DEUX

7

Une petite épée en or.

Il la voyait ainsi dans son souvenir. En réalité, il le savait, c’était un simple coupe-papier en cuivre, au pommeau ciselé à la manière espagnole. Paul, huit ans, venait de le voler dans l’atelier de son père et s’était réfugié dans sa chambre. Il se rappelait parfaitement l’atmosphère de l’instant. Les volets clos. La chaleur écrasante. La quiétude de la sieste.

Un après-midi d’été comme un autre.

Sauf que ces quelques heures avaient bouleversé son existence à jamais.

— Qu’est-ce que tu caches dans ta main ?

Paul ferma son poing ; sa mère se tenait sur le seuil de la pièce :

— Montre-moi ce que tu caches.

La voix était calme, seulement teintée de curiosité. Paul serra les doigts. Elle s’avança dans la pénombre, franchissant les rais de soleil qui filtraient des persiennes ; puis elle s’assit au bord du lit, lui ouvrant doucement la main :

— Pourquoi tu as pris ce coupe-papier ?

Il ne voyait pas ses traits, plongés dans l’ombre :

— Pour te défendre.

— Me défendre contre qui ?

Silence.

— Me défendre contre papa ?

Elle se pencha vers lui. Son visage apparut dans une ligne de lumière ; un visage tuméfié, marbré d’hématomes ; un des yeux surtout, blanc éclaté de sang, le fixait comme un hublot. Elle répéta :

— Me défendre contre papa ?

D’un hochement de tête, il acquiesça. Il y eut un suspens, une immobilité, puis elle l’enlaça à la manière d’une vague chavirée. Paul la repoussa ; il ne voulait pas de larmes, pas d’apitoiement. Seul comptait le combat à venir. Le serment qu’il s’était fait à lui-même, la veille au soir, quand son père, complètement saoul, avait frappé sa mère jusqu’à la laisser évanouie sur le sol de la cuisine. Quand le monstre s’était retourné et l’avait aperçu, lui, petit môme tremblant dans l’encadrement de la porte, il avait prévenu : « Je reviendrai. Je reviendrai vous tuer tous les deux ! »

Alors, Paul s’était armé et attendait maintenant son retour, épée en main.

Mais l’homme n’était pas revenu. Ni le lendemain ni le jour suivant. Par un hasard dont seul le destin a le secret, Jean-Pierre Nerteaux s’était fait assassiner la nuit même où il avait proféré ces menaces. Son corps avait été découvert deux jours plus tard, dans son propre taxi, près des entrepôts pétroliers du port de Gennevilliers.

A l’annonce du meurtre, Françoise, son épouse, avait réagi d’une manière étrange. Au lieu de partir identifier le corps, elle avait voulu se rendre sur les lieux de la découverte, pour constater que la Peugeot 504 était intacte et qu’il n’y aurait pas de problème avec la compagnie de taxis.

Paul se souvenait du moindre détail : le voyage en bus jusqu’à Gennevilliers ; les marmonnements de sa mère abasourdie ; son appréhension à lui, face à un événement qu’il ne comprenait pas. Pourtant, quand il avait découvert la zone des entrepôts, il avait été frappé d’émerveillement. Des couronnes d’acier géantes se dressaient dans les terrains vagues. Les mauvaises herbes et les broussailles prenaient racine parmi des ruines de béton. Des tiges d’acier rouillaient comme des cactus de métal. Un vrai paysage de western, semblable aux déserts qui peuplaient les bandes dessinées de sa bibliothèque.

Sous un ciel en fusion, la mère et l’enfant avaient traversé les domaines de stockage. Au bout de ces terres d’abandon, ils avaient découvert la Peugeot familiale, à demi enfoncée dans les dunes grises. Paul avait capté chaque signe à hauteur de ses huit ans. Les uniformes des policiers ; les menottes scintillant au soleil ; les explications à voix basse ; les dépanneurs, mains noires dans la clarté blanche, qui s’agitaient autour de la voiture…

Il lui avait fallu un moment pour comprendre que son père avait été poignardé au volant. Mais seulement une seconde pour apercevoir, par la porte arrière entrouverte, les lacérations dans le dossier du siège.

Le tueur s’était acharné sur sa victime à travers le siège.

Cette seule vision avait foudroyé l’enfant en lui révélant la secrète cohérence de l’événement. L’avant-veille, il avait souhaité la mort de son père. Il s’était armé, puis avait confessé son projet criminel à sa mère. Cet aveu avait pris valeur de malédiction : une force mystérieuse avait réalisé son souhait. Ce n’était pas lui qui avait tenu le couteau mais c’était bien lui qui avait ordonné, mentalement, l’exécution.

A partir de cet instant, il ne se souvenait plus de rien. Ni de l’enterrement, ni des plaintes de sa mère, ni des difficultés financières qui avaient marqué leur quotidien. Paul était uniquement concentré sur cette vérité : il était le seul coupable.

Le grand ordonnateur du massacre.

Beaucoup plus tard, en 1987, il s’était inscrit à la faculté de droit de la Sorbonne. A coups de petits boulots, il avait amassé assez d’argent pour louer une chambre à Paris et se tenir à distance de sa mère, qui ne cessait plus de boire. Agent de nettoyage dans une grande surface, elle exultait à l’idée que son fils devienne avocat. Mais Paul avait d’autres projets.

Maîtrise en poche, en 1990, il avait intègre l’école des inspecteurs de Cannes-Ecluse. Deux ans plus tard, il était sorti major de sa promotion et avait pu choisir l’un des postes les plus convoités par les apprentis policiers : l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite de Stupéfiants (OCRTIS). Le temple des chasseurs de drogue.

Sa route paraissait tracée. Quatre années au sein d’un office central ou d’une brigade d’élite, puis ce serait le concours interne des commissaires. Avant d’avoir quarante ans, Paul Nerteaux obtiendrait un poste élevé au ministère de l’Intérieur, place Beauvau, sous les lambris d’or de la Grande Maison. Une réussite flamboyante pour un enfant issu, comme on dit, d’un « milieu difficile ».

En réalité, Paul ne s’intéressait pas à une telle ascension. Sa vocation de flic trouvait d’autres fondements, toujours liés à son sentiment de culpabilité. Quinze ans après l’expédition du port de Gennevilliers, il était encore hanté par le remords ; la voie était guidée par cette seule volonté de laver sa faute, de retrouver une innocence perdue.

Pour maîtriser ses angoisses, il avait dû s’inventer des techniques personnelles, des méthodes de concentration secrètes. Il avait puisé dans cette discipline le jus nécessaire pour devenir un flic inflexible. Au sein de la « boîte », il était haï, redouté, ou admiré, au choix — mais jamais aimé. Parce que nul ne comprenait que son intransigeance, sa volonté de réussir étaient une rampe de survie, un garde-fou. Sa seule manière de contrôler ses démons. Nul ne savait que, dans le tiroir de son bureau, il conservait toujours, à main droite, un coupe-papier en cuivre…

Il serra ses mains sur le volant et se concentra sur la route.

Pourquoi remuait-il toute cette merde aujourd’hui ? L’influence du paysage trempé de pluie ? Le fait qu’on soit dimanche, jour de mort parmi les vivants ?

De part et d’autre de l’autoroute, il ne voyait que les travées noirâtres des champs labourés. La ligne d’horizon elle-même ressemblait à un sillon ultime, s’ouvrant sur le néant du ciel. Il ne pouvait rien se passer dans cette région, excepté une lente immersion dans le désespoir.

Il lança un coup d’œil à la carte posée sur le siège passager. Il allait devoir quitter l’autoroute A1 pour prendre la nationale en direction d’Amiens. Ensuite, il attraperait la départementale 235. Après dix kilomètres, il parviendrait à destination.

Afin de balayer ses idées sombres, il focalisa ses pensées sur l’homme vers lequel il se dirigeait ; sans doute le seul flic qu’il n’aurait jamais voulu rencontrer. Il avait photocopié intégralement son dossier, à l’Inspection Générale des Services, et aurait pu réciter par cœur son curriculum vitae…

Jean-Louis Schiffer, né en 1943, à Aulnay-sous-Bois, Seine-Saint-Denis. Surnommé, selon les circonstances, « le Chiffre » ou « le Fer ». Le Chiffre pour sa tendance à prélever des pourcentages sur les affaires qu’il traitait ; le Fer pour sa réputation de flic implacable — et aussi sa chevelure argentée, qu’il portait longue et soyeuse.

Après son certificat d’études, en 1959, Schiffer est mobilisé en Algérie, dans les Aurès. En 1960, il regagne Alger où il devient Officier de Renseignement, membre actif des DOP (Détachements Opérationnels de Protection).

En 1963, il revient en France avec le grade de sergent. Il intègre alors les rangs de la police. D’abord gardien de la paix, puis, en 1966, enquêteur à la Brigade territoriale du 6e arrondissement. Il se distingue rapidement par son sens inné de la rue et son goût pour l’infiltration. En mai 1968, il plonge dans la mêlée et se glisse parmi les étudiants. A cette époque, il porte le catogan, fume du haschisch — et note, en douce, les noms des meneurs politiques. Lors des affrontements de la rue Gay-Lussac, il sauve aussi un CRS sous une pluie de pavés.

Premier acte de bravoure.

Première distinction.

Ses prouesses ne vont plus s’arrêter. Recruté à la Brigade criminelle, en 1972, il est promu inspecteur et multiplie les gestes héroïques, ne craignant ni le feu ni la baston. En 75, il reçoit la médaille pour Acte de Bravoure. Rien ne semble pouvoir freiner son ascension. Pourtant, en 1977, après un bref passage la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention), la célèbre « antigang », il est brutalement muté. Paul avait déniché le rapport de l’époque, signé par le commissaire Broussard en personne. Le policier avait noté dans la marge, au stylo : « ingérable ».

