XIII

C'était un jour ordinaire, un jour de plus au phare. Mais l'un de ces jours qui commencent chargés de pressentiments. La panse des nuages exhibait un gris noirâtre. Des nuages brisés, disséminés, qui occupaient le ciel telles les petites pièces d'une mosaïque, par milliers — cela dilatait le firmament. Par-delà les nuages, des clartés d'un rose pâle qui provenaient d'un soleil mat. Des mains invisibles avaient fait disparaître le fusil à deux canons. Je passai la moitié de la matinée à spéculer sur ce que cela signifiait. Mais je ne parvenais à aucune conclusion. Était-ce un acte de bonne volonté ou tout le contraire ?

Les nuits suivantes, il me sembla que l'activité citauca diminuait. Nous ne les voyions pas. Nous devinions qu'ils étaient dehors, oui, ils murmuraient entre eux. Mais quand nous allumions les projecteurs ils évitaient la lutte. La preuve la plus concluante en était que Batís ne put tirer un seul coup de fusil.

Existait-il un rapport entre cette absence d'agressivité et la disparition du fusil ? Réalité effective ou désir provoqué par l'espoir ? Je traversais un moment délicat : je pourrais y réfléchir mille ans sans parvenir à aucune conclusion. Je n'étais sûr de rien.

Je me promenai jusqu'à la fontaine. J'y trouvai Batís, plongé dans des tâches ridiculement inutiles. Il travaillait pour ne pas devoir penser, comme toujours, et cela l'empêchait de voir l'absurdité de travaux aussi précaires. Il avait mauvaise mine. On aurait dit qu'il avait dormi tout habillé. Je lui proposai une cigarette, ne fût-ce que pour rétablir une sorte de communication humaine. Mais je n'étais pas de bonne humeur. Il ouvrit la bouche et il me vint des envies de lui reprocher son attitude tout à fait insensée.

— J'ai eu une bonne idée, dit-il à voix basse — conscient de formuler une chose impossible. Dans le bateau, il reste encore beaucoup de dynamite. Si nous en tuions mille de plus nous liquiderions le problème.

Il était sur la défensive, à sa façon il me faisait des concessions. Mais je ne pouvais plus me permettre la moindre politesse avec lui. Je l'avais toujours traité avec courtoisie, m'adaptant à ses limites, comprenant son incompétence, transigeant par des détails insignifiants et des emportements, si nécessaire. Ses propos étaient aussi diaphanes que ridicules. Quelle opiniâtreté ! Nous étions comme deux hommes qui se noyaient, et la solution qu'il proposait était que nous buvions toute l'eau de la mer. Il m'exaspérait plus que jamais ; c'était l'un de ces individus qui améliorent les bonnes choses mais aggravent les mauvaises. En tuant davantage de citaucas, il fermerait toutes les portes au dialogue si tant est que certaines soient restées ouvertes — et il consoliderait l'ordre de la violence. Mais, si infime fût-elle, la possibilité de nous entendre avec l'adversaire était infiniment plus attrayante qu'une lutte incertaine et criminelle. Pourquoi devrais-je le suivre dans sa guerre particulière ? Non, je n'étais pas disposé à continuer à tuer, et je ne le ferais que dans une légitime défense désespérée.

— D'où provient votre caractère de tête de mule ? Ouvrez les yeux, Caffó ! Nous pensions qu'il s'agissait du site de Syracuse, et nous, avec des fusils et de la dynamite, nous nous prenions pour des Archimèdes du XXe siècle. Mais tout nous indique qu'ils se battent pour leur terre, la seule qu'ils possèdent. Qui peut le leur reprocher ?

— Vous carburez à la mort-aux-rats ? répliqua-t-il, en me montrant le poing. Vous ne savez pas encore que dans ce lieu Dieu n'a aucun droit ? Vous voulez voir des lumières de cathédrale là où il n'y a que des cendres. Vous vous trompez, Kollege ! Si vous êtes toujours vivant, c'est parce que je vous ai ouvert les portes du phare ! Si nous ne les tuons pas, ce sont eux qui nous tueront. C'est comme ça. Aidez-moi à descendre dans le bateau ! Je l'ai fait pour vous. Vous allez me refuser votre aide aujourd'hui ?

