Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
Après l’accouchement ils la mirent dans un lit, la grosse femme ravagée par le tourment et la faim, au point que ce n’était pas seulement sur son ventre vidé que sa peau pendait comme un vieux vêtement. En dépit d’une large ceinture pelvienne, elle avait eu un accouchement difficile ; le médecin au visage fatigué l’avait jugée un peu plus mal en point que les autres qui se disputaient les places à l’hôpital, aussi lui avait-on attribué un lit. Elle ne manifesta aucune reconnaissance. Et elle n’aurait pas montré d’amertume si on l’avait traitée comme la plupart des femmes qui étaient passées par la salle de travail ce jour-là, et si on l’avait mise dans un fauteuil pour se reposer deux heures pendant qu’on nettoyait le sol avec une solution de soude caustique, par manque de désinfectant, et qu’on brûlait le papier kraft de la table de travail avant d’en mettre un propre, par manque de linge.
La « crise » avait été en gestation pendant le même temps que l’enfant. Elle avait culminé une semaine ou deux avant lui.
Il manquait deux carreaux à la fenêtre près du lit de la femme et les trous avaient été recouverts avec du journal et du papier collant. La femme du lit de droite avait une blessure par balle et fixait le plafond d’un air égaré. Dans un coin du plafond subsistait la trace d’une langue de fumée graisseuse de la même nuance exactement – noir bordé de gris – qu’aurait laissée une bougie, mais large de cinquante centimètres.
Du bruit venait de la rue, inhabituel, dérangeant. Un mois plus tôt, il y aurait eu le vrombissement de la circulation, le bourdonnement des gens flânant au soleil, un arrière-plan prévisible, rassurant, avec des associations d’idées banales. À présent, il y avait par moments un hurlement rauque, grossièrement amplifié, mais déformé par l’orientation du mégaphone, de sorte qu’on pouvait seulement dire que c’étaient des ordres qui étaient donnés. Il y avait aussi le graou-badabang-clang d’un véhicule lourd à chenilles ; la morsure acide des sifflets de police ; un piétinement à l’unisson. Automatiquement l’esprit se tendait, se demandant si s’ensuivrait le bafouillis des fusils.
À peu près une heure après la naissance, une femme en treillis vert olive se montra à la porte de la salle d’hôpital. Elle avait les cheveux courts comme un homme et une ceinture où pendait un étui brun luisant. Elle regarda autour d’elle avec curiosité et s’en alla.
Un peu plus tard une infirmière entra, le visage fermé et la bouche tombante, avec le médecin qui avait supervisé l’accouchement.
Tous les lits disponibles étaient utilisés ; c’est seulement parce qu’il n’y avait plus de lit qu’il restait des espaces entre les malades. Malaisément, obligés parfois d’avancer de guingois, l’infirmière et le médecin s’approchèrent de l’accouchée.
— Vous… Heu… (Le médecin décida de ne pas présenter les choses de cette façon, s’éclaircit la gorge, fit un autre essai.) Vous n’avez pas encore vu votre bébé, madame… ?
— Mademoiselle, dit la femme dans le lit. (Ses paupières se déroulèrent comme des stores sur ses yeux mats. Ses cheveux s’enchevêtraient malproprement sur l’oreiller, sombres et graisseux.) Mlle Sarah Howson.
— Je vois.
Le médecin n’était pas sûr de voir, mais sa réplique emplit le silence, bien que le silence en vérité fût un silence subjectif, comblé dans la réalité par le fracas des quarts métalliques qu’on ramassait après le repas des malades.
L’infirmière chuchota quelque chose au médecin en lui montrant un formulaire polycopié : quadrillage gris sur papier gris. Il hocha la tête.
— Je suis désolé du retard, Miss Howson, dit-il. Mais les choses sont difficiles en ce moment… Lui avez-vous déjà choisi un nom ? (Et, se reprenant parce qu’il ne savait jamais, dans les circonstances actuelles, jusqu’où allait la détérioration du service normal, il ajouta :) On vous a dit que vous avez un garçon, non ?
— Je crois. Oui, quelqu’un m’a dit.
— Si vous avez choisi un prénom, nous pouvons l’inscrire sur le registre des naissances.
— Je… (Elle s’essuya le front.) Je pense… Dites, c’est vous le docteur qu’était là ? (Ses yeux se rouvrirent, scrutant le visage de l’homme.) Oui, c’est vous. Docteur, c’était moche, hein ?
— Assez moche, admit le médecin.
— Est-ce que ça… ? Je veux dire, est-ce que ça va rester… ?
— Oh, non, il n’y a pas de détérioration permanente, coupa le docteur, espérant avoir l’air rassurant malgré sa cuisante migraine et l’épuisement qui lui mordait les tripes ; il n’était plus sûr de rien par les temps qui couraient – personne ne l’était plus – mais être rassurant était une habitude.
Tout avait fichu le camp. Mais où ? Comment ? Il avait éclaté en morceaux, le monde paisible et sûr d’il y avait quelques semaines, et l’on parlait de « crise » sans rien expliquer. Pour la plupart des gens, ça ne signifiait rien en soi ; c’est juste que l’autobus n’arrivait pas à votre arrêt habituel, et l’électricité flanchait au milieu de la cuisson du repas, et sur le trottoir il y avait un slogan inachevé en lettres barbouillées, et un monument à la mémoire d’un héros mort avait follement basculé sur son socle pulvérisé, et le prix des denrées avait monté en flèche, et la radio grognait de vieux disques et disait tous les quarts d’heure qu’il fallait garder son calme.
Pour le médecin cela signifiait aussi qu’il fallait sonder de hideuses blessures à la recherche de morceaux de pierre et de verre ; cela signifiait une pénurie de désinfectant, d’antibiotiques et même de couvertures ; cela signifiait traumatismes, blessures par balles et bombes incendiaires artisanales lancées à travers les fenêtres.
À présent, il y avait les étranges hommes en uniforme qui parlaient une douzaine de langues et se tenaient aux coins des rues en maniant leurs armes avec désinvolture ; il y avait les officiers qui venaient vous questionner à propos de fournitures nécessaires et de lits en trop, s’il y en avait ; il y avait des stands de ravitaillement aux grands carrefours et les rations graduées d’aliments de base et le tampon qu’on vous mettait sur la main gauche, à l’encre indélébile pour 24 heures afin que vous ne reveniez pas avant demain – tout se passait comme si la population était d’un coup devenue un mélange de criminels et de malades assistés.
— Oh, nom de Dieu, dit l’accouchée dont la tête roulait derechef. J’espérais ne plus jamais en passer par là. Et je pouvais, hein ?
— Avez-vous choisi un prénom pour votre fils ? demanda le médecin d’une voix sonore.
— Un prénom ? Hé ben… Gerald, je suppose. Comme son père. (Manifestant un début de confusion intriguée, la femme regarda droit dans les yeux du médecin et fronça les sourcils.) Qu’est-ce que c’est que cette histoire, d’abord ? Pourquoi est-ce que vous ne me l’avez pas encore apporté ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?
Merde pour la diplomatie. Merde pour la finesse. Le docteur parla d’une voix brève.
— Oui, je regrette de le dire.
— Comme quoi ? Pas de bras, pas de jambes ?
— Non, rien d’aussi terrible, heureusement. Il y a… une difformité générale. Il est très possible qu’on puisse y remédier, avec le temps bien sûr ; mais il est trop tôt pour le dire.
Un long moment la femme fixa le vide. Puis elle eut un gloussement amer.
— Eh bien Bon Dieu ! Ça lui ressemble, à ce salaud. Il ne voulait pas m’épouser, il disait que le monde était trop incertain pour qu’on fasse des projets pour la vie… alors je me disais, quand j’en serai passée par là, au moins j’aurai un fils pour mes vieux jours… Hé hé hé… et voilà, à la place j’ai un infirme à ma charge…
— Et le père ? fit le docteur en déglutissant pour lutter contre la nausée. (Mettons que ça aussi, ça faisait partie de la « crise » ; cette pensée n’arrangeait rien.)
— Lui ? Il a été tué. Je pensais bien que c’était comme ça qu’il finirait, vous savez, à partir du moment où les gens se sont mis à se battre. Oh, Bon Dieu de Bon Dieu.
— À présent, Miss Howson, nous allons vous apporter votre fils, dit l’infirmière.
Quand le médecin regagna le bureau de service, la femme aux cheveux courts l’attendait. Elle avait ôté la veste de son treillis et l’avait accrochée à une patère tandis qu’elle parcourait le registre des entrées. L’insigne de nationalité sur son épaule disait ISRAËL. Hors de propos, le docteur pensa qu’elle n’avait pas l’air d’une juive avec son nez mince comme un scalpel et ses yeux bleus perçants.
— Une nommée Howson, dit-elle en levant les yeux. Nous avions un dossier sur un certain Gerald Pond dont on a retrouvé le cadavre près du réservoir qu’ils ont dynamité juste au début du soulèvement. Il était censé avoir une amie nommée Howson.
— Ça pourrait être ça. (Le médecin s’effondra dans un fauteuil.) Je viens de l’accoucher d’un garçon. Infirme.
— Grave ?
— Une épaule plus haute que l’autre, une jambe plus courte que l’autre, difformité dorsale, un sacré gâchis. (Le médecin hésita.) Vous ne songez pas à l’emmener pour interrogatoire, Grands Dieux ! Elle a passé un sale moment sur la table d’accouchement, et à présent il faut qu’elle encaisse l’infirmité du môme. Ce serait monstrueux !
— Ne vous hâtez pas de conclure, dit l’Israélienne. Où est-elle ?
— Dans la salle. Quatrième lit en partant du fond.
— J’aimerais jeter un coup d’œil.
Elle se leva. Le médecin ne fit pas un mouvement pour l’accompagner. Il attendit qu’elle fût sortie, puis passa derrière le bureau et prit dans un tiroir la dernière cigarette de son dernier paquet. Il l’avait allumée et s’était réinstallé dans son fauteuil quand l’Israélienne revint.
— Vous l’arrêtez ? demanda-t-il d’un ton aigre.
— Non. (L’Israélienne s’assit vivement et cocha la copie carbone d’une liste qu’elle était en train de consulter.) Non, elle n’a pas de lien avec les terroristes. Elle est à peu près aussi apolitique qu’on peut l’être sans devenir gâteux. Elle avait peur de rester seule, elle doit avoir combien ? Quarante ans, et elle ne croyait pas que ce type, Pond, voulait vraiment dire ce qu’il disait. Il considérait le sexe comme une nécessité, et il la considérait comme un ingrédient nécessaire. Elle s’est raconté qu’elle pourrait briser son obsession de la révolution et du sabotage et le réduire à… la marche nuptiale, les meubles à crédit et toute cette sorte de choses… (Elle eut un sourire en coin.) Triste, hein ?
— Sur elle aussi, vous avez un dossier, j’imagine, fit le médecin d’un ton sarcastique. Vous ne venez pas de découvrir ce genre de détails dans l’instant.
— Humm ? Non, nous n’avons pas de dossier sur elle, et à mon avis ça ne vaut pas la peine d’en constituer un.
— Ah, bravo ! Je suis heureux de voir que vous savez de temps en temps arrêter les frais.
— Ce n’est pas nous qui semons la merde, vous savez, dit l’Israélienne. On fait seulement appel à nous pour éponger.
— Hé bien, la vache ! S’il vous suffit de… d’entrer dans cette salle et de regarder quelqu’un pour dire que ça ne va pas, tac, comme ça, c’est bien dommage que vous ne le fassiez pas avant que la merde soit semée plutôt qu’après.
Le médecin était très fatigué et, de plus, il en voulait beaucoup à ces étrangers polyglottes soutenus par l’opinion mondiale ; il savait à peine ce qu’il disait.
— Nous ne sommes pas encore assez, Docteur. Pas encore.
Et ça non plus, le docteur ne savait guère ce que cela voulait dire.
Au bout de trois jours ils renvoyèrent chez elle Sarah Howson avec l’enfant, et aussi avec des papiers : carte de rationnement d’urgence pour mère allaitant, bon de matériel sanitaire, bon d’assistance médicale, livret de tickets, bon de layette.
