizième Noire, à présent.

— Monde Clé, Année Clé, répéta Susannah.

Elle sortit la bande de la machine, la souleva à hauteur d’une des lampes et la fixa pendant un instant, avant de la replacer dans sa boîte.

— Là où le temps ne va que dans une seule direction. Comme il se doit.

— Gan a créé le temps, dit Roland. C’est ce que racontent les anciennes légendes. Gan s’est élevé du néant — dans certains récits, c’est de la mer, mais dans tous les cas, ça désigne le Prim — et il a fabriqué le monde. Puis d’une pichenette du doigt il l’a fait tourner, et c’est ainsi qu’est apparu le Temps.

Quelque chose était en train de prendre forme dans la grotte. Comme une révélation. Ils le sentaient tous, et c’était aussi près d’éclater que l’avait été le ventre de Mia, à la fin. Dix-neuf. Quatre-vingt-dix-neuf. Ces chiffres les hantaient. Ces chiffres avaient surgi partout. Ils les avaient vus dans le ciel, écrits sur des palissades en bois, entendus en rêves.

Ote leva la tête, les oreilles dressées, les yeux brillants.

— Quand Mia a quitté la chambre que nous avions prise au Plaza-Park, reprit Susannah, pour aller au Cochon du Sud — la chambre 1919, au fait —, je suis tombée dans une sorte de transe. J’ai rêvé… d’une prison… de présentateurs de radio qui annonçaient qu’untel, untel, et untel étaient morts…

— Tu nous l’as raconté, fit Eddie.

Elle secoua violemment la tête.

— Pas tout. Je ne vous ai pas tout raconté. Parce qu’une partie paraissait n’avoir aucun sens. Entendre Dave Garroway annoncer que le petit garçon du Président Kennedy était mort, par exemple — le petit John-John, lui qui a salué le cercueil de son papa quand on a retiré le catafalque. Je ne vous l’ai pas raconté, parce que cette partie-là, c’était n’importe quoi. Jake, Eddie, est-ce que le petit John-John Kennedy est mort, dans vos quand ? Dans n’importe lequel de vos quand ?

Ils firent tous les deux non de la tête. Jake n’était même pas sûr de savoir de qui Susannah parlait.

— Pourtant si. Dans le Monde-Clé, et dans un quand ultérieur à tous les nôtres. Je parie que c’était dans le quand de 99. Ainsi périt le fils du dernier pistolero, Ô Discordia. Ce que je crois maintenant, c’est que j’entendais un truc du genre rubrique nécrologique du supplément « célébrités » de Time. Toutes les différentes époques se mélangeaient. John-John Kennedy, puis Stephen King. Je n’avais jamais entendu parler de lui, mais David Brinkley disait qu’il avait écrit Salem. C’est bien le livre dans lequel apparaît le Père Callahan, pas vrai ?

Roland et Eddie acquiescèrent.

— Le Père Callahan nous a raconté son histoire.

— Ouais, fit Jake. Mais qu’est-ce que…

Elle ne tint pas compte de sa remarque. Elle avait les yeux embrumés, et lointains. Des yeux à un regard de tout comprendre.

— Et voici venir Brautigan, qui se joint au ka-tet de Dix-Neuf, et il raconte sa propre histoire. Et regardez ! Regardez le compteur du magnétophone !

Ils se penchèrent. Dans la petite fenêtre du compteur, ils lurent :

1999

— Je pense que King a aussi écrit l’histoire de Ted, dit Susannah. Quelqu’un veut parier quand cette histoire est sortie, ou sortira, dans le Monde Clé ? En quelle année ?

— En 1999, assena Jake à mi-voix. Mais pas la partie qu’on a entendue. Celle qu’on n’a pas entendue, justement. L’Aventure de Ted dans le Connecticut.

— Et vous l’avez rencontré, commenta Susannah en regardant son dinh et son mari. Vous avez rencontré Stephen King.

Une fois encore, ils acquiescèrent.

— C’est lui qui a créé le Père, qui a créé Brautigan, qui nous a créés, nous.

Elle se parlait comme à elle-même. Puis elle secoua soudain la tête.

— Non. « Toutes choses servent le Rayon. » Il nous a… facilités.

— Ouais, fit Eddie en opinant. Ouais, okay. Tout m’a l’air de coller.

— Dans mon rêve, j’étais dans une cellule, dit-elle. Je portais les vêtements que j’avais quand on m’a arrêtée. Et David Brinkley a dit que Stephen King était mort, malheur, Discordia — quelque chose dans ce goût-là. Brinkley a dit qu’il était…

Elle s’interrompit, fronçant les sourcils. Elle aurait demandé à Roland de l’hypnotiser pour que le souvenir lui revienne, si ç’avait été nécessaire. Mais ce ne fut pas le cas.

— Brinkley a dit que King s’était fait renverser par une fourgonnette alors qu’il se promenait, près de chez lui, à Lovell, dans le Maine.

Eddie sursauta. Roland se redressa, les yeux brûlants.

— Tu dis ainsi ?

Susannah hocha la tête d’un air catégorique.

Il a acheté la maison du Chemin du Dos de la Tortue ! rugit le Pistolero.

Il tendit le bras et attrapa Eddie par la chemise. Eddie ne parut même pas s’en rendre compte.

— Bien sûr, qu’il l’a achetée ! Le ka parle et le vent souffle ! Il a poussé un peu plus avant sur le Sentier du Rayon, et il a acheté une maison là où il est le plus fragile ! Là où nous avons vu les entrants ! Où nous avons discuté avec John Cullum, avant de franchir la porte ! En doutes-tu ? En doutes-tu une seule foutue seconde ?

Eddie secoua la tête. Bien sûr que non, il n’en doutait pas. Il y avait eu un déclic, comme quand, à la fête foraine, on frappe de toutes ses forces sur la pédale avec le maillet, et que le plomb monte jusqu’en haut, et fait tinter la cloche. On repartait avec une poupée, quand on faisait sonner la cloche. Mais est-ce que c’était parce que King avait décidé que c’était une poupée ? Parce que King venait du monde où Gan a créé le temps d’une pichenette de l’index ? Parce que si King dit que c’est une poupée, on dit tous que c’est une poupée, et on dit aussi grand merci ? S’il s’était mis en tête que le prix, si on faisait sonner la Cloche de la Force, c’était une peluche, est-ce que tout le monde dirait amen à la peluche ? Pour Eddie, la réponse était oui. Aussi sûrement que Co-op City se trouvait à Brooklyn.

— David Brinkley a dit que King avait cinquante-deux ans. Vous qui l’avez rencontré, les garçons, faites un petit calcul rapide. Est-ce qu’il pouvait avoir cinquante-deux ans, en 1999 ?

— Tu peux parier ta vertu là-dessus, fit Eddie.

Il adressa à Roland un regard sombre et désemparé.

— Et comme ce dix-neuf, c’est le chiffre qu’on n’arrête pas de trouver sur notre chemin — Ted Stevens Brautigan, allez-y, comptez-moi ces lettres ! — , je vous parie que ça n’est pas seulement une question d’année. Dix-neuf…

— C’est une date, suggéra Jake d’une voix monocorde. C’est sûr. La Date Clé de l’Année Clé, dans le Monde Clé. Le dix-neuf quelque chose, de l’année 1999. Probablement un mois d’été, vu qu’il était sorti se promener.

C’est l’été en ce moment, là-bas, dit Susannah. On est au mois de juin. Le mois 6. Retournez le 6 et vous obtenez un 9.

— Ouais, et « niche » est une anagramme de « chien », si on va par là, fit remarquer Eddie, l’air cependant mal à l’aise.

— Moi je crois qu’elle a raison, intervint Jake. Je pense que c’est le 19 juin. C’est ce jour-là que King prendra la route infernale et la probabilité qu’il reprenne l’histoire de la Tour Sombre — notre histoire — est totalement kaput. Le Rayon de Gan va disparaître avec le tout. Il restera le Rayon de Shardik, mais il est déjà très abîmé.

Il se tourna vers Roland, le visage pâle, les lèvres presque bleues.

— Il va craquer comme une brindille.

— Peut-être même que ça s’est déjà produit, dit Susannah.

— Non, répliqua Roland.

— Comment peux-tu en être certain ? demanda-t-elle.

Il lui lança un sourire glacial, sans une pointe d’humour.

— Parce que si c’était le cas, nous ne serions plus là.

19

— Comment on peut empêcher ça ? lança Eddie. Ce type, Trampas, il a dit à Ted que c’était le ka.

— Il s’est peut-être trompé, suggéra Jake d’une voix mal assurée, un peu traînante. C’était seulement une rumeur, alors peut-être qu’il a mal compris. Et puis, eh ! Peut-être que King en a encore pour un mois, jusqu’en juillet. Ou même août. Et pourquoi pas septembre ? Ça pourrait être septembre, vous ne croyez pas ? Septembre, c’est le mois 9, après tout…

Ils se tournèrent tous vers Roland, qui s’était assis les jambes tendues devant lui.

— C’est là que j’ai mal, dit-il, comme s’il se parlait à lui-même.

Il se toucha la hanche droite… puis les côtes… puis le côté de la tête.

— J’ai des maux de tête. De plus en plus violents. Je n’ai pas jugé utile de vous en parler.

De sa main droite atrophiée, il descendit le long de sa hanche droite.

— C’est là qu’il sera touché. Une hanche éclatée. Les côtes en mille morceaux. La tête écrasée. Balancé mort dans le fossé. Le ka… et la fin du ka.

Ses yeux s’éclaircirent et il se tourna vers Susannah, de l’urgence dans le regard.

— À quelle date tu étais à New York ? Rafraîchis-moi la mémoire.

— Le 1er juin 1999.

Roland hocha la tête et s’adressa à Jake.

— Et toi ? Pareil, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors… Fedic… une pause… puis droit sur Tonnefoudre.

Il s’interrompit, parut réfléchir, puis articula quatre mots en les accentuant.

— Il reste du temps.

— Mais le temps avance plus vite, par ici…

— Et s’il fait encore un bond en avant…

— Le ka

Leurs paroles se chevauchaient. Puis ils se turent tous de nouveau, le regard fixé sur le Pistolero.

— On peut changer le ka, fit Roland. Ça s’est déjà fait. Il y a toujours un prix à payer — le ka-shume, peut-être bien —, mais ça peut se faire.

— Et comment on arrivera là-bas ? demanda Eddie.

— Il n’y a qu’un moyen, répondit Roland. Il faut que Sheemie nous y envoie.

Le silence pesait sur la grotte, brisé seulement par le grondement lointain du tonnerre qui donnait son nom à cette triste terre.

— Nous avons deux tâches à accomplir, résuma Eddie. L’écrivain et les Briseurs. Par quoi on commence ?

— Par l’écrivain, conseilla Jake. Tant qu’on a encore le temps de le sauver.

Mais Roland secouait la tête.

— Comment ça, non ? s’écria Eddie. Et pourquoi, non ? Tu peux me le dire ? Tu sais bien comme le temps est glissant, là-bas ! Impossible de revenir en arrière ! Si on rate la fenêtre, on n’aura jamais de seconde chance !

— Mais il faut aussi qu’on mette le Rayon de Shardik en sécurité, objecta Roland.

— Est-ce que tu essaies de dire que Ted et ce Dinky ne laisseraient pas Sheemie nous aider, tant qu’on ne les aurait pas aidés, nous ?

— Non. Sheemie le ferait pour moi, j’en suis sûr. Mais imaginez qu’il se passe quelque chose, pendant qu’on sera dans le Monde Clé ? On resterait en rade, en 1999.

— Il y a la porte sur le Chemin du Dos de la Tortue… commença Eddie.

— Même si elle est toujours là en 1999, Eddie, Ted nous a dit que le Rayon de Shardik commence déjà à plier.

Roland secoua la tête.

— Mon cœur me dicte que cette prison là-bas est notre point de départ. Si l’un de vous peut me prouver le contraire, je l’écouterai, et bien volontiers.

Personne ne dit mot. À l’extérieur de la grotte, le vent soufflait toujours.

— Il nous faut consulter Ted, avant de prendre cette décision, finit par dire Susannah.

— Non, répondit Jake.

— Non ! renchérit Ote.

Sans surprise : si Jake le disait, Ote était prêt à signer tout de suite, pas de problème.

— C’est Sheemie qu’il faut consulter, suggéra Jake. Demandez à Sheemie ce que lui, il nous conseille.

Lentement, Roland hocha la tête.

CHAPITRE 9 Des traces sur le sentier

1

Lorsque Jake s’éveilla après une nuit peuplée de rêves troublés, pour la plupart ayant pour décor le Cochon du Sud, un filet de lumière blafarde filtrait à l’intérieur de la grotte. À New York, c’était le genre de lumière qui lui donnait toujours envie de sécher l’école et de passer toute la journée sur le canapé, à lire, à regarder des jeux à la télé, et à somnoler tout l’après-midi. Eddie et Susannah étaient blottis ensemble dans le même sac de couchage. Ote avait déserté le lit qui lui avait été assigné pour venir dormir auprès de Jake. Le bafouilleux s’était couché en U, la truffe en appui sur la patte gauche. La plupart des gens auraient pensé qu’il dormait, mais Jake aperçut l’éclat d’or rusé entre les paupières, et il sut qu’Ote observait les alentours. Le sac du Pistolero était ouvert, et vide.

Jake y réfléchit quelques instants, puis se leva et alla voir dehors. Ote le suivit, trottinant silencieusement sur la terre battue tandis que Jake s’engageait sur le sentier.

2

Roland était blême et n’avait pas l’air en forme, mais il s’était accroupi sur les talons, et Jake décida que, s’il était assez souple pour prendre cette position, c’est qu’il devait aller bien. Le jeune garçon vint s’accroupir aux côtés du Pistolero, les mains ballantes, entre ses genoux. Roland lui jeta un regard sans dire un mot, puis reporta son attention sur cette prison que les employés appelaient Algul Siento, et que les pensionnaires appelaient le Devar-Toi. Au-dessus et en dessous d’eux, le décor flou s’illuminait paresseusement. Le soleil — électrique, atomique, autre — ne brillait pas encore.

Ote s’affala à côté de Jake dans un petit appel d’air (« wouf »), puis parut se rendormir. Jake ne fut pas dupe.

— Aïle et qu’heureux soit le jour, finit par hasarder Jake, quand le silence lui parut trop oppressant.

Roland acquiesça.

— Heureux pour qui le voit.

Lui avait l’air aussi heureux qu’une marche funèbre. Le Pistolero qui avait dansé un commala endiablé à la lueur des flambeaux à Calla Bryn Sturgis aurait pu être dans la tombe depuis mille ans.

— Comment te sens-tu, Roland ?

— Assez bien pour m’accroupir.

— Si fait, mais comment te sens-tu ?

Roland lui lança un regard, puis fouilla dans sa poche pour en extraire son sachet de tabac.

— Vieux et perclus de douleurs, comme tu le sais sans doute. Veux-tu fumer ?

Jake y réfléchit, puis hocha la tête.

— Elles seront courtes, l’avertit Roland. Il y avait dans mon sac des tas de choses que j’ai été heureux de retrouver, mais pas beaucoup d’herbe-à-fumer.

— Garde-la pour toi, si tu veux.

Roland sourit.

— L’homme incapable de partager son vice ferait bien de s’en défaire.

Il roula deux cigarettes, à l’aide d’une sorte de grande feuille qu’il avait déchirée en deux, puis il en tendit une à Jake, et les alluma toutes deux avec une allumette qu’il gratta sur son pouce. Dans l’air glacé et immobile de Can Steek-Tete, la fumée resta suspendue entre eux, puis s’éleva lentement. Jake trouva le tabac chaud, âpre et rance, mais il n’eut pas un mot de plainte. Il aimait ça. Il repensa à toutes les fois où il s’était promis de ne jamais fumer comme son père — jamais de la vie — et voilà que c’était exactement ce qu’il était en train de faire, voilà qu’il s’y mettait. Et avec l’accord de son nouveau père, sinon son approbation.

Roland tendit le doigt et alla toucher le front de Jake… puis sa joue gauche… son nez… son menton. Le dernier contact lui fit un peu mal.

— Les boutons, expliqua Roland. C’est l’air de cet endroit.

Il soupçonnait qu’il s’agissait aussi du contrecoup émotionnel — le chagrin dû à la disparition du Père — mais faire savoir au garçon ce qu’il pensait ne ferait qu’accroître sa tristesse, déjà très vive.

— Toi tu n’en as pas un seul, fit remarquer Jake. Tu as la peau aussi nette que celle d’un bébé. Veinard.

— Pas de boutons, acquiesça Roland en fumant.

Au-dessous d’eux, dans la lumière qui filtrait, dormait le village. Le paisible village, pensa Jake, mais il n’avait pas seulement l’air paisible ; il avait l’air raide mort. Puis il aperçut deux silhouettes, à peine plus grosses que des têtes d’épingles, depuis cette hauteur, se dirigeant l’une vers l’autre. Des gardes humes en train de patrouiller le long de la clôture externe, présuma-t-il. Ils se réunirent en une seule tête d’épingle pendant assez longtemps pour que Jake s’imagine leur palabre, puis la tête d’épingle se dédoubla à nouveau.

— Pas de boutons, mais ma hanche me fait souffrir le martyre, cette saloperie. Comme si quelqu’un l’avait ouverte pendant la nuit, pour la remplir de verre pilé. Du verre brûlant. Mais il y a bien pire.

Il se toucha le côté droit de la tête.

— J’ai l’impression d’avoir le crâne fracassé.

— Tu crois vraiment que ce sont les blessures de Stephen King, que tu ressens ?

Plutôt que de faire une réponse verbale, Roland préféra poser son index gauche sur son pouce et son auriculaire droits, réunis en un anneau. Geste qui signifiait : je dis la vérité.

— Quelle poisse, commenta Jake. Pour lui comme pour toi.

— Peut-être ; peut-être pas. Parce que, réfléchis un peu, Jake ; réfléchis bien. Seules les choses vivantes sont capables de ressentir. Ce que je ressens suggère que King ne sera pas tué sur le coup. Ce qui veut aussi dire qu’il sera peut-être plus facile à sauver.

Jake se dit que ça pouvait aussi seulement signifier que King allait rester allongé sur le bas-côté dans une agonie semi-consciente pendant un bon moment avant de rendre l’âme, mais il jugea bon de n’en rien dire. Roland pouvait bien croire ce qu’il voulait. Mais il y avait autre chose. Quelque chose qui préoccupait bien plus Jake, et qui le mettait mal à l’aise.

— Roland, puis-je te parler dan-dinh ?

Le Pistolero fit oui de la tête.

— Si tu le souhaites.

Il marqua un temps d’arrêt. Il eut un petit froncement au coin gauche de la bouche qui n’était pas vraiment un sourire.

— S’il te sied.

Jake rassembla tout son courage.

— Pourquoi es-tu tellement en colère, maintenant ? Contre quoi es-tu en colère ? Ou contre qui ?

Ce fut son tour de marquer une pause.

— Est-ce que c’est contre moi ?

Roland haussa brusquement les sourcils, puis eut un petit rire bref.

— Pas contre toi, Jake. Pas une seconde. Jamais de la vie.

Jake en rougit de plaisir.

— J’oublie toujours combien tu es devenu fort, au shining. Tu aurais fait un sacré Briseur, aucun doute.

Ce n’était pas une réponse, mais Jake ne s’embarrassa pas à le faire remarquer. Et à l’idée de devenir un Briseur, il eut du mal à réprimer un frisson de dégoût.

— Tu ne devines pas ? demanda Roland. Si tu sais que j’en ai royalement ras le cul, comme dirait Eddie, tu ne sais pas pourquoi ?

— Je pourrais aller voir, mais ce serait impoli.

Mais c’était bien plus que ça. Jake se rappelait vaguement une histoire dans la Bible, avec Noé qui s’était retrouvé bourré sur l’arche, alors que lui et ses fils attendaient la fin du Déluge. Un des fils était tombé sur son paternel, saoul sur sa couchette, et il s’était moqué de lui. Dieu l’en avait puni. Aller fouiner dans les pensées de Roland n’était pas exactement la même chose que le voir ivre — et se moquer de lui — mais ça n’en était pas très éloigné.

— Tu es un garçon fin, dit Roland. Fin et bon, si fait.

Et bien que le Pistolero parlât d’un air presque absent, si Jake avait dû mourir en cet instant, il serait mort heureux. De quelque part en dessous et au-delà d’eux monta un « clic » retentissant, et d’un seul coup, le rayon de soleil de synthèse transperça le Devar-Toi d’un coup de lance lumineuse. Un instant plus tard, ils entendirent l’écho assourdi d’un air de musique ; Hey Jude, version ascenseur et supermarché. Il était temps de se lever et de briller, en contrebas. Une nouvelle journée de Brisage venait de commencer. Même si, pensait Jake, le Brisage ne devait jamais s’arrêter vraiment.

— On va jouer à un jeu, toi et moi, proposa Roland. Tu essaies de pénétrer dans ma tête, pour voir contre qui je suis en colère. Moi j’essaie de t’empêcher d’entrer.

Jake remua légèrement.

— Ça ne me paraît pas très drôle, comme jeu, Roland.

— Peu importe, j’aimerais jouer contre toi.

— Très bien, si tu le souhaites.

Jake ferma les yeux et invoqua une image du visage fatigué et pas rasé de Roland. Ses yeux bleus scintillants. Il dessina une porte juste au-dessus des yeux, au milieu — une petite porte, avec un bouton doré — et tenta de l’ouvrir. Pendant un instant, le bouton tourna. Puis il se figea. Jake renforça la pression. Le bouton se remit à tourner, puis s’immobilisa de nouveau. Jake ouvrit les yeux et s’aperçut que de petites gouttes de sueur perlaient au front de Roland.

— C’est stupide. Je ne fais qu’aggraver ta migraine.

— Ne t’occupe pas. Fais de ton mieux.

De mon pire, plutôt, pensa Jake. Mais s’il leur fallait jouer ce jeu, il ne déclarerait pas forfait. Il ferma de nouveau les yeux, et de nouveau vit la petite porte entre les sourcils emmêlés de Roland. Cette fois-ci il y mit plus de force, la faisant monter rapidement. Ça lui rappelait un peu un bras de fer. Au bout d’un moment, le bouton tourna une dernière fois, et la porte s’ouvrit. Roland poussa un grognement, puis lâcha un rire douloureux.

— Ça suffit pour moi, supplia-t-il. Par les dieux, tu es doué !

Jake n’y prêta pas attention. Il rouvrit les yeux.

— L’écrivain ? King ? Pourquoi es-tu en colère contre lui ?

Roland soupira et jeta le mégot rougeoyant de sa cigarette. Jake avait déjà terminé la sienne.

— Parce que nous avons deux tâches à accomplir, là où il ne devrait y en avoir qu’une. Si on a la deuxième sur le dos, c’est la faute de sai King. Il savait ce qu’il était censé faire, et je crois que dans une certaine mesure il savait qu’en le faisant, il serait en sécurité. Mais il avait peur, et il était fatigué.

Roland retroussa la lèvre supérieure avec une pointe de mépris.

— Maintenant ses fers sont dans le feu, et il faut qu’on les en retire. Ce qui va nous coûter, et sans doute très cher.

— Tu es en colère contre lui parce qu’il a peur ? Mais…

Jake fronça les sourcils.

— Mais comment il n’aurait pas peur ? Ce n’est qu’un écrivain. Un fileur de contes, pas un pistolero.

— Je le sais, fit Roland. Mais je ne crois pas que ce soit la peur qui l’ait arrêté, Jake, en tout cas pas seulement la peur. Il est paresseux, aussi. Je l’ai senti, quand on l’a rencontré. Et je suis sûr qu’Eddie aussi. Il a regardé le boulot pour lequel il était fait, et ça l’a découragé, et il s’est dit : « D’accord, je vais me trouver un boulot plus facile, un qui convienne mieux à mes goûts et à mes capacités. Et s’il y a des problèmes, ils s’occuperont de moi. Ils seront obligés de s’occuper de moi. » Et c’est ce qu’on fait.

— Il ne t’a pas plu.

— Non, confirma Roland. Pas du tout. Et je ne lui fais pas confiance non plus. J’ai déjà rencontré des fileurs de contes, Jake, et ils sont tous plus ou moins taillés dans le même bois. Ils racontent des histoires parce qu’ils ont peur de la vie.

— C’est ainsi que tu dis ?

Jake se dit que c’était là une idée bien lugubre. Mais il dut pourtant admettre qu’elle avait des accents de vérité.

— Si fait. Mais…

Il haussa les épaules. C’est pourtant comme ça que ça se passe, voulait dire ce haussement d’épaules.

Le ka-shume, pensa Jake. Si leur ka-tet rompait, et si c’était la faute de King…

Et quoi, si c’était la faute de King ? Ils se vengeraient de lui ? C’était une idée de pistolero. Et une idée stupide, aussi stupide que celle de se venger de Dieu.

— Mais on est coincés, conclut Jake.

— Si fait. Ce qui ne m’empêcherait pas de lui botter son cul lâche et paresseux, si j’en avais l’occasion.

Jake éclata de rire, ce qui fit sourire le Pistolero. Puis Roland se remit debout avec une grimace, s’agrippant la hanche à deux mains.

Saloperie, grommela-t-il.

— Ça fait mal, hein ?

— Peu importent mes petites douleurs et mes petits malheurs. Viens avec moi. Je vais te montrer quelque chose de plus intéressant.

En boitant légèrement, Roland conduisit Jake sur le sentier, là où il s’enroulait autour du flanc de la petite montagne rebondie, serpentant probablement jusqu’au sommet. Là le Pistolero essaya de s’accroupir, grimaça et choisit de se caler sur un genou, plutôt. De la main droite, il désigna le sol.

— Que vois-tu ?

Jake mit lui aussi un genou en terre. Le sol était jonché de cailloux et d’éclats de rochers dus aux éboulis. L’astragalus qui le recouvrait était piétiné çà et là. Au-delà de l’endroit où ils se trouvaient tous deux agenouillés, deux branches de ce que Jake prit pour un arbuste de mesquite étaient brisées. Il se pencha pour respirer l’arôme léger et âcre de la sève. Puis il examina de nouveau les traces dans l’éboulis. Il y en avait plusieurs, étroites et peu profondes. S’il s’agissait d’une piste, elle n’était certes pas humaine. Celle d’un chien du désert, à la rigueur.

— Tu sais ce qui a fait ça ? demanda Jake. Si tu le sais, dis-le — ne m’oblige pas à jouer à tord-bras pour te le faire avouer.

Roland eut un sourire furtif.

— Suis-les un peu. Vois ce que tu trouves.

Jake se leva et marcha lentement le long des traces, penché à partir de la taille, comme un petit garçon qui a mal au ventre. La piste contourna un rocher. Il y avait de la poussière sur la pierre, et des traces — comme si quelque chose aux poils raides s’était brièvement frotté là, en passant.

Le garçon trouva également quelques poils noirs et drus.

Il en ramassa un, puis ouvrit immédiatement les doigts et souffla dessus, pour en chasser le contact sur sa peau, avec un frisson de révulsion. Roland observa la scène avec une grande attention.

— On dirait qu’une oie vient de marcher sur ta tombe.

— C’est horrible ! fit Jake, en bégayant légèrement. Ô mon Dieu, qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce qui n-n-nous observait ?

— Celui que Mia appelle Mordred.

La voix de Roland n’avait pas changé, mais Jake se rendit compte qu’il lui était presque impossible de regarder le Pistolero dans les yeux ; ils étaient la tristesse incarnée.

— Le p’tit gars dont elle prétend que je suis le père.

— Il était là ? Cette nuit ?

Roland acquiesça.

— À écouter…

Jake ne put achever. Roland s’en chargea.

— À écouter notre palabre et nos plans, si fait, je le crois. Et aussi le récit de Ted.

— Mais tu n’en es pas certain. Ces marques pourraient avoir été laissées par n’importe quoi.

Pourtant, la seule chose à laquelle Jake associait ces traces, à présent qu’il avait entendu le récit de Susannah, c’étaient les pattes d’un monstre araignée.

— Avance encore un peu.

Jake lui lança un regard interrogateur, et Roland hocha la tête. Le vent soufflait, leur apportant la musique d’ambiance en provenance de la prison (en ce moment, il croyait reconnaître Bridge Over Troubled Water), ainsi que le roulement lointain du tonnerre, comme des os dévalant une pente.

— Qu’est-ce que…

— Suis-les, ordonna Roland en désignant d’un mouvement de la tête l’éboulis rocailleux sur le sentier en pente.

Jake s’exécuta, sachant qu’il s’agissait d’une autre leçon — avec Roland, il y avait école tous les jours. Même quand on se trouvait dans l’ombre de la mort, il restait des leçons à apprendre.

De l’autre côté du rocher, le sentier continuait tout droit sur environ vingt-cinq mètres, avant de se remettre à sinuer et de disparaître. Sur la partie rectiligne, les traces étaient très distinctes. Trois d’un côté, quatre de l’autre.

— Elle a dit qu’elle lui avait fait sauter une patte, rappela Jake.

— Et c’est ce qu’elle a fait.

Jake essaya de visualiser une araignée à sept pattes de la taille d’un humain, et échoua. Il soupçonna simplement qu’il ne voulait pas la visualiser.

Au-delà de la courbe suivante, au milieu du chemin, se trouvait un cadavre desséché. Jake était quasiment certain qu’il avait été éventré, mais c’était difficile à dire. Il ne retrouva ni viscères, ni sang, ni mouches en train de fureter. Rien qu’un tas de matière poussiéreuse et sale qui ressemblait vaguement — très vaguement — à une créature canine.

Ote s’en approcha, la renifla, puis leva la patte et pissa sur les restes. Il retourna aux côtés de Jake avec l’air suffisant d’un homme d’affaires qui vient de boucler un gros contrat.

— C’était le dîner de notre visiteur d’hier soir, commenta Roland.

Jake inspectait les alentours.

— Est-ce qu’il nous observe, en ce moment ? Qu’en penses-tu ?

— J’en pense qu’on a besoin de sommeil, en pleine croissance.

Jake ressentit un pincement déplaisant d’émotion et l’écarta sans y prêter plus d’attention. De la jalousie ? Certainement pas. Comment aurait-il pu être jaloux d’une chose qui avait débuté dans la vie en dévorant sa propre mère ? Le monstre était lié à Roland par le sang, certes — son fils légitime, si on voulait vraiment faire le difficile —, mais ce n’était rien de plus qu’un accident.

Ou non ?

Jake prit conscience de ce que Roland l’observait attentivement, d’une manière qui le mit mal à l’aise.

— Mon royaume pour tes pensées, saperlote, fit le Pistolero.

— Non, rien. Je me demandais juste où il s’est caché.

— Difficile à dire. Il doit y avoir des centaines de trous, rien que dans cette colline. Viens.

Roland reprit le sentier jusqu’au rocher où Jake avait trouvé les poils noirs et drus ; une fois qu’il se tint là, il se mit à effacer méthodiquement les traces que Mordred avait laissées.

— Pourquoi fais-tu ça ? demanda le garçon, d’une voix plus cassante qu’il l’aurait voulu.

— Pas besoin qu’Eddie et Susannah l’apprennent. Tout ce qu’il veut, c’est observer, pas se mêler de nos affaires. Du moins pour l’instant.

Comment tu le sais ? voulut demander Jake, mais il sentit revenir ce pincement — celui qui ne pouvait absolument pas être de la jalousie — et il se ravisa. Roland n’avait qu’à penser ce qu’il voulait. Ce qui n’empêcherait pas Jake de garder les yeux grands ouverts. Et si Mordred se montrait assez inconscient pour faire une apparition…

— C’est surtout pour Susannah que je m’inquiète, ajouta Roland. Elle est la plus susceptible de se laisser distraire par la présence du p’tit gars. Et ses pensées seraient pour lui les plus faciles à décrypter.

— Parce que c’est la mère de cette chose, confirma Jake.

Il ne remarqua pas l’expression qu’il s’était mis à employer. Roland si.

— Ils sont tous les deux reliés, si fait. Puis-je compter sur toi pour garder ce secret ?

— Bien sûr.

— Et essaie de protéger ton esprit — c’est important, aussi.

— Je peux essayer, mais…

Jake haussa les épaules pour signifier qu’il ne savait pas vraiment comment il était censé faire.

— Bien, commenta Roland. Et j’en ferai autant.

Le vent soufflait de nouveau par fortes rafales. Bridge Over Troubled Water avait maintenant laissé place (Jake en aurait juré) à un morceau des Beatles, celui avec le refrain qui se terminait par bip-bip-mmm-bip-bip, yeah ! Est-ce qu’ils la connaissaient, celle-là, dans les villes mourantes et poussiéreuses, entre Gilead et Mejis ? Y avait-il dans certaines de ces villes un Sheb qui jouait Drive My Car en jagtime, sur un piano désaccordé, pendant que les rayons s’affaiblissaient et que la colle qui maintenait les mondes ensemble se mettait à filer et que les mondes eux-mêmes s’affaissaient ?

Il secoua la tête d’un mouvement vif et rude, comme pour la vider. Roland l’observait toujours, et Jake en ressentit un inexplicable éclair d’irritation.

— Je saurai tenir ma langue, Roland, et j’essaierai au moins de garder mes réflexions pour moi. Ne t’inquiète pas pour moi.

