QUATRE

23

Depuis deux jours, ils sillonnaient le quartier turc.

Paul Nerteaux ne comprenait pas la stratégie de Schiffer. Dès le dimanche soir, ils auraient dû foncer chez Marek Cesiuz, alias Marius, responsable de l’Iskele, principal réseau d’immigrés clandestins turcs. Ils auraient dû secouer le négrier et dénicher les fiches d’identité des trois victimes.

Au lieu de cela, le Chiffre avait voulu renouer avec « son » quartier ; retrouver ses marques, disait-il. Depuis deux jours, il flairait, frôlait, observait son ancien territoire, sans jamais interroger qui que ce soit. Seule la pluie battante leur avait permis de rester invisibles au fond de leur bagnole — de voir sans être vus.

Paul rongeait son frein mais il devait admettre qu’en quarante-huit heures, il en avait plus appris sur la Petite Turquie qu’en trois mois d’enquête.

Jean-Louis Schiffer lui avait d’abord présenté les diasporas annexes. Ils s’étaient rendus dans le passage Brady, boulevard de Strasbourg, au cœur du monde indien. Sous une longue verrière, des boutiques minuscules et bigarrées, des restaurants obscurs et tendus de paravents s’alignaient ; des serveurs haranguaient les passants, alors que des femmes en sari laissaient la parole à leur nombril, parmi de puissantes odeurs d’épices. Par ce temps pluvieux, alors que les bouffées d’averse s’engouffraient et vivifiaient chaque senteur, on aurait pu se croire dans un bazar de Bombay, en pleine mousson.

Schiffer lui avait montré les échoppes qui servaient de points de rencontre aux Hindis, aux Bengalis, aux Pakistanais. Il lui avait désigné les chefs de chaque confession : hindouistes, musulmans, jaïns, sikhs, bouddhistes… En quelques pas-de-portes, il avait détaillé ce concentré d’exotisme qui, selon lui, ne demandait qu’à se diluer.

— Dans quelques années, avait-il ricané, ce sont les sikhs qui feront la circulation dans le 10e arrondissement.

Puis ils s’étaient postés, rue du Faubourg-Saint-Martin, face aux commerces des Chinois. Des épiceries qui ressemblaient à des cavernes, saturées d’odeurs d’ail et de gingembre ; des restaurants aux rideaux tirés qui s’entrouvraient comme des écrins de velours ; des boutiques de traiteurs, scintillantes de vitrines et de comptoirs chromés, colorées de salades et de beignets rissolés. A distance, Schiffer lui avait présenté les principaux responsables de la communauté ; des marchands dont la boutique ne représentait que cinq pour cent de leur véritable activité.

— Jamais se fier à ces enfoirés, avait-il grincé. Pas un seul qui marche droit. Leur tête est comme leur bouffe. Pleine de trucs coupés en quatre. Bourrée de glutamate, pour t’endormir la tête.

Plus tard encore, ils étaient retournés sur le boulevard de Strasbourg où les coiffeurs antillais et africains se disputaient le trottoir avec les grossistes de produits cosmétiques et les vendeurs de farces et attrapes. Des groupes de Noirs, sous les auvents des magasins, s’abritaient de la pluie et offraient un parfait kaléidoscope des ethnies qui hantaient le boulevard. Baoulés et Mbochis et Bétés de Côte-d’Ivoire, Laris du Congo, Ba Congos et Baloubas, de l’ex-Zaïre, Bamélékés et Ewondos du Cameroun…

Paul était intrigué par ces Africains, toujours présents, et parfaitement oisifs. Il savait que la plupart étaient trafiquants ou escrocs mais il ne pouvait se défendre d’une certaine tendresse à leur égard. Leur légèreté d’esprit, leur humour, et cette vie tropicale qu’ils imposaient à même l’asphalte, l’exaltaient. Les femmes, surtout, le fascinaient. Leurs regards lisses et noirs lui semblaient entretenir une complicité mystérieuse avec leur chevelure lustrée, tout juste défrisée chez Afro 2000 ou Royal Coiffure. Des fées de bois brûlé, des masques de satin aux grands yeux sombres…

Schiffer lui avait servi une description plus réaliste — et circonstanciée :

— Les Camerounais sont les rois du faux, billets et cartes bleues. Les Congolais ne marchent que dans la sape : fringues volées, marques détournées, etc. Les Ivoiriens, on les surnomme « 36 15 ». Spécialisés dans les fausses associations caritatives. Ils trouveront toujours le moyen de te taper pour les affamés d’Ethiopie ou les orphelins d’Angola. Bel exemple de solidarité. Mais les plus dangereux sont les Zaïrois. Leur empire, c’est la drogue. Ils règnent sur tout le quartier. Les Blacks sont les pires de tous, avait-il conclu. Des purs parasites. Ils n’ont qu’une raison d’être : nous sucer le sang.

Paul ne répondait à aucune de ses réflexions racistes. Il avait décidé de se fermer à tout ce qui ne concernait pas directement l’enquête. Il ne visait que les résultats, écartant toute autre considération. D’ailleurs, il avançait en douce sur d’autres fronts. Il avait engagé deux enquêteurs du SARIJ, Naubrel et Matkowska, afin qu’ils creusent la piste des caissons à haute pression. Les deux lieutenants avaient déjà visité trois hôpitaux, pour n’obtenir que des réponses négatives. Ils enquêtaient maintenant sur les terrassiers qui travaillent dans les profondeurs de Paris, en surpression, pour empêcher les nappes phréatiques d’inonder leurs chantiers. Chaque soir, ces ouvriers utilisent un caisson de décompression. Les ténèbres, les souterrains… Paul sentait bien cette voie. Il attendait un rapport des OPJ dans la journée.