Elle revint à la longue rue étroite et à sa double rangée d’identiques maisons à trois étages, aux façades couvertes d’un enduit jaune craquelé, avec les ordures qui s’empilaient dans les caniveaux parce que la « crise » avait interrompu le service municipal de ramassage. Le lendemain de son retour, une paire de gros camions du même vert que les uniformes des soldats descendit la rue en grondant. L’un d’eux mangeait les ordures avec une lame au-dessus de quoi un rouleau brosseur tournait comme une moustache sale ; l’autre arrosait la chaussée d’un germicide odorant. C’étaient encore des charrettes qui vendaient l’eau ; il faudrait peut-être des mois pour réparer le réservoir que Gerald Pond et ses compagnons avaient si efficacement dynamité, et il ne pleuvait guère à cette époque de l’année.
Elle passa la soirée de son retour à dégager ses deux pièces de tout ce qui pouvait lui rappeler Gerald Pond : vieux vêtements, chaussures, lettres, livres politisés. Elle garda les romans, non pour les lire mais parce qu’ils étaient peut-être vendables. Si le bébé ne s’était pas tenu tranquille, elle l’aurait de bon cœur jeté avec le reste, et Gerald Howson aurait sans le savoir quitté le monde qui n’en aurait rien su.
Mais c’était un enfant passif, alors et plus tard. La faim pouvait susciter des pleurs ténus ; le bruit ne durait pas et il acceptait l’inconfort comme une réalité de l’existence, car le simple fait de vivre était inconfortable dans son corps difforme.
Le soir où le petit Gerald achevait sa première semaine d’existence individuelle, les soldats descendirent la rue dans un camion ouvert. Quatre soldats, un officier, un chauffeur. Le chauffeur stoppa devant l’entrée de la maison où logeait Sarah Howson, se glissant dans l’espace entre deux voitures en stationnement, mais sans essayer vraiment de se ranger contre le trottoir. La « crise » avait aussi interrompu la distribution d’essence ; la plupart des voitures qui se trouvaient là n’avaient pas bougé depuis une quinzaine, et déjà les mômes avaient commencé de les traiter comme des épaves, lacérant les pneus, ouvrant les bouchons de réservoirs, gravant sur la peinture des noms et des gros mots avec des couteaux ou leurs ongles.
Deux des soldats attendirent, au repos, près de la porte de la maison. Leurs pattes d’épaule disaient PAKISTAN et ils étaient grands, beaux, charnus, et ils faisaient de grands sourires éclatants tandis qu’ils bavardaient. Mais ils avaient aussi des armes à la bretelle.
Les deux autres soldats et l’officier tambourinèrent à la porte jusqu’à ce qu’on les fasse entrer. Ils montèrent avec le propriétaire effrayé, jusqu’en haut, jusqu’aux deux pièces de Sarah Howson. Là, ils frappèrent de nouveau.
Quand elle ouvrit, la femme dégonflée avec sa grande robe de rayonne ceinturée d’un large tablier, l’officier fut courtois et salua comme à la parade.
— Miss Sarah Howson ?
— Oui. Qu’est-ce que c’est ?
— Je crois savoir que vous étiez une… heu… une amie intime de Gerald Pond. Exact ?
— Oui. (Elle sembla s’affaisser davantage mais il n’y avait aucune protestation dans sa voix.) Mais il est mort maintenant. Et de toute façon je ne me suis jamais mêlée de ces histoires politiques.
L’officier ne fit pas de commentaire.
— Eh bien, dit-il seulement, je dois vous demander de nous accompagner, s’il vous plaît. Nous devons vous poser quelques questions.
— Très bien. (Elle recula apathiquement.) Entrez et attendez-moi pendant que je me change. Est-ce que ce sera long ?
— Cela dépendra de vous, j’ai bien peur.
— C’est à cause du gosse, voyez-vous. (Elle traversa la pièce en traînant ses pieds nus.) Est-ce que je le prends ou est-ce que je demande à quelqu’un de s’en occuper un moment ?
L’officier fronça les sourcils et consulta un papier qu’il sortit de sa poche.
— Ah, en effet, dit-il après un instant. Eh bien, je suppose qu’il vaut mieux que vous l’emmeniez.
Ils allèrent au Q.G. de la police. Il y avait eu du sang sur les élégantes marches de pierre blanche, mais il n’y en avait plus à présent ; toutefois il restait des traces de shrapnel et des impacts de balles, et quelques fenêtres brisées n’étaient pas encore réparées. La police n’avait plus la maîtrise des lieux. En uniforme ou non, ses hommes devaient montrer des laissez-passer pour entrer, et les gardes à l’entrée avaient des pattes d’épaules qui disaient DENMARK. Sarah Howson les regarda, et ce n’était pas la première fois depuis la mort de Pond qu’elle se demandait comment il avait pu se persuader que ses compagnons et lui vaincraient, alors que le monde entier était prêt à intervenir contre eux.
Dans le hall de l’immeuble, l’officier repéra et héla une femme en uniforme dont le corsage portait un insigne blanc avec une croix rouge au lieu d’une indication de nationalité. Elle souriait et avait une voix agréable. Sarah Howson la laissa prendre le petit ballot qu’était son fils.
Le sourire s’évanouit à l’instant où les mains perçurent, à travers l’étoffe mince du châle, la colonne vertébrale tordue et les épaules bancroches.
— On s’occupera bien de votre bébé jusqu’à ce que vous repartiez, dit l’officier. Par ici, je vous prie. (Il désigna un couloir jalonné de portes.) Il sera peut-être nécessaire d’attendre un moment, j’ai bien peur.
Ils gagnèrent un bureau d’où l’on avait vue sur la place devant l’immeuble. Le soleil du soir éclairait la pièce, orange et or sur les murs gris pâle et les meubles bruns et vert sombre.
— Asseyez-vous, je vous prie, dit l’officier et il alla au bureau décrocher le téléphone intérieur ; il forma un numéro de trois chiffres et attendit. Puis : Miss Kronstadt, s’il vous plaît. (Et après une pause) : Ah, Miss Kronstadt ! Nous avons une visiteuse assez intéressante. Un de nos brillants jeunes experts sanitaires était descendu hier aux incinérateurs municipaux pour les remettre en état, et il s’est trouvé qu’il a remarqué un nom sur une lettre qui a voltigé d’un camion qu’on déchargeait. Le nom de Gerald Pond. Bien sûr, nous l’avions sur la liste des morts, de sorte que nous n’avions pas donné suite avant cet après-midi, quand nous avons découvert qu’il avait une maîtresse habitant toujours à la même adresse… (Il s’interrompit et regarda le récepteur comme si celui-ci l’avait mordu.) Vous voulez dire, fit-il plutôt lentement, vous voulez dire que je la renvoie chez elle et c’est tout ! Vous êtes certaine qu’elle n’est pas… ? Bon Dieu ! Je suis désolé, j’aurais dû vous contacter d’abord, mais je n’aurais jamais pensé que vous l’aviez repérée si vite. D’accord, je la fais reconduire… Quoi ?
Il écouta. Sarah Howson sentit un frisson d’intérêt disperser la brume de son apathie et découvrit qu’en faisant attention, elle arrivait juste à saisir ce que disait le téléphone :
— Non, gardez-la quelques minutes. Je passe dès que je peux. Je voudrais lui jeter un autre coup d’œil. Quoique je doute que nous ayons l’usage de renseignements supplémentaires sur Pond. J’ai déjà un dossier de deux cents pages devant moi.
L’officier raccrocha avec un haussement d’épaules et ouvrit la poche de sa vareuse pour en extraire un paquet de cigarettes bizarres dont le papier était rayé de gris pâle et de blanc. Il en donna une à Sarah Howson et la lui alluma avec un briquet fabriqué à partir d’une douille.
La porte s’ouvrit et la femme entra vivement.
C’était la femme aux cheveux courts comme ceux d’un homme et aux pattes d’épaules israéliennes. Sarah Howson écrasa sa cigarette et la regarda.
— Je vous ai déjà vue quelque part.
— Exact. (Bref sourire.) Je suis Ilse Kronstadt. Vous étiez à l’hôpital municipal quand j’y suis passée l’autre jour. (Elle se percha sur le bord du bureau, balançant une jambe.) Comment va le bébé ?
Sarah Howson haussa les épaules.
— On s’occupe de vous correctement ? Je veux dire, vous avez les rations qu’il faut, les soins qu’il faut à l’enfant ?
Sarah Howson hocha la tête. Elle jouait distraitement avec son mégot. Ilse Kronstadt la regardait et son visage se tendit.
— Est-ce que c’est exact… Je veux dire à propos de votre grand-père ? dit-elle soudain.
— Quoi ? (Saisie, Sarah Howson rejeta la tête en arrière.) Qu’est-ce qu’il y a avec mon grand-père ?
Toute sympathie avait quitté l’Israélienne, comme si on avait éteint la lumière derrière ses yeux. Elle se mit debout.
— Ça, c’était moche, dit-elle. Vous n’aviez rien d’une timide vierge, hein ? Et vous saviez que vous n’auriez pas dû avoir d’enfant, avec votre ascendance ! Faire du chantage à la grossesse, surtout à un type comme Pond, qui se foutait de tout sauf de son sale petit désir de pouvoir ! Ach ! (Son regard accusateur balayait l’autre femme comme une mitrailleuse, et elle tapa du pied. Stupéfait, l’officier pakistanais portait son regard de l’une à l’autre.)
— Non, bredouilla Sarah Howson, c’est faux ! Je n’ai pas…
— Enfin, à présent c’est fait. (Ilse Kronstadt soupira et se détourna.) J’imagine que tout ce que vous pouvez faire c’est d’essayer de vous occuper du môme. Son hérédité physique est peut-être catastrophique, mais ses dons intellectuels devraient être bien : il y a des matériaux de première classe du côté Pond, et vous n’êtes pas stupide. Égoïste, et l’esprit paresseux, mais pas stupide.
Une rougeur sombre, pleine d’animosité, montait au visage de Sarah Howson.
— Très bien, dit-elle après un silence. Dites-moi : qu’est-ce que je fais, pour « m’occuper du môme » ? Je ne suis plus une môme, moi, hein ? Je n’ai pas d’argent, pas de qualification, pas de mari ! Qu’est-ce qu’il me reste ? Les ménages ! La plonge !
— La seule chose qui importe pour bien vous occuper du gosse, dit Ilse Kronstadt, c’est de l’aimer.
— Oh, bien sûr, dit amèrement Sarah Howson. Chair de ma chair. Ne me faites pas de prêchi-prêcha. Le prêchi-prêcha, c’est tout ce que Gerald m’a donné, et ça lui a rapporté une balle dans la tête, et à moi un môme infirme. Je peux partir, maintenant ? J’en ai ras le bol.
Les yeux bleus perçants se fermèrent brièvement, et les paupières se serrèrent et les lèvres se pressèrent l’une contre l’autre et le front se sillonna de plis à la naissance du nez aigu.
— Oui, vous pouvez partir. Il y a trop de gens comme vous dans le monde pour que nous puissions le guérir en un jour. Mais même si vous ne pouvez pas aimer ce gosse de bon cœur, Miss Howson, vous pouvez du moins vous rappeler que vous avez un jour voulu un bébé, pour une raison que vous ne risquez pas d’oublier.
— Je m’en souviendrai chaque fois que je le regarderai, dit Sarah Howson d’une voix brève et elle se leva ; l’officier décrocha de nouveau le téléphone et appela un autre numéro.
— Infirmière, ramenez le bébé Howson dans le hall, je vous prie.
Les choses continuèrent un moment d’aller mal. Les boutiques restaient fermées ; par surgissements sporadiques, les terroristes battus confirmaient qu’ils étaient encore capables de frapper à l’aveuglette, comme des enfants exaspérés. Il y eut quelques incendies, et le principal pont de la cité fut fermé deux jours après une explosion de plastic.
La quiétude revint petit à petit, comme en suintant. Sarah Howson ne se souciait nullement de suivre sa progression. Il y eut des informations à la TV quand les programmes reprirent ; il y avait aussi – depuis le début de la crise – les informations de la radio. Parfois Sarah saisissait des bribes de nouvelles : quelque chose sur le nouveau gouvernement, sur les prêts et les conseillers étrangers et les services d’assistance sociale… Cela dépassait son champ de vision.
Chacun s’accordait à dire que les choses étaient pires maintenant. En fait, du point de vue matériel, les choses allaient légèrement mieux. Ce qui déprimait tant les gens, c’était une considération subjective. C’était arrivé ici. Nous, nos familles, notre ville, notre pays, avions été humiliés à la face du monde ; on avait assassiné dans nos rues, il y avait eu des explosions de dynamite et des actes de terrorisme ici. La honte et l’autocondamnation se changèrent vivement en dépression et en apathie.
