LIVRE II : Agitat

IX

Howson était assis, contemplant avec ennui Oulan-Bator au-dessous de lui, et songeant à quel point la situation de ce lieu était identique à la sienne. Il pouvait en percevoir l’humeur collective ; pour le reste de sa vie il serait interminablement soumis à une espèce de climat émotionnel, somme des esprits qui l’entouraient.

L’humeur de la ville était plutôt sans grâce, provinciale, bien que ce fût une capitale. La forme changeante de l’univers – les transports, le commerce, les moyens de communications – l’avait précipitée dans l’époque moderne ; c’était à présent un lieu couvert de belles tours blanches et de larges avenues, accueillant toute sorte de voyageurs. Dans le tumulte de cette transformation, les vieillards ne pouvaient que s’étonner de ce qui les avait frappés, et ils avaient perdu depuis longtemps leur enthousiasme pour un passé plus simple.

Lui aussi avait été dépassé par un changement qu’il n’avait pas souhaité et qu’il pensait ne pouvoir accepter que si d’autres changements – qu’il avait désirés, ceux-là – devenaient possibles.

Et pourtant ils n’avaient pas manqué de bonté à son égard. Ils s’étaient donné beaucoup de mal. Mis à part les examens médicaux extraordinairement compliqués auxquels leurs spécialistes l’avaient soumis – et cet hôpital d’Oulan-Bator était le centre de soins le plus important de l’O.M.S. dans toute l’Asie, et son personnel qualifié en conséquence – il y avait bien des signes mineurs de luxe, comme ce fauteuil dans lequel il était assis. Ce siège avait été subtilement conçu pour s’adapter à lui, Gerald Howson ; il était plus petit que les sièges ordinaires, et son rembourrage coïncidait avec ses malformations. Le lit avait été conçu pour lui également, de même que l’équipement de la salle de bains, et tout le reste.

Mais il n’avait pas désiré tout cela. C’était comme d’être aidé à monter dans un autobus : un rappel détestable de son infirmité.

Il y eut des coups à la porte. Automatiquement, il dirigea son attention vers le visiteur – non, les visiteurs. Jusque-là, il n’avait accepté presque aucun entraînement systématique de son don, mais il y avait des télépathes avertis dans l’équipe permanente de l’hôpital, et le seul fait d’être auprès d’eux avait accru son pouvoir de contrôle et sa sensibilité.

À voix haute et télépathiquement aussi, il dit d’un ton altéré par l’ennui :

— Ça va bien, entrez.

Pandit Singh se montra le premier. C’était un homme solidement bâti, avec une tendance à l’embonpoint, une barbe soigneusement peignée et des yeux pénétrants. Il était à la tête du service de thérapie A – en d’autres termes, responsable de tous les traitements neurologiques et psychologiques conduits dans cet hôpital. Tout le monde – y compris Howson – l’aimait.

Derrière lui venaient Danny Waldemar et une neurologue de l’équipe, Christine Bakwa, que Howson avait rencontrée auparavant au cours d’un des nombreux examens qu’il avait subis. Elle ne parvenait pas très bien à discipliner la verbalisation de ses pensées – les plus accessibles à la « vision » télépathique ordinaire – et avant même qu’elle soit entrée dans la pièce, Howson avait appris d’elle la plupart des choses que Singh avait à lui dire.

Néanmoins, il fit un geste sec pour les inviter à s’asseoir et fit pivoter son propre siège sur ses gonds rembourrés pour faire face à Singh.

— Bonjour, Gerry, dit Singh. J’ai appris que votre amie était venue vous voir. Comment va-t-elle ? J’avais l’intention de bavarder un peu avec elle, mais j’ai été trop occupé.

— Elle va bien, dit Howson.

Et en effet, elle commençait à utiliser les impulsions transmises par les rouleaux à vibrations que les chirurgiens avaient implantés dans ses oreilles, ainsi que les cordes vocales de plastique bio-activé qui avaient remplacé les siennes. On lui avait promis qu’elle parviendrait à acquérir une voix, hésitante peut-être, mais musicale et capable de parler, une fois qu’elle aurait terminé son apprentissage. Howson réprima la jalousie que lui inspirait sa joie enfantine, et ajouta la question dont la réponse le faisait toujours réagir :

— Et moi ?

Singh le regarda sans ciller.

— Vous savez que j’ai de mauvaises nouvelles pour vous. Il n’était pas concevable que je vous le cache. (Il soupira, puis fit un geste en direction de Christine Bakwa qui lui tendit une liasse de feuilles de papier qu’elle sortit de sa serviette.) Pour commencer, Gerry, il y a le problème de votre grand-père. Le père de votre mère.

— Il est mort bien avant ma naissance.

— C’est juste. Vous a-t-on jamais dit pourquoi il est mort si jeune ?

Howson secoua la tête.

— C’était ce qu’on appelle un hémophile – en d’autres termes, quelqu’un qui perd son sang. Sang auquel manque la dose normale d’enzymes. Il n’aurait jamais dû avoir d’enfants. Mais il en a eu, et par votre mère, vous avez hérité de sa maladie.

— Je te l’ai dit, intervint Danny Waldemar. Quand nous t’avons embarqué à bord de l’hélicoptère. Tu te souviens ? Je t’ai dit que nous t’avions administré de la prothrombine qui est un agent coagulant de synthèse. Tes écorchures et tes ecchymoses ont toujours mis longtemps à guérir, n’est-ce pas ? Une sérieuse hémorragie – un saignement de nez, par exemple – t’aurait envoyé à l’hôpital pour un mois, et aurait pu tout aussi bien te tuer. Tu as de la chance d’être en vie.

Vraiment ?

Howson garda le contact télépathique au même niveau, mais il était si amer que Waldemar tressaillit visiblement.

Sing échangea un coup d’œil avec son compagnon.

— Je suis désolé, Gerry. Vos coupures se cicatrisent dans une proportion de moitié inférieure à celle habituelle chez une personne normale. Et tout accident plus sérieux qu’une coupure – un os brisé, par exemple – ne guérirait probablement pas du tout. Et paradoxalement c’est ce qui a fait de vous le télépathe le plus prometteur qui soit venu à notre connaissance depuis Ilse Kronstadt. Laissez-moi vous expliquer.

Il leva la feuille de papier de manière à la rendre visible à Howson. C’était une grande représentation en noir et blanc d’un cerveau humain. À la base du cortex, on avait tracé à l’encre une petite flèche rouge.

— Vous avez probablement capté la plupart des choses que je vais vous dire, fit-il. Comme Danny l’a souligné à votre première rencontre, vous n’aurez jamais de mal à comprendre ce qu’on vous fera et pourquoi on vous le fera. Mais je vais continuer, si
ça ne vous ennuie pas ; n’étant pas télépathe, j’organise mieux les mots que les concepts non verbalisés.

Howson hocha la tête, regardant le dessin avec détresse.

— Les informations sont stockées dans le cerveau plutôt aisément, poursuivit Singh. Il y a toute cette capacité d’emmagasiner, voyez-vous. Mais il y a certaines zones où sont normalement concentrées des données particulières, et ce que nous appelons « l’image du corps » – sorte de référence standard de l’état de notre corps – est entreposé à l’endroit marqué par la flèche. Un grand nombre des données nécessaires pour guérir se trouvent là, au niveau cellulaire, bien entendu, mais dans votre cas, le processus est défectueux – à preuve votre hémophilie. On pourrait prétendre pallier cela à l’aide d’une stimulation artificielle de votre centre « d’image du corps », s’il n’y avait le paradoxe que j’ai mentionné. (Il prit un autre dessin, représentant le cerveau vu d’en bas, et marqué aussi d’une flèche rouge.) À présent, voici un cerveau typiquement moyen, comme le mien ou celui de Christine. La flèche rouge indique un groupe de cellules appelé l’organe de Funck. Il est si petit que son existence même a été ignorée jusqu’à la découverte des premiers télépathes. Dans mon cerveau, par exemple, il est constitué par une centaine de cellules, pas très différentes de leurs voisines. Notez son emplacement.