Il avait aussi chargé un jeune type de la BAC, la Brigade anticriminalité, de collecter pour lui d’autres guides, d’autres catalogues archéologiques sur la Turquie. Le flic lui avait déposé la veille la première livraison à son domicile, rue du Chemin-Vert, dans le 11e arrondissement. Une liasse qu’il n’avait pas encore eu le temps d’étudier mais qui peuplerait bientôt ses insomnies.

Le deuxième jour, ils avaient pénétré le territoire turc proprement dit. Ce périmètre était délimité, au sud, par les boulevards Bonne-Nouvelle et Saint-Denis ; à l’ouest, par la rue du Faubourg-Poissonnière et, à l’est, par la rue du Faubourg-Saint-Martin. Au nord, une pointe dessinée par la rue La Fayette et le boulevard Magenta coiffait le district. L’épine dorsale du quartier était le boulevard de Strasbourg, qui montait droit jusqu’à la gare de l’Est et partait en ramifications nerveuses sur ses côtés : rue des Petites-Ecuries, rue du Château-d’Eau… Le cœur de la zone battait au fond de la station de métro Strasbourg-Saint-Denis, qui irriguait ce fragment d’Orient.

D’un point de vue architectural, le quartier n’offrait rien de particulier : des immeubles gris, vétustés, parfois restaurés, souvent décrépits, qui semblaient avoir vécu mille vies. Ils possédaient toujours la même topographie : le rez-de-chaussée et le premier étage accueillaient les boutiques ; le deuxième et le troisième les ateliers ; les étages supérieurs, jusqu’aux combles, abritaient les habitations — des appartements surpeuplés, coupés en deux, en trois, en quatre, qui dépliaient leur surface comme de petits papiers.

Il régnait dans ces rues une atmosphère de transit, une impression de passage. De nombreux commerces semblaient voués au mouvement, au nomadisme, à une existence précaire, toujours sur le qui-vive. On trouvait des cahutes de sandwichs, pour manger sur le pouce, à fleur de trottoir ; des agences de voyages, pour mieux arriver ou repartir ; des boutiques de change, pour acquérir des euros ; des stands de photocopie, pour dupliquer ses papiers d’identité… Sans compter les innombrables agences immobilières et panneaux : BAIL À CÉDER, À VENDRE…

Paul percevait dans tous ces indices la puissance d’un exode permanent, d’un fleuve humain, à la source lointaine, qui coulait sans trêve ni cohérence à l’intérieur de ces rues. Pourtant, ce quartier possédait une autre raison d’être : la confection de vêtements. Les Turcs ne contrôlaient pas ce métier, tenu par la communauté juive du Sentier, mais ils s’étaient imposés, depuis les grandes migrations des années 50, comme un maillon essentiel de la chaîne. Ils fournissaient les grossistes grâce à leurs centaines d’ateliers et d’ouvriers à domicile ; des milliers de mains travaillant des milliers d’heures, qui pouvaient — presque — concurrencer les Chinois. Les Turcs avaient en tout cas le bénéfice de l’ancienneté et une position sociale un rien plus légale.

Les deux policiers avaient plongé dans ces rues encombrées, agitées, étourdissantes. Au gré des livreurs, des camions ouverts, des sacs, des ballots, des vêtements passant de main en main. Le Chiffre avait joué encore au guide. Il connaissait les noms, les propriétaires, les spécialités. Il évoquait les Turcs qui lui avaient servi d’indics, les coursiers qu’il « tenait » pour telle ou telle raison, les restaurateurs qui lui « devaient ». La liste semblait infinie. Paul avait d’abord tenté de prendre des notes, puis il avait abandonné. Il s’était laissé porter par les explications de Schiffer tout en observant l’agitation qui les entourait, en s’imprégnant des cris, des klaxons, des odeurs de pollution — de tout ce qui composait le grain du quartier.

Enfin, le mardi à midi, ils avaient franchi l’ultime frontière pour accéder au noyau central. Le bloc compact qu’on appelait « la Petite Turquie », couvrant la rue des Petites-Ecuries, la cour et le passage du même nom, la rue d’Enghien, la rue de l’Echiquier et la rue du Faubourg-Saint-Denis. Quelques hectares seulement, où la plupart des immeubles, des combles, des caves étaient strictement peuplés de Turcs.

Cette fois, Schiffer avait procédé à un véritable décryptage, lui livrant les codes et les clés de ce village unique. Il avait révélé les raisons d’être de chaque porche, de chaque bâtiment, de chaque fenêtre. Cette arrière-cour qui s’ouvrait sur un hangar et abritait en réalité une mosquée ; ce local non meublé, au fond d’un patio, qui était un foyer d’extrême gauche… Schiffer avait éclairé toutes les lanternes de Paul, levant les mystères qui le taraudaient depuis des semaines. Comme l’énigme de ces types blonds vêtus de noir toujours postés dans la cour des Petites-Ecuries :

— Des Lazes, avait expliqué le Chiffre, originaires de la mer Noire, au nord-est de la Turquie. Des guerriers, des bagarreurs. Mustafa Kemal lui-même recrutait ses gardes du corps parmi eux. Leur légende vient de loin. Dans la mythologie grecque, ce sont eux qui gardaient la Toison d’or, en Colchide.

