III

Après avoir lu la lettre, je n'avais pas le courage de continuer à ouvrir des paquets. Je m'assis sur un tabouret en bois comme quelqu'un qui vient de parcourir un long trajet. Que pouvais-je faire ? Le moment était mal choisi pour me décourager. On ne vainc pas la tristesse en restant inactif, de sorte que j'optai pour mobiliser mon énergie. Je pensai que ce serait une bonne idée de m'approcher du phare. Si je ne me réconciliais pas avec le responsable, du moins ferais-je de l'exercice et chasserais-je les souvenirs. L'aliénation de cet individu n'était peut-être qu'un égarement passager. J'étais prêt à l'excuser. Le capitaine s'était introduit chez lui sans grands égards et avec l'arrogance d'un coq. Et nous l'avions surpris dans son sommeil. Mais un gardien de phare intelligent dort le jour et travaille la nuit, en surveillant la régularité des lumières. Nous étions habitués au contact humain sur le bateau, à la promiscuité presque obscène. Pas lui. Imaginons sa surprise en voyant arriver deux inconnus là, au bout du monde.

Toute la vitalité de l'île se résumait à la forêt. Mais plus je m'enfonçais dans la végétation, plus je l'associais à un mode de vie à l'état latent, accidentel, effrayant et stérile. Les buissons, par exemple, projetaient des branches épaisses et apparemment solides. Lorsque je les repliais, elles se brisaient comme des carottes. Un jour, l'hiver arriverait et la neige ferait crever les arbres à coups de marteau. Cette forêt évoquait une armée qui signerait la défaite avant la bataille. A mi-chemin, cependant, je m'arrêtai en découvrant une grande dalle de marbre, d'où sortait un simple tuyau en bronze. La dalle se dressait contre un mur naturel, encadré par de la mousse noire. L'endroit était bien choisi parce que l'absence de relief y avait créé un petit bassin. Un filet d'eau coulait de façon ininterrompue du tuyau. Il tombait dans un grand seau métallique qui débordait. Un autre, vide, attendait à côté. Je compris que je me trouvais devant la fontaine qui alimentait le phare en eau potable.

Il est curieux de voir la façon dont nous sélectionnons les objets sur lesquels se pose notre regard. Lors de ma première promenade, avec le capitaine, la fontaine était passée inaperçue à mes yeux. Nous n'y avions pas prêté attention parce que nous cherchions des signes plus importants. Mais maintenant j'étais seul, complètement seul, et un tuyau en bronze qui vomissait de l'eau était un objet digne d'un grand intérêt. Je m'approchai et je vis au-dessus du tuyau une inscription en lettres irrégulières. Voilà ce que l'on pouvait lire :

BATÍS CAFFÓ VIT ICI.

BATÍS CAFFÓ A FAIT CETTE FONTAINE.

BATÍS CAFFÓ A ÉCRIT CELA.

BATÍS CAFFÓ SAIT SE DÉFENDRE.

BATÍS CAFFÓ DOMINE LES OCÉANS.

BATÍS CAFFÓ POSSÈDE CE QU'IL VEUT ET N'AIME QUE CE QU'IL POSSÈDE.

BATÍS CAFFÓ EST BATÍS CAFFÓ ET BATÍS CAFFÓ EST BATÍS CAFFÓ.

Je le déplorai. Adieux espoirs de concorde. Cette dalle me parlait d'un esprit aussi fragmenté qu'irrécupérable. Mais je n'avais rien de mieux à faire et je continuai le chemin qui me conduisait au phare. Une fois au pied de la construction, je trouvai la porte fermée. « Ohé, ohé », criai-je, imitant le capitaine.

Personne ne me répondit ; le seul bruit qui me parvint était celui des vagues se brisant sur la côte. Je pensai aux inscriptions de la fontaine. Il me vint à l'esprit que l'homme devait être présomptueux, parce que toutes les phrases commençaient par son nom. Que ce fût par manque d'intelligence, ou par un culte aigu de la personnalité — défauts qui se rejoignent souvent —, il avait besoin de réaffirmer son identité. Mon invocation se fit plus stratégique, réitérant souvent son nom :

— Batís ! criai-je, mettant mes mains en porte-voix. Batís ! Batís ! Eh, Batís ! Ouvrez, s'il vous plaît. Je suis le climatologue.