Il n’y eut pas vraiment de crise économique, et peu de chômage, durant les quelques années qui suivirent, mais il semblait que manquât un peu du parfum de la vie. La mode ne changeait plus si vite ni si allègrement. Les voitures n’avaient plus de décorations saisissantes, elles étaient devenues fonctionnelles et monotones. Les gens sentaient obscurément que les petits luxes étaient une trahison ; ils voulaient qu’on les voie s’activer plutôt dans la recherche d’un nouvel objectif pour la nation, un symbole qui les laverait aux yeux du monde de leur effondrement.
Sarah Howson traversa cette période comme une somnambule, jalonnant sa vie d’événements routiniers. Un moment il y eut une sorte d’allocation en bons échangeables dans des magasins précis – juste assez pour les entretenir, elle et son enfant. Elle ne prit pas la peine d’en comprendre la source, quoique ce genre de chose fût très discuté par les gens, qui généralement condamnaient le principe de donner une allocation à des femmes comme Sarah Howson, qui avait commis le double crime de porter un enfant illégitime et de se lier à un terroriste connu. Mais elle entendait rarement ces propos ; presque personne ne lui parlait, à présent, dans la rue où elle vivait.
Quand l’allocation cessa, elle travailla un moment à faire le ménage dans des bureaux et à servir au comptoir d’une cantine. Les salaires étaient bas, cela faisait partie de la réaction générale contre le bien-être, consécutive au soulèvement. Elle rechercha sans succès des emplois mieux payés.
Puis elle rencontra un veuf avec un fils adolescent et une fille, et qui voulait une femme à tout faire et ne se souciait pas de son aspect décrépit ni du gosse. Elle déménagea pour s’installer à l’autre bout de la ville dans l’appartement du veuf, dans un grand bloc d’immeubles croulants, et se trouva enfin à l’abri de la pauvreté. Il y avait un lit et un toit, à manger, un peu d’argent de poche pour les vêtements, pour l’enfant, pour un flacon d’alcool le samedi soir.
Le jeune Gerald supportait sans protester ce qui lui arrivait : être mis à la crèche quand sa mère faisait des ménages, être mis de côté comme un objet quand ils s’installèrent chez le veuf. À la crèche, naturellement, on avait manifesté de la compassion pour sa difformité et l’on avait fouillé ses antécédents médicaux, qui étaient déjà abondants. Mais il n’y avait rien d’autre à faire que d’exercer ses membres et lui enseigner à en faire le meilleur usage possible. Il apprit à parler tard mais rapidement ; il surveillait le monde de ses yeux graves et brillants dans son visage d’idiot, et il passa sans difficulté du concret aux concepts abstraits comme s’il avait délibérément retardé le moment de parler jusqu’à ce qu’il ait eu étudié la question à fond.
Mais à ce moment on cessa de l’envoyer à la crèche de sorte qu’il ne se trouva personne de compétent pour remarquer ce développement plein de promesses.
Ramper lui était douloureux ; il ne le fit que pendant une brève période, poussant des gémissements après une courte excursion à quatre pattes comme un chien qui a une épine dans la patte. Il eut quatre ans avant de pouvoir suffisamment coordonner ses membres maladroits pour se tenir debout sans soutien, mais il avait déjà appris à faire le tour d’une pièce en s’appuyant au mur d’une main ou en agrippant les chaises et les tables. Lorsqu’il put se tenir debout sans s’écrouler, il sembla presque se forcer pour achever la tâche ; tanguant sur ses jambes lentes et inégales, il se plaça au milieu de la pièce – tomba – se redressa sans la moindre plainte et essaya encore.
Il devait toujours boiter, mais du moins, lorsque vint le moment d’aller à l’école, pouvait-il marcher en ligne droite, réussir une course claudicante de vingt mètres, et monter des escaliers en utilisant alternativement chaque pied au lieu de poser les deux sur chaque marche.
Lorsqu’elle ressentait envers son fils davantage que son habituelle résignation, Sarah Howson l’emmenait avec elle dans les magasins, accueillant avec un air de défi les murmures faussement apitoyés qui naissaient inévitablement autour d’elle. Ici, dans cette partie de la ville, on ne la connaissait pas comme la maîtresse de Gerald Pond. Mais l’emmener dehors impliquait qu’elle descende le fauteuil roulant pliable dans les escaliers tortueux de la maison, aussi ne le faisait-elle pas souvent. Avant de partir pour se marier, la fille du veuf l’emmena quelquefois dans un parc pour enfants, le mit sur les balançoires et lui montra les animaux – un poney, des lapins, des écureuils et des galagos. Mais la dernière fois, il resta assis en silence à contempler l’agilité des singes, et des larmes coulèrent sur ses joues.
Il y avait une télévision dans l’appartement, et il apprit de bonne heure à l’allumer et à changer de chaîne. Il passait beaucoup de temps à la regarder, manifestement sans comprendre un dixième de ce qu’il voyait – et pourtant peut-être comprenait-il ; impossible de le savoir. Une chose était certaine bien que surprenante : avant de commencer à aller à l’école, avant de pouvoir lire ou écrire, on pouvait se fier à lui pour répondre au téléphone et retenir un message sans se tromper, même si celui-ci comportait un numéro de téléphone interurbain à dix chiffres. Il avait vu peu de livres avant de commencer à aller en classe. Ses premiers pas vers la lecture se firent à cause de la télévision. Il comprit par lui-même le rapport son-symbole, et l’école ne fit que lui en fournir les détails car il possédait déjà l’idée d’ensemble. Il progressait si vite que l’institutrice à laquelle il avait été confié vint trouver sa mère au bout de six semaines. Elle était jeune et idéaliste et possédait un sens aigu de l’état d’esprit qui prévalait alors dans le pays.
Elle tenta de persuader Sarah Howson que son fils était un enfant trop prometteur pour qu’on le laissât souffrir les coups et les quolibets des autres dans une école ordinaire. Le gouvernement avait récemment ouvert un certain nombre d’écoles – dont l’une dans les faubourgs de la ville – pour les enfants ayant besoin d’un traitement particulier. Pourquoi – demanda-t-elle – ne pas s’arranger pour l’y faire transférer ?
Un bref instant, Sarah Howson fut tentée, bien qu’il lui vînt des visions de formulaires, démarches, lettres à écrire, entretiens, rendez-vous – qui toutes l’épouvantaient. Elle demanda s’il pourrait être admis comme interne dans cette école spéciale. L’institutrice compulsa les règlements et trouva la réponse : Non. Pas lorsque le domicile était à moins d’une heure de trajet d’une telle école par les transports en commun. (À l’exception de cas mentionnés dans la clause X, division Y, paragraphe Z, etc., etc.)
Sarah Howson médita cela un moment. Et finalement secoua la tête.
— Dites donc, fit-elle. Vous, vous êtes presque encore une môme. Moi pas. Il peut m’arriver n’importe quoi. C’est pas mon type qui voudrait être responsable de Gerry, pas ? Son fils ! Non, Gerry doit apprendre à prendre soin de lui-même. Ce monde est dur, bon sang ! S’il est aussi doué que vous le dites, il se débrouillera. À mon avis, il y arrivera. Tôt ou tard.
Après cela, pendant un moment elle lui manifesta pourtant davantage d’intérêt ; elle avait des visions vagues dans lesquelles il ne lui était finalement pas tout à fait inutile – un soutien pour ses vieux jours ; un bon salaire dans quelque emploi de bureau… Mais ce n’était pas une habitude bien implantée, et son intérêt déclina.
Parfois, il y avait des problèmes. Des moqueries et parfois de la méchanceté, et une fois, une bande de gamins le força à grimper sur un arbre d’où il fit une chute de plus de deux mètres, chute qui ne lui occasionna qu’un bleu, mais un bleu énorme et qui demeura douloureux pendant plus de trois semaines. En voyant cela, Sarah Howson eut un rappel soudain et terrifiant de sa rencontre avec l’Israélienne, et renvoya fermement le souvenir aux oubliettes.
Il y eut aussi la fois où il ne voulut plus retourner à l’école à cause des tourments qu’il endurait. Après qu’on l’y eut accompagné pour qu’il cessât de faire l’école buissonnière, il refusa de participer à la classe ; il faisait des grimaces en regardant ses livres, ou restait assis à contempler le plafond et faisait semblant de ne pas entendre lorsqu’on lui adressait la parole. Il se fit ses premiers amis à treize ans, à peu près au moment où les commerçants du quartier et les ménagères découvrirent qu’il aimait faire des courses en boitillant ou nourrir les chats quand la famille était en voyage – et qu’on pouvait lui faire confiance pour faire un travail mieux que d’autres garçons qui, eux, pouvaient aussi bien changer d’avis et aller au cinéma avec leurs copains.
Il songeait à un métier lorsque le veuf mourut. Il avait la vague idée d’un travail dans lequel son infirmité et d’autres particularités qu’il s’était récemment découvertes n’entreraient pas en ligne de compte. Mais le veuf mourut et il avait atteint l’âge légal de quitter l’école.
Et sa mère était malade. On savait depuis quelques mois qu’elle souffrait d’un cancer incurable, mais il s’en était douté dès les premiers symptômes. Avant qu’elle fût suffisamment atteinte pour entrer à l’hôpital, il l’avait entretenue en faisant tous les menus travaux qu’il avait pu trouver ; tenir les comptes pour certains, faire la plonge le samedi dans un bar-restaurant voisin, ce genre de choses. Jusque-là dans sa vie, il n’avait que rarement rencontré l’espoir. À la mort de sa mère, qui le laissa seul à dix-sept ans – laid, malhabile, ayant perdu un an d’études dont il avait imaginé qu’elles continueraient à l’université s’il avait pu obtenir une bourse – il était aigri.
Il trouva une chambre, à deux rues du vieil appartement que le service municipal du logement avait réquisitionné pour une famille avec enfants. Et il continua comme avant : les petits boulots pour sa subsistance, les livres et les revues, la télévision quand on lui faisait l’aumône de le recevoir dans une maison, et parfois un film quand il lui restait un peu d’argent pour s’évader.
À vingt ans, Gerald Howson était convaincu que le monde qui s’était montré insoucieux de lui à sa naissance, l’était encore à présent, et il passait le plus de temps possible à se retirer dans un univers personnel, où personne ne le regardait durement, où personne ne criait après sa maladresse, où personne ne lui en voulait d’exister dans cette forme qui faisait injure au visage de l’humanité.
La fille qui tenait la caisse au cinéma du quartier le connaissait de vue. Lorsqu’en boitant il gagnait la file d’attente, elle faisait une sorte de vérification mentale, et le ticket cliquetait déjà hors de la machine avant même qu’il l’ait demandé ; pour les places les moins chères, comme toujours. Il appréciait. Il préférait à présent ne plus guère parler, car il avait conscience du son flûté, puéril de sa voix.
Il avait pu dissimuler certaines des choses qui lui étaient propres. Pas sa taille, bien sûr. Il avait cessé de grandir à douze ans, alors qu’il ne faisait guère plus d’un mètre cinquante. Mais une vieille femme l’avait pris en pitié un an auparavant ; c’était une ancienne ouvrière qualifiée dans la couture et elle avait travaillé chez des tailleurs d’élite. Elle sortit ses vieilles aiguilles et refit une veste qu’il avait achetée, ajoutant des épaulettes rembourrées et ajustant adroitement le dos de telle sorte que son buste n’attirait pas l’attention d’un observateur désinvolte. Il avait aussi un talon haut à la chaussure de sa jambe trop courte. Ça ne l’empêchait pas de boiter parce que la jambe traînait légèrement, mais ça lui donnait un meilleur maintien et diminuait les perpétuelles souffrances de son dos.
La veste avait été portée presque tous les jours d’une année et s’élimait, et la vieille femme était morte. Il traversa le hall du cinéma et gagna l’agréable obscurité de la salle en jetant un coup d’œil ici et là aux affiches des murs : même programme la semaine prochaine, à la demande générale.
Les sièges centraux, à l’avant, étaient pleins d’adolescents. Il tourna dans une allée latérale et gagna un fauteuil vide au bout d’une rangée ; il aurait vue sur l’écran selon un mauvais angle, mais c’était ça ou bien le difficultueux travail consistant à trébucher sur les pieds des gens et peut-être leur écraser les orteils avec sa jambe à la traîne. Il s’assit et regarda l’écran vide, et son esprit s’emplit comme toujours d’images inventées. Le fait d’être au cinéma semblait suffire à l’emporter hors de soi, avant même que le film commence. Des bribes de conversations, d’images, de sentiments d’extase ou de dépression crépitaient en lui et suscitaient une excitation tendue. Il y avait dans ce spectacle mental des éléments qui le stupéfiaient parfois par leur étrangeté, mais il avait toujours supposé que c’était l’effet de l’environnement, qui ramenait au jour des souvenirs oubliés. Il avait vu ici des centaines de films ; ce devait être la source des idées qui se pressaient dans son esprit.