— Je ne m’inquiète pas, répondit le Pistolero.

Et Jake dut lutter contre la tentation d’aller scruter les pensées dans la tête de son dinh, pour voir s’il disait vrai. Il pensait toujours que ce genre de pratique n’était pas une bonne idée, et pas seulement pour des questions de politesse. La méfiance était une sorte d’acide. Leur ka-tet était déjà assez fragilisé, et ils avaient du travail à accomplir.

— Bien, fit Jake. C’est bien.

— Bien ! renchérit Ote, sur ce petit ton jovial qui disait Tout est réglé, alors, et qui les fit tous deux sourire.

— Nous savons qu’il est là, reprit Roland, et il est fort probable qu’il ne sache pas que nous savons. Compte tenu des circonstances, tout est vraiment au mieux.

Jake opina du chef. Cette idée lui fit retrouver un peu de tranquillité d’esprit.

Susannah émergea de l’entrée de la grotte, rampant à toute vitesse comme à son habitude, tandis qu’ils y revenaient tous les deux. Elle renifla l’air ambiant et fit la grimace. Lorsqu’elle les aperçut, la grimace se transforma en grand sourire.

— Regardez-moi ces beaux gosses ! Vous êtes debout depuis longtemps, les garçons ?

— Pas très, non, fit Roland.

— Et comment vous sentez-vous ?

— Bien. Je me suis réveillé avec un mal de tête, mais il a presque disparu, à présent.

— Vraiment ? demanda Jake.

Le Pistolero hocha la tête et lui posa la main sur l’épaule, la serrant doucement.

Susannah voulut savoir s’ils avaient faim. Roland acquiesça. Jake en fit autant.

— Eh bien, entrez donc, et nous verrons ce que nous pouvons faire pour remédier à cette situation.

3

Susannah dégota des œufs en poudre et des boîtes de corned-beef haché. Eddie quant à lui dénicha un ouvre-boîtes et un petit réchaud au gaz. Après quelques secondes de soliloque à mi-voix, il réussit à le mettre en route et eut un petit sursaut lorsque le réchaud se mit à parler.

— Bonjour ! Je suis rempli aux trois quarts de gaz en bouteille Sapète, disponible chez Procamping, Kibrultou, et tous magasins spécialisés ! Quand on demande du Sapète, on demande la qualité ! Il fait bien sombre, ici, pas vrai ? Puis-je vous être utile ? Recettes ? Temps de cuisson ?

— Tu pourrais m’être utile en commençant par la fermer, lança Eddie, et le réchaud se tut.

Il se surprit à se demander s’il l’avait offensé, puis si peut-être il devrait directement se faire hara-kiri, et soulager le monde d’un problème.

Roland ouvrit quatre boîtes de pêches au sirop, les renifla, puis hocha la tête.

— Elles ont l’air bien. Sucrées.

Ils terminaient tout juste ce festin quand l’air devant la grotte se mit à miroiter. Une seconde plus tard, Ted Brautigan, Dinky Earnshaw et Sheemie Ruiz apparurent. À leurs côtés, servile et effrayé, habillé d’un bleu de travail délavé et en lambeaux, se tenait le Rod que Roland leur avait demandé d’amener.

— Venez donc manger quelque chose, dit Roland sur un ton aimable, comme si un quatuor de téléports débarquant au milieu de la pièce était chose tout à fait courante. On a tout ce qu’il faut.

— Peut-être qu’on va sauter le petit déjeuner, suggéra Dinky. On n’a pas beaucoup de t…

Avant qu’il ait pu finir, les jambes de Sheemie flanchèrent et il s’effondra à l’entrée de la grotte, les yeux roulant en arrière et virant au blanc, une fine écume de bave moussant entre ses lèvres gercées. Il se mit à trembler et à se convulser, ses jambes battant l’air en vain, ses mocassins de caoutchouc labourant la terre du talus.

CHAPITRE 10 La dernière palabre (Le rêve de Sheemie)

1

Susannah n’aurait pas qualifié ce qui suivit de charivari ; il aurait fallu une douzaine de personnes au moins pour créer un tel chahut, et ils n’étaient que sept. Huit, en comptant le Rod, et il n’était pas question de le laisser de côté, parce qu’il était responsable d’une grande partie de ce bazar. En voyant Roland, il tomba à genoux, leva les mains au-dessus de sa tête comme un arbitre signalant une transformation réussie, et se mit à faire des salamalecs empressés. À chaque exclamation, il se frappait le front au sol. En même temps, il bafouillait à tue-tête dans son étrange langage tout en voyelles. Tout ce temps-là, en effectuant ses mouvements de gymnastique de l’extrême, il ne quittait pas Roland des yeux. Pour Susannah, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute, il saluait Roland comme une sorte de dieu.

Ted tomba lui aussi à genoux, mais c’était de Sheemie qu’il se préoccupait. Le vieil homme posa les mains de chaque côté de la tête de son ami, pour l’empêcher de la secouer violemment d’avant en arrière. Déjà, la vieille connaissance de Roland du temps de Mejis s’était coupé la joue sur un caillou tranchant, coupure qui se trouvait dangereusement près de son œil gauche. Et le sang se mit à couler des commissures de ses lèvres, dévalant ses joues mal rasées.

— Donnez-moi quelque chose à lui mettre dans la bouche ! s’écria Ted. Réagissez, quoi ! Il est en train de se déchiqueter !

Le couvercle en bois était toujours appuyé contre la caisse ouverte de vifs d’argent. Roland le fit vivement basculer du genou — nulle trace d’arthrite sèche dans cette hanche-là pour l’instant, remarqua Susannah — et le fit éclater en morceaux. Susannah attrapa au vol un éclat de planche, puis se tourna vers Sheemie. Pas besoin de s’agenouiller, pour elle ; elle était à genoux en permanence. Une des extrémités du morceau de planche était hérissée d’échardes. Elle enroula une main protectrice autour et plaça le bout de bois dans la bouche de Sheemie. Il le mordit avec une telle violence qu’elle entendit un craquement.

Pendant ce temps, le Rod persistait dans son incantation haut perchée. Les seuls mots qu’elle identifia au milieu de ce charabia furent Aïle, Roland, Gilead, et Eld.

— Que quelqu’un le fasse taire ! s’écria Dinky, et Ote se mit à aboyer.

— Ne t’occupe pas du Rod, attrape les pieds de Sheemie ! ordonna Ted d’un ton sec. Maintiens-le immobile !

Dinky tomba à genoux et saisit Sheemie par les chevilles ; un de ses pieds avait perdu sa ridicule chaussure en caoutchouc, l’autre la portait toujours.

— Ote, chut ! fit Jake, et Ote obéit.

Mais il se tenait presque aplati au sol, ses quatre pattes courtaudes écartées, la fourrure gonflée au point qu’il paraissait avoir doublé de volume.

Roland s’accroupit près de la tête de Sheemie, les avant-bras dans la poussière de la grotte, la bouche tout près de l’oreille de son vieil ami. Il se mit à murmurer. Susannah n’entendait presque rien, à cause du Rod qui babillait de sa voix de fausset, mais elle entendit distinctement Will Dearborn-qui-fut et tout va bien et, crut-elle, repos.

Quoi qu’il dît, il parut se faire entendre. Petit à petit, Sheemie se détendit. Elle vit Dinky relâcher progressivement son emprise sur les chevilles de l’ancien garçon d’auberge, prêt cependant à les plaquer de nouveau au sol, si Sheemie se remettait à donner des coups. Les muscles autour de la bouche de Sheemie se détendirent également, et ses dents se desserrèrent. Le morceau de bois, toujours planté dans ses incisives supérieures, parut léviter. Susannah le retira doucement de sa bouche, et considéra avec stupéfaction les trous ourlés de sang qu’il avait creusés dans le bois mou, sur une profondeur parfois d’un bon centimètre. La langue de Sheemie pendait au coin de sa bouche, ce qui lui rappela l’air qu’avait Ote quand il faisait la sieste, couché sur le dos, les quatre pattes aux quatre points de la boussole.

On n’entendait plus à présent que le Rod psalmodiant comme un commissaire-priseur, et le grondement sourd qui montait des entrailles d’Ote, tandis qu’il se tenait auprès de Jake d’un air protecteur, observant le nouveau venu de ses yeux rétrécis.

— Tais-toi et reste tranquille, ordonna Roland au Rod, avant d’ajouter autre chose dans une autre langue.

Le Rod s’arrêta au beau milieu d’une nouvelle incantation, les mains en suspens au-dessus de la tête, les yeux fixés sur Roland. Eddie vit que la moitié du nez du Rod avait été rongée par une plaie purulente aussi rouge qu’une fraise. Le Rod posa ses paumes pleines de croûtes et de terre sur ses yeux, comme si le Pistolero dégageait une lumière trop vive, et il bascula sur le côté. Il remonta les genoux contre sa poitrine, émettant ainsi un énorme pet.

— Harpo a parlé, lança Eddie, et cette blague bien envoyée fit rire Susannah malgré elle.

Puis le silence retomba, hormis le gémissement du vent dehors, les échos de la musique enregistrée en provenance du Devar-Toi et le grondement distant du tonnerre, qui semblait toujours charrier des os.

Cinq minutes plus tard, Sheemie rouvrit les yeux, s’assit et regarda autour de lui avec cet air ébahi de celui qui ne sait pas où il se trouve, comment il est arrivé là, et pourquoi. Puis son regard se posa sur Roland et son pauvre visage épuisé s’éclaira d’un sourire.

Roland le lui rendit, et tendit les bras.

— Peux-tu venir jusqu’à moi, Sheemie ? Sinon c’est moi qui viendrai à toi, pour sûr.

Sheemie rampa à quatre pattes jusqu’à Roland de Gilead, ses cheveux noirs et sales dans les yeux, et posa la tête sur l’épaule du Pistolero. Susannah sentit des larmes lui piquer les yeux et détourna le regard.

2

Quelque temps plus tard, Sheemie se retrouva assis contre le mur de la grotte, la nuque calée sur le plaid de déménageur qui recouvrait auparavant le Tricycle de Croisière de Suzie. Eddie lui avait offert un soda, mais Ted avait suggéré que de l’eau serait plus recommandée. Sheemie but la première bouteille de Perrier d’une seule traite, et en sirotait à présent une deuxième. Les autres buvaient du café instantané, tous sauf Ted. Lui avait préféré un Nozz-A-La.

— Je ne sais pas comment vous faites pour supporter ce truc, lui avoua Eddie.

— Chacun ses goûts, disait la vieille fille en embrassant la vache, répliqua Ted.

Seul l’Enfant de Roderick n’avait rien pris. Il restait planté là, à l’entrée de la grotte, les mains fermement appuyées sur les yeux. Il tremblait légèrement.

Ted avait ausculté Sheemie entre ses deux bouteilles d’eau, lui prenant le pouls, lui inspectant l’intérieur de la bouche, et lui tâtant le crâne à la recherche de points sensibles. À chaque fois qu’il demandait à Sheemie si ça faisait mal, ce dernier secouait solennellement la tête, sans quitter Roland des yeux pendant tout l’examen. Après lui avoir palpé les côtes (« Ça chatouille, sai, ça oui », commenta Sheemie avec le sourire), Ted déclara qu’il se portait comme un charme.

Eddie, qui voyait distinctement les yeux de Sheemie (l’une des lanternes à gaz était accrochée à proximité et diffusait son éclat vif sur le visage de Sheemie), se dit que c’était là un mensonge digne du Président le plus roué.

Susannah était en train de faire cuire une tournée d’œufs en poudre et de corned-beef. (Le réchaud s’était remis à parler — « Je vous remets la même chose, pas vrai ? » avait-il demandé sur un ton jovial et approbateur.) Eddie attrapa le regard de Dinky Earnshaw et dit :

— Ça te dirait de faire quelques pas dehors avec moi, pendant que Suze nous prépare une bonne bouffe ?

Dinky jeta un œil en direction de Ted, qui hocha la tête, puis se tourna de nouveau vers Eddie.

— Si tu veux. On a un peu plus de temps, ce matin, mais ça ne veut pas dire qu’on a les moyens de le perdre.

— J’avais compris, le rassura Eddie.

3

Le vent avait gagné en puissance, mais au lieu de rafraîchir l’air, il accentuait la puanteur qui l’imprégnait. Une fois, au lycée, lors d’une sortie scolaire, Eddie avait visité une raffinerie de pétrole, dans le New Jersey. Jusqu’à ce jour, il croyait que c’était sans conteste la pire odeur qu’il avait sentie de sa vie ; deux filles et trois garçons de son groupe avaient même vomi leur déjeuner. Il se rappelait que leur guide avait éclaté de rire de bon cœur, en leur disant : « Rappelez-vous que c’est l’odeur de l’argent — ça aide. » Peut-être que la Raffinerie de Perth était peut-être toujours numéro un au classement, mais c’était uniquement parce que l’odeur qu’il sentait en ce moment était moins suffocante. Et au passage, qu’est-ce qu’il y avait dans cette histoire de Raffinerie de Perth qui lui paraissait tellement familier ? Il n’en savait rien, et ça n’avait probablement pas tellement d’importance, mais c’était étrange, cette façon qu’avaient les choses de revenir en boucle, dans le coin. Sauf que l’expression « en boucle » n’était pas adéquate, n’est-ce pas ?

— Elles font écho, murmura Eddie. C’est plus ça.

— Je te demande pardon, partenaire ?

Ils se tenaient une fois de plus sur le sentier, à contempler les toits bleus des bâtiments au loin, et l’entrelacs des wagons à l’arrêt, et ce petit village tellement parfait. Parfait jusqu’au moment où on se rappelait qu’il se tapissait derrière une triple clôture de barbelés, dont l’une électrifiée, capable de tuer un homme dès la première décharge.

— Rien. C’est quoi, cette odeur ? Tu as une idée ?

Dinky secoua la tête, mais tendit le doigt en direction de la prison, vers ce qui pouvait être le sud, ou l’est, ou aucun des deux.

— Un poison quelconque, par là-bas, c’est tout ce que je sais, répondit-il. Une fois j’ai demandé à Finli et il a dit qu’autrefois il y avait des usines, dans cette direction. Un truc Positronics. Tu connais ce nom ?

— Oui. Mais c’est qui, ce Finli ?

— Finli o’Tego. Le type qui dirige toute la sécurité, aussi connu sous le nom de la Fouine. Un tahine. Quels que soient vos projets, il va falloir que vous passiez par lui pour les réaliser. Et il ne va pas vous faciliter la tâche. Le voir étalé raide mort sur le sol me donnerait l’impression que c’est un jour férié. Au fait, mon vrai nom, c’est Richard Earnshaw. Je suis sacrément content d’te rencontrer, l’ami.

Il tendit la main. Eddie la serra.

— Moi c’est Eddie Dean. Aussi connu sous le nom d’Eddie de New York, ici, à l’ouest des Pecos. La femme, c’est Susannah. Mon épouse.

Dinky hocha la tête.

— Hein-hein. Et le garçon, c’est Jake. Jake de New York, lui aussi.

— Jake Chambers, c’est ça. Écoute, Rich…

— Je salue ton effort, dit-il en souriant, mais je suis Dinky depuis trop longtemps pour changer maintenant, j’imagine. Et ça pourrait être pire. Pendant un temps j’ai travaillé au Supermarché Super Discount avec un type d’une vingtaine d’années qu’on avait surnommé Gégé le Putain de Geai Bleu. Il aura quatre-vingts ans et il sera incontinent, que les gens continueront de l’appeler comme ça.

— À moins d’avoir du courage, de la technique, et de la chance, commenta Eddie, personne n’atteindra l’âge de quatre-vingts ans. Ni dans ce monde ni dans aucun autre.

Dinky eut l’air alarmé, puis morne.

— Tu marques un point.

— Ce type que Roland connaît, il a l’air mal en point, lança Eddie. Tu as vu ses yeux ?

Dinky approuva, plus morne que jamais.

— Je crois que ces petites taches de sang dans le blanc de l’œil, ça s’appelle des pétéchies. Un truc comme ça.

Puis, en ayant l’air de s’excuser, ce qui parut extrêmement bizarre à Eddie dans de telles circonstances, il ajouta :

— Je ne sais pas si je le prononce bien.

— Je me fiche de savoir comment on les appelle, mais c’est mauvais signe. Et qu’il pique ce genre de crise…

— Ça n’est pas une façon très gentille de le dire, fit remarquer Dinky.

Mais Eddie s’en foutait royalement, que ce soit gentil ou pas.

— Ça lui est déjà arrivé ?

Dinky détourna légèrement le regard et le porta sur ses pieds, qu’il remuait nerveusement. La réponse parut assez claire à Eddie.

— Combien de fois ?

Eddie espéra qu’il avait l’air moins épouvanté qu’il l’était vraiment. Il avait vu assez de petites pointes injectées de sang dans les yeux de Sheemie pour leur donner l’air de s’être fait saupoudrer de paprika. Sans parler des grosses, dans les coins.

Toujours sans le regarder, Dinky leva quatre doigts.

— Quatre fois ?

— Sûr, acquiesça Dinky.

Il inspectait toujours ses mocassins de fortune.

— Si on compte à partir de la fois où il a envoyé Ted dans le Connecticut, en 1960. C’était comme si ça avait fait lâcher quelque chose, à l’intérieur de lui.

Il leva les yeux, tenta un sourire.

— Mais hier il ne s’est pas évanoui, quand on est retournés tous les trois au Devar.

— Que je vérifie si j’ai bien compris. Dans cette prison là-bas, vous avez toutes sortes de péchés véniels, mais un seul péché mortel : la téléportation.

Dinky y réfléchit. Les règles n’étaient certes pas aussi libérales pour les tahines et les can-toi ; ils pouvaient se retrouver exilés ou lobotomisés pour quantité de raisons, notamment des fautes telles que se montrer négligent, embêter les Briseurs, ou faire preuve de cruauté injustifiée. Par le passé — on le lui avait raconté — un ignoble avait violé un Briseur, expliquant en toute bonne foi au dernier Maître du camp que ça faisait partie de sa devenance — le Roi Cramoisi en personne était censé être apparu à ce type en rêve, et lui avoir ordonné de le faire. Le can-toi avait été condamné à mort. Les Briseurs avaient été conviés à assister à l’exécution (qui consistait à tirer une simple balle dans la tête du condamné), qui s’était tenue au milieu de la grand-rue de Pleasantville.

Dinky raconta cette histoire à Eddie, pour admettre ensuite que oui, pour les pensionnaires du moins, la téléportation était le seul péché mortel. Pour autant qu’il sache, du moins.

— Et Sheemie est votre téléport, poursuivit Eddie. Vous autres, vous l’aidez — vous le facilitez, pour reprendre le terme de Tedster — et vous le couvrez en trafiquant les rapports…

— Ils n’ont pas idée comme c’est facile de bidouiller leur télémètre, fit Dinky en riant presque. Crois-moi, partenaire, ils en seraient choqués. La partie difficile, c’est de s’assurer qu’on ne fait pas péter tout le bazar.

Eddie s’en fichait totalement, de ça aussi. Ça fonctionnait. C’était tout ce qui comptait. Et Sheemie fonctionnait, lui aussi… mais pour combien de temps encore ?

— … mais c’est lui qui fait tout, conclut Eddie. Sheemie.

— Sûr.

— Il est le seul à pouvoir le faire.

— Sûr.

Eddie réfléchit aux deux tâches qu’ils avaient à accomplir : libérer les Briseurs (ou les tuer, s’il n’y avait pas d’autre moyen de les arrêter) et empêcher l’écrivain de se faire renverser et tuer par une fourgonnette, pendant sa promenade. Roland pensait qu’ils parviendraient peut-être à accomplir les deux, mais ils auraient besoin des dons de téléportation de Sheemie, au moins deux fois. De plus, leurs visiteurs devraient repasser la triple clôture quand ils en auraient fini avec la palabre du jour, ce qui voulait probablement dire qu’il lui faudrait le refaire une troisième fois.

— Il dit que ça ne fait pas mal, ajouta Dinky. Si c’est ce qui t’inquiète.

À l’intérieur de la grotte, les autres éclatèrent de rire, sans doute de joie de voir Sheemie revenu à lui, ou en train de manger, et ils avaient tous l’air d’être les meilleurs amis du monde.

— Ce n’est pas ça, non. D’après Ted, qu’est-ce qui arrive à Sheemie, quand il téléporte ?

— Il fait des hémorragies cérébrales, répondit promptement Dinky. Des petites attaques minuscules à la surface de son cerveau.

Du doigt, il tapota différents points de son crâne, pour accompagner ses paroles.

— Bing, bing, bing.

— Est-ce que ça empire ? Oui, pas vrai ?

— Écoute, si tu penses que c’est mon idée, qu’il nous emmène en balade à droite et à gauche, je peux te dire que tu te plantes.

Eddie leva la main, comme un flic en train de faire la circulation.

— Non, non. J’essaie juste de mieux comprendre ce qui se passe.

Et quelles sont nos chances.

— Je déteste qu’on l’utilise comme ça ! explosa Dinky.

Sa voix ne quittait pas les graves, de sorte que ceux dans la grotte ne puissent pas l’entendre, mais Eddie ne le soupçonna pas une seconde d’exagérer. Dinky était vraiment ébranlé.

— Lui, ça ne le dérange pas — il veut le faire — et ça aggrave les choses, au lieu de les arranger. Cette façon qu’il a de regarder Ted…

Il haussa les épaules.

— C’est le regard d’un chien qui aurait dégoté le meilleur maître de l’univers. Il regarde ton dinh de la même manière, comme je suis sûr que tu l’as remarqué.

— S’il le fait, c’est précisément pour mon dinh, précisa Eddie, et c’est pour ça que c’est bien. Tu ne le croiras peut-être pas, Dink, mais…

— Mais toi si.

— Totalement. Et maintenant, voici la seule question importante : est-ce que Ted a la moindre idée du temps qu’il reste à Sheemie ? Si on considère que, désormais, il peut attendre un coup de main de ce côté-ci ?

À qui t’essaies d’remonter l’moral, frangin ? s’exclama soudain la voix d’Henry, dans sa tête. Toujours aussi cynique. À lui, ou à toi-même ?

Dinky observait Eddie comme s’il était complètement fou, ou du moins un brin retardé.

— Ted était comptable. Parfois précepteur. Journalier sur les chantiers, quand il ne trouvait rien de mieux. Il n’est pas docteur.

Mais Eddie n’avait pas l’intention d’en rester là.

— Qu’est-ce qu’il en dit ?

Dinky marqua une pause. Le vent soufflait. La musique leur parvenait par bribes. Plus loin, le tonnerre marmonnait dans l’obscurité.

— Trois ou quatre fois, peut-être, finit-il par répondre. Mais les effets sont de pire en pire. Peut-être deux fois seulement. Mais on n’a aucune garantie, okay ? Il peut très bien tomber raide mort d’une attaque massive, la prochaine fois qu’il accouchera de ce trou par lequel on passe.

Eddie chercha quelle autre question il pourrait poser, mais n’en trouva aucune. La dernière réponse balayait pas mal le sujet, et lorsque Susannah les appela de l’intérieur de la grotte, leur demandant de venir les rejoindre, il fut plus qu’heureux de s’exécuter.

4

Sheemie Ruiz avait recouvré l’appétit, ce qu’ils considérèrent tous comme un bon signe, et il boulottait joyeusement son repas. Les éclats de sang dans ses yeux s’étaient quelque peu dissipés, mais on les voyait toujours distinctement. Eddie se demandait ce que les gardes en penseraient, là-bas au Paradis Bleu, s’ils les remarquaient, et il se demandait aussi si Sheemie pourrait porter des lunettes de soleil sans susciter de commentaires.

Roland avait remis le Rod debout, et conversait à présent avec lui, au fond de la grotte. Enfin… en quelque sorte. Le Pistolero parlait et le Rod écoutait, jetant parfois de petits regards de terreur et de respect vers le visage de Roland. Pour Eddie c’était du charabia, mais il réussit à identifier deux mots : Chevin et Chayven. Roland demandait à ce Rod s’il connaissait celui qu’ils avaient croisé en train de tituber au bord de la route, à Lovell.

— Est-ce qu’il a un nom ? demanda Eddie à Dink et à Ted, en se resservant une deuxième assiette.

— Moi je l’appelle Chucky, fit Dinky. Parce qu’il ressemble un peu à la poupée de ce film d’horreur que j’ai vu, une fois.

Eddie eut un grand sourire.

Jeu d’enfant, ouais. Je l’ai vu. Après ton quand, Jake. Et bien longtemps après le tien, Suziella.

Il y avait quelque chose qui clochait dans les cheveux de ce Rod, mais son visage joufflu constellé de taches de rousseur et ses yeux bleus paraissaient sains.

— Vous pensez qu’il saurait garder un secret ?

— Si personne ne le lui demande, c’est sûr, répondit Ted.

Ce qui, du point de vue d’Eddie, n’était pas une réponse très réjouissante.

Au bout de cinq minutes de discussion environ, Roland parut satisfait et rejoignit les autres. Il s’accroupit — ce qui ne lui posa aucun problème, maintenant qu’il s’était dégourdi les articulations — et regarda Ted.

— Ce type s’appelle Haylis de Chayven. Est-ce qu’on remarquera sa disparition ?

— C’est peu probable, fit Ted. Les Rods apparaissent par petits groupes, à la barrière située derrière les dortoirs, à la recherche de travail. S’ils ne se montrent pas, personne ne vient les réclamer.

— Bien. Maintenant — combien de temps dure une journée, ici ? Avons-nous vingt-quatre heures, entre aujourd’hui et demain à la même heure ?

Ted parut s’intéresser à la question, et la considéra pendant un moment avant de répondre.

— Disons vingt-cinq. Peut-être un peu moins. Parce que le temps ralentit, du moins ici. À mesure que les Rayons s’affaiblissent, il semble que l’écart aille croissant entre les mondes, pour ce qui est du déroulement du temps. C’est sans doute l’un des points de tension majeurs.

Roland hocha la tête. Susannah lui offrit de la nourriture et il déclina avec un mot de remerciement. Derrière eux, le Rod était assis sur une caisse, fixant ses pieds nus et recouverts de plaies. Eddie fut surpris de voir Ote s’approcher du bonhomme, et plus encore de voir que le bafouilleux autorisait Chucky (ou plutôt Haylis) à lui caresser la tête de sa patte déformée.

— Et y a-t-il une heure de la matinée où les choses là-bas sont peut-être un peu moins… je ne sais pas…

— Une heure un peu désorganisée ? suggéra Ted.

Roland acquiesça.

— Avez-vous entendu le son d’une corne, il y a un petit moment ? demanda Ted. Juste avant que nous apparaissions ?

Ils secouèrent tous la tête.

Ted n’en eut pas l’air surpris.

— Mais vous avez entendu la musique se mettre en route, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Susannah, en offrant à Ted une nouvelle boîte de Nozz-A-La.

Il l’accepta et la savoura avec délectation. Eddie essaya de ne pas frissonner.

— Merci, madame. Quoi qu’il en soit, la corne annonce le changement d’équipe. C’est alors que la musique démarre.

— Je la déteste, cette musique, commenta Dinky d’un air morne.

— S’il y a un moment où le contrôle se relâche un peu, c’est celui-là, conclut Ted.

— Et à quelle heure de l’horloge ça se situe ? demanda Roland.

Ted et Dinky échangèrent un regard dubitatif. Dinky leva huit doigts, les sourcils haussés en forme de question. Il eut l’air soulagé quand Ted hocha instantanément la tête.

— Oui, à huit heures, confirma Ted, puis il éclata de rire, avec un petit hochement de tête cynique. Après tout ça signifie quoi, huit heures, dans un monde où cette prison là-bas est un coup à l’est, un coup complètement ailleurs ?

Mais Roland vivait depuis bien longtemps dans un monde en dissolution, bien avant que Ted Brautigan ne rêve même d’un endroit tel qu’Algul Siento, et le fait que les points de repère de la vie réelle aient commencé à vaciller ne le perturbait pas plus que ça.

— Environ vingt-cinq heures, à partir de maintenant, résuma Roland. Ou un peu moins.

Dinky hocha la tête.

— Mais si vous comptez sur une confusion totale, oubliez. Ils connaissent les lieux. Ce sont des vieux routards.

— Même, fit Roland. Ça reste ce qu’on a de mieux à faire.

Il se tourna alors vers sa vieille connaissance de Mejis. Et lui fit signe d’approcher.

5

Sheemie posa immédiatement son assiette par terre, vint à Roland et lui tendit le poing.

— Aïle, Roland, Will Dearborn-qui-fut.

Roland lui rendit ses salutations, puis se tourna vers Jake. Le garçon lui adressa un regard incertain. Sur un signe de tête de Roland, il s’approcha cependant. Jake et Sheemie se tenaient à présent face à face, Roland accroupi entre eux, ne regardant aucun des deux en particulier, à présent qu’ils étaient réunis.

Jake porta le poing à son front.

Sheemie lui rendit la pareille.

Jake baissa les yeux vers Roland et demanda :

— Que veux-tu ?

Roland ne répondit pas, il se contenta de regarder sereinement vers l’entrée de la grotte, comme s’il y avait dans ces ténèbres apparemment infinies quelque chose qui attirait son attention. Et Jake comprit ce qu’il voulait, aussi sûrement que s’il avait eu recours au shining sur l’esprit de Roland pour le découvrir (ce qu’il n’avait pas fait, assurément). Ils étaient arrivés à un carrefour. C’est Jake qui avait suggéré que c’était à Sheemie de leur dire quelle bifurcation choisir. Sur le coup, ça lui avait paru une très bonne idée — allez savoir pourquoi. Maintenant, en regardant attentivement ce visage fervent, pas très futé, et ces yeux injectés de sang, Jake se posait deux questions : qu’est-ce qui avait bien pu lui prendre de suggérer ce genre de choses, et pourquoi personne (Eddie, par exemple, qui gardait plutôt la tête sur les épaules, malgré tout ce qu’ils avaient traversé) ne lui avait dit, gentiment mais fermement, que remettre leur avenir entre les mains de Sheemie Ruiz était une idée stupide. Carrément barjo, comme auraient dit ses anciens codétenus de l’École Piper. Et voilà que Roland, qui croyait que, même dans l’ombre de la mort, il y avait encore des leçons à apprendre, voulait que Jake pose la question qu’il avait soulevée comme un grand, et dont la réponse révélerait de manière flagrante quel écervelé superstitieux il était devenu. Mais après tout, pourquoi ne pas la poser, cette question ? Et même si ça revenait à tirer à pile ou face, quel mal y avait-il à ça ? Jake était arrivé, au bout d’une vie courte mais indéniablement intéressante, à un endroit où on croisait des portes magiques, des majordomes mécaniques, des télépathes (ce qu’il était un peu lui-même, du moins dans une certaine mesure), des vampires et des araignées géantes. Alors, pourquoi ne pas laisser Sheemie décider ? Il fallait qu’ils choisissent un chemin, après tout, et ils avaient traversé trop de trucs abracadabrants pour s’inquiéter d’une broutille pareille, passer pour un idiot devant ses compagnons. De plus, se dit-il, si je ne suis pas entouré d’amis, ici, je ne le serai jamais.

— Sheemie, dit-il.

Planter le regard dans ces yeux avait quelque chose d’horrible, mais il se força à le faire.

— Nous poursuivons une quête. Ce qui signifie que nous avons une tâche à accomplir. Nous…

— Vous devez sauver la Tour Sombre, termina Sheemie. Et mon vieil ami devra y entrer, et monter jusqu’au sommet, et voir ce qu’il y aura à voir. Il y aura peut-être une renaissance, ou peut-être la mort, ou encore les deux. Autrefois il était Will Dearborn, si fait. Pour moi, il était Will Dearborn.

Jake lança un regard à Roland, toujours accroupi, regardant vers l’extérieur. Mais Jake constata que son visage était devenu pâle et avait pris un air étrange.

L’un des doigts de Roland se mit à décrire son moulinet impatient.

— Oui, nous sommes censés sauver la Tour Sombre, acquiesça Jake.

Et il crut comprendre en partie le désir violent de Roland de la voir et d’y pénétrer, même si ça devait le tuer. Qu’y avait-il, au centre de l’univers ? Quel homme (ou quel garçon) pouvait ne pas se poser la question, une fois qu’elle était formulée, et ne pas vouloir voir ?

Même si regarder devait le rendre fou ?

— Mais pour faire ça, nous avons deux tâches à accomplir. L’une implique de revenir dans notre monde pour sauver un homme. Un écrivain qui raconte notre histoire. L’autre tâche est celle dont nous parlons. Libérer les Briseurs.

L’honnêteté le poussa à ajouter :

— Ou les arrêter, du moins. Tu comprends ?

Mais cette fois-ci, Sheemie ne répondit pas. Il regardait dans la même direction que Roland, vers les ténèbres. Il avait le visage de quelqu’un sous hypnose. Ce spectacle mit Jake mal à l’aise, mais il s’exhorta à tenir bon. Maintenant qu’il en était arrivé là, quel autre choix avait-il que de poursuivre ?

— La question que nous nous posons, c’est de savoir par quoi il nous faut commencer. On pourrait dire que sauver l’écrivain a l’air plus facile, car on ne rencontrerait pas d’obstacle… pour autant qu’on sache, du moins… mais il y a une chance pour que… eh bien…

Jake ne voulut pas ajouter une chance que la téléportation te tue, aussi se retrouva-t-il piégé dans un silence malaisé.

