Harfleur, mercredi 11 octobre 1307

Le plus grand port du nord-ouest de la France constituait un emplacement idéal pour le QG de l’opération. Dans ce lieu où débarquaient des hommes et des produits provenant de tout le monde connu, et où se négociaient souvent des accords d’une dimension internationale, on n’accordait que peu d’attention à un visage, une allure, une activité sortant de l’ordinaire. Dans l’intérieur des terres, tous les honnêtes gens devaient se soumettre à une théorie de règlements, d’obligations, de convenances, de prélèvements fiscaux, de préjugés sociaux régentant leurs actes et leurs paroles... « comme dans les États-Unis de la fin du XXe siècle », grommela Everard. Dans de telles conditions, il était difficile, voire dangereux, d’opérer dans la discrétion.

Non que ce soit une sinécure à Harfleur. Depuis que Boniface Reynaud avait débarqué dans ce milieu, lui qui était né neuf siècles plus tard, il avait consacré deux décennies à construire le personnage de Reinault Bodel, parvenu au prix de mains efforts au statut de négociant en laine des plus respectés. Il faisait montre d’une telle habileté que personne ne s’interrogeait sur certain entrepôt portuaire dont la porte demeurait toujours fermée. Il avait montré aux autorités que les lieux étaient vacants, et cela leur suffisait ; s’il choisissait de n’en rien faire, cela ne regardait que lui, et d’ailleurs il parlait souvent d’une expansion prochaine de son négoce. On ne s’interrogeait pas davantage sur les nombreux étrangers qui venaient s’entretenir avec lui. Il avait choisi avec le plus grand soin ses domestiques, ses employés, ses apprentis et son épouse. Aux yeux de ses enfants, c’était un père des plus aimables, autant qu’on pouvait l’être à l’époque médiévale.

Le sauteur d’Everard se matérialisa dans la planque à neuf heures du matin. Il sortit grâce à la clé fournie par la Patrouille et se rendit chez le négociant. Déjà grand à son époque natale, il avait dans celle-ci des allures de géant, de sorte qu’il attirait son content de regards. A en juger par sa tenue, c’était un marin, probablement anglais, et mieux valait ne pas lui chercher noise. Comme il avait prévenu maître Bodel de son arrivée, celui-ci le fit tout de suite monter dans son parloir et referma la porte derrière lui.

Dans un coin de la pièce étaient placés un tabouret et une table croulant sous les objets professionnels, religieux et personnels : des registres, des plumes, des encriers, divers couteaux, une carte enluminée, une image de la Vierge, et cætera. Sinon, la pièce était décorée de fort sobre façon. Si la fenêtre laissait entrer la lumière, le verre en était suffisamment plombé pour qu’on ne distingue rien du dehors. Le bruit, lui, entrait sans peine, une clameur urbaine évoquant celle de l’Asie, la rumeur des ouvriers qui s’affairaient dans le bâtiment, les cloches de la cathédrale. Ça sentait la laine, la fumée, la sueur, le linge mal lavé. Mais tout cela n’empêchait pas Everard de percevoir l’énergie de ce lieu. Harfleur – Hareflot, pour employer la graphie de ses fondateurs normands – était une pépinière de marchands et d’entrepreneurs. Dans quelques générations, les ports comme celui-ci enverraient des navires vers le Nouveau Monde.

Il s’assit en face de Reynaud. Leurs fauteuils étaient pourvus d’un dossier, d’un coussin, d’accoudoirs – un luxe hors du commun. Une fois expédiées les politesses d’usage, il demanda en temporel : « Que pouvez-vous me dire sur Marlow et sa situation actuelle ?

— Aucun changement à signaler après son dernier appel, répondit l’homme corpulent à la tunique liserée de fourrure. Il est enfermé dans la chambre forte. Il ne dispose que d’une paillasse pour s’allonger. Ses gardiens lui apportent de l’eau et de la nourriture deux fois par jour, et on vide son pot de chambre à ce moment-là. A peine s’ils lui adressent la parole. Je crois vous avoir dit que les voisins se méfiaient des Templiers et se tenaient à l’écart de l’édifice.

