DEUXIÈME PARTIE : HÔPITAL GÉNÉRAL

I

Telles les guirlandes d’un sapin de Noël aux branches allongées et difformes, les lumières de l’Hôpital Général du secteur douze brillaient contre le fond brumeux des étoiles. Des lueurs jaunes, rouge-orangé, vert liquide, ou d’un bleu inactinique aveuglant, luisaient derrière certains hublots, alors que d’autres étaient obscurs. Au-delà du blindage de métal opaque s’étendaient des sections dans lesquelles la clarté était tellement intense que les yeux des pilotes des vaisseaux en approche devaient en être protégés, ou des compartiments si sombres et si froids que même la faible lueur des étoiles ne devait pas pouvoir atteindre leurs occupants.

Pour l’équipage du vaisseau telfi qui venait d’émerger hors de l’hyperespace et qui flottait à vingt milles de cette imposante structure, les radiations visuelles étaient trop faibles pour être décelées sans appareils de détection. Les Telfi se nourrissaient d’énergie pure. La coque de leur vaisseau brillait d’une luminescence radioactive bleutée et son intérieur était saturé de radiations, ce qui était d’ailleurs parfaitement normal. Il n’y avait que dans la poupe de l’appareil que les conditions étaient anormales. Là, dans la salle des machines, le cœur d’une pile nucléaire avait été éparpillé en petites masses presque critiques, et en ce lieu toute vie était impossible, même pour des Telfi.

L’entité esprit qui constituait le capitaine du vaisseau spatial — ainsi que son équipage — activa le communicateur à courte distance, et utilisa le cliquetis saccadé et les bourdonnements que les Telfi utilisaient pour s’adresser aux êtres primitifs qui étaient incapables de se fondre en un gestalt semblable au leur.

— Ici un gestalt Telfi de cent unités, dit-il lentement et distinctement. Nous avons des ennuis et nous demandons de l’aide. La classification de notre groupe est VTXM, je répète, VTXM …

— Veuillez nous fournir des précisions, et nous indiquer le degré d’urgence, répondit une voix comme le Telfi allait répéter son message.

Ces paroles étaient automatiquement traduites dans le langage utilisé par le capitaine. Le Telfi donna rapidement les renseignements demandés, puis il attendit. Autour de lui, et en lui, gisaient les centaines d’unités spécialisées qui constituaient à la fois son corps et son esprit. Certaines de ces unités étaient à présent sourdes et d’autres, qui ne recevaient ou n’enregistraient plus aucune impression d’aucune sorte, étaient mortes. Mais d’autres unités émettaient d’atroces ondes d’agonie, et le groupe-esprit se lovait et se tordait silencieusement de compassion.

— Vous ne devez pas approcher de l’hôpital à moins de cinq milles, dit brusquement la voix. Car vous mettriez en danger le trafic spatial ainsi que nos patients dont le taux de tolérance aux radiations est très bas.

— Nous comprenons, répondit le Telfi.

— Très bien. Vous devez également comprendre que votre espèce est trop radioactive pour que nous puissions vous approcher directement. Des appareils commandés à distance sont déjà en chemin, et si vous pouviez dès maintenant préparer vos affaires et les apporter le plus près possible du plus grand sas d’entrée de votre appareil, votre évacuation en serait facilitée. Mais si c’est impossible, ne vous inquiétez pas, nous possédons des engins capables de pénétrer dans votre vaisseau et de les récupérer.

La voix termina en disant qu’ils espéraient sauver les malades, mais que pour l’instant ils ne pouvaient naturellement pas se prononcer.

Le gestalt Telfi pensa que l’agonie qui torturait son esprit et son corps multiple disparaîtrait bientôt, mais que cela entraînerait inévitablement la mort du quart de son être …


Avec l’impression qu’il ne pourrait se sentir à nouveau heureux qu’après avoir dormi huit heures, pris un déjeuner copieux, et s’être attelé à un travail intéressant, Conway sortit rapidement en direction de son service. Ce n’était naturellement pas véritablement « son » service, car si l’état d’un de ses patients devait empirer, il était simplement censé en aviser son supérieur. Mais en tenant compte du fait qu’il ne se trouvait là que depuis deux mois, cela lui importait peu, pas plus que de savoir qu’il lui faudrait attendre encore longtemps avant qu’on pût compter sur lui pour venir à bout de cas qui nécessitaient autre chose qu’un simple traitement de routine. La connaissance complète de n’importe quelle physiologie extra-terrestre pouvait être obtenue en quelques minutes grâce à l’assimilation d’une bande éducative sensorielle, mais la capacité d’utiliser une telle connaissance, surtout dans le domaine chirurgical, ne pouvait venir qu’avec le temps. Conway était impatient d’acquérir ce savoir, et il était fier d’avoir consacré sa vie à la cause de la médecine.

À une intersection de la coursive, Conway vit un FGLI qu’il connaissait : un interne tralthien qui faisait progresser son corps de pachyderme sur six pieds spongieux. Ses courtes jambes trapues semblaient encore plus caoutchouteuses qu’à l’accoutumée, et le petit OTSB qui vivait en symbiose avec lui était pratiquement dans le coma.

— Bonjour, lui dit Conway.

— Crève, reçut-il en réponse.

Le mot avait été rendu intelligible grâce au traducteur automatique, et toute intonation en était absente. Conway sourit.

Ce soir-là, il y avait eu une activité considérable autour de la Réception, et tout laissait penser que le Tralthien n’avait eu droit ni à sa période de repos, ni à son temps de détente.

Quelques mètres plus loin, il rencontra un autre Tralthien qui marchait lentement aux côtés d’un petit DBDG tel que lui. Il n’était cependant pas entièrement semblable à Conway, car la classification DBDG regroupait sommairement tous les êtres ayant certaines particularités physiques : nombre de bras, de têtes, de jambes, etc … ainsi que leur emplacement. En fait, l’être possédait des mains à sept doigts, n’avait que un mètre vingt de hauteur, et il ressemblait à un joli petit ours en peluche. Conway avait oublié de quel système cet être était originaire, mais il se souvenait avoir entendu dire que son monde avait souffert d’une glaciation soudaine. Ce bouleversement avait provoqué un brusque développement de l’intelligence ainsi que l’apparition d’une épaisse fourrure rousse chez l’espèce la plus évoluée.

Le DBDG gardait ses mains derrière le dos et fixait le sol d’un regard incroyablement absent. Son gros compagnon semblait tout aussi concentré, mais il préférait fixer le plafond en raison de l’emplacement différent de ses organes optiques. Tous deux portaient des brassards dorés, qui indiquaient qu’ils n’étaient rien de moins que des maîtres diagnosticiens. Conway se retint de leur dire bonjour, ou de faire le moindre bruit.

Les deux diagnosticiens s’ignoraient l’un l’autre, et Conway pensa qu’ils étaient profondément absorbés par un problème d’ordre médical, ou encore qu’ils s’étaient querellés. Les diagnosticiens étaient des êtres étranges. Non pas qu’ils fussent fous, mais leur travail leur imposait une certaine forme de démence.


À chaque intersection des corridors, des haut-parleurs débitaient des messages dans des langues étrangères, et Conway n’y avait jusque-là pas prêté attention. Mais lorsque la voix se mit brusquement à parler anglais, et que Conway entendit prononcer son nom, la surprise l’immobilisa.

— … immédiatement au sas d’entrée numéro douze, répétait la voix. Classification VTXM-23, Dr. Conway, veuillez vous rendre immédiatement au sas d’entrée numéro douze. Classification VTXM-23 …

La première pensée de Conway fut qu’il devait s’agir d’une erreur. Tout laissait supposer que c’était un cas important, car le numéro 23 annoncé juste après la classification indiquait le nombre de patients qui l’attendaient. Et cette classification : VTXM, était entièrement nouvelle pour lui. Il connaissait naturellement la signification de chacune de ces lettres, mais il n’avait jamais pensé qu’elles pouvaient se combiner de cette manière. Tout ce qu’il put en déduire, c’était qu’il s’agissait d’une espèce télépathe. ( Le V placé au début indiquait qu’il s’agissait là de leur caractéristique la plus importante, et que la partie purement physique était secondaire. ) Ces êtres vivaient grâce à la conversion directe de la radioactivité, en tant que groupe coopératif, ou gestalt. Alors qu’il se demandait toujours s’il serait capable de s’occuper d’un pareil cas, il avait déjà fait demi-tour et revenait en arrière. Vers le sas numéro douze.

Ses patients l’attendaient près de l’entrée. Ils se trouvaient dans une petite boîte de métal autour de laquelle avaient été empilées des briques de plomb, et qui avait été chargée sur un puissant chariot-civière. L’infirmier lui expliqua rapidement que ces êtres s’appelaient des Telfi et que le diagnostic préliminaire permettait de préconiser un traitement dans l’Amphithéâtre des cures radioactives, qui avait déjà été irradié à son attention. Il ajouta qu’en raison de la maniabilité de ses patients, il gagnerait du temps en les emmenant avec lui jusqu’à la Salle d’Éducation, et en les laissant dans la coursive pendant qu’il assimilerait la bande éducative sensorielle Telfi.

Conway hocha la tête pour le remercier, puis il sauta sur le chariot et le mit en marche. Il essaya de donner l’impression qu’il faisait cela chaque jour.

Depuis que Conway était arrivé dans cet établissement surprenant qu’était l’Hôpital Général du secteur douze, il avait eu une vie agréable mais active qui n’avait été obscurcie que par une seule fausse note. Il y fut une fois de plus confronté lorsqu’il pénétra dans la Salle d’Éducation : le responsable en était un Moniteur. Conway haïssait les Moniteurs. La présence de l’un d’eux l’affectait plus que la proximité immédiate d’un malade contagieux. Et alors que Conway était fier d’être un homme sain, civilisé et moral, qui ne pouvait haïr personne, il éprouvait une profonde aversion pour eux. Il savait naturellement que certaines personnes perdaient parfois la tête, et qu’il fallait que certaines personnes fissent le nécessaire pour préserver la paix. Mais en raison de sa réprobation pour la violence sous toutes ses formes, Conway ne pouvait aimer les hommes qui entreprenaient de telles actions.

Et, de toute façon, que faisaient des Moniteurs au sein d’un hôpital ?

La silhouette vêtue d’un survêtement vert foncé, qui était assise devant la console de contrôle de l’Éducateur, se tourna rapidement à son arrivée et Conway reçut un autre choc. En plus de l’insigne de commandant qu’il avait sur l’épaule, le Moniteur portait également le caducée, l’emblème des médecins !

— Je me nomme O’Mara, dit le commandant d’une voix agréable. Je suis le psychologue en chef de cette maison de fous, et je parie que vous êtes le Dr. Conway, ajouta-t-il en souriant.

Conway parvint à sourire, mais il savait que son rictus devait paraître forcé et que le Moniteur n’en serait pas dupe.

— Vous voulez la bande Telfi, dit O’Mara avec un peu moins de chaleur. Eh bien, docteur, on peut dire que cette fois vous êtes tombé sur un peuple vraiment étrange. N’oubliez surtout pas de tout faire effacer le plus rapidement possible, dès que votre boulot sera terminé. Croyez-moi, ce n’est pas le genre de chose que vous désirerez conserver. Apposez votre empreinte digitale ici, et asseyez-vous.

Tandis que le Moniteur fixait le bandeau frontal et les électrodes de l’Éducateur sensoriel, Conway tenta de conserver une expression neutre, et il essaya de ne pas reculer devant le contact des mains puissantes et agiles du commandant. Les cheveux coupés court de O’Mara étaient d’un gris terne et métallique, et ses yeux avaient également les caractéristiques du métal. Conway savait que ces yeux avaient observé ses réactions et qu’à présent un esprit perçant en tirait certaines conclusions.

— Voilà qui est fait, dit finalement O’Mara. Mais avant de vous laisser partir, docteur, je dois vous dire que j’estime qu’il serait utile que nous ayons un petit entretien. Pas maintenant, car vous avez des patients à soigner, mais le plus rapidement possible.

Comme il sortait, Conway sentit le regard du Moniteur qui était rivé sur son dos.

Il aurait dû essayer de ne penser à rien, ainsi qu’on le lui avait recommandé, afin que les connaissances nouvellement acquises puissent s’installer confortablement dans son esprit. Mais Conway était obnubilé par le fait qu’un Moniteur faisait partie du personnel permanent de l’hôpital, et qu’il était médecin, par-dessus le marché ! Comment ces deux professions pouvaient-elles aller de pair ? Le brassard du commandant représentait le Cercle rouge et noir tralthien, le Soleil Flamboyant des Illensiens qui respiraient du chlore, et les serpents entrelacés et le faisceau de baguettes de la Terre : les symboles respectés de la médecine pour les trois principales races de l’Union Galactique. Tel était le Dr. O’Mara dont le col indiquait qu’il était un médecin, et les épaulettes qu’il appartenait à un corps dont la mission était totalement différente, pour ne pas dire opposée.

Une chose était certaine. Conway ne serait pleinement satisfait que lorsqu’il aurait découvert pourquoi le psychologue en chef de l’hôpital était un Moniteur.

II

C’était la première fois que Conway était placé sous l’influence d’une bande physiologique étrangère, et il éprouvait beaucoup d’intérêt pour la double vision mentale qui affectait de plus en plus son esprit — un signe certain que la bande avait « pris ». Le temps qu’il atteigne l’Amphithéâtre des cures radioactives, il percevait en lui deux êtres totalement différents : un Terrien nommé Conway, et ce gestalt de cinq cents unités qui avait été formé dans le but de préparer un enregistrement mental de tout ce que l’on savait sur la physiologie de cette race. C’était l’unique désavantage ( si cela pouvait être appelé un désavantage ) du système de bandes éducatives sensorielles. Non seulement la connaissance était implantée dans un esprit, mais également la personnalité des entités ayant possédé ce savoir. Il était alors peu surprenant que les diagnosticiens, qui conservaient parfois dans leurs esprits une dizaine de bandes, pussent paraître quelque peu bizarres.

C’était ces mêmes diagnosticiens qui accomplissaient le travail le plus important de tout l’hôpital, pensa Conway comme il enfilait sa combinaison protectrice et qu’il irradiait ses patients pour un examen préliminaire. Il avait parfois pensé qu’il deviendrait l’un d’eux, dans ses moments de grande confiance en lui. Ils étaient principalement chargés d’effectuer des travaux originaux dans le domaine de la médecine xénologique. Ils utilisaient leurs cerveaux surchargés de bandes physiologiques comme point de départ, et ils en faisaient une synthèse lorsqu’un cas pour lequel aucune bande n’était disponible se présentait, ce qui leur permettait d’établir un diagnostic et de prescrire un traitement.