Schiffer trouve son véritable territoire de chasse dans le 10e arrondissement, à la Première Division de Police judiciaire. Refusant toute promotion ou mutation, il s’impose, durant près de vingt ans, comme l’homme du quartier Ouest, faisant régner l’ordre et la loi sur le périmètre circonscrit par les grands boulevards et les gares de l’Est et du Nord, couvrant une partie du Sentier, le quartier turc et d’autres zones à forte population immigrée.

Durant ces années, il contrôle un réseau d’indicateurs, limite les activités illégales — jeu, prostitution, drogue — , entretient des relations ambiguës, mais efficaces, avec les chefs de chaque communauté. Il atteint également un taux record de réussite dans ses enquêtes.

Selon une opinion solidement établie en haut lieu, c’est à lui, et à lui seul, qu’on doit le calme relatif de cette partie du 10e arrondissement de 1978 à 1998. Jean-Louis Schiffer bénéficie même, fait exceptionnel, d’une prolongation de service de 1999 à 2001.

Au mois d’avril de cette dernière année, le policier prend officiellement sa retraite. A son actif : cinq décorations, dont l’ordre du Mérite, deux cent trente-neuf arrestations et quatre tués par balle. A cinquante-huit ans, il n’a jamais possédé d’autre grade que simple inspecteur. Un batteur de pavé, un homme de terrain régnant sur un seul et même territoire.

Voilà pour le côté Fer.

Le côté Chiffre surgit dès 1971, quand le flic est surpris en train de passer à tabac une prostituée, rue de la Michodière, dans le quartier de la Madeleine. L’enquête de l’IGS, associée à celle de la Brigade des Mœurs, tourne court. Aucune fille ne souhaite témoigner contre l’homme aux cheveux d’argent. En 1979, une nouvelle plainte est enregistrée. On murmure que Schiffer monnaye sa protection auprès des putes de la rue de Jérusalem et de la rue Saint-Denis.

Nouvelle enquête, nouvel échec.

Le Chiffre sait assurer ses arrières.

Les affaires sérieuses commencent en 1982. Un stock d’héroïne se volatilise au commissariat Bonne-Nouvelle, après le démantèlement d’un réseau de trafiquants turcs. Le nom de Schiffer est sur toutes les lèvres. Le flic est mis en examen. Mais un an plus tard il sort blanchi. Aucune preuve, aucun témoin.

Au fil des années, d’autres soupçons planent. Pourcentages octroyés sur des rackets ; commissions prélevées sur des activités de jeu et de pari ; magouilles avec les brasseurs du quartier ; proxénétisme… A l’évidence, le flic croque de partout, mais personne ne parvient à le confondre. Schiffer tient son secteur, et il le tient, fort. Même au sein de la boîte, les enquêteurs de l’IGS sont confrontés au mutisme de ses collègues policiers.

Aux yeux de tous, le Chiffre est d’abord le Fer. Un héros, un champion de l’ordre public, aux prestigieux états de service.

Une dernière bavure manque pourtant de le faire tomber. Octobre 2000. Le corps d’un clandestin turc, Gazil Hemet, est découvert sur les voies de la gare du Nord. La veille, Hemet, suspecté de trafic de stupéfiants, a été arrêté par Schiffer lui-même. Accusé de « violences volontaires », le policier rétorque qu’il a libéré le suspect avant la fin de sa garde-à-vue — ce qui ne lui ressemble pas.

Hemet est-il mort sous ses coups ? L’autopsie n’apporte aucune réponse claire — le Thalys de 8 h 10 a déchiqueté le cadavre. Mais une contre-expertise médico-légale évoque des « lésions » mystérieuses sur le corps du Turc, pouvant évoquer des actes de torture. Schiffer semble cette fois promis à un bel avenir carcéral.

Pourtant, au mois d’avril 2001, la chambre d’accusation renonce une nouvelle fois à ses poursuites. Que s’est-il passé ? De quels appuis a bénéficié Jean-Louis Schiffer ? Paul avait interrogé les officiers de l’Inspection Générale des Services chargés de l’enquête. Les types n’avaient pas souhaité répondre : ils étaient simplement écœurés. D’autant plus que, quelques semaines plus tard, Schiffer les avait personnellement invités à son « pot de départ ».

Pourri, salopard et fort en gueule.

Voilà donc l’ordure que Paul s’apprêtait à rencontrer.

La bretelle de sortie vers Amiens le rappela à la réalité. Il quitta l’autoroute et prit la nationale. Il n’eut que quelques kilomètres à parcourir avant de voir apparaître le panneau de Longères.

Paul emprunta la départementale et atteignit bientôt le village. Il franchit le bourg sans ralentir puis repéra une nouvelle route qui descendait au fond d’une vallée détrempée. En sillonnant les herbes hautes, brillantes de pluie, il eut une sorte d’illumination : il comprenait soudain pourquoi il avait pensé à son propre père sur la route menant à Jean-Louis Schiffer.

A sa manière, le Chiffre était le père de tous les flics. Mi-héros, mi-démon, il incarnait à lui seul le meilleur et le pire, la rigueur et la corruption, le Bien et le Mal. Une figure fondatrice, un Grand Tout que Paul admirait malgré lui comme il avait admiré, du fond de sa haine, son père violent et alcoolique.

8

Quand Paul découvrit l’édifice qu’il cherchait, il faillit éclater de rire. Avec son mur d’enceinte et ses deux clochers en forme de miradors, la maison de retraite des fonctionnaires de police de Longères ressemblait à s’y méprendre à une prison.

De l’autre côté du mur, l’analogie s’accentuait encore. La cour était encadrée par trois corps de logis disposés en fer à cheval, percés de galeries aux arcades noires. Quelques hommes bravaient la pluie pour jouer à la pétanque ; ils étaient vêtus de survêtements et rappelaient les détenus de n’importe quelle prison au monde. Non loin de là, trois agents en uniforme, visitant sans doute un parent, jouaient à la perfection le rôle des matons.

Paul savourait l’ironie de la situation. L’hospice de Longères, financé par la Mutuelle Nationale de la Police, était la plus importante maison de retraite ouverte aux policiers. Le lieu accueillait les agents et officiers, à condition qu’ils ne souffrent « d’aucun trouble psychosomatique à fondements ou à prolongements éthyliques ». Il découvrait maintenant que le célèbre havre de paix, avec ses espaces claquemurés et sa population masculine, n’était qu’une simple maison d’arrêt parmi d’autres. Il pensa : « Retour à l’envoyeur. »

Paul atteignit l’entrée du bâtiment principal et poussa la porte vitrée. Un vestibule carré, très sombre, s’ouvrait sur un escalier rehaussé d’une petite lucarne de verre dépoli. Il régnait ici une chaleur de vivarium, étouffante, où planaient des relents de médicament et d’urine.

Il s’orienta vers la porte à battants perdus, sur sa gauche, d’où s’exhalait une forte odeur de bouffe. Il était midi. Les pensionnaires devaient être en train de déjeuner.

Il découvrit un réfectoire aux murs jaunes et au sol tapissé d’un linoléum rouge sang. De longues tables en inox s’alignaient ; les assiettes et les couverts étaient soigneusement disposés ; des marmites de soupe fumaient. Tout était en place, mais la salle était déserte.

Du bruit provenait de la pièce voisine. Paul se dirigea vers le raffut, sentant ses semelles s’enfoncer dans le sol coagulé. Chaque détail contribuait ici à l’engourdissement général ; on se sentait vieillir à chaque pas.

Il franchit le seuil. Une trentaine de retraités, debout, portant des joggings informes, lui tournaient le dos, concentrés sur un poste de télévision. « Petit Bonheur vient de dépasser Bartok… » Des chevaux galopaient à l’écran.

Paul s’approcha et aperçut, dans une autre pièce, sur sa gauche, un vieillard assis en solitaire. Instinctivement, il tendit le cou pour mieux l’observer. Voûté, avachi au-dessus de son assiette, l’homme titillait un steak du bout de sa fourchette.

Paul dut se rendre à l’évidence : le débris était son homme.

Le Chiffre et le Fer.

Le policier aux deux cent trente-neuf arrestations.

Il traversa la nouvelle salle. Dans son dos, le commentaire beuglait encore : « Petit Bonheur, toujours Petit Bonheur… » Comparé aux dernières photos que Paul avait pu contempler, Jean-Louis Schiffer avait pris vingt ans.

Ses traits réguliers étaient amaigris, tendus sur les os comme sur un tréteau de sacrifice ; sa peau grise et craquelée pendait, surtout à la gorge, rappelant les écailles d’un reptile ; ses yeux, jadis d’un chrome bleuté, étaient à peine perceptibles sous les paupières basses. L’ancien policier ne portait plus les cheveux longs qui avaient fait sa célébrité, ils étaient à présent ras, presque en brosse ; la noble toison d’argent avait cédé la place à un crâne en fer-blanc.

Sa carcasse encore puissante était engloutie dans un survêtement bleu roi dont le col s’évasait en deux ailes ondulées sur ses épaules. A côté de son assiette, Paul repéra une pile de coupons de PMU. Jean-Louis Schiffer, la légende des rues, était devenu le bookmaker d’une bande d’agents de la circulation à la retraite.

Comment avait-il pu s’imaginer qu’une telle épave pourrait l’aider ? Il était trop tard pour reculer. Paul ajusta sa ceinture, son arme et ses menottes, et se composa sa tête des grands jours — regard droit et mâchoires serrées. Les yeux de glace s’étaient déjà posés sur lui. Quand il fut à quelques pas, l’homme lança sans préambule :

— T’es trop jeune pour être de l’IGS.

— Capitaine Paul Nerteaux, première DPJ, 10e arrondissement.

Il avait dit cela sur un ton militaire qu’il regretta aussitôt, mais le vieillard ajouta :

— Rue de Nancy ?

— Rue de Nancy.

La question était un compliment indirect : cette adresse abritait le SARIJ, le service judiciaire du quartier. Schiffer avait reconnu en lui l’enquêteur, le flic des rues.

