LE GAROU (2ème PARTIE)

— Elle lui dit de ne pas regarder ce qu’il y avait dans le cottage — le cadavre de son beaupa, tu l’as intuité — et il le lui promit. Et il lui obéit, mais il ramassa le pistolet et le passa à sa ceinture…

— Le quatre-coups que lui avait donné la Veuve, enchaîna le Jeune Bill Streeter.

Toujours assis contre le mur de la cellule, au-dessous de la carte de Debaria, il n’avait pas dit grand-chose jusque-là et, en vérité, je croyais qu’il s’était endormi et que je ne parlais plus que pour moi-même. Mais, apparemment, il avait écouté toute mon histoire. Dehors, le simoun poussa un bref hurlement suraigu, pour reprendre aussitôt son sourd gémissement continu.

— Si fait, Jeune Bill. Il ramassa ce pistolet, le passa à sa ceinture du côté gauche et le porta durant les dix années suivantes. Par la suite, il posséda des armes plus percutantes — des six-coups.

Ainsi s’achevait l’histoire, et je la conclus de la manière dont ma mère concluait toutes les histoires qu’elle me contait dans la chambre de la tour quand j’étais tout petit. Entendre ces mots dans ma propre bouche me rendait un peu triste.

— Et il en fut ainsi, il était une fois, bien avant que ne naisse le grand-père de ton grand-père.

Dehors, l’obscurité montait. Apparemment, il faudrait attendre demain pour que revienne la délégation envoyée dans les collines, avec pour mission de rassembler tous les salés capables de monter à cheval. Mais était-ce vraiment important ? Car une idée inquiétante m’était venue tandis que je narrais au Jeune Bill l’histoire du jeune Tim. Si j’étais le garou, et si le shérif et ses adjoints (sans parler d’un jeune pistolero venu exprès de Gilead) me demandaient si je savais seller et monter un cheval, est-ce que je l’avouerais ? C’était peu probable. Jamie et moi aurions dû le voir tout de suite, mais nous étions jeunes et n’avions que peu d’expérience du maintien de la loi.

Sai ?

— Oui, Bill.

— Est-ce que Tim est devenu un pistolero ?

— Quand il a eu vingt et un ans, trois hommes armés de lourds calibres passèrent par L’Arbre. Ils allaient à Tavares et espéraient y rassembler une posse, mais Tim fut le seul qui se déclara prêt à les rejoindre. Ils le baptisèrent « le Gaucher », car il tirait de la main gauche.

« Il les accompagna, et il se conduisit bien, car il était aussi courageux que bon tireur. Ils l’appelèrent tet-fa, ce qui veut dire ami du tet. Mais vint un jour où il devint ka-tet, l’un des rares pistoleros à ne pas être issus de la lignée d’Eld. Quoique… qui sait ? Ne dit-on pas qu’Arthur eut nombre de fils avec ses trois épouses, plus une piche d’autres de ses gueuses ?

— Je ne sais pas ce que ça veut dire.

Je ne pouvais guère lui en vouloir, moi qui n’avais appris que deux jours plus tôt ce qu’on entendait par « mandrin ».

— Peu importe. On le surnomma tout d’abord le Gaucher, puis — à l’issue d’une bataille rangée sur les rives du lac Cawn — il fut appelé Tim Bravecœur. Sa mère finit ses jours à Gilead, où elle devint une grande dame, du moins c’est ce que m’a dit ma mère. Mais tout cela, c’est…

— … une histoire pour un autre jour, acheva Bill. C’est ce que mon pa me dit toujours quand je lui demande de continuer. (Son visage se plissa et ses lèvres frémirent comme il se rappelait le dortoir ensanglanté et le cuistot qui avait péri son tablier sur le visage.) Ce qu’il me disait toujours.

Je lui passai le bras autour des épaules, un geste qui me parut un peu plus naturel que la dernière fois. J’étais décidé à le ramener avec nous à Gilead si Everlynne de Sérénité refusait de le recueillir — ce qui m’aurait étonné. C’était un brave garçon.

Dehors, le vent continuait de gémir et de hurler. Je guettais la sonnerie du jing-jang, mais elle demeurait muette. Les lignes avaient dû céder quelque part.

Sai, combien de temps Maerlyn est-il resté un tygre dans sa cage ? — Je l’ignore, mais cela a dû faire longtemps.

— Mais que mangeait-il là-dedans ?

Cuthbert aurait inventé une réponse en un clin d’œil, mais j’en fus incapable.

— S’il chiait dans son trou, c’est qu’il devait manger, fit remarquer Bill, de fort raisonnable façon. Si on ne mange pas, on ne chie pas.

— Je n’en sais rien, Bill.

— Peut-être que, même transformé en tygre, il lui restait assez de magie pour invoquer son dîner. Pour le faire apparaître.

— Oui, ça doit être ça.

— Est-ce que Tim est jamais arrivé à la Tour ? Il y a sûrement une autre histoire qui en parle, n’est-ce pas ?

Avant que j’aie pu lui répondre, Strother, l’adjoint ventripotent au ruban de chapeau en peau de serpent, entra dans la prison. En me voyant assis près du garçon avec mon bras autour de ses épaules, il eut un rictus équivoque. J’envisageai brièvement de l’effacer — ça ne m’aurait pas pris très longtemps —, mais y renonçai en entendant ce qu’il était venu me dire.

— Y a des cavaliers qui approchent. Une bonne piche, et aussi des chariots, on les entend même avec ce satané vent. Les gens sortent de chez eux pour aller voir ce qui se passe.

Je me levai et quittai la cellule.

— Je peux venir ? demanda Bill.

— Mieux vaut que tu patientes un peu ici, lui dis-je en l’enfermant. Ça ne sera pas long.

— J’aime pas rester ici, sai !

— Je sais. Ce sera bientôt fini.

J’espérais ne pas me tromper.


Lorsque je sortis du bureau du shérif, le vent faillit me renverser et la poussière corrosive me cribla les joues. En dépit de la violence des bourrasques, la grand-rue était bordée de curieux. Les hommes avaient relevé leur bandana pour se protéger ; les femmes se plaquaient un mouchoir sur le visage. Je vis une dame sai portant son bonnet à l’envers, ce qui lui donnait une étrange allure, mais devait être fort efficace.

À ma gauche, des chevaux émergèrent des volutes blanches de la poussière alcaline. Le shérif Peavy et Canfield du Jefferson conduisaient la calèche, le chapeau rabattu sur le front et le foulard relevé sur le nez, si bien que seuls leurs yeux se devinaient. Ils étaient suivis de trois chariots découverts. Ceux-ci étaient peints en bleu, mais incrustés de sel blanc. Sur leurs flancs étaient écrits en jaune les mots MINES DE SEL DE DEBARIA. Chacun d’eux contenait de six à huit hommes vêtus d’une salopette et coiffés d’un chapeau de paille d’ouvrier (qu’on appelait clobber ou clumpet, je ne m’en souviens plus). Ils étaient escortés par six cavaliers : d’un côté, il y avait Jamie DeCurry, Kellin Frye et son fils Vikka ; de l’autre venaient Snip et Arn, du ranch Jefferson, et un grand échalas aux longues moustaches vêtu d’un cache-poussière jaune. Il apparut qu’il était chargé de faire respecter la loi à Little Debaria… quand il ne passait pas son temps à jouer au Faro ou au Surveille-Moi.

Aucun des nouveaux arrivants ne semblait ravi, et les salés moins que quiconque. Il était facile de voir en eux des suspects ; je dus me rappeler qu’un seul d’entre eux était un monstre (à supposer, bien entendu, que le garou ne soit pas passé entre les mailles du filet). La plupart des autres avaient sûrement accepté de venir ici dans l’espoir de mettre un terme à ses agissements.

Je m’avançai dans la rue et levai les bras. Le shérif Peavy fit halte devant moi, mais je ne lui prêtai pas attention pour le moment et me tournai vers les mineurs blottis dans les chariots. J’estimai leur nombre à vingt et un. Soit vingt suspects de plus que je ne le souhaitais, mais bien moins que je ne le craignais.

J’élevai la voix pour me faire entendre.

Oh ! les gars, vous êtes venus pour nous aider, et je vous dis grand merci au nom de Gilead !

Comme j’étais sous le vent, je n’eus aucune peine à les entendre. — Gilead, mon cul ! dit l’un.