Et pourtant… l’explication n’était pas tellement satisfaisante, dans le fond.
Un homme en brun descendit l’allée centrale à grands pas, jusqu’en bas, vira sèchement vers le côté où était assis Howson et prit place à un siège de distance dans la rangée suivante, jetant son pardessus sur le fauteuil voisin. Il en repoussa la manche d’un haussement d’épaules et consulta sa montre avant de se laisser aller et de tourner son regard vers l’écran.
Cela, ou bien le fait qu’il était bien vêtu et aurait normalement dû se trouver aux places chères, ou bien quelque chose d’inaccessible à la conscience, attira l’attention de Howson. Sans raison formulable, il était sûr que l’homme en brun avait consulté sa montre juste pour savoir combien de temps il restait avant la projection. L’homme n’était pas… pas exactement nerveux, mais soucieux de quelque chose, qui n’était pas l’attente d’un bon film.
La perplexité de Howson fut interrompue par l’obscurité qui se fit dans la salle, et il oublia tout sauf les énormes images colorées qui paradaient sur l’écran. Nuit et jour ses rêves étaient peuplés par les films, la TV et les magazines ; il préférait les films parce que ses compagnons de spectacle ne se souciaient pas de sa présence ; quoique les gens soient assez disposés à le laisser regarder la télévision chez eux, il y avait toujours un sentiment de gêne.
De plus, il lui semblait puiser à chaque souffle dans le contentement du reste du public qui ajoutait au sien.
D’abord, un documentaire, Terrains de jeu de la Terre. La musique violente du ressac à Bondi Beach, le bourdonnement des voitures à turbine filant sur une autoroute du Sahara, le crissement et l’élancement des skis sur une pente alpine et puis le crachement de plates-formes à pulsoréacteurs sur les eaux bleues du Pacifique. Howson ferma ses oreilles au commentaire sirupeux et « humoristique ». Il faisait son propre commentaire, comme s’il pouvait changer de personnalité comme on change de vitesse, choisissant une tournure d’esprit virile et à la coule pour regarder les filles quasi nues de Bondi, une attention inquiète, presque féminine pour les sauteurs à ski – idées de chute, traumatismes, fractures… Il se rétracta à l’évocation d’un arbre d’où il était tombé.
Et ainsi de suite d’un bout à l’autre. Mais les voitures lui restèrent surtout dans l’esprit. Être sur l’autoroute du Sahara, filer d’un coup comme un couteau sur trois cents kilomètres, et sans boiter ; la glace photosensible du toit obscurcie automatiquement contre le soleil sauvage, le compte-tours de la turbine stable sur deux cent mille tours, les équipes d’hommes à peau sombre au travail sur les chasse-sable, tous les dix kilomètres, les oasis artificielles qu’on aperçoit une fraction de seconde, cernées de sable, où des gens, avec de l’eau et une herbe robuste et des conifères mutés, luttent pour récupérer un sol jadis fertile – voilà un rêve qui méritait d’être chéri. Publicités. Bande annonce. Son esprit errait et son attention se fixa brièvement sur l’homme en brun, qui consultait derechef sa montre et regardait autour de lui comme s’il attendait quelqu’un. Une petite amie ? Non, semblait-il. Howson laissa le problème se dissoudre tandis que le générique du grand film surgissait sur l’écran.
Howson ne savait pas grand-chose de son père ; il avait appris le tact très tôt parce que c’était le complément, en fait, du traitement qu’on lui avait fait subir à l’école ; de sorte qu’au lieu de questionner directement sa mère, il avait dû se contenter d’assembler des bribes d’informations. Il ne savait encore presque rien de la crise politique qui avait été en gestation en même temps que lui et dont les pires conséquences avaient disparu au moment où il commença à se soucier de sujets comme les nouvelles ou les affaires internationales.
Même ainsi il avait le pressentiment de quelque chose de particulier devant les films de ce genre. Absurdes, spectaculaires, violents et mélodramatiques, ils prenaient toujours pour sujet central le terrorisme, ou la prévention de la guerre dans quelque coin coloré du monde, et leurs héros étaient les mystérieux et à demi incompréhensibles agents de l’O.N.U. qui lisaient les pensées – les honorables espions, les télépathes.
Sur l’écran à présent, une romance. Un agent liseur de pensée, beau, grand et bien bâti, rencontre une télépathe grande, blonde, belle et tristement égarée, maintenue sous hypnose par un groupe fanatique qui veut faire sauter une centrale nucléaire. Dans l’assistance, les gens un peu âgés se tortillaient légèrement sous le chaos d’images trop familières : camions vert olive qui filent en grondant sous la lune, soldats qui se déploient sans hâte aux principaux carrefours d’une grande ville, enfant abandonné qui erre en pleurant dans des ruelles silencieuses. Manifestement, on avait tenté parfois de s’inspirer de la réalité, mais pas trop souvent. Il y avait par exemple une télépathe juive maternelle qui était censée ressembler à la légendaire Ilse Kronstadt ; dans les premiers rangs du public, des adolescentes qui avaient laissé la main de leur partenaire frôler leur sein de trop près, s’inquiétèrent à l’idée horrible mais délicieuse que des mères réelles liraient plus tard ce souvenir en elles – idée horrible parce qu’il y aurait une réaction violente, mais délicieuse aussi l’idée qu’on pouvait compter sur ses parents, en fin de compte.
Et les garçons se demandaient comment c’est d’être télépathe, et de savoir avec certitude si la fille sera d’accord ou pas, et puis le pouvoir, et puis l’argent.
Cependant, Howson. Il ne lui paraissait pas particulièrement subtil de comprendre que les choses ne se passaient pas réellement de cette façon ; pour lui, cette représentation fictive était du même ordre qu’un effet de caméra, une chose qu’on accepte en soi, avec sa logique artificielle propre. Les fantasmes du garçon et son environnement réel étaient trop hétérogènes pour qu’il les confonde.
Son handicap génétique lui avait au moins épargné toute obsession d’ordre sexuel, et il ressentait une vague gratitude à l’idée de ne pas éprouver des désirs insupportables dont son aspect aurait absolument empêché la satisfaction. Mais il avait soif d’être accepté, et se gobergeait des miettes de conversation qu’on lui accordait.
De même son point de vue sur les télépathes était différent : c’étaient des gens en marge, à cause d’une anomalie mentale plutôt que physique. Il était suffisamment cynique pour s’être rendu compte que l’admiration à l’égard des télépathes, provoquée par ce film, par d’autres films analogues, par des informations données par l’État, était artificielle. Les télépathes étaient des gens d’ailleurs, inaccessibles et merveilleux comme la neige sur des montagnes lointaines. L’idée de pouvoir surprendre des secrets dans l’esprit des autres gens plaisait au public autour de lui, mais, si soigneusement que le dialogue et l’action éludent la question, à l’instant où surgissait son corollaire – l’idée qu’on lise dans votre esprit –, il y avait une répulsion violente.
On avait pris des précautions inouïes pour informer le public de leur existence. On avait délibérément laissé gonfler les rumeurs, jusqu’à l’absurde, pour les dégonfler par un calme communiqué officiel qui devenait crédible par contraste. Aux informations, on annonçait discrètement de menues cérémonies. Tel télépathe de l’O.N.U. a reçu aujourd’hui la plus haute décoration de tel pays récemment sauvé de la guerre civile. Quant aux personnes réelles cachées derrière l’image publique, on aurait pu les chercher indéfiniment et n’aboutir qu’à quelques noms, quelques photos floues, quelques informations déformées.
Même derrière un mélodrame aussi controuvé que ce film, il y avait une ligne politique, Howson en était sûr. C’est pourquoi il était envieux. Il savait sans doute possible que si l’on n’avait pas amorti le choc donné au public par l’anormalité des télépathes, ce choc aurait finalement engendré des persécutions, peut-être des pogroms. Mais parce que les télépathes étaient importants, on avait amorti le choc. Et l’on mobilisait les ressources du monde pour les aider.
Son esprit vagabonda et fut saisi par l’homme brun, qui n’était plus seul. Il se penchait vers un autre homme qui était venu s’asseoir, sans qu’Howson s’en rendît compte, dans le fauteuil sur lequel l’homme en brun avait initialement jeté son manteau. Fouillant sa mémoire, Howson se rappela qu’il avait vu la porte des toilettes s’ouvrir par deux fois durant les quelques minutes précédentes.
Il écouta par curiosité et se mit soudain à transpirer. Il saisit des bouts de phrases murmurées, et reconstitua le reste.
Bateau sur la rivière… Deux heures du matin au Black Wharf… Cudgels a une mise personnelle ce coup-ci… Un bon demi-million, j’dirai… Petite diversion pour Le Serpent, ça occupera ses hommes à l’autre bout de la ville… Pas de problème avec les flics, le sergent est acheté…
Les hommes échangèrent un mauvais sourire. Celui qui venait d’arriver se leva et retourna aux toilettes ; avant qu’il fût ressorti et eût regagné son fauteuil initial ailleurs dans la salle, l’homme en brun avait mis son manteau sur son bras et se dirigeait vers la sortie. Howson demeurait figé, on lui donnait une chance d’être important à l’instant même où il l’avait souhaité.
Cudgels… Le Serpent : Oui, c’était sûr. Il ne s’était jamais mêlé à ce genre d’affaires, mais on ne pouvait pas vivre dans cette partie ruinée de la ville sans entendre parfois ces noms-là ni apprendre que c’étaient des chefs de gangs rivaux. On démolissait un night-club, on cassait une vitrine, on ramassait un jeune dur dans une ruelle pleine de boîtes à ordures alignées et de sang répandu ; et alors il était question de Cudgels Lister et de Horace Hampton, Le Serpent. Et parfois un jeune type à la coule montrait une voiture du doigt.
— Voilà le bon moyen d’être au sommet. C’est comme ça que je ferai, un de ces jours !
Douloureusement, la respiration difficile et sonore, Howson se força à faire le choix crucial.
La rue s’appelait toujours Grand Avenue, mais elle avait été un point focal durant la crise. Après, les gens l’avaient évitée, amorçant le déclin qui réduisait aujourd’hui les maisons du quartier à un statut à peine supérieur à celui des taudis. Même ainsi, elle était bien éclairée, et les boutiques clinquantes avaient des vitrines éblouissantes ; en temps normal, Howson l’aurait évitée. Il préférait le côté sombre des rues, et la nuit au jour.
Présentement, le cœur battant, il l’affrontait. Il y avait un endroit à l’extrémité de la rue – un club avec bar – qui servait de façade au Serpent pour les impôts et d’autres circonstances. Il était inutile qu’il tentât de donner une expression sévère à son visage difforme pour la rencontre à laquelle il se forçait ; c’est ce que lui dit une glace, comme il passait devant la porte d’un coiffeur. Le mieux qu’il pouvait espérer était d’avoir l’air, disons, désinvolte.
Nom de Dieu. C’était ce qu’il avait à dire qui comptait.
Le bar était tout chromes, miroirs et néons. Haut sur les murs, des diffuseurs déversaient de la musique. Des buveurs qui commençaient tôt étaient attablés par groupes de deux ou trois, mais il n’y avait encore personne au bar. Un barman à l’air ennuyé s’appuya sur ses coudes et dévisagea l’étranger petit et boiteux.
— Qu’est-ce que ce sera ?
— Est-ce que… heu… M. Hampton est là ?
Le barman ôta ses coudes du comptoir.
— Qu’est-ce que ça peut te faire, Tordu ? Il se produit pas en public !
— J’ai quelque chose qu’il aimera entendre, dit Howson, maudissant intérieurement le son flûté dont il disposait en guise de voix.
— Il sait tout ce qu’il veut savoir, fit le barman d’un ton bref. La porte est là. Prends-la.
Il saisit un chiffon mouillé et se mit à éponger des ronds de bière sur le comptoir.
Howson regarda autour de lui et se lécha les lèvres. Les buveurs avaient décidé de ne plus le regarder. Encouragé, il entreprit la manœuvre indirecte nécessaire pour affronter de nouveau le barman.
— C’est au sujet d’une affaire de Cudgels, chuchota-t-il.
Son murmure valait mieux que sa voix habituelle : il était moins bizarre.