Pas de réponse. Six ou sept mètres au-dessus de la porte, se trouvait le balcon. Je le regardais dans l'espoir de voir apparaître sa silhouette. Comme ce ne fut pas le cas, l'observation continue me permit d'apercevoir d'autres choses. Je vis par exemple qu'on avait ajouté des morceaux de bois au pied du balcon. Lors de ma visite précédente, j'avais pensé à une sorte d'échafaudage rudimentaire. Je me trompais. Ils n'avaient pas la même forme que les piliers en fer originaux, qui constituaient un triangle avec le mur et les pieds du balcon. C'étaient des pieux très pointus. Effectivement, le balcon tout entier était entouré par cette construction, qui en faisait un hérisson artisanal. Le vent soufflait et j'entendis comme un bruit de ferraille. La partie du phare la plus proche du sol était couverte de cordes fixées au mur par de longs clous. Suspendues aux cordes, des boîtes de conserve vides, souvent attachées par deux. Le vent les faisait s'entrechoquer et se cogner contre les murs avec un effet de clarines de vache. Autres détails incompréhensibles : les jointures des pierres avaient été remplies de clous à la pointe tournée vers l'extérieur. Des clous et des morceaux de verre, une infinité de morceaux. Notre soleil leur donnait des reflets bleus et rouges. Un peu plus haut, les tessons et les clous disparaissaient. Jusqu'à la hauteur à laquelle parviendrait un homme grimpé sur une échelle de taille moyenne, les pierres du mur avaient été assemblées avec un mortier improvisé qui les suturait, de sorte qu'elles acquéraient la consistance d'une muraille inca. Un ongle de bébé n'y serait pas entré. Je fis le tour du phare : il était entièrement protégé par ces travaux absurdes. Quand je me retrouvai devant la porte, je vis Batís Caffó sur le balcon. Il me visait avec un fusil à double canon. Malgré ma surprise initiale, je ne me laissai pas intimider :

— Bonjour, Batís. Vous vous souvenez de moi ? dis-je. Je voudrais vous parler. Après tout, nous sommes voisins. Curieux voisinage, vous ne trouvez pas ?

— Si vous approchez, je tire.

D'après mon expérience, un homme qui veut en tuer un autre ne le menace pas, et quand il le fait, c'est qu'il ne veut pas le tuer.

— Soyez raisonnable, Batís, insistai-je, un mot cordial…

Il ne répondit pas, il se contentait de me tenir en joue fixement depuis son balcon.

— Quand votre contrat s'achève-t-il ? demandai-je, pour dire quelque chose. Vous attendez la relève pour bientôt ?

— Décampez, ou je vous tue.

J'étais également persuadé que seule la torture peut obliger à parler un homme qui ne le veut pas. Et je n'étais pas un tortionnaire. Je haussai les épaules et partis, sans me presser. Au moment où je pénétrais à nouveau dans la forêt, je me retournai : il était toujours sur son balcon, les jambes écartées, dans la position du tireur alpin. Il fermait même l'œil gauche.

*

Le reste de la journée n'a pas grand intérêt. Je finis de m'installer. Une étrange émotion m'envahit. Je me mordis la lèvre inférieure jusqu'au sang, sans en avoir conscience. Tout à la fois ivre, sobre, triste, joyeux, j'allumai la cheminée. Je fumais et jetais les mégots dans le feu. Je n'ai jamais su apprécier l'art poétique. Je pense que la douleur est un état préalable au langage et que tout effort en ce sens est donc inutile. Et je n'avais plus de patrie.

Je nourrissais des réflexions mélancoliques quand les ténèbres arrivèrent. Dans ces régions du monde, la nuit ne s'annonçait pas, elle gagnait par un assaut. Un sursaut : la semi-pénombre de ma résidence s'illumina soudain sous un éclair de lumière blanche, qui disparut immédiatement. C'était le phare. Batís l'avait allumé, le projecteur commençait à tourner et traversait les fenêtres par intermittence. Je n'arrivais pas à comprendre. Le phare me visait directement. Cela signifiait qu'il avait un angle de portée très bas, et qu'il ne devait pas être d'une grande utilité pour les bateaux les plus éloignés. « Quel homme étrange », pensai-je. Je pouvais comprendre, par exemple, qu'il fût arrivé sur l'île en quête de solitude. Mais, en ce cas, son exercice de la solitude était très différent du mien. A mon point de vue, la vraie solitude était intérieure et n'excluait pas un contact aimable avec les voisins occasionnels. Lui, en revanche, choisissait de traiter tous les hommes comme des lépreux. Quoi qu'il en soit, les bizarreries de Batís ne m'intéressaient pas tellement à ce moment-là.