— Petit morveux ! lança l’autre.

— Lèche-moi la trique, ça fera plaisir à Gilead ! railla un troisième.

— Laissez-moi faire, je vais te vous les calmer, me dit le moustachu. C’est moi qui fais régner l’ordre dans le trou où ils font leur nid, et je sais comment les prendre, oui-là. Je m’appelle Will Wegg, conclut-il en portant le poing à son front d’un geste machinal.

— Jamais de la vie, dis-je. (Et j’élevai la voix une nouvelle fois.) Qui parmi vous a envie de boire un coup ?

Voilà qui mit un terme à leurs grommellements, et ils lancèrent des vivats.

Alors descendez de là et mettez-vous en rang ! hurlai-je. En rang par deux, s’il vous plaît. (Je me fendis d’un sourire carnassier.) Si vous ne voulez pas, allez au diable et mourez de soif !

Cela les fit rire, du moins certains d’entre eux.

Sai Deschain, me dit Wegg, ce n’est pas une bonne idée que de faire boire ces lascars.

Mais je n’étais pas de cet avis. Je fis signe à Kellin Frye de s’approcher et lui donnai deux barrettes d’or. Il écarquilla les yeux.

— C’est vous qui menez ce troupeau, lui dis-je. Avec ça, vous pouvez leur offrir deux whiskeys par tête de pipe, s’ils sont raisonnables, et je n’en demande pas davantage. Prenez Canfield avec vous, ainsi que son camarade. (Je désignai l’intéressé.) Arn, c’est ça ?

— Non, moi c’est Snip, dit-il. Arn, c’est l’autre.

— Si fait. Snip, placez-vous à un bout du comptoir, Canfield se placera à l’autre. Frye, postez-vous à l’entrée du saloon et protégez leurs arrières.

— Jamais mon fils n’entrera au Coup de Poisse, déclara Kellin Frye. C’est un lupanar.

— Il n’en aura pas besoin. Vikka se postera dehors avec l’autre pokie. (Je fis signe à Arn.) Tout ce que vous devez faire, c’est empêcher les salés de filer en douce. Si vous en repérez un, donnez l’alerte et ne vous approchez pas de lui, car il y a de bonnes chances pour que ce soit notre homme. Pigé ?

— Ouaip, fit Arn. Allez, gamin, on y va. Peut-être que si on se met à l’abri du vent, je réussirai à en fumer une.

— Un moment, dis-je en faisant signe au garçon de me rejoindre.

— Eh ! toi, avec ta panoplie de pistolero ! me lança un des mineurs. On peut aller se mettre à l’abri avant la nuit ? Je meurs de soif !

Les autres opinèrent à grand bruit.

— Fermez votre caquet, leur dis-je. Vous n’allez pas tarder à vous rincer le gosier. Si vous faites les mariolles, je vous laisse plantés là, la gueule grande ouverte pour bouffer le vent salé.

Voilà qui les calma. Je me penchai vers Vikka Frye.

— Tu étais censé dire quelque chose à quelqu’un. L’as-tu fait ?

— Ouair, je…

Son père lui donna un coup de coude qui faillit le renverser. Il se rappela ses bonnes manières, porta le poing à son front et reprit :

— Si fait, sai, pour vous faire plaisir.

— À qui as-tu parlé ?

— À Puck DeLong. Je le vois souvent à la Fête de la Moisson. C’est un fils de mineur, mais on s’entend bien et on fait équipe pour la course à trois pattes. Son pa est contremaître de nuit. Enfin, c’est ce qu’il prétend.

— Et que lui as-tu dit ?

— Que Billy Streeter avait vu le garou sous sa forme humaine. Que Billy s’était planqué sous des pièces de harnais et que c’est ça qui l’avait sauvé. Puck savait de qui je parlais, car Billy est venu lui aussi à la dernière Fête de la Moisson. C’est lui qui a gagné au saut de l’oie, d’ailleurs. Vous connaissez le jeu du saut de l’oie, pistolero ?

— Oui.

J’y avais souvent joué à la Fête de la Moisson, moi aussi, il n’y avait pas si longtemps.

Vikka Frye déglutit et ses yeux se mouillèrent de larmes.

— Le pa de Billy, il était fou de joie quand il a vu que Billy avait gagné, murmura-t-il.

— Je n’en doute pas. Est-ce que ce Puck DeLong a répété ce que tu lui as dit ?

— Je sais pas. Mais c’est ce que j’aurais fait à sa place. Je décidai de m’en contenter et le remerciai d’une tape sur l’épaule.

— Va prendre ton poste. Et si tu vois quelqu’un tenter de filer en douce, donne l’alerte. N’aie pas peur de crier, il faut qu’on t’entende malgré cette saleté de vent.

Arn et Vikka gagnèrent la ruelle située derrière le Coup de Poisse. Les salés ne leur prêtèrent aucune attention ; ils n’avaient d’yeux que pour les portes battantes les séparant de la gnôle promise.

Les gars ! m’écriai-je. (Et, lorsqu’ils se tournèrent vers moi :) Préparez-vous à lever le coude !

Poussant des cris de joie, ils se dirigèrent vers le saloon. Mais en marchant plutôt qu’en courant, et toujours en rang par deux. Ils étaient bien dressés. La vie de mineur devait être une vie d’esclave, songeai-je, et je me félicitai que le ka m’ait réservé un autre destin… quoique je me sois demandé par la suite s’il y avait une différence entre l’esclavage de la mine et celui du revolver. Réflexion faite, la réponse est oui. J’ai toujours pu regarder le ciel et j’en remercie Gan, l’Homme Jésus et tous les autres dieux. Oui, je leur dis un grand merci.


Je fis signe à Jamie, au shérif Peavy et au dénommé Wegg de me suivre de l’autre côté de la rue. Nous nous trouvions sous l’avant-toit protégeant le bureau du shérif. Strother et Pickens, les deux adjoints minables, encombraient le seuil et nous regardaient bouche bée.

— Retournez à l’intérieur, leur dis-je.

— On n’a pas d’ordres à recevoir de vous, répliqua Pickens, plein de mépris à présent que son chef était de retour.

— Faites ce qu’il dit et fermez la porte, lança Peavy. Vous n’avez pas encore compris qui dirigeait les opérations, bande de crétins ?

Ils se retirèrent en nous gratifiant d’un ultime regard mauvais, Pickens pour moi et Strother pour Jamie. La porte en se refermant fit trembler la vitre. On est restés un moment sans rien dire, tous les quatre, à regarder les nuages de poussière envahir la grand-rue, si opaques et si épais qu’ils en occultaient les chariots. Mais l’heure n’était pas à la contemplation ; la nuit ne tarderait pas à tomber, et l’un des mineurs entrés au Coup de Poisse risquait de se métamorphoser.

— On a peut-être un problème, dis-je, m’adressant à tous, mais fixant Jamie du regard. Un garou conscient de sa nature n’avouera sans doute pas qu’il sait monter à cheval.

— J’y avais pensé, dit Jamie, qui désigna Wegg du regard.

— On a rassemblé tous ceux qui savaient monter à cheval, dit l’intéressé. Comptez-y. Et je peux en témoigner.

— Ça m’étonnerait que vous les ayez tous vus en selle.

— Justement, si, dit Jamie. Écoute-le, Roland.

— Il y a à Little Debaria un type plein aux as du nom de Sam Shunt, commença Wegg. Les salés l’ont surnommé le Grand Mac, vu qu’il les tient tous par les poils des couilles. Ce n’est pas lui qui possède la mine — elle appartient à des gros bonnets de Gilead —, mais il possède presque tout le reste : les bars, les putes, les skiddums

Je me tournai vers le shérif Peavy.

— Les cabanes où logent certains salés, expliqua-t-il. Ceux qui n’ont pas envie de rester dans la mine après y avoir trimé douze heures par jour. Ce n’est pas grand-chose, mais, au moins, ils ne dorment pas au fond d’un trou.

Je me retournai vers Wegg, qui tenait des deux pouces les revers de son cache-poussière et prenait des airs importants.

— Et surtout, c’est ce brave Sammy qui possède l’épicerie. Du même coup, il a tous les mineurs à sa botte.

Il sourit. Voyant que je ne lui rendais pas son sourire, il lâcha ses revers pour lever les bras au ciel.