Paul attrapa une chaise, lançant un coup d’œil involontaire aux parieurs, toujours postés devant leur télévision. Schiffer suivit son regard et laissa échapper un rire :

— Tu passes ta vie à foutre la racaille en taule pour obtenir quoi, au final ? Te retrouver toi-même au trou.

Il porta à sa bouche un morceau de viande. Ses maxillaires jouèrent sous sa peau, rouages fluides et alertes. Paul révisa son jugement, le Chiffre n’était pas si éteint que ça. Il n’y avait qu’à souffler sur cette momie pour en balayer la poussière.

— Qu’est-ce que tu veux ? lâcha l’homme après avoir avalé sa bouchée.

Paul usa de son ton le plus modeste :

— Je suis venu vous demander un conseil.

— A propos de quoi ?

— A propos de ça.

Il extirpa de sa poche de parka une enveloppe kraft, qu’il posa à côté des coupons de turf. Schiffer écarta son assiette et ouvrit le document, sans hâte. Il en sortit une dizaine de clichés photographiques en couleur.

Il regarda le premier et interrogea :

— C’est quoi ?

— Un visage.

Il passa aux images suivantes. Paul commenta :

— Le nez a été coupé au cutter. Ou au rasoir. Les lacérations et les crevasses sur les joues ont été effectuées avec le même instrument. Le menton a été limé. Les lèvres découpées aux ciseaux.

Schiffer revint au premier cliché, sans un mot.

— Avant cela, continua Paul, il y a eu les coups. Selon le médecin légiste, les mutilations ont été effectuées après la mort.

— Identifiée ?

— Non. Les empreintes n’ont rien donné.

— Quel âge ?

— Environ vingt-cinq ans.

— La cause finale du décès ?

— On a le choix. Les coups. Les blessures. Les brûlures. Le corps est dans le même état que le visage. A priori, elle a subi plus de vingt-quatre heures de tortures. J’attends les détails. L’autopsie est en cours.

Le retraité leva ses paupières :

— Pourquoi tu me montres ça ?

— Le cadavre a été retrouvé hier, à l’aube, près de l’hôpital Saint-Lazare.

— Et alors ?

— C’était votre territoire. Vous avez passé plus de vingt ans dans le 10e arrondissement.

— Ça ne fait pas de moi un pathologiste.

— Je pense que la victime est une ouvrière turque.

— Pourquoi turque ?

— Le quartier d’abord. Les dents ensuite. Elles portent des traces d’aurification qui ne se pratiquent plus qu’au Proche-Orient. (Il ajouta plus fort.) Vous voulez le nom des alliages ?

Schiffer plaça de nouveau son assiette devant lui et reprit son repas.

— Pourquoi ouvrière ? demanda-t-il après une longue mastication.

— Les doigts, rétorqua Paul. Les extrémités sont creusées de cicatrices. Caractéristiques de certains boulots de couture. J’ai vérifié.

— Son signalement correspond à un avis de disparition ?

Le retraité faisait mine de ne pas comprendre.

— Aucun PV de disparition, souffla Paul avec patience. Aucune demande de recherche. C’est une clandestine, Schiffer. Quelqu’un qui n’a pas d’état civil en France. Une femme que personne ne viendra réclamer. La victime idéale.

Le Chiffre acheva son steak lentement, posément. Puis il lâcha ses couverts et reprit les photos. Cette fois, il chaussa ses lunettes. Il observa chaque cliché durant plusieurs secondes, scrutant les blessures avec attention.

Malgré lui, Paul baissa les yeux vers les images. Il vit, à l’envers, l’orifice du nez, arasé et noir ; les entailles qui fissuraient le visage ; le bec-de-lièvre violacé, abject.

Schiffer posa la liasse et attrapa un yaourt. Il souleva avec précaution le couvercle avant d’y plonger sa cuillère.

Paul sentait ses réserves de calme s’épuiser à grande vitesse.

— J’ai commencé ma tournée, reprit-il. Les ateliers. Les foyers. Les bars. Je n’ai rien trouvé. Personne n’a disparu. Et c’est normal : personne n’existe. Ce sont des clandestins. Comment identifier une victime dans une communauté invisible ?

Silence de Schiffer ; lampée de yaourt. Paul enchaîna :

— Aucun Turc n’a rien vu. Ou n’a rien voulu me dire. En vérité, personne n’a pu me dire quoi que ce soit. Pour la simple raison que personne ne parle français.

Le Chiffre continuait son manège avec sa cuillère. Enfin, il daigna ajouter :

— Alors, on t’a parlé de moi.

— Tout le monde m’a parlé de vous. Beauvanier, Monestier, les lieutenants, les îlots. A les entendre, il n’y a que vous pour faire avancer cette putain d’enquête.

Nouveau silence. Schiffer s’essuya les lèvres avec sa serviette puis saisit à nouveau son petit pot de plastique.

— Tout ça, c’est loin. J’suis à la retraite et j’ai plus la tête à ça. (Il désigna les tickets de PMU.) Je me consacre à mes nouvelles responsabilités.

Paul attrapa le rebord de la table et se pencha :

— Schiffer, il lui a éclaté les pieds. Les radios ont révélé plus de soixante-dix débris d’os enfoncés dans la chair. Il lui a tailladé les seins au point qu’on peut lui compter les côtes à travers les chairs. Il lui a enfoncé une barre hérissée de lames de rasoir dans le vagin. (Il frappa la table.) Je le laisserai pas continuer !

Le vieux flic haussa un sourcil :

— Continuer ?

Paul se tortilla sur son siège puis, d’un geste maladroit, sortit le dossier qu’il tenait roulé dans la poche intérieure de sa parka. Il lâcha à contrecœur :

— On en a trois.

— Trois ?

— Une première a été découverte en novembre dernier. Une deuxième au mois de janvier. Et maintenant celle-là. Chaque fois dans le quartier turc. Torturée et défigurée de la même façon.

Schiffer le regardait en silence, cuillère en suspens. Paul hurla tout à coup, couvrant les beuglements hippiques :

— Bon Dieu, Schiffer, vous comprenez pas ? Y a un tueur en série dans le quartier turc. Un mec qui s’attaque exclusivement aux irrégulières. Des femmes qui n’existent pas, dans une zone qui n’est même plus la France !

Jean-Louis Schiffer posa enfin son yaourt et cueillit le dossier entre les mains de Paul.

— T’en as mis du temps avant de venir me voir.

9

Dehors, le soleil était apparu. Des flaques d’argent ranimaient la grande cour de gravier. Paul faisait les cent pas devant la porte centrale, attendant que Jean-Louis Schiffer ait achevé de se préparer.

Il n’y avait pas d’autre solution ; il le savait, il l’avait toujours su. Le Chiffre ne pouvait l’aider à distance. Il ne pouvait lui prodiguer des conseils du fond de son hospice, ni lui répondre par téléphone lorsque Paul serait en panne d’inspiration. Non. L’ancien policier devait interroger les Turcs à ses côtés, jouer de ses contacts, retourner ce quartier qu’il connaissait mieux que quiconque.

Paul frémit en envisageant les conséquences de sa démarche. Personne n’était au courant ; ni le juge ni ses supérieurs hiérarchiques. Et on ne lâchait pas comme ça un salopard connu pour ses méthodes brutales et hors limites : il allait devoir le tenir sacrément en laisse.

D’un coup de pied, il balança un caillou dans une mare d’eau, troublant son propre reflet. Il cherchait encore à se convaincre que son idée était la bonne. Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi s’acharnait-il à ce point sur cette enquête ? Pourquoi, depuis le premier meurtre, agissait-il comme si son existence entière dépendait de son issue ?

Il réfléchit un instant, contemplant son image brouillée, puis dut admettre que sa rage possédait une source unique et lointaine.

Tout avait commencé avec Reyna.


25 mars 1994.


Paul avait trouvé ses marques à l’Office des drogues. Il obtenait de solides résultats sur le terrain, menait une vie régulière, révisait ses cours pour le concours des commissaires — et voyait même reculer les lacérations de Skaï, très loin, au fond de sa conscience. Sa carapace de flic jouait le rôle d’une armure étanche contre ses vieilles angoisses.

Ce soir-là, il raccompagnait à la préfecture de Paris un trafiquant kabyle qu’il avait interrogé durant plus de six heures à son bureau de Nanterre. La routine. Mais, quai des Orfèvres, il découvrit une véritable émeute ; des fourgons arrivaient par dizaines et déchargeaient des grappes d’adolescents beuglants et gesticulants ; des CRS couraient en tous sens le long du quai, alors que mugissaient sans trêve les sirènes des ambulances s’engouffrant dans la cour de l’Hôtel-Dieu.

Paul se renseigna. Une manifestation contre le contrat d’insertion professionnelle — le « SMIC Jeunes » — avait dégénéré. Place de la Nation, on parlait de plus de cent blessés dans les rangs policiers, de plusieurs dizaines chez les manifestants, de dégâts matériels atteignant des millions de francs.

Paul empoigna son suspect et se grouilla de descendre dans les sous-sols. S’il ne trouvait pas de place dans les cages, il serait bon pour filer à la prison de la Santé, ou encore ailleurs, avec son prisonnier menotte au poignet.

Le dépôt l’accueillit avec son vacarme habituel, mais poussé à la puissance mille. Insultes, hurlements, crachats : les manifestants s’accrochaient aux parois grillagées, vociféraient des injures, auxquelles les flics répondaient à coups de matraque. Il parvint à caser son mec et s’en retourna dare-dare, fuyant le raffut et les glaviots.

Il allait disparaître quand il la repéra.

Elle se tenait assise par terre, bras enroulés autour des genoux, et semblait pleine de dédain à l’égard du chaos qui l’entourait. Il s’approcha. Elle avait des cheveux hérissés noirs, un corps androgyne, une allure très sombre à la « Joy Division », tout droit sortie des années 80. Elle arborait même un keffieh à carreaux bleus, comme seul Yasser Arafat osait encore en porter.