— Oui. Et Marlow ? Vous a-t-il dit quelles informations il a laissées échapper, et de quelle manière ?

— C’est ce qui doit nous concerner au premier chef, n’est-ce pas ? » Reynaud se frotta le menton. Everard entendit sa barbe crisser ; les rasoirs de ce temps n’étaient guère efficaces. « Il n’ose pas transmettre trop souvent, ni trop longtemps. Si les gardiens écoutent aux portes, ils risquent de croire qu’il jette un charme ou parle avec un familier, plutôt que de prier comme il le prétend. D’après ce qu’il m’a dit, et ce qu’il a déclaré dans ses rapports, il s’est montré prudent jusqu’à une date récente. Comme vous le savez, il était autorisé à faire quelques prédictions, à décrire quelques événements lointains. Il racontait aux Templiers qu’il devait son talent à ses rêves, à ses visions ou à l’astrologie. Autant de choses que l’on prend très au sérieux en ce monde ; et n’oubliez pas que les Templiers sont férus d’occultisme. »

Everard haussa les sourcils. « Vous voulez dire qu’ils se livrent effectivement à des pratiques interdites ? »

Reynaud secoua la tête. « Non. Du moins, pas de façon concertée. Tout le monde est superstitieux de nos jours. L’hérésie est fort répandue, quoique dissimulée ; sans parler de la sorcellerie et autres survivances du paganisme. La plupart des gens sont illettrés, et par conséquent ignorants de la théologie orthodoxe, de sorte que l’hétérodoxie est universellement répandue. Les Templiers sont depuis longtemps en contact avec l’islam, pas nécessairement de façon hostile, et le monde musulman grouille de magiciens. Il n’est guère étonnant que leurs chefs entretiennent certaines idées, favorisent certaines pratiques, qu’ils considèrent comme légitimes sans souhaiter les rendre publiques. Les descriptions qu’en donne Marlow sont fascinantes. »

Everard céda à la tentation. « Okay, fit-il, que pouvez-vous me dire sur ce fameux Baphomet qu’ils seront accusés de vénérer ?

— Ce mot n’est qu’une déformation de Mahomet, et cette accusation est pure diffamation. Certes, l’objet en question a bien la forme d’une tête, mais ce n’est qu’un reliquaire. Quant à la relique qu’il abrite, et qui provient de Terre sainte, il s’agit prétendument de la mâchoire d’Abraham. »

Everard laissa échapper un sifflement. « Ça, c’est de l’hétérodoxie. Dangereuse, qui plus est. Un Inquisiteur se rappellerait sûrement que les anciens Grecs considéraient les mâchoires des héros comme des oracles. Cela dit, un Templier du premier cercle concilierait sans peine une telle relique avec la foi chrétienne...»

Il se redressa. « Nous nous égarons. » Il ne put s’empêcher d’émettre un regret, si irrationnel fût-il. « C’est une sale affaire, je vous l’accorde. Quantité d’hommes, de la piétaille innocente en grande majorité, vont se faire emprisonner, malmener, torturer, brûler vifs, ou verront leur existence brisée, tout ça pour que ce salaud de Philippe s’en mette plein les poches. Mais il est le gouvernement, donc il se conduit comme tel, et c’est l’Histoire qu’il écrit qui a fini par nous produire...» Sans parler de tous ceux qui leur étaient chers. Leur mission était de préserver cette Histoire. Haussant le ton : « Qu’est-ce que Marlow a raconté à son ami chevalier, et comment s’y est-il pris ?

— C’est bien plus que son ami, dit Reynaud. Ils sont devenus amants. Marlow a fini par l’avouer : il ne supportait pas l’idée de ce qui allait arriver à Foulques de Buchy.

