San Francisco, jeudi 8 mars 1990

Le soleil allait se coucher lorsque Manse Everard retrouva Wanda Tamberly. La lumière coulait à travers le Golden Gâte. Depuis leur suite, ils voyaient les funiculaires qui descendaient vers les quais en sonnant leurs cloches, les îles et l’autre rive qui se dressait au-dessus de la baie bleu argenté, les voiliers pareils à une volée d’oiseaux blancs. Comme ils auraient aimé se trouver parmi eux en ce moment !

En apercevant son visage buriné, elle demanda d’une voix douce : « Tu vas repartir en mission, pas vrai ? »

Il acquiesça. « Après le coup de fil de Nick, ça n’a rien de surprenant. »

Elle ne put empêcher le ressentiment d’affleurer dans sa voix. Cela faisait à peine deux mois qu’ils étaient ensemble. « Ils ne te laisseront donc jamais tranquille ? Combien la Patrouille compte-t-elle d’agents non-attachés ?

— Pas assez, loin de là. Je n’étais pas obligé d’accepter, tu sais. Mais après avoir étudié le rapport, je suis bien obligé d’admettre que je suis sans doute le plus qualifié pour ce boulot. » C’était à cause du rapport en question qu’il l’avait quittée ce matin-là. Il représentait l’équivalent d’une petite bibliothèque, pas sous forme livresque ni audiovisuelle, mais en inculcation cérébrale directe : notions d’Histoire, de langage, de droit, de coutumes... et dangers encourus.

« Noblesse oblige{En français dans le texte. (N. d. T.)}, je sais. » Wanda soupira. Elle alla à sa rencontre, se blottit contre son torse, étreignit son corps massif. « Enfin, ça devait arriver tôt ou tard. Mais débrouille-toi pour revenir moins d’une heure après ton départ, quel que soit le temps que te prendra cette mission, d’accord ? »

Sourire. « Telle était bien mon intention. » Il caressa ses cheveux blonds. « Mais je n’ai pas besoin de partir sur-le-champ, tu sais. J’aimerais reléguer cette affaire à mon passé propre. » Un passé où les boucles n’étaient que trop fréquentes... « Mais je te propose au préalable de faire des galipettes jusqu’à demain soir.

— C’est la meilleure offre qu’on m’ait faite de la journée. » Elle plaqua ses lèvres sur celle de Manse et, durant un temps, on n’entendit plus dans la suite que murmures et soupirs.

Puis elle s’écarta de lui et lança : « Hé ! c’était formidable, mais avant de passer aux affaires sérieuses, que dirais-tu de m’expliquer la nature de ta mission ? » Sa voix était moins posée qu’elle ne l’aurait souhaité.

« D’accord. Une bière ? » Comme elle opinait, il alla chercher deux Sierra Nevada Pale dans le frigo. Elle s’assit sur le canapé avec la sienne. Trop nerveux pour en faire autant, il resta debout et bourra sa pipe.

« Paris, début du XIVe siècle, commença-t-il. Hugh Marlow, un de nos scientifiques de terrain, s’est embourbé dans le yaourt et on doit aller le repêcher. » Comme il s’exprimait en anglais plutôt qu’en temporel, il usait de conjugaisons peu appropriées à la chronocinétique. « J’ai une certaine expérience de l’Europe médiévale. » Elle réprima un frisson. Une partie de cette expérience leur était commune. « En outre, il est mon contemporain, sinon mon compatriote – un Britannique du XXe siècle, un Occidental qui pense plus ou moins comme moi. C’est un point en ma faveur. Quelques générations suffisent pour faire des étrangers d’un humain et de son ancêtre.

— Dans quel genre de pétrin s’est-il fourré ? demanda-t-elle.

— Il étudiait les Templiers, dans le pays même où ils avaient concentré leurs activités, bien qu’ils aient été présents dans le monde entier. Connais-tu l’histoire de l’Ordre du Temple ?