Ils ne s’occupaient pas des blessures et des maladies courantes. Pour qu’un patient fût examiné par un diagnosticien, il fallait que son cas fût unique, désespéré, et qu’il fût à l’article de la mort. Cependant, lorsqu’une de ces sommités se chargeait d’un patient, — ce dernier pouvait être considéré comme sauvé, car ils obtenaient des miracles avec une régularité monotone.

Conway savait que les médecins d’un rang inférieur étaient toujours tentés de conserver le contenu d’une bande, plutôt que de la faire effacer, dans l’espoir d’effectuer une découverte qui leur apporterait la renommée. En pratique, cependant, cela ne dépassait jamais le stade de la tentation pour les hommes à tête froide, tels que lui.


Conway ne vit pas ses patients minuscules, même lorsqu’il les examina individuellement. Il aurait pu le faire en utilisant des blindages et des jeux de miroirs. Mais il savait déjà à quoi ils ressemblaient, tant intérieurement qu’extérieurement, parce qu’il était pratiquement devenu l’un d’eux grâce à la bande sensorielle. Cette connaissance, ajoutée aux résultats des examens et au récit qu’on lui avait fait de l’accident, fournissait à Conway tout ce qu’il pouvait désirer connaître avant d’entreprendre un traitement.

Ses patients avaient fait partie d’un gestalt Telfi chargé de piloter un croiseur interstellaire, lorsqu’un accident s’était produit dans l’un des réacteurs nucléaires. Ces petits êtres, semblables à des scarabées et ( pris individuellement ) extrêmement stupides, se nourrissaient de radiations, mais l’augmentation d’intensité avait été trop importante, même pour eux. Leur maladie pouvait être classée comme un cas d’indigestion extrêmement sévère, auquel s’ajoutait une sur-stimulation prolongée des récepteurs sensoriels et plus spécialement des centres de douleur. S’il les gardait simplement dans un conteneur blindé et les privait de radiations ( une méthode de traitement impossible à bord de leur vaisseau radioactif ) soixante-dix pour cent d’entre eux, environ, guériraient en quelques heures. Ils seraient les chanceux, et Conway pouvait même dire lesquels entreraient dans cette catégorie. Mais le sort des Telfi restants relèverait de la tragédie, parce que si une mort physique véritable leur était épargnée, leur destin serait bien pire : ils perdraient la capacité d’unir leurs esprits, et cela, pour un Telfi, équivalait à rester à jamais invalide.

Seul quelqu’un qui partageait l’esprit, la personnalité, et l’instinct d’un Telfi, pouvait savoir à quel point c’était dramatique.

Il était d’autant plus bouleversé que c’était les individus qui s’étaient adaptés et qui étaient restés actifs durant cette brusque augmentation de radiations afin de disperser les éléments de la pile, et sauver ainsi le vaisseau d’une destruction totale, qui en seraient les victimes. À présent, leur métabolisme avait trouvé un équilibre précaire basé sur une absorption d’énergie trois fois supérieure à la normale. Si cette absorption d’énergie devait être interrompue pour une longue période, disons quelques heures de plus, les centres de communication de leur cerveau en souffriraient. Ils resteraient comme autant de mains et de pieds démembrés, et conserveraient juste assez d’intelligence pour savoir qu’ils avaient été coupés du reste du gestalt. D’autre part, si cette absorption élevée d’énergie devait durer, ils se consumeraient littéralement en moins d’une semaine.

Mais il restait tout de même une possibilité de traitement pour ces malheureux. La seule, en fait. Comme Conway préparait les servomécanismes pour la tâche qu’il attendait d’eux, il prit conscience que c’était une méthode hautement insatisfaisante : une question de risques calculés, de froides statistiques médicales que rien ne pourrait influencer. Il avait l’impression de n’être rien de plus qu’une machine.

Rapidement, il s’assura que seize de ses patients souffraient bien de l’équivalent Telfi d’une grave indigestion, puis il les sépara dans des flacons blindés absorbants, afin que les radiations émises par leurs corps irradiés ne ralentissent pas le processus de diète. Il plaça ensuite les flacons dans de petits fours réglés pour émettre des radiations correspondant à l’absorption normale des Telfi, et qui contenaient chacun un détecteur qui ferait disparaître les blindages absorbants dès que l’excès de radioactivité aurait disparu. Les sept Telfi restants auraient droit à un traitement spécial. Il les avait placés dans un autre four, et il réglait les contrôles de façon à simuler le plus exactement possible les conditions qui avaient régné dans leur vaisseau, juste après l’accident, lorsque le bourdonnement de l’interphone le plus proche attira son attention. Conway termina ses réglages, puis il vérifia son travail avant d’aller décrocher le micro.

— Oui ?

— Ici le service des renseignements, Dr. Conway. Nous venons de recevoir un appel du vaisseau Telfi. Le capitaine nous interroge sur l’état des malades. Avez-vous déjà du nouveau ?

Conway savait que, tout bien considéré, ce qu’il avait à annoncer était plutôt satisfaisant, mais il aurait désespérément voulu pouvoir donner de meilleures nouvelles. Une fois qu’un gestalt Telfi était formé, sa dissociation ou sa modification ne pouvait seulement être comparées qu’au traumatisme de la mort pour les entités concernées et, en raison de l’empathie provoquée par l’assimilation de la bande physiologique, Conway partageait cette émotion.

— Seize d’entre eux seront entièrement remis dans moins de quatre heures, mais je crains cinquante pour cent de pertes en ce qui concerne les Telfi restants. Nous ne saurons pas lesquels avant quelques jours. Je les irradie dans un four à un taux de radiations double de celui normal, et je le réduirai progressivement jusqu’à atteindre leur irradiation habituelle. La moitié d’entre eux devrait survivre, comprenez-vous ?

— Compris.

Après quelques minutes, la voix se fit à nouveau entendre :

— Le Telfi estime que c’est très satisfaisant. Il vous remercie. Terminé.

Conway aurait dû ressentir de la satisfaction pour avoir traité avec succès son premier cas personnel, mais il se sentait toutefois abattu. À présent que tout était terminé, son esprit était étrangement désorienté. Il pensait que cinquante pour cent de sept donnait trois et demi, et il se demandait ce qu’ils feraient du demi-Telfi restant. Il espérait que quatre de ces créatures s’en tireraient, plutôt que trois, et qu’elles ne souffriraient pas d’une invalidité mentale permanente. Il pensait qu’il devait être agréable d’être un Telfi, d’absorber constamment des radiations et de partager les impressions intenses et variées d’un corps réunissant peut-être des centaines d’individus. Pour cette raison, il lui semblait que son corps était glacé et isolé. Il lui fallut faire un énorme effort de volonté pour se soustraire à la chaleur de l’Amphithéâtre des cures radioactives.

Une fois à l’extérieur, il monta sur le chariot et le laissa revenir au sas d’entrée. À présent, il aurait dû se présenter au rapport dans la salle d’Éducation pour faire effacer la bande Telfi. Il en avait reçu l’ordre, en fait. Mais il n’en avait aucune envie. De penser à O’Mara le mettait mal à l’aise et l’effrayait presque. Conway savait qu’il éprouvait cette impression face à n’importe quel Moniteur, mais cette fois les choses étaient encore pires. Il y avait l’attitude de O’Mara, et la petite conversation dont il avait parlé. Conway s’était senti tout petit, comme si le Moniteur lui avait été supérieur. Et il ne pouvait comprendre comment il avait pu se sentir inférieur à l’un de ces sales policiers !

L’intensité de ses sentiments le choqua. En tant qu’être civilisé et socialement adapté, il aurait dû être incapable d’avoir de telles pensées. Ses émotions étaient à présent proches de la haine. Effrayé par lui-même, Conway réussit à imposer un semblant de contrôle à son esprit. Il décida de laisser la question de côté et de ne pas se présenter au rapport avant d’avoir fait l’inspection de son service. Si O’Mara devait s’enquérir de la raison du retard de Conway, cela constituerait une excuse valable. De plus, le psychologue en chef pourrait partir ou être appelé ailleurs entretemps. Conway l’espérait, en tout cas.

Il se rendit tout d’abord auprès d’un AUGL de Chalderscol II, l’unique occupant du service réservé à cette espèce. Le médecin se glissa dans le vêtement protecteur approprié, une simple combinaison de plongée en l’occurrence, et il pénétra dans le réservoir d’eau verdâtre et tiède qui reproduisait les conditions de vie habituelles de cette créature. Il prit ses instruments dans le placard intérieur, puis il signala bruyamment sa présence. Si le Chalder dormait au fond de la cuve, et qu’il l’éveillait en sursaut, les résultats seraient catastrophiques. Un coup de queue accidentel et malencontreux, et le service contiendrait deux patients au lieu d’un seul.

Le Chalder, lourdement cuirassé et couvert d’écailles, aurait vaguement ressemblé à un crocodile de douze mètres de long s’il n’avait possédé, tout autour de la taille, un ensemble de fins chicots apparemment disposés au hasard à la place des pattes ou des tentacules. La chose dérivait mollement au fond de l’énorme réservoir et le seul signe de vie perceptible était un fin brouillard qui apparaissait périodiquement autour de ses ouïes. Conway lui fit un examen pour la forme — il était en retard en raison du travail supplémentaire apporté par les Telfi — et il lui posa les questions habituelles. La réponse traversa l’eau sous une forme inimaginable, parvint au traducteur de Conway puis à ses écouteurs, dans une phrase sans intonation.

— Je suis malade, geignit le Chalder. Je souffre.

« Tu mens, » pensa Conway. « Tu mens de tes six rangées de dents ! »

Le Dr. Lister, directeur de cet hôpital et probablement le diagnosticien actuel le plus important, avait pratiquement disséqué le Chalder avant de formuler son diagnostic. Selon lui, le Chalder était hypocondriaque et incurable. Il avait également déclaré que les signes de tension perceptibles dans certaines sections de la cuirasse du patient, et son inconfort dans ces mêmes zones, étaient simplement dus à sa paresse et à sa gloutonnerie. Il était de notoriété publique que les créatures qui possédaient un exosquelette ne pouvaient prendre du poids que de l’intérieur ! Les diagnosticiens étaient célèbres pour leur franchise brutale sur le plan professionnel.

Le Chalder n’était devenu véritablement malade que lorsqu’on avait suggéré de la renvoyer chez lui. Ainsi l’hôpital avait-il acquis un client à demeure. Mais cela n’avait guère d’importance. Les médecins du service et les psychologues continuaient de venir l’examiner régulièrement, tout comme les internes et les infirmières des multiples races représentées dans le personnel de l’hôpital. À bref intervalle, il était sondé, ausculté, tâté sans merci par des élèves, et il appréciait chaque seconde de ces traitements. L’hôpital était heureux de cet arrangement, tout comme le Chalder, et personne ne proposait plus de le renvoyer dans ses foyers.

III

Conway s’immobilisa un instant comme il nageait en direction du sommet du grand réservoir. Il se trouvait bizarre. Il était ensuite censé se rendre auprès de deux formes de vie qui respiraient du méthane, dans la section à basse température de son service, et cela l’irritait profondément. En dépit de la chaleur de l’eau, et des efforts réclamés pour nager autour de son énorme patient, il avait froid et il aurait donné n’importe quoi pour que des étudiants viennent le rejoindre, simplement pour avoir de la compagnie. Habituellement, Conway n’aimait guère avoir de la compagnie, surtout celle d’étudiants, mais à présent il se sentait isolé et sans amis. Cette sensation était si forte qu’elle l’effrayait. Un entretien avec un psychologue était décidément indiqué, pensa-t-il, mais pas nécessairement avec O’Mara.

Dans cette section, l’hôpital ressemblait à un plat de spaghettis — des spaghettis droits, courbés, ou indescriptiblement tordus. Chaque corridor qui contenait une atmosphère de type terrestre, par exemple, était doublé de toutes parts par d’autres passages renfermant des atmosphères, des pressions, et des températures différentes et mutuellement mortelles. Cela avait été prévu pour faciliter l’examen de n’importe quelle forme de vie par des médecins d’autres espèces dans un délai le plus bref possible, en cas d’urgence, parce que se déplacer sur toute la longueur de l’hôpital dans un scaphandre destiné à protéger un docteur contre l’environnement mortel d’un patient, était à la fois peu commode et lent. Il avait été jugé plus efficace de revêtir le vêtement protecteur à l’entrée de la section devant être visitée, ainsi que l’avait fait Conway.

Conway se remémora la topographie de ce service, et il se souvint d’un raccourci qu’il pourrait emprunter afin de rejoindre ses patients à sang froid. Il suivrait le couloir empli d’eau qui conduisait au bloc opératoire Chalder ; traverserait le sas pour passer dans l’atmosphère de chlore des PVSJ Illensiens ; et remonterait sur deux niveaux jusqu’à un service dont l’atmosphère était constituée de méthane pur. Suivre ce chemin lui permettrait de rester un peu plus longtemps dans l’eau chaude, et il avait véritablement très froid.

Un PVSJ convalescent passa près de lui en bruissant sur ses appendices épineux et membraneux, dans la section de chlore, et Conway se surprit à vouloir lui adresser la parole, lui parler de tout et de rien. Il dut faire un effort pour poursuivre son chemin.

Le vêtement protecteur que portaient les DBDG tels que lui, lorsqu’ils visitaient la section de méthane, était en réalité un petit bidon mobile. Il était intérieurement équipé d’un chauffage destiné à maintenir ses occupants en vie, et extérieurement d’un système réfrigérant chargé de dissiper la chaleur afin que les patients pour lesquels la plus légère émanation de chaleur — ou même de lumière — était fatale, ne fussent pas calcinés. Conway ignorait totalement comment pouvait fonctionner la sonde qu’il utilisait pour examiner ces créatures. Seuls ceux qui portaient des brassards de techniciens le savaient, et il n’avait qu’une seule certitude : il ne s’agissait pas de détecteurs à infrarouge. Même cette longueur d’onde était trop chaude pour les membres de cette espèce.

Tout en effectuant son travail, Conway augmenta le chauffage jusqu’à ce que la sueur le couvrit. Cependant, il avait toujours froid, et il eut brusquement peur. Et s’il avait attrapé une maladie ? Lorsqu’il fut à l’extérieur, dans une atmosphère respirable, il regarda le petit indicateur qui avait été chirurgicalement enchâssé dans le derme de son avant-bras. Son pouls, sa respiration, sa balance endocrinienne, tout était normal, à l’exception d’irrégularités mineures sans doute provoquées par son inquiétude. Aucun corps étranger n’était présent dans son sang, et il se demandait ce qui pouvait bien se passer.


Conway termina sa visite le plus rapidement possible. Il se sentait à nouveau désorienté. Si son esprit lui jouait des tours, il ferait le nécessaire pour y remédier. Cela devait avoir un rapport avec la bande Telfi qu’il avait assimilée. O’Mara en avait parlé, bien qu’il ne pût se souvenir des termes employés par le Moniteur. Mais il se rendrait immédiatement dans la salle d’Éducation, O’Mara ou pas O’Mara.