— C’est ainsi que va le monde, jeune sai — ce n’est pas moi qui l’ai créé, et vous non plus.

« Bref, Sammy Shunt adore les sports de toute sorte… à condition que ça lui rapporte, bien entendu. Trois ou quatre fois par an, il organise des courses pour les mineurs. Tantôt de simples courses à pied, tantôt des courses d’obstacles, avec saut de haies, fossés remplis de boue et tout ça. Les parties de rigolade quand un coureur tombe dedans ! Les putes adorent le spectacle et ça les fait rire comme des perdues.

— Abrège, gronda Peavy. Ces soiffards auront vite fait d’avaler leurs deux whiskeys.

— Il organise aussi des courses de chevaux, même s’il n’a que des vieilles carnes à aligner — si l’une d’elles se casse la patte et qu’on doit la buter, ce n’est pas une grosse perte.

— Et quand c’est un mineur qui se casse la patte, il le bute aussi ? demandai-je.

Wegg s’esclaffa comme à une blague de première. Cuthbert lui aurait dit que je ne plaisante jamais, mais Cuthbert n’était pas là. Et Jamie ne parle que s’il y est obligé.

— Ça, c’est gâche, jeune pistolero, c’est très gâche ! Non, on les soigne, s’ils peuvent encore être soignés ; y a deux putes qui se font un peu d’argent en bossant comme ammies durant ces courses. Une autre façon de soulager les salés, hein ?

« Un droit d’entrée est exigé — prélevé sur le salaire du mineur, évidemment. Pour couvrir les frais. Et en guise de récompense, le gagnant — quelle que soit la course — voit effacer son ardoise à l’épicerie de ce vieux Sammy. Ne vous inquiétez pas pour lui : avec les taux usuraires qu’il pratique, il a vite fait de compenser ses pertes. Vous avez pigé la combine ? C’est futé, hein ?

— Diablement futé, commentai-je.

— Ouair ! Donc, quand Sammy aligne ses carnes, tous les mineurs qui savent monter à cheval s’inscrivent pour la course. C’est vraiment marrant de les voir se broyer les joyeuses sur leur selle, je le jure par ma montre et mon billet. Et je suis toujours là pour faire respecter l’ordre. J’ai assisté à toutes les courses depuis sept ans, et je connais tous les salés qui y ont participé. Tous les cavaliers de la mine sont dans ce saloon. Il y en avait un de plus, mais le malheureux s’est fait piétiner par sa monture durant la dernière course, pour la Nouvelle Terre. Il a tenu un jour ou deux, puis il a rendu l’âme. Donc, je pense pas que ce soit lui, votre garou, hein ?

Et Wegg de partir d’un rire gras. Peavy le fixait d’un air résigné, Jamie avec un mélange de dégoût et d’émerveillement.

Est-ce que je croyais cet homme lorsqu’il m’affirmait avoir réuni tous les mineurs capables de monter à cheval ? Pour achever de me convaincre, il devrait répondre par l’affirmative à certaine question.

— Ça vous arrive de parier à ces courses de chevaux, Wegg ?

— Ouair, j’ai même ramassé un joli paquet l’année dernière, répondit-il fièrement. Bon, Shunt ne paie qu’en bons d’achat — un vrai grigou, ce type —, mais j’ai ma ration de putes et de whiskey. Les putes, je les aime jeunes, et le whiskey, je le préfère vieux.

Peavy me jeta un regard en douce et haussa les épaules comme pour dire : On fait avec ce qu’on a, alors ne me le reprochez pas.

Je m’en serais bien gardé.

— Wegg, allez nous attendre au bureau du shérif. Jamie, shérif Peavy, suivez-moi.

J’entrepris alors d’éclairer leur lanterne. Cela me prit le temps de traverser la rue.


— Expliquez-leur ce que nous attendons d’eux, dis-je à Peavy alors que nous arrivions devant le saloon.

Je m’adressais à lui à voix basse, car toute la ville continuait de nous observer, bien que les bons citoyens les plus proches se soient écartés à notre arrivée, comme si nous étions contagieux.

— Ils vous connaissent, vous, ajoutai-je.

— Moins qu’ils ne connaissent Wegg.

— À votre avis, pourquoi ai-je souhaité qu’il reste dans votre bureau ?

Il partit d’un rire étouffé et poussa les portes battantes, Jamie et moi sur ses talons.

Les clients déjà présents avaient battu en retraite jusqu’aux tables de jeu, abandonnant le comptoir aux salés. Snip et Canfield encadraient ces derniers ; Kellin Frye se tenait adossé à un mur, les bras croisés sur sa veste en peau de mouton. Il y avait un étage — où je devinai la présence d’alcôves — et son balcon était envahi de dames peu avenantes qui fixaient les mineurs d’un air intrigué.

— Les gars ! dit Peavy. Tournez-vous face à moi !

Ils obtempérèrent. Pour eux, le shérif n’était qu’un contremaître d’un genre spécial. Quelques-uns tenaient encore leur verre, mais la majorité l’avait déjà vidé. Ils semblaient un peu plus animés à présent, l’alcool ayant rougi leurs joues éprouvées par le vent corrosif.

— Voici ce que vous allez faire, reprit Peavy. Asseyez-vous sur le comptoir, tous jusqu’au dernier, et retirez vos bottes qu’on puisse vous examiner les pieds.

On entendit monter des grognements mécontents.

— Si vous voulez savoir qui a séjourné au pénitencier de Beelie, il suffit de le demander, lança un type à la barbe grise. Je suis du nombre et je n’en ai pas honte. Mon crime, c’est d’avoir volé du pain pour ma vieille et pour nos deux bébés. Ça leur a pas servi à grand-chose d’ailleurs : ils sont morts tous les deux.

— Et si on n’en a pas envie ? demanda un salé plus jeune. Qu’est-ce que vous allez faire ? Ces deux blancs-becs vont nous descendre ? Ça me dérangerait pas trop. Au moins, je serais plus obligé de redescendre dans le trou.

Cette remarque suscita des murmures d’assentiment. J’entendis des mots qui ressemblaient à feu vert.

Peavy m’agrippa par le bras pour que je m’avance.

— C’est grâce à ce blanc-bec que vous bénéficiez d’un jour de repos et d’un coup à boire. Alors de quoi avez-vous peur, si vous n’êtes pas celui que nous recherchons ?

Celui qui lui répondit avait à peine mon âge.

— Nous avons toujours peur, sai shérif.

C’était là une vérité que les salés n’aimaient sans doute pas entendre, car un silence total se fit dans la salle. Le vent gémissait au-dehors. Le sable en criblant les murs sonnait comme la grêle.

— Écoutez-moi, les gars, dit Peavy. Les deux pistoleros que voici pourraient dégainer et vous obliger à obéir, mais je ne le souhaite pas et ce ne sera sûrement pas nécessaire. En comptant les victimes du ranch Jefferson, ce monstre a tué plus de trois douzaines de personnes à Debaria. Et trois femmes ont péri au Jefferson. (Un temps.) Pardon, je me trompe. Une femme et deux jeunes filles. Je sais qu’on vous mène la vie dure et que vous n’avez rien à gagner en nous rendant service, mais je vous demande quand même de le faire. Et pourquoi hésiteriez-vous ? Après tout, un seul d’entre vous a quelque chose à cacher.

— Et puis merde, fit l’homme à la barbe grise.

Il se hissa des deux mains sur le comptoir. Ce devait être le doyen de l’équipe, car tous les autres l’imitèrent illico. Je les surveillai pour voir si l’un d’eux hésitait, mais sans rien remarquer. Une fois l’obstacle levé, ils prirent la chose à la blague. Il y eut bientôt vingt et un salés assis en rang d’oignon et il plut des bottes sur le sol couvert de sciure. Par les dieux ! aujourd’hui encore, j’ai le fumet de leurs pieds dans les narines.

— Oh là là ! moi, j’ai eu ma dose, dit l’une des putes, et je vis ces dames battre en retraite dans un froufrou général.

Le barman déserta son poste en se pinçant le nez et rejoignit à son tour les tables de jeu. Ça m’aurait étonné que le Café Racey ait fait des affaires ce soir-là ; la puanteur montant des mineurs aurait coupé l’appétit à n’importe qui.

— Relevez vos pantalons, que je voie vos chevilles, ordonna le shérif.