— Depuis quand est-ce que Cudgels te raconte ses affaires ? fit le barman d’un ton aigre. (Mais il médita la question, puis après un silence, haussa les épaules. Il se pencha sous le bar et sembla chercher quelque chose à tâtons – un avertisseur peut-être. Peu après, une porte s’ouvrit derrière le bar, livrant passage à un homme aux cheveux noirs et huileux.) Ce tordu-là veut vendre des renseignements sur Cudgels à M. Hampton, dit le barman.
L’homme aux cheveux huileux regarda Howson d’un air incrédule. Puis il haussa les épaules et fit un geste ; le battant du comptoir fut levé et Howson passa derrière en boitant.
Au fond, il y avait la réserve du bar. Cheveux-Huileux la fit traverser à Howson, entrant par une porte bordée de feutre rouge, puis au bout d’un couloir faiblement éclairé, il lui fit franchir une porte semblable à la première. Là, il le fit asseoir dans une pièce meublée de quatre fauteuils de velours rouge identiques, décorée de piliers dorés et de beaux tableaux abstraits.
— Attends, dit Cheveux-Huileux d’un ton bref, et il sortit.
Howson, très tendu, se tenait assis sur le bord des coussins de velours, laissant errer son regard sur la pièce, tandis qu’il essayait de deviner ce qui se passait derrière ces murs. Il crut entendre un cliquettement, et se rappela une scène dans un de ses films préférés. La roulette. Il y avait de l’anxiété dans l’air. Ce devait être à cause de cela.
Bientôt Cheveux-Huileux revint, lui fit signe de le suivre et l’introduisit cette fois dans une sorte de cabinet de travail où, derrière une table chargée de téléphones, trônait un homme décharné aux mains pâles, flanqué de jeunes gens élancés semblables à des gardes. Lorsque Howson entra dans la pièce, les visages changèrent d’expression : la méfiance fit place à l’étonnement.
En regardant l’homme assis derrière le bureau, Howson pouvait comprendre pourquoi on l’appelait Le Serpent. Sa simple présence évoquait des intrigues : la ruse imprégnait les iris sombres de ses yeux.
Il étudia longuement Howson, puis leva un sourcil pour questionner silencieusement Cheveux-Huileux.
— Le Tordu veut vendre des informations sur Cudgels. C’est tout ce que je sais.
— Hmmm… (Le Serpent frotta son menton lisse.) Et il est venu sans s’annoncer. Intéressant. Qui es-tu, Tordu ?
Howson se racla la gorge.
— Je m’appelle Gerry Howson, dit-il. J’étais au cinéma, il y a une heure. Il y avait ce type qui attendait que quelqu’un vienne s’asseoir à côté de lui pendant le film. Ils se sont parlé à voix basse, et je les ai entendus.
— Hein-hein, commenta Le Serpent. Et alors ?
— C’est ici qu’on gagne la prime, suggéra Cheveux Huileux.
— Silence, Col-de-Chemise, dit Le Serpent sans quitter Howson des yeux.
— Un bateau remonte la rivière et arrive au Black Wharf à deux heures du matin. Je ne suis pas sûr que ce soit cette nuit, mais je le crois. Il y a un demi-million de marchandise dedans.
Howson attendit, pensant à retardement que Col-de-Chemise avait probablement raison : il aurait dû donner son prix, au moins, ou bien donner l’information par étapes. Puis il se reprit. Non, il avait agi comme il fallait. Le silence était total. Et ça durait.
— Alors c’est comme ça qu’il s’y prend, fit enfin Le Serpent. T’entends, Col-de-Chemise ? Ben, si t’as entendu, qu’est-ce que t’attends ?
Col-de-Chemise déglutit perceptiblement et se rua sur un des téléphones du bureau. Il y eut encore un silence, pendant lequel les deux gardes considérèrent Howson avec intérêt.
— Gismo ? fit Col-de-Chemise à voix basse. Ici Col-de-Chemise. Tu peux parler ?… Appel général. Un peu de travail de nuit… Ouais, d’accord. Pas plus de deux heures. À l’aise !
Il raccrocha. Le Serpent se levait. Quand l’opération fut achevée, Howson sentit la panique l’étreindre.
— Heu, fit-il, je pense que ça vaut un petit quelque chose, non ?
— Possible. (Le Serpent lui adressa un sourire ensommeillé.) On le saura bien assez tôt, non ? Pour le moment, ça vaut… Ah, disons quelques verres, un bon repas, t’as l’air d’en avoir besoin, et un peu de compagnie. T’entends, Lots ?
Un des gardes juvéniles hocha la tête et s’avança.
— Occupe-toi de lui. Il vaut peut-être quelque chose, et peut-être pas. On verra. Dingus !
L’autre garde réagit.
— Il dit qu’il s’appelle Gerry Howson. Prends son adresse. Descends dans son secteur et pose quelques questions. Que ça ne te prenne pas plus d’une heure ou deux. Si ça pue le moins du monde… Juste quelqu’un qui dit l’avoir vu dans le bus avec un mec à Cudgels… Tire-toi et préviens. Et ramasse un flic en passant si tu peux trouver un de nos petits copains de service au Commissariat Central.
— Cet homme en brun, fit Howson d’une voix rauque en luttant contre la panique… Il dit qu’il a acheté le sergent, je ne sais pas qui c’est.
— Vraisemblable. Tu ne connaissais pas ces deux hommes, hein ? ajouta Le Serpent.
— Non je… heu… je ne les ai jamais vus.
— Hmmm. C’est bon. Lots, emmène-le dans la chambre bleue et garde-le jusqu’au retour de Dingus.
Howson découvrit que Lots était assez sympa. Sans avoir l’air d’y toucher, l’homme lâcha suffisamment d’informations pour qu’il soit clair que si l’histoire de Howson était exacte, ça voulait dire qu’il y avait un trou dans le monopole du Serpent sur certaines marchandises illégales. Lesquelles au juste, Howson ne demanda pas.
— Ça vient d’où, tes ennuis, Tordu ? Un accident ?
— De naissance, dit Howson. (Puis il lui vint à l’esprit que Lots essayait d’être amical et il ajouta d’un ton d’excuse :) Je n’en parle pas trop.
— Hmmm-Aaah, bâilla Lots en étirant ses jambes. Un verre ? Ou tu veux cette bouffe que Le Serpent t’a promise ?
— Je ne bois pas, dit Howson. (De nouveau il sentit une peu commune envie d’expliquer.) J’ai déjà du mal à marcher quand je suis à jeun, si vous voyez ce que je veux dire.
Lots le regarda fixement. Au bout d’un instant il eut un rire rauque.
— J’crois pas que j’pourrais en sortir une comme ça si j’avais ce que tu as. D’acc, prends un Coca ou quelque chose. Je me commande du gin.
Ces heures-là passèrent comme en rampant. La conversation cessa après qu’on eut apporté à manger. Lots proposa une partie de poker, offrit de lui apprendre, changea d’avis en voyant que les doigts maladroits de Howson n’arrivaient pas à donner une carte à la fois. Gêné, Howson proposa une partie d’échecs ou de dames, mais ça n’intéressait pas Lots.
Finalement la porte s’ouvrit et Dingus passa la tête.
— Magne-toi, Lots ! Le mec est propre, à ce qu’il semble. On file au Black Wharf.
Howson entreprit automatiquement de se mettre sur pied. Dingus l’arrêta d’un geste sec.
— T’attends ici. Tordu ! Hampton est dur à contenter, et ça fait un bail d’ici deux heures du matin.
Resté seul, cela semblait un siècle. Enfin, un peu après minuit, il tomba de sa chaise et s’assoupit. Il ne savait pas combien de temps il avait dormi quand la porte en s’ouvrant le réveilla en sursaut. Ses yeux rougis distinguèrent Le Serpent, et Lots et Dingus et Col-de-Chemise qui le suivaient. Aussitôt il sut qu’il avait gagné son pari.
— T’as gagné ta paie, Bancroche, dit doucement Le Serpent. Pas de doute. Ce qui nous laisse une seule question à résoudre.
Encore ensommeillé, l’esprit de Howson chercha ce que ça pouvait être : son prix ? Erreur.
— La question, poursuivit Le Serpent, c’est de savoir si tu es un politicien honnête ?
Howson poussa un grognement neutre. À nouveau l’excitation lui asséchait la bouche. Le Serpent le toisa pendant plusieurs secondes, pensivement, puis il prit sa décision. Il claqua des doigts à l’adresse de Col-de-Chemise.
— Cinq cents, commanda-t-il. Et… t’écoutes, Bancroche ?… Rappelle-toi que la moitié de ça, c’est pour la prochaine fois s’il y en a une. Lots, appelle une bagnole et reconduis-le.
On donnait à Howson plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu en main. Le choc détruisit la barrière qui séparait ses fantasmes de la réalité. Il perçut à peine ce qui advint dans la demi-heure qui suivit – la voiture, le trajet jusqu’à son garni – car des visions emplissaient son esprit. Pas seulement la vision de la prochaine fois. La vision de la fois d’après, et celle d’après encore, et la suivante, écouter, réunir des informations, être payé, être (c’était infiniment plus important) approuvé, loué, et finalement considéré comme précieux. C’était ce qu’il désirait le plus au monde. Il avait atteint ce qui eût semblé une ambition mineure à la plupart. Il avait fait pour quelqu’un quelque chose qui n’était pas un travail séparé, proposé par pitié, mais un accomplissement personnel. C’était un jalon dans sa vie parce que c’était une chose qu’il avait toujours tenue pour impossible, comme de parcourir une rue sans boiter.
On était à l’aube de mardi. Son délire et son espoir se nourrirent pendant quelques jours de bribes d’informations et de bavardages : on disait qu’il y avait eu une sorte de bataille, et la police avait ramassé les morceaux mais ne comprenait pas. Howson semblait retirer du courage de la rumeur, comme on tète l’oxygène d’une bonbonne. Il descendit Grand Avenue en plein jour, au milieu du trottoir, au lieu de raser les murs, et négligea les regards de pitié parce qu’il savait au-dedans de lui-même ce qu’il valait. Avec ce qui lui paraissait une ruse admirable, il avait fait un long trajet en bus pour faire la monnaie de ses cinq cents livres à bonne distance de chez lui. Puis il avait caché dans sa chambre la plupart des petites coupures et dépensé seulement de quoi s’acheter une paire de chaussures neuves à talons inégaux, et une nouvelle veste à épaulettes compensées.
Tôt dans la soirée il avait pris cinq billets dans la réserve secrète de sa chambre. Auparavant, il n’avait jamais pensé à dépenser autant en une seule fois : souvent, après avoir payé son loyer, il ne lui restait pas plus de cinq billets pour passer la semaine. Ensuite, il était obligé de recourir à la source de revenus qu’il aimait le moins : laver les couverts au dîner d’un voisin pour gagner des assiettées de restes. Les couverts ne se cassaient pas lorsqu’il les lâchait ; les tasses et les verres oui, aussi leur propriétaire ne le laissait-il plus les laver. Et de savoir que cela lui était accordé comme une faveur le blessait cruellement.
Ce soir, donc, il avait atteint la limite. Un film qu’il n’avait pas encore vu, des Cocas, des sucreries, des glaces, tous les trucs pour enfants qu’il avait toujours préférés à tout. Surtout, cela le mettait mal à l’aise d’aimer vraiment ces choses, mais dans l’état d’esprit présent, il pouvait arriver à être désinvolte. Au diable ce que les gens pensaient d’un homme de vingt-cinq ans qui raffolait de sucreries et de glaces !
Il aurait aimé que sa veste et ses chaussures neuves soient déjà prêtes, mais on l’avait prévenu que cela prendrait une dizaine de jours. Il ne lui restait qu’à faire reluire le cuir fatigué des vieilles, et à brosser maladroitement les salissures de ses vêtements.
Et il s’en fut dehors : un samedi soir et un bon moment à passer, c’était quelque chose qui le faisait se sentir à moitié normal, une activité que pratiquaient les gens ordinaires.
Il descendit la rue étroite où on le connaissait, où on le regardait sans mouvement de surprise, et où parfois, on le saluait d’un mot ; mais pas ce soir, assez bizarrement. Comme il avait l’esprit ailleurs, il ne se donna pas la peine de s’étonner de ce que personne ne lui dît bonsoir. Il avait la nette impression que les gens pensaient des choses sur lui, mais c’était absurde : un sous-produit de son sentiment d’exaltation.
