Chapitre VII

La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. (…) Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. (…) Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; (…) et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit.

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer.


À deux heures de l’après-midi, le 30 mars, Heather Lelache a été vue quittant Dave’s Fine Foods, dans Ankeny Street, et se dirigeant vers le sud en descendant la Quatrième Avenue, tenant un gros sac à main noir avec une poignée de cuivre, portant un imperméable en vinyle rouge. Faites attention à cette femme. Elle est dangereuse !

Ce n’est pas qu’elle tenait particulièrement à voir ce pauvre dingue, mais merde elle n’avait pas apprécié d’avoir eu l’air ridicule devant les serveurs. À retenir ainsi une table pendant une demi-heure, juste au milieu de la foule de midi. « J’attends quelqu’un. Je suis désolée, j’attends quelqu’un. » Et personne n’arrivait, et finalement, elle avait dû commander et tout avaler en vitesse, et maintenant, elle avait des aigreurs d’estomac. En plus de sa rancune, de son inquiétude et de sa contrariété.

Elle tourna à gauche dans Morrison Street et s’arrêta brusquement. Que faisait-elle ici ? Ce n’était pas la direction de Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti. Elle remonta rapidement quelques rues vers le nord, traversa Ankeny Street, déboucha dans Burnside Street, et s’arrêta de nouveau. Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle faisait ?

Elle allait au parking aménagé du 209 S.W. Burnside Street. Mais quel parking aménagé ? Son bureau se trouvait dans la tour Pendleton, la première tour commerciale de Portland construite après la Catastrophe, dans Morrison Street. Quinze étages, décor néo-inca. Quel parking aménagé ? Qui diable aurait bien pu travailler dans un parking aménagé ?

Elle descendit Burnside Street. Évidemment, il était là. Il y avait des panneaux d’interdiction d’entrer tout autour. Son bureau se trouvait là, au troisième étage. Et là, debout sur le trottoir, les yeux levés vers ce vieux bâtiment avec ses escaliers bizarres, légèrement en biais, et ses fenêtres basses, elle se sentit toute drôle. Que s’était-il passé vendredi dernier, pendant cette séance de traitement psychiatrique ?

Elle devait revoir ce petit con, Mr. Truc-Machin Orr. Il lui avait posé un lapin et elle avait quelques questions à lui poser. Elle se dirigea vers le sud – clic, clac, faisaient ses mandibules –, jusqu’à la tour Pendleton, et lui retéléphona de son bureau. D’abord à Bradford Industries (non, Mr. Orr n’est pas venu aujourd’hui, non, il n’a pas téléphoné), puis à son appartement (driiing, driiing, driiing) ; elle aurait peut-être dû appeler de nouveau le docteur Haber. Mais c’était un personnage important, qui dirigeait le palais des rêves, là-haut dans le parc. Et puis, à quoi pensait-elle ? Haber ne devait pas savoir qu’elle était en relation avec Orr. Les menteurs construisent des pièges, puis tombent dedans. L’araignée se prend dans sa propre toile.

Ce soir-là, Orr ne répondit pas au téléphone à sept heures, ni à huit, ni à onze. Il n’était pas à son travail mardi matin, ni mardi après-midi à deux heures.

À quatre heures et demie, mardi après-midi, Heather Lelache quitta les bureaux de Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti et prit le trolley jusqu’à Whiteaker Street, remonta la colline jusqu’à Corbett Avenue, trouva la maison et sonna ; curieux, ce bouton de sonnette usé, dans une petite rue sale, sur le chambranle de la porte vitrée d’une maison qui avait dû être la fierté de quelqu’un en 1905 ou en 1892, et qui avait subi bien des épreuves depuis lors, mais tombait en ruine avec une certaine arrogance et un incroyable sang-froid. Elle appuya sur le bouton de sonnette de George Orr ; pas de réponse. Elle essaya celle de Mr. Ahrens Gérant. Deux fois. Gérant arriva, apparemment méfiant. Mais une chose que la veuve noire savait faire à la perfection, c’était intimider les insectes plus petits. Gérant la conduisit en haut et tourna la poignée de la porte d’Orr. Elle s’ouvrit. Il ne l’avait pas fermée à clef.