À présent qu’ils étaient pieds nus, les mineurs obéirent sans rechigner. Je m’avançai vers eux.

— Ceux que je désigne, descendez et allez vous placer contre le mur. Vous pouvez récupérer vos bottes, mais inutile de les rechausser. On vous demandera seulement de traverser la rue et vous n’en avez pas besoin pour le faire.

Je passai en revue les pieds tendus vers moi, d’une maigreur effrayante et, pour les plus âgés, parcourus de veines gonflées et purpurines.

— Vous… vous… vous…

En tout, ils étaient dix à présenter autour des chevilles le cercle bleu caractéristique des anciens forçats. Jamie s’approcha d’eux.

S’il ne dégaina pas ses six-coups, il passa les pouces à son ceinturon, les mains suffisamment près des crosses pour se faire comprendre.

— Barman, dis-je. Servez un autre verre aux hommes qui restent. Les intéressés lancèrent des vivats et remirent leurs bottes.

— Et nous ? demanda l’homme à la barbe grise.

L’anneau tatoué sur sa cheville avait viré au bleu pâle. Ses pieds nus étaient aussi noueux que les racines d’un arbre. Comment il arrivait encore à marcher — sans parler de trimer —, cela me dépassait.

— Neuf d’entre vous auront droit à une double ration, déclarai-je, les mettant aussitôt de belle humeur. Le dixième aura droit à autre chose.

— Pour lui, ce sera la corde, renchérit d’une voix sourde Canfield du Jefferson. Et après ce que j’ai vu au ranch, j’espère qu’il dansera au bout un long moment.


Laissant Snip et Canfield surveiller les onze salés restant au saloon, nous avons escorté les dix autres jusqu’au bureau du shérif. Le doyen ouvrait la marche d’un bon pas, en dépit de ses pieds difformes. Le ciel se parait d’une lueur jaune comme je n’en avais jamais vu et il ne tarderait pas à faire nuit. Le vent soufflait de plus belle et la poussière avec lui. J’espérais que l’un des mineurs tenterait de s’enfuir — cela aurait épargné une nouvelle épreuve au petit garçon dans sa cellule —, mais mes espoirs furent déçus.

Jamie se rapprocha de moi.

— Si notre homme est parmi eux, il espère sûrement que le gamin n’a vu que ses chevilles. Il va tenter sa chance, Roland.

— Je sais. Et comme le gamin n’a rien vu de plus, peut-être que notre homme va s’en tirer.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

— On les enferme tous et on attend que l’un d’entre eux se transforme.

— Et s’il n’est pas l’esclave de sa malédiction ? Et s’il peut empêcher sa transformation ?

— Alors, je ne sais pas ce qu’on fera.

Wegg avait entamé une partie de Surveille-Moi avec Pickens et Strother — un penny le point, la relance à trois. Je tapai du poing sur la table, éparpillant les allumettes qui leur servaient de jetons.

— Wegg, vous accompagnerez le shérif quand il escortera ces hommes dans la prison. Laissez-moi quelques minutes. Encore un détail à régler.

— Qu’est-ce qu’il y a dans la prison ? demanda Wegg.

Il contemplait les allumettes d’un air navré. Sans doute était-il en train de gagner.

— Le gamin, je suppose ? ajouta-t-il.

— Le gamin, oui, et la fin de cette triste histoire, répondis-je avec une assurance que j’étais loin de ressentir.

Je pris le doyen par le coude — tout doux — et l’entraînai un peu à l’écart.

— Quel est votre nom, sai ?

— Steg Luka. Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous croyez que c’est moi ?

— Non, dis-je. (Et je disais vrai. Sans savoir pourquoi, j’en étais sûr.) Mais si vous savez qui est notre homme — si même vous n’avez que des soupçons —, vous devriez me le dire. Il y a près de nous un petit garçon terrifié que j’ai dû enfermer pour le protéger. Il a vu son père se faire massacrer par une créature ressemblant à un ours monstrueux et je préférerais lui épargner de nouvelles épreuves. C’est un brave petit gars.

Il réfléchit quelques instants puis m’agrippa par le coude à son tour… d’une poigne d’acier, me sembla-t-il. Il m’attira dans un coin de la pièce.

— Je ne peux accuser personne, pistolero, car nous sommes tous descendus là-bas, au fond de la couche, et nous l’avons tous vu.

— Qu’avez-vous vu ?

— Une brèche dans le sel, et un feu vert derrière. Il ne cesse de gagner et de perdre en éclat. Comme un cœur qui bat. Et… et il parle à votre visage.

— Je ne comprends pas.

— Et moi pas davantage. Tout ce que je sais, c’est qu’on l’a tous vu et qu’on l’a tous senti. Il parle à votre visage et vous invite à le rejoindre. Et c’est tout amer.

— Le feu ou la voix ?

— Les deux. C’est un truc des Anciens, j’en suis sûr, et c’est un truc nocif. On en a parlé à Banderly — c’est notre contremaître —, et il est descendu à son tour. Pour voir ça par lui-même. Pour sentir ça par lui-même. Mais allait-il interdire la couche pour autant ? Mon cul, oui. Ce n’est pas lui qui décide, et son patron sait qu’il reste une piche de sel à récolter. Alors il a pris quelques gars et leur a fait combler la brèche avec des pierres. Je le sais, vu que j’en étais. Mais un bouchon comme ça, ça peut se déboucher. Et je vous parie que quelqu’un l’a fait. Les pierres ne sont plus disposées comme avant. Quelqu’un a franchi la brèche, pistolero, et ce qui est tapi de l’autre côté… l’a transformé.

— Mais vous ne savez pas qui c’est.

Luka fit non de la tête.

— Tout ce que je peux dire, c’est que ça s’est passé entre minuit et six heures du matin, quand tout était calme.

— D’accord, allez rejoindre vos camarades, et je vous dis grand merci. On vous servira bientôt à boire et vous l’avez bien mérité.

Sauf que sai Luka ne devait plus jamais boire une seule goutte. On n’est sûr de rien, pas vrai ?

Je passai les salés en revue. Luka était le plus vieux, et de loin. La plupart d’entre eux étaient entre deux âges, deux ou trois étaient encore jeunes. Ils semblaient excités plutôt que terrifiés, ce que je comprenais sans peine ; on leur avait offert un coup à boire pour les amadouer, ce qui les changeait de leur bagne quotidien. Aucun d’eux ne semblait avoir quelque chose à se reprocher. Tous ressemblaient à ce qu’ils étaient : des mineurs travaillant dans une exploitation qui périclitait au terminus de la voie ferrée.

— Jamie, dis-je. J’ai à te parler.

Il me rejoignit et je l’entraînai jusqu’à la porte. Puis je lui glissai un mot à l’oreille, lui recommandant de faire vite. Un signe de tête, et il ressortit dans l’après-midi tempétueux. Ou peut-être que c’était déjà le soir.

— Où il va comme ça ? demanda Wegg.

— Ce n’est pas votre affaire, lui dis-je, puis je me tournai vers les hommes aux chevilles tatouées. Veuillez vous mettre en rang. Du plus âgé au plus jeune.

— Hé ! je sais même pas quel est mon âge ! dit un homme au crâne dégarni, porteur d’une montre-bracelet tenant par un bout de ficelle. Quelques autres s’esclaffèrent en opinant.

— Faites pour le mieux, dis-je.

Leur âge ne m’intéressait en rien, mais la manœuvre leur prit quelque temps, ce qui était le but recherché. Si le maréchal-ferrant avait tenu parole, tout irait bien. Sinon, il me faudrait improviser. Un pistolero incapable d’improviser est promis à une courte vie.

Les mineurs s’agitèrent dans tous les sens, évoquant des enfants jouant aux chaises musicales, jusqu’à réussir à se ranger en fonction de leur âge — ou à peu près. Le premier, Luka, se tenait devant la porte de la prison, le dernier — celui qui avait affirmé que les salés avaient toujours peur — devant celle donnant sur la rue. Le type à la montre occupait la position du milieu.

— Shérif, vous voulez bien relever leurs noms ? demandai-je. Il faut que j’aille parler au petit Streeter.


Billy se tenait derrière les barreaux de la cellule de dégrisement. Il avait entendu notre palabre et semblait terrorisé.

— Il est ici ? demanda-t-il. Le garou ?