La conversation s'était transformée en une rhétorique byzantine de fanatiques. Ma frustration, son opiniâtreté et l'immense solitude du phare confluaient. « Nous n'avons besoin que de compétence, lui disais-je, aucune aversion. n'est insurmontable. — Ensemble, nous sommes forts, ne nous séparez pas », ripostait-il. Mais pour une fois je n'étais pas disposé à transiger, je ne pouvais pas transiger. Il se réfugiait dans des forces d'argonaute, je lui opposais une tension de spadassin. Quand il répéta ses contre-arguments, je criai :

— C'est moi, qui essaie de vous aider ! Et je le ferai si vous cessez d'agir comme une mule !

Il se mit à rire comme un dément. Il me regarda dans les yeux et rit de plus belle. « Je suis une mule », disait-il, comme s'il avait parlé à des amis invisibles. Il riait et répétait : Les faces de crapaud sont des messieurs et moi une mule !

Il riait en regardant les nuages et en traçant de petits cercles, comme un train miniature. Indigné, ou fou, ou les deux. Je l'entendis raconter pour lui-même l'histoire de l'Italien pris pour un sodomite. Je me bouchai les oreilles des deux mains :

— Taisez-vous une bonne fois, Caffó ! Taisez-vous ! Oubliez les Italiens et les sodomites ! Qui ce galimatias d'ermite fou intéresse-t-il ? Tôt ou tard nous devrons assumer la seule chose sensée : il faut pactiser avec eux, faire la paix, nom de nom !

Il feignit soudain de ne pas m'écouter, comme si je n'avais pas été là et qu'il s'était trouvé seul à la fontaine. Cette attitude infantile m'indigna :

— Ils auront peut-être un gramme d'intelligence de plus que vous ! dis-je. Oui, peut-être sommes-nous les seules bêtes sur cette île ! Nous, nos fusils, nos munitions et nos explosions ! Il est très facile de tuer, et très difficile de pactiser avec l'ennemi !

— Je ne suis pas un assassin, me coupa-t-il. Je ne suis pas un assassin.

Et, paradoxalement, il m'adressait le regard le plus patibulaire que je lui aie jamais vu.

Il prit un seau d'eau dans chaque main et disparut. A ce moment je sus que Batís Caffó avait tué quelqu'un, un jour, et que cela le mortifiait. Je suppose que ne pas l'écouter fut une lourde erreur. Bien qu'il cachât certainement son âme sous une peau de rhinocéros, il n'était pas facile à comprendre.

Après son départ, je poursuivis ma promenade. Il se mit à pleuvoir. La pluie salissait la neige. Le gel des arbres fondait, les stalactites se brisaient avec un léger craquement. Le petit chemin se couvrait de boue. Je devais faire des bonds pour l'éviter. Au début je ne me souciais pas qu'il pleuve ou non. Les gouttes filtraient à travers ma capuche en laine ; je l'enlevai tout simplement. Mais il se mit bientôt à pleuvoir suffisamment fort pour éteindre ma cigarette. Je me trouvais plus près de la maison du climatologue que du phare. Je décidai de me réfugier dans la maisonnette, qui m'accueillit comme un palais de mendiants. Les nuages obscurcissaient le ciel. Je trouvai une demi-bougie abandonnée et l'allumai. La petite flamme tremblait. Elle faisait danser des clairs obscurs au plafond.

Je fumais sans penser à rien de précis quand Aneris apparut. Il était évident que Batís l'avait molestée. Je la fis asseoir près de moi, sur le lit. « Pourquoi t'a-t-il frappée ? » lui demandai-je sans attendre de réponse. Dans ces moments, j'aurais pu le tuer. Je commençais à apprendre que la grandeur de l'amour que nous éprouvons pour quelqu'un peut nous être révélée par l'ampleur de la haine que nous vouons à un tiers. Elle était trempée. Cela soulignait encore sa beauté, malgré les coups reçus. Elle ôta ses vêtements.

Le parcours entre humanité et animalité n'influait pas sur les plaisirs qu'elle m'offrait. Nous fîmes l'amour, tant de fois et avec tant d'intensité que je vis des étincelles jaunes. Il y eut un moment où je ne savais plus où s'achevait mon corps et où commençait le sien, et la maison, et Me tout entière. Ensuite, je restai allongé sur le lit, son haleine froide dans mon cou. Je crachai la cigarette très loin et me rhabillai. J'ajustai la boucle de ma ceinture en pensant à des choses banales. Je sortis de la maison. Je frissonnai de froid.