À nouveau, il tira un autre feuillet du dossier. C’était une grande plaque de radio aux rayons X, représentant le tracé en blanc d’un crâne avec la mâchoire et les vertèbres du cou.

— Vous vous souvenez que nous avons fait des radiographies de votre tête, Gerry, après vous avoir administré une substance opacifiante qui – hmmm – « colore » sélectivement les cellules dans l’organe de Funck. Regardez le résultat.

Howson posa un regard engourdi sur l’image.

— Cette masse blanchâtre à la base du cerveau, dit Singh, c’est votre organe de Funck. C’est le plus grand, d’au moins 20 %, que j’aie jamais vu. Potentiellement, vous possédez la faculté télépathique la plus puissante au monde, car c’est l’organe qui réagit aux impulsions des autres systèmes nerveux. Vous êtes capable de faire face à une quantité d’informations qui fait chanceler l’esprit.

— Et cela fait de moi un infirme, dit Howson.

— Oui. (Lentement, Singh écarta le cliché.) Oui, Gerry. Cela remplit l’espace occupé habituellement par l’image corporelle, et en conséquence nous ne pouvons rien faire pour redresser votre corps. Toute opération suffisamment importante pour vous aider suffirait aussi à vous tuer.


— Eh bien, Danny ? demanda Singh lorsqu’ils eurent regagné son bureau.

Le télépathe, dont la spécialité était la recherche et l’entraînement de nouveaux membres de son espèce, secoua lentement la tête.

— Il n’a aucune raison de coopérer, dit-il. Seigneur, est-ce que vous le blâmeriez ? Songez à son calvaire ! Son visage, chaque fois qu’il le voit dans un miroir, semblable à celui d’un enfant idiot sur le point de vomir ! Quelle compensation y a-t-il à devenir télépathe après vingt ans de cela ? J’ai capté des choses dans son esprit… (Il s’interrompit, déglutissant péniblement.) Réfléchissez ! il a d’abord été capté sur orbite par communication spatiale, tant sa « voix » est potentiellement la plus puissante de l’histoire. Mais sa voix réelle n’a jamais mué – ce grotesque sifflet de castrat ! Il n’a jamais perdu ses dents de lait. Seigneur ! et c’est tant mieux, si l’on considère son hémophilie, mais songez à ce que cela a fait à sa psyché. Il se passe trois mois avant que ses cheveux poussent assez pour qu’il aille chez le coiffeur. Il ne lui est jamais venu la moindre ombre de barbe. Quant à la sexualité, il en a acquis des attitudes superficielles mais n’en a jamais éprouvé les émotions ; que lui arrivera-t-il la première fois où il sera en contact avec quelqu’un qui aura un mauvais problème sexuel ? Dieu seul le sait.

— Ne pourrions-nous nous attaquer à cela ? suggéra Singh.

— Pas question ! Sérieusement, vous n’avez pas envie d’aggraver son état ; croyez-moi, c’est ce qui arriverait si vous le rendiez sexuellement apte à l’aide d’hormones, tandis que vous le laisseriez dans ce corps difforme. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr que vous pourriez réussir ; son image corporelle est si loin de la normale que je n’ose même pas imaginer comment il réagirait aux hormones.

— Ce que je pensais, intervint Christine Bakwa, et elle s’interrompit…

Waldemar lui jeta un regard.

— Vous vous demandiez si vous pourriez démonter son esprit et le remonter ensuite, hein ? Pour liquider la terrible jalousie qu’il a conçue envers son amie ?

— Oui. (La neurologue eut un geste vague.) Je vois pourquoi il est tellement jaloux. Il a vu comme il a été facile de donner à son amie l’ouïe et la parole. Inconsciemment, il lui paraît impossible que nous ne puissions l’aider aussi.

— Le problème, dit Waldemar, c’est qu’il est puissant.

— Je pensais que vous arriviez à le contrôler, quand vous l’avez repéré pour la première fois.

— Brièvement. Je n’y serais jamais parvenu s’il n’avait ressenti une terrible souffrance en percevant qu’il était responsable de la douleur de l’homme dans l’accident de l’hélicoptère. Et il a rompu mon emprise, d’ailleurs. Non, à l’état normal il serait capable de résister à toute tentative d’interférer avec son esprit. Et je ne suis pas sûr que le télépathe qui s’y essaierait conserverait son équilibre.

Il y eut un moment de silence. Il fut rompu par le bourdonnement atténué de l’interphone sur le bureau de Singh. Pesamment, Singh pressa une touche.

— Oui ?

— M. Hemmikaini demande à vous voir, Dr Singh.

— Oh, très bien. Faites-le monter. (Singh coupa le contact et regarda ses compagnons.) C’est un des Assistants Spéciaux du Secrétaire Général des États-Unis. Je suppose que je ferais mieux de me soucier de ce qu’il veut plutôt que de passer tout mon temps à penser à Howson. Mais avec le potentiel que représente Howson…

Waldemar se leva et acheva la phrase à sa place :

— On souhaiterait que le reste de ce foutu monde cesse de nous tracasser pendant quelques jours et nous laisse franchir le mur de sa haine ! Quelqu’un doit établir un jour si nous autres télépathes avons causé plus d’ennuis que nous n’en avons épargné.

Il fit un vilain sourire à Singh et quitta la pièce.

X

Hemmikaini était un homme grand, au visage rond, avec des cheveux blonds coupés extrêmement court et une peau très rose. Il avait l’air de ce qu’il était : un cadre efficace et qui réussit dans son métier. Seule la nature de ses fonctions était inhabituelle. Il tendit à Singh une main aux doigts charnus puis posa son porte-documents noir sur le coin du bureau, s’assit dans un fauteuil et se laissa aller en arrière.

— Bien. Vous savez qui je suis, Dr Singh. Vous savez également que le temps est précieux, aussi ne le gaspillerai-je pas en vaines politesses. Nous avons un problème. Les réponses des ordinateurs
indiquent que nous avons besoin de quelqu’un doté de capacités de l’ordre de celles que possède Ilse Kronstadt. Donc nous avons besoin d’elle – elle est unique en son genre. Cependant, la requête que nous avons introduite auprès de votre directeur en chef, afin qu’elle soit libérée de ses fonctions, a reçu en guise de réponse la suggestion que quelqu’un vienne vous voir. Pourquoi ?

Singh posa ses coudes sur le bureau, baissa les yeux sur ses mains et joignit méticuleusement le bout de ses doigts.

— En fait, dit-il sans lever la tête, ce que vous voulez savoir c’est ce qu’elle peut bien faire ici que nous considérions plus important qu’une opération de pacification des Nations Unies.

Hemmikaini cilla et, après un temps, approuva.

— Puisque vous le dites si brutalement, c’est vrai.

Singh émit un grognement rêveur.

— C’est encore l’Afrique du Sud, je suppose ?

— Facile à deviner, si vous avez lu les journaux. Mais je corrigerai une chose. (Hemmikaini se pencha en avant d’un air solennel.) Ce n’est pas seulement « encore l’Afrique du Sud » comme vous dites ! Depuis la Migration Noire – quand la moitié de la force de travail africaine a quitté le pays – c’est une épine dans notre chair ; ça l’était, du moins ! Nous sommes revenus, encore et encore après chaque flambée de terrorisme et de violence, pour canaliser la chose, et nous pensions avoir finalement résolu le problème. Ce n’est pas le cas… pas tout à fait. Mais cette fois nous voulons faire ce que nous espérions faire depuis le moment où nous avons disposé de télépathes.

— Vous voulez empêcher la chose avant qu’elle se produise, murmura Singh.

— Exactement. Nous avons presque assez de données à présent. Makerakera se trouve là-bas depuis trois mois, avec tout le personnel dont nous disposons. Mais la ligne de rupture est trop proche. Nous avons besoin d’Ilse Kronstadt pour venir à bout de la situation.