Je me rappelle avoir allumé une lampe à pétrole. Je m'assis devant la table et planifiai mon emploi du temps. Le décor : au fond, la cheminée ; la table et moi à l'autre bout de la pièce. A ma droite, la porte d'entrée et le lit, très semblable à celui de la couchette du bateau. Contre l'autre mur, des caisses et des malles, le tout très simple. Peu après, j'entendis un bruit agréable et lointain. A peu près comme le trot d'un petit troupeau de chèvres au loin. Au début, je le confondis avec le son de la pluie, un bruit de grosses gouttes solitaires. Je me levai et regardai par la fenêtre la plus proche. Il ne pleuvait pas. La pleine lune maculait de bronze la surface de la mer. La lumière tombait sur les troncs plantés sur la plage. On pouvait facilement imaginer des membres humains, extatiques ; l'ensemble rappelait une forêt de pierre. Mais il ne pleuvait pas. Je me désintéressai de la question et me rassis. Ce fut alors que je le vis. Je le vis. Je me souviens d'avoir pensé que la folie m'avait dérobé les yeux.

Dans la partie inférieure de la porte, il y avait une sorte de chatière. Un trou circulaire sur lequel reposait une petite trappe mobile. Le bras entrait par là. Un bras entier, nu, très long. Avec des mouvements d'épileptique, il cherchait quelque chose à l'intérieur. Peut-être la poignée de porte ? Ce n'était pas un bras humain. Bien que la lampe et le feu ne me donnaient pas une très forte lumière, au coude on pouvait voir trois os, très petits et plus pointus que les nôtres. Pas un gramme de graisse, que du muscle, de la peau de requin. Mais le pire de tout était la main. Les doigts étaient reliés par une membrane qui parvenait presque aux ongles.

A la surprise succéda une vague de panique. Je criai de terreur en bondissant de ma chaise. En m'entendant, un chœur de voix me répliqua. Elles étaient partout. Elles cernaient la maison et criaient sur un ton insolite, mélange de mugissements d'hippopotame et de cris de hyène. J'avais si peur que je n'arrivais pas à croire ma propre terreur. Je regardai par une autre fenêtre, l'esprit vide.

Je pouvais les deviner plus que je ne les voyais. Ils avaient vingt centimètres de plus que moi et étaient plus minces. Ils couraient autour de la maison. Ils avaient l'agilité d'une gazelle. La pleine lune découpait leurs silhouettes. Dès que mes yeux les repéraient, ils fuyaient l'angle visuel limité que m'offrait la fenêtre. L'un d'eux s'arrête, agite la tête avec la vivacité d'un colibri, crie, court, revient, un ou deux autres se joignent à lui et ils changent de direction, savoir pourquoi, le tout à la vitesse d'un éclair. Derrière moi, j'entendis des éclats : ils avaient brisé les vitres de la fenêtre opposée. Par saint Patrick, ils entraient dans la maison ! Seuls leurs instincts incontrôlés me sauvèrent. La fenêtre était un petit rectangle, mais elle résisterait au passage d'un corps moyennement souple. Nonobstant, l'anxiété les poussait à se précipiter, ils voulaient tous sauter à l'intérieur et décuplaient l'engorgement. Le phare éclaira la scène. Un laps de temps minime, une horreur absolue. Six, sept bras bougeant comme des tentacules, derrière lesquels hululaient des visages d'un infra-monde de batraciens, aux yeux globuleux, aux pupilles en tête d'épingle, des trous à la place des narines, pas de sourcils, pas de lèvres, une bouche immense.

J'agis davantage par instinct que par raison. Je pris une grosse bûche dans la cheminée, me dirigeai vers la fenêtre et, en criant, frappai ces bras qui s'agitaient. Des étincelles furent projetées, du sang bleu, des cris de douleur et des bouts de bois brûlé. Une fois que le dernier bras se fut retiré, je lançai la bûche au-dehors. Les fenêtres possédaient des volets intérieurs. Je voulais fermer celle-ci et la bloquer, mais la dernière griffe en profita pour m'attraper par le cou. Ma présence d'esprit me surprit moi-même. Au lieu de m'en prendre aux poignets du monstre, ma réaction fut de lui saisir un doigt. Je le pliai jusqu'à le lui briser.