— Pas très bien, j’en ai peur. »

Everard alluma sa pipe, avala une bouffée, sirota sa bière. « L’un des ordres militaro-religieux fondés à l’époque des Croisades. Après l’échec de celles-ci, les Templiers ont conservé leur puissance, qui faisait d’eux une entité quasi souveraine. Ils se sont diversifiés dans la banque, et ils en ont fait leur principale activité. L’Ordre est devenu riche comme Crésus. La plupart de ses membres, toutefois, menaient une existence plutôt austère et nombre d’entre eux sont restés marins ou soldats. Leur nature sévère et peu tolérante les a rendus impopulaires, mais il semble bien qu’ils étaient innocents des crimes dont on a fini par les accuser. Leur trésor comme leur puissance avaient excité la convoitise de Philippe le Bel. C’était un homme fort ambitieux, qui avait fini de pressurer les Juifs et les Lombards. Le pape Clément V était à sa botte et ne pouvait que l’épauler. Le 13 octobre 1307, il a lancé une série de rafles extrêmement bien organisées, à l’issue desquelles presque tous les Templiers de France se sont retrouvés incarcérés. Idolâtrie, blasphémie, sodomie... les chefs d’accusation ne manquaient pas. Les confessions requises ont été obtenues sous la torture. Suivit une histoire des plus compliquée. Pour résumer : l’Ordre des Templiers a été anéanti et nombre d’entre eux, parmi lesquels le Grand Maître Jacques de Molay, ont péri sur le bûcher. »

Wanda grimaça. « Pauvres diables. Pourquoi faire des recherches sur eux ?

— Eh bien, ils ont une certaine importance. » Everard ne crut pas nécessaire de préciser que la Patrouille du temps avait besoin d’informations précises et abondantes sur les époques qu’elle surveillait. Wanda était bien placée pour le savoir. « Ils ont gardé secrète pendant plus d’un siècle la nature exacte de certains de leurs rituels – ce qui relève de l’exploit. Naturellement, cela fait partie des choses qui ont fini par leur être reprochées.

» Mais que s’est-il passé en réalité ? Les comptes rendus des chroniques ne sont pas très fiables. Il serait intéressant d’en savoir plus, et les données recueillies se révéleront peut-être importantes. Par exemple, est-il possible que les Templiers survivants, dispersés en Europe, en Afrique du Nord et au Proche-Orient, aient influencé en sous-main le développement d’hérésies chrétiennes et de sectes musulmanes ? Nombre d’entre eux ont rejoint les Maures, après tout. »

Everard consacra une minute à tirer sur sa bouffarde et à admirer le profil de Wanda sur fond de ciel vespéral avant de poursuivre.

« Marlow s’est enrôlé dans l’Ordre sous l’identité qu’on lui avait confectionnée. Il a passé une douzaine d’années à progresser dans la hiérarchie, jusqu’à devenir le proche compagnon d’un chevalier haut placé, ce qui lui a permis d’accéder aux secrets les mieux gardés. Mais à quelques jours de la rafle de Philippe le Bel, ce chevalier l’a capturé pour le séquestrer dans un édifice du Temple. Marlow en avait trop dit.

— Hein ? fit-elle, interloquée. Mais il était... il est conditionné, non ?

— Naturellement. Il lui est impossible de dire à quiconque qu’il vient de l’avenir. Mais les agents de terrain ont droit à une certaine latitude, on fait confiance à leur jugement, et...» Un haussement d’épaules. « Marlow est un scientifique, un universitaire, pas un flic. Peut-être s’est-il laissé attendrir.

— Pourtant, il faut être aussi malin qu’endurci pour survivre dans une époque aussi rude, non ?

— Mouais. Il me tarde de le cuisiner pour découvrir ce qu’il a pu lâcher et de quelle manière. » Un temps. « Pour être honnête, il était dans l’obligation de se prétendre doué de certains pouvoirs occultes – avoir la capacité de prédire certains événements l’a aidé à s’élever dans la hiérarchie des Templiers plus vite qu’il n’est courant pour un homme ordinaire. De tels phénomènes n’étaient pas rares durant le Moyen Âge, et les nobles les toléraient s’ils pouvaient leur être utiles. Marlow était autorisé à jouer sur ce registre. Peut-être qu’il en a trop fait.