Singh se leva abruptement de son bureau et marcha vers la fenêtre. Appuyant sur la commande de « complète transparence », il contempla Oulan-Bator. Il tournait le dos à Hemmikaini.

— Je crains que vous ne puissiez l’avoir.

— Quoi ? Dites-donc, Dr Singh !… (Hemmikaini gloussa en se rendant compte de sa brusquerie et reprit d’un ton plus poli :) Est-ce là la réponse du Dr Kronstadt ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. La proposition ne lui a même pas été soumise.

— Dans ce cas que diable voulez-vous dire ?

Cette fois, Hemmikaini n’essayait plus de garder son calme.

— Vous devez certainement vous être demandé pourquoi Ilse a quitté l’Agence de Pacification de l’O.N.U. alors qu’elle a pratiquement été la pionnière des techniques de contrôle non violentes avant qu’elles soient devenues une pratique courante.

— En effet.

— Alors ?

— Eh bien… Je suppose qu’elle désirait un changement. Pour l’amour du ciel, elle a assez souvent travaillé elle-même jusqu’à l’épuisement.

— Plus loin que jusqu’à l’épuisement, M. Hemmikaini. (À présent, Singh se tournait vers lui et la lumière extérieure soulignait les traînées grises de ses cheveux et de sa barbe.) Ilse Kronstadt n’est plus guère qu’une femme morte.

Les lèvres rose vif de Hemmikaini s’entrouvrirent. Mais aucun son ne s’en échappa.

— Habituellement, poursuivit inexorablement Singh, une personne aussi indispensable qu’Ilse est suivie par des médecins, des psychologues, par une horde d’experts. Une série de crises se sont produites, il y a quelques années : l’Inde, l’Indonésie, le Portugal, la Lituanie, la Guinée, les unes après les autres – et les précautions en question ont été momentanément négligées. À la suite de quoi, nous avons découvert une tumeur maligne dans le cerveau de Ilse. Si nous nous y étions pris à temps, nous aurions pu l’extraire par la micro-chirurgie ; un peu plus tard, nous aurions pu recourir aux ultrasons et au bombardement d’électrons. Mais les choses se sont passées de telle sorte qu’il est à présent impossible de l’extraire – par petite ou grande chirurgie – de dessous le cortex.

— Oh mon Dieu, fit Hemmikaini. (Il ne regardait pas Singh ; sans doute ne le pouvait-il pas.) Vous voulez dire qu’il faudrait trancher dans l’organisme télépathique pour l’atteindre.

— C’est cela même.

— Est-ce qu’elle sait ?

— Avez-vous jamais essayé de cacher quelque chose à un télépathe ? (Singh tourna ses mains en l’air comme s’il faisait tomber de la poussière amassée sur ses paumes.) Vous ne pouvez pas l’avoir, M. Hemmikaini. Aussi longtemps qu’elle reste ici nous pouvons la maintenir en vie et ménager son énergie. Ce n’est pas exactement une invalide. Elle mène une vie semblable à celle de n’importe quelle personne de l’équipe – mais elle n’entreprend qu’un seul type de travail, et même cela, rarement.

Hemmikaini se lécha les lèvres.

— Quel travail ?

— Savez-vous ce qu’est un groupement catapathique ? demanda Singh. Et comme l’autre secouait la tête, il expliqua : C’est une expression bâtarde, fabriquée à partir de « catalepsie » et « télépathie ». De temps en temps, il arrive qu’un télépathe révèle une personnalité inadaptée. Soit qu’il entreprenne un travail trop lourd pour lui, ou simplement qu’il ne puisse faire face aux responsabilités qui découlent de son don. Ou encore qu’il trouve le monde insupportable d’une façon générale.

Singh songea fugitivement à Howson, infirme et physiquement sous-développé.

— Ceux-là, poursuivit-il, préfèrent se réfugier dans la fuite en se créant un monde imaginaire plus supportable. D’ailleurs tout le monde le fait, à l’occasion. Mais un télépathe peut réaliser ça sur une grande échelle. Il peut se procurer un auditoire – jusqu’à huit personnes s’il est puissant – et l’entraîner avec lui dans sa « fugue ». Nous les appelons des personnalités « réflexives » ; elles font office de miroir pour le télépathe et nourrissent son moi. Quand ça se produit, elles oublient non seulement le monde réel mais aussi leur propre corps. Elles ne ressentent plus ni faim, ni soif, ni douleur. Et comme vous pouvez l’imaginer, elles ne veulent plus se réveiller.

— Ils ne se réveillent jamais ? demanda Hemmikaini.

— Si, en fin de compte. Mais, voyez-vous, ne ressentir ni faim ni soif ne signifie pas qu’ils n’existent pas. Au bout de cinq ou sept jours leur cerveau subit des dégâts irréversibles, et ce qui les réveille finalement est la chute de leur pouvoir télépathique au-dessous du niveau nécessaire pour maintenir l’ensemble des liens. Et à ce stade, ils ont dépassé tout espoir de guérison.

— Qu’est-ce que cela a à voir avec Ilse Kronstadt ?

— Même un télépathe inadapté est précieux, dit Singh. Il y a une chance de sauver un groupe catapathique s’il est détecté à temps. Il faut casser le monde imaginaire et même le rendre moins supportable que la réalité. Et Ilse est la seule personne vivante capable d’y parvenir. Aussi, M. Hemmikaini (il se permit un sourire amer), ai-je une réponse à votre question : quel travail peut être plus important pour Ilse qu’une mission majeure de pacification de l’O.N.U. ? Elle a sauvé pour l’avenir presque deux douzaines de télépathes ; collectivement ils ont fait beaucoup plus que ce qu’elle aurait accompli, même si elle était en bonne santé.

Hemmikaini demeura silencieux un moment.

— Combien de temps lui reste-t-il à vivre ? demanda-t-il enfin.

— Elle peut mourir d’épuisement au cours de la prochaine séance thérapeutique. Elle peut vivre encore cinq ans, c’est une supposition.

De nouveau le silence. Puis l’homme de l’O.N.U. rassembla ses esprits et se leva.

— Merci pour cette explication, Dr Singh. Je suppose qu’il ne nous reste qu’à faire au mieux sans elle.

C’est plus tard dans la journée que Singh, mû par une étrange impulsion, se rendit dans l’appartement qu’occupait Ilse Kronstadt dans l’aile ouest de l’hôpital. Il la trouva assise devant une machine à écrire, ses mains à l’ossature fine volant sur les touches comme des oiseaux-mouches, le doux bourdonnement du moteur emplissant l’air.

— J’ai décidé d’écrire mon autobiographie. (Elle eut un sourire malicieux.) Un futur best-seller, m’a-t-on dit ! Oh, asseyez-vous, Pan ! Pas de cérémonie avec moi, n’est-ce pas ? Surtout que je vous ai envoyé chercher.

La surprise se dissipa à l’instant où elle naissait dans l’esprit de Singh. Il gloussa et prit un siège. Ilse Kronstadt posa son coude sur le dossier de son fauteuil et appuya son menton pointu dans sa main.

— Vous êtes soucieux, Pan, dit-elle, redevenant brusquement sérieuse. Cela rend cet endroit sinistre depuis des jours. Principalement à cause de ce novice que Danny a ramassé, le pauvre ! Mais ce matin, j’ai senti que je baignais dedans, de sorte qu’il fallait qu’on bavarde un peu. J’ai attendu que vous ayez un moment. Vous appréciez, j’espère ?

— Aviez-vous réellement besoin de m’envoyer chercher, Ilse ?

Singh savait que sa pensée avait jailli avec trop de force dans son esprit pour qu’il lui fût possible de la déguiser.

— Oui, Pan. (Les mots tombaient comme des cailloux.) Cela empire. J’ai besoin d’économiser mon pouvoir télépathique, à présent. Je me fatigue vite et mon esprit s’obscurcit. Cela me fait me sentir très vieille.