Sous la coupe punk, le visage était d’une régularité stupéfiante ; une rectitude de figurine égyptienne, taillée dans du marbre blanc. Paul songea à des sculptures qu’il avait vues dans un magazine. Des formes au poli naturel, à la fois lourdes et douces, prêtes à se nicher au creux d’une paume ou à se dresser sur un doigt, en parfait équilibre. Des galets magiques, signés par un artiste nommé Brancusi.

Il négocia avec les geôliers, vérifia que le nom de la fille n’était pas inscrit sur la main courante, puis l’emmena dans le bâtiment des Stups, au troisième étage. Tout en grimpant les escaliers, il fit mentalement le compte de ses atouts et de ses handicaps.

Côté atouts, il était plutôt beau mec ; c’était du moins ce que lui laissaient entendre les prostituées qui le sifflaient et l’appelaient par des petits noms quand il arpentait les quartiers chauds, en quête de dealers. Des cheveux d’Indien, lisses et noirs. Des traits réguliers, des yeux brun café. Une silhouette sèche et nerveuse, pas très haute, mais rehaussée par des Paraboots à grosses semelles. Presque un minet, s’il n’avait pas pris soin de toujours arborer un regard dur, travaillé devant sa glace, et une barbe de trois jours, qui brouillait son joli minois.

Côté handicap, il n’en voyait qu’un, mais de taille : il était flic.

Quand il vérifia le casier judiciaire de la fille, il comprit que l’obstacle risquait même d’être insurmontable. Reyna Brendosa, vingt-quatre ans, résidant 32, rue Gabriel-Péri, à Sarcelles, était membre actif de la Ligue Communiste Révolutionnaire, tendance dure ; affiliée aux « Tutte bianche » (les « Combinaisons blanches »), groupe antimondialiste italien, adepte de la désobéissance civile ; plusieurs fois arrêtée pour vandalisme, troubles à l’ordre public, voies de fait. Une vraie bombe.

Paul lâcha son ordinateur et contempla une nouvelle fois la créature qui le fixait, de l’autre côté du bureau. Ses seuls iris noirs, soulignés de khôl, le sonnaient plus durement que les deux dealers zaïrois qui l’avaient tabassé à Château-Rouge, un soir d’inattention.

Il joua avec sa carte d’identité, comme font tous les flics, et interrogea :

— Ça t’amuse de tout casser ?

Pas de réponse.

— Y a pas d’autre moyen d’exprimer ses idées ?

Pas de réponse.

— Ça t’excite, la violence ?

Pas de réponse. Puis, soudain, la voix, grave et lente :

— La seule vraie violence, c’est la propriété privée. La spoliation des masses. L’aliénation des consciences. La pire de toutes, écrite et autorisée par les lois.

— Ces idées se sont toutes plantées : t’es pas au courant ?

— Rien ni personne n’empêchera l’effondrement du capitalisme.

— En attendant, tu vas t’en prendre pour trois mois ferme.

Reyna Brendosa sourit :

— Tu joues au petit soldat mais tu n’es qu’un pion. Je te souffle dessus, tu disparais.

Paul sourit à son tour. Jamais il n’avait éprouvé pour une femme un tel mélange d’irritation et de fascination, un désir aussi violent, mais aussi mêlé de crainte.

Après leur première nuit, il avait demandé à la revoir ; elle l’avait traité de « sale flic ». Un mois plus tard, alors qu’elle dormait chez lui tous les soirs, il lui avait proposé de s’installer dans son appartement ; elle l’avait envoyé « se faire foutre ». Plus tard encore, il avait parlé de l’épouser ; elle avait éclaté de rire.

Ils s’étaient mariés au Portugal, près de Porto, dans son village natal. D’abord à la mairie communiste, puis dans une petite église. Un syncrétisme de foi, de socialisme, de soleil. Un des meilleurs souvenirs de Paul.

Les mois suivants avaient été les plus beaux de sa vie. Il ne cessait de s’émerveiller. Reyna lui semblait désincarnée, immatérielle, puis, l’instant d’après, un geste, une expression lui donnaient une présence, une sensualité incroyables — presque animales. Elle pouvait passer des heures à exprimer ses idées politiques, à décrire des utopies, à citer des philosophes dont il n’avait jamais entendu parler. Puis, en un seul baiser, lui rappeler qu’elle était un être rouge, organique, palpitant.

Son haleine sentait le sang — elle ne cessait de se mordiller les lèvres. Elle semblait en toutes circonstances capter la respiration du monde, coïncider avec les rouages profonds de la nature. Elle possédait une sorte de perception interne de l’univers ; quelque chose de phréatique, de souterrain, qui la liait aux vibrations de la Terre et aux instincts du vivant.

Il aimait sa lenteur, qui lui donnait une gravité de glas. Il aimait sa souffrance aiguë face à l’injustice, la misère, la dérive de l’humanité. Il aimait cette voie de martyr qu’elle avait choisie et qui élevait leur quotidien à la hauteur d’une tragédie. La vie avec sa femme ressemblait à une ascèse — une préparation à un oracle. Un chemin religieux, de transcendance et d’exigence.

Reyna, ou la vie à jeun… Ce sentiment présageait ce qui allait suivre. A la fin de l’été 1994, elle lui annonça qu’elle était enceinte. Il prit la nouvelle comme une trahison : on lui volait son rêve. Son idéal sombrait dans la banalité de la physiologie et de la famille. En vérité, il sentait qu’il allait être privé d’elle. Physiquement d’abord, mais aussi moralement. La vocation de Reyna allait sans doute se modifier ; son utopie allait s’incarner dans sa métamorphose intérieure…

Ce fut exactement ce qui arriva. Du jour au lendemain, elle se détourna de lui, refusa qu’il la touche. Elle ne réagissait plus que distraitement à sa présence. Elle devenait une sorte de temple interdit, fermé sur une seule idole — son enfant. Paul aurait pu s’adapter à cette évolution mais il sentait autre chose, un mensonge plus profond, qu’il n’avait pas perçu jusque-là.

Après l’accouchement, au mois d’avril 95, leurs relations se figèrent définitivement. L’un et l’autre se tenaient autour de leur fille comme deux êtres distants. Malgré la présence du nouveau-né, il y avait dans l’air un parfum funèbre, une vibration morbide. Paul devinait qu’il était devenu un objet de répulsion total pour Reyna.

Une nuit, n’y tenant plus, il demanda :

— Tu n’as plus envie de moi ?

— Non.

— Tu n’auras plus envie de moi ?

— Non.

Il hésita, puis posa la question fatale :

— As-tu jamais eu envie de moi ?

— Jamais, non.

Pour un flic, il n’avait pas eu beaucoup de flair sur ce coup-là… Leur rencontre, leur union, leur mariage, tout cela n’avait été qu’une histoire bidon, une imposture.

Une machination dont le seul but avait été l’enfant.

Le divorce ne prit que quelques mois. Face au juge, Paul planait littéralement. Il entendait une voix rauque s’élever dans le bureau, et c’était la sienne ; il sentait du papier de verre lui attaquer le visage, et c’était sa propre barbe ; il flottait dans la pièce comme un fantôme, un spectre halluciné. Il avait dit oui à tout, pension et attribution de la garde, ne s’était battu sur rien. Il s’en foutait royalement, préférant méditer sur la perfidie du complot. Il avait été la victime d’une collectivisation d’un genre un peu spécial… Reyna la marxiste s’était approprié son sperme. Elle avait pratiqué une fécondation in vivo, à la mode communiste.

Le plus drôle, c’était qu’il ne parvenait pas à la haïr. Au contraire, il admirait encore cette intellectuelle, étrangère au désir. Il en était certain : elle n’aurait plus jamais de rapports sexuels. Ni avec un homme, ni avec une femme. Et l’idée de cette créature idéaliste qui voulait simplement donner la vie, sans passer par le plaisir ni le partage, le laissait hébété, à bout de sens et d’idées.

A partir de ce moment, il avait commencé à dériver, à la manière d’un fleuve d’eaux usées qui cherche sa mer de fange. Dans le boulot, il filait un mauvais coton. Il ne mettait plus les pieds à son bureau de Nanterre. Il passait sa vie dans les quartiers les plus pourris, côtoyant la pire racaille, fumant des joints en rafale, vivant avec les trafiquants et les défoncés, se complaisant avec les pires déchets de l’humanité…

Puis, au printemps 1998, il avait accepté de la voir.

Elle s’appelait Céline et était âgée de trois ans. Les premiers week-ends avaient été mortels. Parcs, manèges, barbe à papa : l’ennui sans retour. Puis, peu à peu, il avait découvert une présence qu’il n’attendait pas. Une transparence circulant à travers les gestes de l’enfant, son visage, ses expressions ; un flux souple, capricieux et bondissant, dont il repérait les tours et détours.

Une main tournée vers l’extérieur, doigts serrés, pour souligner une évidence ; une manière de se pencher en avant et d’achever ce mouvement par une grimace taquine ; la voix éraillée, un grain de charme singulier, qui le faisait frissonner comme le contact d’un tissu ou d’une écorce. Sous l’enfant palpitait déjà une femme. Non pas sa mère — surtout pas sa mère — mais une créature espiègle, vivante, unique.

Il y avait du nouveau sur la Terre : Céline existait.

Paul opéra un virage radical, et exerça enfin, avec passion, son droit de garde. Les rencontres régulières avec sa fille le reconstituèrent. Il repartit à la conquête de sa propre estime. Il se rêva en héros, en superflic incorruptible, lavé de toute souillure.

Un homme dont le reflet ferait scintiller sa glace chaque matin.

Pour sa rémission, il choisit le seul territoire qu’il connaissait : le crime. Il oublia le concours des commissaires et sollicita un poste à la Brigade criminelle de Paris. Malgré sa période flottante, il décrocha un poste de capitaine en 1999. Il devint un enquêteur acharné, incandescent. Et se prit à espérer une affaire qui le porterait au sommet. Le genre d’enquête que tous les flics motivés désirent : une chasse au fauve, un duel solitaire, mano a mano, avec un ennemi digne de ce nom.