Il croisa deux Moniteurs en chemin. Ils étaient tous deux armés. Conway, outré par le fait qu’ils portaient des armes à l’intérieur d’un hôpital, aurait dû ressentir son hostilité habituelle envers eux, mais il aurait voulu leur donner une tape dans le dos ou même les retenir. Il avait désespérément besoin d’avoir des gens autour de lui, pour leur parler, échanger des idées, des impressions, et ne plus ressentir cette horrible impression de solitude. Comme ils arrivaient à sa hauteur, Conway parvint à prononcer « Salut, » d’une voix tremblante. C’était la première fois de sa vie qu’il saluait des Moniteurs.

Un des deux hommes sourit un peu et l’autre hocha la tête. Tous deux lui adressèrent en passant des regards intrigués par-dessus leurs épaules, parce qu’il claquait des dents.

Il avait eu la ferme intention de se rendre dans la salle d’Éducation, mais à présent cette idée ne lui paraissait plus aussi bonne. Il y faisait sombre et froid, avec tous ces appareils et cette lumière tamisée. De plus, la seule compagnie qu’il pourrait y trouver serait celle de O’Mara. Conway aurait voulu pouvoir se perdre dans une foule, la plus dense possible. Il pensa au réfectoire proche et se dirigea vers lui. Puis, à une intersection de coursives, il vit un panneau qui indiquait Cuisines — Services 52 à 68 — Espèces DBDG, DBLF et FGLI, ce qui fit renaître en lui cette horrible impression de froid.

Les diététiciens étaient trop occupés pour remarquer sa présence. Conway choisit un fourneau qui rougeoyait de chaleur et il s’y appuya, laissant les ultra-violets tueurs de germes, qui emplissaient la place, le baigner, en ignorant l’odeur de roussi qui se dégageait de ses vêtements. Il se sentait réchauffé, à présent, un peu réchauffé, mais cette horrible sensation de solitude ne l’abandonnait pas. Il était isolé, mal aimé et non désiré. Il aurait voulu ne jamais être né.

Lorsqu’un des Moniteurs qu’il avait croisés, et dont la curiosité avait été éveillée par son étrange comportement, arriva près de lui quelques minutes plus tard, revêtu d’une combinaison de protection thermique qu’il avait empruntée à l’un des cuisiniers, de grosses larmes coulaient sur son visage …

— Vous êtes un jeune homme stupide, mais qui a de la chance, lui dit une voix dont il se souvenait fort bien.

Conway ouvrit les yeux pour découvrir qu’il se trouvait sur la couchette d’effacement, et que O’Mara et un autre Moniteur le fixaient. C’était comme si son dos avait été cuit à point, et tout son corps le démangeait comme s’il avait reçu un mauvais coup de soleil. Quant à O’Mara, il était visiblement furieux.

— Oui, vous avez eu la chance de ne pas être sérieusement brûlé et rendu aveugle. Et vous êtes stupide pour avoir omis de me dire que c’était votre première expérience avec l’Éducateur …

Le ton de O’Mara était devenu légèrement auto-accusateur à ce stade. Il ajouta que s’il l’avait su, il aurait fait subir à Conway un traitement hypnotique qui lui aurait permis de faire la distinction entre ses propres besoins et ceux du Telfi qui partageait son esprit. Il ne s’était rendu compte que Conway était un débutant en la matière que lorsqu’il avait classé son empreinte digitale et, enfer ! comment aurait-il pu savoir qui était nouveau et qui ne l’était pas, dans un établissement de cette importance ? De toute façon, si Conway avait un peu plus pensé à son travail, et moins au fait que c’était un Moniteur qui était responsable des bandes, cela ne se serait jamais produit.

O’Mara ajouta encore que Conway lui faisait penser à un fanatique qui ne désirait même pas faire l’effort de garder pour lui ses sentiments, face à une de ces brutes non civilisées qu’étaient les Moniteurs. Qu’une personne suffisamment intelligente pour avoir obtenu un poste dans cet hôpital pût également agir de cette manière, était une chose que le commandant ne pouvait comprendre.

Conway sentit son visage s’empourprer. Il avait en effet fait preuve de stupidité en omettant de dire au psychologue qu’il n’avait encore jamais fait l’expérience de l’Éducateur. O’Mara pourrait aisément prouver qu’il avait été coupable de négligence professionnelle, ce qui constituait une accusation aussi grave que celle de négligence envers un patient, dans un hôpital à environnements multiples. Il risquait d’être renvoyé. Mais cette possibilité ne l’inquiétait pas trop. Ce qui torturait Conway, c’était d’être réprimandé par un Moniteur, et devant un autre Moniteur, en plus !

L’homme qui avait dû le porter jusque-là le fixait d’un regard inquiet et légèrement amusé. Conway trouvait cela encore plus difficile à supporter que les insultes de O’Mara. Il n’avait que faire de la sympathie d’un Moniteur !

— … Et si vous me demandez ce qui s’est passé, disait O’Mara sur un ton méprisant, vous avez ( par inexpérience, je l’admets ) permis à la personnalité Telfi contenue dans la bande, de dominer temporairement la vôtre. Ce besoin de radiations, de chaleur intense, de lumière, et, par-dessus tout, de la fusion mentale nécessaire à une entité groupe-esprit, est devenu le vôtre. Selon les équivalents humains les plus proches, naturellement. Durant un temps vous avez vécu l’expérience de la vie d’un Telfi isolé, et un Telfi coupé de tout contact avec ses semblables est une créature vraiment malheureuse.

O’Mara s’était quelque peu apaisé en poursuivant ses explications. Sa voix était presque impersonnelle lorsqu’il ajouta :

— Vous souffrez de brûlures légèrement plus graves que celles provoquées par un mauvais coup de soleil. Votre dos sera sensible durant un certain temps et ensuite vous aurez des démangeaisons, mais vous l’avez bien mérité. À présent, filez. Je ne veux pas vous voir avant après-demain neuf heures. Et ne prenez aucun engagement. C’est un ordre. Nous devons avoir un entretien, vous vous en souvenez.


Une fois à l’extérieur de la salle, Conway se sentit à la fois déprimé et assailli par une rage qui menaçait d’éclater et de lui faire perdre tout contrôle de lui-même. C’était un mélange d’émotions extrêmement frustrant. Il avait vingt-trois ans et il ne pouvait se souvenir avoir jamais été en proie à un pareil inconfort mental. Il venait d’être traité comme un petit garçon, un chenapan inadapté. Conway avait toujours été un enfant bien élevé et obéissant. Cela était difficile à supporter et le mettait à la torture.

Il ne remarqua que son sauveteur était toujours à ses côtés que lorsque ce dernier s’adressa à lui.

— Ne vous faites pas de mauvais sang à cause du commandant, lui dit-il. C’est un type bien, et lorsque vous le reverrez vous pourrez vous en rendre compte par vous-même. Pour l’instant il est crevé et un peu sur les nerfs. Voyez-vous, trois compagnies viennent d’arriver et d’autres sont en chemin. Mais elles ne nous seront d’aucune utilité dans leur état actuel. Ces hommes sont, pour la plupart, épuisés par les combats.

Le commandant O’Mara et son équipe devront leur apporter une aide psychologique avant …

— Épuisés par les combats, répéta Conway sur le ton le plus insultant dont il fut capable. Je suppose que cela signifie qu’ils sont las de massacrer des innocents !

Il vit le visage déjà âgé du jeune Moniteur se durcir et quelque chose qui traduisait à la fois de la colère et de l’orgueil blessé brilla dans ses yeux. Le Moniteur s’immobilisa et ouvrit la bouche pour insulter Conway comme l’avait fait O’Mara, puis il se ravisa.

— Pour quelqu’un qui se trouve ici depuis deux mois, vous avez ( pour dire les choses avec modération ) une attitude peu réaliste envers le corps des Moniteurs, dit-il d’une voix calme. Avez-vous été trop occupé pour pouvoir discuter avec d’autres personnes ?

— Non, répliqua froidement Conway. Mais nous ne parlons pas de personnes de votre genre, nous préférons des sujets plus agréables.

— J’espère que vos amis, ( si vous en avez, évidemment ), apprécient votre savoir-vivre à sa juste valeur.

Le Moniteur fit demi-tour et s’éloigna.

Conway tressaillit malgré lui à la pensée que quelque chose de plus lourd qu’une plume pourrait tomber sur son dos écorché et meurtri. Mais il pensait également aux paroles que venait de prononcer le Moniteur. Ainsi, son attitude n’était pas réaliste ? Voulaient-ils alors qu’il soutienne la violence et le meurtre, et qu’il se lie d’amitié avec ceux qui en étaient responsables ? Et l’homme avait également mentionné l’arrivée de plusieurs compagnies de Moniteurs. Pourquoi ? Pour quelle raison ? L’anxiété commença à saper sa confiance en lui. Il ignorait quelque chose qui était en train de se passer, quelque chose de très important.

Lorsque Conway était arrivé à l’Hôpital Général, l’être qui lui avait donné ses premières instructions et qui lui avait assigné un poste, avait ajouté quelques paroles. Il avait dit que le Dr. Conway avait passé de nombreux tests et qu’ils espéraient qu’il aimerait suffisamment son travail pour rester. Sa période d’essai était à présent terminée, et en conséquence personne n’essaierait de le chasser, mais si pour une raison quelconque ( accrochages avec des membres de sa propre espèce ou d’autres espèces, apparition de xénophobie ) il devait avoir tant de problèmes qu’il ne pourrait plus supporter de rester, alors on lui permettrait, à regret naturellement, de s’en aller.

On lui avait également conseillé de faire la connaissance du plus grand nombre de personnes possible et d’essayer d’acquérir une certaine compréhension mutuelle, sinon de l’amitié. Finalement, on lui avait dit que s’il devait avoir des ennuis, par ignorance a pour toute autre raison, il devrait contacter un certain O’Mara, ou un certain Bryson, selon la nature de ses ennuis, bien que tout être qualifié de n’importe quelle espèce l’aiderait, naturellement.

Il avait peu après rencontré le chirurgien du service auquel il avait été affecté : un Terrien du nom de Mannon. Le Dr. Mannon n’était pas encore un diagnosticien, bien qu’il fît tout son possible pour parvenir à ce grade, et il était en conséquence encore humain durant de longues périodes de la journée. Il était très fier de posséder un petit chien qui restait toujours si près de lui que les visiteurs extra-terrestres avaient tendance à y trouver une relation symbolique. Conway aimait énormément le Dr. Mannon, mais il venait de comprendre que son supérieur était l’unique être de sa propre espèce envers lequel il éprouvait de l’amitié.

Cela n’était certainement pas normal, et Conway s’interrogea sur lui-même.

Après cet entretien rassurant, Conway avait pensé que tout était désormais réglé, surtout lorsqu’il avait découvert qu’il était très facile de se lier d’amitié avec les membres non-humains du service. Il n’avait pas favorisé les rapports avec ses collègues terriens, à une exception près, en raison de leur tendance à se montrer irrévérencieux ou cyniques lorsqu’ils parlaient de leur travail commun, la médecine. Mais l’idée d’un risque de friction était risible.

Mais, depuis, O’Mara l’avait fait se sentir petit et stupide, l’avait accusé de fanatisme et d’intolérance, et il avait totalement brisé son ego. C’était indéniablement un début de friction, et si le Moniteur devait continuer à le traiter ainsi, il savait qu’il serait contraint de partir. Il était un être civilisé et honnête, alors pourquoi les Moniteurs détenaient-ils le pouvoir de le chasser ? Conway ne pouvait comprendre cela. Cependant, il savait deux choses : il voulait rester dans cet hôpital, et pour y parvenir il avait besoin d’être aidé.

IV

Le nom de Bryson jaillit brusquement dans son esprit. C’était l’une des deux personnes qu’on lui avait conseillé de rencontrer en cas de problèmes. Il était hors de question qu’il allât voir l’autre, cet O’Mara, mais Bryson …

Conway n’avait jamais rencontré quelqu’un portant ce nom, mais en posant la question à un Tralthien qu’il croisa, il obtint des renseignements qui lui permettraient de le trouver. Il alla jusqu’à la porte sur laquelle était écrit Capitaine Bryson, Aumônier, Corps des Moniteurs, avant de se détourner avec colère. Un autre Moniteur ! Il ne restait décidément qu’une seule personne qui pourrait l’aider : le Dr. Mannon. Il aurait dû aller le voir en premier.

Mais, lorsque Conway trouva son supérieur, ce dernier se trouvait dans le bloc opératoire LSVO où il assistait un chirurgien diagnosticien Tralthien pour une intervention extrêmement délicate. Conway monta dans la galerie d’observation pour attendre que le Dr. Mannon eût terminé.

Le LSVO venait d’une planète à l’atmosphère dense et à la gravité insignifiante. C’était une créature ailée d’une fragilité extrême, et c’était pour cette raison que la gravité, dans le bloc opératoire, était presque nulle et que les chirurgiens étaient sanglés à leur place autour de la table. Le petit OTSB qui vivait en symbiose avec l’énorme Tralthien n’était pas sanglé au sol, mais il s’agrippait au-dessus du champ opératoire à l’un des tentacules secondaires de son hôte. Conway savait que les formes de vie OTSB ne pouvaient perdre le contact physique avec leur hôte plus de quelques minutes sans être gravement traumatisées mentalement. Intéressé en dépit de ses propres ennuis, il se concentra sur l’opération en cours.

Une partie du tube digestif du patient avait été mise à nu, et elle révélait une excroissance spongieuse et bleuâtre qui y adhérait. Sans la bande physiologique LSVO, Conway ne pouvait dire si le cas du patient était grave ou non, mais sur le plan technique il était indubitable que l’opération était fort compliquée. Il pouvait s’en rendre compte à la façon dont Mannon se penchait sur la créature et par la contraction des tentacules que le Tralthien n’utilisait pas. Comme à l’accoutumée, le petit OTSB avec son amas d’appendices oculaires et de suceurs extrêmement fins, effectuait le travail d’exploration. Il envoyait des informations visuelles ultra-détaillées du champ opératoire à son hôte géant, et il recevait en retour des instructions à partir de ces données. Le Tralthien et le Dr. Mannon, eux, n’avaient qu’une tâche relativement grossière. Ils agrafaient, découpaient, et épongeaient les tissus.

Le Dr. Mannon n’avait pas grand-chose à faire, hormis de veiller à ce que les tentacules hypersensibles du parasite du Tralthien fussent convenablement guidés dans leur travail par son hôte. Mais Conway savait que le Terrien en était fier. Les associations symbiotiques Tralthanes composaient les plus grands chirurgiens de toute la Galaxie. Tous les chirurgiens auraient été des Tralthiens, si leur taille et certaines techniques opératoires ne les avaient empêchés d’opérer certaines formes de vie.