Il y eut un silence, et elle poursuivit sans le regarder :

— Vous savez, j’aurais aimé me marier, avoir des enfants… Je crois que j’aurais essayé – en dépit de tout – si je n’avais su de l’intérieur l’enfer que c’est d’être un enfant non télépathe et d’avoir des parents télépathes.

— Oui, murmura Singh.

— Donc ! fit Ilse avec une gaieté forcée. Donc, l’autobiographie. Je peux au moins laisser des mots derrière moi. À présent, dites-moi ce qui m’a amenée dans le schéma de vos soucis.

Singh ne se donna pas la peine de parler ; il se contenta simplement de mettre les faits en ordre dans son esprit afin qu’elle pût les passer en revue.

Elle soupira.

— Vous avez raison, naturellement, Pan. Je ne pourrais faire face à une situation si complexe – plus maintenant. (Elle bougea comme pour chasser un mauvais rêve.) Enfin, il y a eu des gens qui deviennent aveugles, qui deviennent fous, depuis l’aube de l’histoire. Après tout, je suis encore humaine ! À propos, Danny est-il arrivé à quelque chose avec son novice ?

— Pas encore. Voilà pourquoi le souci me dévore, bien entendu.

— Quelle honte, bon sang ! Parfois, je pense que j’ai eu une chance incroyable, malgré tout, Pan. Au moins, j’ai eu des parents intelligents, une enfance saine, une éducation de premier ordre… Mais dans son cas, c’est une véritable catastrophe, n’est-ce pas ? Orphelin, infirme, hémophile…

— Avez-vous des idées qui pourraient aider Danny ?

— Vous retardez, Pan. (Elle eut un rire rauque.) Il y a huit jours que Danny m’a demandé si je pouvais l’aider.

— Et vous pouvez ?

Son visage se ferma, comme si une lueur s’était éteinte.

— Je n’ose pas, Pan, dit-elle sombrement.

XI

Peu après vint le moment où ils commencèrent à laisser Howson seul et – comme il était assez honnête pour l’admettre lorsqu’il avait prise sur lui-même – cela devint aussi une source de rancœur.

Bien sûr, ce n’était là que la moitié du problème. L’autre moitié lui faisait face dans les miroirs. Jusque-là c’était facile à comprendre. D’autres choses le troublaient un peu. La manière délicate dont Waldemar recherchait le contact avec lui fut longtemps un mystère pour lui après son arrivée à Oulan-Bator ; un jour pourtant, le contrôle qu’exerçait Waldemar sur l’explication se relâcha, et la raison de son attitude apparut au grand jour. Il craignait que Howson devienne fou, et l’éventualité d’un télépathe fou disposant du pouvoir de Howson était froidement effrayante.

Plus terrifiante encore fut la découverte que fit Howson après que l’idée eut germé dans son esprit : la fuite dans la folie exerçait une horrible fascination sur lui, parce que c’était la possibilité d’exercer un pouvoir sans frein, sans causer une souffrance qu’il éprouverait à son tour – comme lors de l’accident d’hélicoptère.

Avant l’incident qui détourna de lui l’attention de tous, on lui avait permis de se promener dans l’hôpital, et il avait trouvé cela suffisamment intéressant pour boitiller parfois dans les couloirs sans être dérangé par le personnel qui avait été chapitré par Singh. Il avait ressenti pourtant des vagues de jalousie dévorante chaque fois qu’il avait rencontré un patient en train de se remettre d’une affection mentale ou physique, aussi préférait-il à présent rester dans sa chambre à broyer du noir et laisser son imagination vagabonder. Cela, il ne pouvait l’empêcher ; comme il l’avait appris lors de l’apparition de son don, il n’y avait aucun moyen, simple, comme fermer les yeux, qui pût interrompre le phénomène.

Les télépathes de l’équipe étaient naturellement les plus faciles à capter, mais il hésitait à entrer en contact avec eux ; il percevait, quand il s’y risquait, une amitié fondamentale mais pour ainsi dire décolorée. En effet, il leur semblait si évident que tout télépathe devait se réjouir de son don, qu’ils étaient stupéfaits et désagréablement troublés par la dépression de Howson.

D’ailleurs, tous sauf un se souciaient essentiellement de leur travail. L’exception était un esprit qui illuminait toute une aile de l’hôpital, avec un éclat si vif qu’il dissimulait l’esprit qui se trouvait derrière. Howson avait sondé les confins de ce rayonnement et perçu une aura de pouvoir confiant ; puis, de manière inattendue, un trouble surgit dans cette personnalité, et l’aura s’assombrit et s’éteignit presque. Percevoir le phénomène, c’était comme d’imaginer une étoile que la lassitude fait pâlir. Cela dépassait les possibilités de Howson ; il préféra diriger son attention ailleurs.

Il avait demandé, bien sûr, à qui appartenait ce remarquable esprit, et la réponse – à savoir s’il s’agissait de la presque légendaire Ilse Kronstadt, dont s’inspirait un personnage du film qu’il avait vu en compagnie de l’homme en brun – cette réponse lui avait encore moins donné envie de la tarabuster.

Il y avait aussi des non-télépathes qui se détachaient du lot. Singh était le plus frappant d’entre eux. Il avait l’esprit clair comme de l’eau de roche, et l’on pouvait y plonger sans jamais atteindre le fond de sa compassion. Mais dans ce cas aussi, Howson préféra ne pas sonder. La conscience de Singh était trop préoccupée par Howson lui-même, par son drame, par l’impossibilité manifeste de remédier à sa difformité.

Il s’attacha à des esprits plus ordinaires – personnel hospitalier et patients. Il procéda d’abord avec d’extrêmes précautions, puis se risqua davantage en même temps que grandissait sa confiance dans ses capacités, et il passa alors de longues heures dans une contemplation qui lui plaisait comme lui plaisaient naguère la télévision et les films. Ce spectacle-ci était tellement plus riche qu’au bout de sa première semaine de séjour, il n’alluma plus jamais le téléviseur placé dans le coin de sa chambre.

L’hôpital abritait des malades et un personnel de plus de cinquante nationalités différentes. Leurs langues, leurs coutumes, leurs espoirs et leurs peurs le fascinaient interminablement, et lorsqu’il revenait à la réalité, ivre des expériences partagées dans ces voyages au travers de dizaines d’esprits, il se trouvait sérieusement tente de céder aux demandes de Singh et de Waldemar.

Pourtant il résistait encore. Il y avait dans l’hôpital une catégorie de patients qu’il ne pouvait ignorer et qui le faisait parfois se réveiller au milieu de la nuit, trempé de sueur, en proie à une terreur sans nom. C’étaient les malades mentaux, perdus dans leur monde sans logique, et c’était bien entendu avec eux que se faisait le travail des télépathes.

Une fois – une seule – il « regarda » un psychiatre télépathe aux prises avec une séance de thérapie. Le malade était un paranoïaque atteint de jalousie sexuelle obsessionnelle, et le télépathe tentait de déterminer les souvenirs fondamentaux dans lesquels s’enracinait la maladie. C’était bien entendu un travail trop complexe pour que la télépathie à elle seule en vint à bout ; une fois les souvenirs fondamentaux identifiés, il faudrait utiliser l’hypnose, recourir aux médicaments, avec une régression dans le coma pour que l’homme en finisse avec son passé. Pour le moment, en tout cas, son cerveau était un enfer de tourments irrationnels, et le télépathe devait s’y frayer un chemin comme à travers une jungle peuplée de monstres.

Howson ne demeura pas davantage aux côtés du psychiatre, et après cela il fut plus effrayé que jamais.


Puis la crise éclata. Et Howson, qui ne voulait pas coopérer, fut laissé de côté tandis que des efforts frénétiques étaient tentés pour la résoudre.

Sa vision de ce qui se passait réellement demeura longtemps confuse. Depuis des semaines, il n’avait pas pris la peine d’allumer la télévision ou de lire les journaux ; s’il l’avait fait, il aurait immédiatement appris que la tentative de Hemmikaini pour faire « au mieux », n’avait pas été suffisante et qu’en conséquence, la crise sud-africaine s’était transformée en une horrible boucherie.