Le drame se précisa quand je me trouvais à une centaine de mètres du phare. Même si cela n'était que pour rompre la monotonie, j'avais décidé de suivre la côte nord au lieu du sentier intérieur de la forêt. C'était une voie sinueuse. A ma droite l'océan, à gauche les arbres constituant un mur impénétrable. Les racines sortaient sous les terrasses, constituées de terre et de matériaux apportés par le ressac. Je devais souvent faire de longs sauts d'une pierre à l'autre si je voulais éviter la mer. Je chantais un hymne d'étudiants. Et à la moitié de la troisième strophe je vis la fumée, à l'horizon. Une ligne fine et noire qui, sous l'effet du vent, se tordait avant de pouvoir prendre de la hauteur. Un bateau ! Ils avaient dû se dévier de leur route pour une raison quelconque, et naviguaient maintenant tout près de l'île. Oh, oui, un bateau ! Je parvins au phare malgré les obstacles :

— Batís ! Un bateau !

Et presque sans m'arrêter :

— Aidez-moi à allumer le phare !

Caffó coupait du bois. Il s'arrêta pour regarder à l'horizon, indifférent :

— Ils ne le verront pas ! déclara-t-il. Trop loin.

— Aidez-moi à émettre un SOS !

Je montai l'escalier intérieur. Il me suivit lentement. « Trop loin, répétait-il, trop loin, ils ne le verront pas. » Il avait raison. Les projecteurs du phare étaient comme les signaux lumineux d'un insecte qui veut communiquer avec la lune. Mais mon désir était si intense que je souffris d'hallucinations optiques et, pendant quelques minutes d'agonie, il me sembla que le bateau virait dans notre direction, que cette particule métallique se faisait de plus en plus tangible. Naturellement, je me trompais. La coque du bateau se perdit à l'horizon. Pendant un moment la fumée de la cheminée fut encore visible, de plus en plus fine. Puis il n'y eut même plus de fumée.

Jusqu'au dernier moment j'émis frénétiquement en morse. SOS, Save Our Soûls. SOS, Sauvez Nos Ames. Jamais les prières et les demandes d'aide ne s'étaient autant unies qu'en cette occasion, au phare. Et jamais il n'avait existé de preuve si favorable à l'athéisme. Ils ne viendraient pas. A l'intérieur de ce bateau, il y avait des êtres humains, une véritable multitude. Des familles, des amis, des destins qui en ces instants, en ces instants précis, devaient leur sembler bien loin, les attendaient. Mais que pouvaient-ils savoir du lointain ? De moi, du phare ? De Batís Caffó ou d'Aneris ? Le monde qui me retenait n'était, pour eux, qu'un profil lointain, une tache insignifiante et stérile.

— Ils ne le voient pas, dit Batís sans aucune émotion dans la voix, ni bonne ni mauvaise. Simplement, il regardait en direction du bateau dans une attitude neutre, la hache pour couper le bois encore entre les mains, clignant des paupières comme une chouette.

Je fus injuste avec lui. Mais c'était la seule personne à proximité et il devait payer pour mon désespoir.

— Regardez-vous ! Vous n'avez pas bougé le petit doigt ! Quelle sorte d'individu êtes-vous, Caffó ? Vous ne m'aidez pas avec les citaucas, vous ne m'aidez pas avec les hommes. De façon active ou passive, vous sabotez toute initiative sensée ou toute possibilité de sauvetage. Si les naufragés avaient un syndicat, vous seriez le parfait jaune !

Batís sortit du phare, m'évitant. Mais je le poursuivis dans l'escalier. Je lui lançais des reproches dans son dos. Il feignait de ne pas m'entendre, il se contentait de murmurer des horreurs dans un dialecte allemand. Je l'attrapai par une manche. Il leva les bras, il gesticulait comme si j'avais été une insupportable belle-mère. Il me fuyait mais je le rattrapais immédiatement par le coude, ou par la crosse du fusil qu'il portait sur une épaule. Nous nous accusions mutuellement. La silhouette du bateau avait brisé les minces digues qui nous séparaient encore de la franche hostilité. Je mis longtemps à remarquer que Batís se taisait.