Lorsqu’ils sortirent du bloc opératoire, Conway les attendait. Un des tentacules du Tralthien se souleva et s’abattit sur le sommet du crâne du Dr. Mannon — un geste qui constituait un grand compliment — et immédiatement une petite boule de fourrure et de crocs jaillit de derrière un placard, pour se ruer en direction de l’énorme créature qui semblait attaquer son maître. Conway avait assisté maintes fois à ce jeu qui lui paraissait toujours éminemment puéril. Comme le chien de Mannon aboyait furieusement face à la créature qui le dominait de la taille, ainsi que son maître, pour le défier dans un duel à mort, le Tralthien recula en feignant la panique.

— Au secours ! criait-il. Sauvez-moi des crocs de cette créature épouvantable !

Le chien, qui aboyait toujours avec rage, encerclait et mordait le cuir épais des six jambes massives du Tralthien. Ce dernier prit précipitamment la fuite tout en appelant à l’aide et en faisant très attention à ce que son petit adversaire ne fut pas écrasé sous un de ses énormes pieds. Le son de la bataille décrut dans le couloir.

Lorsque le bruit eut suffisamment diminué, Conway s’adressa à Mannon.

— Docteur, je me demande si vous pourriez m’aider. J’ai besoin d’un conseil, ou tout au moins d’un renseignement. Mais c’est un sujet plutôt délicat …

Conway vit les sourcils du Dr. Mannon se soulever, tandis qu’un sourire tendait les commissures de ses lèvres.

— Je serais naturellement heureux de vous aider, mais je crains que les conseils que je pourrais vous donner pour l’instant ne vous soient guère utiles. ( Il fit une grimace dégoûtée et étendit latéralement ses bras avant de les agiter de bas en haut. ) Je suis toujours sous l’influence de la bande LSVO. Vous savez ce qui se passe : une moitié de mon esprit pense que je suis un oiseau, et l’autre n’y comprend plus rien. Mais de quel genre de conseil auriez-vous besoin ? ajouta-t-il en déplaçant latéralement la tête par à-coups, tel un oiseau. S’il s’agit de cette forme particulière de folie qu’on appelle l’amour, ou tout autre dérèglement d’ordre psychologique, je vous suggère de vous adresser plutôt à O’Mara.

Conway secoua rapidement la tête. N’importe qui, mais pas O’Mara !

— Non, c’est une question d’ordre plus philosophique. Un problème moral, peut-être …

— Et voilà ! éclata Mannon.

Il allait ajouter quelque chose lorsque son visage se figea en prenant une expression attentive. D’un mouvement du pouce, il désigna le haut-parleur du mur le plus proche.

— La solution à vos graves problèmes devra attendre. On vous demande.

— … Dr. Conway. Rendez-vous dans la salle 87 pour administrer des injections de remontant …

— Mais la salle 87 ne dépend même pas de notre service ! protesta Conway. Qu’est-ce qui se passe, ici ?

Le Dr. Mannon était brusquement devenu grave.

— Je crois le savoir, et je vous conseille de mettre de côté quelques-unes de ces piqûres, parce que vous allez en avoir besoin.

Il fit rapidement demi-tour et s’éloigna en hâte. Il murmurait quelque chose concernant un effacement rapide avant qu’ils ne le convoquent également.


La salle 87 était la salle de loisirs de l’équipe des urgences, et lorsque Conway y pénétra, des Moniteurs vêtus de vert, dont certains n’eurent même pas la force de relever la tête lorsqu’il entra, étaient affalés sur les tables, les sièges, et même sur le sol. Une silhouette s’extirpa péniblement d’un fauteuil et vint lentement vers lui. C’était un autre Moniteur qui portait l’insigne de commandant sur ses épaules et le caducée sur le col.

— Dose maximale. Commencez par moi, dit-il en commençant de déboutonner sa tunique.

Conway regarda autour de lui. Ils devaient être près d’une centaine, à divers stades d’épuisement, et tous leurs visages étaient livides. Il ne ressentait toujours pas la moindre sympathie pour les Moniteurs, mais ceux-ci étaient des patients et son devoir était clair.

— En tant que médecin, je dois vous mettre en garde, dit gravement Conway. Il est évident que vous avez déjà reçu bien trop d’injections de remontant, et ce dont vous avez véritablement besoin, c’est de dormir …

Une voix s’éleva, quelque part.

— Dormir ? … Qu’est-ce que c’est ?

— Silence, Teirnan ! dit le commandant d’une voix lasse avant de se tourner à nouveau vers Conway. Je suis également un médecin, et je connais les risques aussi bien que vous. Je vous suggère de ne pas perdre de temps.

Rapidement et avec dextérité, Conway commença à administrer les piqûres. Des hommes rompus aux regards amorphes, s’alignèrent devant lui. Cinq minutes plus tard, ils quittaient la salle d’un pas vigoureux et avec les yeux trop brillants de vitalité artificielle. Il venait de terminer, lorsqu’il entendit le haut-parleur prononcer à nouveau son nom. On lui ordonnait de se rendre au sas numéro six et d’y attendre de nouvelles instructions. Conway savait que le sas six était une des entrées secondaires du service des urgences.

Alors qu’il se hâtait dans cette direction, Conway prit brusquement conscience de son épuisement et de sa faim, mais il n’eut pas le temps d’y penser plus longtemps. Les haut-parleurs ordonnaient à tous les internes de se rendre au service des urgences, et donnaient également des directives pour faire évacuer toutes les salles environnantes. Un charabia étranger entrecoupait ces messages, comme d’autres espèces recevaient des instructions similaires.

On agrandissait le service des urgences, mais pourquoi ? Et d’où venaient tous ces nouveaux patients ? L’esprit de Conway ne contenait plus qu’un énorme point d’interrogation.

V

Au sas numéro six, un diagnosticien Tralthien était plongé dans une profonde discussion avec deux Moniteurs. Conway fut outré de voir un médecin qui faisait partie de l’élite converser avec deux hommes de la pire espèce ! Puis il pensa avec amertume que plus rien, en ce lieu, ne devrait le surprendre. Deux autres Moniteurs se tenaient à côté du hublot du sas.

— Salut, docteur, lui dit amicalement un des deux hommes avant de désigner le hublot d’un signe de tête. Ils débarquent dans les sas huit, neuf, et onze. Les nôtres vont arriver dans quelques minutes.

Par le grand panneau transparent on pouvait observer une scène impressionnante. Conway n’avait jamais vu autant de vaisseaux à la fois. Plus de trente aiguilles d’argent élancées, qui allaient du yacht de plaisance pour dix passagers aux vaisseaux titanesques du corps des Moniteurs tissaient lentement un canevas compliqué. Ils attendaient l’autorisation de s’arrimer à un sas et de débarquer leurs passagers.

— Un sacré boulot, fit remarquer le Moniteur.

Conway dut le reconnaître. Les champs de répulsion qui empêchaient toute collision entre les vaisseaux et les diverses formes de détritus cosmiques couvraient un espace très important. Les écrans pare-météorites devaient étendre leur champ d’action sur un minimum de huit kilomètres autour de l’appareil qu’ils protégeaient si on voulait que les corps de l’espace fussent déviés avec succès. Et ce champ s’étendait encore plus loin lorsqu’il s’agissait de vaisseaux plus importants. Mais ceux qui flottaient à l’extérieur étaient seulement séparés par quelques centaines de mètres les uns des autres, et il ne fallait compter que sur l’habileté de leurs pilotes pour éviter toute collision.

Mais Conway n’eut guère le temps d’admirer la vue.

Trois internes terriens arrivèrent. Ils furent rapidement suivis par deux DBDG à la fourrure rousse, et par deux chenilles DBLF. Tous portaient les insignes de la médecine. Ils entendirent alors un raclement métallique et les indicateurs du sas passèrent de rouge à vert, indiquant ainsi que le vaisseau y était correctement arrimé. Puis les patients commencèrent à déferler dans la section, portés sur des civières par des Moniteurs. Ils n’appartenaient qu’à deux espèces : des DBDG de type terrien et des chenilles DBLF.

Le travail de Conway, ainsi que celui des autres médecins présents, consistait à examiner les malades et à les diriger vers les services où ils pourraient recevoir le traitement approprié à leur cas. Il se mit au travail, assisté par un Moniteur qui possédait toutes les qualités d’une infirmière aguerrie et qui avait dit se nommer Williamson.

La vue du premier cas sérieux donna un choc a Conway, non en raison de sa gravité, mais de celle des blessures. À la vue du troisième, il s’immobilisa et le Moniteur qui l’assistait lui adressa un regard interrogateur.

— Mais quelle sorte d’accident a-t-il bien pu avoir ? ne put s’empêcher de demander Conway. D’innombrables traces de piqûres, mais dont les bords sont cautérisés. Des plaies déchiquetées, comme provoquées par des fragments projetés par une explosion. Comment … ?

— Nous n’en avons naturellement pas parlé, répondit le Moniteur, mais je croyais qu’ici tout le monde était au courant. ( Ses lèvres se serrèrent, et le regard qui permettait à Conway de reconnaître un Moniteur de loin, s’intensifia dans ses yeux. ) Ils ont décidé de faire la guerre, ajouta-t-il en désignant d’un signe de tête les patients de type terrien et DBLF qui les entouraient. Je crains cependant que les choses ne soient allées un peu loin, avant que nous ne puissions les calmer.

« Une guerre ! » pensa Conway avec dégoût. Des êtres humains de la Terre, ou d’une planète dont la population était d’origine terrestre, avaient essayé de tuer des membres d’une espèce qui avait tant de choses en commun avec la leur ! Il avait entendu dire qu’il se produisait parfois de telles choses, mais il n’avait jamais vraiment cru que des espèces intelligentes pourraient perdre la raison à ce point. Tant de blessés …

Il n’était cependant pas absorbé par son dégoût et son aversion au point de ne pas noter que l’expression de Williamson était la même que la sienne. Si le Moniteur partageait son point de vue au sujet des guerres, peut-être était-il temps qu’il révise son opinion sur le corps de Moniteurs dans son ensemble.

À quelques mètres sur la droite de Lonway, une soudaine altercation attira son attention. Un blessé de type terrien refusait énergiquement d’être examiné par un interne DBLF, et les termes qu’il employait manquaient de douceur. Le DBLF était visiblement surpris et blessé, mais il essayait de rassurer le patient.

Ce fut Williamson qui régla la question. Il se rendit auprès du blessé qui protestait, se baissa jusqu’à ce que leurs visages fussent à quelques centimètres l’un de l’autre, et il lui parla sur un ton bas, presque détaché, mais qui lit cependant frissonner Conway.

— Ecoute, l’ami, disait-il. Tu cries que tu ne veux pas qu’une de ces sales bêtes rampantes qui ont essayé de te tuer essaye de te rafistoler, pas vrai ? Bon, alors mets-toi dans le crâne qu’ici cette chenille est un médecin, et aussi qu’il n’y a pas de guerre dans cet hôpital. Nous appartenons tous à une même armée, dont l’uniforme est une chemise de nuit. Alors reste tranquillement couché, ferme-là, et sois sage. Sinon je t’en flanque une !

Conway se remit au travail en soulignant sa décision de réviser ses opinions au sujet des Moniteurs. Tandis que les corps déchirés, meurtris et brûlés défilaient sous ses mains, son esprit semblait étrangement détaché. Il surprit à nouveau sur le visage de Williamson des expressions qui démentaient la plupart des choses qu’on lui avait racontées sur le compte des Moniteurs. Cet homme infatigable et tranquille, aux mains précises et sures, pouvait-il être un tueur, un sadique sans intelligence et sans morale ? C’était difficile à croire. Comme il observait à la dérobée le Moniteur, entre l’examen de deux blessés, Conway prit finalement une décision. Elle était difficile à prendre, et s’il ne faisait pas attention, l’autre lui en flanquerait probablement une à lui aussi !

Pour des raisons diverses, Conway n’avait pu parler à O’Mara, pas plus qu’à Bryson ou à Mannon, mais avec Williamson …

— Euh … hem, Williamson, commença-t-il en hésitant avant de terminer sa phrase d’une seule traite. Avez-vous déjà tué quelqu’un ?

Le Moniteur se raidit brusquement et ses lèvres se serrèrent pour former une ligne étroite et exsangue.

— Vous devriez savoir que ce n’est pas le genre de question que l’on pose à un Moniteur. ( Il hésita. Sa curiosité dominait toujours la colère qui grandissait en lui, en raison des émotions diverses qu’il pouvait lire sur le visage de Conway. ) Qu’est-ce qui vous ronge, docteur ? demanda-t-il finalement.

Conway aurait voulu n’avoir jamais posé cette question, mais il était à présent trop tard. En bafouillant, tout d’abord, il parla de ses idéaux, puis de la surprise et de la confusion qu’il avait éprouvées en découvrant que le psychologue en chef était un Moniteur, et il était probable que d’autres membres de ce corps détenaient d’autres postes clés dans l’Hôpital Général du secteur douze. Conway savait à présent que le corps n’était pas une si mauvaise chose, puisqu’il avait envoyé des unités de ses divisions médicales pour les aider en raison de l’état d’urgence actuel. Mais tout de même, des Moniteurs …

— Je vais vous donner un autre choc, dit sèchement Williamson, en vous apprenant une chose qui est tellement de notoriété publique que personne n’a dû juger utile de vous en parler. Le Dr. Lister, le directeur de cet hôpital, appartient lui aussi au corps des Moniteurs.

« Il ne porte naturellement pas d’uniforme, ajouta rapidement Williamson, parce que les diagnosticiens sont distraits et qu’il se soucient fort peu des choses sans importance.

« Lister, un Moniteur ! Mais pourquoi ? » pensa Conway qui ne put s’empêcher de dire :

— Tout le monde sait ce que vous êtes réellement. Comment a-t-on pu vous laisser devenir les maîtres de cet hôpital ?

— Il semblerait que tout le monde ne le sache pas, l’interrompit Williamson, et vous le premier.

VI

Le Moniteur n’était plus en colère. Conway le vit comme ils se dirigeaient vers le patient suivant. Il pouvait par contre lire sur son visage une expression qui lui rappela étrangement celle d’un père sur le point de sermonner son enfant à propos de quelques-uns des faits déplaisants de la vie.

— À la base, dit Williamson qui ôtait doucement la tenue de combat d’un DBLF blessé, vos ennuis viennent du fait que vous, et tous ceux de votre groupe social, constituez une espèce protégée.

— Quoi ?