Pendant que Makerakera, l’expert en agression, suait à grosses gouttes pour rassembler une équipe improvisée autour de lui : Choong de Hong Kong, Jenny Pender de l’Indiana, Stanislas Danquah d’Accra et quelques élèves, le télépathe grec Périclès Phranakis tourna le dos à la catastrophe et son esprit s’engagea sur un chemin bien à lui.

À Salisbury, Nairobi, Johannesburg, les troupes descendaient du ciel ; derrière elles, les hôpitaux mobiles, les hélicoptères de transports, les bidons, les sacs, les ballots de nourriture ; et derrière, les juristes et les politiciens. Un grand silence succéda au tumulte, et il fut rompu par les pleurs des enfants.

Cependant, un stratoplane Mach 5 amenait l’enveloppe charnelle de Périclès Phranakis à Oulan-Bator et les conclusions des ordinateurs furent vérifiées : il fallait Ilse Kronstadt pour résoudre la crise, et puisqu’elle ne pouvait aller sur le terrain, on venait à elle.

Comme tous les esprits se tournaient vers Phranakis, Howson se retrouva étrangement isolé ; et la panique qu’il éprouva en se sentant seul, par contraste avec le flot d’attentions dont il avait été l’objet pendant un mois, l’incita à s’intéresser aux problèmes dont tous ceux qui l’entouraient étaient préoccupés.

Il n’osa pas immédiatement s’avancer dans l’intimité de Ilse Kronstadt, mais il percevait son angoisse comme une mauvaise odeur. Confusément, il comprit que même si Phranakis avait failli à sa tâche, il n’en demeurait pas moins le plus proche concurrent d’Ilse Kronstadt dans sa spécialité : l’élimination des agressions violentes. Devant la nécessité de briser les fantasmagories de Phranakis, elle faiblissait.

Embarrassé, il porta son attention ailleurs, et découvrit que Phranakis était en train de devenir une obsession paranoïde dans l’esprit du personnel. Les témoignages de ceux qui l’avaient connu s’amassaient, et les voix des morts sur le papier, sur bande magnétique, sur film, montraient le chemin à Ilse Kronstadt : à cinq ans, il faisait telle chose, avec sa première petite amie telle autre ; pendant son entraînement télépathique, il avait eu des difficultés avec telle autre encore, etc.


Comme un sculpteur rassemble toutes sortes de morceaux de métal et les fond pour en faire une œuvre d’art, Ilse choisissait dans toutes ces données et inventait l’image mentale de Phranakis. Howson était fasciné : il était si absorbé qu’il ne put jamais déterminer à quel moment il s’était introduit pour la première fois dans la conscience de Ilse Kronstadt. Il ne se rendit peut-être pas compte qu’il l’observait, ou bien elle était trop préoccupée pour s’en soucier. Il penchait pour la seconde explication et ressentit une vague de culpabilité devant son refus d’exploiter son propre don comme elle le faisait du sien.

Il oublia qu’il était Gerald Howson. Il oublia qu’il était un infirme, un nain, un hémophile et un orphelin. Il se rappela seulement qu’il était un télépathe, capable de s’emparer des éléments dans n’importe quel esprit si le propriétaire lui en donnait la permission, et, avec une ardeur désespérée, il nourrit son savoir de tout ce qui avait conduit à l’impasse présente.

Phranakis : voici comment il avait conscience de lui-même avant de se réfugier dans la fugue ; c’était là le visage qu’il voyait chaque jour dans la glace ; la mère dont il se souvenait, le père, les frères et sœurs ; la route qui le conduisait à Athènes, et les déceptions de la jeunesse, et la chambre où il fut frappé pour la première fois par la connaissance de sa véritable identité…

L’Afrique du Sud : l’ulcère qui s’infectait sous la surface lisse de modernité ; la haine des Noirs contre la peau blanche, et la rapacité qui explosait en violence… Il visualisait l’énorme Polynésien Makerakera, descendant une rue ensoleillée et absorbant la haine comme un appareil photo ; il était l’un des rares télépathes réceptifs dépourvu de « voix » projective, comme les surveillants thérapeutiques et les analystes de divan que Howson avait rencontrés dans l’hôpital. Il perçut des images de longs couloirs, les pièces où des personnages solennels s’étaient rencontrés pour donner un sens à l’antique lieu commun concernant le meilleur moment d’arrêter une guerre. Il perçut la réaction de Phranakis quand celui-ci comprit que son travail avait échoué : il l’avait ressenti comme la némésis, la rançon de son ubris, l’orgueil illimité qui avait offensé les dieux de ses ancêtres.

Et il plongea aussi dans les vies et les esprits de ceux que Phranakis avait entraînés avec lui. Entraînés : c’était l’aspect vraiment unique de ce cas, et le seul qui effrayait au plus haut point Ilse Kronstadt.

Car tel était le pouvoir de Phranakis qu’il n’avait pas eu à attendre le consentement des personnalités réflexives du groupe catapathique : il les avait simplement emmenées avec lui – quatre de ses plus proches associés non télépathes – et les avait fait sombrer dans son univers d’illusion.

Terrifié comme un lapin devant un serpent, Howson remontait le cours des événements autour de lui. Plus bas, là où les spécialistes et les politiciens, les familles et les parents s’étaient rassemblés, on amenait Phranakis dans la pièce où Ilse Kronstadt l’attendait pour lui livrer bataille. L’hôpital semblait se ramasser sur lui-même, se raidir comme s’il s’apprêtait à vibrer d’appréhension comme une corde de violon. Howson s’était raidi lui aussi, perdu pour le monde, osant à peine respirer.

XII

Dans les rues de son imagination passait une procession. Tandis que les jeunes gens et les jeunes filles couronnés de fleurs dansaient en son honneur, les graves aînés se rassemblaient dans le temple de Pallas Athénée. Là, ils préparèrent la couronne de lauriers qui devait couronner le champion. Malgré leurs ruses et leurs vantardises, les barbares s’en étaient allés, vaincus. La cité était sauvée ; la civilisation et la liberté avaient survécu, tandis qu’au loin un tyran maudissait ses généraux et ordonnait leur exécution.

Il y avait assurément une cité. Il y avait, en un sens, des aînés rassemblés devant leur champion. Mais Esculape était plus présent à leur esprit que Pallas, et la couronne qu’ils avaient préparée pour son front était un léger réseau de métal relié à un enregistreur d’encéphalogrammes. Il n’y avait pas de tyran à part le démon de la haine, mais il existait des barbares qui avaient passé pour des êtres civilisés jusqu’à ce qu’ils soient défaits et démoralisés. Ils avaient conquis Périclès Phranakis et défiaient encore les forces lancées contre eux. Il avait refusé de savoir, et à présent, il avait oublié.

Son visage basané exprimant le contentement, il reposait sur ce qui était principalement un lit mais pouvait devenir un prolongement de son corps si nécessaire. Outre les appareils enregistrant ses réactions physiques – battements de cœur, respiration, mouvements du cerveau, pression sanguine et une douzaine d’autres – des prothèses complexes étaient reliées à lui. Pour l’heure, il était nourri artificiellement, tandis que d’autres dispositifs étaient au repos. Si le choc du réveil se révélait aussi brutal que la perte de conscience, il pouvait renoncer à toute tentative de rester en vie. Alors, le masseur cardiaque, l’oxygénateur, le rein artificiel, combattraient l’inhibition vitale et maintiendraient l’existence dans son corps jusqu’à ce qu’il ait péniblement accepté d’être frustré de l’évasion hors du monde qu’il avait projetée.

Non loin de là, Ilse Kronstadt s’était installée au milieu d’un dispositif similaire. Sur un siège à ses côtés se tenait un jeune homme au visage pâle et anxieux récemment nommé télépathe réceptif et qui lui servait de surveillant de thérapie. Une fois qu’elle aurait pénétré dans le monde d’autoglorification de Phranakis, il lui serait impossible de communiquer verbalement avec les médecins qui supervisaient le processus. Par tours de garde successifs, ce jeune homme ainsi que trois autres « écouteraient » ses luttes et en feraient le rapport aux médecins.

