Durant les jours qui suivirent leur départ du Palais Vert — qui n’était pas Oz après tout, mais qui servait désormais de tombe au type désagréable que le ka-tet de Roland connaissait sous l’appellation d’Homme Tic-Tac —, le jeune Jake partit de plus en plus souvent en avant-garde, s’éloignant de Roland, d’Eddie et de Susannah.
— Ça ne t’inquiète pas ? demanda celle-ci à Roland. De le savoir tout seul là-bas ?
— Ote est avec lui, répondit Eddie, faisant référence au bafou-bafouilleux qui avait fait de Jake son meilleur ami. Monsieur Ote s’entend bien avec les gentils, mais il a une gueule pleine de crocs pour les méchants. Ainsi que Gasher l’a appris à ses dépens.
— Jake porte l’arme de son père, ajouta Roland. Et il sait s’en servir. Il le sait très bien. Et il ne s’écartera pas du Sentier du Rayon.
Il désigna les hauteurs de sa main mutilée. Dans le ciel bas et quasi immobile, une colonne de nuages se déplaçait vers le sud-est à un rythme régulier. En direction de la contrée de Tonnefoudre, s’il fallait en croire la note laissée à leur intention par l’homme qui se faisait appeler R.F.
En direction de la Tour Sombre.
— Mais pourquoi…
Le fauteuil roulant de Susannah buta sur un cahot, lui coupant la parole. Elle se tourna vers Eddie.
— Fais attention à ce que tu fais, mon chou.
— Pardon, dit Eddie. Ces derniers temps, les travaux publics ont négligé d’assurer l’entretien de cette portion d’autoroute. Conséquence des restrictions budgétaires, sans doute.
Ce n’était pas une autoroute, mais c’était bien une route… jadis : deux ornières à moitié effacées, balisées par de rares cabanes. Un peu plus tôt dans la matinée, ils avaient même trouvé un magasin abandonné à l’enseigne à peine lisible : CHEZ TOOK — ÉPICERIE DE LA PRAIRIE. Ils l’avaient exploré en quête de provisions — Jake et Ote ne les avaient pas encore distancés —, mais sans rien trouver hormis de la poussière, des toiles d’araignée et le squelette d’un petit chien, d’un gros raton laveur ou d’un bafou-bafouilleux. Après avoir distraitement reniflé ses os, Ote avait pissé dessus puis était allé s’asseoir au milieu de la route, ramenant sous lui sa queue en tire-bouchon. Tourné dans la direction d’où ils venaient, il s’était mis à humer l’air.
Roland l’avait vu agir ainsi à plusieurs reprises et il s’interrogea en silence. Quelqu’un les suivait-il ? Il ne le pensait pas, mais la posture du bafouilleux — la truffe levée, les oreilles dressées, la queue blottie sous le postérieur — lui rappelait un souvenir ou une association d’idées encore confuse.
— Pourquoi Jake veut-il rester tout seul ? demanda Susannah.
— Cela t’inquiète-t-il, Susannah de New York ? demanda Roland.
— Oui, Roland de Gilead, cela m’inquiète beaucoup.
Elle se fendit d’un sourire aimable, mais dans ses yeux luisait une lueur méchante et ancienne. C’était Detta Walker qui demeurait tapie en elle, comprit Roland. Jamais Detta ne disparaîtrait complètement, mais il ne le regrettait pas. Sans la présence de l’étrange femme qu’elle avait été, toujours enfouie dans son cœur tel un éclat de glace, Susannah ne serait qu’une belle femme noire privée de jambes. Grâce à cette présence, elle était quelqu’un avec qui il fallait compter. Un personnage dangereux. Un pistolero.
— Il doit avoir des choses plein la tête, dit Eddie à voix basse. Il a subi pas mal d’épreuves. Revenir d’entre les morts, ce n’est pas donné à tous les petits garçons. Et Roland a raison : si quelqu’un s’en prend à lui, ce quelqu’un s’en mordra les doigts.
Il cessa de pousser le fauteuil, essuya d’un revers de main son front couvert de sueur et se tourna vers Roland.
— Au fait, il y a quelqu’un dans cette banlieue de nulle part, Roland ? Ou bien est-ce que tout le monde est parti ?
— Oh ! il y a encore un peu de monde, j’intuite.
Il ne faisait pas qu’intuiter ; on les avait observés à plusieurs reprises tandis qu’ils poursuivaient leur route en suivant le Sentier du Rayon. D’abord, il y avait eu cette femme terrifiée, qui serrait deux enfants dans ses bras et portait un bébé dans une écharpe passée autour de son torse. Ensuite, il avait aperçu un vieux fermier, en partie muté à en juger par le tentacule qui s’agitait au coin de sa bouche. Eddie et Susannah n’avaient vu ni l’un ni l’autre, pas plus qu’ils n’avaient senti ceux qui les guettaient à l’abri des bosquets et des hautes herbes. Eddie et Susannah avaient beaucoup à apprendre.
Mais ils avaient apparemment assimilé une partie de ce qui leur était nécessaire, car Eddie lui demanda :
— C’est à cause d’eux qu’Ote n’arrête pas de se retourner pour renifler ?
— Je ne sais pas.
Roland faillit ajouter que c’était sûrement autre chose qui tracassait l’étrange esprit du bafouilleux, mais il se ravisa. Après nombre d’années de solitude, le pistolero avait l’habitude de garder ses opinions pour lui. Une habitude à laquelle il devrait renoncer pour le bien du tet. Mais pas maintenant, pas ce matin.
— Allons-y, dit-il. Je suis sûr que Jake nous attend un peu plus loin.
Deux heures plus tard, peu avant midi, ils gravirent une colline et découvrirent en contrebas une large et lente rivière, aussi grise que de l’étain sous le ciel lourd de nuages. Sur la berge nord-ouest — celle qui s’étendait à leurs pieds — se dressait une grande bâtisse, peinte d’un vert si vif qu’il en devenait criard. Sa porte donnait sur les eaux, où étaient plantés des pilotis de la même couleur. On avait amarré à deux d’entre eux par des haussières un grand radeau carré d’environ vingt mètres de côté, peint de rayures rouges et jaunes. En son centre était planté un poteau faisant office de mât, mais sans aucune voile. Tout autour se dressaient plusieurs fauteuils en osier tournés vers le rivage. Jake s’était installé dans l’un d’eux. À ses côtés se trouvait un vieil homme portant un large chapeau de paille, un pantalon vert fort ample et de hautes bottes. En guise de chemise, il n’avait qu’une sorte de maillot de corps blanc — le genre de vêtement que Roland aurait qualifié de guenille. Jake et le vieillard mangeaient ce qui ressemblait à des popkins bien grosses. Roland en eut l’eau à la bouche.
Penché au bord du radeau bariolé, Ote semblait abîmé dans la contemplation de son reflet dans la rivière. À moins qu’il ne s’intéresse à celui du câble d’acier qui courait d’une berge à l’autre.
— C’est le fleuve Whye ? demanda Susannah à Roland.