— Ah ! ainsi, les accusations d’homosexualité sont en partie fondées.

— En partie seulement. » Reynaud haussa les épaules. « Cela n’a rien d’étonnant dans un ordre où on fait vœu de célibat. J’imagine que le même genre de chose se produit dans les monastères. Et combien de rois et de seigneurs entretiennent des favoris ?

— Oh ! n’allez pas croire que je m’érige en moraliste. Bien au contraire. » Everard se demanda à quelles extrémités il recourrait si la vie de Wanda était menacée. « Je ne me mêle pas de la vie privée de mes semblables. Mais, ici et maintenant, l’État n’hésite pas à s’en mêler, et les amours interdites peuvent vous valoir le bûcher. » Rictus. « Je cherche seulement à comprendre ce qu’il nous faut affronter. Qu’est-ce que Marlow a dit à Foulques, et dans quelle mesure a-t-il convaincu celui-ci ?

— Marlow lui a dit que le roi avait l’intention de détruire les Templiers dans un délai très bref. Il a supplié Foulques de quitter la France sous un prétexte quelconque. Les souverains d’Europe ne suivront pas tout de suite l’exemple de Philippe et, dans des pays comme l’Écosse et le Portugal, par exemple, les Templiers ne seront jamais persécutés. Cette mise en garde n’avait rien d’invraisemblable. Comme vous le savez sans doute, cela fait des années que circulent diverses accusations, et une enquête est en cours, une enquête impartiale à en croire la version officielle. Foulques a pris l’avertissement suffisamment au sérieux pour envoyer une missive à son cousin, qui n’est autre que le commandant de la flotte du Temple, afin qu’il mette ses équipages en alerte.

— Oui ! s’exclama Everard. Je m’en souviens – sauf que le sort de cette flotte est demeuré un mystère, à en croire les données qu’on m’a inculquées. Si l’on se fie aux chroniques, elle a échappé à la saisie et on n’en a plus jamais entendu parler... Qu’est-ce qu’elle devient ? »

Reynaud était tout naturellement informé des événements à venir à mesure que les agents de terrain de la Patrouille les reconstituaient. « Les navires lèvent l’ancre dès le début des rafles, répondit-il. La plupart se réfugient auprès des Maures, à l’instar des chevaliers survivants, qui s’estimeront trahis par la couronne. Fort sagement, les Maures répartiront ces bâtiments parmi les forces navales de divers émirs.

— Donc, les actes de Marlow ont déjà eu un impact mesurable, dit Everard avec amertume. Qu’est-ce que Foulques peut encore faire, si peu de temps avant la rafle ? Une fois que nous aurons récupéré Marlow, nous devrons nous occuper de ce gentilhomme... d’une façon ou d’une autre.

— Comment comptez-vous procéder pour Marlow ? demanda Reynaud.

— Je suis là pour en discuter avec vous. Nous devons élaborer une tactique sans faille. Pas question de laisser croire à une quelconque intervention surnaturelle. Dieu sait quelles pourraient en être les conséquences.

— Je présume que vous avez une idée derrière la tête. » On n’en attendait pas moins de la part d’un agent non-attaché.

Everard opina. « Pouvez-vous me trouver quelques gars costauds qui connaissent bien ce milieu ? Dès ce soir, nous entrerons par effraction dans cet immeuble parisien. Selon toute évidence, il ne s’y trouve personne excepté le prisonnier, ses deux gardiens et un jeune garçon – un novice, je suppose. Une cible idéale pour une bande de voleurs. Nous nous emparerons de tout ce qui est transportable, plus Marlow, censément pour en demander une rançon. Qui y regardera de près une fois la catastrophe survenue ? On supposera que les voleurs, voyant disparaître tout espoir de gain mal acquis, ont égorgé leur captif et l’ont jeté dans la Seine. » Un temps. « J’espère que les innocents ne souffriront pas de nos actes. »

Parfois, la Patrouille doit se montrer aussi cruelle que l’Histoire.

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