— Je le pense, mais il n’y a aucun moyen d’en être sûr.

— J’ai peur, sai.

— Je ne t’en veux pas. Mais ta cellule est verrouillée et ses barreaux sont en bon acier. Il ne peut pas te toucher, Bill.

— Vous ne l’avez pas vu quand il s’est transformé en ours.

Billy avait les yeux exorbités, fixes, vitreux. J’ai vu des hommes avec des yeux comme ça quand on venait de les cogner. Juste avant que leurs jambes ne les trahissent. Dehors, le vent poussa un hurlement suraigu en frôlant le toit de la prison.

— Tim Bravecœur avait peur, lui aussi, déclarai-je. Mais il est quand même allé de l’avant. J’attends que tu fasses de même.

— Vous serez là ?

— Si fait. Ainsi que Jamie, mon ka-mi.

Comme s’il m’avait entendu, Jamie poussa la porte donnant sur le bureau et entra en époussetant sa chemise. Le voir arriver me réjouit. L’odeur de pieds sales qui l’accompagnait un peu moins.

— Tu l’as ? demandai-je.

— Oui. Il venait juste de finir. Elle est jolie. Et voici la liste de noms. Il me tendit les deux objets.

— Tu es prêt, fiston ? demanda-t-il à Billy.

— Je crois bien. Je vais faire semblant d’être Tim Bravecœur. Jamie acquiesça d’un air grave.

— C’est une très bonne idée. Puisses-tu surmonter l’épreuve.

Une violente bourrasque secoua le bâtiment. Une nuée de poussière s’engouffra par la fenêtre de la cellule de dégrisement. Et de nouveau cet horrible hurlement. L’obscurité montait. Peut-être serait-il moins risqué, songeai-je, d’enfermer les dix salés et de remettre la suite des opérations au lendemain, mais neuf d’entre eux étaient innocents. Aussi innocents que le garçon. Non, autant en finir vite. Si tant est que ce soit possible.

— Entends-moi bien, Billy. Je vais les faire entrer l’un après l’autre. Peut-être qu’il ne se passera rien.

— D… d’accord, dit-il d’une voix blanche.

— Tu veux boire un peu d’eau d’abord ? Ou bien aller pisser ?

— Ça ira, dit-il — sauf que, bien sûr, ça n’allait pas très fort. Sai ? Combien sont-ils à avoir des anneaux bleus aux chevilles ?

— Ils en ont tous.

— Mais alors…

— Ils ne savent pas exactement ce que tu as vu. Regarde-les bien quand ils défileront devant toi. Et ne t’approche pas trop des barreaux, d’accord ?

Reste hors de portée, voulais-je lui faire comprendre, mais je ne souhaitais pas l’affoler davantage.

— Qu’est-ce que je dois dire ?

— Rien. Sauf si tu vois quelque chose qui te rafraîchit la mémoire. (J’avais peu d’espoir que cela se produise.) Fais-les entrer, Jamie. Le shérif Peavy en tête de cortège et Wegg en queue.

Il acquiesça et s’en fut. Billy tendit la main entre les barreaux. L’espace d’un instant, je la regardai sans comprendre. Puis je l’étreignis brièvement.

— Maintenant, recule, Billy. Et rappelle-toi le visage de ton père. Il te regarde depuis la clairière.

Il obéit. Je parcourus la liste du regard, y découvrant des noms (probablement écorchés) qui ne signifiaient rien pour moi, tandis que ma main droite caressait la crosse de mon revolver. Dans son barillet était logée une balle un peu spéciale. À en croire Vannay, il n’existait qu’un seul moyen de tuer un garou : avec un projectile en métal sacré. J’avais payé le maréchal-ferrant en or, mais la balle qu’il m’avait forgée — celle que frapperait mon percuteur — était en argent massif. Peut-être que ça marcherait.

Sinon, le plomb suivrait.

La porte s’ouvrit. Entra le shérif Peavy. Il était armé d’un gourdin en bois de fer, de deux pieds de long, dont la lanière de cuir était passée à son poignet. Il en caressait l’extrémité de la main gauche. Ses yeux se posèrent sur le visage livide du garçon et il sourit.

— Hé, Billy, fils de Bill. Nous sommes avec toi et tout ira bien. Tu n’as rien à craindre.

Billy s’efforça de sourire, mais il n’était pas rassuré.

Vint ensuite Steg Luka, qui s’avançait d’une démarche chaloupée sur ses pieds difformes. Il était suivi d’un bonhomme presque aussi décati que lui, à la moustache mangée aux mites, aux longs cheveux gris sale et au regard chafouin. Mais peut-être était-il myope, tout simplement. D’après la liste, il s’appelait Bobby Frane.

— Avancez lentement, leur dis-je, et laissez à ce garçon le temps de vous examiner.

Ils obéirent. Billy fixa leurs visages d’un œil anxieux à mesure qu’ils passaient devant lui.

— Bonsoir, mon gars, le salua Luka.

Bobby Frane leva un chapeau invisible. L’un des plus jeunes — Jake Marsh, à en croire la liste — lui tira la langue, une langue jaunie par le tabac. Les autres se contentèrent de défiler. Deux d’entre eux gardèrent la tête basse jusqu’à ce que Wegg leur ordonne de ne pas faire les malins.

L’expression de Bill Streeter ne traduisait qu’un mélange de frayeur et de perplexité. Je veillai à ne pas broncher, mais je sentais l’espoir me fuir. Pourquoi le garou se serait-il trahi, après tout ? Il n’avait rien à perdre en jouant le jeu, et il le savait forcément.

À présent, il n’en restait plus que quatre… puis deux… puis un seul : le jeune gars qui avait pris la parole au Coup de Poisse. Je vis un éclair dans les yeux de Billy lorsqu’il passa devant lui et je crus un instant qu’on tenait notre homme, puis je me rendis compte qu’il n’avait réagi qu’à son jeune âge, si proche du sien.

Arriva enfin Wegg, qui avait préféré au gourdin un coup-de-poing en cuivre à chaque main. Il lança à Billy Streeter un sourire un rien torve.

— T’as rien vu qui t’intéresse, p’tit gars ? Eh bien, j’en suis navré, mais je peux pas dire que ça me surpr…

— Pistolero ! me lança Billy. Sai Deschain ! Oui, Billy.

Écartant Wegg de mon chemin, je m’approchai de la cellule. Billy s’humecta la lèvre supérieure.

— Faites-les repasser, s’il vous plaît. Mais demandez-leur de lever leur pantalon cette fois-ci. Je ne vois pas les anneaux.

— Leurs anneaux sont tous les mêmes, Billy.

— Non. Ils ne sont pas pareils.

Le vent se calmait et le shérif Peavy entendit cette remarque.

— Demi-tour, mes goujats, on recommence. Mais cette fois-ci, levez votre futal.

— C’est bientôt fini, cette histoire ? grommela l’homme à la montre. (Ollie Ang, selon la liste.) On nous avait promis double ration de gnôle.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, tête de pioche ? lança Wegg. De toute façon, t’es obligé de repasser par là pour sortir. C’est pas encore rentré dans ton crâne ?

Avec moult grommellements, ils défilèrent à nouveau devant la cellule, du plus jeune au plus âgé cette fois, et en remontant bien leur pantalon. À mes yeux, leurs tatouages étaient identiques. Je crus tout d’abord que le garçon faisait la même constatation. Puis je le vis écarquiller les yeux et reculer d’un pas. Mais il resta muet.

— Shérif, retenez-les un instant, je vous prie.

Peavy se planta devant la porte. Je m’approchai de la cellule et demandai à voix basse :

— Billy ? Tu as vu quelque chose ?

— La tache, dit-il. J’ai vu la tache. C’est l’homme à l’anneau cassé.

Je restai un instant sans comprendre… puis tout s’éclaircit. Je repensai à toutes les fois où Cort m’avait traité d’imbécile, de mou des méninges. Les autres avaient droit aux mêmes injures, voire pire encore — après tout, c’était son boulot —, mais en cet instant, dans la prison de Debaria sur laquelle soufflait le simoun, je me dis qu’il ne s’était pas trompé sur mon compte. Un mou des méninges, ça oui. Quelques minutes plus tôt, je m’étais dit que si Billy avait conservé de la scène un souvenir enfoui, je n’aurais pas manqué de l’extirper lors de la séance d’hypnose. Et c’était exactement ce qui s’était produit.