— Ouair.
Eddie sourit.
— Le Whye ? Why not ?
Il agita la main au-dessus de sa tête.
— Jake ! Ohé, Jake ! Ote !
Jake lui rendit son salut et, bien que le fleuve et le radeau amarré à sa berge soient encore distants de sept ou huit cents mètres, leur regard affûté leur permit de distinguer les dents blanches du garçon qui leur souriait.
Susannah mit les mains en porte-voix.
— Ote ! Ote ! Viens ici, mon chou ! Viens voir maman !
Poussant une série de cris suraigus en guise d’aboiements, le bafouilleux traversa le radeau en courant, disparut dans la bâtisse et réapparut de l’autre côté. Puis il fonça sur la route, les oreilles collées au crâne et une lueur éclairant ses yeux cerclés d’or.
— Moins vite, mon loulou, tu vas avoir une attaque ! s’écria Susannah en riant.
Ote sembla déduire qu’on lui demandait d’accélérer. En moins de deux minutes, il pilait devant le fauteuil de Susannah, sautait sur son giron, redescendait d’un bond et fixait les compagnons d’un air joyeux.
— Olan ! Ed ! Suze !
— Aïle, Sire Troken, dit Roland.
Il employait un antique synonyme de bafouilleux qu’il avait appris dans un livre que lui avait lu sa mère : Le Troken et le Dragon.
Ote leva la patte, arrosa un carré d’herbe puis s’assit face à la direction d’où ils venaient, humant l’air et fixant l’horizon du regard.
— Pourquoi n’arrête-t-il pas de faire ça, Roland ? demanda Eddie.
— Je ne sais pas.
Mais il le savait presque. Était-ce une vieille histoire, pas Le Troken et le Dragon, mais une autre du même type ? C’est ce que conclut Roland. L’espace d’un instant, il pensa à des yeux verts guettant les ténèbres et un petit frisson le parcourut — pas un frisson de peur, pas tout à fait (mais peut-être en partie), plutôt un frisson de souvenir. Puis cela s’en fut.
Il y aura de l’eau, si Dieu le veut, songea-t-il, ne comprenant qu’il avait parlé à voix haute que lorsque Eddie fit :
— Hein ?
— Peu importe, répliqua Roland. Allons tenir palabre avec le nouvel ami de Jake, d’accord ? Peut-être a-t-il d’autres popkins en réserve.
Eddie, qui en avait assez de la viande boucanée qu’il appelait le burrito du pistolero, s’anima aussitôt.
— Fichtre oui, approuva-t-il, et, consultant une montre imaginaire à son poignet bronzé, il ajouta : Il est tout juste Bâfres Tapantes.
— Tais-toi et pousse, mon chéri d’amour, dit Susannah. Eddie se tut et poussa.
Le vieil homme au chapeau de paille était encore assis lorsqu’ils entrèrent dans le hangar à bateaux, mais il se leva quand ils en ressortirent côté fleuve. Il écarquilla les yeux en voyant les revolvers que portaient Roland et Eddie — de lourdes armes à la crosse en bois de santal. Soudain, il mit un genou à terre. Roland entendit craquer ses os dans le silence.
— Aïle, pistolero, dit-il en portant à son front un poing déformé par l’arthrite. Je te salue.
— Lève-toi, l’ami, dit Roland.
Il espérait que ce vieil homme était bien un ami — Jake semblait le croire, et Roland avait appris à se fier à son instinct. Sans parler de celui du bafou-bafouilleux.
— Lève-toi, répéta-t-il.
Comme le vieil homme avait peine à s’exécuter, Eddie monta sur le radeau pour lui offrir son bras.
— Merci, fiston, grand merci. Es-tu un pistolero, toi aussi, ou bien un apprenti ?
Eddie jeta un coup d’œil à Roland. Comme celui-ci ne faisait pas mine de l’aider, il se retourna vers le vieillard et lui adressa un sourire et un haussement d’épaules.
— Un peu des deux, je crois bien. Je suis Eddie Dean, de New York. Voici ma femme Susannah. Et voici Roland Deschain. De Gilead.
Le vieux passeur ouvrit des yeux ébahis.
— Gilead de jadis ? L’as-tu dit, ceci ?
— Gilead de jadis, répéta Roland.
Il sentit un chagrin inattendu lui serrer le cœur. Le temps n’était qu’un visage qui se reflétait sur l’eau et, comme le grand fleuve tout près d’eux, il ne faisait rien hormis couler.
— Alors, montez à mon bord. Et soyez les bienvenus. Ce jeune homme et moi-même sommes déjà de grands amis, ça oui.
Ote sauta d’un bond sur le grand radeau et le vieil homme se pencha pour lui caresser la tête.
— Et nous aussi, pas vrai, mon vieux ? Te rappelles-tu mon nom ?
— Bix ! s’empressa de répondre Ote.
Puis, une nouvelle fois, il se tourna dans la direction dont ils venaient et leva la truffe. Ses yeux cerclés d’or semblaient fascinés par la colonne de nuages mouvants qui signalait le Sentier du Rayon.
— Voulez-vous manger ? leur demanda Bix. Je n’ai qu’une maigre chère à vous offrir, mais je serais heureux de la partager.
— Mille mercis, dit Susannah, qui observait le câble joignant les deux rives suivant une ligne légèrement oblique. Ceci est un bac, n’est-ce pas ?
— Oui, intervint Jake. Bix m’a raconté qu’il y avait des gens sur l’autre rive. Pas tout près, mais pas trop loin non plus. Ils cultivent des rizières, selon lui, mais il ne les voit pas souvent par ici.
Bix descendit du radeau et entra dans le hangar. Eddie attendit jusqu’à ce qu’il l’entende s’affairer à l’intérieur, puis il se pencha vers Jake et lui demanda à voix basse :
— Il est réglo ?
— Oui. Il est ravi de faire traverser quelqu’un. Ça nous arrange et ça ne lui était pas arrivé depuis des années.
— Je m’en doutais un peu, commenta Eddie.
Bix réapparut porteur d’un panier d’osier, dont Roland s’empressa de le débarrasser de peur de le voir tomber à l’eau. Ils se retrouvèrent bientôt tous assis, occupés à déguster des popkins fourrées d’une chair de poisson rose. Un mets aussi épicé que délicieux.
— Mangez à votre faim, dit Bix. La rivière grouille de blennies et la plupart sont de bon aloi. Les mutés, je les rejette à l’eau. Autrefois, on nous ordonnait de les laisser mourir sur la berge afin qu’ils ne se reproduisent pas, et c’est ce que j’ai fait pendant un moment, mais… (Haussement d’épaules.) Vivre et laisser vivre, que je dis. Et vu le temps que j’ai vécu, je pense être en droit de le dire.
— Quel âge as-tu ? demanda Jake.
— J’ai fêté mes cent vingt ans il y a belle lurette, et depuis j’ai perdu le compte des années, ça oui. Le temps est court de ce côté-ci de la porte, j’intuite.