Ou encore ce bar obscur, rue des Petites-Ecuries, où trônait la photographie d’un gros moustachu :

— Le quartier général des Kurdes. Le portrait, c’est Apo. Tonton. Abdullah Oçalan, le chef du PKK, actuellement en taule.

Le Chiffre s’était alors lancé dans une tirade d’envergure, presque un hymne national.

— Le plus grand peuple sans pays. Vingt-cinq millions en tout, dont douze en Turquie. Comme les Turcs, ils sont musulmans. Comme les Turcs, ils portent la moustache. Comme les Turcs, ils bossent dans les ateliers de confection. Le seul problème, c’est qu’ils ne sont pas turcs. Et que rien ni personne ne pourra les assimiler.

Schiffer lui avait aussi présenté les Alevis, qui se réunissaient rue d’Enghien.

— Les « Têtes Rouges ». Des musulmans de confession chiite, qui pratiquent le secret de l’appartenance. Des coriaces, tu peux me croire… Des rebelles, souvent de gauche. Et aussi une communauté très soudée, sous le signe de l’initiation et de l’amitié. Ils choisissent un « frère juré », un « compagnon initié » et s’avancent à deux devant Dieu. Une vraie force de résistance face à l’islam traditionnel.

Quand Schiffer parlait ainsi, il semblait éprouver un respect obscur pour ces peuples qu’il ne cessait en même temps de honnir. En réalité, il oscillait entre la haine et la fascination pour le monde turc. Paul se souvenait même d’une rumeur selon laquelle il avait failli épouser une Anatolienne. Que s’était-il passé ? Comment avait fini cette histoire ? C’était en général au moment où il imaginait une sublime intrigue romantique entre Schiffer et l’Orient que ce dernier attaquait le pire discours raciste.

Les deux hommes étaient maintenant tassés dans leur bagnole banalisée, une vieille Golf que l’Hôtel de Police avait bien voulu fournir à Paul au début de l’enquête. Ils étaient stationnés au coin de la rue des Petites-Ecuries et de la rue du Faubourg-Saint-Denis, juste devant la brasserie Le Château d’Eau.

La nuit tombait et se mêlait à la pluie pour fondre le paysage en un bourbier, un limon sans couleur. Paul regarda sa montre. 20 heures 30.

— Qu’est-ce qu’on fout, là, Schiffer ? On devait s’attaquer à Marius aujourd’hui et…

— Patience. Le concert va commencer.

— Quel concert ?

Schiffer se trémoussa sur son siège, lissant les plis de son Barbour :

— Je te l’ai déjà dit. Marius possède une salle sur le boulevard de Strasbourg. Un ancien cinéma porno. Ce soir, il y a un concert. Ses gardes du corps s’occupent du service d’ordre. (Il fit un clin d’œil.) Le moment idéal pour le cueillir.

Il désigna l’axe qui s’ouvrait devant eux :

— Démarre et prends la rue du Château-d’Eau.

Paul s’exécuta avec humeur. Mentalement, il avait donné une seule chance au Chiffre. En cas d’échec chez Marius, il le ramènerait illico à Longères, dans son hospice. Mais il était aussi impatient d’observer l’animal à l’œuvre.

— Gare-toi au-delà du boulevard de Strasbourg, ordonna Schiffer. En cas de pépin, on sortira par une issue de secours que je connais.

Paul traversa l’artère perpendiculaire, dépassa un bloc, puis se parqua au coin de la rue Bouchardon.

— Il n’y aura pas de pépin, Schiffer.

— File-moi les photos.

Il hésita puis lui donna l’enveloppe contenant les clichés des cadavres. L’homme sourit en ouvrant sa portière :

— Si tu me laisses faire, tout se passera bien.

Paul sortit à son tour, pensant : « Une chance, mon canard. Pas deux. »

24

Dans la salle, la pulsation était si forte qu’elle occultait toute autre sensation. L’onde de choc vous passait dans les tripes, vous écorchait les nerfs, puis vous descendait dans les talons jusqu’à remonter par les vertèbres, les faisant trembler telles les lames d’un vibraphone.

Instinctivement, Paul rentra la tête dans les épaules et se plia en deux, comme pour éviter les coups qui lui tombaient dessus, l’atteignant à l’estomac, à la poitrine et sur les deux côtés du visage, là où ses tympans prenaient feu.

Il cligna les yeux pour se repérer dans les ténèbres enfumées, alors que les projecteurs de la scène tournoyaient à travers l’espace.

Enfin, il aperçut le décor. Des balustrades ciselées d’or, des colonnes de stuc, des lustres de faux cristal, de lourdes tentures carmin… Schiffer avait parlé d’un ancien cinéma mais ce décor rappelait plutôt le kitsch usé d’un vieux cabaret, une espèce de caf’conc’pour opérettes à jabots, où des fantômes gominés auraient refusé de céder la place aux furieux groupes néo-métal.

Sur la scène, les musiciens s’agitaient, psalmodiant des « fuckin’ » et des « killin’ » comme s’il en pleuvait. Torse nu, luisants de sueur et de fièvre, ils maniaient guitares, micros et platines à la manière d’armes d’assaut, soulevant les premiers rangs en ondulations saccadées.