Il y a autre chose ? lui avais-je demandé, déjà sûr qu’il n’y avait rien d’autre et impatient de l’arracher à cette transe qui lui était si pénible. Et quand il avait répondu la tache blanche — mais d’un air hésitant, comme s’il doutait de lui-même —, cet imbécile de Roland n’avait pas relevé.

Les salés commençaient à s’impatienter. Ollie Ang, l’homme à la montre rouillée, estimant avoir fait ce qu’on attendait de lui, exigeait de remettre ses bottes et de retourner au Coup de Poisse pour y boire son double whiskey.

— C’est lequel ? demandai-je à Billy.

Il se pencha pour me le murmurer à l’oreille.

J’acquiesçai puis me tournai vers les hommes massés au bout du couloir. Jamie les surveillait de près, les mains sur les crosses de ses revolvers. Sans doute que mon expression les alerta, car ils cessèrent de maugréer pour me fixer des yeux. On n’entendait que le souffle du vent et l’incessante pluie de poussière sur les murs du bâtiment.

Pour ce qui est de la suite des événements, j’y ai maintes fois repensé au fil des ans, et je ne crois pas que nous aurions pu empêcher quoi que ce soit. Nous ne savions pas que le changement était aussi rapide, voyez-vous ; Vannay non plus, je présume, sinon il nous aurait mis en garde. Mon père lui-même en convint lorsque je lui fis mon rapport puis attendis son verdict à propos de cette mission à Debaria — son verdict de dinh et non de père.

Il y a une chose dont je me félicite. Je faillis dire à Peavy de m’amener l’homme que Billy venait de me désigner puis changeai d’avis. Pas parce qu’il avait jadis aidé mon père, mais parce que Little Debaria et la mine étaient en dehors de son domaine.

— Wegg, dis-je, faites venir Ollie Ang, s’il vous plaît.

— Qui ça ?

— L’homme qui porte une montre.

— Holà ! glapit l’intéressé lorsque Wegg lui empoigna l’épaule.

Il était chétif pour un mineur, quasiment un rat de bibliothèque, mais ses bras étaient relativement musclés et je vis d’autres muscles faire saillir sa chemise.

— Holà, je n’ai rien fait ! C’est pas réglo de m’accuser parce que ce gosse veut faire son intéressant !

— Ferme-la, dit Wegg en le poussant devant lui.

— Relevez votre pantalon, lui ordonnai-je.

— Va te faire foutre, morveux ! Et emmène ton canasson !

— Relevez-le ou c’est moi qui m’en occupe.

Il leva les poings et se planta face à moi.

— Essayez ! Essayez seulem…

Jamie se glissa derrière lui, dégaina l’un de ses revolvers, le lança en l’air, le rattrapa par le canon et frappa de la crosse. Un coup à la force bien calculée : Ang ne tomba pas dans les pommes, mais il baissa les bras et s’avachit, et Wegg le rattrapa avant qu’il ne s’effondre. Je soulevai la jambe droite de son pantalon et trouvai ce que je cherchais : un tatouage datant de son séjour à Beelie brisé par une tache blanche, comme disait Billy… ou plutôt par une épaisse cicatrice qui courait jusqu’au genou.

— C’est ça que j’ai vu, souffla Billy. C’est ça que j’ai vu quand j’étais caché sous les pièces de harnais.

— Il invente, affirma Ang.

Il avait les yeux vitreux, la voix pâteuse. Un filet de sang coulait le long de sa tempe, car Jamie lui avait entaillé le cuir chevelu.

Billy n’inventait rien, je le savais ; il m’avait parlé de cette tache bien avant de poser les yeux sur Ollie Ang. J’allai pour dire à Wegg de le jeter dans une cellule, mais c’est alors que le doyen des salés se jeta sur le suspect. À en juger par son expression, il venait de comprendre quelque chose. Et ça le mettait en rage.

Avant que quiconque ait pu l’arrêter, Steg Luka agrippa Ang par les épaules et le plaqua contre les barreaux de la cellule d’en face.

J’aurais dû le savoir ! s’écria-t-il. Ça fait des semaines que j’aurais dû comprendre, espèce de fumier, sac à merde ! Assassin ! (Il s’empara du bras qui portait la montre.) Où as-tu ramassé ce truc, sinon derrière la brèche où brille le feu vert ? C’est forcément ça ! Oh ! salopard de garou que tu es !

Luka lui cracha au visage puis se tourna vers Jamie et moi-même, sans lâcher l’autre mineur.

— Il nous a raconté qu’il avait trouvé ce truc dans un trou, à proximité d’une ancienne couche ! Sans doute que ça provenait du butin de la bande des Crow, qu’il disait, et on l’a tous cru, crétins que nous sommes ! On a passé toutes nos journées de congé à creuser dans le coin !

Il se retourna vers Ollie Ang, qui semblait étourdi. C’est du moins l’impression que nous avions, mais qui pouvait savoir ce qu’il mijotait ?

— Tu devais bien te marrer en nous voyant faire, pour sûr. Ouais, t’as trouvé ce truc dans un trou, mais ce n’était pas près d’une ancienne couche. Tu es passé à travers la brèche ! Tu es entré dans le feu vert ! C’était toi ! C’était toi ! C’était…

Le visage d’Ang se tordit du menton jusqu’au front. Je ne veux pas dire par là qu’il grimaça ; sa tête tout entière se disloqua. Ça ressemblait à un chiffon essoré par des mains invisibles. Ses yeux changèrent de place, l’un se retrouvant bien plus haut que l’autre, et passèrent du bleu au noir. Sa peau vira au blanc, puis au vert. Elle s’enfla, comme si des poings rampaient en dessous, puis se craquela pour former des écailles. Ses vêtements churent, car le corps qui les portait n’avait plus rien d’humain. Et ce n’était pas davantage celui d’un ours, d’un loup ou d’un lion. Nous étions préparés à voir surgir de tels fauves. Voire un ally-gator, le monstre qui avait attaqué cette pauvre Fortuna à Sérénité. Et, d’une certaine façon, ce que nous avions devant nous était proche de l’ally-gator.

En l’espace de trois secondes, Ollie Ang était devenu serpent. Un pooky.

Luka, qui tenait toujours un bras en voie de résorption rapide, poussa un cri qu’étouffa bien vite le serpent — toujours pourvu d’une couronne de cheveux au-dessus de sa tête en élongation — lorsqu’il plongea dans la bouche du vieillard. On entendit un horrible bruit mou quand cédèrent les tendons attachant la mâchoire inférieure de Luka à sa mâchoire supérieure. Je vis son cou fripé s’enfler comme la créature — toujours en pleine transformation, encore juchée sur des jambes humaines qui allaient en s’amenuisant — s’enfouissait dans son gosier.

Des cris d’effroi et d’horreur retentirent dans la prison tandis que les autres salés cédaient à la panique. Je ne leur prêtai nulle attention. Je vis Jamie étreindre le corps enflé et mouvant du serpent pour tenter de l’extraire de la gorge d’un Steg Luka déjà mourant, et je vis l’énorme tête reptilienne déchirer la gorge du vieillard, sa langue rouge et bifide, sa tête écailleuse maculée de chair sanguinolente.

Wegg la frappa de son poing cerclé de cuivre. Esquivant le coup, le serpent riposta, exhibant deux rangées de crochets ruisselantes d’un poison translucide. Ses mâchoires se refermèrent sur le bras de Wegg, qui se mit à hurler.

— Ça brûle ! Par les dieux, ça BRÛLE !

Luka, embroché par le gosier, semblait danser tandis que le serpent plantait ses crochets dans le misérable défenseur de la loi. De partout volaient gouttes de sang et morceaux de chair.

Jamie me jeta un regard de dément. Il avait dégainé, mais sur quoi devait-il tirer ? Le pooky se convulsait entre deux mourants. La partie inférieure de son corps, à présent dépourvue de jambes, se dégagea de sa gangue de vêtements pour enserrer la taille de Luka dans une étreinte mortelle. Quant à la partie supérieure, elle coulait hors de la brèche ouverte dans la gorge du vieillard.

J’avançai d’un pas, agrippai Wegg par la peau du cou et le tirai en arrière. Son bras avait viré au noir et doublé de volume sous l’effet de la morsure. Ses yeux saillaient de leurs orbites, une écume blanche bouillonnait à ses lèvres.