De ce côté-ci de la porte. Le souvenir d’une vieille histoire titilla de nouveau Roland, mais il disparut aussitôt.
— Qui t’ordonnait de rejeter les poissons mutés ? demanda Susannah.
— Est-ce que vous suivez… cela ?
Le vieillard pointa un doigt noueux sur la colonne de nuages mouvants.
— Oui.
— Pour aller dans les Callas ou au-delà ?
— Au-delà.
— Dans la grande ténèbre ?
Bix semblait à la fois troublé et fasciné par cette idée.
— Nous suivons notre route, répondit Roland. Quel prix nous demanderais-tu, sai passeur ?
Bix s’esclaffa. Son rire était aussi joyeux qu’éraillé.
— L’argent ne sert à rien à qui ne peut le dépenser, vous n’avez pas de bestiaux et je possède plus de provisions que vous, ça crève les yeux. Et vous pourriez pointer vos armes sur moi pour m’obliger à vous conduire de l’autre côté.
— Jamais de la vie, s’écria Susannah, visiblement choquée.
— Je le sais, répliqua Bix en agitant la main. Des écumeurs en seraient capables — et, une fois sur l’autre rive, ils détruiraient mon bac pour faire bonne mesure —, mais de vrais hommes d’armes, jamais. Une femme non plus, je suppose. Vous ne semblez pas armée, mam’zelle, mais avec les femmes, on ne sait jamais.
Susannah eut un sourire pincé, mais s’abstint de tout commentaire.
Bix se tourna vers Roland.
— Vous venez de Lud, j’intuite. J’ai ouï dire de Lud et de ses prodiges. C’était une cité merveilleuse, ça oui. De plus en plus étrange et décrépite, merveilleuse néanmoins.
Les quatre compagnons échangèrent un regard qui tenait de l’an-tet, cette étrange télépathie qui les liait les uns aux autres. Un regard lourd de shume, pour user de cet antique vocable de l’Entre-Deux-Mondes qui peut signifier honte tout autant que chagrin.
— Quoi ? fit Bix. Qu’est-ce que j’ai dit ? Si je vous ai demandé une chose que vous ne pouvez donner, j’implore votre pardon.
— Point du tout, dit Roland, mais Lud…
— Lud n’est plus que poussière emportée par le vent, dit Susannah.
— Non, dit Eddie, pas tout à fait poussière.
— La cité est en cendres, acheva Jake. Des cendres qui brillent dans le noir.
Bix médita sur ces propos puis hocha doucement la tête.
— J’aimerais quand même que vous m’en parliez, à tout le moins pendant une petite heure. C’est le temps qu’il nous faudra pour traverser.
Bix se hérissa lorsqu’ils lui proposèrent de l’aider dans ses préparatifs. C’était son boulot, déclara-t-il, et il était encore capable de le faire — certes pas aussi vite que jadis, du temps où on trouvait encore des fermes et quelques comptoirs des deux côtés du fleuve.
De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à faire. Il alla chercher un tabouret et un large anneau en bois de fer, monta sur celui-là pour fixer celui-ci au poteau, l’accrochant ensuite au câble. Il rapporta le tabouret dans le hangar et en revint avec une grosse manivelle en forme de Z. Il la déposa non sans cérémonie sur un boîtier placé à l’autre bout du radeau.
— Ne la faites pas tomber à l’eau, dit-il, car je ne pourrais jamais rentrer chez moi.
Roland s’accroupit devant la manivelle pour l’examiner. Puis il fit signe à Jake et à Eddie de le rejoindre. Il leur désigna les mots figurant sur la partie centrale.
— Voyez-vous ce que je vois ?
— Ouaip, dit Eddie. North Central Positronics. Nos chers amis.
— Quand as-tu trouvé ce truc, Bix ? demanda Susannah.
— Ça fait quatre-vingt-dix ans ou plus. Si vous voulez savoir ce que j’en pense… il y a un domaine souterrain par là-bas, dit-il en désignant vaguement la direction du Palais Vert. Il s’étend sur plusieurs miles et contient plein de vieilles choses qui appartenaient aux Anciens, des choses parfaitement conservées. On y entend une étrange musique, qui provient de parleurs dans le plafond, une musique comme vous n’en avez jamais entendu. À vous brouiller la cervelle. Et il ne faut pas rester très longtemps, de peur d’attraper des ulcères, de vomir et de perdre ses dents. J’y suis allé une fois. Ce fut la dernière. J’ai cru un temps que j’allais mourir.
— Tu n’as pas perdu tes cheveux en même temps que tes dents ? demanda Eddie.
Surpris, Bix finit par hocher la tête.
— Ouair, en partie, mais ils ont repoussé. Cette manivelle, elle m’assied, tu sais.
Eddie réfléchit à cette déclaration. Rien d’étonnant à ce que le passeur apprécie cet outil qui lui avait donné du travail. Puis il se rendit compte que le vieillard avait dit : « Cette manivelle, elle est en acier. »
— Vous êtes prêts ? s’enquit Bix. (Il avait les yeux presque aussi brillants que ceux d’Ote.) Je largue les amarres ?
Eddie se mit au garde-à-vous.
— À vos ordres, capitaine ! En route pour l’île au trésor, toutes voiles dehors !
— Viens m’aider avec ces cordages, Roland de Gilead, s’il te plaît. Roland obéit avec joie.
Entraîné par le lent courant du fleuve, le bac se déplaçait à faible allure le long du câble. Les poissons bondissaient dans les airs tandis que, tour à tour, les membres du ka-tet de Roland racontaient au vieil homme ce qu’était devenue la cité de Lud et les aventures qu’ils y avaient connues. Ote observa un moment les poissons d’un œil intéressé, les pattes plantées à l’avant du radeau. Puis il se rassit face à la direction dont ils venaient, la truffe levée vers le ciel.
Bix poussa un grognement lorsqu’ils lui narrèrent leur départ de la cité maudite.
— Blaine le Mono, vous dites. Je me souviens. Un sacré train. Il y en avait un autre, mais je ne me rappelle plus son nom…
— Patricia, souffla Susannah.
— Si fait, c’est cela. De splendides flancs de verre, qu’elle avait. Et vous dites que la ville est détruite ?
— Anéantie, opina Jake.
Bix baissa la tête.
— C’est triste.
— Oui, fit Susannah en prenant sa main pour l’étreindre un instant. L’Entre-Deux-Mondes est un endroit bien triste, même s’il peut aussi être très beau.
Ils étaient parvenus au milieu de la rivière et une douce brise étonnamment chaude leur ébouriffait les cheveux. Débarrassés de leurs vêtements les plus chauds, ils se prélassaient dans les fauteuils en osier, qui roulaient de-ci de-là, probablement pour qu’ils profitent au mieux de la vue. Un gros poisson — de la même espèce, sans doute, que ceux qui les avaient nourris à Bâfres Tapantes — atterrit sur le radeau et se mit à frétiller devant Ote. Bien qu’il n’ait jamais hésité à sauter sur la moindre créature croisant son chemin, le bafouilleux ne sembla même pas le remarquer. Roland le renvoya dans les flots d’un coup de botte.