Pendant un moment il crut que Sheemie n’allait pas répondre, leur laissant la responsabilité de décider s’il fallait retenter le coup ou non, mais c’est alors que l’ancien garçon d’auberge prit la parole. Ce faisant, il ne regarda aucun d’eux, se contentant de scruter les ténèbres au-delà de l’entrée de la grotte, dans le dim de Tonnefoudre.

— J’ai fait un rêve, la nuit dernière, pour sûr, répondit Sheemie de Mejis, dont la vie avait été autrefois sauvée par trois jeunes pistoleros de Gilead. J’ai rêvé que j’étais de retour au Repos des Voyageurs, sauf que Coraline n’était pas là, ni Stanley, ni Pettie, ni Sheb — celui qui jouait du piano. Y avait que moi, et je nettoyais par terre à la serpillière, en chantant Amour insouciant. Et puis les portes à battants se sont mises à crier, ce drôle de bruit qu’elles font, vous savez…

Jake vit que Roland hochait la tête, un sourire s’attardant discrètement sur ses lèvres.

— J’ai levé les yeux, reprit Sheemie, et alors un garçon est entré.

Son regard glissa sur Jake puis revint sur l’entrée de la grotte.

— Il vous ressemblait, jeune sai, ça oui, comme si vous étiez duox. Il avait le visage couvert de sang, il avait perdu un œil, ça ruinait tout, et il marchait en boitant. Il avait l’air d’un revenant, pour sûr, et il m’a fait une peur bleue, et ça m’a fait de la peine, aussi, de le voir comme ça. J’ai continué à nettoyer, en me disant que si je faisais ça, il ne me remarquerait peut-être pas, et qu’il s’en irait.

Jake se rendit compte qu’il connaissait cette histoire. Avait-il assisté à la scène ? Avait-il été ce garçon ensanglanté ?

— Sauf qu’il te regardait droit dans les yeux…, murmura Roland, toujours accroupi, le regard toujours perdu dans l’obscurité.

— Oui, Will Dearborn-qui-fut, droit dans les yeux, il me regardait, et il m’a dit : « Pourquoi dois-tu me faire du mal, à moi qui t’aime tellement ? Quand je ne peux rien faire d’autre, quand je ne veux rien faire d’autre, car c’est l’amour qui m’a fait et qui m’a nourri et… »

— « … et qui m’a offert des jours meilleurs », murmura Eddie.

Une larme roula de sa paupière et vint dessiner une tache noire sur le sol poussiéreux de la grotte.

— … et qui m’a offert des jours meilleurs ? Pourquoi voudrais-tu me couper, et me défigurer, et me remplir de malheur ? Je ne t’ai aimé que pour ta beauté, comme autrefois tu m’as aimé pour la mienne, à l’époque où le monde n’avait pas encore changé. À présent tu me balafres avec des clous et tu me mets des gouttes de mercure brûlant dans les narines, tu as lâché sur moi les animaux, et ils m’ont dévoré les entrailles. Autour de moi se réunissent les can-toi et leurs rires ne me laissent pas en paix. Pourtant je t’aime toujours et je te servirais et pour toi je ramènerais même la magie, si tu m’y autorisais, car c’est le lot qu’a tiré mon cœur, lorsque je me suis relevé du Prim. Et autrefois j’étais fort et beau et bien portant, mais à présent la force s’en est presque allée.

— Alors tu as pleuré, fit Susannah.

Et Jake pensa : Bien sûr, qu’il a pleuré. Il pleurait lui-même. De même que Ted, et Dinky Earnshaw. Seul Roland gardait les yeux secs, et le Pistolero était pâle, tellement pâle.

— Il s’est mis à sangloter, dit Sheemie (des larmes lui coulaient sur les joues, alors qu’il racontait son rêve). Et moi aussi, car je voyais qu’il avait été beau comme le jour. Il a ajouté : « Si la torture devait s’arrêter maintenant, je pourrais encore m’en remettre — sinon ma beauté, au moins ma force…

— Mon kes, dit Jake, et bien qu’il n’eût jamais entendu ce mot auparavant, il le prononça correctement, comme si c’était kiss.

— … et mon kes. Mais encore une semaine… peut-être même cinq jours… ou même trois… et il sera trop tard. Même si la torture s’arrête, je mourrai. Et tu mourras toi aussi car, quand l’amour quitte le monde, tous les cœurs s’arrêtent. Parlez-leur de mon amour et parlez-leur de ma douleur et parlez-leur de mon espoir, qui est toujours vivant. Car c’est tout ce que j’ai, tout ce que je suis et tout ce que je demande. » Puis le garçon s’est retourné et il est sorti. La porte à battants a refait son bruit. Scriiiiiiic.

À présent il regardait Jake, et il lui sourit comme quelqu’un qui vient de se réveiller.

— Je ne peux pas répondre à votre question, sai.

Il se frappa le front du poing.

— Pas grand-chose là-haut, comme cervelle, moi — rien que des toiles d’araignée. Cordelia Delgado le disait, et je pense bien qu’elle avait raison.

Jake ne répondit rien. Il était abasourdi. Il avait rêvé de ce même garçon défiguré, mais pas dans un saloon ; c’était dans Gage Park, le parc où ils avaient vu Charlie le Tchou-Tchou. La nuit dernière. Ça devait être ça. Il ne se l’était pas rappelé jusqu’à cet instant, et ne se le serait sans doute jamais rappelé si Sheemie n’avait pas raconté son propre rêve. Roland, Eddie et Susannah avaient-ils eux-mêmes fait une version de ce rêve ? Oui. Il le voyait à leurs visages, de même qu’il voyait que Ted et Dinky semblaient émus, mais seulement perplexes.

Roland se leva avec une petite grimace, porta brièvement la main à sa hanche et dit :

— Grand merci-sai, Sheemie, tu nous as été d’un grand secours.

Sheemie eut un sourire incertain.

— Comment j’ai fait ça ?

— Peu importe, mon ami.

Roland se tourna vers Ted.

— Mes amis et moi allons faire un tour rapide dehors. Nous devons parler an-tet.

— Bien sûr, fit Ted en secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Ménagez ma tranquillité d’esprit, et faites-la courte, intervint Dinky. Normalement ça va encore, mais je ne voudrais pas trop tirer sur la corde.

— Est-ce qu’il faudra qu’il vous fasse rentrer de la même manière ? demanda Eddie en désignant Sheemie d’un signe de tête.

Cette question était à l’évidence rhétorique. Comment pourrait-il les ramener tous les trois autrement qu’ainsi ?

— Eh bien, ouais, mais… fit Dinky.

— Alors je dirais que vous tirez sur la corde de toutes vos forces, là.

Sur ces mots, Eddie, Susannah et Jake suivirent Roland à l’extérieur de la grotte. Ote resta derrière, assis aux côtés de son nouvel ami, Haylis de Chayven. Jake s’en sentit étrangement déconcerté. Il ne s’agissait pas de jalousie, mais plutôt d’une forme de vive appréhension. Comme s’il avait sous les yeux un mauvais augure, que quelqu’un de plus sage que lui — un des Manni, peut-être — pourrait interpréter. Mais voudrait-il seulement en connaître le sens ?

Peut-être pas.

6

— Je ne me souvenais pas de mon rêve, jusqu’au moment où il a raconté le sien, commença Susannah, et s’il ne l’avait pas raconté, je ne me le serais sans doute jamais rappelé.

— Ouais, fit Jake.

— Mais à présent je m’en souviens plutôt clairement, poursuivit-elle. J’étais dans cette station de métro, et le garçon a descendu les escaliers…

— J’étais à Gage Park…

— Et moi sur le terrain de jeu de Markey Avenue, là où Henry et moi on jouait au basket à un contre un, termina Eddie. Dans mon rêve, le gosse au visage ensanglanté portait un T-shirt qui disait : ON NE S’ENNUIE PAS UNE SECONDE…

— … DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES, conclut Jake, et Eddie lui adressa un regard alarmé.

Jake s’en rendit à peine compte. Ses pensées avaient bifurqué.

— Je me demande si Stephen King utilise ses rêves, quand il écrit. Vous voyez, comme levure, pour faire monter l’intrigue.

C’était là une question à laquelle aucun d’eux ne pouvait répondre.

— Roland ? fit Eddie. Où étais-tu, dans ton rêve ?

— Au Repos des Voyageurs, où d’autre ? Ne m’y suis-je pas trouvé avec Sheemie, il y a bien bien long ?

Avec mes amis, disparus depuis longtemps, aurait-il pu ajouter, mais il n’en fit rien.

— J’étais assis à la table favorite d’Eldred Jonas, à jouer au Surveille-Moi à une main.

— Ce garçon dans le rêve, c’était le Rayon, n’est-ce pas ? demanda Susannah à voix presque basse.

En voyant Roland hocher la tête, Jake se rendit compte que Sheemie leur avait bel et bien indiqué quelle tâche était la plus urgente, finalement. Il le leur avait dit sans l’ombre d’un doute.

— L’un de vous a-t-il des questions ? demanda Roland.

À tour de rôle, ses compagnons secouèrent la tête.

— Nous sommes un ka-tet, lança Roland.

Nous sommes un seul en plusieurs, la multiplicité faite unité, répondirent-ils tous à l’unisson.

Roland s’attarda encore quelques instants, les regardant tous — faisant plus que les regarder, avec l’air de savourer leurs visages —, puis il les remmena à l’intérieur.

— Sheemie, appela-t-il.

— Oui, sai ! Oui, Roland, Will Dearborn-qui-fut !

— Nous allons sauver ce garçon dont tu nous as parlé. Nous allons empêcher les méchants de lui faire plus de mal.

Sheemie sourit, mais d’un sourire désemparé. Il ne se rappelait plus le garçon de son rêve, plus maintenant.

— Bien, sai, c’est bien !

Roland s’adressa à Ted.

— Une fois que Sheemie vous aura ramenés, mettez-le au lit. Ou bien, si ça risque d’attirer l’attention, assurez-vous qu’il se repose bien.

— On peut le faire porter pâle, un petit rhume, et lui éviter d’aller au Bureau, acquiesça Ted. Le rhume est monnaie courante, côté Tonnefoudre. Mais il faut que vous compreniez bien que nous ne pouvons rien garantir. Il peut réussir à nous ramener cette fois-ci, et alors…

Il fit claquer ses doigts dans l’air.

Sheemie l’imita en riant, faisant de même avec ses deux mains. L’estomac noué, Susannah détourna le regard.

— Je le sais, rappela Roland.

Et bien qu’il n’eût pas réellement changé de ton, chaque membre de son ka-tet sut que c’était une bonne chose que cette palabre touche presque à sa fin. Roland avait atteint les limites de sa patience.

— Gardez-le au calme, même s’il va bien et qu’il se sent en forme. Nous n’aurons pas besoin de lui, pour ce que j’ai en tête, et ce, grâce aux armes que vous nous avez laissées.

— Ce sont de bonnes armes, confirma Ted. Mais sont-elles assez bonnes pour balayer soixante hommes, can-toi et tahines ?

— Vous deux, ferez-vous front avec nous, une fois que le combat aura débuté ? demanda Roland.

— Avec le plus grand plaisir, fit Dinky, découvrant les dents en un rictus étonnamment vicieux.

— Oui, acquiesça Ted. Et il se pourrait que je dispose d’une autre arme. Avez-vous écouté les cassettes que je vous avais laissées ?

— Oui, répondit Jake.

— Alors vous connaissez l’histoire du type qui m’a volé mon portefeuille.

Cette fois-ci, ils hochèrent tous la tête.

— Et cette jeune femme ? demanda Susannah. C’est une dure à cuire, vous avez dit. Et Tanya et son fiancé ? Ou son mari, si c’est bien ce qu’il est ?

Ted et Dinky échangèrent un bref regard dubitatif, puis secouèrent la tête en même temps.

— Autrefois, peut-être, dit Ted. Mais plus maintenant. Elle est mariée, à présent. Tout ce qu’elle veut, c’est faire des câlins avec son cher et tendre.

— Et Briser, ajouta Dinky.

— Mais est-ce qu’ils ne comprennent donc pas…

Mais Susannah ne put terminer sa phrase. Elle était hantée par des bribes de ce rêve, non pas le sien, mais celui de Sheemie. À présent tu me balafres avec des clous, avait dit le garçon du rêve à Sheemie. Le garçon du rêve qui avait été beau, autrefois.

— Ils ne veulent pas comprendre, leur dit Ted gentiment.

Du coin de l’œil, il aperçut l’expression sombre d’Eddie et secoua la tête.

— Mais je ne vous laisserai pas les haïr pour autant. Vous, nous aurons peut-être à tuer certains d’entre eux, mais je ne vous laisserai pas les haïr. Ils ne leur ont pas ôté la compréhension par l’appât du gain ou par la peur, mais simplement par le désespoir.

— Et parce que Briser, c’est divin, ajouta Dinky.

Lui aussi fixait Eddie.

— De même que pour vous, la demi-heure qui suit la fusillade peut être divine. Si vous voyez ce que je veux dire.

Eddie soupira, fourra les mains dans ses poches et se tut.

Sheemie les surprit tous en ramassant l’une des mitraillettes Coyote et en la brandissant en décrivant un large arc de cercle. Si elle avait été chargée, la grande quête de la Tour Sombre se serait achevée à cette seconde, dans cette grotte.

— Moi aussi, je me battrai ! s’écria-t-il. Pan, pan, pan ! Bam-bam-bam-ba-dam !

Eddie et Susannah se baissèrent vivement ; instinctivement, Jake se jeta devant Ote. Ted et Dinky levèrent les mains devant leur visage, comme si cela avait pu les sauver d’une rafale d’environ cent balles de haut-calibre, gainées d’acier. Roland prit calmement l’engin des mains de Sheemie.

— Ton heure viendra, mais après qu’on aura mené et gagné cette première bataille. Sheemie, vois-tu le bafouilleux de Jake ?

— Si fait, il est avec le Rod.

— Il sait parler. Vois si tu peux l’amener à te parler.

Sheemie obéit et se rendit aux côtés de Chucky/Haylis, qui caressait toujours la tête d’Ote. Il mit un genou en terre et se mit à essayer de convaincre le bafouilleux de dire son nom. L’animal s’exécuta presque immédiatement, et avec une clarté remarquable. Sheemie éclata de rire, et Haylis l’imita. On aurait dit deux gosses de La Calla. Des crânés, peut-être.

Pendant ce temps, Roland se tourna vers Ted et Dinky, ses lèvres serrées dessinant une fine ligne blanche sur son visage sévère.

7

— Il faut qu’il reste à l’écart, quand commencera la fusillade, fit le Pistolero en mimant une clé tournant dans une serrure. Si nous perdons, ce qui lui arrivera ensuite n’a pas d’importance. Si nous gagnons, nous aurons besoin de lui au moins une fois encore. Sans doute deux.

— Pour aller où ? demanda Dinky.

— Dans l’Amérique du Monde Clé, expliqua Eddie. Dans une petite ville du Maine Occidental appelée Lovell. En juin 1999, aussitôt que le permettra le temps à sens unique.

— C’est à partir du moment où il m’a envoyé dans le Connecticut que les crises de Sheemie ont commencé, semble-t-il, fit Ted à mi-voix. Vous savez que vous renvoyer en Amérique ne fera probablement qu’aggraver son état, n’est-ce pas ? Voire le tuer ?

Il parlait d’une voix factuelle. C’est juste pour savoir, messieurs.

— Nous le savons, confirma Roland, et quand l’heure viendra, je lui expliquerai clairement le risque qu’il court, et je lui poserai la qu…

— Oh, mon vieux, vous pouvez vous la fourrer là où le soleil brille pas, celle-là, fit Dinky.

Sa réplique rappela tellement à Eddie son propre comportement — celui qu’il avait eu au cours des premières heures passées sur le rivage de la Mer Occidentale, alors qu’il était confus, hors de lui, en manque d’héroïne — qu’il eut comme une sensation de déjà-vu.

— Si vous lui ordonniez de se faire flamber vif sous vos yeux, la seule faveur qu’il vous demanderait, c’est de lui donner une allumette. Il vous prend pour le Christ en personne.

Susannah attendit, dans un mélange d’effroi et d’intérêt presque lascif, la réaction de Roland. Il n’en eut aucune. Roland se contenta de fixer Dinky, les pouces glissés sous le ceinturon de son arme.

— Vous vous rendez forcément compte qu’un homme mort ne pourra pas vous ramener d’Amérique, glissa Ted sur un ton plus raisonnable.

— Nous franchirons cette barrière-là, quand et si nous le devons, dit Roland. En attendant, nous avons un certain nombre d’autres barrières à franchir.

— Je suis heureuse qu’on commence par le Devar-Toi, quels que soient les risques, dit Susannah. Ce qui se passe là-bas est une véritable abomination.

— Oui, m’dame, fit Dinky d’une voix traînante, en soulevant un chapeau imaginaire. J’dirais que c’est l’mot.

Dans la grotte, la tension se relâcha. Derrière eux, Sheemie demandait à Ote de rouler sur le dos, ce que le bafouilleux faisait bien volontiers. Le Rod arborait un grand sourire naïf. Susannah se demanda depuis combien de temps Haylis de Chayven n’avait plus ressorti ce sourire, qui avait une sorte de charme enfantin.

Elle songea à demander à Ted s’il existait un moyen de savoir quel jour on était, en Amérique, en ce moment, puis se ravisa. Si Stephen King était mort, ils le sauraient. Roland l’avait dit, et elle ne doutait pas qu’il disait vrai. Pour l’instant l’écrivain allait bien, il jetait consciencieusement son temps et sa précieuse imagination par les fenêtres, dans un quelconque projet insignifiant, pendant que le monde auquel il était destiné à donner vie continuait de s’empoussiérer dans son esprit. Si Roland était en colère contre lui, il n’y avait là rien d’étonnant. Elle-même était un petit peu énervée, pour tout dire.

— Quel est votre plan, Roland ? demanda Ted.

— Il repose sur deux hypothèses : qu’on puisse les prendre par surprise, et semer la panique dans leurs rangs. Je ne crois pas qu’ils s’attendent à être interrompus, dans ces derniers jours. De Pimli Prentiss jusqu’au garde hume le moins gradé le long de la clôture, ils n’ont aucune raison de craindre qu’on les dérange dans leur travail, encore moins qu’on les attaque. Si mes hypothèses se vérifient, nous réussirons. Si nous échouons, au moins ne vivrons-nous pas assez longtemps pour voir les Rayons lâcher et la Tour s’effondrer.

Roland reprit la carte sommaire de l’Algul et la posa à plat sur le sol de la grotte. Tous se réunirent autour de lui.

— Ces voies de chemin de fer, dit-il en indiquant le point numéroté 10. Certains des moteurs hors d’usage et des wagons qui sont à l’arrêt dessus se situent à moins de vingt mètres de la clôture sud, du moins c’est ce qu’il semble, aux jumelles. Est-ce que j’ai raison ?

— Ouais, fit Dinky en désignant du doigt le milieu de la ligne la plus proche. Autant appeler ça le sud, de toute façon — ça ou autre chose. Il y a un wagon sur cette voie qui se trouve vraiment près de la clôture. Dix mètres à peine. Il porte l’inscription LIGNE SOO, sur le côté.

Ted opina du chef.

— Bonne couverture, commenta Roland. Excellente couverture.

Il désigna ensuite la zone située au-delà de la limite nord du complexe.

— Et ici, toutes sortes de petits appentis.

— Autrefois ils contenaient des fournitures, précisa Ted, mais aujourd’hui la plupart sont vides, je pense. Pendant un temps, un groupe de Rods a dormi là, mais il y a six ou huit mois, Pimli et la Fouine les ont fichus dehors.

— Encore une couverture, qu’ils soient occupés ou non. Le terrain, autour et derrière, est-il dégagé et plutôt plat ? Sans obstacles ?

Du pouce il désigna le Tricycle de Croisière de Suzie.

Ted et Dinky échangèrent un regard.

— Absolument, répondit Ted.

Susannah attendit de voir si Eddie protesterait, avant de savoir ce que Roland avait en tête. Il n’en fit rien. Très bien. Elle réfléchissait déjà aux armes qu’elle voudrait. Quels fusils.

Roland resta encore assis en silence pendant quelques instants, à scruter la carte, paraissant presque communier avec elle. Lorsque Ted lui offrit une cigarette, le Pistolero l’accepta. Puis il prit la parole. À deux reprises, il dessina sur le flanc d’une caisse d’armes, avec un morceau de craie. Deux fois également il traça des flèches sur la carte, l’une pointée vers ce qu’ils appelaient le nord, l’autre vers le sud. Ted posa une question ; Dinky, une autre. Derrière eux, Sheemie et Haylis jouaient avec Ote comme deux enfants. Le bafouilleux imitait leurs rires avec une précision affolante.

Lorsque Roland eut fini, Ted Brautigan dit :

— Vous avez l’intention de verser une grande quantité de sang.

— Bien sûr que oui, autant que je pourrai.

— Risqué, pour la dame, fit remarquer Dink, la regardant elle, puis son mari.

Susannah ne dit rien. Eddie non plus. Il reconnaissait qu’il y avait un risque. Il comprenait aussi pourquoi Roland voulait placer Suze au nord du complexe. Le Tricycle de Croisière lui donnerait de la mobilité, ce qui leur serait utile. Quant au risque, ils étaient six, comptant en exterminer soixante. Voire plus. Bien sûr que ce serait risqué, bien sûr qu’il y aurait du sang versé.

Du sang et du feu.

— Je pourrai peut-être bricoler un ou deux autres fusils, dit Susannah.

Ses yeux avaient pris leur éclat à la Detta Walker.

— Téléguidés, comme un avion miniature. Je ne sais pas. Mais je bougerai, pas de problème. Comme de la graisse sur un gril bouillant.

— Est-ce que ça peut marcher ? demanda Dinky sans prendre de gants.

Un sourire sans joie se dessina sur les lèvres de Roland.

— Ça va marcher.

— Comment pouvez-vous dire ça ? demanda Ted.

Eddie se remémora la réflexion de Roland, avant qu’ils appellent John Cullum, et il aurait pu répondre à cette question à sa place, mais c’était au dinh de leur ka-tet qu’il revenait de donner des réponses — s’il y consentait —, aussi laissa-t-il à Roland le soin de le faire.

— Parce qu’il le faut, dit le Pistolero. Je ne vois pas d’autre issue.

CHAPITRE 11 L’attaque d’Algul Siento

1

Ils se retrouvèrent vite au lendemain, peu de temps avant que le son de la corne signale le changement d’équipe du matin. La musique allait bientôt se mettre en route, le soleil s’allumer, et l’équipe de nuit des Briseurs sortir du Bureau par la gauche, pour laisser la nouvelle équipe entrer en scène par la droite. Tout se passait comme prévu, pourtant Pimli Prentiss avait dormi moins d’une heure la nuit précédente, et même pendant ce court repos, son sommeil avait été hanté de rêves amers et chaotiques. Vers quatre heures du matin (ou plutôt quand son réveil prétendit qu’il était quatre heures, car qui savait quelle heure il était vraiment et quelle importance, tellement près de la fin ?), il s’était finalement levé pour aller s’asseoir dans le fauteuil de son bureau, à regarder l’Allée encore plongée dans le noir, encore déserte à cette heure, à l’exception d’un robot solitaire et inutile qui s’était mis en tête de patrouiller, agitant vainement vers le ciel ses six bras ornés de pinces. Les robots toujours en état de marche se détraquaient chaque jour un peu plus, mais leur retirer leur batterie pouvait se révéler dangereux, car certains étaient piégés et explosaient dès qu’on s’y risquait. On ne pouvait rien faire à part s’accommoder de leurs bizarreries et se rappeler que tout serait bientôt fini, gloire à Jésus et à Dieu le Père tout-puissant. L’ancien Paul Prentiss avait ouvert le tiroir de son bureau, il en avait sorti un.40 Peacemaker Colt, et se l’était posé sur les genoux. C’était celui avec lequel le Maître précédent, Humma, avait exécuté Cameron, le violeur. Pimli n’avait jamais eu à exécuter qui que ce fût, au cours de son mandat, et il s’en réjouissait, mais sentir l’arme posée sur ses genoux, en sentir le poids emblématique, lui procurait toujours un certain réconfort. Quant à savoir pourquoi il avait besoin de réconfort pendant les gardes de nuit, notamment quand tout se passait si bien, il n’en avait pas la moindre idée. Tout ce qu’il savait avec certitude, c’est qu’il y avait eu quelques anomalies du côté de ce que Finli et Jenkins (leur technicien en chef) aimaient appeler le Profond Télémètre, comme s’il s’agissait d’instruments au fond de l’océan, au lieu d’un placard en sous-sol adjacent à la longue pièce basse qui renfermait le reste de l’équipement encore utilisable. Pimli reconnut ce qu’il ressentait — autant appeler un chat un chat — comme le pressentiment d’une fin imminente. Il essaya de se dire que ce n’était rien, juste ce que décrivait le proverbe de son grand-père — qu’il était presque arrivé à la maison, et qu’il était donc temps de s’inquiéter pour les œufs.

Il avait fini par se rendre à la salle de bain, où il avait refermé le couvercle des toilettes, et s’était agenouillé pour prier. Et il se tenait là, immobile, mais quelque chose avait changé dans l’atmosphère ambiante. Il n’avait pas entendu de bruits de pas, mais il savait que quelqu’un était entré dans le bureau. La logique lui soufflait qui ce devait être. Pourtant, sans même ouvrir les yeux, les mains toujours jointes et en appui sur les toilettes, il avait appelé :

— Finli ? Finli o’Tego ? Est-ce toi ?

— Ouair, patron, c’est moi.

Que faisait-il là, avant le signal de la corne ? Tout le monde, y compris les Briseurs, savait quel mordu de sommeil Finli la Fouine était. Mais chaque chose en son temps. En cet instant précis, Pimli s’entretenait avec le Seigneur (même si, à dire vrai, il s’était quasiment endormi à genoux, jusqu’au moment où quelque instinct très profondément enfoui l’avait averti qu’il n’était plus seul au premier étage de la Maison du Gardien). Il était impensable de moucher un invité aussi éminent que le Seigneur Dieu des Esprits, aussi termina-t-il sa prière — « accorde-moi la grâce d’accomplir Ta volonté, Amen ! » — avant de se relever en grimaçant. Son fichu dos ne se souciait pas une seconde du ventre qu’il devait tracter, côté face.

Finli se tenait près de la fenêtre, tendant le Peacemaker vers la lumière blafarde, le tournant et le retournant pour admirer l’ouvrage délicat des plaques de la crosse.

— C’est bien celui qui a souhaité bonne nuit à Cameron, n’est-ce pas ? demanda Finli. Cameron le violeur.

Pimli acquiesça.

— Prends garde, fiston, il est chargé.

— Un six-coups ?

— Huit ! Es-tu aveugle ? Regarde la taille du barillet, pour l’amour de Dieu.

Finli ne se donna pas cette peine, et rendit l’arme à Pimli.

— Je sais appuyer sur la détente, ça oui, et c’est tout ce qu’il y a à savoir, côté fusils.

— Si fait, s’il est chargé. Que fais-tu debout à cette heure, à ennuyer un homme pendant ses grâces matinales ?

Finli lui lança un regard.

— Si je devais vous demander pourquoi je vous trouve en pleine prière, habillé et coiffé et non pas en peignoir et encore à moitié endormi, quelle réponse vous feriez ?

— Je te dirais que j’ai le trac. C’est aussi simple que ça. Et toi aussi, visiblement.

Finli sourit, sous le charme.

— Le trac ! Est-ce que c’est comme avoir la chair de poule, et faire sa tête de linotte, et sentir le coup de jarnac ?

— En quelque sorte, oui-là.

Le sourire de Finli s’élargit, mais Pimli trouva qu’il n’avait pas l’air tout à fait sincère.

— J’aime beaucoup ! J’aime vraiment beaucoup ! Traqué ! Traquenard !

— Non, rectifia Pimli. C’est « avoir le trac », c’est l’expression exacte.

Le sourire de Finli s’évanouit instantanément.

— J’ai aussi le trac. J’ai la chair et la poule. Je sens le coup de jarnac. Vous êtes la tête et je suis la linotte.

— De nouvelles anomalies au Profond Télémètre ?

Finli haussa les épaules, puis hocha la tête. Le problème avec ce Profond Télémètre, c’était qu’aucun d’eux n’était certain de ce qu’il mesurait. C’était peut-être l’activité télépathique, ou (Dieu les en préserve) la téléportation, ou encore des turbulences intenses dans la trame du réel — qui préfiguraient la secousse finale et fatale du Rayon de l’Ours. Impossible à dire. Mais cet équipement autrefois inactif et silencieux s’était réveillé de plus en plus fréquemment, au cours des quatre derniers mois environ.

— Qu’en dit Jenkins ? demanda Pimli.

Tout en parlant, il glissa machinalement le.40 dans son croc de débardeur — nous rapprochant inexorablement de ce que vous ne voulez pas entendre et de ce que je ne veux pas raconter.

— Jenkins dit ce qui lui passe par la bouche sur le tapis volant de sa langue, répliqua le Tego avec un haussement d’épaules grossier. Vu qu’il ne sait même pas ce que veulent dire les symboles sur les cadrans et les écrans vidéo du Profond Télémètre, à quoi bon lui demander son avis ?

— Tout doux, fit le Maître en posant la main sur l’épaule de son Chef de la Sécurité.

Il fut surpris (et un peu alarmé) de sentir que la chair sous la jolie chemise de couturier de Finli vibrait légèrement. Ou tremblait, peut-être.

— Tout doux, l’ami. Je posais la question, rien de plus.

— Je ne peux pas dormir, je ne peux pas lire, je n’arrive même pas à baiser, dit Finli. J’ai essayé les trois, par Gan ! Accompagnez-moi jusqu’à la Maison Damli, vous voulez bien, et jetez un œil à ces fichus relevés. Peut-être que vous serez plus inspiré.

— Je suis chef d’équipe, pas technicien, répondit doucement Pimli, mais en se dirigeant déjà vers la porte. Néanmoins, puisque je n’ai rien de mieux à faire…

— Peut-être que c’est juste parce que la fin approche, suggéra Finli en s’arrêtant devant la porte. Comme si on pouvait prendre ça à la légère…

— C’est peut-être ça, acquiesça Pimli d’un ton calme, et une petite promenade matinale ne peut pas faire de ma… Hé ! Hé, toi ! Toi là-bas ! Le Rod ! Tourne-toi quand je te parle, si tu ne veux pas d’ennuis !

Le Rod, un type maigrelet vêtu d’une vieille salopette en jean (au niveau des fesses, le tissu qui bâillait était devenu complètement blanc), obéit. Il avait les joues potelées et constellées de taches de rousseur, et les yeux d’un bleu charmant, malgré son regard alarmé. Il n’aurait pas eu l’air mal, sans ce nez, presque complètement dévoré d’un côté, lui donnant un air étrangement inachevé. Il portait un panier. Pimli était quasiment certain qu’il avait déjà vu ce bah-bo traîne-savates se balader dans le ranch, mais il n’aurait pas pu en jurer. Pour lui, tous les Rods se ressemblaient.

Peu importait. L’identification, c’était le travail de Finli et il prenait les choses en main à présent, sortant un gant en caoutchouc de sa ceinture et l’enfilant en se dirigeant vers le Rod. La créature eut un mouvement de recul et se plaqua au mur, serrant son panier d’osier contre lui, et lâcha un énorme pet qui devait être purement nerveux. Pimli dut se mordre les joues, et pas qu’un peu, pour empêcher son sourire de le trahir.

— Nenni, nenni, nenni ! s’écria le Chef de la Sécurité en giflant violemment le Rod de sa main fraîchement gantée (il ne pouvait se permettre de toucher les Enfants de Roderick, de laisser leurs peaux entrer en contact, car ces Rods véhiculaient trop de maladies).

De la bave vola de la bouche du Rod, et du sang de son nez.

— Ne me parle pas avec ta ki’boîte, sai Haylis ! Le trou que tu as dans la tête ne vaut pas beaucoup mieux, mais lui au moins est capable de me saluer avec respect. Il a intérêt, d’ailleurs !

— Aïle, Finli o’Tego, marmonna Haylis, en se donnant un coup de poing sur le front si fort que l’arrière de son crâne rebondit contre le mur en faisant bonk !

Cela fit l’affaire : Pimli aboya un éclat de rire, malgré lui. Ce que Finli ne pourrait pas lui reprocher, lorsqu’ils s’achemineraient vers la Maison Damli, car lui aussi souriait. Même si Pimli se doutait que le Rod du nom d’Haylis ne trouverait pas dans ce sourire une grande source de réconfort. On y voyait pointer trop de dents affûtées.

— Aïle, Finli du Guet, que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, sai !

— Voilà qui est mieux, convint Finli. Pas beaucoup mieux, mais un peu quand même. Que diable fais-tu ici, avant la Corne et le Soleil ? Et dis-moi un peu ce que tu as dans ta bascarde, crétin ?

Haylis la serra un peu plus fort contre lui, les yeux brûlants d’inquiétude. Le sourire de Finli disparut instantanément.

— Fais basculer le couvercle et montre-moi ce que tu as dans ta bascarde à la seconde, goujat, ou bien tu ramasseras tes dents sur la moquette.