Je fais un bond en arrière. Avec un sac vide, je ramasse les braises dans la cheminée et les lance contre la fenêtre. Cette pluie provoque des malédictions invisibles, et pendant la pause qui s'ensuit je ferme le volet intérieur en bois aussi vite que possible.

Il restait encore trois fenêtres, toutes avec des volets intérieurs ouverts. A ce moment, se produisit une autre course mortelle. Je sautais d'une fenêtre à l'autre, fermant les petits volets et mettant la barre. Eux, d'une certaine façon, comprenaient la situation et encerclaient la maison, jusqu'à la fenêtre suivante. Je pouvais suivre leur trajectoire à leurs voix, plus excitées que jamais. Par chance, j'arrivais avant. Quand je fermai le dernier volet, leur déception se fit tangible avec une plainte longue à vous donner des frissons, un hurlement simultané de dix, onze, douze gorges, je ne sais pas, la peur affecte le calcul.

Ils étaient toujours dehors. Désespéré, essayant de décider ce qu'il convenait de faire, je cherchai une arme. « La hache, la hache, la hache », m'indiquait mon cerveau. Mais je ne la voyais pas, n'ayant pas le temps de la chercher, je me contentai d'une pelle. Maintenant, les monstres cognaient ensemble à une fenêtre. Le bois tremblait, mais la barre était solide. Ils n'étaient guidés par aucune tactique particulière, ils attaquaient en grand désordre. Dans ces conditions, je ne pouvais même pas me défendre, je ne pouvais qu'espérer on ne sait quoi. Je me rappelai le bras dans la chatière : il s'y trouvait toujours. Une vision qui me poussa au bord du collapsus. Avec toute la tension accumulée, avec une fureur dont je ne me serais jamais cru capable, je me précipitai sur ce membre horrible. Je le frappai comme si la pelle avait été une matraque, puis je l'attaquai avec le tranchant, pour le couper, mais il résistait malgré tout. Je dus finir par sectionner une artère, parce que le sang jaillit et le bras se retira avec la souplesse d'un lézard.

J'entendis les lamentations du monstre à moitié mutilé. Ses amis pleuraient eux aussi. Les coups portés contre la fenêtre cessèrent. Un silence. Le pire des silences que j'aie jamais entendus. Je savais, j'en avais la certitude, qu'ils étaient tous dehors. Soudain, à l'unisson, ils commencèrent à émettre des glapissements sur la même fréquence. Us miaulaient, exactement comme des chatons qui réclament la présence de leur mère. Des miaulements courts et doux, tristes, désemparés. C'était comme s'ils m'avaient dit : « Sors, sors, tout cela n'était qu'un malentendu, nous ne te voulons aucun mal. » Peu leur importait d'être crédibles, ils voulaient juste susciter la terreur. Il ne pouvait y avoir contraste plus grand entre leurs voix et leurs prétentions. Ils émettaient des miaous si languides et accompagnaient la supercherie par des poussées sporadiques contre la porte, ou les fenêtres obstruées. « Ne les écoute pas, pour l'amour de Dieu, ne les écoute pas », me dis-je. Je renforçai la porte avec des malles. Je rajoutai du bois dans le feu, au cas où ils aient l'intention de forcer la cheminée. Je regardais le plafond avec inquiétude. Il était recouvert de plaques d'ardoise. S'ils le souhaitaient, ils pourraient le détruire et s'infiltrer. Mais ils ne firent ni l'un ni l'autre. Toute la nuit, la lumière du phare, monotone, se glissa par les fissures de la maison à chaque rotation. Des rayons fins et longs, qui allaient et venaient avec la précision d'une horloge. Ils attaquèrent toute la nuit, tantôt une fenêtre, tantôt la porte, et à chaque nouvel assaut je croyais qu'un accès allait céder. Ensuite, un long silence.

Le phare s'était éteint. Avec mille précautions, j'ouvris une fenêtre. Ils n'étaient plus là. A l'horizon, s'étendait une délicate bande violette et orange. Je me laissai tomber par terre comme un sac, bien qu'avec la pelle entre les mains. En moi, luttaient plusieurs sentiments nouveaux et inconnus. Un instant plus tard, on pouvait voir un petit soleil flotter sur les eaux. Une bougie dans l'obscurité aurait chauffé davantage que cet astre soumis au voile des nuages. Mais c'était le soleil. Sous ces latitudes australes, les nuits d'été se révélaient extraordinairement courtes. Celle-ci avait sans aucun doute été la plus courte de ma vie. Elle m'avait semblé la plus longue.

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