Et pourtant cette impression ne le lâchait pas. Même lorsqu’il affronta les lumières de Grand Avenue, se déplaçant parmi des foules d’inconnus, son esprit conserva cette impression au premier plan, comme un joueur de poker faisait la démonstration de sa capacité à former des suites complètes les unes après les autres.
Au début, il trouva cela amusant. Au bout d’un moment cela commença à l’énerver. Il changea d’avis et renonça à la séance de cinéma qui avait lieu de bonne heure au cinéma de son choix – pas celui auquel il allait régulièrement et qui passait un film qu’il avait déjà vu, mais un autre où il devait se rendre en bus. Les dispositions d’esprit des gens étaient bonnes ce soir-là, et quelqu’un l’avait aidé à monter dans le bus, forçant les autres passagers à se reculer ; mais même cela ne le mit pas de meilleure humeur. C’était plutôt une façon gênante de mettre l’accent sur sa particularité physique.
En fin de compte, une heure et demie après s’être préparé pour sortir il était si troublé qu’il renonça à ses projets. Il rentra chez lui, furieux contre lui-même, songeant que c’était le manque de courage qui lui gâchait son plaisir, et décidé à se convaincre que c’était son imagination qui l’empoisonnait.
À mesure qu’il se rapprochait de sa rue et malgré tous ses efforts pour le nier, son malaise s’accroissait. C’était comme si on le surveillait. Il s’arrêta une fois brusquement et se retourna, persuadé que quelqu’un avait les yeux fixés sur lui. À l’endroit où il avait posé les yeux par réflexe, il n’y avait personne : il contemplait une porte fermée. Il se tenait là, encore troublé, lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à une jeune fille qui s’arrêta et, regardant derrière elle, lança quelques mots à quelqu’un qui se trouvait à l’intérieur.
À partir de ce moment, le malaise martela son crâne. Tout étourdi, il se remit en marche, et tenta d’échapper à la pensée qui avait pris naissance dans un coin obscur de son cerveau pour le narguer. Il échoua. La pensée prenait forme en mots maladroits.
Je deviens fou. Je dois être en train de devenir fou.
Il tourna le coin de sa rue et posa la main sur le mur de ciment rugueux pour se soutenir et prendre une inspiration. Et alors il comprit.
Un peu plus loin, devant sa porte, était garée une grosse voiture blanche au toit décoré d’un phare tournant, l’avant marqué du mot POLICE. Le chauffeur avait posé négligemment son coude sur la vitre baissée et deux officiers en uniforme étaient penchés vers lui et lui parlaient.
Il pouvait les entendre. Il était à une trentaine de mètres, leurs paroles étaient à peine plus fortes qu’un chuchotement, et il avait connaissance de chaque mot échangé parce qu’ils étaient en train de parler de lui.
Est dehors en ce moment… Va au cinéma la plupart du temps… Doit trafiquer quelque chose pour Le Serpent… Pas vraisemblable ; c’est un nouveau sur la liste de paie, le truc c’est… il a dû aller trouver Le Serpent en premier : Le Serpent ne va pas à la pêche pour demander de l’aide…
Une frayeur mortelle submergea l’esprit de Howson. Une voiture tourna le coin de la rue, et avant qu’elle eût achevé son virage, il avait pris la fuite, les voix impossibles le poursuivant comme des fantômes.
Demander au cinéma du quartier… Pas la peine de se déranger ? À moins que quelqu’un l’ait prévenu, il sera bientôt de retour, de toute façon. Attends-le dans sa chambre, ou ramasse-le à l’aube…
Dirigés contre lui – Dirigés contre moi, Gerald Howson : de même que les forces du monde entier ont été braquées sur cette ville le jour de ma naissance !
Mais cela ne constituait que la moitié des raisons de sa terreur. L’autre moitié, et la pire, était la connaissance de ce qu’il était devenu. Il ne pouvait pas avoir entendu ce que disaient les policiers de si loin. Et pourtant les mots étaient arrivés jusqu’à lui, et ils étaient colorés par quelque chose qui n’était pas exactement l’intonation d’une voix mais n’en était pas moins humain : le ton de la pensée.
Howson ne pouvait faire face au choc en des termes simples : je suis un télépathe. L’idée lui vint sous la forme qu’il avait conçue lorsqu’il regardait le film sur les télépathes : Je suis anormal mentalement autant que physiquement.
Avait-il seulement entendu ce que l’homme en brun avait dit à son voisin de fauteuil ? Ou avait-il déjà à ce moment-là perçu la pensée ?
Il ne pouvait affronter la question. Il flottait, boitant dans l’espoir de trouver l’anonymat d’une foule, souhaitant aller aussi loin et aussi vite que possible, incapable de s’arrêter pour prendre un bus, car il lui était intolérable de rester immobile tandis qu’on le pourchassait. Les yeux pleins de larmes, les jambes douloureuses, les poumons travaillant, pompant des masses d’air, il perdit toute capacité de s’arrêter à un plan précis. Être en mouvement était le maximum dont il était capable.
Vers quel avenir avançait-il en trébuchant ? Chaque bâtiment rencontré semblait se dresser infiniment haut au-dessus de sa tête, profilant dans les rues familières des falaises impossibles à escalader ; chaque phare de voiture semblait gronder vers lui comme un chien de chasse ; chaque croisement de rues présageait une collision avec le destin, de sorte qu’il fut malade de soulagement en voyant qu’il n’y avait pas de barrages aux carrefours qu’il traversa successivement. Ses oreilles sonnaient, ses muscles hurlaient, il poursuivit sa route.
Sa marche était erratique ; il suivait d’aussi près que possible la direction opposée à celle de la rue où il habitait. Elle le conduisit à travers un labyrinthe de rues résidentielles crasseuses, puis dans un quartier d’entrepôts et d’industrie légère où des enseignes signalaient des fabriques de gobelets en carton, de confection et de mobilier en plastique. On travaillait tard et des camions circulaient dans ces rues. Il savait que les conducteurs remarquaient sa présence, et cela lui faisait peur, mais il ne pouvait rien faire pour échapper à leur vue.
Le quartier changea de physionomie ; c’étaient à présent de petites boutiques, des bars, de la musique qui beuglait, des postes de télé marchant silencieusement derrière des fenêtres ouvertes, devant un public de fers à vapeur et de lampes fluorescentes. Il continua d’avancer.
Puis, abruptement, il y eut des murs nus, hauts de dix mètres, en ciment gris et briques rouges et poussiéreuses. Il s’immobilisa, songeant confusément à la prison, et tourna au hasard sur la droite. En un instant il comprit où il était arrivé ; il était près du fleuve où Cudgels avait tenté de rafler le demi-million de… peu importait ce que cela pouvait être. Des panneaux lui apprirent qu’il s’agissait de l’ENTREPÔT PRINCIPAL DE MARCHANDISES TAXÉES, SECTEUR EST, et qu’il était INTERDIT SANS L’AUTORISATION DE L’INSPECTEUR EN CHEF DES DOUANES.
L’idée « d’autorisation » se mélangea à ses visions confuses de police à ses trousses. Frénétiquement, il changea de direction et se jeta dans une allée tortueuse, loin du haut mur qui l’emprisonnait. De toute son existence, il ne s’était jamais forcé à agir si durement ; la douleur dans ses jambes était presque intolérable. Et voici qu’en cet endroit régnait un silence effrayant, qu’il percevait non à l’oreille, mais directement ; des blocs d’immeubles entièrement vidés de présence humaine, silence terrifiant pour Howson, l’enfant des villes qui n’avait jamais dormi à plus de dix mètres de distance d’une autre personne.
Brusquement la ruelle ne fut plus qu’une moitié de ruelle. Sur sa gauche le mur s’arrêtait et il n’y avait plus que du terrain nu entouré de fils de fer fixés sur des piquets de bois. Il cilla dans la demi-obscurité, car les lampadaires étaient rares. Il aperçut un refuge possible : le terrain désert servait d’emplacement à un entrepôt partiellement démoli et dont seul l’arrière subsistait. Des pancartes usées et couvertes de saleté annonçaient : À VENDRE – DÉMOLITION À TERMINER PAR L’ACHETEUR.
Il agrippa le bas de la clôture comme un animal qui flaire à la recherche d’une brèche par où entrer. Il trouva un endroit que des enfants, probablement, avaient arraché du sol et poussé sur le côté. Sans se soucier de la boue dont il se couvrait, il se glissa sous la clôture et alla trouver refuge dans les ruines.
Comme il se laissait tomber à l’abri d’un mur déchiqueté, l’épuisement, le choc et la peur mêlés, et une vague d’obscurité lui apportèrent le soulagement.
Son réveil fut effrayant aussi. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait en se réveillant, sans ouvrir les yeux – et la première fois qu’il se voyait lui-même.
Le circuit de sa conscience se referma, et des images de boue lui arrivèrent, luttant contre l’évidence de ses sensations familières. Il se sentait engourdi et il avait froid ; il connaissait son poids et la position dans laquelle il se trouvait ; couché sur le dos sur une pile de vieux sacs sales, la tête un peu surélevée par quelque chose de rugueux et de raide. Simultanément il eut conscience d’une demi-clarté grise, et d’une forme maladroite et tordue comme une poupée brisée, avec un visage mou, le sien – le tout vu de l’extérieur. Et mêlé à tout cela, de puissantes sensations physiques : des épaules droites, ce qu’il n’avait jamais eu, et quelque chose de lourd pesant sur sa poitrine, mais tirant vers l’avant et vers le bas – une autre difformité ?
Puis il comprit, poussa un cri, ouvrit les yeux et la peur lui apprit comment s’écarter d’un lien mental non désiré. Il tendit les bras et ses mains s’emmêlèrent à des cheveux graisseux, à trente centimètres de lui.
Un geignement étouffé accompagna sa tentative pour se rendre compte de ce qui l’entourait. En s’évanouissant, il n’était pas tombé sur le dos ; en tout cas il n’était pas tombé sur ce lit improvisé : on l’y avait donc mis. Et c’était sans doute là la personne qui l’y avait mis : cette fille agenouillée à son chevet, le visage lourd et rugueux, les bras épais, des yeux élargis et apeurés.
Peur de moi ! Jamais personne n’a eu peur de moi !
Mais dans l’instant même où il s’apprêtait sauvagement à jouir de cette sensation, il s’aperçut qu’il ne pouvait pas. La peur était comme une mauvaise odeur dans ses narines. Il lâcha convulsivement la tresse de cheveux qu’il avait saisie, et la peur s’atténua. Il se démena et s’assit, considérant la fille.
Elle semblait avoir seize ou dix-sept ans, quoique son visage ne fût pas maquillé comme il est habituel à cet âge. Elle était râblée, pauvrement vêtue d’un manteau gris foncé sur une robe de coton mince. Ses vêtements étaient propres, mais ses mains souillées de boue.
— Qui êtes-vous ? demanda Howson d’une voix épaisse. Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle ne répondit pas. Au lieu de cela, elle saisit à côté d’elle un sac en papier et lui en fit voir l’intérieur. Il y avait là des miettes de pain, un bout de fromage, deux pommes talées. Intrigué, Howson porta son regard de la nourriture au visage de la fille, se demandant pourquoi elle lui faisait signe, remuant ses grosses lèvres en une parodie de mastication, mais sans rien dire.
Puis, comme par désespoir, elle émit un son bourbeux et inarticulé, et il comprit.
Bon Dieu ! Tu es sourde et muette !
Elle lâcha follement le sac de nourriture et bondit sur ses pieds, le cerveau bouleversé d’incrédulité. Elle avait perçu sa pensée, projetée par sa « voix » télépathique inexpérimentée, et la totale étrangeté de cette sensation avait fait basculer l’esprit déjà mal équilibré de la fille. À nouveau l’écœurant parfum de la peur imprégna la conscience de Howson, mais cette fois il savait ce qui se passait et il lui transmit en retour la vague de pitié instinctive qu’il ressentait pour cette semblable, infirme dans un monde inattentif.
Aussitôt elle se jeta de nouveau à genoux, et cette fois elle laissa tomber sa tête en avant et se mit à sangloter. Il tendit une main incertaine. Elle la saisit avec violence et une larme tiède lui tomba sur les doigts.
Alors il accomplit de nouveau une « première ». Du mieux qu’il put, il formula un message délibéré et le lança sur le chemin incompréhensible nouvellement ouvert dans son esprit. Il essaya de dire N’aie pas peur, et puis Merci de m’avoir aidé, et puis Tu t’habitueras à m’entendre.
En attendant de voir si elle comprenait, il regarda fixement les cheveux ébouriffés, comme s’il pouvait voir là l’avenir étrange et terrifiant à quoi il était condamné.