Il avait prononcé ces paroles en un grognement grave et suave.

L’espace d’un instant, Pimli crut que le Rod ne s’exécuterait pas, et il en ressentit un pincement d’alarme très vif. Puis, lentement, le type fit glisser le couvercle de son panier d’osier. C’était un panier avec des poignées, connu dans le territoire de Finli sous le nom de bascarde. Avec réticence, le Rod le lui tendit. Ce faisant, il ferma ses yeux blessés et chassieux et détourna la tête, comme anticipant un coup.

Finli se pencha pour regarder. Pendant un long moment, il ne dit rien, puis à son tour lâcha un rire rauque ; puis il invita Pimli à jeter un œil. Le Maître reconnut immédiatement ce qu’il avait sous les yeux, mais il lui fallut encore un temps pour comprendre ce que ça signifiait. Puis son esprit revint à la scène où il avait fait éclater son furoncle, et avait offert le pus sanguinolent à Finli, comme on offrirait un reste de petits fours à un ami, à la fin d’une soirée. Au fond du panier du Rod se trouvait un petit tas de mouchoirs en papier sales. Des Kleenex, en fait.

— Est-ce Tammy Kelly qui t’a envoyé ramasser les déchets, ce matin ? demanda Pimli.

Le Rod hocha craintivement la tête.

— T’a-t-elle dit que tu pouvais prendre tout ce que tu trouverais et qui te ferait envie, dans les poubelles ?

Il pensait que le Rod allait mentir. Si tel était le cas, le Maître ordonnerait à Finli de tabasser ce type, en guise de leçon de franchise.

Mais le Rod — Haylis — secoua la tête d’un air triste.

— Très bien, dit Pimli, soulagé.

Il était vraiment trop tôt pour les coups, les braillements et les larmes. Rien de tel pour vous ruiner le petit déjeuner.

— Tu peux y aller, et emporte ton trophée. Mais la prochaine fois, goujat, demande la permission ou bien tu quitteras les lieux en piteux état. Tu intuites ?

Le Rod hocha énergiquement la tête.

— Va-t’en, va-t’en donc ! Sors de chez moi, hors de ma vue !

Ils le regardèrent s’éloigner, avec son panier de mouchoirs souillés qu’il dégusterait sans doute comme du nougat, et tous deux luttèrent pour afficher un air sérieux jusqu’à ce que ce pauvre fils de personne défiguré ait disparu. Et alors ils laissèrent éclater leur fou rire comme un raz-de-marée. Finli o’Tego tituba contre le mur avec tant de force qu’il en décrocha un tableau, puis il glissa au sol, en rugissant de manière hystérique. Pimli s’enfouit la tête dans les mains et rit jusqu’à en irriter sa gorge massive. Le rire effaça la tension dans laquelle chacun d’eux avait entamé sa journée, déchargeant instantanément leurs batteries.

— Dangereux délinquant, en effet ! lança Finli dès qu’il fut de nouveau en état de parler, et en s’essuyant les yeux d’une main poilue ressemblant singulièrement à une patte.

— Le Saboteur de Morve ! renchérit Pimli.

Son visage avait viré au rouge vif. Ils échangèrent un regard et repartirent de plus belle, se roulant par terre en riant à gorge déployée, au point de réveiller la gouvernante, tout là-haut au troisième étage. Tammy Kelly dormait dans son lit étroit, écoutant ces ka-mai du dessous, les yeux levés au ciel dans l’obscurité. Les hommes étaient tous les mêmes, pour elle, peu importait leur peau.

À l’extérieur, le Maître hume et le Chef de la Sécurité tahine remontèrent l’Allée, bras dessus, bras dessous. Pendant ce temps, l’Enfant de Roderick se précipita par le portail nord, tête baissée, le cœur battant follement la chamade dans sa poitrine. C’était moins une ! Si fait ! Si Tête de Fouine lui avait demandé : « Haylis, est-ce que tu as déposé quelque chose ? », il aurait menti de son mieux, mais quelqu’un comme lui ne pouvait pas leurrer quelqu’un comme Finli o’Tego ; jamais de la vie ! Il aurait été découvert, pas de doute. Mais il n’avait pas été découvert, gloire à Gan. La chose en forme de boule que le Pistolero lui avait donnée était à présent bien au chaud dans la chambre du fond, bourdonnant toute seule. Il l’avait cachée dans la corbeille à papier, et recouverte de mouchoirs neufs pris dans la boîte posée sur la table de toilette, comme on le lui avait dicté. Personne ne lui avait dit qu’il pouvait emporter les mouchoirs sales, mais il n’avait pu résister à leur délicieuse odeur sirupeuse. Ce qui avait très bien arrangé ses affaires, pas vrai ? Ouair ! Car au lieu de lui poser toutes sortes de questions auxquelles il n’aurait pas su répondre, ils s’étaient moqués de lui et l’avaient laissé partir. Il aurait voulu pouvoir gravir la montagne et jouer à nouveau avec le bafouilleux, ça oui, mais le vieux hume à chevelure blanche du nom de Ted lui avait dit de partir, loin-loin, une fois son petit travail accompli. Et s’il entendait des coups de feu, Haylis devait se cacher jusqu’à ce que ça se termine. Et c’est ce qu’il ferait — oh oui, point douteux. Est-ce qu’il n’avait pas fait ce que Roland de Gilead avait exigé de lui ? La première des boules ronronnantes se trouvait à présent à Feveral, l’un des dortoirs, il y en avait deux autres à la Maison Damli, là où travaillaient les Briseurs et où travaillaient les gardes entre leurs rondes, et la dernière dormait dans la Maison du Maître… où il avait bien failli se faire prendre ! Haylis ne savait pas ce que faisaient les boules qui bourdonnaient, et il ne voulait pas le savoir. Il s’en irait, peut-être avec son amie, Garma, s’il réussissait à la trouver. S’il y avait une fusillade, ils se cacheraient dans un grand trou, et il partagerait ses Kleenex avec elle. Certains ne portaient que des traces de mousse à raser, mais sur d’autres il avait vu de la morve fraîche ou de grosses vermilles, il sentait leur arôme envoûtant en ce moment même. Il garderait le plus gros de ceux-là, celui avec du sang tout gélatineux, rien que pour Garma, et peut-être qu’elle le laisserait faire fripoti-fripota. Haylis pressa le pas, souriant à la perspective de faire fripoti-fripota avec Garma.

2

Assise sur son Tricycle de Croisière dans la cachette qu’offrait l’un des appentis vides au nord du complexe, Susannah regarda Haylis s’éloigner. Elle remarqua que le pauvre sai défiguré souriait tout seul, aussi supposa-t-elle que tout s’était bien passé, de son côté. Ce qui était vraiment une bonne nouvelle. Une fois qu’il fut hors de sa vue, elle reporta son attention sur son côté d’Algul Siento.

Elle voyait les deux tours de pierre (seulement la moitié supérieure de celle située à sa gauche, cependant ; le reste se cachait derrière un pan de colline). Elles étaient entravées par un treillis serré et végétal rappelant du lierre. Cultivé, sans doute pas sauvage, supposa Susannah, étant donné l’aridité de la campagne environnante. Il y avait un type dans la tour ouest, assis dans ce qui ressemblait à un fauteuil rembourré, peut-être même inclinable. Debout près de la rambarde de la tour ouest se tenaient un tahine à tête de castor et un ignoble (ou si c’était un hume, Susannah se dit qu’elle avait rarement vu une telle erreur de la nature), en pleine conversation, attendant très clairement le son de la corne qui les relèverait de leurs fonctions et leur permettrait d’aller prendre le petit déjeuner à l’intendance. Entre les deux gardes, elle apercevait la triple clôture, dont les lignes étaient suffisamment espacées pour laisser la place à d’autres sentinelles de faire leur ronde sans craindre de prendre un coup d’électricité fatal. Cependant elle ne vit personne, ce matin. Les rares folken qui se déplaçaient à l’intérieur de la clôture se promenaient sans but, visiblement peu pressés d’arriver à destination (quelle qu’elle fût). À moins que la scène nonchalante qui se jouait sous ses yeux fût l’arnaque du siècle, Roland avait raison. Ils étaient aussi vulnérables qu’une portée de porcelets engraissés à qui on servait leur dernier repas juste à la porte de l’abattoir. Comme-à-commala, les belles côt’lettes que v’là. Et pendant que les pistoleros cherchaient en vain des armes téléguidées, ce qu’ils avaient en revanche découvert, c’est que trois des mitraillettes de science-fiction étaient équipées de mollettes portant l’inscription ALTERNATIF. Eddie avait dit que ces mitraillettes devaient être des lacères, sauf qu’aux yeux de Susannah elles n’avaient rien de coupe-choux. Jake avait suggéré d’en prendre une avec eux, et d’aller l’essayer hors de vue du Devar-Toi, mais Roland avait immédiatement posé son veto. C’était la veille au soir, alors qu’ils passaient en revue leur plan pour la centième fois au moins.

— Il a raison, gamin, avait dit Eddie. Ces rigolos en bas se rendraient sans doute compte qu’on tire avec ces engins, même s’ils n’entendaient ou ne voyaient rien. On ne sait pas quel genre de vibrations leur télémètre est capable d’enregistrer.

À l’abri dans l’ombre, Susannah avait installé les trois « lacères ». Le moment venu, elle enclencherait les molettes « ALTERNATIF ». Les fusils marcheraient peut-être, renforçant ainsi l’effet qu’ils espéraient créer. Ou peut-être pas. Elle tenterait le coup quand viendrait l’heure, c’était tout ce qu’elle pouvait faire.

Le cœur battant à tout rompre, Susannah attendit d’entendre résonner la musique. La corne. Et, si les vifs d’argent que le Rod avait embusqués fonctionnaient comme Roland le croyait, la fusillade.

— L’idéal serait qu’ils s’affolent tous pendant les cinq ou dix minutes de la relève, avait dit le Pistolero. Quand tout le monde va et vient en faisant signe à ses amis et en échangeant les derniers potins. On ne peut pas s’attendre à ça — pas vraiment —, mais on peut toujours espérer.

Oui, on pouvait toujours espérer… mais mets tes espoirs dans une main et chie dans l’autre, histoire de voir laquelle des deux se remplit le plus vite. Quoi qu’il en soit, ce serait à elle de décider quand tirer le premier coup de feu. Après, tout serait plus fissa-fissa.

Je Vous en prie, mon Dieu, aidez-moi à choisir le bon moment.

Elle attendit, une des carabines Coyote calée au creux de l’aisselle. Lorsque la musique se déclencha — une version enregistrée de ce qu’elle crut reconnaître comme At’s Amore, Susannah sursauta sur le siège de son TCS et appuya par mégarde sur la détente. Si la sécurité n’avait pas été enclenchée, elle aurait logé une rafale de balles dans le toit de l’appentis, ce qui aurait bien précipité les choses. Mais Roland l’avait bien éduquée, et la détente ne céda pas sous son doigt. Son pouls doubla néanmoins de cadence — tripla même, peut-être — et elle sentit la sueur perler sur ses flancs, alors qu’il faisait encore frais.

La musique avait démarré, ce qui était bon signe. Mais la musique en elle-même ne suffisait pas. Elle s’installa mieux sur la selle de son TCS, attendant le cri de la corne.

3

— Dino Martino, fit Eddie à voix presque inaudible.

— Hmmm ? demanda Jake.

Ils s’étaient tous les trois embusqués derrière le wagon de marchandises LIGNE SOO, en se frayant un chemin au milieu des carcasses de moteurs et de vieilles voitures. Les deux portes latérales du wagon étaient ouvertes, et ils avaient tous trois jeté un œil à travers, en direction de la clôture, des miradors au sud, du village de Pleasantville, qui consistait en une unique rue. Le robot à six bras qui patrouillait un peu plus tôt sur l’Allée était venu jusqu’ici, paradant dans la rue principale devant les boutiques vieillottes (et fermées), hurlant à la cantonade ce qui ressemblait à des équations mathématiques, hurlant à s’en décrocher les… poumons ?

— Dino Martino, répéta Eddie.

Assis aux pieds de Jake, Ote leva vers Eddie ses yeux brillants et cerclés d’or. Le jeune homme se pencha pour lui tapoter vivement la tête.

— C’est Dean Martin qui chantait cette chanson, à l’origine.

— Ah ouais ? demanda Jake, l’air sceptique.

— Ouais. Sauf que nous on la chantait en yaourt, ça donnait n’importe quoi. Du genre « Ouais, mange ton boulgouuuuuur, c’est bon, c’est l’amouuuuuur… »

— Voudrais-tu bien te taire, je te prie ? murmura Roland.

— Tu ne vas pas me dire que tu sens déjà la fumée ? fit Eddie.

Jake et Roland secouèrent la tête. Roland portait son gros engin à crosse de bois de santal. Jake avait un AR-15, mais il s’était remis le sac d’Orizas sur l’épaule, et pas seulement pour se porter bonheur. Si tout se passait bien, lui et Roland s’en serviraient bien assez tôt.

4

Comme la plupart des hommes disposant de ce qu’on appelle une « aide ménagère », Pimli Prentiss ne considérait pas vraiment ses employés comme des créatures pouvant avoir des buts, des ambitions et des sentiments — comme des humes, en d’autres termes. Tant qu’il trouvait quelqu’un pour lui servir son whisky de l’après-midi et poser sa côtelette (saignante) dans son assiette à six heures et demie, il ne s’embarrassait pas de réflexions à leur sujet. Il aurait été abasourdi d’apprendre que Tammy (sa gouvernante) et Tassa (son valet) se détestaient cordialement. Mais après tout, ils se traitaient l’un l’autre avec un respect parfait — bien que glacial — quand il était dans les parages.

Sauf que Pimli n’était pas dans les parages, ce matin, lorsque At’s Amore (interprété par les Mille Cordes Raides au grand complet) jaillit des haut-parleurs cachés d’Algul Siento. Le Maître remontait l’Allée en compagnie de Jakli, un technicien tahine à tête de corbeau, et de son Chef de la Sécurité. Ils discutaient du Profond Télémètre, et Pimli ne songeait pas une seconde à cette maison qu’il venait de quitter pour la dernière fois. Pas une seconde il ne lui traversa l’esprit que Tammy Kelly (toujours en robe de chambre) et Tassa de Sonesh (toujours en pantalon de pyjama en soie) étaient sur le point d’en venir aux mains, concernant les réserves de l’office.

— Regarde-moi ça ! s’écria-t-elle, tandis qu’ils se tenaient au milieu de la cuisine, plongée dans l’obscurité.

Il s’agissait d’une grande pièce, et hormis trois d’entre elles, toutes les ampoules avaient lâché. Il ne restait que quelques ampoules aux Magasins, et elles étaient déjà mises de côté pour le Bureau.

— Regarder quoi ?

Boudeur. Faisant la moue. Et est-ce que ce n’étaient pas des restes de rouge à lèvres, sur sa petite bouche fourbe de petit Cupidon ? Il lui semblait bien que si.

— Tu ne vois donc pas les trous sur les étagères ? lança-t-elle avec indignation. Regarde ! Plus de haricots…

— Il s’en fiche, haricots ou pas haricots, vous le savez très bien…

— Plus de thon non plus, et tu vas aussi me dire qu’il n’en mange pas, de ça ? Il en mangerait jusqu’à ce que ça lui ressorte par les oreilles, et tu le sais bien !

— Vous ne pouvez pas…

— Plus de soupe non plus…

— Mon cul qu’il y en a plus ! s’écria-t-il. Regardez là, et là, et l…

— Pas les Campbell’s Tamater qu’il préfère ! hurla-t-elle de plus belle, se rapprochant de lui, sous l’effet de la colère.

Jamais auparavant leurs altercations n’avaient dégénéré en bataille rangée, mais Tassa avait dans l’idée que c’était peut-être le jour ou jamais. Et s’il devait en être ainsi, magnifique-là ! Il adorait l’idée de coller une droite à cette espèce de vieille truie pète-sec.

— Est-ce que tu vois des Campbell’s Tamater, Tassa-de-je-ne-sais-pas-où ?

— Vous ne pouvez pas en rapporter une boîte vous-même ? lança-t-il en avançant à son tour d’un pas.

Ils se retrouvèrent pratiquement nez à nez, et bien que la femme fût large et le jeune garçon plutôt freluquet, le valet du Maître ne montra aucun signe de peur. Tammy cligna des yeux, et pour la première fois depuis que Tassa était entré dans la cuisine d’un pas traînant — pour prendre une tasse de café, grand merci — une expression autre que l’irritation passa sur le visage de la gouvernante. Ç’aurait pu être de la nervosité ; peut-être même de la peur.

— Avez-vous donc les bras si mous, Tammy-de-je-ne-sais-pas-où, que vous ne puissiez rapporter un carton de boîtes de soupe des Magasins ?

Piquée, elle se redressa de toute sa hauteur. Ses bajoues (graisseuses et brillantes sous sa crème de nuit) tremblotèrent d’indignation.

— Rapporter des denrées a toujours fait partie des affectations du valet ! Et tu le sais parfaitement !

— La loi ne dit nulle part que vous ne pouvez pas donner un coup de main. Je tondais sa pelouse hier, comme vous devez le savoir, et je vous ai vue assise dans la cuisine avec un verre de thé glacé, pour sûr, aussi à l’aise que la Vieille Ellie, dans votre fauteuil préféré.

Elle se hérissa, abandonnant toute peur éventuelle, tant l’outrage était grand.

— J’ai autant le droit de me reposer que qui que ce soit d’autre ! Je venais de nettoyer par terre…

— Il m’a plutôt semblé que c’est Dobbie qui l’avait fait.

Dobbie était un robot domestique de la catégorie des « elfes de maison », modèle ancien mais toujours efficace[26].

Ce discours ne fit qu’échauffer Tammy plus encore.

— Et qu’est-ce que tu sais des tâches ménagères, espèce de petit pédé qui minaude ?

La couleur envahit les joues habituellement pâles de Tassa. Il prit conscience de ce qu’il avait machinalement serré les poings, en sentant ses ongles soigneusement entretenus entamer la chair de ses paumes. Il lui traversa l’esprit que ce genre de pinaillage puéril et mesquin était totalement ridicule, surtout en un moment pareil, quand toutes choses touchaient à leur fin. Ils se comportaient comme deux imbéciles se chamaillant tels des chiffonniers au bord même du gouffre, mais il s’en fichait. Cette vieille truie obèse le critiquait sournoisement depuis des années, et voilà que la vraie raison éclatait au grand jour. La vérité toute nue, enfin.

— C’est ce qui te dérange vraiment, me concernant, sai ? s’enquit-il d’une voix douce. Que j’astique le pieu au lieu de le planter, c’est tout ?

À présent c’étaient des torches et non plus des roses, qui flamboyaient aux joues de Tammy Kelly. Elle n’avait jamais eu l’intention d’aller si loin, mais maintenant qu’elle y était — qu’ils y étaient, parce que, si bataille il devait y avoir, c’était autant sa faute à lui que la sienne à elle — elle ne reculerait pas. Plutôt mourir.

— La Bible du Maître dit qu’être pédé, c’est un péché, lui dit-elle d’un ton pudibond. Je l’ai lu moi-même, pour sûr. Dans le Lévitoc, chapitre trois, verset…

— Et qu’est-ce qu’il dit du péché de gourmandise, le Lévitoc, au juste ? Qu’est-ce qu’il dit d’une femme avec des nichons gros comme des traversins et un cul large comme une table de cuis…

— Qu’est-ce que la taille de mon cul vient faire là-dedans, espèce de petit suceur de bites !

— Au moins, je peux me dégoter un homme, moi, dit-il d’une voix suave, je ne suis pas obligé de me coucher avec un lenge à poussière…

— Comment oses-tu ? hurla-t-elle d’une voix stridente. Ferme ta sale bouche de vipère, avant que je te la claque moi-même !

— … pour me débarrasser des toiles d’araignée dans mon minou, pour pouvoir…

— Je vais te faire sauter les dents si tu ne…

— … me fourrer le doigt dans ma vieille tarte aux maquereines fatiguée.

Puis il lui vint quelque chose qui l’offenserait peut-être même encore plus.

— Ma vieille tarte aux maquereines fatiguée et dégoûtante !

À son tour elle serra les poings, qui étaient trois fois plus volumineux que ceux du jeune garçon.

— Au moins, moi, je n’ai jamais…

— N’allez pas plus loin, sai, je vous prie.

— … je n’ai jamais laissé un homme avec son sale vieux… un sale… vieux…

L’air perplexe, elle laissa sa phrase en suspens et se mit à renifler. Il se mit lui aussi à renifler, et se rendit compte que l’odeur dans la pièce n’était pas récente. Elle lui emplissait les narines depuis le début de leur dispute. Mais elle était à présent plus forte.

Tammy dit :

— Est-ce que tu sens…

— … de la fumée ! lança-t-il.

Ils échangèrent un regard alarmé, oubliant leur dispute qui cinq secondes auparavant était sur le point de dégénérer. Les yeux de Tammy se fixèrent sur le cadre suspendu au-dessus du poêle. Il y en avait de pareils dans tout Algul Siento, car la majorité des bâtiments du complexe étaient en bois. En vieux bois. NOUS DEVONS TOUS TRAVAILLER À CRÉER UN ENVIRONNEMENT SANS FEU, disait l’inscription.

Tout près — dans le couloir de derrière — l’un des détecteurs de fumée encore en état de marche se déclencha en une sonnerie stridente et effrayante. Tammy se précipita dans l’office pour prendre l’extincteur qui s’y trouvait.

— Va chercher celui de la bibliothèque ! hurla-t-elle.

Tassa détala sans un mot de protestation. Le feu était la seule chose qu’ils craignaient tous.

5

Gaskie o’Tego, le Chef de la Sécurité Adjoint, se tenait dans le vestibule du Dortoir Feveral, celui situé directement derrière la Maison Damli, à papoter avec James Cagney. Cagney était un can-toi roux qui adorait les chemises western et les santiags, qui rajoutaient dix centimètres à son petit mètre soixante-cinq. Ils avaient tous deux un dossier à la main et ils discutaient des changements qu’il faudrait apporter à la sécurité de Damli, dans la semaine à venir. Six des gardes assignés à la deuxième équipe avaient été terrassés par ce que Gangli, le médecin du complexe, avait identifié comme une maladie hume du nom de « légionelle ». La maladie était chose courante à Tonnefoudre — c’était dans l’air, comme tout le monde le savait, et les restes empoisonnés des Grands Anciens — mais elle tombait toujours mal. Gangli disait qu’ils avaient de la chance de n’avoir jamais été soumis à un véritable fléau, comme la Mort Noire ou les Chauds Frissons.

Derrière eux, dans l’arrière-cour pavée de la Maison Damli, se jouait un match de basket matinal, plusieurs tahines et gardes can-toi (qui seraient officiellement en service dès que résonnerait la corne) contre une équipe de racaille recrutée parmi les Briseurs. Gaskie regarda Joey Rastosovich se prendre un panier monumental — swish. Trampas piégea la balle et l’emporta hors du terrain, soulevant brièvement son bonnet pour se gratter le crâne. Gaskie n’aimait pas trop Trampas, car il avait un goût tout à fait déraisonnable pour ces animaux surdoués dont il avait la charge. Non loin de là, assis sur le perron du dortoir et regardant lui aussi la partie, il vit Ted Brautigan. Comme toujours, il sirotait un Nozz-A-La.

— Ouais, pour résumer, fit James Cagney sur le ton du type qui veut en finir avec une discussion ennuyeuse, si ça ne te dérange pas de suspendre deux ou trois des humes de la clôture, pour un jour ou deux…

— Qu’est-ce que Brautigan fait debout de si bonne heure ? l’interrompit Gaskie. D’habitude on ne le voit jamais émerger avant midi. C’est comme ce gosse avec qui il a fait ami-ami. Comment il s’appelle ?

— Earnshaw ?

Brautigan avait aussi fait ami-ami avec ce demeuré de Ruiz, mais Ruiz n’était plus un gamin.

Gaskie acquiesça.

— Si fait, Earnshaw, c’est ça. Il est de service, ce matin. Je l’ai vu un peu plus tôt, au Bureau.

Cag (comme l’appelaient ses amis) s’en foutait royalement, de savoir pourquoi Brautigan s’était levé avec les petits oiseaux (non pas qu’il restât tant de petits oiseaux que ça, du moins à Tonnefoudre). Tout ce qu’il voulait, c’était régler cette histoire de tableau de service, pour pouvoir rentrer à la Maison Damli et se faire servir une assiette d’œufs brouillés. L’un des Rods avait déniché de la ciboulette fraîche Dieu sait où, enfin c’était ce qu’il avait entendu, et…

— Tu ne sens pas quelque chose, Cag ? demanda soudain Gaskie o’Tego.

Ce can-toi qui aimait se prendre pour James Cagney songea à demander à Gaskie s’il avait pété, puis se ravisa et ravala sa réplique hautement humoristique. Parce qu’il se trouvait qu’il sentait bel et bien quelque chose. Est-ce que c’était de la fumée ?

Cag se dit que oui.

6

Ted était assis sur les marches froides du Dortoir Feveral, respirant l’air puant et écoutant les humes et les tahines s’injurier d’un bout à l’autre du terrain de basket (les can-toi quant à eux s’interdisaient de se laisser aller à une telle vulgarité). Son cœur battait fort, mais pas si vite que ça. S’il fallait franchir un Rubicon, il se rendit compte qu’il l’avait traversé bien longtemps auparavant. Peut-être la nuit où les ignobles l’avaient ramené de force du Connecticut, ou plus vraisemblablement le jour où il avait approché Dinky avec l’idée de faire signe aux pistoleros, puisque Sheemie Ruiz insistait sur le fait qu’ils étaient tout près. À présent il était tendu, certes (à bloc, aurait dit Dinky), mais nerveux ? Non. Les crises de nerfs, à ses yeux, c’était bon pour ceux qui n’avaient pas encore réussi à trancher une fois pour toutes.

Derrière lui, il entendit l’un des demeurés (Gaskie) demander à l’autre demeuré (Cagney) s’il ne sentait pas quelque chose, et Ted sut avec certitude que Haylis avait accompli sa part du boulot. Le plan était en marche. Ted mit la main à sa poche et en sortit un morceau de papier. Dessus s’étalait un alexandrin parfait, bien que ce ne fût pas du Racine : TOUS AU SUD, MAINS EN L’AIR, VOUS AUREZ LA VIE SAUVE.

Il le contempla fixement, s’apprêtant à émettre.

Derrière lui, dans la salle de jeu de Feveral, un détecteur de fumée se mit en route, dans un braiment insupportable.

On y va, on y va, se dit-il, et il regarda vers le nord, là où il espérait que se cachait leur premier tireur — la femme.

7

Alors qu’il avait parcouru les trois quarts de l’Allée en direction de la Maison Damli, Maître Prentiss s’immobilisa, avec Finli d’un côté, et Jakli de l’autre. La corne n’avait toujours pas résonné, mais une sonnerie braillait à tue-tête dans leur dos. Ils étaient à peine en train de se retourner qu’un deuxième braiment s’éleva de l’autre bout du complexe — côté dortoir.

— Bon sang, qu’est-ce que… commença Pimli.

C’est que ça ? s’apprêtait-il à dire, et c’est alors qu’il vit Tammy Kelly surgir de la Maison du Gardien, avec Tassa, son valet, galopant sur ses talons. Tous deux agitaient les bras au-dessus de leur tête.

— Au feu ! hurla Tammy. Au feu !

Au feu ? Mais c’est impossible, fut la première pensée qui vint à l’esprit de Pimli. Car si c’est bien le détecteur de fumée que j’entends hurler chez moi, et également le détecteur de fumée que j’entends dans l’un des dortoirs, alors ça doit certainement…

— Ça doit être une fausse alerte, dit-il à Finli. C’est ce qui arrive à ces détecteurs de fumée quand leur batterie…

Avant qu’il ait pu conclure cette affirmation pleine d’espoir, une des fenêtres latérales de la Maison du Gardien explosa, faisant voler les éclats de verre à l’extérieur. Puis il y eut une bouffée d’air orange et enflammé.

— Mes dieux ! s’exclama Jakli d’une voix sourde. C’est bien du feu !

Pimli contemplait la scène, bouche bée. Et tout à coup, un détecteur de plus se déclencha, celui-ci en hoquets stridents. Grand Dieu, doux Jésus, c’était l’une des alarmes de la Maison Damli ! Il n’avait rien pu se passer à…

Mais Pimli n’eut pas le temps de répondre à cette question, car la corne résonna, indiquant le changement d’équipe. Et c’est alors qu’il mesura combien ils seraient vulnérables, dans les sept minutes à venir. Vulnérables à toutes sortes de choses.

Il refusa d’admettre le mot attaque, il lui refusa l’accès à son conscient. Du moins pour l’instant.

8

Dinky Earnshaw était assis dans son fauteuil rembourré depuis une éternité, lui semblait-il, à attendre impatiemment que la fête commence. En général, se trouver dans le Bureau lui remontait le moral — bon sang, ça remontait le moral de tout le monde, c’était l’effet du « bon esprit » — mais aujourd’hui il ne sentait que les nœuds de la tension qui se resserraient de plus en plus autour de ses tripes. Du coin de l’œil, il apercevait de temps à autre les tahines et les can-toi qui se penchaient du balcon pour les surveiller, chevauchant la vague du bon esprit, mais il ne craignait pas de se faire proguer par eux. De ça, au moins, il était à l’abri.

Est-ce que c’était une alarme incendie, qu’il entendait ? De Feveral, peut-être ?

Peut-être, mais peut-être pas. Personne d’autre ne semblait avoir remarqué.

Attends, s’ordonna-t-il. Ted t’a bien prévenu que ce serait le plus difficile, pas vrai ? Et au moins, Sheemie est hors de danger. Sheemie est à l’abri dans sa chambre, et le Dortoir Corbett est hors d’atteinte du feu. Alors calme-toi. Détends-toi.

C’était bien le braiment d’une alarme incendie. Dinky en était certain. Enfin… presque certain.

Il avait un magazine de mots croisés ouvert sur les genoux. Depuis environ cinquante minutes, il remplissait une grille de lettres complètement au hasard, se moquant totalement des définitions. À présent, en haut de la page, il écrivit en gros caractères gras : TOUS AU SUD, MAINS EN L’AIR, VOUS AUREZ LA VIE SAU

C’est à ce moment-là que l’une des alarmes du premier étage, probablement celle de l’aile ouest, se déclencha dans un gazouillement braillard. Plusieurs des Briseurs, arrachés en sursaut à leur concentration somnolente, poussèrent un cri de surprise. Dinky cria lui aussi, mais de soulagement. Mais il n’y avait pas que du soulagement, dans sa voix. De la joie ? Ouais, ça ressemblait bien à de la joie. Parce que, quand l’alarme s’était mise à beugler, il avait senti éclater le bourdonnement puissant du bon esprit. L’étrange force unie des Briseurs avait sauté comme un circuit électrique en surcharge. Pour l’instant, du moins, l’attaque contre le Rayon s’était interrompue.

En attendant, il avait un travail à accomplir. Assez tergiversé. Il se leva, faisant glisser le magazine de mots croisés sur le tapis turc, et lança son esprit vers les Briseurs présents dans la pièce. Ce qui fut facile : avec l’aide de Ted il s’était entraîné quasi quotidiennement, en prévision de ce moment précis. Et si ça marchait ? Si les Briseurs saisissaient sa pensée, et l’amplifiaient, transformant en un ordre autoritaire ce que Dinky seul ne pouvait que suggérer ? Alors leur voix s’élèverait, accord dominant d’une nouvelle Gestalt du bon esprit.

Du moins c’est ce qu’il espérait.

(C’EST LE FEU, LES AMIS, IL Y A LE FEU DANS LE BÂTIMENT)

Comme pour souligner son propos, une explosion assourdie résonna, suivie d’une bouffée de fumée qui s’infiltra entre les pales du ventilateur. Les Briseurs regardèrent autour d’eux avec des yeux écarquillés et hébétés, certains même se mirent debout.

Alors Dinky envoya :

(NE VOUS INQUIÉTEZ PAS NE PANIQUEZ PAS TOUT VA BIEN DIRIGEZ-VOUS VERS)

Il leur transmit une image parfaitement répétée de l’escalier nord, puis il ajouta des Briseurs dans l’escalier. Des Briseurs en train de gravir l’escalier nord, des Briseurs en train de traverser les cuisines. Les craquements du feu, l’odeur de fumée, mais en provenance du dortoir des gardes, dans l’aile ouest. Quelqu’un serait-il en mesure de mettre en question la véracité de son émission mentale ? Quelqu’un se demanderait-il qui transmettait ce message, ou pourquoi ? Pas maintenant. Pour l’instant ils avaient peur. Pour l’instant ils attendaient que quelqu’un leur dise quoi faire, et ce quelqu’un, c’était Dinky Earnshaw.

(L’ESCALIER NORD MONTEZ PAR L’ESCALIER NORD ET SORTEZ SUR LA PELOUSE ARRIÈRE)

Et ça marcha. Ils se dirigèrent dans cette direction. Comme des moutons suivant un bélier, ou des chevaux derrière un étalon. Certains avaient saisi les deux idées de base

(PAS DE PANIQUE PAS DE PANIQUE)

(ESCALIER NORD ESCALIER NORD)

et les diffusaient à leur tour. Et, mieux encore, Dinky les entendit descendre du balcon, aussi. Des can-toi et des tahines qui observaient de là-haut.