Les uns après les autres, les techniciens, les spécialistes, les télépathes, saluaient Singh qui se tenait au pied du lit de Ilse Kronstadt. Elle paraissait très petite et vieille, étendue au milieu de l’appareillage du lit, et bien qu’elle ne lui en eût rien dit, il savait qu’elle avait peur.

— Nous sommes prêts, Ilse, dit-il du ton le plus égal qu’il put prendre.

— Moi aussi. (Elle n’ouvrit pas les yeux.) Vous pouvez rester silencieux à présent.

Puis, sans autre signal, elle se laissa aller. Comment on s’en rendait compte, jamais Singh n’avait été capable de le comprendre, mais on ne pouvait s’y tromper : elle était là, consciente et présente à son corps, et l’instant d’après, ce n’était plus qu’une coquille tandis qu’elle se trouvait dans un autre univers.

Il laissait ses yeux douloureux fixés sur le visage pâle du gardien et fut effrayé au bout de seulement deux minutes de lire sur ses traits un choc de surprise. Au même instant, Ilse s’agita.

— C’est dur… dit-elle d’une voix lointaine. À présent, j’ai l’image de sa fantasmagorie. Il est le héros, le défenseur d’Athènes, le chéri des dieux et l’idole du peuple… Je ne peux pas m’introduire, Pan ! Pas sans me rendre tellement visible qu’il rassemblera toute sa volonté pour me résister.

— Prenez votre temps, dit Singh d’un ton rassurant. Il y a sûrement une chance de pouvoir introduire un personnage-écran dans sa fantasmagorie. Cela peut prendre du temps, mais cela viendra.

— Sa maîtrise est fabuleuse, Pan. Les effets schizoïdes secondaires sont incroyablement contrastés. Et il les tient de ses personnalités réflexives autant que de lui-même.

Singh se mordit la lèvre. Seuls de superbes pouvoirs d’autodépréciation pouvaient créer des personnalités schizoïdes secondaires. Des individus jouant leur rôle dans un drame, dont les idées et les réactions n’étaient observables et contrôlables que par le moi des télépathes. Cependant, il continuait de l’encourager.

— Cela devrait faciliter les choses ! Il ne sera pas surpris de voir apparaître un intrus.

— Il n’a laissé aucune place pour des intrus ! objecta-t-elle dans un cri. C’est comme un bouton de fleur ; il est complet et tout ce qu’il peut faire c’est s’épanouir et être parfait !

Si désespéré que fût son désir de trouver une réponse rassurante, Singh n’y parvint pas. Le fantasme de Phranakis devait l’avoir accompagné pendant des années, nourri par son inconscient, poli et perfectionné jusqu’au moment où il avait pu le dérouler comme un film sans aucune des hésitations ou des doutes qui auraient pu permettre l’irruption déguisée d’un thérapeute.

— Prenez patience, Ilse, dit-il d’une voix épaisse. Quand la situation n’offrira plus d’espoir, nous perturberons ses rythmes cérébraux et nous vous ferons entrer.

Pas de réponse. Pourquoi y en aurait-il eu ? D’autres, des thérapeutes de moindre envergure, avaient fait appel à des moyens aussi brutaux ; Ilse Kronstadt n’en avait jamais eu besoin. Déjà, avant même qu’on ait commencé le travail, un amer parfum de défaite flottait dans la pièce.


Alice de l’autre côté du miroir : un chemin qui tournait toujours sur lui-même, quelle que fût la façon dont on luttait pour atteindre son but.

Effrayé par le mystère de ce qui se passait au point de ne pouvoir s’en arracher, Howson saisissait cette image mentale et d’autres, dans les esprits de ceux qui tentaient de guérir Phranakis. C’étaient des indices, rien de plus : des marques personnelles accrochées au groupe catapathique par ceux qui trouvaient intolérables les concepts non reconnaissables. Auparavant il avait accepté l’explication de Waldemar. Il n’avait pas idée que la réalité pût se trouver si loin au-delà du concept, le soleil comparé à la lune, le continent comparé à la carte.

Il avait éprouvé les esprits des télépathes conscients. Là, il trouvait réfléchi le monde familier : une loi régissait le passage de l’événement, le solide était solide, les sens murmuraient leurs nouvelles sur la condition du corps. Mais Phranakis avait fermé et verrouillé toutes les portes du monde ordinaire et bien qu’il y eût des fenêtres – de verre tourné vers l’intérieur, pour ainsi dire – ce qui se passait derrière elles relevait de la folie.

Conscient de cela, Howson souhaita de toutes ses forces résister à une telle tentation. Il vit le parallèle qui existait entre ses fantasmes et ceux de Phranakis – le concept de Héros, l’organisation de toute chose autour de son caprice, de telle sorte que rien ne perturbait, n’irritait, n’offensait le maître à la sagesse toute-puissante. Déjà les pulsions sadomasochistes que Phranakis avait si longtemps haïes commençaient à sortir de l’ombre et à colorer ses visions.

Il y eut des captives précipitées du haut de l’Acropole, de sorte que la musique de leurs cris pût rendre plus grande encore la joie du triomphateur…

Abruptement, le déroulement égal de l’action vola en éclats. Ce fut comme un tremblement de terre ; des bâtiments s’effondrèrent, les gens vacillèrent, le ciel s’obscurcit. Cela ne dura qu’un instant, mais le choc fut ressenti. Le contact de Howson fut rompu, et il lui fallut plusieurs minutes avant de pouvoir le retrouver.

— Elle est dedans, annonça le surveillant de thérapie, le visage tordu par la tension en un masque inhumain. Une captive condamnée à mort. Elle essaye d’attirer l’attention du moi du héros.

Singh hocha la tête pensivement.

— J’imagine. Cela correspond aux données que nous avons sur ses préférences sexuelles. Avez-vous idée du plan à long terme ?

— Fixé pour une courte distance, dit le surveillant. Son idée est de l’impliquer dans une situation sexuelle, compter qu’il perdra le contrôle de la situation et en profiter pour établir sa domination… Trois séquences principales sont envisagées. Vous les voulez ?

— S’il ne se passe rien de plus intéressant en ce moment.

— Non. (Le surveillant dut s’arrêter et déglutit péniblement.) On jette encore des captives du haut des rochers. Donc, ou bien elle va concrétiser un couteau quasi réel – à la faveur d’un banquet peut-être – et le castrer publiquement ; ou bien elle l’entraînera dans une stupeur alcoolique et concrétisera un incendie dans le temple, et c’est pourquoi elle a besoin de matériel sur la destruction du Parthénon ; ou alors elle commencera à exciter les personnalités réflexives et fomentera une révolte d’esclaves.

Singh ferma les yeux. Après toutes ces années de travail en tant que médecin, le sang-froid avec lequel certaines méthodes étaient employées par lui ou par ses collègues le rendait encore malade. Ce que la castration publique ferait à Phranakis, il n’osait y penser – mais il pouvait l’imaginer. Si quelque chose pouvait l’expulser hors de son univers de fuite, c’était cela. Tout le matériel concernant sa sexualité soulignait le besoin de réassurance de sa masculinité. Le monde réel ne l’avait jamais menacé de quelque chose d’aussi horrible que ce qu’Ilse était en train de préparer.


Howson suivait mieux les développements à présent. Il avait découvert la raison du « tremblement de terre » – une sorte d’impulsion électrique avait été infligée à l’organe de Funck de Phranakis afin de ménager un passage à Ilse Kronstadt. Il était plus facile d’être à l’écoute, maintenant ; elle avait établi un lien avec la conscience normale. Avec un dégoût fasciné, il en vint à comprendre ses plans, et il lui fallut se forcer pour se rappeler qu’à moins d’être frappé par quelque chose de brutal qui le ferait sortir de son rêve agréable, Phranakis ne valait pas mieux qu’un cadavre, et qu’il en allait de même pour quatre non-télépathes pleins de valeur, qui avaient travaillé dur et dont il avait piétiné les précieuses personnalités. En un sens, il méritait ce qui allait lui arriver. Mais… pouvait-on vraiment dire de quiconque qu’il méritait cela ?