— Une espèce protégée, tenue à l’écart des réalités de la vie. C’est de votre couche sociale — sur tous les mondes de l’Union et pas seulement sur Terre — que viennent pratiquement tous les grands artistes, les musiciens, et les membres des corporations professionnelles. Vous vivez pour la plupart en ignorant que vous êtes protégés, que vous êtes coupés des réalités de notre prétendue civilisation interstellaire depuis l’enfance, et que vos idéaux pacifiques et moraux sont un luxe que la majorité d’entre nous ne peut s’offrir. On vous accorde ces privilèges dans l’espoir qu’ils engendreront une philosophie qui contribuera peut-être un jour à rendre chaque être de la Galaxie vraiment civilisé, vraiment bon.

— Je ne savais pas, balbutia Conway. Vous … Vous nous faites apparaître si … Vous « me » faites sentir tellement inutile …

— Vous l’ignoriez, naturellement.

Conway se demanda comment il était possible que ce jeune homme put lui parler ainsi sans l’offenser. Il semblait posséder une autorité innée.

— Vous étiez probablement peu communicatif, réservé, et imbu de vos grands idéaux. Je ne leur reproche rien, comprenez-moi bien, mais j’estime que vous devriez ajouter un peu de gris au noir et au blanc. Notre culture actuelle repose sur le respect des libertés individuelles. Quelqu’un peut faire absolument tout ce que bon lui semble, dès l’instant où il ne nuit à personne. Seuls les Moniteurs acceptent de renoncer à cette liberté.

— Et les réserves de Normaux ? l’interrompit Conway, heureux que le Moniteur eût dit quelque chose qu’il pouvait contredire catégoriquement. Vivre sous la surveillance constante des Moniteurs et être parqués dans certaines parties d’un pays, ne correspond pas exactement à l’idée que je me fais de la liberté.

— Les Normaux, c’est-à-dire ces gens qui, sur presque chaque planète, pensent être les véritables représentants de leur espèce, à la différence de ces brutes de Moniteurs et des esthètes sans caractère dans votre genre, ne sont pas parqués dans des réserves. Ils se sont naturellement réunis en communautés, selon leurs affinités, et c’est dans ces communautés de Normaux que les Moniteurs doivent se montrer les plus actifs. Les Normaux possèdent une liberté totale, y compris celle de s’entretuer si tel est leur désir, mais les Moniteurs doivent être présents pour s’assurer qu’aucun Normal ne partageant pas cette envie suicidaire n’en souffre contre son gré.

« Nous permettons également, lorsque la folie collective envahit une ou plusieurs planètes, qu’une guerre soit livrée sur un monde laissé de côté à cet effet. Et nous nous arrangeons généralement pour que les conflits ne soient ni trop longs, ni trop sanglants. ( Williamson soupira et conclut sur un ton de reproche envers lui-même. ) Nous les avons sous-estimés, cette fois.

L’esprit de Conway refusait toujours d’accepter cette nouvelle vision des choses. Avant d’arriver dans cet hôpital, Conway n’avait eu aucun contact direct avec des Moniteurs, et il avait jugé les Normaux de la Terre comme étant des personnages plutôt romantiques, un peu enclins à la suffisance et au cynisme, c’était tout. Naturellement, c’était eux qui lui avaient raconté la plupart des choses qu’il savait sur le compte des Moniteurs, et peut-être n’avaient-ils pas été aussi objectifs qu’ils auraient dû l’être …

— C’est difficile à croire, protesta Conway. Vous laissez entendre que les Moniteurs ont plus d’importance que les Normaux, ou que nous, qui appartenons à la classe des professionnels ! Il secoua la tête avec colère. De toute façon, le moment est mal choisi pour une discussion d’ordre philosophique !

— C’est vous qui l’avez engagée.

Il ne pouvait rien répondre à cela.


Des heures devaient s’être écoulées lorsque Conway sentit un contact sur son épaule et qu’il se redressa pour découvrir une infirmière DBLF derrière-lui. Elle tenait une seringue hypodermique.

— Une piqûre, docteur ? demanda-t-elle.

Brusquement, Conway se rendit compte à quel point ses jambes vacillaient et comme il lui était pénible de concentrer son regard sur un point donné. Et il avait dû ralentir considérablement son travail pour que l’infirmière se fût approchée de lui. Il hocha la tête et remonta sa manche avec des doigts las et gourds qu’il ne put comparer qu’à de grosses saucisses molles.

— Hé ! cria-t-il, brusquement angoissé. Qu’est-ce que vous utilisez ? Des clous de vingt-cinq centimètres ?

— Je suis désolée, docteur, répondit la DBLF, mais je viens de faire des injections à deux médecins de ma propre espèce, et vous savez que notre tégument est plus épais et plus dur que le vôtre. L’aiguille a dû s’émousser un peu.

La fatigue de Conway s’effaça en quelques secondes. À l’exception d’un léger fourmillement dans les mains et les pieds, et du teint un peu livide de son visage, il se sentait aussi éveillé, alerte, et physiquement reposé, que s’il venait de prendre une bonne douche, après dix heures de sommeil. Il regarda rapidement autour de lui avant de terminer l’examen de son patient, et il put constater que le nombre des blessés s’était réduit à une simple poignée, et que celui des Moniteurs présents dans la salle était de moitié inférieur à celui du début. Les patients avaient été dirigés vers d’autres services, et les Moniteurs étaient à leur tour devenus des patients.

Il avait vu cela se produire tout autour de lui. Des Moniteurs qui avaient peu ou pas dormi à bord des appareils de transport, avaient fait des efforts surhumains pour aider les médecins surchargés de travail grâce à de continuelles piqûres de remontant et à un courage obstiné et véritable. Un à un, ils s’étaient littéralement effondrés et avaient été évacués en hâte, si épuisés que les muscles mécaniques du cœur et des poumons avaient lâché avec le reste. Ils gisaient dans des services spéciaux où des appareils automatiques massaient leurs cœurs, leur fournissaient une respiration artificielle, et les nourrissaient à l’aide de perfusions. Conway avait entendu dire qu’un seul d’entre eux était mort.


Profitant du répit, Conway et Williamson se rendirent au hublot et regardèrent à l’extérieur. L’essaim de vaisseaux en attente ne semblait guère avoir diminué, mais Conway savait qu’il s’agissait de nouveaux appareils. Il ne pouvait s’imaginer où ils placeraient tous ces gens, car même les corridors habitables de l’hôpital commençaient à être bondés, et il y avait de constants transferts de patients de toutes les espèces pour libérer de nouvelles salles. Mais cela ne le concernait pas, et la vision du canevas tissé par cette multitude de vaisseaux était étrangement reposante …

— Alerte générale ! Alerte générale ! hurla brusquement le haut-parleur mural. Vaisseau unique, un seul occupant, espèce encore inconnue, requiert traitement immédiat. Son pilote ne contrôle qu’une partie de l’appareil. Il est gravement blessé et les communications sont incohérentes. Restez auprès des sas d’entrée …

« Oh, non ! » pensa Conway. « Pas maintenant ! »

Il sentait un poids glacial dans son estomac, et il avait une horrible prémonition de ce qui allait se produire. Les jointures de Williamson étaient blanches comme il agrippait le pourtour du hublot.

— Regardez ! dit-il en désignant l’espace du doigt.

Un nouvel appareil approchait à une vitesse folle, et selon une trajectoire erratique, de l’essaim de vaisseaux en attente. La torpille noire et trapue pénétra dans la masse d’appareils avant que Conway eût le temps de reprendre sa respiration. Dans une confusion totale, les vaisseaux s’égaillèrent, évitant de justesse une collision entre eux ou avec le nouveau venu. À présent, il ne restait plus qu’une chose sur sa trajectoire : un transporteur des Moniteurs qui avait reçu le feu vert pour approcher, et qui dérivait vers l’un des sas d’entrée. Le transporteur, gros et lourd, n’était pas prévu pour effectuer des manœuvres acrobatiques et rapides. Il n’aurait jamais le temps ni le pouvoir de s’écarter du chemin. Une collision était inévitable, et ce vaisseau était chargé de blessés …

Mais, au dernier instant, l’appareil désemparé changea de trajectoire. Ils le virent frôler le transporteur, et sa silhouette de torpille trapue s’élança en un cercle qui grandit en diamètre avec une rapidité incroyable. À présent, il se dirigeait droit sur eux ! Conway aurait voulu fermer les yeux, mais il éprouvait une fascination singulière pour cette énorme masse de métal qui se ruait dans leur direction. Ni Williamson, ni lui, ne tentèrent de bondir vers les combinaisons spatiales. Ils savaient que tout serait terminé quelques secondes plus tard.

Le vaisseau était presque sur eux lorsqu’il dévia à nouveau, comme le pilote blessé essayait désespérément d’éviter le plus gros obstacle : l’hôpital. Une cacophonie de cris — tant humains qu’extra-terrestres — s’éleva un court instant, ainsi que des sifflements, des bruissements, et des sons gutturaux, tandis que des êtres étaient mutilés, noyés, asphyxiés, ou décompressés. L’eau emplit des sections contenant du chlore pur. À travers une ouverture béante, une bouffée d’air ordinaire s’engouffra dans un compartiment dont les occupants n’avaient jamais connu que le froid et le vide trans-plutonien. Ces êtres se recroquevillèrent et moururent avant de se dissoudre horriblement au premier contact avec de l’oxygène. De l’eau, de l’air, et des vingtaines d’atmosphères différentes se mélangèrent pour former une substance brune, fangeuse et hautement corrosive, qui fumait et bouillonnait en se précipitant dans l’espace. Mais, bien avant que cela ne se fût produit, les sas hermétiques s’étaient déjà fermés pour circonscrire la terrible blessure infligée à l’hôpital par le vaisseau fou.

VII

Durant un instant, l’horreur les paralysa tous, puis l’hôpital réagit. Au-dessus des têtes, les haut-parleurs débitaient des phrases rapides mais calmes. Les techniciens et les hommes du service d’entretien de toutes les espèces furent immédiatement convoqués. Les grilles gravitationnelles des services LSVO et MSKV avaient cessé de fonctionner correctement, et toutes les équipes médicales de cette section plaçaient leurs patients dans des enveloppes protectrices avant de les transférer dans le bloc DBLF numéro deux, où l’on recréait une pesanteur artificielle d’un vingtième de G, avant qu’ils ne fussent écrasés par leur propre poids. Une fissure s’était ouverte dans le corridor AUGL. Les zones dix-neuf et DBDG furent mises en garde contre une infiltration de chlore dans leur réfectoire. Le docteur Lister fut prié de bien vouloir se rendre au rapport.

Dans un coin reculé de son esprit, Conway nota que tous recevaient l’ordre de se rendre en tel ou tel endroit, mais que le Dr. Lister, lui, était simplement prié de s’y rendre. Soudain, il entendit prononcer son nom et il pivota sur lui-même.

C’était le Dr. Mannon. Il vint rapidement auprès de Conway et de Williamson.

— Je constate que vous n’avez rien à faire, pour l’instant, et j’aurais un boulot à vous confier.

Il s’interrompit en attendant un signe de tête affirmatif de Conway, puis il s’expliqua rapidement.

Lorsque le vaisseau désemparé avait pénétré jusqu’au cœur de l’hôpital, leur apprit Mannon, le volume hermétiquement scellé par les portes étanches de sécurité n’avait pas été simplement circonscrit au tunnel foré par l’appareil. En raison de l’emplacement des portes hermétiques, la zone de vide était comparable à un grand arbre dont le tronc était le tunnel proprement dit, et les branches les diverses sections de coursives qui s’en écartaient. Certains de ces couloirs privés d’air desservaient des compartiments qui pouvaient être hermétiquement clos, et il n’était pas exclu qu’à l’intérieur de ceux-ci on pût encore trouver des survivants.

En temps normal, il n’aurait dû y avoir aucune urgence à secourir ces êtres. Ils devaient être à leur aise et auraient pu survivre plusieurs jours dans ces compartiments, mais il y avait une complication. L’appareil s’était immobilisé près du noyau, du centre nerveux de l’hôpital : la section dans laquelle se trouvaient les salles de contrôle de toute la structure. Et il semblait y avoir un survivant, quelque part dans cette section. Sans doute un patient, un membre du personnel, ou même l’occupant du vaisseau qui s’était écrasé. Cet inconnu se déplaçait et endommageait sans le savoir les boîtiers de contrôle de la gravité artificielle. Si cela devait continuer, le chaos se développerait dans tous les services et provoquerait même la mort des formes de vie qui évoluaient sous faible gravité.

Le Dr. Mannon voulait qu’ils se rendent dans cette partie de l’hôpital et qu’ils ramènent la créature responsable de leurs ennuis avant qu’elle ne détruise involontairement tous les services.

— Un PVSJ s’y trouve déjà, ajouta Mannon, mais cette espèce est fort maladroite dans une combinaison spatiale. C’est pour accélérer les choses que je veux vous y envoyer également. Vous avez bien compris ? Bon, alors, allez-y.

Équipés de blocs compensateurs de gravité, ils sortirent de l’hôpital près de la section endommagée et dérivèrent le long de la paroi extérieure jusqu’à l’ouverture de six mètres qui avait été forée dans son flanc par le vaisseau désemparé. Les blocs leur accordaient une grande liberté de mouvements en état d’apesanteur, et ils ne s’attendaient pas à rencontrer autre chose le long de la route qu’ils allaient suivre. Ils avaient également emporté des câbles et des ancres magnétiques. De plus, Williamson avait un pistolet. Simplement parce que cela faisait partie de l’équipement fourni avec son uniforme, avait-il dit. Tous deux disposaient d’une réserve d’air de trois heures.

Au début, le parcours fut facile. Le vaisseau avait foré un tunnel aux bords nets à travers les cloisons des salles, les planchers des ponts, et même à travers de lourdes machines. Conway pouvait regarder dans les coursives devant lesquelles ils passaient dans leur descente, et nulle part il n’aperçut le moindre signe de vie. Ils virent les restes macabres d’une créature vivant sous forte pression qui aurait explosé même sous la gravité terrestre. Lorsqu’elle avait été brusquement soumise au vide absolu, le processus avait été encore plus violent.

Dans une coursive, ils découvrirent une tragédie : une infirmière presque humaine DBDG, une de ces créatures qui ressemblaient à des oursons roux, avait été décapitée par la fermeture d’une porte hermétique qu’elle n’avait pu atteindre à temps. Pour une raison inconnue, cette vision affecta plus Conway que tout ce qu’il avait déjà vu ce jour-là.

Comme ils poursuivaient leur descente, des quantités de débris sans cesse croissantes leur barraient le passage, principalement des fragments de blindage et des longerons d’armature arrachés à l’appareil, et il leur fallut énormément de temps pour se dégager manuellement un chemin.