Personne ne se mit à courir, personne ne paniqua, mais l’exode vers l’escalier nord avait commencé.

9

Susannah était assise à califourchon sur le TCS, à la fenêtre du cabanon où elle se cachait, ne s’inquiétant plus d’être aperçue. Les détecteurs de fumée — au moins trois — miaulaient à tue-tête. Une alarme incendie toussait encore plus fort. En provenance de la Maison Damli, elle en était presque certaine. Comme en réponse à cet appel, une série de klaxons tonitruants se déclenchèrent au bout du complexe, côté Pleasantville. Une volée de cloches se joignit bientôt au vacarme.

Avec tout ce remue-ménage au sud, la jeune femme embusquée au nord du Devar-Toi ne s’étonna pas de ne voir que le dos des trois gardes postés dans les tours de guet recouvertes de lierre. Trois lui paraissait peu, mais c’était déjà cinq pour cent de l’effectif total. Un bon début.

Susannah baissa les yeux sur le barillet de son arme, puis les posa au sol et se mit à prier. Mon Dieu accordez-moi de viser juste… viser juste…

Bientôt.

C’était pour bientôt.

10

Finli agrippa le bras du Maître. Pimli se dégagea et se dirigea en direction de sa maison, fixant d’un air incrédule la fumée qui se déversait à présent à gros bouillons de la fenêtre du côté gauche.

— Patron ! s’écria Finli, en lui attrapant de nouveau le bras. Patron, ne vous occupez pas de ça ! C’est des Briseurs qu’il faut s’inquiéter ! Des Briseurs !

Mais il ne réussit pas à se faire entendre, contrairement aux beuglements assourdissants de l’alarme de la Maison Damli. Pimli se retourna dans cette direction, et l’espace d’une seconde, son regard croisa les petits yeux noirs d’oiseau de Jakli. Il n’y vit rien d’autre que de la panique, ce qui eut l’effet pervers mais bienvenu de calmer Pimli lui-même. Des sirènes et des alarmes dans tous les coins. Et un klaxon aux pulsations sonores régulières, qu’il n’avait jamais entendu auparavant. En provenance de Pleasantville ?

— Allons, patron ! supplia presque Finli o’Tego. Il faut qu’on s’assure que les Briseurs vont bien…

— De la fumée ! s’écria Jakli, en battant l’air de ses ailes noires (et absolument inutiles). De la fumée à la Maison Damli, de la fumée à Feveral, aussi !

Pimli l’ignora. Il extirpa le Peacemaker de son croc de débardeur, se demandant en un éclair quelle intuition le lui avait fait prendre. Il n’en avait aucune idée, mais il se réjouit du poids de l’arme dans sa main. Derrière lui, Tassa beuglait — Tammy aussi — mais Pimli ne se préoccupa d’aucun d’eux. Son cœur battait furieusement dans sa poitrine, mais il avait retrouvé son calme. Finli avait raison. Seuls comptaient les Briseurs, pour le moment. S’assurer qu’ils n’allaient pas perdre le tiers de leurs médiums surentraînés dans un court-circuit électrique ou un acte de sabotage foireux. Il adressa un signe de tête à son Chef de la Sécurité et ils partirent en courant en direction de la Maison Damli, avec Jakli jacassant et battant des ailes dans leur dos comme un rescapé d’un dessin animé de la Warner Bros. Plus haut, Gaskie braillait. C’est alors que Pimli o’New Jersey entendit un bruit qui lui glaça les sangs, un pan-pan-pan rapide et saccadé. Si un abruti était en train de tirer sur ses Briseurs, eh bien la tête de cet abruti finirait au bout d’une pique, par tous les dieux. Il ne lui avait pas encore traversé l’esprit que ce puisse être les gardes et non les Briseurs qui subissaient l’attaque. Finli, pourtant légèrement plus rusé, n’y avait pas pensé non plus. Il se passait trop de choses, trop vite.

11

À l’extrémité sud du complexe, le klaxon poussait son cri syncopé avec une violence à faire exploser les tympans.

— Doux Jésus ! s’exclama Eddie, sans entendre le son de sa propre voix.

Dans les miradors, les gardes s’étaient détournés, scrutant le nord. Eddie ne voyait pas encore de fumée. Peut-être les gardes le pouvaient-ils, en revanche, depuis leur poste d’observation en hauteur.

Roland agrippa l’épaule de Jake, puis désigna le wagon de marchandises LIGNE SOO. Jake acquiesça et rampa dessous, Ote sur ses talons. Roland tendit les deux mains en direction d’Eddie — Reste où tu es ! — puis suivit Jake. De l’autre côté du wagon, le garçon et le Pistolero se relevèrent, côte à côte. Les sentinelles auraient pu les voir clairement, si l’attention de ces vaillants défenseurs n’avait pas été distraite par les détecteurs de fumée et les alarmes beuglant aux quatre coins du complexe.

Soudain la façade entière de la Compagnie Électronique de Pleasantville disparut dans une crevasse dans le sol. Un camion de pompiers rouge vif et chromé jaillit du garage jusqu’ici camouflé. Une rangée de loupiotes rouges puisaient le long de son flanc allongé, et une voix amplifiée se mit à hurler : « DÉGAGEZ LE PASSAGE ! LAISSEZ PASSER L’ÉQUIPE ANTI–INCENDIE BRAVO ! DÉGAGEZ LE PASSAGE ! LAISSEZ PLACE À L’ÉQUIPE D’INTERVENTION BRAVO ! »

Il ne devait pas y avoir de fusillade de ce côté du Devar, pas encore. L’extrémité sud du complexe devait paraître sûre aux pensionnaires de plus en plus effrayés d’Algul Siento : ne vous inquiétez pas, les amis, voici votre havre contre la tempête de merde inattendue qui s’abat sur vous en ce jour.

Le Pistolero alla pêcher un Riza dans la réserve de Jake et fit signe au garçon d’en prendre un lui aussi. Puis Roland désigna le garde dans la tour de droite, faisant une nouvelle fois signe à Jake. Le garçon hocha la tête, croisa le bras en travers du torse et attendit que Roland lui donne le feu vert.

12

Une fois que tu entendras la sirène qui annonce la relève des équipes de nuit, avait dit le Pistolero à Susannah, prends-les par surprise. Fais autant de dégâts que possible, mais ne les laisse pas deviner qu’ils affrontent une seule personne, au nom de ton père !

Comme s’il avait besoin de le lui préciser.

Elle aurait pu avoir les trois gardes du guet dans leur tour, tant que résonnait la sirène, mais quelque chose lui dit d’attendre. Quelques secondes plus tard, elle eut l’occasion de s’en réjouir. La porte arrière de la maison Reine Anne s’ouvrit à la volée, avec une telle violence que le gond supérieur éclata. Des Briseurs jaillirent en vrac, s’accrochant à leurs voisins dans un accès de panique (voici donc les destructeurs en puissance de l’univers, se dit-elle, rien que des moutons), et parmi eux elle aperçut une demi-douzaine de ces horreurs à têtes d’animaux, et au moins quatre de ces humanoïdes monstrueux, avec leurs masques.

Susannah commença par le garde de la tour ouest, et avait déjà changé de cible, visant les deux de la tour est, avant que la première victime de la Bataille d’Algul Siento ait basculé par-dessus la rambarde et se soit écrasée au sol, la cervelle lui dégoulinant dans les cheveux et le long des joues. La mitraillette Coyote, en position intermédiaire, crachait par lentes rafales de trois balles : Pan ! Pan ! Pan !

Le tahine et l’ignoble dans la tour est se mirent à tourner en sens inverse l’un de l’autre, comme des ballerines en plein ballet. Le tahine s’effondra sur la passerelle qui ceignait la tour. L’ignoble tituba jusqu’à la rambarde, puis bascula dans le vide, les talons de ses bottes tendus vers le ciel, puis piqua tête la première vers le sol. Elle entendit le crac de sa nuque qui se rompait.

Deux ou trois des Briseurs qui grouillaient à la porte aperçurent la chute de ce malheureux et poussèrent un hurlement.

— Les mains en l’air !

Elle reconnut la voix de Dinky.

— Les mains en l’air, si vous êtes Briseur !

Personne ne discuta l’idée. En pareilles circonstances, quiconque avait l’air de savoir ce qui se passait se retrouvait immédiatement aux commandes. Certains des Briseurs — mais pas tous, pas encore — levèrent les mains. Ce qui ne fit aucune différence pour Susannah. Elle n’avait pas besoin de bras en l’air pour distinguer un mouton d’un bouc. Sa vision jouissait soudain d’une clarté redoutable.

Elle actionna la molette, la pressant de la position rafales à tir simple et se mit à viser les gardes qui avaient surgi du Bureau parmi les Briseurs. Tahine… can-toi, celui-là c’est bon… une hume, mais ne la tue pas, c’est une Briseuse, même si elle n’a pas les mains en l’air… ne me demande pas comment je le sais, mais je le sais…

Susannah appuya sur la détente de la Coyote et la tête de l’hume situé juste à côté de la femme en pantalon rouge vif explosa dans une brume de sang et d’os. Les Briseurs braillaient comme des enfants, regardant autour d’eux, les yeux leur sortant des orbites, les mains en l’air. Et Susannah entendit de nouveau Dinky, mais pas sa voix physique, cette fois-ci. C’était sa voix mentale, et elle était bien plus sonore :

(TOUS AU SUD MAINS EN L’AIR, VOUS AUREZ LA VIE SAUVE)

C’était le signal pour qu’elle sorte de sa cachette et se mette en marche. Elle avait eu huit des mauvais garçons du Roi Cramoisi, en comptant les trois dans leurs miradors — non pas que ce fût tellement un exploit, vu leur état de panique — et elle n’en voyait pas d’autres, du moins pour l’instant.

Susannah actionna manuellement l’accélérateur de la poignée et engagea le TCS vers l’un des autres cabanons abandonnés. La reprise de l’engin était tellement sensible qu’elle faillit bien dégringoler du siège. Tout en essayant de ne pas rire (et en riant quand même), elle hurla à pleins poumons, avec la diction à la Detta Walker la plus ordurière qu’elle réussit à produire :

So’tez d’là, bande d’enculés ! Au sud, tout l’monde ! Levez les mains, qu’on vous confonde pas avec ces salopa’ds ! Tous ceux qui lèvent pas les mains vont s’et’ouver avec une balle dans la tête ! Vous pouvez m’c’oi’e !

Tout en braillant ainsi, elle passa la porte du cabanon, et fit par inadvertance frotter un des pneus ballons de son véhicule contre le chambranle — pas assez fort heureusement pour faire chavirer le véhicule. Dieu merci, car elle n’aurait jamais eu la force de le remettre d’aplomb seule, dans le cas contraire. À l’intérieur, une « lacère » était disposée sur un trépied pliable. Elle poussa la molette sur MARCHE et se demanda si elle avait autre chose à faire avec la molette ALTERNATIF, lorsque le canon de l’arme émit un rayon aveuglant de lumière rouge pourpre, qui traversa tout droit la triple clôture jusqu’au complexe, et alla forer un large trou béant dans le toit de la Maison Damli. Susannah eut l’impression qu’il avait la taille d’un cratère d’obus.

Très bien, pensa-t-elle. Il faut que je mette les autres en route.

Elle se demanda cependant si elle en aurait le temps. Déjà d’autres Briseurs se ralliaient au discours de Dinky, le diffusant de plus en plus fort :

(TOUS AU SUD ! MAINS EN L’AIR ! VOUS AUREZ LA VIE SAUVE !)

Elle fit basculer la molette de la Coyote sur automatique et inclina l’arme vers le point le plus haut du dortoir le plus proche pour sécuriser le tir. Les balles gémirent et ricochèrent. Du verre se brisa. Des Briseurs hurlèrent et déboulèrent par le côté de la Maison Damli, les bras en l’air. Susannah aperçut Ted, du même côté. Il était difficile à rater, car il avançait à contre-courant. Dinky et lui se donnèrent une brève accolade, puis ils levèrent les mains et rejoignirent le flot de Briseurs s’acheminant vers le sud, eux qui perdraient bientôt leur statut de stars, pour ne devenir qu’un groupe de réfugiés luttant pour leur survie sur une terre sombre et empoisonnée.

Elle en avait eu huit, mais ça ne suffisait pas. La faim s’était emparée d’elle, cette faim sèche. Ses yeux voyaient tout. Elle espérait que d’autres tahines, d’autres ignobles et d’autres gardes humes apparaîtraient sur le côté de la Maison Damli.

Elle en voulait plus.

13

Sheemie Ruiz habitait au Dortoir Corbett, qui se trouvait être le dortoir exact que Susannah, sans le savoir, venait de plomber d’au moins une centaine de balles. S’il s’était trouvé sur son lit, il aurait très certainement été tué. Au lieu de quoi il était à genoux, au pied de son lit, en train de prier pour que ses amis aient la vie sauve. Il ne leva même pas la tête lorsque la fenêtre vola en éclats, mais ses supplications redoublèrent. Il entendait les pensées de Dinky

(TOUS AU SUD)

lui marteler le crâne, puis il perçut d’autres flux de pensée qui s’y ralliaient,

(MAINS EN L’AIR)

formant un fleuve. Puis ce fut la voix de Ted, pas seulement à l’unisson des autres, mais les amplifiant, transformant ce qui avait été un fleuve

(VOUS AUREZ LA VIE SAUVE)

en océan. Sans en avoir conscience, Sheemie modifia le contenu de sa prière. Notre Père, et Protégez mes copains devint Tous au sud les mains en l’air, vous aurez la vie sauve. Il ne s’interrompit même pas lorsque les réservoirs de propane situés derrière la cafétéria de la Maison Damli explosèrent dans un vacarme ahurissant.

14

Gangli Tristum (pour vous ce sera Docteur Gangli, je vous prie, grand merci) était par bien des aspects l’homme le plus craint de la Maison Damli. C’était un can-toi ayant pris — par perversité pure et simple — un nom tahine plutôt qu’humain, et il tenait l’infirmerie au troisième étage de l’aile ouest d’une main de fer. Et sur des rollers.

L’ambiance était plutôt détendue dans les locaux quand Gangli remplissait de la paperasse dans son bureau, ou faisait ses visites (ce qui la plupart du temps revenait à saluer des Briseurs enrhumés dans leurs dortoirs), mais lorsqu’il sortait, tout l’étage — infirmières et employés d’entretien aussi bien que patients — se taisait instantanément, soudain nerveux. Un nouveau venu pouvait rire, en apercevant pour la première fois cette chose courtaude à large mâchoire et au teint mat, descendant lentement l’allée centrale entre les lits, les bras croisés sur le stéthoscope qui lui pendait autour du cou, le bout de sa blouse blanche flottant derrière lui (un des Briseurs avait un jour lâché : « On dirait John Irving qui aurait raté son lifting »). Cependant, celui pris en train de rire ne rirait plus jamais. Le Docteur Gangli avait la langue bien pendue, et personne ne se moquait impunément de ses rollers.

En ce moment, il ne glissait pas réellement dessus, mais il volait littéralement le long des allées, ses roues d’acier (car son équipement datait de bien avant les rollerblades) grondant sur le bois dur.

— Tous les papiers ! hurlait-il. Vous m’entendez ?… Si je perds un seul dossier dans tout ce bordel, un seul dossier, bons dieux, je boufferai les yeux de quelqu’un pour accompagner mon thé cet après-midi !

Bien entendu, les patients étaient déjà partis. Il les avait sortis du lit et dirigés vers l’escalier dès le premier cri du détecteur, dès la première bouffée de fumée. Un certain nombre de garçons de salle — ces sales petits dégonflés, il les connaissait tous jusqu’au dernier, et un rapport complet serait fait sur eux, l’heure venue — avaient fui avec les malades, mais il en était resté cinq, dont son assistant personnel, Jack London. Gangli se sentait fier d’eux, même si c’était difficilement décelable dans les échos impérieux de sa voix, tandis qu’il allait et venait dans les allées, allait et venait dans la fumée qui s’épaississait.

— Prenez les papiers, vous m’entendez ? Vous avez intérêt, par tous les dieux qu’on ait jamais vus debout ou à quatre pattes ! Vous avez intérêt !

Un éclair rouge traversa la vitre de la fenêtre. Une arme, de toute évidence, puisque le projectile alla faire exploser le mur de verre qui séparait le bureau de Gangli de la salle, et enflamma instantanément son fauteuil favori.

Gangli se baissa et glissa sous le rayon, sans ralentir une seconde.

— Nom de Gan ! s’écria l’un des garçons de salle.

C’était un hume, extraordinairement laid, les yeux saillant de son visage pâle.

— Qu’est-ce que c’était que ça, bon s…

— On s’en fiche ! aboya Gangli. On s’en fiche de ce que c’est, espèce d’abruti fini à la pisse ! Trouve-moi ces foutus papiers ! Trouve-moi mes foutus papiers, bordel de merde !

Quelque part devant le bâtiment — sur l’Allée ? — il entendit approcher un véhicule de secours, hurlant et bringuebalant. « DÉGAGEZ LE PASSAGE ! LAISSEZ PLACE À L’ÉQUIPE D’INTERVENTION BRAVO ! »

Gangli n’avait jamais entendu parler d’une quelconque équipe d’intervention Bravo, mais il y avait tant de choses qu’on ne savait pas, par ici. Après tout, il utilisait à peine le tiers de l’équipement qui encombrait ses propres quartiers chirurgicaux ! Peu importait, l’essentiel pour l’instant…

C’est alors que les arrivées de gaz derrière la cuisine explosèrent. Il y eut un vacarme assourdissant — qui parut monter de juste en dessous d’eux — et Gangli Tristum fut projeté dans les airs, les roues métalliques de ses patins tournant toujours. Les autres voltigèrent également, et soudain l’air enfumé se remplit de feuilles volantes. En les voyant ainsi, sachant qu’ils allaient tous brûler et qu’il aurait de la chance s’il ne subissait pas le même sort, le Docteur Gangli n’eut qu’une pensée, claire comme de l’eau de roche : la fin était en avance.

15

Roland entendit l’ordre télépathique

(TOUS AU SUD MAINS EN L’AIR, VOUS AUREZ LA VIE SAUVE)

battre sous son crâne. L’heure était venue. Il adressa un signe de tête à Jake et les Orizas se mirent à voler. Leur sifflement surnaturel parut dérisoire au milieu de la cacophonie générale, pourtant l’un des gardes dut entendre quelque chose approcher, car il commença à pivoter… jusqu’à ce que le bord affûté du plat vienne le décapiter. Sa tête bascula en arrière et dégringola, les cils battant toujours sous l’effet de la surprise. Le corps sans tête avança de deux pas puis, les deux bras par-dessus la rambarde, bascula dans le vide. Le sang giclait de son cou tranché en un flot criard. L’autre garde était déjà à terre.

Eddie roula sans peine sous le wagon LIGNE SOO et bondit sur ses pieds, côté complexe. Deux autres camions de pompiers automatiques surgirent de la station elle aussi dissimulée auparavant par la façade de la boutique d’électronique. Ils n’avaient pas de roues et paraissaient avancer sur des coussins d’air comprimé. Quelque part vers le nord du campus (car c’est ainsi que l’esprit d’Eddie persistait à dénommer le Devar-Toi), une explosion fit trembler l’air. Bien. Charmant.

Roland et Jake s’armèrent de nouveaux Orizas dans le sac en osier et s’en servirent pour trancher dans le vif de la triple clôture. Le barbelé sous haute tension céda dans une salve de grésillements et de craquements, accompagnée d’un bref éclair électrique bleuté. Puis ils pénétrèrent à l’intérieur. Se déplaçant rapidement et sans un mot, Ote galopant toujours sur les talons de Jake, ils dépassèrent les tours de guet à présent sans surveillance. Ils débouchèrent sur un passage qui se glissait entre l’Épicerie Henry Graham et la Librairie de Pleasantville.

Au bout de la ruelle, ils constatèrent que la Rue Principale était totalement déserte, bien qu’on pût encore sentir dans l’air un relent piquant et électrique (une odeur de station de métro, pensa Eddie), provenant des deux derniers camions de pompiers, ajoutant à la puanteur ambiante. Au loin, des sirènes incendie poussaient des cris en boucle et les détecteurs de fumée sonnaient toujours. Ici, à Pleasantville, Eddie ne pouvait s’empêcher de penser à la Rue Principale de Disneyland : pas un papier gras dans le caniveau, pas de graffitis grossiers sur les murs, pas même un voile de poussière sur les vitres des fenêtres. C’était là que venaient les Briseurs souffrant du mal du pays, pour prendre une petite bouffée d’Amérique, pensa-t-il, mais est-ce qu’aucun d’eux ne voulait mieux, quelque chose de plus réaliste que cette nature morte fantastique, en plastique ? Peut-être qu’avec des gens sur les trottoirs et dans les boutiques, les lieux avaient l’air plus engageants, mais c’était difficile à croire. Du moins lui avait du mal à le croire. Mais c’était peut-être juste son chauvinisme de gars de la ville.

En face des Chaussures de Pleasantville, de Mode du Gay Pari, d’Actuel Coiffure et du Cinéma Le Bijou (VENEZ DONC IL FAIT FRAIS À L’INTÉRIEUR disait la banderole accrochée sous l’auvent). Roland leva la main, dirigeant Eddie et Jake de ce côté de la rue. C’était là, si tout se passait comme il le souhaitait (ce qui n’était pratiquement jamais le cas), qu’ils monteraient leur embuscade. Ils traversèrent en s’accroupissant, Ote ne quittant pas Jake d’une semelle. Jusqu’ici tout semblait se dérouler comme sur des roulettes, ce qui rendait le Pistolero vraiment nerveux.

16

Tout général rompu au combat vous le dira, même pour une action de petite envergure (comme c’était le cas), il vient toujours un moment où toute cohérence s’effondre, de même que toute suite et toute logique dans le déroulement des événements. Ce sont ces trous qui sont ensuite remaniés par les historiens. Il leur faut recréer le mythe de la cohérence, et ce besoin est peut-être une des raisons majeures de l’existence de l’Histoire, à l’origine.

Quoi qu’il en soit, nous avons atteint ce point, celui où la Bataille d’Algul Siento décida d’elle-même de prendre une vie, une vie dans le camp des bons, et tout ce que je peux faire, c’est mettre en valeur des détails çà et là, en espérant que vous saurez vous-même remettre de l’ordre dans ce chaos généralisé.

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Trampas, l’ignoble souffrant d’eczéma qui avait involontairement révélé tant d’informations à Ted, se précipita dans le flot de Briseurs qui fuyaient la Maison Damli et en attrapa un, un ancien charpentier famélique à la calvitie marquée, du nom de Birdie McCann.

— Birdie, qu’est-ce qui se passe ? hurla Trampas.

Il portait son bonnet de pensée, ce qui signifiait qu’il ne pouvait partager le flux télépathique environnant.

— Qu’est-ce qui se passe, tu le s…

— Une fusillade ! brailla Birdie en se dégageant de l’emprise de l’ignoble. Ça tire de partout ! Ils sont là-bas ! fit-il en tendant vaguement la main derrière lui.

— Qui ? Comb…

Faites attention, bande d’imbéciles, il ne ralentit pas ! aboya Gaskie o’Tego, quelque part dans leur dos.

Trampas leva les yeux et constata avec horreur que le plus gros des camions de pompiers déboulait au milieu de l’Allée en vrombissant et en bringuebalant, tous feux étincelants, flanqué de deux pompiers en acier accrochés à l’arrière. Pimli, Finli et Jakli firent un bond de côté. De même que Tassa le domestique. Mais Tammy Kelly gisait face contre terre dans le gazon, dans une soupe de sang qui se répandait à vue d’œil. Elle s’était fait aplatir par l’Équipe d’Intervention Anti-incendie Bravo, qui n’avait pas réellement combattu d’incendie depuis plus de huit cents ans. Au moins Tammy ne se plaindrait-elle plus jamais.

Et…

DÉGAGEZ LE PASSAGE ! claironna le camion de pompiers.

Derrière lui, deux de ses congénères firent une embardée rouge vif, contournant chacun la Maison du Gardien par un côté. Une fois encore, Tassa le domestique sauta hors de la chaussée, juste à temps pour sauver sa peau.

PLACE À L’ÉQUIPE D’INTERVENTION ANTI–INCENDIE BRAVO !

Une excroissance métallique se souleva au milieu du corps du camion, se scinda en deux et s’ouvrit. Un tourniquet métallique se mit à lancer des jets d’eau sous pression dans huit directions différentes.

DÉGAGEZ LE PASSAGE POUR L’ÉQUIPE D’INTERVENTION ANTI–INCENDIE BRAVO !

Et…

James Cagney — le tahine qui discutait avec Gaskie dans le vestibule du Dortoir de Feveral lorsque les ennuis avaient commencé, vous vous rappelez ? — comprit ce qui allait se passer et se mit à hurler à l’intention des gardes qui sortaient de l’aile ouest de Damli en titubant, les yeux rougis, crachant leurs poumons, certains avec le pantalon en flammes, et quelques-uns — oh, gloire à Gan, à Bessa et à tous les dieux — munis d’armes.

Cag leur cria de dégager le passage et s’entendit à peine lui-même, dans ce brouhaha, il vit Joey Rastosovich en tirer deux sur le côté et vit ce gamin, Earnshaw, en pousser un autre sans ménagement. Une partie des rescapés toussant et sanglotant aperçut le camion qui fonçait droit sur eux et le groupe se dispersa de lui-même. La seconde d’après, l’Équipe d’Intervention Anti-incendie Bravo faisait un strike parmi les gardes de l’aile ouest encore à sa portée, sans ralentir une seconde, creusant un sillon depuis la Maison Damli, faisant gicler de l’eau tous azimuts. Et…

— Doux Jésus, non, gémit Pimli Prentiss.

Il se plaqua les mains sur les yeux. Finli, quant à lui, fut incapable de détourner le regard. Il vit un ignoble — Ben Alexander, il l’aurait presque juré — se faire broyer par les énormes roues du camion. Il en vit un autre se faire emplafonner par la grille du pare-chocs puis écraser contre le mur de la Maison Damli, faisant voler éclats de bois et de verre, puis traversant une cloison partiellement dissimulée derrière un massif de fleurs étiolées. Une roue bascula dans la cage d’escalier menant à la cave et une voix synthétique se mit à marteler :

— ACCIDENT ! PRÉVENIR LA CASERNE ! ACCIDENT !

Sans déconner, Sherlock, se dit Finli en regardant le sang sur la pelouse avec une sorte de fascination écœurée. Combien de ses hommes et de ses précieux pensionnaires ce foutu camion détraqué avait-il broyés ? Six ? Huit ? Une putain de douzaine ?

De derrière la Maison Damli monta de nouveau ce pan-pan-pan effrayant, le cri des armes automatiques.

Un gros Briseur du nom de Waverly le bouscula. Finli l’attrapa avant qu’il ait pu filer.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qui vous a dit d’aller au sud ?

Contrairement à Trampas, Finli ne portait aucun couvre-chef, et le message

(TOUS AU SUD MAINS EN L’AIR, VOUS AUREZ LA VIE SAUVE)

lui martelait le crâne avec une telle force qu’il lui était quasiment impossible de penser à quoi que ce fût d’autre.

À côté de lui, Pimli — luttant pour reprendre ses esprits — se saisit de cette pensée scandée et y imprima une des siennes : C’est forcément Brautigan, pour s’emparer d’une idée et l’amplifier à ce point. Qui d’autre ?

Et…

Gaskie attrapa Cag puis Jakli et leur cria de réunir tous les gardes armés et de les mettre au travail, pour encadrer les Briseurs qui se dirigeaient vers le sud par l’Allée, et aussi par les rues de part et d’autre de l’Allée. Ils le regardèrent avec des yeux écarquillés et ahuris — des yeux où se lisait la panique — et il crut qu’il allait se mettre à hurler de fureur. Et voilà que déboulaient les deux autres camions de pompiers, toutes sirènes dehors. Le plus gros des deux percuta deux Briseurs, les projetant au sol et leur roulant dessus. L’une de ces nouvelles victimes était Joey Rastosovich. Quand le camion fut passé, labourant l’herbe de ses pneus à air comprimé, Tanya tomba à genoux aux côtés de son mari mourant et leva les mains vers le ciel. Elle s’époumonait, pourtant Gaskie l’entendait à peine. Des larmes de frustration et de peur perlèrent au coin de ses yeux. Sales chiens, se dit-il. Sales chiens qui nous prennent en traîtres !

Et…

Au nord du complexe d’Algul, Susannah sortit à découvert et avança sur la triple clôture. Cette initiative ne faisait pas partie du plan, mais ce besoin de continuer à tirer, de continuer à les démolir, était plus fort que jamais. Elle ne pouvait tout bonnement pas s’en empêcher, et Roland aurait compris. En outre, la fumée qui montait en tourbillonnant de la Maison Damli avait momentanément obscurci tout le secteur. Les rayons rouges des « lacères » striaient l’air, tour à tour visibles et invisibles — comme une sorte de message en morse —, et Susannah se rappela qu’il ne fallait pas qu’elle se place sur leur ligne de mire, à moins de vouloir se retrouver avec un sillon de cinq centimètres de largeur sur toute la longueur de son corps.

Elle utilisa les balles de la Coyote pour couper la clôture de son côté — couche externe, couche intermédiaire, couche interne — et disparut dans la fumée qui se dissipait, tout en rechargeant.

Et…

Le Briseur du nom de Waverly essaya de se dégager de l’emprise de Finli. Nenni, nenni, pas de ça, je te prie, pensa Finli. Il empoigna plus fermement l’homme — qui avait été bibliothécaire, ou quelque chose dans ce genre, dans sa vie d’avant Algul — et le rapprocha de lui, puis le gifla deux fois, avec une telle force qu’il s’en fit mal à la main. Waverly poussa un cri de douleur et de surprise.

Qui est embusqué là derrière, bordel ? gronda Finli. QUI EST EN TRAIN DE FAIRE ÇA, PUTAIN ?

Les camions de pompiers s’étaient immobilisés devant la Maison Damli et déversaient des tombereaux d’eau dans la fumée. Finli ne savait pas si ce serait utile, mais au moins ça ne ferait pas de mal. Et au moins ces foutus engins n’étaient pas allés s’écraser contre l’immeuble qu’ils étaient censés sauver, comme l’avait fait le premier.

— Monsieur, je n’en sais rien ! sanglota Waverly. Le sang coulait à gros bouillons d’une de ses narines et du coin de sa bouche. Je ne sais pas, mais il doit y en avoir cinquante, peut-être même cent, de ces diables ! C’est Dinky qui nous a fait sortir ! Dieu bénisse Dinky Earnshaw !

Pendant ce temps, Gaskie o’Tego enveloppa sa grosse main autour de la nuque de James Cagney, et la deuxième autour du cou de Jakli. Gaskie avait comme l’impression que ce fils de pute de tête de corbeau de Jakli était sur le point de se carapater en courant, mais ce n’était pas le moment de se préoccuper de ce genre de choses. Il avait besoin des deux.

Et…

— Patron ! cria Finli. Patron, attrapez le gamin Earnshaw ! Il y a quelque chose qui pue, dans cette histoire !

Et…

Avec le visage de Cag appuyé contre une joue et celui de Jakli contre l’autre, la Fouine (qui ne pensait pas plus clairement que tout le monde, en cette sinistre matinée) réussit finalement à se faire entendre. Gaskie quant à lui répétait ses ordres : aller chercher les gardes armés et les positionner autour des Briseurs en débâcle. « N’essayez pas de les arrêter, mais restez avec eux ! Et au nom du ciel, faites attention qu’ils ne se fassent pas électrocuter ! Gardez-les à distance de la clôture, s’ils dépassent la Rue Principa… »

Mais il ne put finir son sermon. Une silhouette surgit de l’épais nuage de fumée et piqua droit sur lui. C’était Gangli, le médecin du complexe, sa blouse blanche en feu, ses rollers toujours aux pieds.

Et…

Secouée par une quinte de toux, Susannah Dean prit néanmoins position au coin arrière gauche de la Maison Damli. Elle vit trois de ces salopards — Gaskie, Jakli et Cagney, si elle avait su leurs noms. Avant qu’elle ait pu viser, le tourbillon de fumée les masqua de nouveau. Lorsqu’il se dissipa, Jakli et Cag avaient disparu, partis battre le rappel des gardes armés pour leur faire jouer les chiens de berger, chargés au moins de protéger leurs brebis paniquées, même s’ils ne parvenaient pas à les arrêter tout de suite. Gaskie était toujours là, et Susannah le cueillit d’une seule balle dans la tête.

Pimli ne s’en aperçut pas. Il devenait clair à ses yeux que toute cette confusion n’était que de surface. Et très vraisemblablement orchestrée. La décision des Briseurs de migrer loin des attaquants situés au nord d’Algul leur était venue un peu trop vite, tout ça était un peu trop organisé.

Peu importe Earnshaw, se dit-il, c’est à Brautigan que je veux parler.