Paul quitta le bar et descendit vers le parterre. Plongeant dans la foule, il sentit naître en lui une nostalgie familière. Les concerts de sa jeunesse ; le pogo furieux, à sauter comme un ressort sur les riffs rageurs des Clash ; les quatre accords appris sur sa guitare d’occasion, qu’il avait ensuite revendue quand les cordes lui avaient trop vivement rappelé les zébrures ensanglantées du siège de son père.

Il prit conscience qu’il avait perdu de vue Schiffer. Il pivota, scruta les spectateurs restés en haut des marches, près du bar. Ils se tenaient dans une attitude condescendante, un verre à la main, daignant répondre aux martèlements de la scène par un discret déhanchement. Paul passa en revue ces visages d’ombre, auréolés de faisceaux colorés ; pas de Schiffer.

Soudain, une voix éclata à son oreille :

— Tu veux gober ?

Paul se retourna pour découvrir un visage livide, brillant sous une casquette.

— Quoi ?

— J’ai des Black Bombay d’enfer.

— Des quoi ?

Le type se pencha et noua sa main sur l’épaule de Paul.

— Des Black Bombay. Des Bombay hollandais. D’où tu sors, mec ?

Paul se dégagea et extirpa sa carte tricolore.

— Voilà d’où je sors. Casse-toi avant que je t’embarque.

Le mec disparut comme une flamme qu’on souffle. Paul observa un instant son porte-carte frappé du sceau de la police, et mesura le gouffre entre les concerts de jadis et son profil d’aujourd’hui ; un flic intransigeant, un représentant de l’ordre public, implacable qui remuait la fange. Avait-il imaginé cela quand il avait vingt ans ?

Il reçut un coup dans le dos.

— Ça va pas, non ? hurla Schiffer. Range-moi ça.

Paul était en nage. Il tenta de déglutir, sans y parvenir. Tout vacillait autour de lui ; les éclats de lumière cassaient les visages, les froissaient comme des feuilles d’aluminium.

Le Chiffre lui fila un nouveau direct, plus amical, dans le bras.

— Viens. Marius est là. On va le choper dans son trou.

Ils s’enfoncèrent parmi les corps serrés, mouvants, oscillants ; un flot frénétique d’épaules et de hanches trépignant en cadence, réponse brutale, instinctive, aux rythmes crachés par la scène. Les deux flics, jouant des coudes et des genoux, parvinrent à atteindre l’estrade.

Schiffer bifurqua à droite, sous les couinements suraigus des guitares qui jaillissaient des enceintes. Paul avait du mal à le suivre. Il l’aperçut qui s’entretenait avec un videur, sous le souffle furieux de la sono. L’homme acquiesça et ouvrit une porte invisible. Paul eut juste le temps de se glisser dans la faille.

Ils débouchèrent dans un boyau étroit, à peine éclairé. Des affiches brillaient sur les murs. Sur la plupart d’entre elles, le croissant turc, associé au marteau communiste, formait un symbole politique éloquent. Schiffer expliqua :

— Marius dirige un foyer d’extrême gauche, rue Jarry. Ce sont ses petits copains qui ont foutu le feu aux prisons turques l’année dernière.

Paul avait vaguement entendu parler de ces émeutes, mais il ne posa aucune question. Il n’était pas d’humeur géopolitique. Les deux hommes se mirent en marche. L’écho sourd de la musique frappait dans leur dos. Schiffer ricana, sans ralentir :

— Le coup des concerts, c’est bien vu. Un vrai marché captif !

— Comprends pas.

— Marius bricole aussi dans la drogue. Ecstasy. Amphètes. Tout ce qui est à base de speed (Paul tiqua), ou de LSD. Il développe sa propre clientèle avec ses concerts. Il gagne sur tous les tableaux.

Sur une impulsion, Paul demanda.

— Un Black Bombay, vous savez ce que c’est ?

— Un truc qui se fait beaucoup, ces dernières années. Un Ecstasy coupé avec de l’héroïne.

Comment un bonhomme de cinquante-neuf ans, tout juste sorti de l’hospice, pouvait-il connaître les dernières tendances en matière d’Ecstasy ? Encore un mystère.

— C’est idéal pour te faire redescendre, ajouta-t-il. Après l’excitation du speed, l’héroïne te ramène au calme. Tu passes en douceur des yeux en soucoupes aux pupilles en têtes d’épingle.

— En têtes d’épingle ?

— Mais oui, l’héroïne fait dormir. Un junk pique toujours du nez. (Il s’arrêta.) Je comprends pas. T’as jamais travaillé sur une affaire de drogue ou quoi ?

— J’ai fait quatre ans à la répression des drogues. Ça ne fait pas de moi un défoncé.

Le Chiffre lui servit son plus beau sourire :

— Comment tu veux combattre le mal si t’y as pas goûté ? Comment tu veux comprendre l’ennemi si tu connais pas ses atouts ? Il faut savoir ce que les mômes cherchent dans cette merde. La force de la drogue, c’est que c’est bon. Putain, si tu sais pas ça, c’est même pas la peine de t’attaquer à la défonce.

Paul se souvint de sa première idée : Jean-Louis Schiffer, le père de tous les flics. Mi-héros, mi-démon. Le meilleur et le pire réunis en un seul homme.