— Votre troken sait ce qui se prépare, remarqua Bix. Tu seras prudent, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Roland.
L’espace d’un instant, ce dernier resta muet. Un souvenir net et précis remonta du fond de son esprit : l’une des gravures sur bois colorées qui illustraient un de ses vieux livres préférés. Six bafouilleux assis sur un chablis, sous un croissant de lune, la truffe pointée vers le ciel. Ce livre, Contes magiques de l’Eld, était celui qu’il aimait entre tous lorsqu’il était petit et que sa mère le lui lisait le soir dans sa chambre de la grande tour, tandis que dehors soufflait une bise automnale annonçant la venue de l’hiver. La Clé des Vents : tel était le titre du conte qu’illustrait cette image, un conte aussi merveilleux que terrifiant.
— Par tous mes dieux sur la colline, dit-il en se tapant le front de sa main mutilée. J’aurais dû comprendre tout de suite. Ne serait-ce qu’à cause de la chaleur de ces derniers jours.
— Tu veux dire que tu ne savais pas ? lança Bix. Toi qui viens du Monde de l’Intérieur ?
Il fit un tsk-tsk réprobateur.
— Roland ? fit Susannah. Que se passe-t-il ?
Roland fit la sourde oreille. Son regard alla de Bix à Ote, puis revint à Bix.
— Le coup de givre arrive.
Bix acquiesça.
— Si fait. C’est ce que dit le troken, et le troken ne se trompe jamais sur le coup de givre. C’est là son éclat, si l’on excepte son don pour la parole.
— Son éclat ? répéta Eddie.
— Son talent, expliqua Roland. Bix, connais-tu un lieu sur l’autre rive où nous pourrons nous abriter en attendant que passe le coup de givre ?
— Il se trouve que oui, répondit le vieil homme en désignant les collines boisées sur la berge opposée du Whye, où les attendaient un autre quai et un autre hangar — plus modeste et vierge de peinture vive. Vous trouverez sans peine une route là-bas, ou plutôt une piste qui fut jadis une route. Elle suit le Sentier du Rayon.
— Évidemment, dit Jake. Toutes choses servent le Rayon.
— Comme tu dis, jeune homme, comme tu dis. Mesurez-vous en roues ou en miles ?
— Les deux, répondit Eddie, mais nous préférons les miles.
— Très bien. Suivez la vieille Route de la Calla sur cinq ou six miles, jusqu’à ce que vous arriviez dans un village déserté. La plupart des maisons sont en bois et ne vous serviront à rien, mais le grand hall est bâti de pierre solide. Vous y serez à l’abri. Je le connais et il s’y trouve une belle cheminée. Assurez-vous qu’elle n’est pas bouchée, car vous aurez besoin d’un bon tirage pendant les un ou deux jours que vous devrez passer là. Pour le bois de chauffe, utilisez ce qui reste des autres maisons.
— C’est quoi, ce coup de givre ? s’enquit Susannah. Une tempête ?
— Oui, répondit Roland. Cela fait bien des années que je n’en ai point vu. Heureusement qu’Ote est des nôtres. Et que Bix m’a rafraîchi la mémoire, ajouta-t-il en étreignant l’épaule du vieil homme. Merci sai. Nous tous, nous te disons grand merci.
Le hangar sis sur la berge sud-est était au bord de l’effondrement, à l’instar de bien des choses dans l’Entre-Deux-Mondes ; des chauves-souris dormaient pendues à ses poutres et des araignées bien grasses couraient sur ses murs. Ils se félicitèrent de le quitter pour ressortir sous le ciel immense. Bix amarra son bac et les rejoignit. Ils l’étreignirent tous, chacun à son tour, en veillant à ne pas casser ses vieux os.
Une fois les adieux achevés, le passeur s’essuya les yeux puis se pencha pour caresser Ote.
— Veille bien sur eux, Sire Troken.
— Ote ! répondit le bafouilleux, qui ajouta : Bix !
Le vieillard se redressa et on entendit à nouveau craquer ses os. Il se plaqua les mains sur les reins et grimaça.
— Tu arriveras à retraverser sans peine ? demanda Eddie.
— Oh ! si fait. Si on était au printemps, peut-être en serais-je incapable — ce vieux Whye se fait bondissant à la fonte des neiges et aux premières pluies —, mais cette saison, pas de problème. La tempête est encore loin. Faut que je tourne la manivelle pour lutter contre le courant, puis je bloque l’anneau pour me reposer un peu, et ensuite je me remets à la manivelle. Il me faudra bien quatre heures pour gagner l’autre rive, mais j’y arriverai. Du moins, j’y suis toujours arrivé. Si seulement j’avais davantage de nourriture à vous donner.
— N’aie crainte, lui assura Roland. Bien. Bien.
Le vieil homme semblait ne plus vouloir les quitter. Il les fixa l’un après l’autre d’un air grave puis sourit de toutes ses gencives.
— Heureuse rencontre que la nôtre, n’est-ce pas ?
— En effet, opina Roland.
— Et si vous repassez dans le coin, venez faire un tour chez le vieux Bix. Vous lui raconterez vos aventures.
— Nous n’y manquerons pas, dit Susannah.
Mais elle savait que jamais ils ne repasseraient par là. Tous le savaient.
— Et faites attention au coup de givre. On ne rigole pas avec ça. Vous avez un jour de répit, peut-être deux. Il ne tourne pas encore en rond, pas vrai, Ote ?
— Ote ! répéta le bafouilleux.
Bix poussa un soupir.
— Reprenez votre route, moi je vais rentrer chez moi. Nous serons bientôt à l’abri, vous comme moi.
Roland et son tet s’éloignèrent.
— Encore une chose, les gars ! leur lança Bix, les obligeant à se retourner. Si vous voyez ce salopard d’Andy, dites-lui que je ne veux pas de ses chansons et que je ne veux pas non plus qu’il me lise mon horrorscope.
— Qui est Andy ? demanda Jake.
— Oh ! peu importe, vous ne le verrez même pas, j’en gagerais.
Telles furent les dernières paroles du vieil homme, et pas un d’entre eux ne devait s’en souvenir, alors même qu’ils rencontrèrent Andy par la suite, dans la communauté de Calla Bryn Sturgis. Mais cela viendrait plus tard, après le coup de givre.
Sept ou huit kilomètres à peine les séparaient du village déserté et ils y arrivèrent moins d’une heure après être descendus du bac. Roland mit encore moins de temps à leur expliquer ce qu’était un coup de givre.