Mais avant qu’il ait pu retrouver Ted, Tassa se jeta contre lui en une étreinte frénétique et terrifiée, bredouillant que la Maison du Gardien était en feu, et qu’il avait peur, terriblement peur que tous les vêtements du Maître, tous ses livres…

Pimli Prentiss le repoussa avec brutalité, d’un coup de poing terrible sur le côté du crâne. Le pouls de la pensée unifiée des Briseurs (non plus bon esprit, mais mauvais esprit, désormais) battait et jacassait

(MAINS EN L’AIR, VOUS AUREZ)

follement sous son crâne, menaçant de réduire à néant toute pensée autre. C’était cet enfoiré de Brautigan qui avait fait ça, il le savait, et ce salopard était trop loin devant… à moins que…

Pimli regarda le Peacemaker entre ses mains, l’observa un moment, puis le fourra dans son croc de débardeur, sous son bras gauche. Il voulait ce putain de Brautigan vivant. Ce putain de Brautigan avait quelques explications à lui fournir. Sans compter ce foutu boulot de Briseur qu’il n’avait pas terminé.

Pan-pan-pan. Des balles volant partout tout autour de lui. Des gardes humains courant en tous sens, des tahines et des can-toi en pleine déroute. Et, doux Jésus, si peu d’entre eux étaient armés ! Surtout des humes descendus pour leur ronde dans la clôture. Ceux responsables des Briseurs n’avaient pas réellement besoin d’armes, parce que dans l’ensemble les Briseurs étaient aussi dociles que des perruches et l’idée d’une attaque provenant de l’extérieur paraissait totalement ridicule, jusqu’à…

Jusqu’à ce que ça se produise, se dit-il, en apercevant Trampas du coin de l’œil.

— Trampas ! brailla-t-il. Trampas ! Hé, cow-boy ! Attrape Earnshaw et amène-le-moi ! Attrape Earnshaw !

Au milieu de l’Allée, le bruit était un peu moins assourdissant et Trampas entendit très clairement la requête de sai Prentiss. Il partit en flèche sur les traces de Dinky et saisit le jeune homme par un bras.

Et…

La jeune Daneeka Rostov, onze ans, sortit du tourbillon de fumée qui obscurcissait à présent tout le bas de la Maison Damli, traînant deux chariots rouges derrière elle. Daneeka avait le visage rouge et enflé ; des larmes lui coulaient des yeux. Elle pliait sous l’effort tandis qu’elle tirait Baj, assis dans l’un des chariots à jouets, et Sej, assis dans l’autre. Tous deux avaient une tête énorme et de petits yeux pleins de sagesse, le faciès de surdoués hydrocéphales, mais Sej était affublé de deux moignons de bras qu’il agitait. Tous deux bavaient abondamment et poussaient des halètements entrecoupés de haut-le-cœur.

— Aidez-moi ! réussit à supplier Dani, prise d’une quinte de toux effroyable. Que quelqu’un m’aide, avant qu’ils s’étouffent !

Dinky l’aperçut et se dirigea vers elle. Trampas le retint, même s’il paraissait clair que c’était à contrecœur.

— Non, Dink, dit-il sur un ton d’excuse, mais avec fermeté. Laisse quelqu’un d’autre s’en occuper. Le patron veut te par…

Et c’est alors que réapparut Brautigan, le teint livide, la bouche réduite à une simple ligne, comme une couture lui barrant le bas du visage.

— Lâche-le, Trampas. Je t’aime bien, mon vieux, mais ne t’avise pas de te fourrer dans nos pattes aujourd’hui.

— Ted ? Qu’est-ce que…

Dink se dirigea de nouveau vers Dani. Trampas le tira de nouveau en arrière. Plus loin, Baj s’évanouit et bascula tête la première du chariot. Il eut beau atterrir sur l’herbe tendre, sa tête produisit un horrible bruit de fruit pourri qui éclate, comme si son crâne se fendait en deux, et Dani Rostov poussa un hurlement.

Dinky plongea dans sa direction. Trampas le retint une nouvelle fois, plus violemment. Ce faisant il dégaina le Colt Woodsman .38 qu’il portait dans son propre croc de débardeur.

Il n’était plus temps de raisonner. Ted Brautigan ne s’était plus servi de sa lance mentale depuis l’attaque du voleur de portefeuille, à Akron, en 1935 ; il ne l’avait pas même utilisée lorsque les ignobles l’avaient rattrapé à Bridgeport, Connecticut, en 1960, même si la tentation avait été déchirante. Il s’était promis de ne plus jamais y avoir recours, et il n’avait certainement aucune envie de la lancer sur

(souris, en disant ça)

Trampas, qui l’avait toujours traité avec décence. Mais il lui fallait se rendre à l’extrémité sud du complexe avant que l’ordre soit rétabli, et il avait bien l’intention de s’y rendre en compagnie de Dinky.

Et puis, il était furieux. Pauvre petit Baj, toujours prêt à sourire à tout le monde, pour un oui ou pour un non !

Il se concentra et sentit une douleur sourde et nauséeuse lui vriller le cerveau. La lance mentale vola. Trampas relâcha Dinky et adressa à Ted un regard de reproche incrédule que ce dernier devait se rappeler jusqu’à la fin de ses jours. Puis Trampas s’agrippa la tête de chaque côté comme un homme en proie à la migraine la plus effroyable de l’univers et tomba raide mort sur la pelouse, la gorge gonflée et la langue pendant de la bouche.

— Allons-y ! s’écria Ted, en saisissant Dinky par le bras.

Dieu merci, Prentiss avait momentanément détourné le regard, distrait par une nouvelle explosion.

— Mais… Dani… et Sej !

— Elle peut s’occuper de Sej !

Puis il envoya mentalement le reste de son message :

(maintenant qu’elle n’a plus à tirer Baj en même temps)

Ted et Dinky détalèrent, tandis que Pimli Prentiss se retournait, contemplait le corps de Trampas d’un air hébété et leur braillait de s’arrêter — au nom du Roi Cramoisi.

Finli o’Tego brandit son arme, mais avant qu’il ait pu tirer, Daneeka Rostov avait fondu sur lui, le mordant et le griffant. Elle ne pesait presque rien, mais sur le coup, son attaque le prit tellement par surprise qu’elle faillit presque le renverser à terre. Il enroula un bras poilu et musclé autour du cou de la petite et la fit voler de côté, mais alors Ted et Dinky étaient déjà presque hors de portée, contournant la Maison du Gardien par le côté gauche pour disparaître dans la fumée.

Finli stabilisa son arme à deux mains, inspira profondément, retint son souffle et tira un seul coup. Le sang jaillit du bras du vieil homme ; Finli l’entendit crier et le vit vaciller. Puis le jeune chien attrapa le vieux cabot et ils coupèrent au coin de la maison.

— Je ne vous lâcherai pas ! tempêta Finli dans leur dos, Oui-là, j’arrive, et quand je vous attraperai, je vous ferai regretter d’être nés !

Mais bizarrement, cette menace sonna horriblement creux.

À présent, toute la population d’Algul Siento — Briseurs, tahines, gardes humes, can-toi avec leur troisième œil sanguinolent rougeoyant au milieu du front — était emportée par le raz-de-marée, vers le sud. Et Finli constata une chose qui ne lui plut pas du tout : dans ce flot mouvant, les Briseurs, et seuls les Briseurs, avançaient les mains en l’air. S’il se trouvait d’autres écumeurs, plus loin sur la route, ils n’auraient aucune difficulté à distinguer ceux à épargner de ceux à abattre froidement, n’est-ce pas ?

Et…

Dans sa chambre du troisième étage du Dortoir Corbett, toujours à genoux au pied de son lit recouvert de bris de verre, toussant à cause de la fumée qui entrait par bouffées par la fenêtre béante, Sheemie eut la révélation qu’il attendait… ou bien son imagination s’adressa à lui, au choix. Quoi qu’il en soit, il bondit sur ses pieds. Ses yeux, habituellement amicaux mais toujours déconcertés par un monde qu’ils ne comprenaient pas totalement, étaient clairs et remplis de joie.

LE RAYON DIT GRAND MERCI ! cria-t-il à la pièce vide.

Il regarda autour de lui, heureux comme Ebenezer Scrooge découvrant que les esprits avaient tout fait en une seule nuit, et se précipita en courant vers la porte, ses chaussons faisant crisser le verre pilé éparpillé par terre. Un éclat acéré se planta dans son pied — portant la mort sur sa pointe, s’il avait su, grand pardon, dites Discordia — mais dans sa liesse il ne sentit rien. Il fonça dans le vestibule, puis dévala les escaliers.

Sur le palier du deuxième étage, Sheemie croisa une vieille Briseuse du nom de Belle o’Rourke, la prit dans ses bras et la secoua comme un prunier.

LE RAYON DIT GRAND MERCI ! hurla-t-il à la femme ahurie qui le regardait sans comprendre. LE RAYON DIT QUE TOUT PEUT ENCORE S’ARRANGER ! PAS TROP TARD ! JUSTE À TEMPS !

Il bondit de nouveau, pressé d’aller annoncer la bonne nouvelle (bonne pour lui, en tout cas), et…

Dans la Rue Principale, Roland regarda d’abord Eddie Dean, puis Jake Chambers.

— Ils arrivent, et c’est là qu’il va nous falloir les accueillir. Attendez que je donne l’ordre, et alors tenez bon et soyez sincères.

18

Les premiers à apparaître furent trois Briseurs, courant à perdre haleine, les bras levés. Ils traversèrent ainsi la rue, sans apercevoir Eddie, qui se trouvait dans la guérite du Bijou (il avait fait éclater les vitres sur les trois côtés avec la crosse en bois de santal de son pistolet, autrefois celui de Roland), ou Jake (assis dans une berline Ford sans moteur garée devant la Boulanjerie de Pleasantville), ou encore Roland lui-même (camouflé par un mannequin dans la vitrine du Mode Gay Pari).

Ils atteignirent l’autre trottoir et regardèrent autour d’eux, désemparés.

Allez-y, leur envoya Roland en pensée, Partez d’ici, prenez la ruelle, partez tant que vous le pouvez encore.

— Allons-y, hurla l’un d’entre eux.

Et alors ils se mirent tous à descendre en courant la ruelle entre l’épicerie et la librairie. Il en apparut un autre, puis deux, puis le premier du groupe de gardes, un hume armé d’un pistolet qu’il tenait à hauteur de son visage terrifié, aux yeux écarquillés. Roland l’aperçut… et retint ses balles.

Les employés du Devar continuèrent d’affluer, déboulant entre les bâtiments dans la Rue Principale. Ils se dispersèrent en tous sens. Comme Roland l’avait attendu et espéré, ils tentaient d’encadrer les pensionnaires et d’endiguer leur flot. Essayant d’empêcher leur retraite de virer en débâcle.

Formez deux colonnes ! hurlait un tahine à tête de corbeau à bout de souffle, d’une voix sourde. Formez deux colonnes et retenez-les entre les deux, au nom de vos pères !

L’un des autres, un tahine roux avec la chemise qui claquait au vent, se mit à brailler :

— Et la clôture, Jakli ? Qu’est-ce qu’on fait s’ils foncent sur la clôture ?

— Ça, on ne pourra rien y faire, Cag, seulement…

Un Briseur hurlant à pleins poumons passa en courant devant le corbeau, et ce dernier — Jakli — lui donna un coup d’une telle force que le malheureux s’étala de tout son long au milieu de la rue.

— Restez groupés, bande d’asticots ! vociféra-t-il. Courez si ça vous chante, mais faites-le avec un minimum de discipline !

Comme s’il pouvait être question de discipline au milieu d’un carnaval pareil, se dit Roland (non sans une certaine satisfaction). Puis au roux, celui du nom de Jakli cria :

— Laisses-en griller un ou deux — les autres les verront, ça les arrêtera !

Les choses allaient se compliquer, si Eddie ou Jake se mettaient à tirer maintenant, mais ils ne bougèrent pas. Les trois pistoleros observaient depuis leurs cachettes respectives, tandis qu’une forme d’ordre naissait peu à peu du chaos. D’autres gardes apparurent. Jakli et le rouquin les dirigèrent en deux colonnes, qui formèrent un couloir de la largeur approximative de la rue. Quelques Briseurs leur échappèrent avant que le couloir fût complètement imperméable, mais quelques-uns seulement.

Un nouveau tahine apparut, à tête de fouine celui-là, qui prit le commandement des mains de Jakli. Il frappa un ou deux Briseurs dans le dos, pour leur faire accélérer la cadence.

De l’extrémité sud de la Rue Principale monta un cri désemparé :

— La clôture est coupée !

Puis un autre :

— Je crois que les gardes sont morts !

Lequel cri fut suivi d’un hurlement d’horreur, et Roland sut aussi clairement que s’il l’avait vu de ses yeux qu’un Briseur malchanceux venait de buter sur la tête tranchée d’un garde qui avait roulé dans l’herbe.

Le bredouillement terrifié résonnait toujours au loin quand Dinky Earnshaw et Ted Brautigan apparurent entre la boulangerie et le magasin de chaussures, si près de la cachette de Jake qu’il aurait pu les toucher en tendant le bras par la vitre de sa portière. Ted s’était fait toucher au bras. Sa manche de chemise droite était imbibée de rouge du coude jusqu’au poignet, mais il avançait toujours — avec un peu d’aide de la part de Dinky, qui avait passé le bras autour de lui. Tandis qu’ils traversaient tous deux en courant le groupe hostile des gardes, Ted se retourna et adressa un regard droit en direction de la cachette de Roland, et le maintint quelques secondes. Puis lui et Earnshaw disparurent dans la ruelle.

Ils étaient donc en sécurité, du moins pour le moment, et c’était une bonne chose. Mais où était le gros bonnet ? Où se trouvait Prentiss, le responsable de ce lieu monstrueux ? Roland les voulait tous les deux, lui et cette face de fouine là-bas — coupez la tête du serpent, et le serpent meurt. Mais ils ne pouvaient pas se permettre de rester trop longtemps embusqués. Le flot de Briseurs en fuite se tarissait. Le Pistolero ne pensait pas que sai la Fouine attendrait les traînards. Il voudrait empêcher ses précieux pensionnaires de se faufiler par la clôture ouverte. Il savait qu’ils n’iraient pas loin, vu la campagne stérile et lugubre qui les entourait, mais il savait sans doute aussi que, s’il y avait des attaquants au nord du complexe, il y aurait peut-être des sauveteurs les attendant au…

Et il déboula enfin, merci aux dieux et à Gan — sai Pimli Prentiss, titubant, blessé, et à l’évidence en état de choc, son croc de débardeur chargé se balançant d’avant en arrière sous son bras charnu. Du sang coulait de l’une de ses narines et du coin de son œil, comme si toute cette excitation avait provoqué la rupture d’une artère quelconque à l’intérieur de sa tête. Il se dirigea vers la Fouine en vacillant légèrement de droite à gauche — ce vacillement d’ivrogne que Roland regretterait de toute son âme, en pensant à l’issue finale de cette matinée — dans l’intention sans doute de prendre les opérations en main. Leur accolade, brève mais pleine d’ardeur, visant à donner du réconfort et à en recevoir de l’autre, dit à Roland tout ce qu’il avait besoin de savoir de leur relation.

De son arme il visa l’arrière du crâne de Prentiss, appuya sur la détente et regarda voler le sang mêlé de cheveux. Les mains du Maître se tendirent vers le ciel, doigts écartés sur fond de ténèbres, puis il s’écroula pratiquement aux pieds de la Fouine abasourdie.

Comme en réponse, le soleil atomique s’alluma, baignant le monde de lumière.

Aïle, pistoleros, tuez-les tous ! cria Roland, en éventant la gâchette de son revolver, cette machine à meurtre antique, du plat de sa main droite.

Quatre étaient tombés sous ses balles avant que les gardes, alignés comme autant de pigeons d’argile dans un stand de tir, aient enregistré ses coups de feu, sans parler d’avoir la moindre réaction.

— Pour Gilead, pour New York, pour le Rayon, pour vos pères ! Entendez-moi, entendez-moi bien ! N’en laissez pas un debout ! TUEZ-LES TOUS !

Et c’est ce qu’ils firent : le Pistolero de Gilead, l’ancien drogué de Brooklyn, l’enfant esseulé autrefois connu de Mme Greta Shaw sous le nom de Bama. Venant du sud, derrière eux, traversant sur son TCS des banderoles de fumée qui allaient en s’épaississant (ne déviant de sa trajectoire rectiligne qu’une seule fois, pour éviter le cadavre aplati d’une certaine Tammy), surgit un quatrième personnage : celle autrefois rompue aux techniques de contestation pacifiques, et qui avait aujourd’hui embrassé, totalement et sans l’ombre d’un regret, la voie du fusil. Susannah repéra trois gardes humes qui traînaient et un tahine en fuite. Ce dernier portait une mitraillette à l’épaule, mais ne fit pas mine de l’attraper. Il se contenta de lever ses bras au poil abondant et lustré — sa tête rappelait vaguement celle d’un ours — et supplia qu’on l’épargnât. N’oubliant pas tout ce qui s’était passé ici, surtout pas que des cerveaux d’enfants réduits en purée avaient été servis aux tueurs de Rayon pour maintenir leur rentabilité maximale, Susannah décida d’ignorer sa requête, mais ne lui laissa cependant pas le temps de craindre pour sa vie.

Le temps qu’elle descende la ruelle entre le cinéma et le salon de coiffure, la fusillade avait cessé. Finli et Jakli étaient mourants ; James Cagney était mort, son masque d’hume à moitié arraché de sa tête de rat répugnante ; et à leurs côtés gisaient trois douzaines de leurs congénères, tout aussi morts. Leur sang engorgeait les caniveaux auparavant immaculés de Pleasantville.

Il y avait encore des gardes dans le complexe, à n’en pas douter, mais pour l’instant ils étaient à couvert, persuadés qu’ils étaient de subir l’assaut d’une centaine au moins de tueurs chevronnés, des pirates débarqués de Dieu savait où. La majorité des Briseurs d’Algul Siento se trouvaient sur la zone gazonnée entre l’arrière de la Rue Principale et les tours de guet sud, agglutinés comme les moutons qu’ils étaient. Insoucieux de son bras en sang, Ted avait déjà commencé à prendre les choses en main et à faire l’appel.

Puis tout le contingent nord de l’armée des écumeurs apparut au bout de la ruelle, près du cinéma : une femme noire court-jambes montée sur un tricycle tout-terrain. D’une main elle conduisait et de l’autre maintenait la mitraillette Coyote en équilibre sur le guidon. Elle aperçut les cadavres empilés dans la rue et hocha la tête d’un air satisfait mais peu réjoui.

Eddie surgit de la guérite et la prit dans ses bras.

— Hé, trésor, hé, murmura-t-elle en lui glissant des baisers dans le cou avec une sensualité qui le fit frissonner.

Puis Jake apparut — ayant perdu ses couleurs du fait du massacre, mais calme — et elle passa le bras autour de ses épaules pour l’attirer contre elle. Son regard croisa incidemment celui de Roland, debout sur le trottoir derrière les trois qu’ils avaient tirés vers l’Entre-Deux-Mondes. Son arme pendait contre sa cuisse gauche, et avait-il conscience de cette expression d’envie, sur son visage ? S’en rendait-il compte une seule seconde ? Elle en doutait, et son cœur s’élança vers lui.

— Viens ici, Gilead, dit-elle. C’est une embrassade de groupe, et tu fais partie du groupe.

L’espace d’une seconde, elle crut qu’il n’avait pas compris l’invitation, ou bien qu’il faisait semblant de ne pas comprendre. Puis il s’approcha, prenant seulement le temps de rengainer son arme et d’attraper Ote. Il se glissa entre Jake et Eddie. Ote sauta sur les genoux de Susannah comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde. Puis le Pistolero passa un bras autour de la taille d’Eddie et l’autre autour de celle de Jake. Susannah tendit les bras vers le haut (temporairement déstabilisé, le bafouilleux se mit à chercher un appui en une petite danse comique) et les enroula autour du cou de Roland, venant déposer un baiser chaleureux sur son front tanné par le soleil. Jake et Eddie éclatèrent de rire. Roland se joignit à eux, et sur ses lèvres se dessina le sourire de ceux que le bonheur vient de prendre par surprise.

J’aimerais que vous les regardiez bien, réunis ainsi ; je voudrais que vous les regardiez attentivement. Vous le voulez bien ? Ils sont tous collés autour du TCS, à fêter leur victoire par une grande embrassade. Je voudrais que vous les regardiez ainsi, non pas parce qu’ils viennent de remporter une grande bataille — ils ne sont pas dupes, aucun d’eux ne l’est — mais parce que en cet instant ils sont un ka-tet pour la dernière fois. C’est ici que s’achève l’histoire de leur confrérie, dans cette rue fabriquée de toutes pièces et sous ce soleil artificiel. La suite du récit sera courte et brutale, comparée à tout ce qui est survenu auparavant. Car lorsqu’un ka-tet est brisé, la fin est toujours proche.

Grand pardon.

19

Pimli Prentiss vit de ses yeux mourants et encroûtés de sang le plus jeune des deux hommes se détacher du groupe et s’approcher de Finli o’Tego. Le jeune homme s’aperçut que Finli bougeait toujours et il se baissa vers lui, posant un genou au sol. La femme, à présent descendue de son tricycle à moteur, ainsi que le garçon se mirent à faire le tour de leurs victimes et à abattre les rares encore en vie. Même en train de mourir lui-même d’une balle dans la tête, Pimli y vit de la pitié plutôt que de la cruauté. Et lorsque le travail serait terminé, Pimli se dit qu’ils retrouveraient sans doute le reste de leurs amis lâches et sournois pour fouiller les bâtiments d’Algul Siento encore debout, afin de débusquer les gardes qui restaient et de les descendre sur-le-champ. Vous n’en trouverez pas beaucoup, mes amis les chiens-couards, pensa-t-il. Vous venez de balayer les deux tiers de mes hommes, ici même. Et combien de ces attaquants Maître Pimli, le Chef de la Sécurité Finli et leur équipe avaient-ils rayés de la carte, en retour ? Pour ce qu’en savait Pimli, pas un seul.

Mais peut-être pouvait-il remédier à cette situation. Sa main droite entama son lent et douloureux voyage jusqu’au croc de débardeur, et le Peacemaker qui y était logé.

Pendant ce temps, Eddie avait posé le canon du revolver de Gilead à crosse en bois de santal contre la tempe de la Fouine. Son doigt appuyait déjà sur la détente lorsqu’il vit la Fouine, bien que saignant abondamment de la poitrine et à l’article de la mort, le regarder avec une conscience limpide. Il vit aussi autre chose, quelque chose qu’il n’aima pas beaucoup, et qu’il prit pour du mépris. Il leva les yeux, vit Susannah et Jake en train d’inspecter les corps à l’est du champ de bataille, vit Roland là-bas sur le trottoir, discutant avec Ted et Dinky tout en nouant un bandage de fortune autour du bras du premier. Les deux anciens Briseurs l’écoutaient avec attention, et bien qu’arborant tous deux un air dubitatif, ils hochaient la tête.

Eddie reporta son attention sur le tahine mourant.

— Tu es au bout du sentier, mon ami, dit-il. Au fond du puits, je dirais. As-tu quelque chose à dire, avant d’entrer dans la clairière ?

Finli fit oui de la tête.

— Dis-le, alors, mon pote. Mais si tu veux aller jusqu’au bout, à ta place je la ferais courte.

— Toi et les tiens n’êtes qu’une meute de chiens-couards, réussit à articuler Finli.

Il était probablement blessé au cœur — c’était l’impression qu’il avait, du moins — mais il fallait qu’il dise ce qu’il avait à dire. Il fallait que ce soit dit, et il exhorta son cœur affaibli à tenir jusqu’au bout. Puis il mourrait et accueillerait les ténèbres avec soulagement.

— Des chiens-couards puant la pisse, qui tuent des hommes en traîtres. Voilà ce que j’ai à dire.

Eddie eut un sourire sans joie.

— Et qu’est-ce que tu penses de chiens-couards qui se serviraient d’enfants pour tuer en traîtres le monde entier, mon ami ? L’univers tout entier ?

La Fouine plissa les yeux, comme s’il ne s’était pas attendu à une réponse de ce genre. À aucune réponse, même.

— J’avais… des ordres.

— Je n’ai aucun doute là-dessus. Et tu les as suivis jusqu’au bout. Amuse-toi bien, en enfer, à Na’ar, quel que soit le nom que tu lui donnes.

Il appuya le canon de son arme contre la tempe de Finli et pressa la détente. La Fouine eut un sursaut, un seul, puis s’immobilisa. Eddie se releva en grimaçant.

Du coin de l’œil, il aperçut du mouvement et vit qu’un autre — le patron du cirque — avait réussi à se hisser sur un coude. Et il levait son arme, le Peacemaker.40 qui avait autrefois exécuté un violeur. Eddie avait des réflexes rapides, mais il n’eut pas le temps de le vérifier. Le Peacemaker vrombit une fois, faisant gicler le feu, et le sang jaillit du front d’Eddie Dean. Une boucle de cheveux se souleva sur sa nuque, au moment où la balle ressortait. Il plaqua la main sur le trou qui était apparu juste au-dessus de son œil droit, comme s’il venait de se rappeler soudain une chose capitale, mais un poil trop tard.

Roland pivota sur les talons éculés de ses bottes, dégainant son propre revolver en un mouvement trop rapide pour l’œil. Jake et Susannah se retournèrent eux aussi. Susannah vit son mari, debout au milieu de la rue, la main appuyée contre le front.

— Eddie ? Trésor ?

Pimli se débattait pour réarmer son revolver, la lèvre supérieure relevée, comme un chien découvrant les babines dans l’effort. Roland lui tira une balle dans la gorge et le Maître d’Algul Siento bascula sur le côté gauche, son pistolet encore chaud volant de sa main pour aller s’écraser avec un bruit métallique près du corps de son ami la Fouine. Il s’arrêta presque aux pieds d’Eddie.

Eddie ! hurla Susannah en se mettant à ramper vers lui, se hissant sur les mains avec fureur.

Il n’est pas trop gravement blessé, se dit-elle, non, pas gravement, mon Dieu, faites que mon homme ne soit pas gravement blessé…

C’est alors qu’elle vit le sang couler entre ses doigts serrés et goutter sur la poussière de la rue, et qu’elle sut que c’était grave.

— Suze ? appela-t-il, la voix parfaitement claire. Suzie, où es-tu ? Je n’y vois rien.

Il avança d’un pas, puis de deux, de trois… et s’écroula face au sol, tout comme l’avait prévu le Gran-Pere Jaffords, si fait, dès l’instant où il avait posé les yeux sur lui. Car ce garçon était un pistolero, vrai, et c’était la seule fin possible pour un homme tel que lui.

CHAPITRE 12 Le tet se brise

1

La nuit trouva Jake Chambers assis, inconsolable, devant la Taverne du Trèfle, à l’extrémité est de la Rue Principale de Pleasantville. Une équipe d’entretien robotisée avait ramassé les cadavres des gardes, ce qui était déjà un soulagement. Ote reposait sur les genoux du garçon depuis plus d’une heure. D’ordinaire, jamais il ne serait resté si près pendant tout ce temps, mais il semblait comprendre que Jake avait besoin de lui. Et plus d’une fois, Jake sanglota dans la fourrure du bafouilleux.

Tout au long de cette journée interminable, Jake avait entendu deux voix différentes dans son esprit. Ce qui lui était déjà arrivé auparavant, mais plus depuis des années ; plus depuis l’époque où, très jeune encore, il avait soupçonné qu’il souffrait d’une sorte de dépression étrange, invisible pour le radar parental.

Eddie est en train de mourir, disait la première voix (celle qui répétait autrefois qu’il y avait bien des monstres dans le placard, et qu’ils allaient bientôt en sortir pour venir le dévorer vivant). Il est dans une chambre du Dortoir Corbett et Susannah est auprès de lui et il ne veut pas la fermer, mais il est en train de mourir.

Non, répliqua la deuxième voix (celle qui lui affirmait — faiblement — que les monstres, ça n’existait pas). Non, ce n’est pas possible. Eddie, c’est… Eddie ! Et en plus, il est ka-tet. Il mourra peut-être quand on atteindra la Tour Sombre, peut-être qu’on mourra tous en atteignant la Tour, mais pas maintenant, pas ici, c’est de la folie.

Eddie est en train de mourir, reprit la première, implacable. Il a un trou dans la tête, tellement gros que ton poing tiendrait dedans, et il est en train de mourir.

La deuxième voix ne sut pas quoi répliquer, cette fois-ci, et ses récriminations se firent de plus en plus faibles.

Même le fait de savoir qu’ils avaient très probablement sauvé le Rayon (en tout cas Sheemie avait l’air convaincu que c’était le cas ; il avait parcouru tout le campus étrangement silencieux du Devar-Toi en claironnant à tue-tête la nouvelle — LE RAYON DIT QUE TOUT IRA BIEN ! LE RAYON DIT GRAND MERCI !), rien ne pouvait apaiser Jake. La perte d’Eddie, c’était trop cher payer, même pour une issue telle que celle-ci. Et la rupture du tet était un prix encore plus inacceptable. À chaque fois que Jake y pensait, il sentait une nausée immonde lui retourner l’estomac, et il adressait des prières inexprimables à Dieu, à Gan, à l’Homme Jésus, à tous à la fois, pour qu’ils fassent un miracle et sauvent la vie d’Eddie.

Il pria même l’écrivain.

Sauvez la vie de mon ami et nous sauverons la vôtre, implora-t-il Stephen King, cet homme qu’il n’avait jamais vu. Sauvez Eddie et nous empêcherons cette camionnette de vous renverser. Je le jure.

Puis il revit Susannah en train de hurler le nom d’Eddie, en train d’essayer de le retourner, et Roland qui passait les bras autour d’elle en disant Il ne faut pas faire ça, Susannah, il ne faut pas le déranger, et il la revit se débattre comme une diablesse, le visage dément, le visage changeant à chaque personnalité différente qui semblait l’habiter pendant quelques secondes, avant de disparaître. Je dois l’aider ! avait-elle sangloté avec sa voix de Susannah, celle que connaissait Jake, avant de hurler d’une voix plus brutale : Lâche-moi, enculé ! Laisse-moi lui fai’e du vaudou, j’vais fai’e ma p’tite danse, i’va s’lever et ma’cher, tu vas voi’ça ! C’est su ! Et Roland qui la tenait serrée contre lui tout le long, qui la tenait et la berçait tandis qu’Eddie gisait dans la rue, mais pas mort, il aurait presque mieux valu qu’il soit mort (même si sa mort signifierait la fin des négociations pour un miracle, la fin de tout espoir), mais Jake voyait ses doigts couverts de poussière tressauter, et il l’entendait marmonner de manière incohérente, comme un homme qui parle dans son sommeil.

Puis Ted s’était approché, suivi de près par Dinky, ainsi que deux ou trois autres Briseurs plus hésitants. Ted s’était agenouillé près de la femme qui hurlait et se débattait et avait fait signe à Dinky de se placer de l’autre côté. Ted avait pris une de ses mains, puis invité Dinky à faire de même, d’un signe de tête. Et alors quelque chose avait fusé d’eux — une onde profonde et apaisante. Elle n’était pas destinée à Jake, pas du tout, même, pourtant il en avait reçu une partie et avait senti son cœur emballé ralentir sa course. Il avait scruté le visage de Ted Brautigan et s’était aperçu que ses yeux faisaient de nouveau leur tour, les pupilles se dilatant et se rétractant, se dilatant et se rétractant.

Les cris de Susannah avaient faibli, se réduisant à de petits gémissements de douleur. Elle s’était penchée vers son mari, et quand elle avait incliné la tête, ses yeux avaient versé des larmes sur le dos de la chemise d’Eddie, dessinant de petits ronds noirs, comme des gouttes de pluie. C’est à ce moment-là que Sheemie avait surgi d’une des ruelles, lançant ses hosannas réjouis à qui voulait les entendre — « LE RAYON DIT PAS TROP TARD ! LE RAYON DIT JUSTE À TEMPS, LE RAYON DIT GRAND MERCI ET QU’ON LE LAISSE CICATRISER ! » — tout en boitant salement d’un pied (aucun d’eux ne s’en inquiéta ni même le remarqua). Dinky parla à voix basse à la foule grossissante de Briseurs venus voir le pistolero mortellement blessé, et plusieurs allèrent trouver Sheemie pour lui dire de se taire. Dans le centre du Devar-Toi les alarmes hurlaient toujours, mais les camions de pompiers avaient réussi à maîtriser les trois feux les plus menaçants (ceux de la Maison Damli, de La Maison du Gardien et du Dortoir Feveral).

Ce que Jake se rappelait ensuite, c’étaient les doigts de Ted — des doigts incroyablement doux — écartant les cheveux d’Eddie sur sa nuque, révélant un large trou rempli d’une gelée sanglante. Il y avait de petites paillettes blanches, dans la masse rouge sombre. Jake avait voulu croire qu’il s’agissait d’éclats d’os. Mieux valait ça que de supposer que c’étaient des morceaux du cerveau d’Eddie.

À la vue de cette blessure terrible, Susannah s’était redressée brutalement et s’était remise à hurler. À se débattre. Ted et Dinky (lequel était blanc comme un linge) avaient échangé un regard, puis resserré leur emprise sur les mains de la jeune femme, pour lui envoyer une nouvelle fois

(paix bien-être silence attente calme doucement paix)

ce message apaisant autant fait de couleurs — un bleu froid se dissolvant en petites particules grises et tranquilles — que de mots. Pendant ce temps, Roland lui retenait les épaules.