C’est alors qu’il entendit parler du premier corps.

Une femme rousse torturée, défigurée, découverte sous une porte cochère, près du boulevard de Strasbourg, le 15 novembre 2001. Pas de suspect, aucun mobile, et pour ainsi dire pas de victime… Le cadavre ne correspondait à aucun avis de disparition. Les empreintes digitales n’étaient pas fichées. A la Crim, l’affaire était déjà classée. Sans doute une histoire de pute et de maquereau : la rue Saint-Denis était à deux cents mètres à peine. D’instinct, Paul pressentit autre chose. Il se procura le dossier — procès-verbal de constatation, rapport du légiste, photographies du macchabée. Durant les fêtes de Noël, alors que tous ses collègues étaient en famille et que Céline était partie au Portugal chez ses grands-parents, il étudia les documents à fond. Très vite, il comprit qu’il ne s’agissait pas d’une affaire de mœurs. Ni la diversité des tortures ni les mutilations du visage ne collaient avec l’hypothèse d’un barbeau. De plus, si la victime avait réellement été une tapineuse, le contrôle des empreintes aurait donné un résultat — toutes les prostituées du 10e étaient fichées.

II décida de garder un œil attentif sur ce qui pourrait survenir dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis. Il n’eut pas à attendre longtemps. Le 10 janvier 2002, un second corps était découvert, dans la cour d’un atelier turc, rue du Faubourg-Saint-Denis. Même type de victime — rousse, ne correspondant à aucun avis de recherche ; mêmes traces de tortures ; mêmes entailles sur le visage.

Paul s’efforça au calme, mais il était certain qu’il tenait « sa » série. Il fonça chez le juge d’instruction responsable de l’affaire, Thierry Bomarzo, et obtint la direction de l’enquête. Malheureusement, la piste était déjà froide. Les gars de la sécurité publique avaient salopé la scène de crime et la police scientifique n’avait rien trouvé sur le site.

Obscurément, Paul comprit qu’il devait guetter le tueur sur son propre terrain, s’enfouir dans le quartier turc. Il se fit muter à la DPJ du 10e arrondissement et rétrograder au rang de simple enquêteur au SARIJ (Service d’Accueil et de Recherche d’Investigation Judiciaire) de la rue de Nancy. Il renoua avec le quotidien du flic de base, recevant les veuves cambriolées, les épiciers victimes de vol à l’étalage, les voisins râleurs.

Le mois de février passa ainsi. Paul rongeait son frein. Il redoutait et espérait à la fois un nouveau cadavre. Il alternait les moments d’excitation et les journées d’accablement complet. Lorsqu’il touchait vraiment le fond, il partait se recueillir sur les tombes anonymes des deux victimes, à la fosse commune de Thiais, dans le Val-de-Marne.

Là, face aux plots de pierre portant seulement un numéro, il jurait aux femmes de les venger, de retrouver le dément qui les avait suppliciées. Puis, dans un coin de sa tête, il faisait aussi une promesse à Céline. Oui : il attraperait le tueur. Pour elle. Pour lui. Pour que tout le monde apprenne qu’il était un grand flic.

Le 16 mars 2002, à l’aube, un nouveau cadavre avait jailli.

Les bleus de service l’avaient appelé à 5 heures du matin. Un message des éboueurs : le corps se trouvait dans les douves de l’hôpital Saint-Lazare, un bâtiment de briques abandonné en retrait du boulevard Magenta. Paul ordonna que personne ne se rende sur les lieux avant une heure. Il attrapa sa veste et partit à fond vers la scène de crime. Il découvrit un site désert, sans un agent, sans un gyrophare pour troubler sa concentration.

Un vrai miracle.

Il allait pouvoir respirer le sillage du tueur, entrer en contact avec son odeur, sa présence, sa folie… Mais ce fut une nouvelle déception. Il avait espéré des indices matériels, une mise en scène particulière révélant une signature. Il ne trouva qu’un cadavre abandonné dans un boyau de béton. Un corps livide, mutilé, surmonté d’un visage défiguré, sous une tignasse couleur de cire.

Paul comprit qu’il était pris entre deux silences. Le silence des morts et le silence du quartier.

Il était reparti battu, désespéré, avant même que le fourgon de police secours n’arrive. Il avait alors sillonné à pied la rue Saint-Denis et observé l’éveil de la Petite Turquie. Les commerçants qui ouvraient leurs boutiques ; les ouvriers qui couraient à leur atelier ; les mille et un Turcs qui vaquaient à leur destin… Alors, une certitude s’était installée en lui : ce quartier d’immigrés était la forêt dans laquelle se cachait le tueur. Une jungle inextricable où il venait s’enfouir, chercher refuge et sécurité.

Seul, Paul n’avait aucune chance de le débusquer.

Il lui fallait un guide. Un éclaireur.

10

« En civil », Jean-Louis Schiffer avait meilleure allure. Il portait une veste de chasse Barbour olive ; un pantalon de velours chasseur, d’un vert plus tendre, qui tombait avec lourdeur sur de grosses chaussures style Church, brillantes comme de belles châtaignes.

Ces vêtements lui donnaient une certaine élégance, sans atténuer la brutalité de sa silhouette. Râblé, le torse large, jambes arquées : tout en l’homme respirait la puissance, la solidité, la violence. Ce flic-là pouvait sans doute encaisser la force de recul d’un revolver réglementaire, le Manhurin calibre 38, sans bouger d’un pouce. Mieux : sa posture impliquait déjà ce recul ; elle l’incorporait dans sa démarche.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, le Chiffre leva les bras :

— Tu peux m’fouiller, petit. J’porte pas de métal.

— J’espère bien, répliqua Paul. Il n’y a qu’un seul flic en activité ici : souvenez-vous-en. Et je ne suis pas votre « petit ».

Schiffer claqua des talons en une singerie de garde-à-vous. Paul n’esquissa pas même un sourire. Il lui ouvrit la portière, s’installa à son tour et démarra aussi sec, refoulant ses appréhensions.

Durant le voyage, le Chiffre ne dit pas un mot. Il était plongé dans les liasses photocopiées du dossier. Paul en connaissait la moindre ligne. Il savait tout ce qu’on pouvait savoir sur les corps anonymes qu’il avait lui-même baptisés les « Corpus ».

Aux abords de Paris, Schiffer reprit la parole :

— L’analyse des scènes de crime n’a rien donné ?

— Rien.

— La police scientifique n’a pas trouvé une empreinte, pas une particule ?

— Que dalle.

— Sur les corps non plus ?

— Surtout pas sur les corps. Selon le légiste, le tueur les nettoie au détergent industriel. Il désinfecte les plaies, leur lave les cheveux, leur brosse les ongles.

— Et l’enquête de proximité ?

— Je vous l’ai déjà dit. J’ai interrogé les ouvriers, les commerçants, les putes, les éboueurs autour de chaque site. J’ai même cuisiné les clochards. Personne n’a rien vu.

— Ton avis ?

— Je pense que le tueur rôde en bagnole, qu’il largue le corps dès qu’il le peut, aux premières heures du jour. Une opération éclair.

Schiffer tournait les pages. Il s’arrêta sur les photographies des cadavres :

— Sur les visages, tu as ton idée ?

Paul prit son souffle ; il avait réfléchi des nuits entières à ces mutilations :

— Il y a plusieurs possibilités. La première, c’est que le tueur veuille simplement brouiller les pistes. Ces femmes le connaissaient et leur identification pourrait mener à lui.

— Pourquoi il n’a pas bousillé les doigts et les dents alors ?

— Parce qu’elles sont clandestines et qu’elles ne sont fichées nulle part.

Le Chiffre accepta le point d’un hochement de tête.

— La deuxième ?

— Un motif plus… psychologique. J’ai lu pas mal de bouquins là-dessus. Selon les psychologues, lorsqu’un tueur détruit les organes de l’identification, c’est parce qu’il connaît ses victimes et qu’il ne supporte pas leur regard. Il anéantit alors leur statut d’être humain, il les maintient à distance, en les transformant en purs objets.

Schiffer feuilleta de nouveau les liasses.

— Je suis pas très preneur de ces trucs « psycho ». Troisième possibilité ?

— Le meurtrier a un problème avec les visages, en général. Quelque chose dans les traits de ces rousses lui fait peur, lui rappelle un traumatisme. Non seulement il doit les tuer, mais il doit aussi les défigurer. A mon avis, ces femmes se ressemblent. Leur visage est le déclic de ses crises.

— Encore plus vaseux.

— Vous n’avez pas vu les cadavres, répliqua Paul en montant la voix. On a affaire à un malade. Un psychopathe pur. C’est à nous de nous mettre au diapason de sa folie.

— Et ça, c’est quoi ?

Il venait d’ouvrir une dernière enveloppe, contenant des photographies de sculptures antiques. Des têtes, des masques, des bustes. Paul avait lui-même découpé ces images dans des catalogues de musée, des guides touristiques, des revues comme Archéologie ou Le Bulletin du Louvre.

— Une idée à moi, répondit-il. J’ai remarqué que les entailles ressemblaient à des craquelures, des cratères, comme des marques dans la pierre. Il y a aussi les nez tranchés, les lèvres coupées, les os limés, qui rappellent des traces d’usure. Je me suis dit que le tueur s’inspirait peut-être de statues anciennes.

— Ben voyons.

Paul se sentit rougir. Son idée était tirée par les cheveux et, malgré ses recherches, il n’avait pas trouvé le moindre vestige qui puisse rappeler, de près ou de loin, les plaies des Corpus. Pourtant, il prononça d’un trait :

— Pour le meurtrier, ces femmes sont peut-être des déesses, à la fois respectées et détestées. Je suis sûr qu’il est turc et qu’il baigne dans la mythologie méditerranéenne.

— T’as trop d’imagination.

— Ça ne vous est jamais arrivé de suivre votre intuition ?