Il ravala sa colère. Son partenaire s’était remis en marche. Un dernier virage et deux colosses en manteau de cuir apparurent, encadrant une porte peinte en noir.

Le flic peigné en brosse brandit une carte tricolore. Paul tressaillit : d’où sortait-il ce vestige ? Ce détail lui parut confirmer la nouvelle donne : c’était maintenant le Chiffre qui tenait la barre. Comme pour l’achever, il se mit à parler turc.

Le garde du corps hésita, puis leva la main pour frapper à la porte. Schiffer l’arrêta d’un geste et actionna lui-même la poignée. En entrant, il cracha à Paul par-dessus son épaule :

— Pendant l’interrogatoire, je veux pas t’entendre.

Paul voulut balancer une vanne bien sentie mais il n’était plus temps de répondre. Cette entrevue allait être son laboratoire.

25

Salaam aleikoum, Marius !

L’homme affalé dans son fauteuil faillit tomber à la renverse.

— Schiffer…? Aleikoum salaam, mon frère !

Marek Cesiuz s’était déjà ressaisi. Il se leva et contourna son bureau de fer, affichant un large sourire. Il portait un maillot de football rouge et or, les couleurs du club de Galatasaray. Décharné, il flottait dans l’étoffe satinée à la manière d’une banderole sur la tribune d’un stade. Impossible de lui donner un âge précis. Ses cheveux roux-gris évoquaient des cendres mal éteintes ; ses traits étaient crispés en une expression de joie froide qui lui donnait un air sinistre d’enfant-vieillard ; sa peau cuivrée accentuait son faciès d’automate et se confondait avec sa chevelure de rouille.

Les deux hommes s’embrassèrent avec effusion. Le bureau sans fenêtre, encombré de paperasses, était saturé de fumée. Des brûlures de mégots constellaient la moquette du sol. Les objets de décoration semblaient tous dater des années 70 : armoires argentées et lucarnes arrondies, tabourets tam-tam, lampes suspendues comme des mobiles, à abat-jour coniques.

Paul repéra, dans un coin, du matériel d’imprimerie. Une photocopieuse, deux relieuses, un massicot — le parfait nécessaire du militant politique.

Le rire gras de Marius couvrait les battements lointains de la musique :

— Y a combien de temps ?

— A mon âge, j’évite de compter.

— Tu nous manquais, mon frère. Tu nous manquais vraiment.

Le Turc parlait un français sans accent. Ils s’embrassèrent de nouveau ; la comédie jouait à plein.

— Et les enfants ? fit Schiffer d’un ton goguenard.

— Ils grandissent trop vite. J’les quitte pas des yeux. Trop peur de rater quelque chose !

— Et mon petit Ali ?

Marius envoya un crochet vers le ventre de Schiffer qu’il arrêta net avant de le toucher.

— C’est le plus rapide !

Soudain, il parut remarquer Paul. Ses yeux se glacèrent alors que ses lèvres souriaient toujours.

— Tu reprends du service ? demanda-t-il au Chiffre.

— Simple consultation. Je te présente Paul Nerteaux, capitaine à la DPJ.

Paul hésita, tendit la main, mais personne ne la lui saisit en retour. Il contempla ses doigts en suspens, dans cette pièce trop éclairée, pleine de sourires en toc et d’odeurs de clope, puis, pour garder une contenance, hasarda un coup d’œil sur la pile de tracts posée à sa droite.

— Toujours ta prose de bolchevik ? remarqua Schiffer.

— Les idéaux, c’est ce qui nous maintient vivants.

Le policier attrapa une feuille et traduisit à voix haute :

— « Quand les travailleurs maîtriseront leur outil de production… » (Il s’esclaffa.) Je crois que t’as passé l’âge pour ce genre de conneries.

— Schiffer, mon ami, ces conneries nous survivront.

— A condition que quelqu’un les lise encore.

Marius avait retrouvé son sourire complet, lèvres et pupilles à l’unisson :

— Un çay, les amis ?

Sans attendre la réponse, il s’empara d’un gros thermos et remplit trois tasses de terre cuite. Des acclamations firent trembler les murs.

— T’en as pas marre de tes zoulous ?

Marius s’installa de nouveau derrière son bureau, calant son fauteuil à roulettes contre le mur. Il porta doucement la tasse à ses lèvres :

— La musique est un berceau de paix, mon frère. Même celle-là. Au pays, les jeunes écoutent les mêmes groupes que les gamins d’ici. Le rock, c’est ce qui réunira les générations futures. Ce qui fera sauter nos dernières différences.

Schiffer s’appuya sur le massicot et leva sa tasse :

— Au hard rock !

Marius eut un drôle de mouvement ondulant sous son maillot, exprimant à la fois l’amusement et la lassitude.

— Schiffer, tu n’as pas ramené tes fesses ici, accompagné de ce garçon de surcroît, pour me parler de musique ou de nos vieux idéaux.

Le Chiffre s’assit sur un coin du bureau, toisant un instant le Turc, puis il sortit les clichés macabres de leur enveloppe. Les visages meurtris s’étalèrent sur les brouillons d’affiches. Marek Cesiuz eut un recul dans son fauteuil.

— Mon frère, qu’est-ce que tu me sors là ?

— Trois femmes. Trois corps découverts dans ton quartier. Entre novembre et aujourd’hui. Mon collègue pense qu’il s’agit d’ouvrières clandestines. J’ai pensé que tu pourrais nous en dire plus.