— Est-ce qu’on peut faire quelque chose pour lui ? avait-il demandé à Ted. Quoi que ce soit ?

— On peut l’installer confortablement, avait répondu le vieil homme. On peut faire ça, au moins.

Puis il avait pointé le doigt en direction du Devar.

— Est-ce que vous n’avez pas une tâche à finir là-bas, Roland ?

Pendant une seconde, Roland n’avait pas vraiment eu l’air de comprendre. Puis il avait contemplé les cadavres des gardes à terre et avait fini par réagir.

— Si. Je suppose que si. Jake, tu peux m’aider ? Si ceux qui restent devaient trouver un nouveau chef et se regrouper… ça n’irait pas du tout.

— Et Susannah ? avait demandé Jake.

— Susannah va nous aider à trouver un endroit où installer confortablement son mari, afin qu’il y meure aussi paisiblement que possible, avait répondu Ted Brautigan. N’est-ce pas, ma douce ?

Elle l’avait regardé avec une expression pas totalement vide ; la compréhension (et la supplication) contenue dans ce regard était allée droit au cœur de Jake, comme un stalactite le transperçant.

— Est-ce qu’il doit mourir ? avait-elle demandé.

Ted avait porté la main de Susannah à ses lèvres.

— Oui. Il doit mourir et vous devez le supporter.

— Alors il faut que vous fassiez quelque chose pour moi, avait-elle dit en touchant la joue de Ted du bout de ses doigts.

Jake eut l’impression que ces doigts étaient froids. Froids.

— Quoi donc, ma chérie ? Tout ce qui sera en mon pouvoir.

Il avait enveloppé les doigts de Susannah

(paix bien-être silence attente calme doucement paix)

dans les siens.

— Arrêtez ce que vous faites, sauf si je vous dis le contraire, avait-elle répondu.

Il l’avait regardée avec surprise. Puis il s’était tourné vers Dinky, qui s’était contenté de hausser les épaules. Il avait alors reporté son attention sur la jeune femme.

— Vous ne devez pas utiliser votre bon esprit pour apaiser mon chagrin, parce que je veux ouvrir la bouche et le boire jusqu’à la lie. Jusqu’à la dernière goutte.

Pendant un moment, Ted s’était tenu là, la tête baissée, les sourcils froncés. Puis il avait relevé les yeux et avait adressé à la jeune femme le sourire le plus doux que Jake ait jamais vu.

— Si fait, jeune dame, avait-il répondu. Nous ferons ce que vous nous demandez. Mais si vous avez besoin de nous… quand vous aurez besoin de nous…

— Je vous appellerai, avait conclu Susannah, en tombant une nouvelle fois à terre, à côté de l’homme gisant qui marmonnait.

2

Tandis que Roland et Jake regagnaient la ruelle qui allait de nouveau les mener au cœur du Devar-Toi, où ils remettraient à plus tard le deuil de leurs amis tombés au combat en réglant son compte à quiconque leur tiendrait encore tête, Sheemie attrapa le coin de la chemise de Roland et se mit à le secouer.

— Le Rayon dit grand merci, Will Dearborn-qui-fut.

À force de crier, il s’était cassé la voix et parlait dans un souffle rauque.

— Le Rayon dit que tout ira peut-être bien. Il est comme neuf. Mieux qu’avant.

— C’est bien, dit Roland.

Et Jake était d’accord.

Il n’y avait pas eu d’explosion de joie, cependant, et il n’y en avait pas plus maintenant. Jake ne cessait de repenser au trou que les doigts doux de Ted Brautigan avaient révélé. Ce trou rempli de gelée rouge.

Roland passa le bras autour des épaules de Sheemie, le serra, et lui donna un baiser. Ravi, Sheemie eut un grand sourire.

— Je t’accompagnerai, Roland. Veux-tu bien de moi, mon ami ?

— Pas cette fois-ci, répondit le Pistolero.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda Sheemie.

Jake avait vu toute joie quitter brutalement le visage de Sheemie, laissant place à l’inquiétude. Pendant ce temps, d’autres Briseurs retournaient vers la Rue Principale, fourmillant par petits groupes. Jake avait lu la consternation sur leurs visages, tandis qu’ils considéraient le Pistolero… et aussi une sorte de curiosité ébahie… et, dans certains cas, une hostilité évidente. Presque de la haine. Il n’avait pas vu trace de gratitude, et pour cette raison, lui les haïssait.

— Mon ami est blessé. Je pleure pour lui, Sheemie. Et pour sa femme, qui est aussi mon amie. Veux-tu bien te rendre auprès de Ted et de sai Dinky, et essayer de l’apaiser, elle, si elle demande à être apaisée ?

— Si tu veux, si fait ! Je ferais tout, pour toi !

— Grand merci-sai, fils de Stanley. Et aide-les, s’ils déplacent mon ami.

— Ton ami Eddie, celui qui est blessé !

— Si fait, il s’appelle Eddie, tu dis vrai. Aideras-tu Eddie ?

— Si fait !

— Et il y a encore une chose…

— Si fait ? demanda Sheemie, puis il eut l’air de se rappeler quoi. Si fait ! Je vous aiderai à partir, à voyager au loin, toi et tes amis ! Ted me l’a dit. « Fais un trou, il m’a dit, comme celui que tu as fait pour moi. » Seulement ils l’ont ramené. Les méchants. Ils avaient des armes. Vous, ils ne vous ramèneront pas, les méchants, parce qu’ils sont morts ! Le Rayon est en paix !

Et Sheemie se mit à rire, écho discordant à l’oreille attristée de Jake.

À celle de Roland aussi, sans doute, car son sourire manquait de naturel.

— Quand l’heure viendra, Sheemie… bien que je pense que Susannah reste ici, à attendre notre retour.

Si nous revenons un jour, pensa Jake.

— Mais j’ai une autre tâche à te confier, je pense que tu en seras capable. Pas exactement faire voyager quelqu’un dans un autre monde, mais pas très loin, néanmoins. J’en ai parlé à Ted et à Dinky, et ils t’en parleront à leur tour, quand Eddie sera soulagé. Voudras-tu bien les écouter ?

— Si fait ! Et j’aiderai, si je le peux !

Roland lui donna une tape sur l’épaule.

— Bien !

Et Jake et le Pistolero disparurent dans la direction de ce qui aurait pu être le nord, afin de terminer ce qu’ils avaient commencé.

3

Dans les trois heures qui avaient suivi, ils avaient éliminé quatorze gardes de plus, des humes, pour la plupart. Roland avait surpris Jake — du moins, un peu — en ne tuant que les deux qui leur tiraient dessus, de derrière le camion de pompiers qui s’était retrouvé une roue coincée dans l’escalier de la cave. Il s’était contenté de désarmer les autres et il avait épargné leurs vies, en les prévenant que tout garde qui se trouverait encore dans le complexe du Devar-Toi au moment du changement d’équipe, en fin d’après-midi, serait exécuté sur-le-champ.

— Mais où est-ce qu’on va aller ? avait demandé un tahine avec une tête de coq d’un blanc neigeux coiffée d’un grand chapeau rouge à large bord (il rappela à Jake Foghorn Leghorn, le personnage de dessin animé).

Roland avait secoué la tête.

— Je me fiche de savoir où vous atterrirez, du moment que vous avez disparu au prochain signal de la sirène, vous intuitez. Vous avez œuvré pour l’enfer, ici, mais l’enfer a refermé ses portes, et je veillerai à ce que jamais elles ne se rouvrent, ces portes-là.

— Que voulez-vous dire ? avait repris le tahine à tête de coq, d’une voix presque timide.

Mais Roland avait refusé de répondre, et s’était contenté d’ordonner à cette créature de faire passer le message à tous ceux qu’elle croiserait.

La plupart des tahines et des can-toi qui restaient avaient quitté Algul Siento deux par deux ou trois par trois, sans protester, jetant de temps à autre un regard nerveux par-dessus leur épaule. Jake s’était dit qu’ils avaient raison d’avoir peur, parce que, en ce jour, le visage de son dinh était absorbé par ses pensées, et marqué d’un chagrin redoutable. Eddie Dean gisait sur son lit de mort, et Roland de Gilead ne supporterait pas la moindre contrariété.

— Qu’est-ce que tu vas faire de cet endroit ? avait demandé Jake après que la sirène de l’après-midi eut résonné.

Ils étaient passés devant la carcasse fumante de la Maison Damli (où les robots pompiers avaient posé des panneaux tous les cinq mètres, disant ATTENTION, NE PAS PÉNÉTRER, ENQUÊTE EN COURS), pour rejoindre Eddie.

Roland avait seulement secoué la tête, sans répondre.

Sur l’Allée, Jake avait aperçu six Briseurs debout en cercle, se tenant les mains. On aurait dit un groupe en pleine séance de spiritisme. Sheemie était là, ainsi que Ted, et Dani Rostov ; il avait également vu une jeune femme, une femme plus âgée et un homme robuste ressemblant à un banquier. Derrière eux, allongés et les pieds sortant de sous des couvertures, une cinquantaine de gardes étaient alignés, ceux tués pendant cette attaque-éclair.

— Est-ce que tu sais ce qu’ils sont en train de faire ? avait demandé Jake, en parlant des folken en plein spiritisme.

Roland avait jeté un regard bref en direction du cercle de Briseurs.

— Oui.

— Alors ?

— Pas pour l’instant, avait répliqué le Pistolero. Pour l’instant nous allons présenter nos respects à Eddie. Tu vas avoir besoin de toute la sérénité dont tu seras capable, et pour cela tu vas devoir te vider l’esprit.

4

À présent, assis avec Ote devant la Taverne du Trèfle vide, avec ses enseignes au néon et son juke-box muet, Jake mesurait combien Roland avait eu raison, et combien il lui en était reconnaissant. Au bout d’environ quarante-cinq minutes, le Pistolero l’avait regardé et, voyant la détresse immense dans laquelle il se trouvait, il l’avait autorisé à quitter la pièce où gisait Eddie — Eddie qui abandonnait à chaque seconde une nouvelle parcelle de vitalité, laissant l’empreinte de sa remarquable volonté sur chaque centimètre de la tapisserie de sa vie.

Le petit groupe réuni par les soins de Ted Brautigan avait transporté le jeune pistolero jusqu’au Dortoir Corbett, où on l’avait installé dans la chambre spacieuse située au premier étage des appartements du surveillant. Les porteurs étaient restés dans la cour du dortoir et, au fil de l’après-midi, ils y avaient été rejoints par le reste des Briseurs. Quand Roland et Jake étaient arrivés, une femme rousse et grassouillette s’était interposée devant Roland.

Madame, à votre place je ne ferais pas ça, avait pensé Jake. Pas cet après-midi.

En dépit des bouleversements et des péripéties du jour, cette femme (qui rappelait à Jake la Présidente à vie du club très chic dont sa mère était membre) avait trouvé le temps de se tartiner d’une couche plutôt impressionnante de maquillage : de la poudre, du fard à joues, du rouge à lèvres aussi vif que la carrosserie du camion de pompiers du Devar-Toi. Elle s’était présentée sous le nom de Grâce Rumbelow (anciennement d’Aldershot, dans le Hampshire, en Angleterre) et avait exigé de savoir ce qui allait se passer maintenant — où ils iraient, ce qu’ils feraient, qui prendrait soin d’eux. Les mêmes questions que celles qu’avait posées le tahine à tête de coq, mais formulées différemment.

— Parce qu’on a pris soin de nous, avait harangué Grâce Rumbelow de sa voix retentissante (Jake avait été fasciné par son accent snob et sa voix haut perchée), et nous ne sommes pas en position, du moins pour l’instant, de prendre soin de nous-mêmes.

Des voix s’étaient élevées pour confirmer.

Roland l’avait considérée des pieds à la tête, et quelque chose dans son expression avait fait tomber le simulacre d’indignation de la femme plantée en face de lui.

— Dégagez de mon chemin, avait dit le Pistolero, ou bien je vous pousserai moi-même.

Elle avait pâli sous son masque de poudre et s’était exécutée sans ajouter un mot. Un pépiement de désapprobation avait suivi Jake et Roland à l’intérieur du Dortoir Corbett, mais ne démarrant qu’après que le Pistolero fut hors de leur vue et qu’ils n’eurent plus à craindre le feu dérangeant de ses yeux bleu acier. Les Briseurs évoquaient à Jake ces gamins avec lesquels il était allé en classe à l’École Piper, des crétins qui se décidaient à gueuler cette dissert elle est nulle ou je te ferai bouffer mon sac… une fois que le prof avait quitté la salle.

Le couloir du premier étage du Dortoir Corbett scintillait sous les plafonniers fluorescents et sentait fortement la fumée, qui dérivait de la Maison Damli et du Dortoir Feveral. Dinky Earnshaw était assis sur une chaise pliante à droite de la porte marquée APPARTEMENTS DU SURVEILLANT, à fumer une cigarette. Il leva les yeux à l’approche de Roland et de Jake, et d’Ote, qui comme à son habitude ne quittait pas le jeune garçon d’une semelle.

— Comment va-t-il ? demanda le Pistolero.

— Il est en train de mourir, mon vieux, fit Dinky, puis il haussa les épaules.

— Et Susannah ?

— Elle est forte. Une fois qu’il sera parti…

De nouveau Dinky haussa les épaules, comme pour dire que tout pouvait basculer dans un sens ou dans l’autre.

Roland frappa doucement à la porte.

— Qui est-ce ? fit la voix étouffée de Susannah.

— Roland et Jake, répondit le Pistolero. Tu veux bien nous laisser entrer ?

Le silence qui suivit parut anormalement long à Jake. Roland en revanche n’en eut pas l’air surpris. Ni Dinky, d’ailleurs.

Susannah finit par répondre :

— Entrez.

Ce qu’ils firent.

5

Assis avec Ote dans l’obscurité apaisante, attendant que Roland l’appelle, Jake réfléchissait à la scène qu’il avait eue sous les yeux, dans la pièce assombrie. À ça, et aux trois quarts d’heure interminables qui s’étaient écoulés avant que Roland prenne conscience de son désarroi et le laisse sortir, lui disant qu’il le rappellerait quand il serait « temps ».

Jake avait été témoin de la mort de nombreuses fois, depuis qu’il avait été tiré dans l’Entre-Deux-Mondes, et il avait fait avec. Il avait même fait l’expérience de sa propre mort, même s’il ne s’en rappelait pas grand-chose. Mais il s’agissait là de la mort d’un ka-mi, et ce qui était en train de se dérouler dans la chambre du surveillant lui paraissait juste totalement vain. Et sans fin. Jake regrettait de tout son cœur de ne pas être resté dehors, avec Dinky. Ce n’était pas comme ça qu’il voulait se rappeler son ami expert en vannes et au sang parfois un peu chaud.

Pour commencer, Eddie avait l’air plus qu’affaibli, allongé ainsi dans le lit du surveillant, la main dans celle de Susannah. Il avait l’air vieux, et (Jake détestait cette idée) stupide. Ou peut-être que le mot, c’était sénile. Sa bouche s’était affaissée sur les côtés, creusant des rides profondes. Susannah lui avait nettoyé le visage, mais la barbe de plusieurs jours sur ses joues lui donnait un air sale. Il avait des cernes violets sous les yeux, presque comme si ce salopard de Prentiss l’avait frappé, avant de l’abattre. Les yeux eux-mêmes étaient fermés, mais on les voyait rouler sans cesse sous le voile fin de ses paupières, comme si Eddie était en train de rêver.

Et il parlait. Un flot continu de mots murmurés. Jake avait reconnu quelques-unes des choses qu’il avait dites, et d’autres non. Certaines avaient un minimum de sens, mais pour la plupart, c’était ce que son ami Benny aurait appelé du ki-come : du n’importe quoi. De temps à autre, Susannah prenait un chiffon dans une bassine posée sur la table de nuit, elle l’essorait et le passait sur le front et les lèvres desséchées de son mari. Une fois, Roland s’était levé, avait pris la bassine, était allé la vider dans la salle de bain, puis l’avait remplie de nouveau avant de la rapporter à Susannah. Elle l’avait remercié à voix basse, d’une voix parfaitement aimable. Un peu plus tard, Jake était allé changer l’eau à son tour, et elle l’avait remercié de la même manière. Comme si elle n’avait même pas remarqué leur présence.

Nous y allons pour elle, avait dit Roland à Jake. Parce que plus tard elle se rappellera qui était là, et qu’elle sera reconnaissante.

Mais comment en être sûr ? se demandait maintenant Jake, dans le noir, devant la Taverne du Trèfle. Est-ce qu’elle serait vraiment reconnaissante ? Si Eddie Dean se retrouvait sur son lit de mort à quoi ? vingt-cinq ou vingt-six ans, n’était-ce pas la faute de Roland ? D’un autre côté, sans Roland, jamais elle n’aurait rencontré Eddie, pour commencer. Tout ça était trop compliqué. Comme cette idée des mondes multiples, avec un New York dans chacun, ça lui donnait mal à la tête.

Gisant là sur son lit de mort, Eddie avait demandé à son frère Henry pourquoi il oubliait toujours de tirer la chasse.

Il avait demandé à Jack Andolini qui l’avait frappé avec le méchant bâton.

Il s’était écrié :

— Regarde ça, Roland, c’est Gros-Blair, ce bon vieux George, il est de retour !

Puis :

— Suze, si tu arrivais à lui raconter celle de Dorothy et du bonhomme en fer-blanc, je lui raconterai le reste.

Et c’est alors que le cœur de Jake s’était figé :

— Je ne vise pas avec ma main. Celui qui vise avec sa main a oublié le visage de son père.

À ces mots, Roland avait pris la main d’Eddie dans la sienne et il l’avait serrée dans le noir (car on avait baissé les stores).

— Si fait, Eddie, tu dis vrai. Veux-tu ouvrir les yeux et voir mon visage, mon ami ?

Mais Eddie n’avait pas ouvert les yeux. Au lieu de ça, et Jake avait senti son cœur se glacer un peu plus, le jeune homme avec son bandage inutile autour de la tête avait murmuré :

— Tout est oubli, dans les corridors de pierre de la mort. Voyez les chambres de la ruine, où les araignées tissent leurs toiles et où les grands circuits se taisent, l’un après l’autre.

Après ça, il n’y avait plus rien eu d’intelligible pendant un moment, rien que ce marmonnement incessant. Jake avait changé l’eau de la bassine, et lorsqu’il était revenu, Roland avait remarqué son visage livide et ses traits tirés, et l’avait envoyé dehors.

— Mais…

— Allez, vas-y, trésor, avait dit Susannah. Mais surtout fais attention. Il pourrait en rester quelques-uns, dehors, qui attendent leur revanche.

— Mais comment je vais…

— Je t’appellerai, le moment venu, avait répondu Roland en tapotant la tempe de Jake d’un de ses doigts rescapés de la main droite. Tu m’entendras.

Jake aurait voulu embrasser Eddie avant de partir, mais il avait eu peur. Non pas d’attraper la mort d’Eddie comme un rhume — il était bien trop mûr pour ces superstitions —, mais il craignait que même le contact de ses lèvres suffise à pousser Eddie dans la clairière au bout du sentier.

Et alors Susannah lui en aurait voulu.

6

Dans le couloir, à l’extérieur, Dinky lui avait demandé comment ça allait.

— Vraiment mal. Vous auriez une autre cigarette ?

Dinky avait haussé les sourcils, mais il avait donné une clope à Jake. Le garçon l’avait tassée contre son ongle de pouce, comme il avait vu faire le Pistolero avec ses cigarettes sur mesure, puis il avait accepté le feu que lui offrait Dinky et avait inhalé profondément. La fumée le brûlait toujours mais plus autant que la première fois. Sa tête avait tourné légèrement, mais il n’avait pas toussé. Bientôt je serai complètement rodé, s’était-il dit. Si je réussis à retourner un jour à New York, peut-être que je pourrais aller travailler pour la Chaîne, dans le service de mon père. Je suis déjà bon, à la Mise à Mort.

Il avait levé la cigarette à hauteur de ses yeux, petit missile blanc avec de la fumée qui lui sortait de la tête au lieu du derrière. Le mot CAMEL était écrit juste en dessous du filtre.

— Je m’étais juré de ne jamais faire ça, avait-il dit à Dinky. Jamais de la vie. Et voilà que j’en ai une dans la main.

Il avait éclaté de rire. D’un rire amer, d’un rire d’adulte, et il avait frissonné en en entendant le son sortir de sa bouche.

— Je travaillais pour un type, avant de venir ici, avait fait Dinky. M. Sharpton, il s’appelait. Il disait toujours que jamais, c’est le mot que Dieu guette, quand il veut rigoler un bon coup.

Jake n’avait rien trouvé à répondre. Il repensait à Eddie parlant des chambres de la ruine. Jake avait suivi Mia dans une chambre de ce genre, une fois, en rêve. À présent Mia était morte. Callahan était mort. Et Eddie était mourant. Il repensait à tous ces corps gisant là, dehors, sous des couvertures, tandis que le tonnerre roulait au loin, comme charriant des os. Il repensait à l’homme qui avait abattu Eddie, basculant sur le côté quand la balle de Roland l’avait achevé. Il essayait de se rappeler la fête de bienvenue qu’on leur avait organisée à Calla Bryn Sturgis, la musique et la danse et les flambeaux de couleur, mais la seule chose qui lui apparaissait clairement, c’est la mort de Benny Slightman, un autre ami à lui. Ce soir le monde semblait fait de mort.

Lui-même était mort et revenu : revenu vers l’Entre-Deux-Mondes, et vers Roland. Tout l’après-midi, il avait essayé de croire que la même chose pourrait arriver à Eddie, et quelque part il savait que non. Le rôle de Jake dans ce récit n’était pas terminé. Celui d’Eddie, si. Jake aurait donné vingt ans de sa vie — trente ans ! — pour ne pas y croire, pourtant c’était le cas. Il s’était dit qu’il avait dû le proguer.

Les chambres de la ruine, où les araignées tissent leurs toiles et où les grands circuits se taisent, l’un après l’autre.

Jake connaissait une araignée. L’enfant de Mia était-il en train de contempler tout ce spectacle ? En train de s’amuser de leur histoire ? À taper du pied et à brailler comme un putain de fan de foot dans les gradins ?

Oui. Je sais qu’il nous regarde. Je le sens.

— Ça va, gamin ? avait demandé Dinky.

— Non. Non, ça ne va pas.

Et Dinky avait hoché la tête, comme s’il s’agissait d’une réponse parfaitement raisonnable. Eh bien, s’était dit Jake, il devait sans doute s’y attendre. C’est un télépathe, après tout.

Comme pour souligner cette évidence, Dinky avait demandé où se trouvait Mordred.

— Vous ne tenez pas à le savoir, avait répondu le garçon. Croyez-moi.

Il avait jeté sa cigarette à demi fumée (« Tout le cancer du poumon est là, dans le dernier quart », avait pour coutume de dire son père sur le ton de la certitude absolue, en tendant le doigt vers une de ses propres cigarettes, comme un vendeur de télé-achat) et il avait quitté le Dortoir Corbett. Il était sorti par la porte de derrière, espérant éviter ainsi les groupes de Briseurs anxieux, et ç’avait été un succès. Il se trouvait à présent à Pleasantville, assis au bord du trottoir comme un de ces sans-abri qu’on voyait à New York, à attendre qu’on l’appelle. À attendre la fin.

Il avait pensé entrer dans la taverne, voire se servir une bière (s’il avait l’âge de fumer et de tuer des gens, il avait forcément l’âge de boire une bière), peut-être juste pourvoir si le juke-box marcherait sans pièces. Il aurait parié qu’Algul Siento était exactement ce que l’Amérique allait devenir, selon son père : une société sans argent, et ce vieux modèle Seeberg devait être réglé pour lancer la musique dès qu’on appuyait sur un bouton. Et il était persuadé que, s’il jetait un œil à la chanson numéro 19, il y trouverait Someone Saved My Life Tonight, d’Elton John.

Il se leva, et c’est alors que vint l’appel. Il ne fut pas le seul à l’entendre. Ote lâcha un couinement bref et douloureux. Roland aurait aussi bien pu se tenir en face d’eux.

À moi, Jake, et fais vite. Il s’en va.

7

Jake se précipita dans les ruelles, contourna la Maison du Gardien qui fumait toujours (Tassa le domestique, qui avait ignoré l’ordre de Roland de quitter les lieux, ou bien n’en avait pas été informé, était assis en silence sous la véranda, en kilt et sweat-shirt, la tête dans les mains) et remonta l’Allée au pas de course, jetant au passage un regard anxieux à la longue file de corps alignés qui jalonnaient son chemin. La ronde d’apprentis spirites qu’il avait vue un peu plus tôt avait disparu.

Je ne pleurerai pas, se promit-il avec détermination. Si je suis assez grand pour fumer et pour avoir envie de me servir une bière, je suis bien assez grand pour contrôler mes stupides yeux. Je ne pleurerai pas.

Sachant très bien qu’il pleurerait très certainement.

8

Sheemie et Ted avaient rejoint Dinky devant la porte de la chambre du surveillant. Dinky avait cédé sa chaise à Sheemie. Ted avait l’air fatigué, mais Sheemie quant à lui avait l’air d’une tartine de merde, se dit Jake : les yeux injectés de sang, une croûte de sang au bord du nez et d’une oreille, les joues ternes. Il avait retiré un de ses chaussons et se massait le pied comme s’il avait mal. Pourtant, il avait très nettement l’air heureux. Peut-être même exalté.

— Le Rayon dit que tout ira peut-être bien, jeune Jake, dit-il. Le Rayon dit pas trop tard. Le Rayon dit grand merci.

— C’est bien, répondit Jake en tendant la main vers le bouton de la porte.

Il entendait à peine ce que disait Sheemie. Il se concentrait

(ne pas pleurer, ne pas lui rendre les choses plus difficiles, à elle)

afin de maîtriser ses émotions, une fois à l’intérieur. Puis Sheemie dit une chose qui le fit reculer à toute vitesse.

— Pas trop tard dans le Monde Réel, non plus. On le sait. On a regardé. On a vu le panneau qui bouge. Pas vrai, Ted ?

— Voilà qui est vrai.

Ted avait un Nozz-A-La posé sur les genoux. Il le porta à sa bouche et en but une gorgée.

— Quand tu entreras, Jake, dis à Roland que si c’est le 19 juin 1999 qui vous intéresse, alors c’est encore bon. Mais votre marge de manœuvre fond à vue d’œil.

— Je lui dirai, promit Jake.

— Et rappelle-lui que le temps fait parfois des bonds, de ce côté-là. Qu’il a des ratés de transmission, comme une vieille radio. Ça peut continuer comme ça pendant un moment, malgré le rétablissement du Rayon. Et une fois que le 19 sera passé…

— Il ne reviendra jamais, compléta Jake. Pas là-bas. Nous le savons.

Il ouvrit la porte et se glissa dans les ténèbres de la chambre du surveillant.

9

Un simple disque de lumière jaune vive, diffusée par la lampe posée sur la table de chevet, éclairait le visage d’Eddie Dean. Il projetait l’ombre de son nez sur sa joue gauche, et creusait les orbites sombres de ses yeux fermés. Susannah était agenouillée sur le sol près de son lit, lui tenant les deux mains dans les siennes, et les yeux baissés sur son visage. Son ombre allongée s’étendait sur le mur derrière elle. Roland était assis de l’autre côté du lit, dans l’obscurité profonde. Le long monologue murmuré par le mourant avait pris fin, et sa respiration avait perdu tout semblant de régularité. Il prenait parfois une inspiration profonde, retenait son souffle quelques secondes, puis relâchait l’air en une expiration lente et sifflante. Sa poitrine demeurait immobile si longtemps que Susannah le considérait alors d’un air inquiet, les yeux brillants d’angoisse, jusqu’à l’inspiration suivante.

Jake s’assit sur le lit, aux côtés de Roland, regarda Eddie, puis Susannah, puis se tourna avec hésitation vers le Pistolero. Dans le noir, il ne vit rien d’autre sur son visage que de l’abattement.

— Ted m’a dit de te dire qu’on est presque le 19 juin, côté Amérique, s’il te plaît et grand merci. Et aussi que le temps pouvait avoir des ratés.

Roland acquiesça de la tête.

— Pourtant nous devons attendre que tout soit fini ici, je pense. Ce ne sera plus long, et nous lui devons ça.

— Combien de temps, encore ? murmura Jake.

— Je ne sais pas. Je pensais qu’il serait peut-être parti avant que tu arrives ici, même en courant…

— C’est ce que j’ai fait, dès que j’ai atteint la pelouse…

— … mais, comme tu vois…

— Il se bat comme un lion, intervint Susannah, et le fait que ce soit pour elle la dernière fierté à laquelle se raccrocher déchira le cœur de Jake. Mon homme se débat comme un lion. Peut-être qu’il a encore un mot à dire.

10

Et c’est ce qu’il fit. Cinq minutes interminables après l’arrivée de Jake dans la chambre, Eddie ouvrit les yeux.

— Sue… Su… sie…

Elle se pencha plus près de lui, lui tenant toujours les mains, lui souriant, toute sa concentration tendue vers lui. Et dans un effort que Jake n’aurait jamais cru possible, Eddie libéra une de ses mains, la balança légèrement vers la droite, et attrapa les nœuds serrés de la chevelure de Susannah. Si le poids de son bras tirant sur les racines lui fit mal, elle n’en montra rien. Le sourire qui s’épanouit sur ses lèvres était rayonnant, accueillant, presque sensuel.

— Eddie ! Bienvenue parmi nous !

— C’est pas… à un vieux baratineur… qu’on apprend…, chuchota-t-il. Je ne reviens pas, ma chérie, je m’en vais.

— Arrête de dire des âner…

— Chut.

Elle obéit. La main prise dans ses cheveux tira plus fort. Elle approcha docilement le visage de celui de son mari et embrassa ses lèvres vivantes une dernière fois.

— Je… t’attendrai, dit-il en produisant un effort monumental à chaque syllabe.

Jake vit des gouttes de sueur perler à son front, dernier message de ce corps mourant au monde des vivants, et c’est seulement en cet instant que le cœur du garçon comprit ce que sa tête savait depuis des heures. Il se mit à pleurer. Des larmes qui brûlaient, des larmes de vitriol. Lorsque Roland lui prit la main, Jake la serra avec fureur. Il ressentait autant de peur que de tristesse. Si ça pouvait arriver à Eddie, ça pouvait arriver à n’importe qui. Ça pouvait lui arriver à lui.

— Oui, Eddie. Je sais que tu m’attendras.

— Dans…

Il prit une série de ses longues inspirations essoufflées et misérables. Il avait les yeux brillants comme des pierres précieuses.

— Dans la clairière.

Une nouvelle inspiration. La main serrée autour des mèches de Susannah. La lumière de la lampe les embrassant tous deux de son halo jaune et mystique.

— Celle au bout du sentier.

— Oui, mon amour.

Elle avait retrouvé une voix calme, mais une larme tomba sur la joue d’Eddie et longea sa mâchoire.

— Je t’entends très bien. Attends-moi et je te retrouverai, et nous partirons ensemble. Et alors je marcherai, sur mes propres jambes.

Eddie lui sourit, puis tourna les yeux vers Jake.

— Jake… à moi.

Non, pensa le jeune garçon, pris de panique, non, je ne peux pas, je ne peux pas.

Mais déjà il se penchait tout près, dans l’odeur de la fin. Il voyait la fine couche de sable juste sous la ligne des cheveux d’Eddie, devenue collante en se mêlant aux minuscules gouttelettes de sueur.

— Attends-moi aussi, fit Jake à travers ses lèvres insensibilisées. D’accord, Eddie ? On s’en ira tous ensemble. On sera redevenus un ka-tet, comme avant.

Il essaya de sourire, mais n’y parvint pas. Son cœur avait trop mal pour un sourire. Il se demanda même s’il n’allait pas exploser dans sa poitrine, comme explosent parfois les pierres dans le brasier. Il avait appris cette anecdote de son ami Benny Slightman. La mort de Benny avait été triste, mais celle-ci était mille fois pire. Cent mille fois pire.

Eddie secouait la tête.

— Pas… si vite, l’ami.

Il inspira de nouveau puis fit la grimace, comme si l’air était bourré de piquants qu’il était le seul à sentir. Et il se mit à murmurer — pas par faiblesse, se dit ensuite Jake, mais parce que c’était entre eux deux.

— Surveille… Mordred. Surveille… Dandelo.

— Dent-de-lion ? Eddie, je ne…

— Dandelo.

Il écarquilla les yeux. Produisit un effort surhumain.

— Protège… ton… dinh… de Mordred. De Dandelo. Toi… Ote. Votre boulot.

Des yeux il désigna Roland, puis son regard revint sur Jake.

— Shhh.

Puis :

— Protège…

— Je… je le ferai. On le fera.

Eddie eut un petit hochement de tête, puis regarda Roland. Jake se déplaça sur le côté et le Pistolero se pencha pour recevoir les dernières paroles d’Eddie.

11

Jamais, jamais de sa vie Roland n’avait vu œil si vif, pas même à Jéricho Hill, quand Cuthbert lui avait fait son au revoir plein d’éclats de rire.

Eddie sourit.

— On aura eu… de sacrés moments.

Roland hocha de nouveau la tête.