— Ça m’est jamais arrivé de suivre autre chose. Mais crois-moi : toutes ces histoires « psy », c’est trop subjectif. Il faut plutôt se concentrer sur les problèmes techniques qui se posent à lui.

Paul n’était pas sûr de comprendre. Schiffer poursuivit :

— On doit réfléchir sur son mode opérationnel. Si tu as raison, si ces femmes sont vraiment des clandestines, alors elles sont musulmanes. Et pas des musulmanes d’Istanbul, avec des talons hauts. Des paysannes, des sauvages qui longent les murs et ne parlent pas un mot de français. Pour les apprivoiser, il faut les connaître. Et parler turc. Notre homme est peut-être un chef d’atelier. Un commerçant. Ou un responsable de foyer. Il y a aussi les horaires. Ces ouvrières vivent sous la terre, dans des caves, des ateliers enfouis. Le meurtrier les chope lorsqu’elles reviennent à la surface. Quand ? Comment ? Pourquoi ces filles farouches acceptent de le suivre ? C’est en répondant à ces questions qu’on remontera sa trace.

Paul était d’accord, mais toutes ces questions démontraient surtout l’ampleur de leur ignorance. Littéralement, tout était possible. Schiffer prit un nouveau cap :

— Je suppose que t’as vérifié les homicides du même genre.

— J’ai consulté le nouveau fichier Chardon. Et aussi celui des gendarmes : l’Anacrime. J’ai interrogé tous les gars de la BC. Il n’y a jamais eu un truc en France qui rappelle, même de loin, une telle dinguerie. J’ai aussi vérifié en Allemagne, auprès de la communauté turque. Rien trouvé.

— Et en Turquie ?

— Idem. Double zéro.

Schiffer prit une nouvelle orientation. Il se livrait à un véritable état des lieux :

— Tu as multiplié les patrouilles, dans le quartier ?

— On s’est mis d’accord avec Monestier, le patron de Louis-Blanc. Les rondes sont renforcées. Mais discrètement. Pas question de foutre la panique dans cette zone.

Schiffer éclata de rire :

— Qu’est-ce que tu crois ? Tous les Turcs sont au courant.

Paul glissa sur la vanne :

— En tout cas, jusqu’à maintenant, on a évité les médias. C’est ma seule garantie pour continuer en solo. S’il y a du bruit autour de l’affaire, Bomarzo mettra d’autres enquêteurs sur le coup. Pour l’instant, c’est une histoire turque et tout le monde s’en fout. J’ai les coudées franches.

— Pourquoi une affaire pareille n’est pas entre les mains de la Crim ?

— Je viens de la Crim. J’ai toujours un pied là-bas. Bomarzo me fait confiance.

— Et t’as pas demandé d’hommes supplémentaires ?

— Non.

— T’as pas constitué un groupe d’enquête ?

— Non.

Le Chiffre laissa échapper un ricanement :

— Tu le veux pour toi tout seul, hein ?

Paul ne répondit pas. D’un revers de la main, Schiffer balaya une peluche sur son pantalon :

— Peu importent tes motivations. Peu importent les miennes. On va se le faire, crois-moi.

11

Sur le boulevard périphérique, Paul s’orienta vers l’ouest, direction porte d’Auteuil.

— On va pas à la Râpée ? s’étonna Schiffer.

— Le corps est à Garches. A l’hôpital Raymond-Poincaré. Il y a là-bas un institut médico-légal chargé des autopsies pour les tribunaux de Versailles et…

— Je connais. Pourquoi là-bas ?

— Mesure de discrétion. Pour éviter les journalistes ou les profileurs amateurs, ceux qui traînent toujours à la morgue de Paris.

Schiffer ne semblait plus écouter. Il observait le trafic des voitures avec des yeux fascinés. Parfois, il plissait les paupières, comme s’il s’accoutumait à une lumière nouvelle. Il ressemblait à un taulard en liberté conditionnelle.

Une demi-heure plus tard, Paul franchit le pont de Suresnes et remonta le long boulevard Sellier puis le boulevard de la République. Il traversa ainsi la ville de Saint-Cloud avant d’atteindre la lisière de Garches.

Au sommet de la colline, l’hôpital apparut enfin. Six hectares de bâtiments, de blocs opératoires et de chambres blanches ; une véritable ville, peuplée de médecins, d’infirmières et de milliers de patients, victimes pour la plupart d’accidents de la route.

Paul prit la direction du pavillon Vésale. Le soleil était haut et flattait les façades des immeubles, tous construits en briques. Chaque mur proposait une nouvelle nuance de rouge, de rosé, de crème, comme soigneusement cuite au four.

Au hasard des allées, des groupes de visiteurs, portant des fleurs ou des pâtisseries, apparaissaient. Ils marchaient avec une raideur sentencieuse, presque mécanique, comme s’ils avaient été contaminés par la rigor mortis qui habitait cette enceinte.

Ils parvinrent dans la cour intérieure du pavillon. Le bâtiment gris et rose, avec son avancée soutenue par de minces colonnes, évoquait un sanatorium, ou un édifice thermal abritant de mystérieuses sources de guérison.

Ils pénétrèrent dans la morgue et suivirent un couloir de faïence blanche. Quand Schiffer découvrit la salle d’attente, il demanda :

— Où on est, là ?

C’était peu de chose mais Paul était heureux de l’étonner avec cela.

Quelques années auparavant, l’institut médico-légal de Garches avait été rénové d’une manière très originale. La première salle était entièrement peinte en bleu turquoise ; la couleur recouvrait indistinctement le sol, les murs, le plafond et annulait toute échelle, tout repère. On plongeait ici dans une mer cristallisée, distillant une limpidité vivifiante.

— Les toubibs de Garches ont fait appel à un artiste contemporain, expliqua Paul. Nous ne sommes plus dans un hôpital. Nous sommes dans une œuvre d’art.

Un infirmier apparut et désigna une porte sur la droite :

— Le Dr Scarbon va vous rejoindre dans la salle des départs.

Ils lui emboîtèrent le pas et croisèrent d’autres pièces. Toujours bleues, toujours vides, surmontées parfois d’un liseré de lumière blanche, projeté à quelques centimètres du plafond. Dans le couloir, des vases de marbre étaient disposés en hauteur, déployant un dégradé de tons pastel : rosé, pêche, jaune, écru, blanc… Une étrange volonté de pureté semblait partout à l’œuvre.

La dernière salle arracha au Chiffre un sifflement d’admiration.

C’était un rectangle d’un seul tenant, d’environ cent mètres carrés, absolument vierge, habité seulement par le bleu. A gauche de la porte d’entrée, trois baies élevées découpaient la clarté du dehors. Face à ces figures de lumière, trois arches se creusaient dans le mur opposé, comme des voûtes d’église grecque. A l’intérieur, des blocs de marbre alignés, sortes de gros lingots, également peints en bleu, semblaient avoir poussé directement du sol.

Sur l’un d’entre eux, un drap épousait la forme d’un corps.

Schiffer s’approcha d’une jarre de marbre blanc qui siégeait au centre de la pièce. Lourde et polie, remplie d’eau, elle évoquait un bénitier épuré, aux lignes antiques. Agitée par un moteur, l’eau frémissante distillait un parfum d’eucalyptus destiné à atténuer la puanteur des morts et l’odeur du formol.

Le policier y trempa ses doigts.

— Tout ça me rajeunit pas.

A ce moment, les pas du Dr Claude Scarbon se firent entendre. Schiffer se retourna. Les deux hommes se toisèrent. En un coup d’œil, Paul comprit qu’ils se connaissaient. Il avait appelé le médecin depuis l’hospice sans lui parler de son nouveau partenaire.

— Merci d’être venu, docteur, dit-il en le saluant.

Scarbon eut un bref hochement de tête, sans quitter le Chiffre du regard. Il portait un manteau de laine sombre et tenait encore ses gants de chevreau à la main. C’était un vieil homme décharné. Ses yeux cillaient en permanence, comme si les lunettes qu’il portait à bout de nez ne lui étaient d’aucune utilité. De grosses moustaches de Gaulois laissaient filtrer une voix traînante de film d’avant-guerre.

Paul fit un geste vers son acolyte :

— Je vous présente…

— On se connaît, intervint Schiffer. Salut, docteur.

Scarbon ôta son manteau sans répondre et enfila une blouse suspendue sous une des voûtes puis glissa ses mains dans des gants de latex dont la couleur vert pâle s’harmonisait avec le grand bleu qui les environnait.

Alors seulement, il écarta le drap. L’odeur de chair en décomposition se répandit dans la pièce, coupant court à toute autre préoccupation.

Malgré lui, Paul détourna les yeux. Lorsqu’il eut le courage de regarder, il aperçut le corps lourd et blanc, à demi caché par le drap replié.

Schiffer s’était glissé sous l’arcade ; il enfilait des gants chirurgicaux. Pas le moindre trouble ne se lisait sur son visage. Derrière lui, une croix de bois et deux chandeliers de fer noir se détachaient sur le mur. Il murmura d’une voix vide :

— OK, docteur, vous pouvez commencer.

12

— La victime est de sexe féminin, de race caucasienne. Son tonus musculaire indique qu’elle avait entre vingt et trente ans. Plutôt boulotte. Soixante-dix kilos pour un mètre soixante. Si on ajoute qu’elle possédait la carnation blanche spécifique des rousses et la chevelure qui va avec, je dirais qu’elle correspond, physiquement, au profil des deux premières. Notre homme les aime ainsi : la trentaine, rousses, grassouillettes.

Scarbon parlait sur un ton monocorde. Il paraissait lire mentalement les lignes de son rapport, des lignes inscrites sur sa propre nuit blanche. Schiffer interrogea :

— Aucun signe particulier ?

— Comme quoi ?

— Tatouages. Oreilles percées. Marque d’alliance. Des trucs que le tueur n’aurait pas pu effacer.

— Non.

Le Chiffre saisit la main gauche du cadavre et la retourna, côté paume. Paul frémit : jamais il n’aurait osé un tel geste.

— Pas de traces de henné ?