— Jadis, il frappait une ou deux fois l’an la Grande Forêt au nord de La Nouvelle Canaan, mais il n’arrivait jamais jusqu’à Gilead ; il se dissipait dans l’air bien avant. Mais je me rappelle avoir vu des charrettes où s’empilaient les corps gelés sur la route de Gilead. Des fermiers et leurs familles, je suppose. J’ignore où étaient passés leurs trokens — leurs bafou-bafouilleux, si vous préférez. Peut-être avaient-ils péri d’une quelconque maladie. Quoi qu’il en soit, ces malheureux n’avaient plus rien pour les prévenir. Car le coup de givre frappe soudainement, vous savez. On commence par transpirer — le temps se réchauffe en prélude à ce genre de tempête — puis le givre fond sur vous comme une meute de loups sur un troupeau d’agneaux. Pour vous alerter, il n’y a que les craquements des arbres sous l’emprise du froid. Un fracas assourdi, comme des grenades explosant sous la terre. Le bruit que produit le bois en se contractant, je suppose. Et lorsqu’on l’entend, il est déjà trop tard, sauf si on a eu le temps de se mettre à l’abri.
— Et il fait si froid que ça ? interrogea Eddie.
— La température peut descendre en moins d’une heure de quarante limbits en dessous du point de congélation, répondit Roland d’un air sombre. Les mares gèlent en un clin d’œil, dans un bruit de vitre qui se fracasse. Les oiseaux se transforment en statuettes de glace et tombent du ciel. L’herbe devient verre.
— Tu exagères, dit Susannah. Ce n’est pas possible.
— Oh que si ! Mais il n’y a pas que le froid qu’il faut craindre. Car le vent qui se lève est un véritable ouragan — il brise les arbres gelés comme des fétus de paille. Et ces tempêtes peuvent parcourir jusqu’à trois cents roues avant de s’envoler vers les cieux aussi soudainement qu’elles en sont descendues.
— Et comment se fait-il que les bafouilleux les sentent venir ? demanda Jake.
Roland se contenta de secouer la tête. Le pourquoi et le comment des choses ne l’avaient jamais tellement intéressé.
Ils virent un fragment d’écriteau sur la route. Eddie le ramassa et y lut un mot sans doute incomplet et à moitié effacé.
— Voilà qui résume parfaitement l’Entre-Deux-Mondes, déclara-t-il. Mystérieux et hilarant à la fois.
Il se tourna vers les autres, le morceau de bois plaqué contre son torse. On y lisait en grosses lettres malhabiles : GOOK.
— Un gook, c’est un puits très profond, dit Roland. La loi autorise tout voyageur à s’y désaltérer.
— Bienvenue à Gook, dit Eddie en jetant le bout de bois dans les buissons bordant la route. C’est parfait. Pour ma voiture, je veux un autocollant qui proclame Je me suis planqué à Gook pendant le coup de givre.
Susannah éclata de rire. Jake ne broncha pas. Il désigna Ote, qui tournait sur lui-même à toute vitesse, comme s’il chassait sa queue.
— On ferait mieux de ne pas traîner, dit le garçon.
La forêt se retira peu à peu et la piste s’élargit pour devenir ce qui avait jadis été la grand-rue d’un village. Ce dernier n’était qu’un triste champ de ruines qui s’étendait sur quatre ou cinq cents mètres. Il y avait eu là des maisons et quelques magasins, mais il était désormais impossible de les distinguer les uns des autres. Il n’en restait plus que des carcasses branlantes dont les fenêtres sans vitres rappelaient des orbites vides. La seule exception se trouvait à l’extrémité sud du village. La grand-rue envahie de mauvaises herbes s’y divisait en deux pour contourner un bâtiment de pierre grise aux allures de blockhaus. Il était entouré d’une masse compacte de buissons et en partie dissimulé par de jeunes conifères qui avaient poussé sans restrictions depuis que Gook avait été abandonné par ses habitants ; leurs racines s’insinuaient déjà dans les fondations du grand hall. Au bout d’un certain temps, elles auraient raison du bâtiment, et le temps n’était pas une denrée rare dans l’Entre-Deux-Mondes.
— Il avait raison à propos du bois de chauffe, dit Eddie.
Il ramassa une planche délavée par les intempéries et la posa sur les accoudoirs du fauteuil roulant, comme pour offrir à Susannah une tablette de fortune.
— On ne risque pas d’en manquer, ajouta-t-il en jetant un œil sur l’animal familier de Jake, qui s’était remis à tourner en rond. À condition d’avoir le temps d’en ramasser, bien sûr.
— Nous nous y emploierons dès que nous aurons vérifié que personne ne nous disputera l’usage de ce bâtiment, dit Roland. Dépêchons-nous.
Le grand hall de Gook était glacial et si les oiseaux avaient envahi son premier étage — des New Yorkais les auraient appelés hirondelles, mais Roland les connaissait sous le nom de rouilleaux —, le reste des lieux était cependant à leur disposition. Une fois sous un toit, Ote sembla guéri de la manie qui le poussait à tourner sur lui-même ou à faire face au nord-ouest, et, retrouvant sa nature, il bondit sur l’escalier pour foncer vers la source des roucoulements parvenant à ses oreilles. Dès qu’il se mit à japper, les membres du tet virent les rouilleaux s’enfuir vers des zones moins peuplées de l’Entre-Deux-Mondes. Sauf que, si Roland disait vrai, songea Jake, ceux qui filaient vers le fleuve Whye ne tarderaient pas à être transformés en sorbets.
Le rez-de-chaussée consistait en une seule et vaste salle. Tables et bancs étaient ramenés contre les murs. Roland, Eddie et Jake les transportèrent jusqu’aux fenêtres, heureusement petites, afin de les condamner. Ils sortirent pour barricader de l’extérieur celles qui faisaient face au nord-ouest, afin que le vent venu de cette direction ne puisse pas s’y engouffrer.
Pendant ce temps, Susannah propulsa son fauteuil dans la cheminée, si haute qu’elle n’eut même pas besoin d’incliner la tête. Elle leva les yeux, empoigna l’anneau rouillé du clapet et le tira. On entendit un grincement infernal… puis le silence… et un épais nuage de suie tomba en averse sur elle. Sa réaction fut instantanée et pittoresque — du pur Detta Walker.
— Oh putain de bo’del de me’de à queue ! s’écria-t-elle. Espèce de connasse suceuse de bite, ‘ega’de les salope’ies que tu as faites !
Elle ressortit de la cheminée en toussant et en agitant les mains devant elle. Les roues de son fauteuil laissèrent des traces dans la suie.
Un monceau de poussière noire maculait son giron. Elle l’en chassa d’une série de revers de main, comme si elle giflait un ennemi invisible.
— Salope’ie de cheminée de me’de ! Cochonne’ie de tunnel à poussiè’e ! Espèce de saleté de putain de…
Elle se retourna et vit Jake qui la fixait, les yeux écarquillés et la bouche béante. Un peu plus loin, sur l’escalier, Ote faisait à peu près la même tête.
— Pardon, mon chou, dit Susannah. Je me suis laissé emporter. C’est surtout contre moi-même que je suis fâchée. Les poêles et les cheminées, en principe je connais, et j’aurais dû savoir ce qui m’attendait.
D’une voix empreinte du plus profond respect, Jake lui déclara :
— Tu connais encore plus de gros mots que mon père. Je n’aurais pas cru qu’on pouvait en connaître plus que lui.