Quelque part, Billy Streeter hurlait.

Les crochets du serpent se dégagèrent.

— Ça brûle, répéta Wegg à voix basse, puis il ne dit plus rien.

Sa gorge enfla, sa langue jaillit de sa bouche. Il s’effondra en tressaillant, pris dans les spasmes de l’agonie. Le serpent me fixa des yeux, darda sur moi sa langue fourchue. Ses yeux noirs d’ophidien avaient quelque chose d’humain. Je levai mon arme. Je ne disposais que d’une seule balle en argent, et cette tête ne cessait d’osciller de droite à gauche, mais je savais que je la logerais dans la cible ; c’était pour cela que j’étais né. La tête fondit sur moi, ses crochets étincelèrent, et je pressai la détente. Ma main ne trembla pas et la balle d’argent plongea dans sa gueule grande ouverte. Sa tête explosa en une nuée de chair écarlate, qui virait déjà au blanc avant de s’écraser sur les barreaux d’acier et le sol de pierre. J’avais déjà vu ce type de chair blanchâtre. C’était de la cervelle. De la cervelle humaine.

Soudain, ce fut le visage ravagé d’Ollie Ang qui me fixa depuis la plaie béante ouverte dans la gorge de Luka — un visage planté sur un cou de serpent. Des poils noirs et drus poussèrent entre les écailles lorsque sa force vitale, désormais à l’agonie, perdit le contrôle de la forme qu’elle lui conférait. Juste avant qu’il ne s’effondre, son œil bleu devint jaune, un œil de loup. Puis il tomba à terre, et avec lui le cadavre de l’infortuné Steg Luka. Le corps à l’agonie du garou ne cessait de frémir et de chatoyer, de chatoyer et de frémir encore. J’entendais claquer ses muscles et grincer ses os. Un pied nu surgit de sa masse confuse, devint patte velue, puis redevint pied. Les restes d’Ollie Ang furent pris d’un ultime frisson puis cessèrent de bouger.

Le petit garçon continuait de hurler.

— Va t’allonger sur ta paillasse, lui dis-je d’une voix qui tremblait un peu. Ferme les yeux et dis-toi que c’est fini et bien fini.

— Je veux que vous restiez près de moi, gémit Billy en s’exécutant. Ses joues étaient constellées de sang. Moi, j’en étais imbibé de la tête aux pieds, mais cela, il ne le vit pas. Ses yeux demeuraient clos.

— Restez près de moi ! Je vous en prie, sai, je vous en prie !

— Je viendrai dès que possible, dis-je.

Et je tins parole.


Nous étions trois à dormir sur des paillasses dans la cellule de dégrisement : Jamie à gauche, moi à droite et le Jeune Bill Streeter au milieu. Le simoun se mourait et jusque tard dans la nuit résonnèrent des bruits de fête : Debaria célébrait la mort du garou.

— Qu’est-ce qui va m’arriver, sai ? demanda Billy juste avant de s’endormir.

— Que des bonnes choses, lui répondis-je, en espérant qu’Everlynne de Sérénité n’allait pas me détromper.

— Est-ce qu’il est mort ? Est-ce qu’il est mort pour de bon, sai Deschain ?

— Oui, pour de bon.

Mais je ne voulais rien laisser au hasard. Passé minuit, lorsque le vent se réduisit à une douce brise et que Bill Streeter plongea dans un sommeil si profond que même le pire des cauchemars n’aurait pu l’en arracher, Jamie et moi avons rejoint le shérif Peavy au dépotoir situé derrière la prison. On a arrosé de kérosène le cadavre d’Ollie Ang. Avant d’y mettre le feu, j’ai demandé à mes deux compagnons si l’un d’eux voulait conserver sa montre comme souvenir. Elle n’avait pas trop souffert de la lutte et sa trotteuse tournait encore.

Jamie fit non de la tête.

— Pas moi, dit Peavy, cette saleté est sûrement hantée. Allez-y, Roland, si je puis me permettre de vous appeler ainsi.

— Je vous en prie, dis-je.

Je craquai l’allumette et la lâchai. Nous sommes restés là jusqu’à ce que la dépouille du garou de Debaria se soit réduite à une carcasse calcinée. La montre n’était plus qu’une masse noire au sein des cendres.


Le lendemain matin, Jamie et moi avons rassemblé une équipe — les volontaires ne manquaient pas — pour aller faire un tour sur la voie ferrée. Une fois rendus, il nous a fallu à peine deux heures pour remettre Tit-Teuf sur les rails. Travis, le mécano, dirigeait les opérations et je me fis quantité d’amis en promettant aux ouvriers un dîner au Café Racey et une tournée au Coup de Poisse.

Ce soir-là, il y aurait fête en ville, avec Jamie et moi-même comme invités d’honneur. Le genre de corvée dont je me serais bien passé — j’étais impatient de rentrer à la maison et je détestais la foule —, mais cela faisait partie de mon boulot. Et puis il y aurait des femmes, et même de jolies femmes. Cela ne me déplaisait pas, et à Jamie encore moins. Il avait beaucoup à apprendre sur les femmes, et comme lieu d’apprentissage, Debaria en valait bien un autre.

Sous nos yeux, Tit-Teuf a démarré pour se diriger lentement dans la direction qu’il devait prendre, à savoir celle de Gilead.

— Est-ce qu’on s’arrête à Sérénité avant d’aller en ville ? demanda Jamie. Pour savoir si elles accepteront de prendre le garçon ?

— Si fait. Et la mère supérieure a quelque chose pour moi, m’a-t-elle dit.

— Tu sais ce que c’est ?

Je fis non de la tête.


Everlynne, cette montagne mouvante, se précipita vers nous dans la cour de Sérénité, les bras grands ouverts. Je faillis m’enfuir en courant ; j’aurais cru me trouver face à un des gros camions des antiques champs pétrolifères de Kuna.

Plutôt que de nous renverser, elle nous enveloppa tous deux dans son étreinte. Son arôme était des plus suave : un mélange de cannelle, de thym et de gâteau bien chaud. Elle embrassa Jamie sur la joue — il en rougit. Puis elle m’embrassa sur les lèvres. L’espace d’un instant, nous nous sommes abîmés dans les volutes de ses habits, à l’ombre de sa capuche de soie. Puis elle s’écarta de nous, le visage rayonnant.

— Quel service vous avez rendu à cette ville ! Et nous vous disons grand merci !

Je souris.

Sai Everlynne, vous êtes trop aimable.

— Au contraire ! Vous restez déjeuner ici, n’est-ce pas ? Et vous prendrez bien un peu de vin doux. C’est surtout ce soir qu’il coulera à flots, je n’en doute pas. (Elle gratifia Jamie d’un regard malicieux.) Mais veillez à ne pas porter trop de toasts ; l’alcool réjouit le cœur de l’homme, mais lui affaiblit la chair et lui brouille la mémoire, le privant de souvenirs qu’il aurait préféré conserver.

Elle marqua une pause puis se fendit d’un sourire entendu qui n’avait paradoxalement rien de choquant.

— Encore que… pas toujours.

Jamie vira au rouge pivoine, mais ne dit rien.

— Nous vous avons vus arriver, reprit Everlynne, et il y a ici quelqu’un qui tient à vous remercier.

Elle s’écarta et apparut alors la petite sœur de Sérénité dénommée Fortuna. Sa tête était toujours enveloppée de bandages, mais elle avait l’air moins éprouvée et la partie visible de son visage rayonnait de bonheur et de soulagement. Elle s’avança d’un pas, timide.

— Je peux à nouveau dormir. Et, avec le temps, j’arriverai à passer une nuit sans cauchemars.

Elle souleva l’ourlet de sa robe grise et, à ma grande confusion, tomba à genoux devant nous.

— Sœur Fortuna, qui fut jadis Annie Clay, vous dit grand merci. C’est vrai pour nous toutes, mais pour moi cela vient du cœur.

Je la pris doucement par les épaules.

— Relève-toi, serve. Ne t’abaisse pas devant des gens comme nous.

Elle me fixa de ses yeux lumineux et me déposa un baiser sur la joue, avec la partie de sa bouche qui le pouvait encore. Puis elle partit à toutes jambes vers les cuisines, du moins le supposai-je. Des odeurs appétissantes montaient déjà de cette partie de l’hacienda.