Le ton avait changé. Schiffer semblait avoir cousu chaque syllabe avec du fil barbelé.

— J’ai rien entendu là-dessus, nia Marius.

Schiffer eut un sourire entendu :

— Depuis le premier meurtre, le quartier ne doit parler que de ça. Dis-nous ce que tu sais, on gagnera du temps.

Le trafiquant saisit machinalement un paquet de Karo, les sans-filtre locales, et en sortit une.

— Frère, je sais pas de quoi tu parles.

Schiffer se remit debout et prit le ton d’un bonimenteur de foire :

— Marek Cesiuz. Empereur du faux et du mensonge. Roi du trafic et de la combine…

Il éclata d’un rire bruyant qui était aussi un rugissement, puis coula un regard noir vers son interlocuteur :

— Accouche, mon salaud, avant que je m’énerve.

Le visage du Turc se durcit comme du verre. Parfaitement droit dans son fauteuil, il alluma sa cigarette :

— Schiffer, tu n’as rien. Pas un mandat, pas un témoin, pas un indice. Rien. Tu es juste venu me demander un conseil que je ne peux pas te donner. J’en suis désolé. (Il désigna la porte d’un long trait de fumée grise.) Maintenant, il vaudrait mieux que tu partes avec ton ami et qu’on arrête ici ce malentendu.

Schiffer planta ses talons dans la moquette cramée, face au bureau :

— Il n’y a qu’un malentendu ici, et c’est toi. Tout est faux dans ton putain de bureau. Faux, tes tracts à la con. Tu te bats les couilles des derniers cocos qui croupissent en taule dans ton pays.

— Tu…

— Fausse, ta passion pour la musique. Un musulman comme toi pense que le rock est une émanation de Satan. Si tu pouvais foutre le feu à ta propre salle, tu te gênerais pas.

Marius fit mine de se lever mais Schiffer le repoussa.

— Faux, tes meubles bourrés de paperasses, tes petits airs débordés. Putain. Tout ça ne cache que tes trafics de négrier !

S’approchant du massicot, il en caressa la lame.

— Et on sait bien toi et moi que cet engin ne te sert qu’à séparer les acides que tu reçois sous forme de ruban imprégné de LSD.

Il ouvrit les bras, dans un geste de comédie musicale, prenant à partie le plafond crasseux :

— O mon frère, parle-moi de ces trois femmes avant que je retourne ton bureau et que j’y trouve de quoi t’envoyer à Fleury pour des années !

Marek Cesiuz ne cessait de lancer des regards vers la porte. Le Chiffre se plaça derrière lui, se pencha vers son oreille :

— Trois femmes, Marius. (Il lui massait les deux épaules.) En moins de quatre mois. Torturées, défigurées, larguées sur le trottoir. C’est toi qui les as fait passer en France. Tu me files leurs dossiers et on se casse.

La pulsation lointaine du concert emplissait le silence. On aurait pu croire qu’il s’agissait du cœur du Turc, battant au creux de sa carcasse. Il murmura :

— Je les ai plus.

— Pourquoi ?

— Je les ai détruits. A la mort de chaque fille j’ai balancé la fiche. Pas de traces, pas d’emmerdés.

Paul sentait monter la frousse en lui mais il apprécia la révélation. Pour la première fois, l’objet de son enquête devenait réel. Les trois victimes existaient en tant que femmes : elles étaient en train de naître sous ses yeux. Les Corpus étaient bien des clandestines.

Schiffer se plaça de nouveau face au bureau.

— Surveille la porte, dit-il à Paul, sans lui jeter un regard.

— Qu… quoi ?

— La porte.

Avant que Paul ait pu réagir, Schiffer bondit sur Marius et lui écrasa le visage contre le coin de la table. L’os du nez péta comme une noix sous une pince. Le flic lui releva la tête en une giclée de sang et le plaqua contre le mur :

— Tes fiches, salopard.

Paul se précipita mais Schiffer le repoussa d’une bourrade. Paul porta la main à son arme mais la gueule noire d’un Manhurin 44 Magnum le pétrifia. Le Chiffre avait lâché le Turc et dégainé dans la même seconde :

— Tu surveilles la porte.

Paul resta sidéré. D’où sortait ce flingue ? Déjà, Marius glissait sur sa chaise à roulettes et ouvrait un tiroir.

— Derrière vous !

Schiffer pivota et lui balança son canon en pleine face. Marius fit un tour complet sur son siège et se fracassa parmi des piles de tracts. Le Chiffre l’attrapa par le maillot et lui enfonça le calibre sous la gorge :

— Les fiches, raclure de Turc. Sinon, je te le jure, je te laisse pour mort.

Marek tremblait par secousses ; le sang moussait entre ses dents brisées, alors que son expression joyeuse persistait toujours. Schiffer rengaina et le traîna jusqu’au massicot.

Paul dégaina à son tour et hurla.

— Arrêtez ça !

Schiffer leva la guillotine et y fourra la main droite de l’homme :

— File-moi ces dossiers, sac à merde !

— ARRÊTEZ ÇA OU JE TIRE !

Le Chiffre ne leva même pas les yeux. Il appuya lentement sur la lame. La peau des phalanges se plissa sous le couperet. Le sang jaillit par petites bulles noires. Marius hurla, mais moins fort que Paul :

— SCHIFFER !