— Non.

— Nerteaux m’a dit que les doigts trahissaient un boulot de couturière. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Scarbon confirma d’un signe de tête :

— Ces femmes ont longtemps pratiqué des travaux manuels, c’est évident.

— Vous êtes d’accord pour la couture ?

— Difficile d’être vraiment précis. Des traces de piqûres marquent les sillons digitaux. Il y a aussi des cals entre le pouce et l’index. Peut-être l’utilisation d’une machine à coudre ou d’un fer à repasser. (Il leva son regard au-dessus de ses carreaux.) Elles ont bien été retrouvées près du quartier du Sentier, non ?

— Et alors ?

— Ce sont des ouvrières turques.

Schiffer ne releva pas ce ton de certitude. Il observait le torse. Malgré lui, Paul se rapprocha. Il vit les lacérations noires qui s’étiraient sur les flancs, les seins, les épaules et les cuisses. Plusieurs d’entre elles étaient si profondes qu’elles révélaient le blanc des os.

— Parlez-nous de ça, ordonna le Chiffre.

Le médecin compulsa rapidement plusieurs feuillets agrafés.

— Sur celle-ci, j’ai dénombré vingt-sept entailles. Parfois superficielles, parfois profondes. On peut imaginer que le tueur a intensifié sa torture au fil des heures. Il y en avait à peu près autant sur les deux autres. (Il abaissa sa liasse pour observer ses interlocuteurs.) D’une façon générale, tout ce que je vais décrire ici est valable pour les précédentes victimes. Les trois femmes ont été suppliciées de la même manière.

— Avec quelle arme ?

— Un couteau de combat, chromé, doté d’une lame-scie. On discerne nettement l’empreinte des dents sur plusieurs plaies. Pour les deux premiers corps, j’avais demandé une recherche d’après la taille et l’espace des pics, mais on n’a rien obtenu de significatif. Du matériel militaire standard, correspondant à des dizaines de modèles.

Le Chiffre se pencha sur d’autres plaies qui se multipliaient sur le buste — de curieuses auréoles noires, suggérant des morsures ou des baisers de braise. Quand Paul avait remarqué ce détail sur le premier cadavre, il avait pensé au diable. Un être de fournaise qui se serait délecté de ce corps innocent.

— Et ça ? demanda Schiffer en tendant l’index. Qu’est-ce que c’est au juste ? Des morsures ?

— A première vue, on dirait des suçons de feu. Mais j’ai trouvé une explication rationnelle à ces marques. Je pense que le meurtrier se sert d’une batterie de voiture pour leur infliger des chocs électriques. Plus précisément, j’imagine qu’il utilise les pinces crantées qu’on emploie d’ordinaire pour envoyer le jus. Les marques de lèvres ne sont que les empreintes de ces pinces. A mon avis, il mouille les corps pour accentuer les décharges. Ce qui explique les stigmates noirs. Il y en a plus d’une vingtaine sur celui-ci. (Il brandit ses feuilles.) Tout est dans mon rapport.

Paul connaissait ces informations ; il avait lu et relu les deux premiers bilans d’autopsie. Mais chaque fois il éprouvait la même répulsion, le même rejet. Aucun moyen d’entrer en empathie avec une telle folie.

Schiffer se plaça à la hauteur des jambes du cadavre — les pieds, bleu-noir, étaient plies selon un angle impossible.

— Et là ?

Scarbon s’approcha à son tour, de l’autre côté du corps. Ils ressemblaient à deux topographes étudiant les reliefs d’une carte.

— Les radiographies sont spectaculaires. Tarses, métatarses, phalanges : tout est bousillé. On a compté environ soixante-dix esquilles d’os enfoncées dans les tissus. Aucune chute n’aurait pu provoquer de tels dégâts. Le tueur s’est acharné sur ces membres avec un objet contondant. Barre de fer ou batte de base-ball. Les deux autres ont subi le même traitement. Je me suis renseigné, c’est une technique de torture spécifique à la Turquie. La felaka, ou le felika, je ne sais plus.

Schiffer cracha avec un accent guttural :

— Al-Falaqua.

Paul se souvint que le Chiffre parlait couramment le turc et l’arabe.

— De mémoire, poursuivit-il, je peux vous citer dix pays qui pratiquent cette méthode.

Scarbon repoussa ses lunettes sur son nez.

— Oui. Bon. Enfin, on nage en plein exotisme, quoi.

Schiffer remonta vers l’abdomen. De nouveau, il saisit l’une des mains. Paul aperçut les doigts noircis et boursouflés. L’expert commenta :

— Les ongles ont été arrachés à la tenaille. Les extrémités ont été brûlées à l’acide.

— Quel acide ?

— Impossible à dire.

— Ça ne peut pas être une technique post mortem, pour détruire les empreintes ?

— Si c’est ça, le tueur a raté son coup. Les dermatoglyphes sont parfaitement visibles. Non, je pense plutôt à une torture supplémentaire. L’assassin n’est pas du genre à rater quoi que ce soit.

Le Chiffre avait reposé la main. Toute son attention se focalisait maintenant sur le sexe béant. Le toubib regardait aussi la plaie. Les topographes commençaient à ressembler à des charognards.

— Elle a été violée ?

— Pas au sens sexuel du terme.

Pour la première fois, Scarbon hésita. Paul baissa les yeux. Il vit l’orifice béant, dilaté, lacéré. Les parties internes — grandes lèvres, petites lèvres, clitoris — étaient retournées vers l’extérieur, en une révolution de chairs insoutenable. Le médecin se racla la gorge et se lança :

— Il lui a enfoncé un genre de matraque, tapissée de lames de rasoir. On voit bien les lacérations, ici, à l’intérieur de la vulve, et là, le long des cuisses. Un vrai carnage. Le clitoris est sectionné. Les lèvres sont coupées. Cela a provoqué une hémorragie interne. La première victime affichait exactement les mêmes blessures. La deuxième…

Il hésita de nouveau. Schiffer chercha son regard :

— Quoi ?

— La seconde, c’était différent. Je pense qu’il a utilisé quelque chose de… vivant.

— De vivant ?

— Un rongeur, oui. Une bestiole de ce genre. Les organes génitaux externes étaient mordus, déchirés, jusqu’à l’utérus. Il paraît que des tortionnaires ont utilisé ce type de technique, en Amérique latine…

Paul avait la tête dans un étau. Il connaissait ces détails, mais chacun d’eux le blessait, chaque mot lui soulevait le cœur. Il recula jusqu’à la jarre de marbre. Machinalement, il trempa ses doigts dans l’eau parfumée et se souvint que son comparse avait effectué le même geste quelques minutes auparavant. Il les retira vivement.

— Continuez, ordonna Schiffer d’une voix rauque.

Scarbon ne répondit pas aussitôt ; le silence emplit la salle turquoise. Les trois hommes paraissaient comprendre qu’ils ne pouvaient plus reculer : ils allaient devoir affronter le visage.

— C’est la partie la plus complexe, reprit enfin le légiste, en encadrant de ses deux index la face défigurée. Il y a eu plusieurs étapes dans la violence.

— Expliquez-vous.

— D’abord les contusions. Le visage n’est qu’un énorme hématome. Le tueur a frappé longuement, sauvagement. Peut-être avec un poing américain. Quelque chose de métallique, en tout cas, et de plus précis qu’une barre ou une matraque. Ensuite, il y a les entailles et les mutilations. Ces plaies n’ont pas saigné. Elles ont été pratiquées post mortem.

Ils étaient maintenant au plus près du masque d’horreur. Ils discernaient, dans toute leur sauvagerie, et sans la distance habituelle des photographies, les plaies profondes. Les entailles qui traversaient le visage, rayaient le front, les tempes ; les crevasses qui perçaient les joues ; et les mutilations : le nez tranché, le menton biseauté, les lèvres meurtries…

— Vous voyez comme moi ce qu’il a coupé, limé, arraché. Ce qui est intéressant, ici, c’est son application. Il a peaufiné l’œuvre. C’est sa signature. Nerteaux pense qu’il cherche à copier…

— Je sais ce qu’il pense. Que pensez-vous, vous ?

Scarbon se recula, les mains dans le dos :

— Le meurtrier est obsédé par ces visages. Ils constituent pour lui à la fois une source de fascination et de colère. Il les sculpte, les façonne, et en même temps il détruit leur caractère humain.

Schiffer eut un mouvement d’épaules qui marquait son scepticisme.

— De quoi est-elle morte au final ?

— Je vous l’ai dit. Hémorragie interne. Provoquée par le charcutage des organes génitaux. Elle a dû se vider sur le sol.

— Et les deux autres ?

— La première, une hémorragie également. A moins que le cœur ait lâché avant. La seconde, je ne sais pas au juste. De terreur, peut-être, tout simplement. On peut résumer en disant que ces trois femmes sont mortes de souffrance. L’empreinte ADN et la toxico sont en cours pour celle-ci mais je ne pense pas que ces analyses donneront plus de résultats que les fois précédentes.

Scarbon remonta le drap d’un geste sec, trop empressé. Schiffer fit quelques pas avant de reprendre :

— Pouvez-vous déduire une chronologie des faits ?

— Je ne me lancerais pas dans un emploi du temps détaillé, mais on peut supposer que cette femme a été enlevée il y a trois jours, soit jeudi soir. Elle sortait sans doute de son boulot.

— Pourquoi ?

— Elle avait le ventre vide. Comme les deux premières. Il les surprend quand elles rentrent à leur domicile.

— Evitons les suppositions.

Le praticien souffla avec irritation.

— Ensuite, elle a subi de vingt à trente heures de tortures, sans discontinuer.

— Comment évaluez-vous cette durée ?

— Elle s’est débattue. Ses liens lui ont brûlé la peau, se sont enfoncés dans ses chairs. Les plaies ont suppuré. On peut remonter le temps grâce à ces infections. Vingt à trente heures : je ne dois pas être loin du compte. De toute façon, à ce régime, c’est le seuil de la tolérance humaine.