Everlynne la regarda courir avec un sourire attendri, puis elle se tourna vers moi.

— Il y a un petit garçon… commençai-je.

— Bill Streeter, acquiesça-t-elle. Je connais son nom et son histoire. Nous n’allons jamais en ville, mais parfois la ville vient à nous. Sous la forme de gentils oiseaux qui nous gazouillent dans l’oreille, si vous voyez ce que je veux dire.

— Je le vois très bien.

— Amenez-le demain, une fois que votre tête aura retrouvé son volume normal. Nous n’avons que des femmes ici, mais nous sommes ravies de recueillir les orphelins… du moins tant qu’ils n’ont pas encore de moustache. Quand un garçon grandit, la présence des femmes finit par le troubler et il vaut mieux l’éloigner d’ici. En attendant, nous lui apprendrons à lire, à écrire et à compter… s’il est assez gâche pour cela, bien entendu. Est-il assez gâche à ton avis, Roland, fils de Gabrielle ?

Comme il était étrange d’entendre invoquer le nom de ma mère — étrange, mais agréable.

— Je dirais qu’il est très gâche.

— Très bien. Et nous saurons où le placer quand viendra pour lui l’heure de nous quitter.

— Il aura son lopin et sa place, dis-je.

Everlynne s’esclaffa.

— Si fait, comme dans l’histoire de Tim Bravecœur. Et maintenant, nous allons rompre le pain, d’accord ? Et porter un toast au vin doux en l’honneur de vos prouesses, jeunes gens.


On a bu, on a mangé, et ce fut fort agréable. Quand les sœurs commencèrent à débarrasser les tables posées sur tréteaux, Everlynne me conduisit dans ses quartiers privés, qui se limitaient à une minuscule chambre et à un grand bureau où un chat dormait au soleil, avachi sur un tas de paperasses.

— Rares sont les hommes à être entrés ici, Roland. Sans doute connaissais-tu l’un d’eux. Il avait un visage blanc et des habits noirs. Vois-tu de qui je veux parler ?

— Marten Largecape, dis-je.

Les bons plats que j’avais avalés me retournèrent l’estomac. L’effet de la haine et de la jalousie, je suppose — et pas seulement parce qu’il avait mis des cornes à mon père.

— Il est venu la voir ?

— Il a exigé de la voir, mais je le lui ai interdit. Il n’a pas voulu partir tout de suite, mais j’ai brandi mon poignard et lui ai dit que notre arsenal ne se limitait pas à cela, si fait, et qu’il y avait parmi nous des femmes aptes au maniement des armes. J’ai évoqué notre tromblon. Je lui ai rappelé qu’il était au cœur de l’hacienda et qu’il n’avait pas d’ailes pour nous échapper. Il a fini par se résigner, mais avant cela il m’a jeté un sort, et à ce lieu aussi. (Elle hésita, caressa le chat puis se tourna vers moi.) Pendant un temps, j’ai cru que le garou était son œuvre.

— Je ne le pense pas.

— Moi non plus, plus maintenant, mais nous n’en aurons jamais la certitude, pas vrai ? (Le chat tenta de grimper sur son vaste giron et elle le chassa d’un geste.) Il y a une chose dont je suis sûre : il lui a parlé la nuit venue, mais que ce soit par le judas de sa cellule ou au cœur de ses rêves troublés, nul ne le saura jamais. C’est un secret que la pauvre femme a emporté avec elle dans la clairière.

Je ne répondis pas. Quand on est bouleversé comme je l’étais, mieux vaut garder le silence.

— Dame ta mère nous a quittées peu après que nous avons chassé ce Largecape. Elle avait un devoir à accomplir, nous a-t-elle dit, et aussi des choses à expier. Elle nous a prévenues que son fils viendrait nous voir. Je lui ai demandé comment elle le savait et elle m’a répondu : « Le ka est une roue et il tourne toujours. » Elle a laissé ceci pour toi.

Everlynne ouvrit l’un des nombreux tiroirs de son bureau, y fouilla un moment et en sortit une enveloppe. Mon nom figurait dessus, écrit d’une main qui m’était familière. Seul mon père l’aurait reconnue mieux que moi. Cette main avait jadis tourné les pages d’un beau livre tandis qu’elle me lisait La Clé des Vents. Oui-là, et bien d’autres histoires. J’aimais toutes les histoires que racontaient les pages que tournait sa main, mais pas autant que j’aimais cette main elle-même. Mais ce que j’aimais par-dessus tout, c’était le son de cette voix qui me contait les histoires tandis que le vent soufflait au dehors. C’était avant qu’elle ne s’égare et ne devienne la mégère qu’avait tuée le revolver tenu par une autre main. Mon revolver, ma main.

Everlynne se leva et lissa son tablier.

— Je file voir comment avancent les choses dans d’autres parties de mon petit royaume. Je te dis adieu dès à présent, Roland, fils de Gabrielle, et te prie de refermer la porte en partant. Elle se verrouillera d’elle-même.

— Vous me confiez vos affaires ? demandai-je.

Elle rit, fit le tour de son bureau et m’embrassa de nouveau. — Je te confierais ma vie, pistolero, dit-elle, et elle s’en fut.

Elle était si grande qu’elle dut baisser la tête pour franchir le seuil.

Je demeurai un long moment à contempler la dernière lettre de Gabrielle Deschain. Mon cœur était gonflé de haine, d’amour et de regret — autant de sentiments qui n’ont cessé de me hanter. J’envisageai de la brûler sans la lire, mais je finis par déchirer l’enveloppe. Elle ne contenait qu’un seul feuillet. Les lignes n’étaient pas très droites et je remarquai nombre de ratures et de pâtés. Celle qui avait rédigé cette lettre, devinai-je, devait s’accrocher aux derniers lambeaux de sa raison. Peu de gens auraient compris ce qu’elle avait écrit, mais j’en faisais partie. Et mon père aussi, sans nul doute, mais jamais je ne devais lui montrer ceci.

Le festin que j’ai mangé était pourri

j’ai pris pour un palais ce qui n’était qu’une oubliette

comme ça brûle Roland

Je pensai à Wegg terrassé par le venin du serpent.

Si je reviens et dis ce que je sais

ce que j’ai entendu

Gilead aura peut-être quelques années de répit

tu auras peut-être quelques années de répit

et ton père aussi lui qui ne m’a jamais aimée

Les mots « lui qui ne m’a jamais aimée » étaient barrés plusieurs fois, mais néanmoins déchiffrables.

il dit que je ne dois pas

il dit : « Reste à Sérénité et attends-y la mort. »

il dit : « Si tu reviens la mort te trouvera plus tôt. »

il dit : « Ta mort détruira le seul être au monde qui compte pour toi. »

il dit : « Veux-tu mourir de la main de ton rejeton et le voir vidé de

toute bonté

toute tendresse

toute pensée aimante

comme une couche se vide de son eau ?

au nom de Gilead qui ne t’a jamais aimée et qui

mourra quand même ? »

Mais je dois repartir. J’ai prié

j’ai médité

et la voix que j’entends prononce toujours ces mots :
C’EST CE QU’EXIGE LE KA

Suivaient quelques mots que je relus souvent du bout des doigts durant mes années d’errance, après la catastrophique défaite de Jericho Hill et la chute de Gilead. J’ai tant de fois posé mes doigts sur ce papier qu’il est tombé en pièces et que j’ai laissé le vent l’emporter — ce vent qui est la clé ouvrant la serrure du temps, vous l’intuitez. Au bout du compte, le vent emporte tout, pas vrai ? Et pourquoi pas ? Pourquoi en irait-il autrement ? Si la douceur de notre vie n’était pas fugace, notre vie serait exempte de douceur.

Je suis resté dans le bureau d’Everlynne jusqu’à ce que j’aie recouvré contenance. Puis j’ai rangé dans ma bourse les dernières paroles de ma mère — sa lettre morte — et je suis sorti, en veillant à ce que la porte se referme derrière moi. Cette nuit-là, il y eut de la lumière, de la musique et de la danse ; nombre de mets excellents et plein d’alcool pour les faire passer. Il y eut aussi des femmes, et cette nuit-là, Jamie le Taciturne perdit sa virginité. Et le lendemain matin…

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