Il se cramponnait à deux mains sur la crosse de son arme, plaçant le Chiffre dans sa mire. Il fallait qu’il tire. Il fallait…

La porte s’ouvrit violemment derrière lui. Il se sentit propulsé en avant, roula sur lui-même et se retrouva coincé au pied du bureau de ferraille, la nuque à angle droit.

Les deux gardes du corps dégainaient quand des gouttes de sang les éclaboussèrent. Un sifflement d’hyène emplit la pièce. Paul comprit que Schiffer avait fini le boulot. Il se releva sur un genou et cria, agitant son flingue dans la direction des Turcs :

— Reculez !

Les hommes ne bougeaient pas, hypnotisés par la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Tremblant des pieds à la tête, Paul tendit son 9 millimètres à hauteur de leurs gueules :

— Reculez, putain de Dieu !

Il les frappa au torse avec son canon et parvint à leur faire franchir le seuil à reculons. Il referma la porte avec son dos et put contempler, enfin, le cauchemar à l’œuvre.

Marius sanglotait, à genoux, la main toujours prisonnière du massicot. Ses doigts n’étaient pas complètement tranchés mais les phalanges étaient à nu, les chairs retroussées sur les os. Schiffer tenait toujours le manche, le visage déformé par un rictus sardonique.

Paul rengaina. Il fallait maîtriser ce malade. Il s’apprêtait à charger quand le Turc tendit sa main valide vers une des armoires argentées, à côté de la photocopieuse.

— Les clés ! hurla Schiffer.

Marius tenta de saisir le trousseau fixé à sa ceinture. Le Chiffre le lui arracha et égrena sous son nez chacune des clés ; d’un signe de tête, le Turc désigna celle qui devait ouvrir la serrure.

Le vieux flic s’attaqua au bloc de rangement. Paul en profita pour libérer le supplicié. Il leva, avec précaution, la lame poissée de franges rougeâtres. Le Turc s’écroula au pied du meuble et se roula en chien de fusil, gémissant :

— Hôpital… hôpital…

Schiffer se retourna, l’air halluciné. Il tenait un dossier cartonné, scellé par une courroie de tissu. Il l’ouvrit en un geste désordonné et trouva les fiches ainsi que les polaroïds des trois victimes.

En état de choc, Paul comprit qu’ils avaient gagné.

26

Ils empruntèrent la sortie de secours et coururent jusqu’à la Golf. Paul démarra à l’arraché et manqua de se prendre une bagnole qui passait au même instant.

Il fila à fond, braquant à droite dans la rue Lucien-Sampaix. Il comprit avec un temps de retard qu’il s’était engagé dans un sens interdit. D’un coup de coude, il tourna une nouvelle fois, à gauche toute : le boulevard de Magenta.

La réalité dansait devant ses yeux. Des larmes se mêlaient à la pluie du pare-brise pour tout troubler. Il apercevait tout juste les feux de signalisation qui saignaient comme des plaies dans l’averse.

Il franchit un premier carrefour, sans freiner, puis un deuxième, provoquant un chaos de dérapages et de coups de klaxon. Au troisième feu, enfin, il pila. Durant quelques secondes, un bourdonnement retentit dans sa tête, puis il sut ce qu’il devait faire.

Vert.

Il accéléra sans débrayer, cala, jura.

Il tournait la clé de contact quand la voix de Schiffer s’éleva :

— Où tu vas ?

— Au poste, haleta-t-il. Je t’arrête, salopard.

De l’autre côté de la place, la gare de l’Est brillait comme un paquebot de croisière. Il démarrait de nouveau quand le Chiffre passa la jambe de son côté et écrasa la pédale d’accélérateur.

— Putain de…

« Schiffer attrapa le volant et braqua sur la droite. Ils s’engouffrèrent dans la rue Sibour, une ruelle oblique qui longe l’église Saint-Laurent. Toujours d’une main, il tourna encore une fois, forçant la Golf à cahoter sur les plots de la piste cyclable et à s’écraser contre le trottoir.

Paul se prit le volant dans les côtes. Il hoqueta, toussa, puis se liquéfia en une suée brûlante. Il noua son poing et se tourna vers son passager, prêt à lui défoncer la mâchoire.

La pâleur de l’homme l’en dissuada. Jean-Louis Schiffer avait de nouveau pris vingt ans. Tout son profil se coulait dans la ligne de son cou flasque. Ses yeux étaient vitreux au point de paraître transparents. Une vraie tête de mort.

— Vous êtes un cinglé, souffla-t-il, utilisant de nouveau le vouvoiement comme une marque de dégoût. Un putain de malade. Comptez sur moi pour vous charger au maximum. Vous allez crever en taule, salopard de tortionnaire !

Sans répondre, Schiffer trouva un vieux plan de Paris dans la boîte à gants et en arracha plusieurs pages pour nettoyer sa veste maculée de sang. Ses mains tavelées tremblaient, les mots sifflèrent entre ses dents.

— Y a pas trente-six manières de traiter avec ces enculés.

— Nous sommes des flics.

— Marius est une ordure. Il asservit ses putes ici en faisant mutiler leurs enfants là-bas, au pays. Un bras, une jambe : ça calme les mamans turques.

— Nous sommes la loi.