Eddie rejoignit Susannah et entreprit de lui nettoyer le visage et la gorge. Elle l’écarta d’un geste vif.
— Tu vas en mettre partout. Allons voir si on trouve ce fameux gook. Peut-être qu’il y a encore de l’eau.
— Il y en aura, si Dieu le veut, dit Roland.
Elle se tourna vivement vers lui et le fixa en plissant les yeux.
— On veut faire le malin, Roland ? C’est pas une bonne idée tant que je resterai encore plus mal blanchie que d’habitude.
— Non, sai, loin de moi cette idée, répliqua-t-il en esquissant toutefois le plus infime des sourires. Eddie, va voir si tu trouves de l’eau pour que Susannah puisse se laver. Jake et moi allons commencer à ramasser du bois. Nous aurons besoin de ton aide le plus tôt possible. J’espère que notre ami Bix a regagné son rivage, car le temps presse plus qu’il ne le pensait, je crois bien.
Le puits — le gook — se trouvait de l’autre côté du grand hall, dans le terrain communal selon toute apparence. Cela faisait belle lurette que la corde avait disparu du treuil sous sa toiture en ruine, mais ce n’était pas trop grave ; il y avait un rouleau de corde dans leur gunna.
— Le problème, dit Eddie, c’est de trouver un récipient pour mettre au bout. Je suppose qu’une des vieilles sacoches de Roland ferait…
— C’est quoi, ça, mon chéri ?
Susannah lui désigna un point à gauche du puits, au milieu des ronces et des hautes herbes.
— Je ne…
Puis il vit. Un éclat de métal rouillé. Veillant à s’épargner des égratignures, il plongea une main parmi les ronces et, poussant un grognement, récupéra un seau tout rouillé où traînait une branche de sumac. Il était même pourvu d’une anse.
— Fais-moi voir ça, demanda Susannah.
Il se débarrassa de la branche morte et lui tendit le seau. Elle éprouva l’anse, qui se cassa aussitôt, dans un soupir poussiéreux plutôt que dans un craquement. Susannah adressa un regard penaud à Eddie et haussa les épaules.
— C’est pas grave, dit ce dernier. Mieux vaut que ça casse maintenant plutôt qu’au fond du puits.
Jetant l’anse dans l’herbe, il découpa un bout de leur corde, le dépouilla d’un de ses brins pour le dégrossir et le passa dans les trous conçus pour accueillir l’anse.
— Pas mal, commenta Susannah. T’es plutôt débrouillard pour un cul-blanc. (Elle se pencha par-dessus la margelle du puits.) J’aperçois de l’eau. À même pas trois mètres. Oooh ! elle a l’air froide.
— Un ramoneur, ça ne fait pas le difficile.
Le seau plongea, refit surface et se remplit doucement. Lorsqu’il menaça de couler, Eddie le remonta. Il fuyait en plusieurs endroits tant il était rongé par la rouille, mais la quantité d’eau perdue était minime. Eddie ôta sa chemise, la trempa dans l’eau et se mit à laver les joues de Susannah.
— Ô mon Dieu ! s’exclama-t-il. Mais c’est une fille !
Elle lui prit sa chemise des mains, la rinça, l’essora et s’attaqua à ses bras.
— Au moins, j’ai réussi à ouvrir le clapet. Tu tireras un peu plus d’eau quand j’aurai enlevé le plus gros de cette saleté, et une fois qu’on aura allumé un bon feu, je pourrai me laver avec de l’eau bien…
Un fracas retentit loin au nord-ouest. Puis un autre, après une brève pause. Suivit une succession de coups secs évoquant une fusillade. On aurait dit qu’une armée marchait sur eux. Ils échangèrent un regard surpris.
Eddie, torse nu, agrippa les poignées du fauteuil roulant.
— On a intérêt à rentrer, je crois.
Dans le lointain — mais de plus en plus proche — retentit le bruit d’une armée en mouvement.
— Tu as raison, dit Susannah.
À leur retour, ils virent Roland et Jake regagner le grand hall au pas de course, les bras chargés de branches cassées et de planches pourries. Depuis le fleuve, de plus en plus proches, leur parvenaient des explosions sourdes et sèches, produites par les arbres qui craquaient et se contractaient sous l’effet du coup de givre. Au milieu de la grand-rue, Ote tournait sur lui-même avec frénésie.
Se laissant choir de son fauteuil, Susannah se reçut sur les mains et se mit à ramper vers le hall.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui lança Eddie.
— Charge le bois sur le fauteuil. Tu en transporteras davantage comme ça. Je vais demander à Roland de quoi allumer le feu.
— Mais…
— T’occupe, Eddie. Laisse-moi me rendre utile.
Il fit demi-tour sans ajouter un mot, souleva le fauteuil pour mieux le manœuvrer et se dirigea vers la source de bois de chauffe la plus proche. Comme il passait près de Roland, il lui transmit le message de Susannah. Le pistolero acquiesça et poursuivit sa route sans s’arrêter.
Tous trois s’activèrent en silence, ramassant du bois en cet après-midi de chaleur. Dans le ciel, le Sentier du Rayon était désormais invisible, car tous les nuages se mouvaient à présent, fonçant vers le sud-est. Susannah avait allumé un feu qui rugissait dans la cheminée. Au centre de la grande salle se dressait un monceau de bois, d’où émergeaient des planches criblées de clous rouillés. Aucun d’eux ne s’était encore blessé, mais Eddie songea que ce n’était qu’une question de temps. Il se demanda de quand datait son dernier rappel antitétanique et ne put s’en souvenir.
Quant à Roland, se dit-il, son sang tuerait sans doute le premier germe qui pointerait sa gueule dans ce sac de cuir qu’il appelle sa peau.
— Pourquoi tu souris comme ça ? lui lança Jake.
Il était tout essoufflé. Les manches de sa chemise étaient sales et plantées d’échardes ; une traînée de crasse lui maculait le front.
— Pour rien, petit héros. Fais gaffe aux clous rouillés. Un dernier voyage, et je crois bien que ça suffira. Cette saleté se rapproche.
— Okay.
Les explosions avaient franchi le fleuve, et l’atmosphère, quoique toujours chaude, devenait étrangement lourde. Eddie chargea une dernière fois le fauteuil roulant de Susannah et le poussa en direction du hall. Jake et Roland marchaient devant lui. Il sentit une vague de chaleur déferler depuis l’intérieur. Si le froid tarde, on risque de rôtir là-dedans.
Puis, alors qu’il attendait que ses deux compagnons se placent de biais afin de faire passer leur chargement par l’embrasure de la porte, un cri insistant se joignit au concert d’explosions et de craquements. Eddie sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. On aurait dit un être vivant, en proie à d’atroces souffrances.