Williamson allait en tête, à dix mètres environ au-dessous de Conway, lorsqu’il disparut hors de vue. Dans la radio de sa combinaison, Conway entendit un cri de surprise qui fut brusquement interrompu par un fracas métallique. Conway affermit instinctivement sa prise sur une poutrelle d’acier qui surplombait le vide, et il la sentit vibrer sous ses gants. L’enchevêtrement de débris s’affaissait ! Il fut pris de panique durant un instant avant de comprendre que le mouvement se produisait derrière lui, sur le chemin qu’il avait déjà parcouru, au-dessus de sa tête. La vibration cessa quelques minutes plus tard sans que les épaves se trouvant autour de lui n’eussent véritablement changé de position. Ce ne fut qu’à cet instant que Conway fixa solidement son câble à la poutrelle et qu’il regarda autour de lui, en quête du Moniteur.


Genoux courbés, bras autour de la tête, et le visage collé contre le sol, Williamson gisait à une dizaine de mètres plus bas, partiellement enchâssé dans un amas de débris métalliques. Le bruit léger et irrégulier de respiration que Conway entendait dans ses écouteurs lui apprit que le réflexe qu’avait eu le Moniteur en plaçant ses bras autour de sa tête lui avait sauvé la vie en protégeant le hublot fragile de sa combinaison. Mais que Williamson survive ou pas dépendait de la nature de ses autres blessures, qui dépendaient à leur tour de l’attraction gravitationnelle de la grille qui l’avait aspiré vers le bas.

Il était à présent évident que l’accident avait été provoqué par des grilles toujours en activité, en dépit du fait que les circuits avaient été massivement détruits dans la zone d’impact. Conway était profondément heureux que cette attraction ne s’exerçât qu’à angle droit des surfaces des grilles et que cette partie du sol se fût légèrement inclinée. Si elle avait été verticale, alors il aurait imité le Moniteur, et ils seraient tombés d’une hauteur bien plus importante.

Conway laissa lentement filer le câble de sécurité, puis il s’approcha de la silhouette recroquevillée de Williamson. Il affermit convulsivement sa prise sur le câble lorsqu’il arriva dans le champ d’attraction de la grille, puis il la relâcha un peu comme il se rendait compte que sa puissance n’excédait pas un G et demi. Attiré vers le Moniteur par la grille, il se laissa glisser en ralentissant sa descente à l’aide de ses mains. Il aurait pu utiliser son compensateur afin de contrebalancer cette attraction et se propulser dans cette direction, mais c’eût été dangereux. S’il était accidentellement sorti de cette zone d’influence, le bloc l’aurait alors projeté vers le haut, avec des conséquences sans nul doute fatales.

Le Moniteur était toujours inconscient lorsque Conway arriva près de lui. Bien qu’il ne pût avoir la moindre certitude en raison de la présence de la combinaison spatiale, le médecin diagnostiqua de multiples fractures aux deux bras. Comme il dégageait doucement Williamson, il comprit que ce dernier avait besoin de soins immédiats. Conway venait brusquement de prendre conscience que le Moniteur avait reçu un grand nombre d’injections de remontant et que sa réserve de forces devrait avoir à présent disparu. Lorsqu’il reprendrait conscience, s’il le faisait jamais, il risquait de ne pouvoir supporter la réaction.

VIII

Conway était sur le point de demander de l’aide lorsqu’un morceau de métal déchiqueté frôla son casque en tournoyant. Il pivota sur lui-même juste à temps pour esquiver une autre pièce métallique qui venait vers lui. Ce ne fut qu’à cet instant qu’il vit les contours d’une silhouette non humaine revêtue d’une combinaison spatiale, partiellement masquée à sa vue par un enchevêtrement de poutrelles, à environ dix mètres de lui. Cet être le prenait pour cible !

Le bombardement cessa dès que la créature vit que Conway avait remarqué sa présence. Persuadé d’avoir découvert le survivant inconnu dont les déplacements maladroits modifiaient sans cesse la gravité artificielle de l’hôpital, Conway se précipita vers lui. Mais il vit immédiatement que l’autre, bien que miraculeusement indemne, était dans l’incapacité de se déplacer. Il était cloué au sol par deux lourds longerons et il faisait de vaines tentatives pour atteindre le dos de sa combinaison avec son seul appendice pouvant encore se mouvoir. Un instant, Conway resta un peu décontenancé, puis il vit l’émetteur radio qui était sanglé sur le dos de la créature, ainsi que le câble de liaison qui avait été arraché. Il utilisa alors de l’adhésif chirurgical pour rétablir la connexion, et aussitôt la voix plate et traduite de l’inconnu emplit ses écouteurs.

C’était le PVSJ qui était parti avant eux en quête de survivants dans la zone sinistrée. Pris au même piège que le malheureux Moniteur, il avait pu utiliser son bloc gravifique pour modifier sa chute soudaine. Mais il l’avait trop compensée et il s’était écrasé dans sa position actuelle. Le choc avait été relativement modéré, mais il avait provoqué l’affaissement des poutrelles qui l’avaient bloqué et qui avaient endommagé sa radio.

Le PVSJ, un Illensien qui vivait dans une atmosphère de chlore, était solidement coincé sous les débris, et les tentatives de Conway pour le libérer étaient inutiles. Alors qu’il essayait cependant d’y parvenir, il jeta un regard sur l’insigne professionnel peint sur sa combinaison. Les symboles Tralthiens et Illensiens n’avaient aucune signification pour Conway, mais le troisième ( le symbole le plus proche de la fonction de cette créature en références terrestres ) était un crucifix. L’être était un prêtre. Conway aurait dû s’y attendre.

Mais à présent, Conway avait deux patients immobilisés au lieu d’un seul. Il poussa le commutateur de sa radio sur la position émission, et il s’éclaircit la gorge. Avant qu’il ne pût parler, la voix rauque et pressante du Dr. Mannon se fit entendre.

— Dr. Conway ! Moniteur Williamson ! Que l’un de vous réponde immédiatement !

— J’allais justement vous appeler, répondit Conway avant d’énumérer ses problèmes et de réclamer des secours pour le Moniteur et le prêtre PVSJ.

Mannon l’interrompit.

— Désolé, mais nous ne pouvons pas vous venir en aide. Ici, les variations de gravité ont encore empiré. Elles ont provoqué un éboulement dans votre tunnel qui est à présent totalement obstrué au-dessus de vous. Les hommes du service d’entretien ont essayé de se frayer un chemin jusqu’à vous, mais …

— Laissez-moi lui parler, intervint une autre voix. ( Conway put entendre les bruits amplifiés et maladroits du micro qui était arraché des mains de quelqu’un. ) Dr. Conway, ici le Dr. Lister. Je crains de devoir vous dire que le bien être des deux blessés passe au second plan. Vous devez absolument joindre la créature qui se trouve dans la salle de contrôle de la gravité, et l’empêcher de nuire. Assommez-la, si nécessaire, mais arrêtez-la. Elle est en train de tout détruire !

Conway avala sa salive.

— Bien, docteur.

Il chercha du regard un chemin qui lui permettrait de s’enfoncer un peu plus loin dans l’enchevêtrement métallique qui l’entourait. Cela semblait sans espoir.


Il se sentit soudain projeté de côté, et il tendit le bras pour saisir la plus proche protubérance à l’aspect solide. Il l’agrippa, et il perçut à travers le matériau de sa combinaison le son grinçant, déchirant, du métal en mouvement. Les débris glissaient à nouveau. Puis la force qui l’attirait disparut aussi brusquement qu’elle était apparue, et, simultanément, une sorte d’aboiement singulier émis par le PVSJ lui parvint. Conway se contorsionna pour voir que, là où s’était trouvé l’Illensien, il n’y avait plus qu’un trou béant qui s’ouvrait sur le néant, au-dessous de lui.

Ce ne fut qu’au prix d’un grand effort de volonté qu’il parvint à lâcher prise. Conway savait que la force d’attraction qui l’avait saisi avait été due à la mise en marche momentanée d’une grille gravitationnelle, quelque part au-dessous de lui. Si cela devait se reproduire alors qu’il flottait sans avoir de prise … Conway refusa d’y penser.

L’affaissement n’avait pas modifié la position de Williamson qui gisait toujours là ou Conway l’avait laissé, mais le PVSJ en avait été victime.

— Ça va ? demanda anxieusement Conway.

— Je crois. Mais je suis un peu sonné.

Avec prudence, Conway se laissa dériver jusqu’au trou qui venait de s’ouvrir et il regarda vers le bas. Sous lui s’étendait un compartiment très vaste, bien éclairé par une source de lumière située quelque part sur le côté. Les murs s’élevaient au-delà de son champ de vision, mais le sol était visible environ douze mètres plus bas, et il était couvert d’une épaisse végétation tubulaire bleu nuit, au feuilles bulbeuses. Conway resta un instant déconcerté. Il se demanda quelle pouvait être l’utilité d’un tel compartiment tant qu’il n’eut pas compris qu’il s’agissait du réservoir AUGL privé de son eau. Les excroissances épaisses et flasques qui en couvraient le fond servaient à la fois de nourriture et de décoration pour les patients AUGL. Le PVSJ avait eu énormément de chance de disposer d’une pareille surface spongieuse pour amortir sa chute.

Le PVSJ n’était plus prisonnier des débris du vaisseau, et il affirma qu’il pourrait aider Conway à capturer l’être qui se trouvait dans la salle de contrôle de la gravité artificielle. Comme ils allaient reprendre leur descente, Conway regarda en direction de la source de lumière qu’il avait vaguement remarquée un peu plus tôt. Il retint sa respiration.

Une paroi du réservoir AUGL était transparente et donnait sur une partie de coursive qui avait été transformée en salle de soins provisoire. Des chenilles DBLF gisaient sur des lits de camp alignés contre l’autre paroi, et ces créatures étaient tour à tour écrasées violemment dans la mousse plastique, puis projetées dans les airs, comme des fluctuations gravifiques irrégulières et brutales étaient engendrées par les grilles du sol. L’on avait hâtivement sanglé les malades pour les maintenir dans leurs lits, et en dépit des mauvais traitements auxquels ils étaient soumis, ils n’étaient pas les plus à plaindre.

L’on évacuait un service proche et une procession d’êtres qui traversait cette portion de coursive faisait penser au contenu d’une arche cosmique. Toutes les formes de vie qui respiraient de l’oxygène étaient représentées, ainsi que de nombreuses autres, et des infirmiers et infirmières humains, ainsi que des Moniteurs, guidaient ces créatures qui rampaient, se contorsionnaient, et bondissaient. L’expérience avait dû apprendre aux infirmiers que de rester debout ou de marcher ne leur apporterait que plaies et bosses, parce qu’ils rampaient à quatre pattes. Lorsqu’une soudaine gravité de trois ou de quatre G les surprenait, leur chute était moins grande. La plupart d’entre eux portaient des blocs gravitationnels mais ils avaient renoncé à les utiliser en raison des variations constantes de la gravité ambiante.

Il vit des PVSJ, dans des enveloppes sphériques emplies de chlore, cloués contre le sol et aplatis comme des préparations pressées entre deux verres, avant de bondir à nouveau dans les airs. Des malades Tralthiens dans leurs harnais massifs et incommodes ( les Tralthiens étaient sujets à de graves blessures internes en dépit de leur force ) étaient tirés le long du passage. Il y avait des DBDG, des DBLF et des CLSR, ainsi que des choses inidentifiables placées dans des conteneurs sphériques montés sur roulettes, qui irradiaient presque visiblement le froid. Se suivant les uns les autres, poussés, tirés, ou progressant lentement par leurs propres moyens, ces êtres pitoyables rampaient, se courbaient et se redressaient à nouveau comme des blés sous un vent violent lorsque l’attraction des grilles s’exerçait sur eux.

Conway avait presque l’impression de ressentir ces fluctuations, là où il se trouvait, alors qu’il savait que le passage du vaisseau avait dû détruire tous les circuits de grilles en cet endroit. Il détourna les yeux de cette triste procession, et il se dirigea à nouveau vers le bas.

— Conway ! aboya la voix de Mannon quelques minutes plus tard. Le survivant qui se trouve au-dessous de vous est responsable d’autant de dommages que son vaisseau ! Dans une salle LSVO, tous les convalescents sont morts après avoir été soumis durant trois secondes à une pression de quatre G, au lieu du huitième de G auquel ils sont habitués. Où en êtes-vous, à présent ?

Conway expliqua que le tunnel se rétrécissait devant lui. La coque et la machinerie légère du vaisseau avaient été arrachées au passage, avant que l’épave n’eût atteint le niveau où il se trouvait. Seuls les appareils lourds, tels le générateur d’hyper propulsion et autres objets du même genre, pouvaient avoir pénétré plus loin dans l’hôpital. Il pensa qu’il devait à présent être très près du but, et de la créature qui avait provoqué le chaos qui les entourait.

— Très bien, dit Mannon. Mais dépêchez-vous !

— Les techniciens ne peuvent donc pas passer ? Il doit cert …

— C’est impossible, intervint le Dr. Lister. Dans la zone qui entoure la salle de contrôle de grilles, la gravité subit des fluctuations supérieures à dix G. Et vous rejoindre depuis l’intérieur de l’hôpital est également hors de question. Il faudrait pour cela évacuer toutes les coursives qui vous entourent, et ces dernières sont bondées de malades …

La voix diminua de volume comme le Dr. Lister se détournait du micro. Conway l’entendit encore dire :

— Un être intelligent ne pourrait jamais se laisser gagner par la panique comme ce … ce … Oh, lorsque je le tiendrai …

— Ce n’est peut-être pas une créature intelligente, déclara une autre voix. Il peut s’agir d’un nourrisson qui s’est échappé de la section maternité FGLI …

— Si c’est le cas, je lui tannerai son petit …

Un déclic mit fin à la conversation, et Conway qui avait brusquement pris conscience qu’il était devenu un homme très important, essaya de se hâter.

IX

Ils se laissèrent descendre sur un autre niveau, et ils arrivèrent dans un service où quatre MSKV, des êtres qui ressemblaient à des cigognes fragiles à trois pattes, flottaient sans vie parmi divers objets voguant également à la dérive. Dans la pièce, les mouvements des cadavres ne semblaient pas naturels, comme s’ils avaient été récemment bousculés. C’était la première indication de la présence de l’énigmatique survivant qu’ils recherchaient. Puis ils pénétrèrent dans un grand compartiment aux cloisons métalliques qui était entouré par un labyrinthe de tubes et de machines. Sur le sol, dans une cavité qu’il avait créée, reposait le générateur d’hyperpropulsion du vaisseau, et quelques débris de l’équipement de la cabine de pilotage étaient disséminés alentour. Au-dessous, se trouvaient les restes d’une forme de vie qu’il était à présent impossible d’identifier, et à côté du générateur un autre trou avait été foré dans le sol.

Conway s’en approcha et regarda vers le bas avant de crier avec excitation :

— Il est là !