Quand il y repensa plus tard, il comprit que cette première tentative de communication impliquait tout son futur. Sa réaction instinctive procédait de sa tentative unique et désastreuse pour devenir quelqu’un d’important. Il avait sauté sur la chance de donner des informations au Serpent sans se soucier des conséquences davantage qu’un homme affamé tombant sur un quignon de pain. Dans le moment où il comprenait qu’il était télépathe, il s’était rendu compte qu’il était devenu un criminel – le complice d’un meurtre, pour être précis. Le choc avait affolé sa boussole, inversé brutalement ses points de repère. Il ne voulait rien tant que redevenir obscur, et l’idée d’être télépathe le terrifiait. Tandis qu’il fuyait dans les rues sombres, il aurait juré ne plus vouloir jamais utiliser son don.
Autant vouloir être sourd ! Par un effort de volonté, on peut garder les yeux fermés, mais cette chose qui lui était venue n’était ni vue, ni ouïe, ni toucher ; c’était incomparable et inexorable.
Au début, la sensation était affolante. Et le problème de Howson était décuplé par l’univers bizarre et anormal dans lequel la fille avait vécu jusque-là. Mais paradoxalement, cet univers simplifiait aussi le problème. Car plus Howson en apprenait sur l’infirmité qu’elle avait dû supporter, plus il tendait à se considérer comme chanceux. En face de l’infirme Howson, les gens parvenaient quand même à se rendre compte qu’il était un individu. Mais la sourde-muette n’avait jamais réussi à exprimer autre chose que ses besoins élémentaires, par gestes, de sorte que les gens la considéraient comme une bête.
Le cerveau de la fille était intact. Il y avait un manque, mais c’était dans les nerfs qui reliaient son cerveau à ses oreilles, et dans la forme de ses cordes vocales qui ne pouvaient pas vibrer correctement, mais seulement claquer mollement en produisant un grognement timide. Il semblait pourtant à Howson qu’on aurait pu l’aider. Par les journaux et la télévision, il avait entendu parler de techniques de rééducation. À tâtons, il essaya de comprendre.
D’abord il ne parvint pas à organiser les impressions qu’il puisait dans le cerveau de la fille, car elle n’avait jamais conçu la pensée verbale. Elle utilisait un système d’informations visuelles et tactiles, par longs blocs entrelacés, comme du porridge plein de grumeaux. Tandis qu’il luttait pour lui faire percevoir autre chose qu’une bienveillance rassurante et confuse, elle demeurait immobile et le contemplait et pleurait silencieusement, délivrée d’intolérables années de solitude, trop stupéfaite pour s’interroger sur ce mode de communication.
Il découvrit la clé qu’il cherchait en essayant du réinterpréter ce qu’il lui avait « dit ». Il avait « dit » : N’aie pas peur, et elle avait transformé le concept en un bloc d’images familières, ses sensations de chaleur et de satisfaction. Il avait « dit » : Merci de m’avoir aidé, et suscité l’image des parents de la fille qui souriaient. C’étaient des images rares. Il lutta pour apercevoir ce qu’elle avait vécu.
Les zones de pensée qu’il explora alors étaient singulièrement dédoublées. Une moitié de l’esprit de la fille savait à quoi ressemblait son père en réalité : un traîne-latte des entrepôts, toujours sale, souvent soûl, avec des crises de rage épouvantables et une bouche qui s’ouvrait horriblement pour expulser quelque chose qu’elle comparait à du vomi invisible, parce qu’elle n’avait jamais entendu la parole humaine. À la grande surprise de Howson, elle comprenait largement le rôle de la parole. C’était seulement le beuglement rageur de son père qu’elle considérait avec dégoût.
Mais simultanément, elle conservait de lui une image idéalisée, un mélange d’instants où il s’était habillé élégamment pour aller à des mariages et des soirées, et d’instants où il avait manifesté de l’amour à sa fille, au lieu de la traiter comme un fardeau inutile.
Elle se rappelait à peine sa mère. Elle avait disparu à un moment quelconque de l’enfance de la fille, et avait été remplacée par une succession de femmes de tous âges, de vingt à cinquante ans, dont les relations avec le père n’étaient qu’à demi comprises.
Sur ce fond de saleté, de frustration et de désamour, elle avait conçu un besoin que Howson comprit instantanément car il était comparable à son propre désir d’avoir de l’importance. Bien qu’il lui eût éclaté à la figure, il continuait de languir après ce désir. Mais la fille languissait après la clé du mystère de la parole, porte de verre qui la séparait de tous. En une tentative frénétique pour substituer quelque autre lien à celui qui lui manquait, elle avait développé l’habitude de passer tout son temps à aider les familles du voisinage et à travailler pour elles ; un sourire de remerciement pour avoir gardé un bébé, ou un petit paiement pour avoir fait une course suffisamment simple pour être expliquée par gestes, étaient ses seules nourritures émotionnelles.
Récemment ce soutien lui avait été plus nécessaire que jamais : son père avait bu au point qu’il avait été suspendu de son emploi jusqu’à ce qu’il ait cessé de boire – du moins c’était ainsi qu’Howson avait interprété les souvenirs peu détaillés dans lesquels il avait fouillé. En conséquence, le père avait été plus violent et intraitable que jamais, et sa fille avait dû rester hors de la maison pour l’éviter jusqu’à ce qu’il soit endormi. Elle avait trouvé Howson alors qu’elle venait s’abriter du vent dans l’entrepôt en ruine, et l’avait automatiquement aidé, l’installant sur la pile de sacs et allant lui chercher de la nourriture dans l’espoir d’un peu de gratitude.
Parvenu à ce stade de son enquête tâtonnante, il s’aperçut que sa tête le faisait souffrir. Épuisé de s’être concentré si longtemps, Howson commença de rompre le contact. La fille tendit aussitôt la main et lui saisit la sienne, le regard suppliant. Dans son esprit, informulé mais évident, flamboyait un appel désespéré. Sur le moment en tout cas, Howson ne put envisager rien d’autre que d’accéder au désir de la fille : Reste avec moi !
Elle gloussa, un gloussement inhumain, et elle sourit largement et saisit le sac oublié et le fourra de force dans sa main pour qu’il mange.
Le temps passait sans qu’il en tînt compte. Howson semblait porté par une pure inertie. Les nuits, on faisait des expéditions furtives à la recherche de nourriture, et son don télépathique les avertissait de l’approche d’intrus et leur donnait le temps de s’éclipser. Le jour il y avait toutes sortes de tâches qu’il n’aurait pu espérer accomplir seul.
Caché derrière un mur bas du vieil entrepôt, une sorte d’appentis rudimentaire prit forme. Sans discuter davantage qu’un chien, la fille apportait des vieilles planches et des clous rouillés et trouvait de grosses pierres en guise de marteau. Bien sûr elle était plus forte que Howson. Presque tout le monde était plus fort que lui.
Après leur rencontre initiale, elle ne se sépara jamais de lui. Son père n’était qu’une brume vague, comparé à la présence de Howson qui pouvait réellement communiquer avec elle ; la simple idée de se séparer de lui plus de quelques minutes la terrifiait comme un retour permanent à sa solitude ancienne. Au début il craignait que quelqu’un la recherche. Puis il estima que le risque était négligeable et se soucia de ses propres problèmes.
Il passait de longues heures en muette contemplation, l’esprit assombri de tristesse, songeant à tout l’argent qu’il avait brièvement possédé, à présent dissimulé dans son ancienne chambre et inaccessible – à sa veste et à ses chaussures neuves qu’il n’osait aller chercher. Combien de temps allait s’écouler avant qu’il ose à nouveau s’aventurer dans les rues ? Il ne pouvait le dire. Une ou deux fois il capta les pensées détachées d’un policier en patrouille et sut que son signalement était encore en circulation.
Cette existence sordide, végétale, qui était la seule dans laquelle il se sentait en sécurité, commença à lui peser après quelques jours. Puisqu’il ne pouvait s’en échapper physiquement, il s’en échappait mentalement, rêvassant comme il le faisait autrefois mais tâchant d’ajuster son don nouveau à l’ensemble.
Les films qu’il avait vus sur les télépathes lui fournissaient un canevas tout prêt. Par curiosité, il s’enquit auprès de la fille de son intérêt pour le cinéma et la télé et découvrit ce qu’il espérait – à savoir que les intrigues lui importaient peu car elle avait du mal à les suivre sans le dialogue, mais que la couleur et la fascination de l’image l’obsédaient.
En tâtonnant – car il était las du vieux fantasme dans lequel le père riche et la mère aimante venaient réclamer leur enfant perdue et lui faisaient don de la parole –, il essaya de comprendre ce qui lui avait manqué. Et tandis qu’ils se pelotonnaient, cherchant la chaleur dans leur appentis rudimentaire, il élabora mentalement d’immenses mélodrames dans lesquels il était grand, séduisant et avait le dos droit, et elle, jolie, toute en formes, et habillée de façon séduisante.
Le monde réel et cruel commença de paraître de moins en moins important ; le peu qu’il en voyait lui semblait plus crasseux que jamais. Il en vint progressivement à penser que s’il n’avait plus jamais affaire à lui, il pourrait être heureux.
Pourtant, pendant tout le temps où il se cachait du monde, il parlait de lui-même à ce monde.
Le communicateur ajusta le casque à l’anneau qui lui entourait le cou, s’isolant de l’univers en ce qui concernait tous les canaux sensoriels normaux. Aveugle, sourd, suspendu en apesanteur, il se laissa sceller dans le compartiment isolé du satellite qui se balançait en contournant la Terre, et s’aligna sur la parcelle de conscience qui dérivait présentement vers la lueur rouge de Mars. Il utilisa les techniques du yoga pour se relaxer, rendant son esprit réceptif à l’impact des messages qui parvenaient par-delà dix millions de kilomètres.
? (Question silencieuse, signifiant qu’il était prêt à recevoir.)
! (Un sentiment d’excitation qui ne faiblissait pas, jour après jour, impliquant que le vaisseau fonctionnait à la perfection, et que les espoirs de succès de la mission étaient encore très vifs.)
Et ensuite :
… Les méchants hommes s’inclinèrent craintivement devant le télépathe qui pouvait-tout-voir et scruter-à-travers-les-murs tandis qu’il arrachait les tendeurs de pièges hypnotiques de l’esprit de…
QU’EST-CE QUE C’EST QUE ÇA ? Terre, est-ce que vous êtes en train de capter la télé, Nom de Dieu ?
… La malheureuse jeune fille prisonnière de l’horrible forteresse dans laquelle elle devait passer sa vie entière, sans parler à personne…
Allô ! Seigneur, c’est comme de recevoir un coup de…
… Pleurant à présent de soulagement car son méchant père n’est qu’un parent adoptif et son sauveur…
VAISSEAU MARS, INTERRUPTION, INTERRUPTION, INTERRUPTION – parlez plus tard – ceci est un programme de divertissement et à la tournure que ça prend il y aura un groupe catapathique avant que nous sachions où nous sommes et…
… L’arrachant à la prison pour l’emporter dans un monde lumineux de soleil, sans malheur…
… et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un esprit pareil ! Pour l’amour du ciel, ne sentez-vous pas cette puissance ? C’est incroyable !
Du vaisseau de Mars (avec une intonation d’assentiment) :
Où est-il ? Sur terre ? Où (ville) Où (rue) ?
N’importe où sur l’hémisphère visible, je suppose ! Nous devons le trouver avant que…
Et le communicateur tambourinait sur la paroi de la chambre d’isolement, et il cria :
— Laissez-moi sortir d’ici ! Vite !
Il se passait quelque chose, à l’extérieur, dans le monde réel ; un peu plus tôt, la ville avait été quadrillée par le vrombissement d’avions qui filaient et pirouettaient, allaient et venaient dans un vacarme continu, toujours à portée d’oreille ; et à présent, c’étaient des hélicoptères qui bourdonnaient sous la couverture basse et grise des nuages. Une pluie froide et fine tombait sur l’étendue semée de décombres de l’entrepôt en ruine, formant des lacs et des rigoles miniatures que la poussière de brique teintait de rouge. Howson décida qu’il ne s’intéressait pas au monde extérieur. D’ailleurs c’était une journée sinistre. Mieux valait se blottir à l’abri et laisser son imagination vagabonder.
Bizarrement, cependant, il lui devenait plutôt difficile de se perdre dans ses rêveries. Des idées désagréables, qu’il ne parvenait pas à réprimer, venaient le distraire. Ennuyé, il considéra les explications évidentes : la faim, le froid, les images disharmonieuses de l’esprit de la fille qui venaient se heurter aux siennes.