— Elle commence à être très fatiguée, chuchota le gardien comme si Ilse pouvait l’entendre. (Ce qui était absurde : rien ne pouvait l’atteindre à présent, à l’exception de la totale violence d’un autre télépathe. Toute son énergie s’était muée en pouvoir de volonté tandis qu’elle modifiait, ajoutait et laissait ouvert le schéma du fantasme de Phranakis.)

— Est-ce que la crise est proche ? demanda Singh à voix basse.

— Elle rassemble toutes ses ressources. Elle essaye de le distraire avec des images sexuelles pendant qu’elle fixe le couteau – Oh, Bon Dieu !

Toute l’assistance, et Howson là-haut dans sa chambre, tressaillirent en entendant le cri. Les yeux roulant de terreur, ignorant ceux qui l’entouraient et ne voyant que le terrible drame mental qui se déroulait entre Ilse et Phranakis, le surveillant hoquetait.

— Elle est en train de faiblir ! Elle est en train de perdre le contrôle et lui se monte une garde personnelle, des schizoïdes, une armée de schizoïdes ! Il s’est décrété Cadmus et jette sur le sol des dents de dragon et les soldats jaillissent du sol !

— Ramenez-la ! cria Singh, et il sut au moment où il prononçait ces mots que c’était ridicule.

Quelqu’un – il ne se donna pas la peine de relever qui – le dit franchement :

— Si vous essayez de la réveiller maintenant, elle laissera la moitié d’elle-même derrière elle, Pan. Et elle aimerait mieux mourir que rester infirme.


Cela ressemblait donc à cela de perdre…

Elle était très fatiguée. C’était presque un soulagement de sentir son imagination rognée par les armes, incapable de lutter plus longtemps. Des soldats l’entouraient, des hommes immenses aux visages basanés et aux barbes incultes, harnachés de bronze et de cuir. Y avait-il eu un banquet ? Déjà elle n’était plus sûre de savoir où finissait l’illusion ; il y avait une douleur réelle là où on lui avait saisi brutalement le bras, et cela lui rendait plus difficile de se concentrer. Le monde vacillait. Elle était – elle était – prisonnière. Oui, une ennemie condamnée, épargnée par clémence, arrêtée pour trahison. Et la sentence était fixée, sans appel, par celui qui aurait été sa victime.

La mort.

C’est Justice ! approuvèrent des milliers de voix dans un rugissement. Résonnant dans son crâne comme dans le toit de marbre. Justice !

XIII

Avec une horreur incrédule, Howson suivait le déclin de ce pouvoir étincelant qu’il n’était plus guère possible d’appeler Ilse Kronstadt. Il criait de toutes ses forces de sa voix ridiculement flûtée NON NON NON sans pouvoir s’arrêter. Des larmes ruisselaient sur ses joues car l’esprit d’Ilse Kronstadt avait été si beau, si clair et lumineux, comme l’image enfantine d’un ange. Les vandales fracassaient les panneaux de verre tachés, jetaient de la poussière sur le tableau de maître, traînaient les tapisseries dans la boue. Un fou mordait dans le crâne d’un bébé, le Temps dévorant ses enfants, le sang dégoulinant sur son menton, un rire rauque et bourbeux raillant les espoirs des humains.

Et soudain, sans avertissement, comme s’enflamme une dernière brindille sèche, la lumière revint. Elle révélait une vie tout entière, comme un sentier vu de son extrémité, chaque pas et chaque étape du voyage clairement visible. Troublé et effrayé, Howson la contemplait.

La flamme déclina. Il y eut un sentiment de regret infini, dépourvu d’amertume, car il était impossible que les événements se fussent déroulés différemment. Une résignation paisible. Des brumes descendaient sur le chemin, abandonnant les échecs comme des ombres grises dans les ténèbres. Tant et tant d’échecs ! Et celui-ci surtout : le symbolique enfant du destin voué à une vie maudite par l’avidité d’un apprenti tyran, par l’égoïsme d’une mère qui n’aurait jamais dû engendrer, et par le caprice d’une cruelle hérédité.

Le bébé tordu que je n’ai pu aider.


Il était aveugle, et pourtant il remuait. Il courait, traînant sa jambe courte, trouvant quelque part la force d’ouvrir les portes et de descendre les escaliers sinueux, de traverser les couloirs sans fin, négligeant les larmes qui jaillissaient de ses yeux et coulaient sur ses joues creuses. Seul son corps faisait ce voyage. Il était parti ailleurs.


Oh, Bon Dieu ! fit le surveillant, et il se leva comme si une main immense l’avait arraché à son siège.

— Elle est partie ? chuchota-t-il.

— D’où est-ce que ça vient ? hurla le surveillant. Seigneur, d’où est-ce que ça vient ?

Comme un animal traqué, il tourna sur lui-même, les yeux brièvement traversés de folie.

— Quoi donc ? cria Singh. Quoi ?

Le technicien qui suivait la ligne de l’encéphalographe poussa une brève exclamation.

— Dr Singh ! jappa-t-il. Je capte un rythme superposé ! Il ne bat pas à la même vitesse… et regardez son amplitude !

— Son cœur reprend des forces ! annonça un autre technicien d’un air incrédule.

— Regardez ! (Le technicien de l’encéphalogramme posa le doigt sur les traces sinueux.) Il se calme maintenant, il revient à un rythme normal, mais quand ça a commencé, il y avait une telle hétérodynie que j’ai cru qu’elle était fichue.

— Est-ce que Phranakis prend le contrôle de tout son esprit ?

— C’est impossible, dit sauvagement le technicien. Je connais son tracé comme… son écriture. Et ça n’est pas le sien.

L’air parut se raidir, comme une eau très froide se met à geler. Complètement égarés, ils se regardaient les uns les autres, à la recherche d’une explication.

— Nous ne pouvons rien faire, dit Singh. Seulement attendre.

Ils hochèrent lentement la tête en guise de réponse. Et comme ils s’apprêtaient à passer les dernières et cruciales minutes, du bruit se fit entendre à l’extérieur.

Des voix irritées montaient et tentaient d’arrêter quelqu’un. On entendit courir, des pas légers et assourdis par le sol qui absorbait le bruit. Il y eut un martèlement sur la paroi insonorisée de la porte, et un cri faible, à peine audible.

Le surveillant, toujours en état de choc, fit deux pas en direction de la porte, la démarche saccadée, comme une marionnette manipulée maladroitement. Singh se retourna lentement, les mots qu’il préparait pour réclamer le silence et prévenir du danger moururent sur ses lèvres, et il tenta de se rappeler à quoi ressemble l’espoir.

Puis les portes s’ouvrirent avec fracas, et le géant parut, pleurant, boitant, et mesurant guère plus d’un mètre cinquante.


Il y avait l’enfant, et je voulais tellement l’aider, et j’ai dû dire ces mots misérables pour expliquer les petits problèmes et les grands… Le docteur a dit : une épaule plus haute que l’autre, une jambe plus courte que l’autre – un beau gâchis. Et plus tard, j’ai appris ce qui concernait son grand-père, j’ai trouvé dans l’esprit de la femme ; elle savait et elle a quand même eu l’enfant, pour faire du chantage… Gros problèmes ! Quel plus gros problème pouvait-il y avoir ? Et je voulais l’aider aussi, et toute ma vie ça a été ça, parce qu’il y a tant de gens malades et tristes que je peux aider… que je pouvais aider… Ah, CETTE MAUDITE TUMEUR DANS MON CERVEAU ! Pas plus grosse qu’une balle, et comme une balle elle me tue avant que je sois prête à mourir.