Les regards du terrien et du PVSJ plongeaient dans une vaste salle qui ne pouvait être que le centre de contrôle des grilles. Des rangées de boîtes de métal, trapues, couvraient le sol, les murs, et le plafond, car ce compartiment était toujours maintenu sans air et en apesanteur. Il restait une place à peine suffisante pour que les techniciens terriens pussent y pénétrer. Mais ils étaient rarement nécessaires en ce lieu, parce que les appareils qui s’y trouvaient pouvaient se réparer eux-mêmes. Et pour l’instant, cette capacité était mise à rude épreuve.

Un être, que Conway classa à tout hasard dans la catégorie des AACL, s’étalait sur trois de ces coffrets de contrôle délicats. Neuf autres boîtes, sur lesquelles clignotaient des voyants rouges de détresse, se trouvaient à portée de ses six tentacules qui jaillissaient à travers les ouvertures étanches de son scaphandre. Ces tentacules avaient au moins six mètres de long et se terminaient par une substance cornée qui devait avoir la dureté de l’acier, à en juger par les dommages qu’ils avaient provoqués.

Conway s’était attendu à éprouver de la pitié pour ce malheureux survivant. Il avait pensé découvrir une créature blessée, folle de panique et de douleur. Au lieu de cela il était en présence d’un être apparemment indemne qui détruisait sans raison les contrôles des grilles gravifiques aussi vite que les robots réparateurs intégrés parvenaient à réparer les dommages. Conway poussa un juron et chercha la fréquence radio de l’inconnu. Soudain, un son rauque et aigu retentit dans ses écouteurs.

— Je l’ai ! dit sinistrement Conway.

Les piaulements et les mouvements des tentacules destructeurs cessèrent brusquement lorsque l’être entendit sa voix. Conway nota la longueur d’onde, puis il revint à la bande utilisée par le PVSJ et lui-même.

— Il me semble, dit l’Illensien après que Conway lui eût fait part de ce qu’il avait entendu, que l’être est profondément effrayé et que ces sons étaient provoqués par la peur. Autrement, le traducteur les aurait transformés en paroles intelligibles. Le fait que ces sons et que l’activité destructrice aient cessé lorsqu’il a entendu votre voix, est très prometteur. Mais je pense que nous devrions l’approcher très lentement, tout en le rassurant constamment. Tout laisse supposer qu’il a frappé tout ce qui a bougé, et qu’un certain degré de prudence est à observer.

— Oui, mon père.

— Nous ignorons dans quelle direction sont dirigés ses organes visuels, ajouta le PVSJ, et je suggère que nous l’approchions par des côtés opposés.

Conway hocha la tête. Ils réglèrent leurs récepteurs sur la nouvelle fréquence et ils descendirent jusqu’au plafond du compartiment inférieur. Avec juste assez de puissance dans les compensateurs de gravité pour les maintenir collés légèrement contre la surface métallique, ils se séparèrent et s’éloignèrent sur les murs opposés, descendirent, puis ils se dirigèrent lentement vers la créature.


Les robots réparateurs avaient fort à faire pour remettre en état tout ce qui avait été détruit par les six anacondas qui servaient de membres à la créature qui, pour l’instant, restait toujours immobile. Elle gardait également le silence. Conway pensait aux dégâts provoqués par son agitation insensée. Ce qu’il aurait voulu dire n’était en aucune façon apaisant, aussi laissa-t-il au PVSJ le soin de parler à l’inconnu.

— N’ayez pas peur, disait le prêtre pour la vingtième fois. Si vous êtes blessé, dites-le nous. Nous sommes ici pour vous aider …

Mais ils ne percevaient aucun mouvement ou aucune parole en réponse.

Mû par une impulsion soudaine, Conway passa sur la fréquence du Dr. Mannon.

— Le survivant semble être un AACL, dit-il. Pouvez-vous me dire pourquoi il se trouve dans cet hôpital, et trouver une raison pour laquelle il refuse ou est incapable de me parler ?

— Je vais poser la question à la réception. Mais êtes-vous certain de la classification ? Je ne me souviens pas avoir vu un AACL dans cet établissement. Êtes-vous absolument certain qu’il ne s’agit pas d’un Creppelien …

— Ce n’est pas un octopode Crepellien, l’interrompit Conway. Il ne possède que six tentacules principaux, et il reste immobile en …

Conway se tut brusquement, rendu muet en constatant que ce qu’il venait de dire n’était plus vrai. La créature s’était lancée vers le plafond, et elle avait agi si rapidement qu’elle avait semblé s’y poser l’instant même où elle avait quitté le sol. Elle se trouvait à présent juste au-dessus d’eux et Conway vit une autre unité de contrôle être pulvérisée comme l’être la frappait, alors que d’autres étaient arrachées de leurs socles par ses tentacules qui cherchaient une prise. Dans ses écouteurs, Mannon criait des choses concernant des modifications de gravité dans une section jusque-là stable, et il dénombrait les victimes. Mais Conway ne pouvait lui répondre.

Il observait, impuissant, l’AACL qui s’apprêtait à se déplacer à nouveau.

— … Nous sommes venus pour vous aider, disait le prêtre alors que la créature se posait avec un bruit d’écrasement à quatre mètres de lui.

Cinq grands tentacules s’arrimèrent fermement, et le sixième s’élança en un grand mouvement indistinct qui atteignit la combinaison du PVSJ et qui cacha momentanément le corps pathétique et informe qui rebondit lentement vers le centre de la pièce. L’AACL se remit à piailler.

Conway s’entendit murmurer un rapport à Mannon, puis ce dernier appela Lister. Finalement, la voix du directeur lui parvint :

— Vous devez le tuer, Conway !


« Vous devez le tuer, Conway ! »

Ce furent ces mots qui ramenèrent Conway dans un monde normal. C’était bien d’un Moniteur que de résoudre un problème par un meurtre, pensa-t-il. Et de demander à un médecin, une personne qui avait voué sa vie à combattre la mort, de commettre cet assassinat. Peu importait que l’être fût fou de panique, il avait fait suffisamment de dégâts comme ça, et il fallait l’abattre.

Conway avait eu peur, et il était toujours effrayé. En raison de son nouvel état d’esprit, il aurait même pu être pris de panique au point de mettre en pratique cette loi de la jungle : tuer pour ne pas être tué. Mais plus maintenant, cependant. Peu lui importait son sort, ou ce que deviendrait l’hôpital. Il ne tuerait pas un être intelligent, et Lister pourrait lui hurler ses ordres jusqu’à en devenir aphone …

Avec un sursaut de surprise, Conway prit conscience que Lister et Mannon criaient et essayaient de contrer ses arguments. Il devait avoir pensé à voix haute sans s’en rendre compte. Avec colère, il coupa la communication.

Mais il entendait encore des sons inarticulés, une voix murmurante et lente qui s’interrompait fréquemment pour haleter de douleur. Durant un instant de folie, Conway pensa que le spectre du PVSJ soutenait les arguments de Lister, puis il perçut un mouvement au-dessus de lui.

Dérivant lentement à travers le trou qui s’ouvrait dans le plafond, il vit s’avancer la silhouette de Williamson. Conway ne pouvait comprendre comment le Moniteur gravement blessé avait pu parvenir jusque-là. Ses bras brisés l’empêchaient de contrôler son bloc gravifique, et il avait dû faire tout ce chemin en se propulsant à l’aide de ses pieds tout en espérant qu’aucune grille gravitationnelle ne l’attirerait vers elle … À la pensée du nombre de fois où ses membres aux fractures multiples avaient dû heurter des obstacles en chemin, Conway tressaillit. Et cependant, comme tous les Moniteurs, il voulait lui aussi pousser Conway à assassiner l’AACL qui se trouvait au-dessous de lui.

Très près au-dessous de lui, et la distance diminuait à chaque seconde …

Conway sentit des sueurs froides dans son dos. Incapable de s’arrêter, le Moniteur blessé avait franchi l’ouverture et il descendait lentement vers le sol, « juste en direction du sommet de l’AACL » pensa Conway en fixant, fasciné, un des tentacules à la dureté de l’acier qui commençait à se tendre pour asséner un coup mortel.

Instinctivement, Conway se propulsa en direction du Moniteur. Il n’eut pas le temps de se sentir consciemment courageux, ou stupide, de cet acte. Il heurta Williamson avec un bruit mat et serra ses jambes autour de la taille du Moniteur afin de garder les mains libres pour commander le boîtier de contrôle du bloc gravifique. Ils tournoyèrent violemment autour de leur centre de gravité, tandis que les murs, le plafond, et le sol, tournaient si rapidement que Conway parvenait à peine à garder les yeux sur la console de contrôle. Il lui sembla que des années s’étaient écoulées avant qu’il ne parvint à contrôler le mouvement et qu’il ne les conduise vers le trou s’ouvrant dans le plafond, et la sécurité. Ils l’avaient presque atteint lorsque Conway vit le tentacule s’élever vers eux …

X

Quelque chose s’écrasa dans son dos avec une violence qui lui coupa le souffle. Durant un court instant de terreur, il pensa qu’il avait perdu ses bouteilles d’oxygène, que sa combinaison avait été déchirée, et qu’il respirait déjà frénétiquement le vide. Mais un halètement de peur fit à nouveau pénétrer de l’air dans ses poumons. Conway avait jusque-là ignoré que l’air en bouteille pouvait avoir si bon goût.

Le tentacule de l’AACL ne lui avait pas brisé la colonne vertébrale, et il n’avait à déplorer que la destruction de sa radio.

— Est-ce que ça va ? demanda anxieusement Conway lorsqu’il eut installé Williamson dans le compartiment supérieur.

Il devait presser son casque contre le sien, car c’était à présent le seul moyen de communiquer avec lui.

Durant plusieurs minutes, il ne perçut aucune réponse, puis il entendit un murmure épuisé, brisé par la douleur.

— Mon bras me fait mal, et je suis crevé. Mais ça va aller … Quand … ils … m’auront rafistolé. Williamson fit une pause et sa voix sembla retrouver quelques forces avant d’ajouter : C’est-à-dire, s’il reste quelqu’un de vivant dans cet hôpital pour me soigner. Parce que si vous n’arrêtez pas notre petit ami qui se trouve là en bas …

Conway ne put dominer sa colère.

— Malédiction ! Vous ne renoncez donc jamais ? Comprenez bien une chose, Williamson : je ne tuerai jamais un être intelligent ! Ma radio est brisée, et je ne suis plus obligé d’écouter Lister et Mannon, et pour ne plus vous entendre, il me suffit d’éloigner mon casque du vôtre.

La voix du Moniteur s’était à nouveau affaiblie.

— Mais moi je peux encore entendre Mannon et Lister. Ils disent que les services de la section huit sont à présent touchés, c’est-à-dire l’autre section à faible gravité. Patients et médecins sont cloués au sol sous trois G. Si cela dure quelques minutes de plus, ils ne se relèveront jamais. Les MSKV ne sont pas très résistants, vous savez …

— La ferme ! hurla Conway.

Furieusement, il s’écarta pour rompre le contact.

Lorsque sa colère se fut suffisamment apaisée, Conway put voir que les lèvres du Moniteur étaient à présent immobiles. Williamson gardait les yeux clos, son visage était livide et couvert de sueur, et il ne semblait plus respirer. Les siccatifs chimiques de son casque empêchaient la buée de se déposer sur le hublot, et Conway ne pouvait se prononcer avec certitude, mais il était possible que le Moniteur fût mort. En raison de l’épuisement repoussé par de nombreuses injections, puis de ses blessures, Conway s’attendait à cette mort depuis longtemps. Pour une raison inconnue, il sentit que ses yeux le cuisaient.

Il avait assisté à tant de morts et vu tant d’amputations durant les dernières heures, que sa sensibilité avait été tellement émoussée qu’il réagissait simplement comme une machine médicale. Cette impression de perte et d’affliction qu’il ressentait pour le Moniteur pouvait n’être qu’une résurgence temporaire de sa sensibilité. Il était cependant certain d’une chose : personne ne le transformerait, lui un médecin, en meurtrier. Il savait à présent que le corps des Moniteurs faisait plus de bien que de mal, mais il n’était pas un Moniteur.

Cependant, O’Mara et Lister étaient à la fois des Moniteurs et des médecins, et l’un d’eux était célébré dans toute la Galaxie. « Vaux-tu plus qu’eux ? » répétait une petite voix, quelque part dans son esprit. « Tu es seul, à présent, alors que l’hôpital est désorganisé et que des personnes meurent dans tous les services à cause de cette créature qui se trouve là-dessous. Quelles chances de survie penses-tu avoir ? Le chemin par lequel tu es venu est obstrué, et personne ne peut venir à ton aide, alors tu mourras toi aussi, non ? »


Désespérément, Conway essaya de se tenir à sa résolution, de s’en entourer comme d’une coquille. Mais cette voix insistante et apeurée qui résonnait dans son esprit, l’ébranlait. Ce fut avec une impression de soulagement qu’il vit les lèvres du Moniteur se mouvoir à nouveau. Il colla rapidement son casque contre le sien.

— … que c’est dur pour vous, qui êtes un médecin, disait faiblement la voix. Mais vous devez le faire. Supposons que vous soyez cet être qui se trouve dans la salle de contrôle. Supposons que vous soyez fou de peur et peut-être de douleur, puis que, durant un instant, vous retrouviez vos esprits et que quelqu’un vous explique ce que vous avez fait et combien de morts vous avez provoquées … ( Il y eut un instant de silence. ) Ne préfère-riez-vous pas mourir, plutôt que de poursuivre cet horrible massacre ?

— Mais, je ne peux …

— Ne voudriez-vous pas mourir, à sa place ?

Conway sentit sa coquille défensive se dissoudre autour de lui. Dans une dernière tentative pour retarder l’horrible décision, il dit avec désespoir :

— Eh bien, peut-être. Mais je n’arriverais pas à le tuer, même si je le voulais. Il me déchiquèterait avant même que je puisse m’en approcher.

— J’ai une arme.

Conway ne se souvenait pas avoir ôté le cran de sûreté, ou même avoir pris l’arme dans l’étui du Moniteur, mais elle se trouvait dans sa main et elle était braquée sur l’AACL. Conway avait la nausée, et il avait froid, mais il n’avait pas entièrement cédé à Williamson. À portée de sa main se trouvait un pulvérisateur de ce plastique à prise rapide qui permettait parfois de sauver une personne dont la combinaison avait été perforée, lorsqu’il était utilisé à temps. Conway voulait blesser la créature, l’immobiliser, puis resceller son scaphandre avec cette matière. Ce serait une chose dangereuse, mais il ne pouvait se résoudre à tuer délibérément un être intelligent.

Il leva son autre main pour affermir sa prise sur l’arme et viser, puis il pressa sur la détente.