Batís avait la bouche ouverte et muette. Il tournait la tête alternativement à droite et à gauche. Les côtes nord et sud semblaient couvertes de petits citaucas. A moitié immergés, ou cachés entre les rochers et la mer, comme des crabes. Les membranes des mains et des pieds étaient presque transparentes. Batís s'ébroua comme un cheval. Il regardait le ciel, la lumière diaphane, puis les silhouettes qui se réfugiaient à la frontière maritime, comme si quelque incongruité rendait cette vision impossible. On aurait dit un homme perdu dans le désert, tentant de discerner si ce qu'il voit est un mirage ou est réel. Il fit un pas vers le nord. Les enfants se cachèrent derrière les pierres. La plupart d'entre eux ne mesuraient pas un mètre. Contempler ces petits attendrissait inévitablement. Même le ressac semblait plus prudent, comme s'il avait réfréné son élan par peur de les blesser. Ils utilisaient l'eau comme un matelas et nous observaient avec curiosité.

Soudain, Caffó prit le fusil qu'il portait à l'épaule. Avec des gestes rapides et maladroits, il actionna la culasse.

— Vous n'allez pas faire ça, n'est-ce pas ? demandai-je.

Il avala sa salive. Je regardais et ne voyais pas de danger. Ce n'étaient que des enfants, des enfants qui ne cherchaient pas la sécurité de la pénombre pour nous tuer. Et ils venaient précisément maintenant que les jours devenaient plus longs. Enfin, Batís se décida à trotter vers le phare, se méfiant de tout et m'oubliant.

Un coup de feu aurait suffi à provoquer une débandade, mais il ne tira pas. Pourquoi ne tira-t-il pas ? Si ce n'étaient que des bêtes irrationnelles, pourquoi ne les tuait-il pas sans ciller ? Je crois que lui-même ne comprenait pas la portée de ce renoncement. Ou peut-être que si.

*

Timides comme des moineaux et prudents comme des souris, les petits citaucas s'approchèrent du cœur de l'île. C'est-à-dire, du phare. Les premiers jours, ils n'osaient pas dépasser la ligne de côte. Cela nous donnait l'impression d'être des animaux dans un zoo. Des centaines d'yeux, grands et verts comme des pommes, nous épiaient pendant des heures, suivant chacun de nos mouvements. Nous hésitions sur l'attitude à adopter. Surtout Caffó. Maintenant qu'il se retrouvait face à un ennemi inoffensif, il ne savait comment réagir. Son égarement donnait la mesure exacte de ses contradictions. Ses scrupules marquaient les limites de son entêtement.

Il devint une sorte d'araignée humaine. Il sortait encore très tôt le matin du phare. Deux heures plus tard apparaissaient les premiers enfants, toujours fascinés. Il fermait les yeux, mais se retirait immédiatement dans sa chambre. Il emmenait très souvent Aneris avec lui et l'attachait au pied du lit par une cheville. D'autres fois pourtant, il agissait comme si elle n'existait pas. Son comportement était de plus en plus imprévisible.

C'était un homme à l'odeur corporelle très forte — je ne dis pas qu'elle était désagréable, simplement particulière —, et la pièce s'imprégna plus que jamais de sa personnalité, une puanteur de chaleur primaire qu'aucun nez européen n'aurait pu reconnaître. Afin de prévenir des risques imaginaires, il fermait le blindage du balcon, ce qui assombrissait la pièce. Un jour, j'entrai : je le localisai davantage avec le nez qu'avec les yeux. Son ombre se trouvait juste à côté d'une meurtrière, contrôlant les nouveautés de ce jardin d'enfants flottant que devenait l'île. La lumière du soleil qui pénétrait par la fente lui dessinait les yeux comme sur un masque de carnaval. Cela n'était plus une chambre, c'était une alcôve.

— Ce sont des enfants, Caffó, rien d'autre. Les enfants ne tuent pas, ils jouent, dis-je, le corps encore à moitié dans la trappe.

Il ne me regarda même pas. Pour toute réponse, il posa un doigt sur ses lèvres, en exigeant le silence.

Je subissais moi aussi une sorte d'étonnement magique. Mais plus léger. C'étaient des êtres venus d'autres mondes, il ne les comprenait pas. Ils nous faisaient la guerre, et soudain ils envoyaient leurs enfants sur le champ de bataille. Peut-être nous traitaient-ils comme si nous avions été une sorte de syphilis, une maladie qui n'affectait que les adultes. Quoi qu'il en soit, il ne fallait pas être un génie pour établir une correspondance entre le fusil planté dans le sable et l'apparition des enfants. Tout cela dissimulait-il la mentalité de grands stratèges ou de complets irresponsables ? Et cependant, s'ils voulaient nous prouver leur bonne volonté, de quels moyens disposaient-ils ? Aux fusils que nous avions utilisés, ils avaient toujours opposé leurs corps nus. J'avais demandé une trêve avec un fusil inoffensif, et ils nous répondaient par des corps inoffensifs. Était-ce la plus perverse ou la plus parfaite des logiques ?