» Bref, il a convaincu son ami chevalier, un nommé Foulques de Buchy, de l’intervention imminente du roi et de l’Inquisition. Son conditionnement l’empêchait d’entrer dans les détails et, à mon avis, Foulques a estimé que, même s’il arrivait à prévenir le Grand Maître, il était sans doute déjà trop tard. Il a donc décidé de s’emparer de Marlow, dans l’idée de le dénoncer comme sorcier et de le livrer aux autorités si jamais ses prédictions se vérifiaient. Cela plaiderait en faveur des Templiers, qui apparaîtraient comme de bons chrétiens, et cætera, et cætera.

— Hum. » Wanda plissa le front. « Comment la Patrouille a-t-elle été mise au courant ?

— Eh bien, Marlow est équipé d’une radio miniature dissimulée dans le crucifix passé à son cou. Personne n’aurait osé le lui confisquer. Une fois dans sa geôle, il a contacté l’antenne locale et a exposé son problème.

— Pardon. Je suis stupide.

— Ridicule ! » Everard s’approcha d’elle pour lui poser une main sur l’épaule. Elle lui sourit. « En dépit de ton expérience pourtant formatrice, tu n’es pas encore habituée aux méthodes sournoises de la Patrouille. »

Le sourire de Wanda s’effaça. « Si ta mission doit être sournoise, j’espère en tout cas qu’elle ne sera pas dangereuse, dit-elle à voix basse.

— Allons ! ne t’en fais pas. Tu n’es pas payée pour ça. Tout ce que j’ai à faire, c’est aller cueillir Marlow dans sa prison.

— Mais pourquoi faut-il que ce soit toi qui le fasses ? lança-t-elle. N’importe quel officier est capable d’enfourcher un sauteur, de filer là-bas, de l’embarquer et de repartir.

— Hum, la situation est un poil délicate.

— Comment cela ? »

Everard reprit sa canette et se remit à faire les cent pas. « Nous avons affaire à un point critique d’une période qui ne l’est pas moins. Philippe le Bel ne cherche pas seulement à éliminer les Templiers, il veut aussi augmenter sa puissance au détriment de celle des seigneurs féodaux. Sans parler de l’Église. Je t’ai dit que Clément V était à sa botte. C’est durant son règne qu’Avignon est devenu la capitale de la papauté. Lorsque le Saint-Siège finira par regagner Rome, il sera irrémédiablement altéré. En d’autres termes, c’est à cette époque qu’apparaît l’embryon de la toute-puissance étatique – Louis XIV, Napoléon, Staline, le fisc américain...» Un temps de réflexion. « Étouffer tout ça dans l’œuf serait peut-être une bonne idée, mais cela fait partie de notre Histoire, celle que la Patrouille est censée préserver.

— Je vois, répondit Wanda dans un murmure. D’où la nécessité de faire appel à un agent aguerri. Les partisans du roi ont sans nul doute répandu quantité de folles rumeurs sur les Templiers. Le moindre incident ayant des relents de sorcellerie – ou d’intervention divine, d’ailleurs –, et la poudrière risque d’exploser. Avec des conséquences incalculables pour l’avenir. On ne peut pas se permettre de gaffer.

— Exactement. Tu vois bien que tu n’es pas stupide. Mais, comme tu le comprendras sans peine, nous sommes également tenus de secourir Marlow. C’est un des nôtres. Et puis, s’il venait à subir la question... il ne peut rien dire sur le voyage dans le temps, mais les aveux que lui arracherait l’Inquisition conduirait celle-ci à nos autres agents. Ils auraient le temps de filer, bien entendu, mais c’en serait fini de notre présence dans la France de Philippe le Bel. Et, je le répète, c’est un milieu que nous devons surveiller de près.

— Mais nous nous y sommes maintenus, n’est-ce pas ?

— Oui. C’est écrit dans notre Histoire. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’un fait acquis. Je dois m’en assurer. »

Wanda frissonna. Puis elle se leva, alla vers Manse, lui prit sa pipe pour la poser dans un cendrier, s’empara de ses deux mains et lui dit d’une voix presque sereine : « Tu reviendras ici sain et sauf, Manse. Je te connais. »

Elle n’en avait aucune certitude. Jamais les Patrouilleurs ne revoyaient leurs chers défunts, jamais ils ne se projetaient dans l’avenir pour voir ce que deviendraient leurs proches vivants – les paradoxes étaient trop dangereux, sans parler des plaies de l’âme.

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