L’air se remit à frémir. Encore chaud jusque-là, il se rafraîchit jusqu’à sécher la sueur sur son visage, puis devint carrément glacial. Ce fut l’affaire de quelques secondes à peine. Au sinistre chant du vent se joignit une sorte de bruissement qui évoqua à Eddie celui que produisent les fanions en plastique tant aimés des vendeurs de voitures d’occasion. Cela vira bientôt au vrombissement et les feuilles s’arrachèrent à leurs arbres, par escadrons puis par bataillons. Les yeux éberlués, il vit les branches se convulser sur fond de nuages de plus en plus noirs.
— Oh ! merde.
Il fonça vers la porte. Et, pour la première fois depuis qu’il s’activait à transporter du bois, le fauteuil roulant se coinça. Ce coup-ci, il avait embarqué des planches trop grandes. Avec un peu de bonne volonté, elles se seraient cassées en produisant un bruit pitoyable, comme l’anse du seau, mais elles s’y refusèrent. Oh ! non, pas maintenant, la tempête arrivait sur eux. Il n’y avait donc rien de facile dans l’Entre-Deux-Mondes ? Il tendit le bras par-dessus le dossier du fauteuil pour virer les planches les plus longues, et ce fut à ce moment-là que Jake poussa un cri.
— Ote ! Ote est toujours dehors ! Ote ! Viens ici !
Ote fit la sourde oreille. Il avait cessé de tourner sur lui-même. Il était assis au milieu de la rue, la truffe pointée sur la tempête en marche, et ses yeux cerclés d’or semblaient perdus dans un rêve.
Jake ne prit pas le temps de réfléchir, pas plus qu’il ne fit attention aux clous qui hérissaient le dernier chargement d’Eddie. Il se contenta de grimper sur le monceau de bois et de sauter. Il heurta Eddie qui vacilla sur ses jambes, perdit l’équilibre et tomba sur le derrière. Jake se reçut en mettant un genou à terre puis se releva, les yeux fous, ses longs cheveux bouclés agités par le vent.
— Jake, non !
Eddie voulut l’attraper, mais ne put saisir que le pan de sa chemise. Usé par quantité de lavages à l’eau vive, le tissu se déchira.
Roland apparut sur le seuil. D’un revers de main, il se débarrassa des planches trop longues, aussi indifférent aux clous que Jake l’avait été. Puis le pistolero tira le fauteuil roulant vers lui.
— Rentre vite.
— Mais…
— Soit Jake s’en sortira, soit il y restera.
Agrippant Eddie par le bras, Roland l’aida à se relever. Fouettés par le vent, leurs vieux blue-jeans produisaient des crépitements.
— Son sort est entre ses mains, ajouta le pistolero. Rentre vite. — Non ! Va te faire foutre !
Plutôt que de perdre du temps à discuter, Roland attira Eddie à l’intérieur. Il tomba à genoux dans une chaleur suffocante. Susannah le fixait des yeux, installée devant le feu. Son visage était luisant de sueur, sa tunique de daim en était trempée.
Debout sur le seuil, le visage grave, Roland regarda Jake courir au secours de son ami.
Jake sentit chuter la température de l’air qui l’entourait. Une branche se brisa dans un bruit sec et il baissa la tête comme elle passait en sifflant au-dessus de lui. Ote ne bougea pas jusqu’à ce qu’il le saisisse. Puis le bafouilleux montra les crocs et ouvrit des yeux égarés.
— Mords-moi si tu veux, lui dit Jake, mais je ne te lâcherai pas.
Ote ne mordit pas, mais, s’il l’avait fait, Jake n’aurait sans doute rien senti. Son visage était engourdi. Il se retourna vers le grand hall et le vent lui fit l’effet d’une gigantesque main glacée plaquée entre ses omoplates. Il se remit à courir, s’apercevant aussitôt qu’il progressait par grands bonds grotesques, comme un astronaute arpentant la lune dans un film de science-fiction. Un bond… deux… trois…
Mais, à l’issue du troisième, il ne redescendit pas. Il s’envola vers l’avant, Ote serré entre ses bras. On entendit une explosion gutturale, tonitruante, lorsqu’une des vieilles masures, cédant aux assauts du vent, prit son essor vers le sud-est dans un nuage d’échardes et de gravier. Il vit une volée de marches monter en spirale vers les nuées, sa rambarde encore fixée à elle. Ensuite, ce sera notre tour, se dit-il, et c’est alors qu’une main, mutilée mais toujours forte, lui empoigna le bras au-dessus du coude.
Roland l’orienta vers la porte. L’espace d’un instant, l’issue demeura incertaine, car le vent, qui gagnait en force et en froidure, les empêchait de gagner leur refuge. Puis Roland plongea dans l’embrasure, ses doigts survivants bien enfoncés dans la chair de Jake. Soudain libérés de la pression du vent, ils s’effondrèrent sur le sol.
— Merci, mon Dieu ! s’écria Susannah.
— Tu le remercieras plus tard ! dit Roland, levant la voix pour se faire entendre en dépit du vacarme. Allez, vous tous, poussez ! Poussez cette satanée porte ! Susannah, pousse en bas ! Poussez de toutes vos forces ! Quand elle sera fermée — si on arrive à la fermer —, Jake, tu mets la bâcle en place ! Tu as compris ? Cale-la bien dans les montants ! Ne traîne pas !
— Ne t’en fais pas pour moi, répliqua Jake.
Quelque chose l’avait frappé à la tempe et un filet de sang coulait sur sa joue, mais son regard était clair, résolu.
— Allez-y ! Poussez ! Votre vie en dépend !
La porte se referma lentement. Ils n’auraient pas pu la tenir plus longtemps, mais ils n’en eurent pas besoin — quelques secondes leur suffirent. Jake mit la bâcle en place et, lorsqu’ils s’écartèrent avec un luxe de précautions, ce fut pour constater que les montants rouillés tenaient bon. Tout essoufflés, ils échangèrent un regard puis se tournèrent vers Ote. Lequel poussa un petit jappement puis alla se réchauffer devant le feu. Le charme que la tempête avait jeté sur lui était apparemment rompu.
Plus on s’éloignait de la cheminée, plus la froidure envahissait la grande salle.
— Tu n’aurais pas dû m’empêcher de sortir, Roland, dit Eddie. Jake a failli se faire tuer.
— Ote relève de sa responsabilité. Il aurait dû le faire rentrer plus tôt. L’attacher à quelque chose, si nécessaire. Tu n’es pas d’accord, Jake ?
— Si, je suis d’accord.
Jake s’assit à côté d’Ote et caressa d’une main son épaisse fourrure tandis que, de l’autre, il essuyait le sang qui lui recouvrait le visage.
— Roland, dit Susannah, ce n’est qu’un enfant.
— Ce, n’est plus un enfant. J’implore ton pardon, mais… ce n’est plus un enfant.