Paul retrouvait son souffle, son assurance. Son champ de vision se rétablissait : le mur plein et noir de l’église ; les gargouilles au-dessus de leur tête, dressées comme des potences ; et la pluie, toujours, qui assiégeait la nuit.

Schiffer balança les pages rougeâtres, baissa sa vitre et cracha.

— Il est trop tard pour te débarrasser de moi.

— Si vous croyez que j’ai peur de répondre de mes actes… Vous vous gourez complètement. Vous irez au trou, même si je dois partager votre cellule !

D’une main, Schiffer alluma le plafonnier puis ouvrit le dossier à courroie posé sur ses genoux. Il saisit les fiches des trois ouvrières ; de simples feuilles volantes, imprimées laser, sur lesquelles était agrafé un portrait polaroïd. Il arracha les clichés et les disposa sur le tableau de bord, comme s’il s’agissait de cartes de tarot. Il se racla de nouveau la gorge et demanda :

— Qu’est-ce que tu vois ?

Paul ne bougea pas. Les lumières des réverbères faisaient miroiter les trois photos, au-dessus du volant. Depuis deux mois, il cherchait ces visages. Il les avait imaginés, dessinés, effacés, cent fois recommencés… Maintenant, face à eux, il éprouvait un trac de puceau.

Schiffer l’attrapa par la nuque et le força à se pencher :

— Qu’est-ce que tu vois ? fit-il avec un bruit de gorge.

Paul écarquilla les yeux. Trois femmes aux traits doux le regardaient, l’air légèrement hébété par le flash. Des chevelures rousses encadraient leur visage plein.

— Qu’est-ce que tu remarques ? insista le Chiffre.

Paul hésita :

— Elles se ressemblent, non ?

Schiffer répéta en éclatant de rire :

— Elles se ressemblent ? Tu veux dire que c’est chaque fois la même !

Paul se tourna vers lui. Il n’était pas certain de saisir :

— Et alors ?

— Et alors, tu avais raison. Le tueur traque un seul et même visage. Un visage qu’il aime et qu’il déteste à la fois. Un visage qui l’obsède, qui provoque en lui des pulsions contradictoires. Sur ses motivations, on peut tout supposer. Mais on sait maintenant qu’il poursuit un but.

La colère de Paul se transforma en sentiment de victoire. Ainsi, ses intuitions étaient justes : des ouvrières clandestines, des traits identiques… Avait-il raison aussi pour la statuaire antique ?

Schiffer renchérit :

— Ces visages, c’est un sacré pas en avant, crois-moi. Parce qu’ils nous donnent une information essentielle. Le meurtrier connaît ce quartier comme sa poche.

— Ce n’est pas une découverte.

— On supposait qu’il était turc, pas qu’il connaissait le moindre atelier, la moindre cave. Tu te rends compte de la patience et de l’acharnement qu’il faut pour trouver des filles qui se ressemblent à ce point-là ? Ce salaud a ses entrées partout.

Paul prononça d’une voix plus calme :

— Okay. J’admets que sans vous, je n’aurais jamais mis la main sur ces photos. Alors, je vous fais grâce du dépôt. Je vous ramène directement à Longères, sans passer par la case police.

Il tourna la clé de contact, mais Schiffer lui agrippa le bras :

— Tu fais erreur, petit. Plus que jamais, t’as besoin de moi.

— C’est fini pour vous.

Le Chiffre souleva l’une des fiches, l’agita à la lueur de la lampe :

— On n’a pas seulement leur visage et leur identité. On possède aussi les coordonnées de leurs ateliers. Et ça, c’est du solide.

Paul lâcha sa clé :

— Leurs collègues auraient pu voir quelque chose ?

— Souviens-toi de ce qu’a dit le légiste. Elles avaient le ventre vide. Elles rentraient du boulot. Il faut interroger les ouvrières qui prenaient le même chemin chaque soir. Et aussi les patrons des ateliers. Mais pour ça tu as besoin de moi, mon garçon.

Schiffer n’avait pas à insister : déjà trois mois que Paul se cognait contre les mêmes murs. Il s’imaginait déjà reprendre l’enquête en solo pour obtenir un zéro à l’infini.

— Je vous donne une journée, concéda-t-il. On visite les ateliers. On interroge les collègues, les voisins, les conjoints, s’il y en a. Ensuite, retour à l’hospice. Et je vous préviens : à la moindre merde, je vous tue. Cette fois, je n’hésiterai pas.

L’autre s’efforça de rire mais, Paul le sentait, il avait peur. La trouille les tenait désormais tous les deux. Il allait démarrer quand il s’immobilisa de nouveau — il voulait en avoir le cœur net.

— Chez Marius, cette violence, pourquoi ?

Schiffer observa les sculptures des gargouilles, qui s’élevaient dans les ténèbres. Des diables lovés sur leur perchoir ; des incubes au mufle retroussé ; des démons aux ailes de chauve-souris. Il conserva le silence un moment puis murmura :

— Y avait pas d’autre moyen. Ils ont décidé de rien dire.

— Qui ça : « ils » ?

— Les Turcs. Le quartier est verrouillé, putain ! On va devoir arracher chaque parcelle de vérité.

La voix de Paul se fêla, montant dans l’aigu :

— Mais pourquoi font-ils ça ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous aider ?

Le Chiffre scrutait toujours les gueules de pierre. Sa pâleur concurrençait le plafonnier :

— T’as pas encore compris ? Ils protègent le tueur.

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