Les enfants se rendirent compte très tôt que je ne leur ferais aucun mal. Les jours suivants, ils foulèrent la terre ferme. Ils se tenaient encore à distance. Mais, malgré l'air grave que j'affectais, j'avais souvent du mal à éviter un demi-sourire : ils m'observaient fixement, me regardaient sans cesse. Les yeux démesurément grands, la bouche ouverte, comme soumis à une hypnose de baraque foraine.

Un matin, je pénétrai dans la forêt. Le manteau en cuir me servait d'oreiller dans le dos, l'épais pantalon m'isolait de la neige et les bras croisés me réchauffaient la poitrine. Ce ne fut pas une sieste tranquille. Un murmure proche me fit ouvrir les paupières.

Ils n'étaient peut-être que quinze, ou vingt. Accrochés aux branches, à des hauteurs variables, et me fixant comme des chouettes. Je me trouvais dans un état de somnolence qui augmentait la sensation d'irréalité. Les arbres ne leur étaient pas familiers et ils y grimpaient sans la moindre agilité. Cela faisait de leurs petits corps des pièces si fragiles, si vulnérables, que pour ne pas les blesser je me soumis à leur curiosité. Je pensai : si je me lève d'un coup, je vais les effrayer et quand ils fuiront ils se feront mal. J'ôtai mes croûtes aux yeux.

— Partez ! dis-je sans trop élever la voix. Retournez dans l'eau.


Ils ne bougèrent pas. Je me levai au milieu d'un cercle d'espions nains. La majeure partie d'entre eux était tranquille et silencieuse. D'autres murmuraient, ou s'étreignaient en se cajolant, à mi-chemin entre la lutte et la fraternité, mais ceux-là non plus ne me quittaient pas des yeux. Je ne pus résister à la tentation de toucher les pieds de celui qui était le plus près de moi. Il était assis sur une grande branche parallèle au sol, balançant les jambes. Je lui touchai le pied et une sorte d'éclat de rire général se propagea dans la végétation.

Ils ne tardèrent pas à prendre confiance. A tel point qu'ils devinrent vraiment gênants. Partout où j'allais, ces petits corps à la tête pelée se déplaçaient à mon rythme. Ils étaient comme de véritables bandes de pigeons qui vivent sur les places des grandes villes. Je me retournais souvent et un tapis de têtes se rassemblaient à hauteur de mon nombril. Je faisais un geste brusque, pour les chasser, et ils ne reculaient que de quelques mètres. Ils mouraient d'envie de me toucher. Les plus enhardis me pinçaient coudes et genoux, fuyaient et revenaient à la charge au milieu d'éclats de rires de canard. Si je m'asseyais quelque part, c'était le délire : une infinité de petits doigts se disputaient les cheveux de ma tête, les favoris et la nuque. Je donnai quelques tapes, ici et là. Mais la riposte m'humiliait davantage que la victime.

La vérité est qu'il ne me fallut que quelques jours pour m'habituer à eux. Ils jouaient aux environs du phare de l'aube au soir. La seule précaution qui s'imposait était de fermer la porte du phare. Sinon, ils chapardaient. Si la porte était ouverte, ils entraient et prenaient dans la réserve les choses les plus variées : bougies, verres, crayons, papiers, pipes, peignes, torches, bouteilles. Une fois même un accordéon.