— Tu… tu…

Mais Eddie ne put finir. Il leva la main et décrivit un moulinet affaibli.

— J’ai dansé, acquiesça Roland. J’ai dansé le commala.

Oui, articula Eddie, avant d’inspirer de nouveau dans un sifflement déchirant.

— Pour la dernière fois.

— Merci pour cette seconde chance. Merci… Père.

Ce fut tout. Les yeux d’Eddie le fixaient toujours, et ils reflétaient toujours cette vivacité, mais il ne trouva pas de souffle pour appuyer ce dernier mot, Père. La lumière jaune coulait sur les poils de ses bras nus, les transformant en or. Le tonnerre murmura au loin. Puis les yeux d’Eddie se fermèrent, et sa tête bascula sur le côté. Son travail était terminé. Il avait quitté le sentier, pour pénétrer dans la clairière. Ils s’assirent autour de lui en cercle, mais ils n’étaient plus un ka-tet.

12

Une demi-heure plus tard, Roland, Jake, Ted et Sheemie étaient assis sur un banc, au milieu de l’Allée. Dani Rostov et le type à l’air d’un banquier étaient tout près, également. Susannah se trouvait encore dans la chambre du surveillant, à nettoyer le corps de son mari pour les funérailles. De là où ils étaient, ils l’entendaient. Elle chantait. Toutes ses chansons étaient celles qu’ils avaient entendu Eddie chanter au cours de leur périple. L’une était Born To Run. Une autre, La Chanson du Riz, de Calla Bryn Sturgis.

— Il faut qu’on parte, et sur-le-champ, dit Roland.

Il avait porté la main à sa hanche et se la frottait, encore et encore. Jake l’avait vu sortir un flacon de cachets d’aspirine (déniché Dieu savait où) de son sac et en avaler trois sans eau.

— Sheemie, veux-tu bien nous envoyer là-bas ?

Sheemie fit oui de la tête. Il avait clopiné jusqu’au banc, en s’appuyant sur l’épaule de Dinky, et aucun d’eux n’avait encore eu l’occasion de jeter un œil à sa blessure. Un petit boitillement paraissait tellement dérisoire, à côté de tous leurs tracas. De toute évidence, si Sheemie Ruiz devait mourir cette nuit-là, ce serait en ouvrant une porte de fortune entre Tonnefoudre et l’Amérique. La moindre tentative de téléportation pouvait lui être fatale — est-ce qu’un malheureux pied douloureux pouvait rivaliser avec ça ?

— J’essaierai. J’essaierai de toutes mes forces, ça oui.

— Ceux qui nous ont aidés à aller jeter un œil à New York nous aideront cette fois encore, ajouta Ted.

C’est Ted qui avait deviné comment établir le courant, quand il se trouvait côté Amérique du Monde Clé. Lui, Dinky, Fred Worthington (le banquier) et Dani Rostov étaient tous allés à New York, et ils étaient tous capables d’invoquer des images assez claires de Times Square : les lumières, la foule, les frontons des cinémas… et, surtout, le téléscripteur géant qui vantait les attractions du jour aux passants qui défilaient en dessous, réalisant un circuit complet entre Broadway et la 48e Rue en trente secondes environ. Le trou s’était ouvert assez longtemps pour les informer de l’examen par des experts légistes de l’ONU de charniers au Kosovo, et aussi que Al Gore, le Vice-Président des États-Unis, avait passé la journée à New York pour sa campagne électorale, et que Roger Clemens avait marqué treize fois la veille contre les Texas Rangers, ce qui n’avait quand même pas empêché les Yankees de perdre le match.

Avec l’aide des autres, Sheemie aurait pu garder le trou ouvert un bon moment (les autres avaient contemplé l’effervescence éclatante de New York avec une sorte d’avidité et de fascination, et à présent ils ne Brisaient plus, ils Ouvraient, et ils Voyaient), sauf qu’il se trouva que ça n’était pas nécessaire. Après les scores de base-ball, la date et l’heure s’étaient mises à défiler en lettres d’un jaune-vert fluorescent : 18 JUIN 1999, 9 : 19.

Jake s’apprêtait à demander comment ils pouvaient être sûrs que c’était bien le Monde Clé qu’ils avaient observé, celui dans lequel il restait à Stephen King moins d’une journée à vivre, mais il se ravisa. La réponse était contenue dans l’heure, espèce d’idiot, et elle était toujours la même : en additionnant les chiffres 9 : 19, on obtenait dix-neuf.

13

— Et c’était il y a combien de temps ? demanda Roland.

Dinky fit un calcul rapide.

— Je dirais il y a cinq heures, au moins. Si je me repère par rapport à la sirène du changement d’équipe, et au moment où le soleil s’est éteint.

Ce qui veut dire qu’il est deux heures et demie du matin, en ce moment, de l’autre côté, compta Jake sur ses doigts. Il avait du mal à réfléchir, pour l’instant, même une simple addition était ralentie par les pensées concernant Eddie, mais il se rendit compte qu’avec un peu de volonté il y arrivait quand même. Sauf qu’on ne peut pas compter vraiment sur ces cinq heures, parce que le temps passe plus vite, côté Amérique. Ce qui allait peut-être changer, maintenant que les Briseurs avaient arrêté de rouer de coups le Rayon — ça allait peut-être se réguler de soi-même — mais sans doute pas encore. En ce moment ça doit encore défiler à toute vitesse.

Et il pouvait y avoir des ratés.

Stephen King pouvait être assis devant sa machine à écrire, le matin du 19 juin, frais et dispos, et la seconde d’après… boum ! Couché à la morgue le soir du même jour, huit ou douze heures englouties en un clin d’œil, et sa famille endeuillée assise sous un rond de lumière, à essayer de décider quel genre de cérémonie Stephen King aurait souhaité, partant du principe que ce ne serait pas dans son testament… essayant même de déterminer où il aurait aimé être enterré. Et la Tour Sombre ? La version de la Tour Sombre par Stephen King ? Ou la version de Gan, ou la version du Prim ? Perdues à jamais, toutes autant qu’elles étaient. Et ce bruit qu’on entend ? Eh bien, ça doit être le Roi Cramoisi, qui rit et rit et rit, quelque part au fin fond de Discordia. Et peut-être que Mordred l’Araignée rigole avec lui.

Pour la première fois depuis la mort d’Eddie, quelque chose d’autre que du chagrin vint au premier plan de l’esprit de Jake. Un cliquetis faible, comme celui qu’avaient émis les vifs d’argent quand Roland et Eddie les avaient programmés. Juste avant de les confier à Haylis pour qu’il les camoufle. C’était le bruit du temps, et le temps n’était pas leur ami.

— Il a raison, fit Jake. Il faut qu’on y aille tant qu’on peut encore faire quelque chose.

— Est-ce que Susannah… commença Ted.

— Non, l’interrompit Roland. Susannah restera ici, et vous l’aiderez à enterrer Eddie. Vous êtes d’accord ?

— Oui. Bien sûr, si c’est ce que vous souhaitez.

— Si nous ne sommes pas de retour dans…

Roland se mit à compter intérieurement, un œil fermé, l’autre perdu dans les ténèbres.

— Si nous ne sommes pas de retour à cette heure-ci dans deux nuits, partez du principe que nous sommes revenus dans le Monde Ultime par Fedic.

Oui, supposez qu’on est à Fedic, pensa Jake. Bien sûr. Parce que ça servirait à quoi de faire l’autre supposition, beaucoup plus logique, à savoir qu’on sera ou morts, ou perdus entre les mondes, vaadasch pour l’éternité ?

— Fedic, vous intuitez ? demanda Roland.

— Au sud, par là, n’est-ce pas ? fit Worthington.

Il s’était approché aux côtés de Dani, la petite de onze ans.

— Ou ce qui était le sud ? Trampas et quelques-uns des can-toi en pariaient comme si c’était une terre hantée.

— Elle est bien hantée, aucun doute, affirma Roland d’un air lugubre. Dans l’hypothèse où nous ne réussirions pas à revenir ici, pourrez-vous mettre Susannah dans un train pour Fedic ? Je sais qu’au moins quelques-uns des trains circulent encore, à cause des…

— Des Capes Vertes ? fit Dinky, en hochant la tête. Ou des Loups, si c’est comme ça que vous les appelez. Tous les trains de la ligne D circulent encore. Ils sont automatiques.

— Ce sont des monos ? Est-ce qu’ils parlent ? demanda Jake, repensant à Blaine.

Dinky et Ted échangèrent un regard dubitatif, puis Dinky reporta son attention sur Jake et haussa les épaules.

— Comment on le saurait ? J’en sais plus sur les bonnets D que sur la ligne D, et je crois qu’on peut dire ça de tout le monde, ici. Des Briseurs, du moins. J’imagine que certains des gardes doivent en savoir un peu plus. Ou ce type, là.

Du pouce il désigna Tassa, toujours assis sous la véranda de la Maison du Gardien, la tête dans les mains.

— Quoi qu’il en soit, on dira à Susannah d’être prudente, murmura Roland à Jake.

Jake acquiesça. C’était sans doute ce qu’ils pouvaient faire de mieux, mais il avait une dernière question. Il nota mentalement qu’il faudrait qu’il la pose à Ted ou à Dinky, s’il avait l’occasion de le faire sans que Roland entende. Il n’aimait pas l’idée de laisser Susannah derrière — tout son instinct et tout son cœur lui hurlaient de ne pas le faire — mais il savait aussi qu’elle refuserait de laisser Eddie sans sépulture, et Roland le savait, lui aussi. Ils pourraient la forcer à venir, mais seulement en la ligotant et en la bâillonnant, ce qui ne ferait que rendre les choses encore plus compliquées qu’elles l’étaient déjà.

— Il est bien possible, reprit Ted, que quelques Briseurs soient intéressés par un voyage en train avec Susannah.

Dani hocha la tête.

— On n’est pas franchement aimés, dans les parages, depuis qu’on vous a aidés. C’est Ted et Dinky qui essuient les plâtres, mais quelqu’un m’a craché au visage, il y a une demi-heure. J’étais retournée dans ma chambre chercher ça.

Elle brandit un Winnie l’Ourson usé et visiblement très aimé.

— Je ne pense pas qu’ils feront quoi que ce soit tant que vous serez là, mais une fois que vous serez repartis…

Elle haussa les épaules.

— Mon vieux, je ne pige pas, là, lança Jake. Ils sont libres.

— Libres de faire quoi ? demanda Dinky. Réfléchis-y. La plupart sont des désaxés, côté Amérique. La cinquième roue du carrosse. Ici on était des stars, et on avait le meilleur. Et maintenant, tout ça, c’est fini. Quand on y pense comme ça, est-ce que c’est si difficile à comprendre ?

— Oui, maintint Jake d’un ton brusque.

Il se dit qu’il n’avait sans doute pas envie de comprendre.

— Et ce n’est pas tout ce qu’ils ont perdu, leur dit calmement Ted. Il y a un roman de Ray Bradbury, intitulé Fahrenheit 451. « C’était un plaisir de brûler », c’est la première phrase du livre. Eh bien c’était aussi un plaisir de Briser.

Dinky hochait la tête. Ainsi que Worthington et Dani Rostov.

Même Sheemie avait l’air d’accord.

14

Eddie gisait dans ce même cercle de lumière, mais il avait à présent le visage immaculé, et le drap du lit du surveillant était proprement rabattu sur son ventre. Susannah lui avait mis une chemise blanche fraîche, qu’elle avait dégotée quelque part (dans l’armoire du surveillant, supposa Jake), et elle avait aussi dû dénicher un rasoir, car il avait les joues toutes lisses. Jake essaya d’imaginer Susannah assise là, en train de raser le visage de son mari mort — en train de chanter « Comme-à-commala, le riz est juste là » — et il n’y parvint tout d’abord pas. Puis, tout d’un coup, l’image lui apparut, une image tellement puissante qu’une fois encore il dut lutter pour ne pas exploser en sanglots.

Elle écouta attentivement Roland, assise sur le lit, les mains croisées sur ses genoux, les yeux baissés. Le Pistolero lui trouvait un air de vierge timide accueillant une demande en mariage.

Lorsqu’il eut terminé, elle ne dit mot.

— Est-ce que tu as compris ce que je viens de te dire, Susannah ?

— Oui, répondit-elle, toujours sans lever les yeux. Je dois enterrer mon homme. Ted et Dinky m’aideront, au moins pour empêcher leurs amis — elle souligna ce mot d’une petite intonation sarcastique et amère qui redonna quelque peu espoir à Roland… elle était toujours là, finalement, semblait-il — de l’emmener et de pendre son cadavre à un pommier mutant.

— Et ensuite ?

— Ou bien vous trouvez un moyen de revenir ici, et alors nous repartirons pour Fedic ensemble, ou bien Ted et Dinky me mettront dans un train et j’irai seule.

Non seulement Jake détesta ce ton froid et détaché qu’elle employait, mais il se sentit terrifié.

— Tu sais pourquoi nous devons retourner de l’autre côté, n’est-ce pas ? demanda-t-il, de l’angoisse dans la voix. Je veux dire, tu le sais, n’est-ce pas ?

— Pour sauver l’écrivain, tant qu’il est encore temps.

Elle avait pris une des mains d’Eddie dans la sienne, et Jake remarqua, fasciné, que ses ongles étaient parfaitement propres. Il se demanda avec quoi elle avait réussi à retirer la couche de crasse — le surveillant possédait-il un de ces mini-coupe-ongles, comme celui que le père de Jake gardait en permanence dans sa poche, en porte-clés ?

— Sheemie dit qu’on a sauvé le Rayon de l’Ours et de la Tortue. Nous pensons avoir sauvé la rose. Mais il nous reste au moins une tâche à accomplir. L’écrivain. Ce feignant d’écrivain.

Alors elle leva les yeux, et ils lancèrent des éclairs. Jake se dit soudain que c’était peut-être une bonne chose, que Susannah ne soit pas avec eux au moment où ils se retrouveraient en face de sai King — si ça devait jamais arriver.

— Vous avez inté’êt à le sauver, lança-t-elle.

Roland comme Jake reconnurent les accents sournois de cette chapardeuse de Detta.

— Après ce qui s’est passé aujourd’hui, vous avez plutôt inté’êt. Et cette fois, Roland, dis-lui bien de ne pas arrêter d’écrire. Quoi qu’il arrive, même s’il chope un cancer, ou la gangrène de la bite. Qu’il ne s’embarrasse pas avec le Prix Pulitzer, non plus. Dis-lui de continuer, et de terminer cette putain d’histoire.

— Je transmettrai le message, lui assura Roland.

Elle hocha la tête.

— Tu viendras nous rejoindre, quand ce boulot sera achevé, dit Roland, en levant légèrement la voix sur le dernier mot, comme s’il s’agissait presque d’une question. Tu viendras avec nous, pour accomplir la fin, n’est-ce pas ?

— Oui. Pas parce que je le veux — j’ai perdu la foi, et mes tripes, si tu veux savoir — mais parce que lui il voulait que je le fasse.

Tendrement, très tendrement, elle reposa la main d’Eddie sur le torse du jeune homme, à côté de l’autre. Puis elle tendit le doigt en direction de Roland. Un doigt qui tremblait très légèrement.

— Et ne me sors pas une connerie du genre « nous sommes ka-tet, nous sommes un en plusieurs, la multiplicité faite unité ». Parce qu’elle est finie, cette époque-là. Pas vrai ?

— Oui, dit Roland. Mais la Tour est toujours debout. Et elle attend.

— J’ai perdu le goût de ça aussi, mon grand.

Pas tout à fait J’ai pe’du l’goût d’ça aussi, mon g’and, mais presque.

— En vérité.

Mais Jake comprit que ce n’était pas la vérité. Elle n’avait pas perdu le désir de voir la Tour, pas plus que Roland ne l’avait perdu. Pas plus que Jake lui-même. Leur tet avait beau être brisé, le ka demeurait. Et elle le sentait aussi sûrement qu’eux.

15

Ils l’embrassèrent (et Ote lui lécha le visage) avant de partir.

— Sois prudent, Jake, lui dit Susannah. Reviens-moi en un seul morceau, tu m’entends ? Eddie t’aurait dit la même chose.

— Je sais, fit Jake en l’embrassant une nouvelle fois.

Il souriait, car il entendait la voix d’Eddie lui dire de faire gaffe à ses fesses, qu’il avait déjà une grosse fissure, et se remit à pleurer pour la même raison. Susannah le tint contre elle quelques secondes encore, puis elle le laissa aller et se retourna vers son mari, tellement immobile et froid dans le lit du surveillant. Jake comprit qu’elle n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à Jake Chambers, ou au chagrin de Jake Chambers, dans l’immédiat. Le sien était trop immense.

16

À la porte des appartements, Dinky patientait. Roland faisait un petit tour avec Ted, et ils étaient déjà au bout du couloir, absorbés dans leur conversation. Jake supposa qu’ils reprendraient la direction de l’Allée, où Sheemie (avec un peu d’aide des autres) essaierait une nouvelle fois de les envoyer côté Amérique. Ce qui lui rappela quelque chose.

— Les trains de la ligne D, ils vont au sud, ou vers ce qui est censé être le sud, pas vrai ?

— Plus ou moins, partenaire, acquiesça Dinky. Certaines de ces machines ont des noms, comme Pluie Délicieuse, ou Esprit du Pays de la Neige, mais ils ont tous des lettres et des numéros.

— Ce D, c’est pour Dandelo ?

Dinky le regarda en fronçant les sourcils, perplexe.

— Dandelo ? Qu’est-ce que c’est que ce foutu truc ?

Jake secoua la tête. Il n’avait aucune envie de révéler à Dinky où il avait entendu ce mot.

— Eh bien, je n’en sais rien, enfin je n’en suis pas sûr, poursuivit Dinky tandis qu’ils se remettaient en marche. Mais j’ai toujours pensé que ce D signifiait Discordia. Parce que c’est là que tous les trains sont censés atterrir, tu vois — quelque part au fin fond des plus mauvaises des Malterres de l’univers.

Jake opina. Ça se tenait. D pour Discordia. À la rigueur.

— Tu n’as pas répondu à ma question. C’est quoi, un Dandelo ?

— Rien qu’un mot que j’ai vu écrit sur le mur, à la Gare de Tonnefoudre. Ça ne signifie sans doute rien du tout.

17

À l’extérieur du Dortoir Corbett, une délégation de Briseurs attendait. Ils avaient l’air maussades et apeurés. D pour Dandelo, se dit Jake. D pour Discordia. Et D pour Désespoir, aussi.

Roland se planta face à eux, les bras croisés sur la poitrine.

— Qui parle en votre nom ? demanda-t-il. Si l’un d’entre vous est votre porte-parole, qu’il s’avance, car notre temps ici s’achève.

Un monsieur à cheveux gris — encore un type avec une tête de banquier, pour tout dire — fit un pas en avant. Il portait un pantalon de costume gris, une chemise blanche ouverte au col, et un gilet gris, ouvert lui aussi. Le gilet pochait. L’homme qui le portait également.

— Vous nous avez pris notre vie, dit-il.

Il avait prononcé ces mots avec une sorte de satisfaction morose — comme s’il avait toujours su que les choses se termineraient ainsi (ou que la fin ressemblerait à ça).

— La vie que nous connaissions. Qu’allez-vous donner en échange, monsieur Gilead ?

Un murmure d’approbation accueillit cette question. Jake Chambers l’entendit, et ressentit une colère telle qu’il n’en avait jamais ressenti de toute sa vie. Sa main, comme mue par une volonté propre, se posa sur la mitraillette Coyote, la caressa et trouva dans ce contact une sorte de réconfort glacé. Voire un instant de répit dans son chagrin. Et Roland le sentit, car il tendit la main dans son dos et la posa sur celle de Jake. Il la serra jusqu’à ce que le jeune garçon lâche son arme.

— Je vais vous dire ce que je vous donne en échange, puisque vous le demandez. J’ai voulu que cet endroit, où vous vous êtes nourris de cerveaux d’enfants sans défense dans le but de détruire l’univers, soit rayé de la carte par le feu, jusqu’à la dernière brindille. J’avais l’intention de faire exploser certaines boules volantes en notre possession, afin de réduire en miettes ce qui ne voudrait pas brûler. J’avais l’intention de vous indiquer la direction du Fleuve Whye et des vertes Callas qui s’étendent au-delà, et de vous y envoyer avec cette malédiction que m’a apprise mon père : que vos jours soient longs, mais pas en bonne santé.

Un murmure plein de ressentiment monta, mais pas un regard n’osa chercher celui de Roland. L’homme qui avait accepté de parler en leur nom (et même dans l’état de fureur où il se trouvait, Jake dut bien lui reconnaître du courage) vacillait sur ses pieds, comme s’il était sur le point de s’évanouir.

— Les Callas se trouvent toujours dans cette direction, ajouta Roland en tendant la main. Si vous y allez, certains d’entre vous — beaucoup, peut-être — mourront sans doute en chemin, car il se trouve sur cette route des animaux qui ont faim, et de l’eau bien souvent empoisonnée. Je ne doute pas que les folken de La Calla sauront qui vous êtes, et ce que vous avez fait, même si vous leur mentez, car ils ont parmi eux des Manni, et les Manni voient loin. Cependant vous y trouverez peut-être le pardon au lieu de la mort, car dans des cœurs comme ceux de ces gens, la capacité à pardonner est bien plus grande que le sera jamais la vôtre à comprendre. Ou la mienne, d’ailleurs.

« Je ne doute pas non plus qu’ils vous mettront au labeur et que le reste de votre existence ne se passera pas dans le confort que vous avez connu, mais dans l’effort et la sueur, pourtant je vous exhorte à y aller, ne serait-ce que pour trouver la rédemption, après ce que vous avez fait !

— Nous ne savions pas ce que nous faisions, espèce d’homme charyou ! hurla furieusement une femme à l’arrière.

SI, VOUS LE SAVIEZ, brailla Jake en réponse, si fort qu’il vit des points noirs consteller soudain son champ de vision et que la main de Roland se plaqua instantanément sur la sienne pour la retenir.

Aurait-il vraiment décimé la foule avec sa Coyote, ajoutant encore à l’odeur de mort qui baignait ce terrible endroit ? Il n’en savait rien. Ce qu’en revanche il savait, c’est qu’un pistolero pouvait perdre le contrôle de ses mains, sitôt qu’il y plaçait une arme.

— Comment pouvez-vous prétendre le contraire ? Vous saviez !

— Voici ce que je donnerai, si cela vous sied, reprit Roland. Mes amis et moi — ceux d’entre nous qui ont survécu, même si je sais que celui qui gît mort là-bas aurait été d’accord, et c’est pourquoi je parle aussi en son nom —, nous laisserons cet endroit dans l’état où il est. Vous avez assez de nourriture pour tenir jusqu’à la fin de vos jours, je n’en doute pas, et des robots pour la préparer, faire votre lessive et vous torcher le cul, si c’est ce dont vous croyez avoir besoin. Si vous préférez le purgatoire à la rédemption, alors restez ici. Si j’étais vous, je ferais le voyage. Je suivrais les voies ferrées, je sortirais des ténèbres. Dites-leur ce que vous avez fait avant qu’ils le découvrent, mettez-vous à genoux, tête nue, et implorez leur pardon.

— Jamais ! cria catégoriquement quelqu’un, mais Jake eut l’impression que certains avaient l’air moins déterminés.

— Comme vous voudrez. Ce sera mon dernier mot en la matière, et le prochain qui m’adressera la parole pourrait bien se retrouver silencieux à jamais, car une amie à moi est en train de préparer un autre de mes amis, son propre mari, pour qu’il repose en terre, et je suis rempli de fureur et de chagrin. Vous désirez parler ? Oserez-vous provoquer ma fureur ? Si tel est le cas, voici ce qui vous attend.

Il dégaina son arme et la posa en appui sur le creux de son épaule. Jake s’avança à ses côtés, brandissant enfin sa propre arme.

Il y eut un moment de silence, puis l’homme qui avait parlé se retourna.

— Ne nous tuez pas, monsieur, vous en avez fait assez, dit quelqu’un avec amertume.

Roland ne répondit pas, et la foule commença à se disperser. Certains s’éloignèrent en courant, ce qui fit tache d’huile. Ils s’enfuirent en silence, sauf quelques-uns qui sanglotaient, et bientôt les ténèbres les eurent avalés.

— Ouaouh, fit Dinky, d’une voix douce, empreinte de respect.

— Roland, dit Ted, ce n’était pas entièrement leur faute. Je croyais vous avoir expliqué ça, mais j’imagine que je n’ai pas fait du très bon travail.

Roland rengaina son pistolet.

— Vous avez fait de l’excellent travail. C’est pourquoi ils sont toujours en vie.

Ils avaient de nouveau tout le côté de la Maison Damli pour eux seuls. Roland vit Sheemie s’approcher en boitant. Ses yeux ronds étaient pleins de gravité.

— Peux-tu me montrer où tu veux aller, mon ami ? Peux-tu me montrer l’endroit ?

L’endroit. Roland s’était tellement concentré sur le quand qu’il avait à peine pensé au où. Et ses souvenirs de la route de Lovell sur laquelle ils avaient roulé étaient plutôt succincts. Eddie conduisait la voiture de John Cullum, et Roland était profondément absorbé par ses propres pensées, focalisé sur ce qu’il allait dire au bonhomme pour le convaincre de les aider.

— Ted t’a-t-il montré un endroit, avant que tu l’envoies là-bas ? demanda-t-il à Sheemie.

— Si fait, c’est ce qu’il a fait. Seulement il ne savait pas qu’il était en train de me le montrer. C’était une image-bébé… je ne sais pas comment te dire exactement… stupide tête ! Pleine de toiles d’araignée !

Sheemie serra le poing et se donna un coup entre les yeux.

Roland arrêta la main de Sheemie avant qu’il pût se frapper une nouvelle fois et lui déroula les doigts. Il fit cela avec une douceur déconcertante.

— Non, Sheemie. Je crois comprendre. Tu as trouvé une pensée… un souvenir datant de quand il était petit garçon.

Entre-temps, Ted s’était approché.

— Bien sûr, c’est ça, dit-il. Je ne sais pas pourquoi ça ne m’a pas frappé plus tôt. C’était trop simple, peut-être. J’ai grandi à Milford, et l’endroit où j’ai atterri en 1960 était à deux pas, en termes de distance géographique. Sheemie a dû trouver un souvenir de promenade en carriole, ou peut-être une virée par le tram de Hartford pour voir mon oncle Jim et ma tante Molly, à Bridgeport. Quelque chose dans mon subconscient.

Il secoua la tête.

— Je savais bien que l’endroit où j’ai atterri me semblait familier mais, bien sûr, c’était des années plus tard. Il n’y avait pas la Merritt, quand j’étais jeune.

— Est-ce que tu peux me montrer une image comme celle-là ? demanda Sheemie à Roland, d’une voix pleine d’espoir.

Roland repensa une fois de plus à l’endroit où ils s’étaient garés sur la Route 7, à Lovell, l’endroit où il avait fait sortir Chevin de Chayven des bois, mais il n’avait aucune vision claire. Pas de repère dans le décor qui distingue cet endroit-là d’un autre. Rien qui lui revînt en mémoire, en tout cas.

Une autre idée lui traversa l’esprit. Une idée en rapport avec Eddie.

— Sheemie !

— Si fait, Roland de Gilead, Will Dearborn-qui-fut !

Roland tendit les mains et les plaça de chaque côté du crâne de Sheemie.

— Ferme les yeux, Sheemie, fils de Stanley.

Sheemie s’exécuta, puis ses mains vinrent agripper la tête de Roland. Le Pistolero ferma les yeux à son tour.

— Dis ce que je vois, Sheemie, dit-il. Dis où nous devrions aller. Vois-le très bien.

Et c’est ce que fit Sheemie.

18

Alors qu’ils se tenaient là, Roland en train de projeter et Sheemie en train de visualiser, Dani Rostov appela doucement Jake.

Quand il se trouva près d’elle, elle hésita, soudain peu sûre de ce qu’elle allait dire ou faire. Il commença à l’interroger, mais elle le fit taire d’un baiser. Elle avait les lèvres d’une douceur à peine croyable.

— C’est pour te souhaiter bonne chance, dit-elle.

Et lorsqu’elle vit son air ébahi et mesura la puissance de ce qu’elle venait de faire, sa timidité s’effaça. Elle lui passa les bras autour du cou (son Winnie l’Ourson à la main — Jake en sentit la matière molle contre son dos) et l’embrassa de nouveau. Il sentit la pression de ses seins durs et minuscules, et il devait se rappeler cette sensation jusqu’à la fin de sa vie. Il se la rappellerait, elle, jusqu’à la fin de sa vie. Comme si c’était la veille.

— Et ça, c’est pour moi.

Elle se retira aux côtés de Ted Brautigan, les yeux baissés et les joues brûlantes, avant qu’il ait pu dire un mot. Non pas qu’il s’en sentît capable, même si sa vie en avait dépendu. Il avait la gorge bien trop serrée.

Ted le regarda et sourit.

— On juge tous les suivants d’après le premier. Tu peux me croire. Je sais de quoi je parle.

Jake était toujours dans l’incapacité de dire quoi que ce soit. Elle aurait aussi bien pu lui avoir balancé un coup de poing dans la tête, au lieu de l’embrasser sur la bouche. Le choc était comparable.

19

Un quart d’heure plus tard, ce sont quatre hommes, une fille, un bafou-bafouilleux et un garçon hébété, stupéfait (et très fatigué), qui se tenaient dans l’Allée. Ils semblaient n’avoir cette immense pelouse que pour eux. Le reste des Briseurs avait totalement disparu. De là où il se trouvait, Jake voyait la fenêtre éclairée du premier étage du Dortoir Corbett, là où Susannah préparait son homme. Le tonnerre grondait. Ted parlait de nouveau comme il l’avait fait dans ce placard de la Gare de Tonnefoudre avec la veste rouge, quand la mort d’Eddie était encore impensable :

— Joignez les mains. Et concentrez-vous.

Jake tendit la main vers celle de Dani Rostov, mais Dinky secoua la tête avec un petit sourire :

— Tu pourras peut-être lui prendre la main un autre jour, héros, mais pour l’instant tu es le dindon de la farce, tu te places au milieu. Et ton dinh est le deuxième.

— Donnez-vous les mains, fit Sheemie.

Il y avait dans sa voix des accents d’autorité calme que Jake ne lui avait jamais entendus.

— Ça aidera.

Jake cala Ote dans sa chemise.

— Roland, est-ce que tu as pu montrer à Sheemie…

— Regarde, répondit le Pistolero en lui prenant les mains, tandis que les autres formaient un cercle serré autour d’eux. Regarde. Je pense que tu verras.

Une couture scintillante apparut dans les ténèbres, dissimulant Sheemie et Ted à la vue de Jake. Pendant une seconde elle tremblota et s’obscurcit, et Jake crut qu’elle allait disparaître. Puis la balafre se remit à scintiller et s’élargit. Très faiblement (comme on entend lorsqu’on est sous l’eau), il entendit le bruit d’une voiture ou d’un camion qui passait, dans cet autre monde. Il vit un immeuble, avec un petit parking asphalté, devant. Trois voitures et un pick-up y étaient garés.

La lumière du jour ! se dit-il, consterné. Car si le temps ne revenait pas en arrière dans le Monde Clé, ça signifiait que le temps avait bel et bien eu un raté, qu’il avait glissé. S’ils étaient bien dans le Monde Clé, alors on était le samedi 19 juin, de l’année…

— Vite ! hurla Ted de l’autre côté de ce trou miroitant dans la toile du réel. Si vous devez y aller, allez-y maintenant ! Il va s’évanouir ! Si vous y allez…

Roland tira brusquement Jake vers l’avant, faisant rebondir son sac sur son dos dans le mouvement.

Attends ! eut envie de crier Jake. J’ai oublié mes affaires !

Mais c’était trop tard. Il sentit comme des mains énormes lui écrasant la poitrine et tout l’air qui jaillissait subitement hors de ses poumons. Il se dit, changement de pression. Il eut alors l’impression de tomber vers le haut, puis il roula sur le revêtement du parking, son ombre accrochée à ses talons, à loucher et à grimacer, se demandant dans un recoin reculé de son esprit depuis combien de temps ses yeux n’avaient plus été exposés à l’éclat naturel de cette bonne vieille lumière du jour. Pas depuis qu’ils avaient pénétré dans la Grotte de la Porte, à la poursuite de Susannah, peut-être.

Il entendit très faiblement quelqu’un — la fille qui l’avait embrassé, lui sembla-t-il — lui lancer un bonne chance, puis tout disparut. Tonnefoudre disparut, et le Devar-Toi, et les ténèbres. Ils se trouvaient côté Amérique, sur le parking où la mémoire de Roland et le pouvoir de Sheemie — amplifié par celui des quatre autres Briseurs — les avaient conduits. C’était l’Épicerie Générale d’East Stoneham, où Roland et Eddie s’étaient fait prendre en embuscade par Jack Andolini. Sauf qu’à moins d’une erreur horrible, c’était vingt-deux ans plus tôt. Là, on était le 19 juin 1999, et l’horloge dans la vitrine (C’EST TOUJOURS L’HEURE D’UN BON STEAK DU SANGLIER ! était écrit en rond sur le cadran) indiquait qu’il était quatre heures moins dix-neuf de l’après-midi.

Leur temps était presque écoulé.

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