Mais ils avaient bien mangé pendant la nuit, et le petit feu sur lequel ils avaient fait un ragoût était encore allumé et rendait confortable leur abri rudimentaire. Et l’esprit de la fille n’émettait pas de questions s’écartant de son lien avec lui ; c’était une auditrice incroyablement passive, se plaisant à tout effacer de sa conscience à l’exception des visions que Howson pouvait créer.
Et pourtant les images dérangeantes persistaient, à l’extrême limite de la conscience, et elles étaient si fugaces que le fait même de diriger son attention vers elles les altéraient. Il lui sembla pendant quelques secondes qu’il pensait : Ceci est puéril ; pourquoi ne pas partir et apprendre à utiliser correctement mes talents ? Puis, comme il essayait d’effacer cette pensée : Ceci est dangereux ; je dois oublier mon corps et jeûner lorsque je rêve éveillé. Et à la colère contre cette pensée – Est-ce important ? – Il riposta : Mourir sans avoir connu la chaleur de l’amitié télépathique ?
Il suffoqua, ouvrit les yeux et s’assit dans un sursaut. Le mouvement arracha une douleur aux muscles raidis de son dos. À son côté, la fille poussa un gémissement lorsqu’il rompit le contact. Il n’en tint aucun compte, se mit sur ses pieds et plongea à travers l’ouverture masquée par un vieux sac.
Dehors il bruinait ; un voile recouvrait les bâtiments voisins, suffisamment serré pour qu’il lui fût impossible de regarder en l’air. L’eau, salie par les fumées de la ville et la poussière, pénétra dans ses yeux et l’aveugla. D’ailleurs ce qu’il cherchait à voir était caché derrière les nuages.
Caché ! Comment pouvait-il, lui, se cacher ?
La dernière pensée perturbante, celle qui l’avait dressé sur ses pieds, ne provenait ni de la fille ni de lui-même. Derrière la simple mise en forme verbale, il y avait des couches successives d’expérience mémorielle, provenant d’un télépathe parfaitement entraîné et doté d’un extraordinaire pouvoir. Il n’avait pas besoin d’un savoir préalable pour capter cela. Le message contenait sa propre identification.
Ils étaient donc après lui – lui qui ne pouvait courir et n’avait pas encore appris à oblitérer ses projections.
Le bourdonnement des hélicoptères martelait ses oreilles, et la pluie l’aveuglait. Sans réfléchir, il se retrouva titubant à travers le terrain inégal ; une motte de boue glissa sous son pied, et il s’étala dans une flaque. Ignorant la pluie et la saleté, il se releva, poursuivi par la voix informe de la fille, sentant que les chasseurs l’avaient localisé, souhaitant à cet instant que le vrombissement des hélicoptères à forme d’insecte traverse la voûte grise des nuages et qu’ils fondent sur lui comme des vautours encerclant un explorateur égaré.
Et l’un d’eux fut là ! Cherchant l’air, titubant, il se retourna, glissant et dérapant, cherchant à agripper tout ce qu’il rencontrait pour éviter de tomber de tout son long. Un coup de vent vertical le frappa au sommet de la tête, précipitant les gouttes de pluie, semblable à un coup de feu, tandis que l’hélicoptère le survolait et s’immobilisait. La traînée du rotor forma autour de lui une cage aux barreaux de pluie.
Télépathe, pourquoi as-tu peur ?
La voix silencieuse arriva dans sa tête comme un vent frais et propre, et ce fut comme un œil de calme au milieu de la tempête de bruit et de peur. Elle l’encourageait à accepter ce qui se passait. Un instant il fut trop saisi pour résister à l’intrusion ; ce n’était pas une image mentale qu’il avait captée par hasard dans un esprit passif, c’était une projection délibérée, avec une technique nourrie d’années d’entraînement. Puis le deuxième hélicoptère surgit dans son champ visuel et Howson puisa de la force dans sa terreur.
NON NON NON LAISSEZ-MOI TRANQUILLE !
Il déchargea sa pensée au hasard et l’hélicoptère au-dessus de lui réagit comme s’il avait été mitraillé. Son nez plongea, il embarqua et glissa sur le sol nu, il tressauta follement comme son train percutait le mur de l’entrepôt en ruine et la machine pivota autour du point d’impact. L’engin dégringola sur le côté dans un empilement de gravats, les pales se brisèrent comme des branches mortes et le moteur s’étouffa instantanément.
Incrédule, Howson vit l’accident, osant à peine admettre qu’il pouvait en être responsable. Il savait pourtant qu’il l’était. Il en avait ressenti le choc aveuglant dans l’esprit du pilote à l’instant où tous les réflexes de l’homme se perturbaient. Et il avait chassé hors de lui la voix mentale du télépathe, et à l’endroit où le lien s’était établi, il y avait dans son esprit comme une brûlure.
Dans le même moment, il se rendit compte que le contact était interrompu avec l’esprit de la fille. Il vit qu’elle s’était effondrée sans connaissance dans la boue.
Un sentiment de joie extrême l’emplit brièvement. S’il pouvait faire ça, il pouvait faire n’importe quoi ! Qu’ils y viennent ! Il les repousserait à coup d’énergie mentale jusqu’à ce qu’ils le laissent tranquille.
Alors il éprouva la douleur.
Elle se déversait hors de la coque fracassée de l’hélicoptère, en vagues noires et aveuglantes, au-delà de tout contrôle conscient. Elle était dirigée contre Howson parce que l’homme qui souffrait savait instinctivement qu’il était responsable. Howson tressaillit. Il eut l’impression que sa propre jambe était brisée, ses côtes enfoncées, sa tête saignante, ouverte par une arête métallique. Le télépathe lui toucha de nouveau l’esprit.
C’est toi qui as fait ça.
LAISSE-MOI TRANQUILLE !
Mais cette fois le contact demeura, le lien télépathique vacilla mais ne se rompit point, car l’énergie de Howson était amortie par la douleur qu’il recevait. Il se déplaça, zigzaguant, essayant d’adresser des dénégations au télépathe.
Laisse-moi tranquille. Je ne veux pas être important ! Quand je me mêle du monde extérieur il arrive des choses mauvaises. (Un embrouillamini d’images se mêlait au message : la police à sa porte, le pilote convulsé à ses commandes.)
Il escalada en trébuchant un tas de briques et de bouts de béton et se dirigea vers le trou qu’une fenêtre à demi brisée faisait dans le mur. La froide émission du télépathe continuait.
Tu gâches ton talent à rêvasser. Tu ne sais pas comment t’en servir. Voilà pourquoi ça tourne mal. C’est comme de conduire un bolide sans avoir appris. Et des images furent habilement associées au message verbal, de telle sorte que l’empilement de gravats parut être une voiture accidentée, brûlant contre le mur qu’elle avait percuté.
Étourdi de douleur, terrifié par la richesse de cette communication si aisée et si précise comparée à ses propres capacités non développées, Howson escalada la pile de débris et se pencha dans l’ouverture de la fenêtre. Il y avait un trou d’une dizaine de mètres dans lequel se trouvait auparavant une cave. Horrifié, il songea à se jeter dedans.
Je peux te protéger de la peur et de la douleur. Laisse-moi faire.
NON NON NON LAISSE-MOI TRANQUILLE !
Le lien vacilla ; le télépathe semblait rassembler ses forces. Il « dit » : Très bien, c’est ce que tu mérites, puisque tu es stupide. Tiens-toi tranquille !
Une poigne de fer s’abattit sur les centres moteurs du cerveau de Howson. Ses mains agrippèrent le bord de la vieille fenêtre, ses pieds cherchèrent un appui, et là, il lui fut impossible de bouger ; le télépathe avait gelé ses membres. Il ne pouvait même plus crier sa terreur au moment où il découvrait que cette chose était possible.
Puis des images apparurent.
Une porte donnant dans une ruelle. Elle s’ouvrait en grinçant. Derrière, la silhouette d’un homme d’une maigreur squelettique, les yeux injectés de sang, les joues creuses, résistant par le seul pouvoir de sa volonté. À travers la porte, on pouvait voir la traînée de saleté qu’il laissait dans la couche de poussière du sol.
À mi-chemin de la sortie, il s’évanouit. Du temps passa. Un enfant qui poussait un ballon dans la ruelle le découvrit et se mit à courir en appelant au secours.
Un policier arriva et installa l’homme affamé sur son manteau. Un médecin apparut ensuite avec des infirmiers sortis d’une ambulance. Ayant remarqué la traînée dans la poussière, le médecin s’avança dans le passage obscur, suivant la trace de l’homme.
Et maintenant, une pièce éclairée à travers des rideaux sales – une porcherie révélant quatre autres formes squelettiques, une femme et trois hommes, sur des sommiers de bois nu recouverts de haillons, incapables de penser ou de bouger, avec sur leurs visages et leurs mains…
Howson se rebella, l’envie de vomir lui montant à la gorge – mais la force mentale le retint.
Sur leurs visages, sur leurs paupières et dans les plis de leurs fronts et derrière leurs oreilles, et partout : la poussière. Affaissés paisiblement et inexorablement car ils ne pouvaient bouger pour la déplacer.
C’était un télépathe, dit le message. Son nom est Vargas. Lui aussi a préféré se perdre en rêvasseries, adressées à un auditoire admiratif. Lui et son auditoire sont morts.
Howson poussa un hurlement. Il y parvint. Il repoussa de toutes ses forces la poigne qui l’emprisonnait, tituba, et sut en un instant de folle terreur qu’il avait perdu son équilibre et qu’il s’écroulait. Sa dernière pensée consciente fut l’image d’une branche d’arbre et d’une meurtrissure qui avait duré des semaines avant de s’effacer.
Tout ira bien.
Les mots étaient dits d’une voix forte et subtilement renforcés par l’indication mentale de confiance en l’avenir. Howson ouvrit les yeux et vit au-dessus de lui un visage calme. En fait, c’était un visage plutôt agréable, et il arborait un sourire.
Il se lécha les lèvres et tenta de croasser une réponse, mais son esprit était au-delà de sa voix.
— N’essaie pas de parler. Je suis le télépathe. Je suis Danny Waldemar.
Prenant conscience des bandages qu’il portait à la tête et aux bras, il lui vint une question confuse :
— Tu as raison ! Nous t’avons donné de la prothrombine quand nous avons vu que tu saignais autant. Toutes tes coupures sont cicatrisées à présent. – Et abruptement, il passa à la télépathie : — C’est un miracle, est-ce que tu le sais ? Tu aurais pu mourir cent fois dans des accidents !
Comme ce n’était pas le cas, la question lui paraissait secondaire. Il poursuivit une pensée plus importante.
Que va-t-il m’arriver ? La question était obscurcie par la peur et de vagues images de vivisection humaine.
— N’aie pas peur. (Waldemar s’exprima à haute voix, lentement et avec emphase.) On ne peut rien te faire que tu ne puisses comprendre. Rien ! À partir d’aujourd’hui et pour toujours, tu pourras toujours savoir ce que tout le monde fera et pourquoi il le fera !
Bien… sûr ! Howson sentit une sorte de sourire se former sur son visage convulsé, et devant l’apparence rassurante de Waldemar il gloussa et se mit debout.
Nous allons te monter à bord de l’hélicoptère maintenant. Et t’emmener quelque part où on pourra soigner ces coupures convenablement.
Attends.
Waldemar accusa réception, exprimant l’attention.
La fille. Elle est sourde et muette. J’étais tout ce qu’elle avait – tout ce qui comptait dans sa vie. Si vous m’emmenez, il faut l’emmener aussi. Ce ne serait pas juste.
Surpris, Waldemar plissa les lèvres. Il y eut pendant un instant une sensation d’écoute, comme s’il s’était livré à une investigation mentale et qu’elle fût satisfaisante.
— Oui, pourquoi pas ? Il est absurde de laisser quelqu’un dans cet état de nos jours. Son cerveau est intact, ce qui signifie qu’elle peut avoir une voix artificielle, une ouïe artificielle. Pourquoi pas ? Nous l’emmenons avec nous, bien entendu.
Howson ferma les yeux. Il était tout à fait certain que la suggestion avait été implantée dans son esprit par Waldemar mais ça n’avait pas d’importance. Seul importait le fait qu’il fût satisfait de ce qui arrivait, et que l’avenir ne lui fît plus peur.
Un petit gloussement mental lui parvint de Waldemar et il s’endormit.