Il était plus grand que le voleur, que je rattrapai au moment où il s'enfuyait, chargé comme une fourmi. Un autre jour, une cartouche de dynamite. Savoir où ils avaient pu la trouver. A ma grande horreur, je les surpris à pratiquer un jeu extraordinairement semblable au rugby, avec la cartouche pour ballon. Mais il ne serait pas juste non plus de les qualifier de voleurs. Ils n'avaient même pas conscience de ce que signifiait un vol. Qu'un objet existe était une raison suffisante pour qu'ils se l'approprient. Quand je les disputais en criant, ils ne réagissaient même pas. C'était comme s'ils avaient dit : « Les choses sont là, si elles sont là on les prend et voilà, elles n'ont pas de propriétaire. » Toute initiative pédagogique, avec des menaces feintes ou des gestes doux, était inutile. Et bien que je pusse protéger le dépôt en fermant la porte, les défenses extérieures souffraient d'une érosion inévitable. Les tessons de bouteilles incrustés dans les fentes, humidifiés par l'eau salée, revêtaient d'attirantes couleurs jaunes, vertes et rouges. Ils les arrachaient pour s'en faire des colliers. Un jour maudit, ils découvrirent que les boîtes métalliques et les cordes sur les murs constituaient le jouet idéal. Ils en faisaient des trains qu'ils traînaient derrière eux en courant, et comme tout le monde le sait les enfants ont un esprit plus grégaire que les adultes. Je passais la moitié de la journée à réparer leurs dégâts. Si je les surprenais, je les menaçais par des grondements de dragon dans sa caverne. Mais ils savaient déjà que j'étais inoffensif et leur réponse consistait à se tirer les oreilles avec deux doigts, le geste citauca de moquerie, comme je ne tardai pas à l'apprendre.

Je commençai à utiliser les enfants comme baromètre de la violence. Tant qu'ils seraient là, pensais-je, les citaucas ne nous attaqueraient pas. Je souffrais davantage pour eux que pour moi. Je ne voulais pas imaginer la réaction de Caffó si les petits s'aventuraient à ouvrir la trappe menant chez lui. Le plus turbulent d'entre eux était une sorte de triangle petit et très laid. Triangle, parce que ses épaules étaient très larges et ses hanches étroites, moins développées que celles de ses compagnons, comme si la nature ne lui avait pas encore assigné un sexe précis. Et laid par la série de grimaces, infinie, que pouvaient reproduire ses traits de chauve-souris. Les autres se contentaient de s'approcher de moi en masse, protégés par le nombre. Pas lui. Il défilait très souvent devant moi. Il allait d'un pas ferme, levant les coudes et les genoux avec une pétulance martiale. Je l'ignorais. A mes dédains, il répliquait en approchant sa bouche de mon oreille, dans laquelle il déversait des discours. Dans ce cas, le mieux était de le prendre par les épaules et de faire tourner son corps à cent quatre-vingts degrés. Il s'en allait par où il était venu, telle une marionnette. Mais un jour il exagéra.

Un après-midi, j'étais assis sur le granit, en train de recoudre un pull qui avait déjà été terriblement raccommodé. Les enfants avaient plongé. Tous à l'exception du triangle. Chaque matin, il était le premier à apparaître et chaque soir le dernier à se retirer. Il vint m'asticoter l'oreille. Je n'étais pas un virtuose de l'aiguille et cette agitation nerveuse devenait une gêne supplémentaire. Je remarquai soudain qu'il s'accrochait à mon corps. Mains et pieds entouraient ma poitrine et ma taille. Qui plus est : il m'attrapa l'oreille avec ses lèvres et commença à me lécher le lobe. Il reçut immédiatement une claque, bien entendu.

Mon Dieu, comme il pleura. Le triangle courait et pleurait, au milieu d'épouvantables coassements. Au début, je ne pus m'empêcher de rire. Je le regrettai immédiatement. Il était facile de deviner que ce n'était pas un enfant comme les autres. Il courut, en pleurant, jusqu'à la côte nord, mais il s'arrêta devant la première vague. Comme s'il s'était soudain rappelé que dans cette direction il n'allait trouver aucun refuge. Sans perdre un instant, en pleurant toujours à grands cris, il partit vers la plage sud. Cette fois, il ne s'approcha même pas de la rive. Les pleurs s'étaient mêlés à des gémissements désolés ; le triangle tournait comme une petite toupie.

La compassion nous apparaît parfois comme un paysage derrière la dernière colline. Je me demandai si ce monde sous-marin était aussi différent du nôtre : ils avaient certainement père et mère, et l'existence du triangle démontrait qu'ils avaient aussi des orphelins. Je ne pus supporter ses pleurs. Je le chargeai sur mon épaule, comme un sac. Je l'emmenai sur le granit et continuai à coudre. Il s'accrocha à nouveau à mon corps, me lécha l'oreille, et s'endormit. Je feignis l'indifférence.

Загрузка...