Lorsqu’il abaissa les bras il ne restait plus grand-chose de l’être, hormis les quelques lambeaux de tentacules déchiquetés et agités de soubresauts qui étaient éparpillés dans toute la pièce. Conway regrettait de ne pas avoir mieux connu les armes, de ne pas avoir su que ce pistolet tirait des balles explosives et qu’il était réglé pour un tir en rafale …

Les lèvres de Williamson bougeaient à nouveau. Conway réunit leurs casques par pur réflexe. Plus rien ne pouvait encore l’intéresser, à présent.

— Tout va bien, docteur, disait le Moniteur. Il n’est plus …

— Non, il n’est plus, répéta Conway.

Il revint en arrière pour examiner l’arme du Moniteur. Il espérait qu’elle n’était pas vide. S’il restait une balle, une seule balle, il saurait comment l’utiliser.


— Cela a été dur, nous le savons, dit le commandant O’Mara. Sa voix n’était plus sèche et ses yeux gris acier étaient adoucis par de la sympathie et par quelque chose proche de la fierté. Un médecin n’a généralement pas à prendre de pareilles décisions avant d’être plus âgé, plus mûr, plus équilibré, si cela se produit. Vous êtes, ou vous étiez, un gosse trop idéaliste, qui ne savait même pas ce qu’étaient vraiment les moniteurs.

O’Mara sourit. Ses deux grosses mains se posèrent sur les épaules de Conway dans un geste bizarrement paternel.

— Faire ce que vous avez été obligé de faire aurait pu ruiner tant votre carrière que votre équilibre mental. Mais cela importe peu, car vous n’avez pas à vous sentir coupable de quoi que ce soit. Tout est pour le mieux.

Conway regrettait de ne pas avoir pensé à ouvrir le hublot frontal de sa combinaison et à en finir avec la vie avant que les techniciens ne pénètrent dans la salle de contrôle et ne l’emmènent, ainsi que Williamson, auprès de O’Mara. Le psychologue devait avoir perdu la raison. Lui, Conway, avait violé le serment de sa profession et il avait tué un être doué de raison. Non, rien n’allait pour le mieux.

— Écoutez-moi bien, disait O’Mara avec sérieux. Juste avant l’accident, les gars des communications ont pu enregistrer une image de la salle de pilotage du vaisseau, ainsi que de son occupant. Ce n’était pas votre AACL, comprenez-vous ? mais un AMSO, une des plus grosses formes de vie qui ont l’habitude de garder une créature de type AACL comme bête de compagnie. Il n’y a pas non plus le moindre AACL enregistré comme patient de cet hôpital. La chose que vous avez abattue était l’équivalent d’un chien fou de peur revêtu d’une combinaison protectrice. — O’Mara secoua l’épaule de Conway jusqu’à ce que sa tête fut ballotée. — Vous sentez-vous mieux, à présent ?

Conway se sentait renaître. Il hocha la tête sans dire un mot.

— Vous pouvez partir, ajouta O’Mara en souriant, et rattrapez votre retard de sommeil. En ce qui concerne l’entretien que nous devions avoir, je crains de ne pas disposer du temps nécessaire pour l’instant. Rappelez-le moi, un de ces jours, si vous pensez encore en avoir besoin …

XI

Pendant les quatorze heures durant lesquelles Conway dormit, l’arrivée des blessés diminua considérablement et la nouvelle que la guerre avait pris fin leur parvint. Les techniciens du corps des Moniteurs et les hommes des services d’entretien réussirent à dégager le tunnel des débris qui l’encombraient, et à réparer la coque extérieure endommagée. Une fois la pression rétablie, les réparations internes furent effectuées rapidement, et lorsque Conway s’éveilla et se mit en quête du Dr. Mannon, il découvrit que des patients avaient déjà été transférés dans une section qui, seulement quelques heures plus tôt, n’avait été qu’un enchevêtrement de poutrelles métalliques privé d’air et de lumière.

Il retrouva son supérieur dans un service annexe de la section des urgences FGLI. Mannon s’occupait d’un DBLF gravement brûlé dont le corps de chenille semblait minuscule sur une table qui était conçue pour recevoir les énormes FGLI Tralthiens. Deux autres DBLF, sous sédatif, ressemblaient à des ballots de draps posés sur un lit démesuré qui était placé contre le mur, et un autre était allongé sur un chariot-civière arrêté près de la porte.

— Où diable étiez-vous ? demanda Mannon d’une voix trop lasse pour contenir encore de la colère.

Puis, avant que Conway put répondre, il ajouta avec impatience.

— Oh, inutile de me le dire. Tout le monde réquisitionne des types d’autres services, et les internes doivent obéir …

Conway se sentit rougir. Il eut brusquement honte de ses quatorze heures de sommeil, mais il était trop lâche pour corriger l’erreur qu’avait fait Mannon.

— Puis-je vous être utile, docteur ? se contenta-t-il de demander.

— Oui, répondit le médecin en désignant ses patients. Mais cela va être très délicat. Des blessures profondes et déchiquetées. Des fragments métalliques toujours dans le corps, des lésions abdominales et des hémorragies internes graves. Vous ne pourrez pas faire grand-chose sans une bande. Allez-y et revenez directement, compris ?

Quelques minutes plus tard, il se trouvait à nouveau en compagnie de O’Mara, et il assimilait une bande physiologique DBLF. Cette fois, il ne recula pas devant les mains du commandant. Et, tandis que le psychologue ôtait le bandeau frontal, il lui demanda :

— Et comment va le Moniteur Williamson ?

— Il vivra, répondit sèchement O’Mara. Un diagnosticien a remis ses os en place. Williamson n’oserait pas nous laisser tomber.

Conway rejoignit Mannon le plus rapidement possible. Il faisait à nouveau l’expérience de la double vision mentale et devait résister à l’envie de ramper sur son estomac. Il savait ainsi que la bande DBLF avait « pris ». Les chenilles de Kelgia étaient très proches des humains, tant sur le plan du métabolisme de base que sur celui du tempérament, et il se sentait moins désorienté que lors de sa précédente expérience avec la bande Telfi. Mais cela lui donnait de l’affinité avec les êtres qu’il traitait, ce qui le torturait véritablement.

Le concept d’une arme, d’une balle, et d’une cible, est très simple : il suffit de viser, de presser sur la détente, et la cible est morte ou mutilée. La balle ne pense pas du tout, le tireur ne pense pas assez, et quant à la cible … elle souffre.

Ces derniers temps, Conway avait vu trop de cibles atrocement mutilées, ainsi que les morceaux de métal qui s’étaient creusés un chemin en elles, laissant sur leur passage des cratères rougeâtres dans la chair déchiquetée, des escarbilles d’os, et des vaisseaux sanguins rompus. De plus, il y avait le long et douloureux processus de la convalescence. Quiconque pouvait délibérément infliger cela à un de ses semblables méritait une punition bien plus sévère que les simples séances de psychanalyse corrective des Moniteurs.

Quelques jours plus tôt, Conway aurait été honteux d’avoir de pareilles pensées, et sans doute était-ce encore un peu le cas. Il se demanda si les événements récents avaient engendré en lui un processus de dégénérescence morale irréversible, ou s’il commençait simplement à devenir un adulte.

Cinq heures plus tard, ils avaient terminé. Mannon donna à l’infirmière des instructions afin qu’elle fît placer les quatre patients sous observation, mais il lui demanda avant toute chose de leur apporter de quoi se restaurer. Elle revint quelques minutes plus tard avec un gros paquet de sandwiches et elle leur apprit que leur réfectoire avait été occupé par les Étudiants masculins de Traltha. Peu après, Mannon s’endormit alors qu’il n’en était qu’à la moitié de son second sandwich. Conway le plaça sur la civière et l’emporta jusqu’à sa chambre. Sur le chemin du retour, il fut réquisitionné par un diagnosticien Tralthien qui lui donna l’ordre de se rendre dans une salle d’urgence DBDG.

Cette fois, Conway dût travailler sur des cibles de sa propre espèce, et le processus de maturité, ou de dégénérescence, s’accrut encore. Il commençait à penser que le corps des Moniteurs était bien trop doux envers certaines personnes.


Trois semaines plus tard, l’Hôpital Général du secteur douze retrouva son calme apparent. Tous les patients, à l’exception de ceux dont les cas étaient très graves, avaient été transférés dans les hôpitaux locaux de leurs planètes d’origine. Les dommages provoqués par la collision du vaisseau désemparé avaient été réparés. Les étudiants masculins de Traltha avaient libéré le réfectoire, et Conway n’était plus obligé de prendre ses repas sur les chariots habituellement réservés aux instruments chirurgicaux. Mais si les choses étaient redevenues normales dans leur ensemble, tel n’était pas le cas pour Conway, sur un plan personnel.

Il ne faisait plus aucun travail de salle, et il avait été affecté à un groupe mixte composé de terriens et d’extra-terrestres, pour la plupart plus âgés que lui, et il suivait une série de cours sur le sauvetage spatial. Certaines difficultés rencontrées pour évacuer des survivants hors des vaisseaux endommagés mais contenant des sources d’énergie toujours en activité, intéressèrent énormément Conway. Le stage se terminait par des exercices pratiques, qu’il réussit à effectuer, et par un cours plus cérébral sur la philosophie extra-terrestre comparative. En même temps, l’on traitait de certains cas d’urgence : Que faire si une fuite se déclare dans la section méthane, et que la température menace de dépasser moins quarante ; que faire si un patient qui respire du chlore est exposé à de l’oxygène, ou vice versa. Conway avait haussé les épaules à la pensée que certains de ses condisciples pourraient essayer de pratiquer sur lui la respiration artificielle — certains d’entre eux pesaient une demi-tonne ! — mais, fort heureusement, ce cours ne fut pas suivi par des exercices pratiques.

Chaque conférencier mettait en relief l’importance d’une classification précise et rapide des patients qui arrivaient, et qui n’étaient que rarement à même de fournir ces renseignements. Dans le système de classification à quatre lettres, la première indiquait le métabolisme général, la seconde le nombre et la distribution des membres et des organes sensitifs, et les autres une combinaison des données indiquant leur milieu habituel : pression et gravité, ce qui donnait également une indication de la masse physique et de la forme du tégument protecteur que possédait l’être. Les premières lettres A, B et C, indiquaient qu’il s’agissait d’êtres aquatiques ; D et F d’être à sang chaud respirant de l’oxygène. ( Catégorie qui regroupait la majorité des races intelligentes. ) G et K désignaient des êtres qui respiraient également de l’oxygène, mais qui étaient des insectes vivant sous faible gravité ; L et M des êtres qui vivaient également sous faible gravité, mais qui ressemblaient à des oiseaux. Ceux qui respiraient du chlore appartenaient aux classes O et P. Ensuite venaient les monstruosités : les absorbeurs de radiations ; les créatures à sang froid, ou cristallines ; les entités capables de changer volontairement de forme, et celles possédant diverses facultés extra-sensorielles. Les espèces télépathes, telle celle des Telfi, recevaient le préfixe V. Les conférenciers projetaient sur l’écran, durant trois secondes l’image du pied d’un extra-terrestre, ou d’une section de son tégument, et si Conway ne parvenait pas à donner une classification précise à l’aide de ces images entrevues, il pouvait s’attendre à être la cible de réparties sarcastiques.

Tout cela était fort intéressant, mais il commença à s’inquiéter un peu lorsqu’il prit conscience que six semaines s’étaient écoulées sans qu’il eût vu un seul malade. Il décida d’appeler O’Mara et de lui demander à quoi rimait tout cela. D’une façon respectueuse et détournée, bien entendu.

— Vous voudriez à nouveau être affecté au travail de salle, dit O’Mara après que Conway ait finalement osé aborder le vif du sujet. Le Dr. Mannon aimerait également vous avoir à nouveau auprès de lui. Mais je peux avoir besoin de vous, et je ne veux pas que vous soyez lié ailleurs. Mais n’ayez surtout pas l’impression que vous tuez simplement le temps. Vous apprenez des choses qui vous seront utiles, docteur, tout au moins je l’espère. Terminé.

Comme Conway reposait le micro de l’interphone, il pensa qu’en tout cas il apprenait un tas de choses sur le compte du commandant O’Mara en personne. Ce n’était naturellement pas une suite de conférences sur le psychologue en chef, mais cela revenait au même parce qu’il était tapi derrière chacune d’elles. Et il ne faisait que commencer à prendre conscience qu’il avait été bien près d’être renvoyé de l’hôpital pour sa conduite lors de l’épisode Telfi.

O’Mara avait le rang de commandant dans le corps des Moniteurs, mais Conway avait appris qu’il était difficile de tracer une limite à son autorité au sein de l’hôpital. En tant que psychologue en chef, il était responsable de la santé mentale d’une multitude de membres du personnel, et il était chargé d’éviter toute friction entre eux.

Malgré une grande tolérance et du respect mutuel, des accrochages étaient inévitables. Des situations potentiellement dangereuses apparaissaient en raison de l’ignorance, d’une mauvaise compréhension, ou de la xénophobie. Cela pouvait entraver l’efficacité ou la stabilité mentale d’un médecin, ou encore les deux. Un docteur humain, par exemple, qui avait une peur inconsciente des araignées, serait incapable de faire preuve du détachement clinique nécessaire pour traiter un malade Illensien. Le travail de O’Mara consistait justement à déceler et à déraciner de tels signes de troubles ou, si tout échouait, à renvoyer un individu potentiellement dangereux avant que de telles frictions ne se transforment en conflits ouverts. Il accomplissait sa tâche de protecteur contre les pensées fausses, malsaines ou intolérantes avec tant de zèle que Conway l’avait très souvent entendu comparer à un Torquemada moderne.

Les membres du personnel de l’hôpital, dont l’histoire de leur planète natale ne contenait aucun équivalent à l’Inquisition, le comparaient à d’autres choses, et ils utilisaient des expressions peu flatteuses pour le désigner, même en sa présence. Mais pour O’Mara, des insultes justifiées ne dénotaient aucune pensée dangereuse, et cela n’avait aucune répercussion sérieuse.

O’Mara n’était pas responsable des problèmes psychologiques des patients de l’hôpital, mais parce qu’il était souvent impossible de dire où cessait une douleur purement physique, et où commençait celle d’origine psychosomatique, il était également consulté pour un grand nombre de cas.

Le fait que le commandant l’eût exempté du travail de salle pouvait laisser prévoir soit une promotion, soit une rétrogradation. Cependant, si Mannon désirait son retour, c’était que le travail que O’Mara désirait lui confier était important. Conway était presque certain que le Moniteur n’avait rien à lui reprocher, ce qui était une pensée plutôt rassurante. Mais il était rongé par la curiosité.

Puis, le lendemain matin, il reçut l’ordre de se présenter devant le psychologue en chef …

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