Tout en marchant, Schiffer scrutait le miroir bleuté du sol :

— Avez-vous un indice qui pourrait nous renseigner sur le lieu du crime ?

— Peut-être.

Paul intervint :

— Quoi ?

Scarbon fit claquer ses lèvres, à la manière d’un clap de cinéma :

— Je l’avais déjà remarqué sur les deux autres, mais c’est flagrant sur la dernière. Le sang de la victime contient des bulles d’azote.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Paul sortit son carnet.

— C’est assez singulier. Cela pourrait signifier que son corps a été soumis, de son vivant, à une pression supérieure à celle qui règne à la surface de la Terre. La pression qu’on trouve par exemple dans les fonds sous-marins.

C’était la première fois que le médecin évoquait cette particularité.

— Je ne suis pas plongeur, poursuivit-il, mais le phénomène est connu. A mesure que vous plongez, la pression augmente. L’azote contenu dans le sang se dissout. Si vous remontez trop vite, sans respecter les paliers de décompression, l’azote revient brutalement à son état de gaz et forme des bulles dans le corps.

Schiffer paraissait vivement intéressé :

— Et c’est ce qui est arrivé à la victime ?

— Aux trois victimes. Des bulles d’azote ont afflué et explosé à travers leur organisme, provoquant des lésions et, bien sûr, de nouvelles souffrances. Ce n’est pas une certitude à cent pour cent, mais ces femmes pourraient avoir eu un « accident de plongée ».

Paul interrogea encore, tout en notant :

— Elles auraient été immergées à une grande profondeur ?

— Je n’ai pas dit ça. D’après l’un de nos internes qui pratique la plongée sous-marine, elles ont subi une pression d’au moins quatre bars. Ce qui équivaut à une profondeur d’environ quarante mètres. Cela me semble un peu compliqué de trouver une telle masse d’eau à Paris. Je pense plutôt qu’on les a placées dans un caisson à haute pression.

Paul écrivait avec fébrilité :

— Où trouve-t-on ce genre de trucs ?

— Il faudrait se renseigner. Il y a les caissons qu’utilisent les plongeurs professionnels pour décompresser, mais je doute qu’il en existe en Ile-de-France. Il y a aussi les caissons utilisés dans les hôpitaux.

— Les hôpitaux ?

— Oui. Pour oxygéner des patients qui souffrent d’une mauvaise vascularisation. Diabète, excès de cholestérol… La surpression permet de mieux diffuser l’oxygène dans l’organisme. Il doit y avoir quatre ou cinq engins de ce type à Paris. Mais je ne vois pas notre tueur avoir accès à un hosto. Il vaudrait mieux s’orienter vers l’industrie.

— Quels secteurs utilisent cette technique ?

— Aucune idée. Cherchez : c’est votre boulot. Et, encore une fois, je ne suis sûr de rien. Ces bulles ont peut-être une tout autre explication. Si c’est le cas, je sèche.

Schiffer reprit la parole :

— Sur les trois cadavres, il n’y a rien qui puisse nous renseigner, physiquement, sur notre homme ?

— Rien. Il les lave avec grand soin. De toute façon, je suis sûr qu’il les manipule avec des gants. Il n’a pas de rapport sexuel avec elles. Il ne les caresse pas. Ne les embrasse pas. Ce n’est pas son truc. Pas du tout. Il donne plutôt dans le clinique. Le robotique. Ce tueur est… désincarné.

— Est-ce que sa folie monte en régime au fil des meurtres ?

— Non. Les tortures sont chaque fois appliquées avec la même rigueur. C’est un obsédé du mal, mais il ne perd jamais les pédales. (Il eut un sourire usé.) Un tueur ordonné, comme disent les manuels de criminologie.

— Qu’est-ce qui le fait bander, à votre avis ?

— La souffrance La souffrance pure. Il les torture avec application, avec minutie, jusqu’à ce qu’elles meurent. C’est cette douleur qui l’excite, qui nourrit sa jouissance. Il y a au fond de tout ça une haine viscérale des femmes. De leur corps, de leur visage.

Schiffer se tourna vers Paul et ricana :

— Décidément, j’ai affaire à des psychologues aujourd’hui.

Scarbon s’empourpra :

— La médecine légale, c’est toujours de la psychologie. Les violences qui nous passent sous les doigts ne sont que les manifestations d’esprits malades…

Le policier acquiesça sans cesser de sourire. Il attrapa les feuillets dactylographiés que l’autre avait posés sur un des blocs.

— Merci, docteur.

Il se dirigea vers une porte qui se dessinait sous les trois baies de lumière. Lorsqu’il l’ouvrit, une violente giclée de soleil pénétra dans la salle, tel un flot de lait lancé à travers le grand bleu.

Paul saisit un autre exemplaire du rapport d’autopsie :

— Je peux prendre celui-ci ?

Le médecin le fixa sans répondre, puis :

— Pour Schiffer, vos supérieurs sont au courant ?

Paul se fendit d’un large sourire :

— Ne vous en faites pas. Tout est sous contrôle.

— Je m’en fais pour vous. C’est un monstre.

Paul tressaillit. Le légiste assena :

— Il a tué Gazil Hemet.

Le nom ralluma ses souvenirs. Octobre 2000 : le Turc broyé sous le Thalys, l’accusation pour homicide volontaire contre Schiffer. Avril 2001 : la chambre d’accusation abandonne mystérieusement les poursuites. Il répliqua d’une voix gelée :

— Le corps était écrasé. L’autopsie n’a rien pu prouver.

— C’est moi qui ai réalisé la contre-expertise. Le visage comportait des blessures atroces. Un œil avait été arraché. Les tempes avaient été vrillées avec des mèches de perceuse. (Il désigna le drap.) Rien à envier à celui-ci.

Paul sentit ses jambes flageoler ; il ne pouvait admettre un tel soupçon sur l’homme avec qui il allait travailler :

— Le rapport mentionnait seulement des lésions et…

— Ils ont fait disparaître mes autres commentaires. Ils le couvrent.

— Qui ça, ils ?

— Ils ont peur. Ils ont tous peur.

Paul recula dans la blancheur du dehors. Claude Scarbon souffla, en ôtant ses gants élastiques :

— Vous faites équipe avec le diable.

13

— Ils appellent ça l’Iskele. Bien prononcer : « is-ké-lé ».

— Quoi ?

— On pourrait traduire par « embarcadère » ou « quai de départ ».

— De quoi vous parlez ?

Paul avait rejoint Schiffer dans la voiture, mais n’avait pas encore démarré. Ils se trouvaient toujours dans la cour du pavillon Vésale, à l’ombre des fines colonnes. Le Chiffre continua :

— La principale organisation mafieuse qui contrôle les voyages des clandestins turcs en Europe. Ils s’occupent aussi de leur trouver un boulot et un logement. Ils se débrouillent en général pour former des groupes de même origine dans chaque atelier. Certaines boîtes, à Paris, reconstituent carrément tout un village du fond de l’Anatolie.

Schiffer s’arrêta, pianota sur la paroi de la boîte à gants, puis enchaîna :

— Les tarifs sont variables. Les plus riches s’offrent l’avion et la complicité des douaniers. Ils débarquent en France avec un permis de travail fictif ou un faux passeport. Les plus pauvres se tapent le trajet en cargo, par la Grèce, ou en camion, par la Bulgarie. Dans tous les cas, il faut compter un minimum de deux cent mille balles. La famille au village se cotise et réunit à peu près un tiers de la somme. L’ouvrier trime dix années pour rembourser le reste.

Paul observait Schiffer, son profil très net sur la vitre ensoleillée. On lui avait parlé à des dizaines de reprises de ces réseaux, mais c’était la première fois qu’il entendait une description d’une telle précision.

Le flic au crâne d’argent poursuivit :

— Tu te doutes pas à quel point ces gars-là sont organisés. Ils possèdent un registre où tout est répertorié. Le nom, l’origine, l’atelier et l’état de la dette de chaque clandestin. Ils communiquent par e-mails avec leurs alter ego en Turquie, qui maintiennent la pression sur les familles. Ils s’occupent de tout à Paris. Ils prennent en charge l’envoi des mandats ou les communications téléphoniques à prix réduits. Ils se substituent à la poste, aux banques, aux ambassades. Tu veux envoyer un jouet à un de tes gosses ? Tu t’adresses à l’Iskele. Tu cherches un gynécologue ? L’Iskele te donne le nom d’un toubib pas trop regardant sur ton statut en France. Tu as un problème avec ton atelier ? C’est encore l’Iskele qui règle le litige. Il ne se passe pas un événement dans le quartier turc sans qu’ils en soient informés et qu’ils le consignent dans leurs fiches.

Paul comprit enfin où le Chiffre voulait en venir :

— Vous pensez qu’ils sont au courant pour les meurtres ?

— Si ces filles sont vraiment des clandestines, leurs patrons se sont tournés en priorité vers l’Iskele. Un, pour savoir ce qui se passait. Deux, pour remplacer les disparues. Ces gonzesses trucidées, c’est avant tout du pognon qui se perd.

Un espoir prit forme dans sa conscience :

— Vous… Vous pensez qu’ils possèdent un moyen d’identifier ces ouvrières ?

— Chaque dossier comprend une photographie de l’immigré. Son adresse à Paris. Le nom et les coordonnées de son employeur.

Paul risqua une autre question, mais il savait déjà la réponse :

— Vous connaissez ces mecs ?

— Le patron de l’Iskele à Paris s’appelle Marek Cesiuz. Tout le monde l’appelle Marius. Il possède une salle de concerts sur le boulevard de Strasbourg. J’ai vu naître un de ses fils.

Il lui fit un clin d’œil :

— Tu démarres ou quoi ?

Paul contempla un instant encore Jean-Louis Schiffer. Vous faites équipe avec le diable. Peut-être Scarbon avait-il raison, mais pour le genre de gibier qu’il traquait, pouvait-il souhaiter meilleur partenaire ?

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