Durant les deux premières heures du coup de givre, ils se demandèrent si le hall de pierre allait tenir le coup. Le vent ne cessait de hurler, les arbres se brisaient dans un bruit de canonnade. L’un d’eux tomba sur le toit et le fracassa. Des vrilles d’air froid s’insinuèrent entre les lattes du plafond. Susannah et Eddie s’étreignirent. Jake protégea Ote — apaisé, il s’était allongé sur le dos, les quatre pattes tendues comme les pointes d’une rose des vents — et observa la nuée tourbillonnante de crottes d’oiseaux qui descendait sur eux. Sans se démonter, Roland continua de préparer leur petit souper.
— Qu’en penses-tu, Roland ? demanda Eddie.
— Je pense que si ce bâtiment résiste encore une heure, alors tout ira bien. Le froid va s’intensifier, mais le vent tombera un peu la nuit venue. Et il tombera encore au lever du jour, et, à partir d’après-demain, l’air sera calme et bien plus chaud. Pas aussi chaud qu’avant qu’éclate la tempête, mais cette chaleur-là n’avait rien de naturel, comme nous le savons tous.
Il les regarda avec un petit sourire aux lèvres. Son visage, d’ordinaire grave et un peu figé, en devenait bizarre.
— En attendant, nous avons un bon feu — pas assez fort pour réchauffer toute la salle, mais il nous suffit si nous restons près de lui. Et nous pouvons nous reposer un moment. Nous avons traversé bien des épreuves, n’est-ce pas ?
— Oui, fit Jake. Bien trop d’épreuves.
— Et d’autres nous attendent sur notre route. Nous rencontrerons le danger, la fatigue, le chagrin. La mort, peut-être. Alors, asseyons-nous près du feu, comme dans les temps jadis, et profitons de ce réconfort qui nous est échu.
Il les considéra une nouvelle fois, sans cesser de sourire. La lueur du feu découpait son visage d’étrange manière, un côté juvénile et l’autre d’un âge vénérable.
— Nous sommes un ka-tet. Un seul en plusieurs. Réjouissez-vous d’avoir de la chaleur, un abri et des compagnons face à la tempête. D’autres ont sans doute moins de chance.
— Espérons le contraire, dit Susannah, qui pensait à Bix.
— Venez, dit Roland. Mangez.
Ils se rapprochèrent, s’installèrent autour de leur dinh et mangèrent ce qu’il leur avait préparé.
Susannah dormit une heure ou deux au début de la nuit, mais fut réveillée par ses cauchemars — pour une raison inconnue, elle était obligée de manger des mets grouillants de vers. Dehors, le vent continuait de hurler, mais d’une façon apparemment moins soutenue. On l’entendait parfois baisser, puis remonter de volume, poussant de longs cris glacials tandis qu’il courait sous les bardeaux et faisait trembler les murs de pierre de l’antique bâtiment. La porte battait en rythme contre la bâcle qui la tenait fermée, mais, à l’instar du plafond au-dessus d’eux, la barre de bois et les montants rouillés refusaient apparemment de céder. Elle se demanda ce qu’il serait advenu d’eux si cette bâcle avait été aussi pourrie que l’anse du seau qu’ils avaient trouvé près du gook.
Roland était éveillé et assis devant le feu. Jake se trouvait auprès de lui. Entre eux, Ote dormait, une patte sur la truffe. Susannah les rejoignit. Le feu avait perdu de son intensité, mais, à cette distance, il lui enveloppait le visage et les bras d’une chaleur réconfortante. Elle attrapa une planche, envisagea de la briser en deux, puis, craignant de réveiller Eddie, la jeta telle quelle sur le feu. Une gerbe d’étincelles monta dans la cheminée, décrivant une spirale dans son ascension.
Ses craintes étaient infondées, car, alors que les dernières étincelles disparaissaient, une main lui caressa la nuque, juste au-dessous de ses cheveux. Elle n’eut pas besoin de se retourner ; ce contact lui était on ne peut plus familier. Elle s’empara de cette main, la porta à sa bouche et l’embrassa au creux de la paume. Une paume blanche. Après tout ce temps passé ensemble, après toutes ces étreintes, elle avait encore peine à le croire. Et pourtant, c’était bien vrai.
Au moins, je n’aurai pas besoin de l’amener chez moi pour le présenter à mes parents, songea-t-elle.
— Tu n’arrives pas à dormir, mon amour ?
— Pas trop. J’ai fait de drôles de rêves.
— C’est le vent qui les apporte, dit Roland. N’importe quel habitant de Gilead te dirait la même chose. Mais j’aime le bruit du vent.
Je l’aimerai toujours. Il apaise mon cœur et me fait penser au temps jadis.
Il détourna les yeux, comme gêné d’en avoir trop dit.
— Aucun de nous ne trouve le sommeil, dit Jake. Raconte-nous une histoire.
Roland contempla le feu un moment puis se tourna vers le jeune homme. Il souriait à nouveau, mais son regard était lointain. Un nœud crépita dans la cheminée. Par-delà les murs de pierre, le vent hurlait sa rage de ne pas pouvoir entrer. Eddie passa un bras autour de la taille de Susannah, qui nicha sa tête contre son épaule.
— Quelle histoire souhaites-tu entendre, Jake, fils d’Elmer ?
— Celle que tu voudras. (Un temps.) Une histoire des temps jadis. Roland se tourna vers Eddie et Susannah.
— Et vous, voulez-vous l’entendre ?
— Oui, s’il te plaît, dit Susannah.
Eddie acquiesça.
— Ouais. Si tu en as envie, bien sûr.
Roland réfléchit.
— Peut-être vous en conterai-je deux, car l’aube ne viendra pas avant plusieurs heures, et nous pourrons dormir dans la journée si nous le souhaitons. Ces deux histoires sont imbriquées l’une dans l’autre. Mais le vent souffle dans l’une comme dans l’autre, ce qui est une bonne chose. Rien de tel que des histoires par une nuit venteuse, quand on a trouvé un abri chaud dans un monde glacial.
Il attrapa un morceau de bois, attisa les braises du feu puis le jeta dans les flammes.
— La première histoire est une histoire vraie, car je l’ai vécue en compagnie de Jamie DeCurry, mon ancien ka-mi. Quant à l’autre, La Clé des Vents, ma mère me la lisait lorsque j’étais tout petit. Les vieilles histoires sont parfois utiles, vous savez, et j’aurais dû penser à celle-ci dès que j’ai vu Ote renifler l’air, mais c’est une histoire d’il y a longtemps. (Il soupira.) Une histoire des jours enfuis.
Dans les ténèbres par-delà leur petit cercle de lumière, le vent poussa un cri suraigu. Roland attendit qu’il s’estompe, puis commença son récit. Eddie, Susannah et Jake l’écoutèrent, captivés, durant toute cette longue nuit de tourmente. Lud, l’Homme Tic-Tac, Blaine le Mono, le Palais Vert… tout cela, ils l’oublièrent. Jusqu’à la Tour Sombre elle-même qui disparut un temps de leurs pensées.
Il n’y avait plus que la voix de Roland, qui se durcissait puis se faisait plus douce par instants.
Dure et parfois douce, comme le vent.
— Peu de temps après la mort de ma mère, laquelle, ainsi que vous le savez, j’ai tuée de mes propres mains…