C’est alors qu’Howson s’oublia lui-même.


Tout d’abord, elle ne comprit pas la puissance qui lui était soudainement venue. C’était comme devenir une rivière torrentielle, large, profonde et terrible. C’était brut parce que c’était aussi neuf qu’un bébé, mais cela flamboyait.

De la force vive… Aucune force ne… Mais si ! De la force !!

La défaite ? LA DÉFAITE ?

Il n’y avait plus de place pour des idées de mort ou de défaite !

Lentement, calmement, comme elle avait envisagé la perspective de mourir, elle commença de prendre en charge ce qui lui était accordé, il n’y eut pas de résistance et elle ne s’interrogea jamais sur l’origine du pouvoir : elle avait trop l’habitude de rencontrer des étrangers dans son propre esprit pour perdre son énergie à éclaircir la question. Les images fatales s’atténuèrent, que lui avait imposées Phranakis, et elles devinrent ténues comme des fantômes ; elle éprouva la terreur de Phranakis et ajourna aussitôt l’envie d’en tenir compte. Elle-même était un peu effrayée, mais encore calme.

Cherchant des leviers avec lesquels orienter la force, elle découvrit presque aussitôt un concept familier, relié si puissamment à ses récentes préoccupations qu’elle en fut tout ébranlée.

Mère-Enfant : Images de parturition, nourrissement, soutien, chaleur, amour. Enfant-Mère : Images de fierté consécutive, d’espoir, gratitude, amour. Les formes étaient imprécises, comme si elles provenaient d’une source qui ne connaissait pas vraiment ces questions-là dans la vie réelle. Une curiosité ténue traversa l’esprit d’Ilse et elle la rejeta. Dans sa conscience détachée, elle savait qu’il lui fallait utiliser le pouvoir avant de s’épuiser et de perdre le contact, et que la nécessité primordiale et unique était de s’arracher à la haine que Phranakis éprouvait pour elle.


— Elle se libère ! s’exclama quelqu’un.

— J’ai vu ses paupières bouger, murmura Singh.

— Mais elle n’est pas seulement en train de se libérer ! chuchota le technicien auprès de l’encéphalographie. Elle ramène Phranakis avec elle – Non, attendez ! (Il se pencha sur l’enregistrement de Phranakis comme s’il pouvait voir à travers le présent et lire ce qui n’avait pas encore été enregistré.) Il se passe quelque chose ! Mais Dieu seul sait quoi !


Dompté, troublé, ne sachant où il en était, le héros sentit son plaisir réduit en cendres. L’instant d’avant il était en sécurité et sûr de lui ; il avait mis en échec une attaque contre sa vie même. Les dernières tentatives des barbares pour venir à bout de lui avaient été réduites à néant. La plus puissante cité de tous les temps, Athènes, fleur de la civilisation, était sienne, et ses citoyens étaient à ses ordres. À travers les siècles, ils se souviendraient de lui, Périclès le Grand !

Et cependant, il éprouvait encore de la terreur. Il lui semblait qu’il courait comme un lapin apeuré, une épée dans sa main, cherchant ses ennemis, les mettant hystériquement au défi de se montrer. Devant le palais de marbre, sous l’arche bleutée des cieux, il hurlait son défi aux dieux eux-mêmes !

Il dressa la tête, emplit ses poumons, et ne put parler. À ses yeux remplis de terreur, il apparut que les cieux basculaient comme une tente déchirée, et les dieux se manifestèrent.

Il voulut tomber le visage contre le sol, plonger sa face dans la poussière, nier cela comme il avait nié – quoi ? Quelque chose de terrible, mais pas aussi effrayant que ceci ! Il était paralysé. Gémissant, il lui fallait regarder, et ce qu’il vit lui sembla être la majesté de Jupiter tonnant, qui levait ses éclairs et les précipitait sur les mortels qui avaient cru pouvoir usurper le droit divin.

Périclès le Grand devint Périclès Phranakis. Périclès Phranakis s’éveilla comme un enfant qui hurle pour échapper à ses cauchemars, et ceux qui veillaient sur son corps se précipitèrent pour l’empêcher de repartir.

Et Zeus tonnant, vidé de toute son énergie par son unique éclat de puissance, tomba de tout son long sur le sol.


— Est-ce que nous savons comment il a fait ça ? murmura Danny Waldemar en jetant un coup d’œil incrédule et effrayé sur le petit corps difforme étendu dans le lit d’hôpital.

— Le surveillant était trop dépassé pour suivre exactement, répondit Singh.

Il souhaitait ardemment que Howson reprenne conscience ; il savait qu’il ne pourrait jamais lui exprimer toute sa reconnaissance pour avoir sauvé Ilse de l’humiliation de la mort et de la défaite, mais il désirait que l’infirme puisse au moins lire dans son esprit.

— Nous avons saisi quelque chose. C’était le pouvoir brut qui a agi à la fin, bien sûr ; il a été capable de saisir tout ce que Phranakis offrait et de le transformer en une image hostile et haïssable. Je crois qu’il marmonnait quelque chose au sujet des divinités grecques quand il s’est réveillé – peut-être les a-t-il vues quand Howson a fait irruption dans son fantasme… Peu importe ; nous saurons bientôt.

— Ce que je ne comprends pas, c’est ce qui l’a décidé à porter secours, dit Waldemar. Je n’ai pas encore pris contact avec Ilse, bien entendu. Elle est encore si faible… Vous voyez ce qui s’est passé ?

— Oui, elle s’est réveillée suffisamment longtemps pour me le dire, depuis qu’on l’a libérée des prothèses. (Singh s’arrêta et s’épongea le visage.) Il semble que le père de Howson était Gerald Pond. Ça vous dit quelque chose ?

— Le… le terroriste ? Celui-là ? Eh bien, Ilse a dû être là et s’occuper de lui quand elle travaillait pour la pacification de l’O.N.U. !

— Exactement. Et tandis qu’elle examinait les blessés pour rassembler des données, à l’hôpital, elle a rencontré la mère de Howson. Il était né quelques heures plus tôt. Il n’a jamais été aimé. Sa mère l’a eu pour essayer de forcer Pond à l’épouser et ne s’est jamais souciée de lui d’aucune façon. Et les gens ont toujours vu son visage avant toute autre chose et… cela les dérangeait. Aussi n’a-t-il jamais été aimé. Sauf une fois.

— Par Ilse ?

— Oui. Elle ne l’a jamais vu de ses propres yeux, aussi ne l’a-t-elle pas reconnu quand il s’est retrouvé ici vingt ans plus tard. Mais elle l’avait vu à travers l’esprit de la mère peu de temps après sa naissance, et depuis il a été une sorte de symbole pour elle, la somme de toutes les frustrations qu’elle ressent parce qu’elle ne peut pas aider tous les gens qu’elle aime. Et elle a pensé à lui quand elle croyait vivre ses derniers moments.

— Sera-t-elle de nouveau capable de travailler ?

— Non. Mais elle vivra un certain temps. J’en ai l’assurance. Elle vivra assez longtemps pour enseigner à Howson tout ce qu’elle sait.

— C’est mieux que d’avoir des enfants, dit Waldemar. Pour nous, je veux dire. (Il jeta un coup d’œil à Singh.) Savez-vous que nous vous envions ?

— Oui, murmura Singh. Et nous, nous vous envions, vous.

— Y compris Howson ?

— Non, dit Singh. Ça ne sera jamais facile pour lui. Il pourra trouver des compensations dans le développement de son don, à présent qu’il peut l’exploiter dans un sens qui le satisfera. Mais il aura toujours à lutter contre sa jalousie envers ceux qui peuvent descendre une rue sans boiter et regarder les autres en face.

Waldemar le regarda un moment, puis il gloussa.

— C’est ce que j’allais vous dire, fit-il. Mais si vous l’avez déjà compris… Eh bien, avec vous et Ilse pour le guider, il survivra.

— Il fera beaucoup mieux que simplement survivre, répondit Singh.

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