Elle recula d’un pas. D’un seul coup, elle pensa que la mort se trouvait à l’intérieur. Et que sa place n’était pas ici.

Gérant, qui ne se sentait pas concerné par les droits relatifs à la propriété privée, pénétra à l’intérieur, et elle le suivit en hésitant.

Les grandes pièces nues étaient obscures et inoccupées. C’était idiot d’avoir pensé à la mort. Orr ne possédait pas grand-chose ; il n’y avait pas ici le fouillis et la pilé de vaisselle sale caractéristique de certains célibataires, ni la propreté méticuleuse de certains autres. Cet appartement ne permettait pas de saisir sa personnalité, mais elle l’imaginait vivant ici ; un homme tranquille, menant une vie tranquille. Un verre se trouvait sur la table, dans la chambre ; l’eau s’était presque entièrement évaporée, laissant un dépôt blanchâtre dans le fond.

— Je ne sais pas où il est parti, déclara Gérant avec mauvaise humeur, et il lui lança un regard interrogateur. Vous croyez qu’il a eu un accident ou quelque chose ?

Gérant portait le manteau en daim à franges, la longue crinière et le collier à l’emblème d’Aquarius de son enfance : apparemment, il n’avait pas changé de vêtements depuis une trentaine d’années. Il avait un fort accent dylanien, et il sentait même la marijuana. Les vieux hippies ne meurent jamais.

Heather le regarda avec bienveillance ; son odeur lui rappelait sa mère.

— Peut-être est-il allé dans sa maison sur la côte, dit-elle. C’est que… il n’est pas en bonne santé, vous savez, il suit un traitement. Il va avoir des ennuis s’il reste éloigné. Savez-vous où se trouve sa maison, et s’il a le téléphone là-bas ?

— J’sais pas.

— Je peux utiliser votre téléphone ?

— Prenez le sien, répondit Gérant en haussant les épaules.

Elle appela un ami qui travaillait aux parcs nationaux de l’Oregon et lui demanda de vérifier les noms des locataires des trente-quatre chalets de la forêt nationale de Siuslaw qui avaient été mis en locaterie. Gérant resta à côté pour entendre la conversation.

— Des amis haut placés, hein ? dit-il quand elle eut fini.

— Cela peut être utile, répondit la veuve noire.

— J’espère que vous trouverez George. J’aime bien ce petit gars. Il m’emprunte ma carte de pharmacie, déclara Gérant, et il se mit à pousser un énorme gloussement, qu’il étouffa aussitôt.

Heather le laissa tout morose, appuyé contre le chambranle de la porte d’entrée, lui et la vieille maison se soutenant l’un l’autre.

Heather prit le trolley jusqu’au centre-ville, loua une Ford Steamer chez Hertz, et s’engagea sur l’autoroute 99-W. Elle était tout excitée. La veuve-noire poursuivait sa proie. Pourquoi n’était-elle pas détective au lieu de n’être qu’une stupide juriste de troisième classe pataugeant dans le droit civil ? Elle haïssait la loi, qui était trop affirmative et trop agressive. Pas comme elle. Elle avait une personnalité sournoise, rusée, timide et renfermée.

La petite voiture fut bientôt hors de la ville, car les faubourgs qui bordaient autrefois les autoroutes de l’ouest sur des kilomètres de long avaient maintenant disparu. Pendant les Années du Fléau, quand, dans certaines régions, il ne restait pas une personne sur vingt en vie, il valait mieux ne pas habiter dans les faubourgs. À des kilomètres du supermarché, pas d’essence pour la voiture, et toutes les maisons pleines de morts aux alentours. Pas d’aide, pas de nourriture. Des meutes de gros chiens – des afghans, des alsaciens, des danois, couraient en liberté sur les pelouses délaissées où poussaient la bardane et le plantain. Aux fenêtres, les vitres étaient brisées. Mais qui pouvait venir les réparer ? Les gens s’étaient réfugiés au centre de la ville ; et quand les faubourgs furent pillés, ils brûlèrent. Comme Moscou en 1812, que ce fût la volonté de Dieu ou le vandalisme : plus personne n’en voulait, et le feu les détruisit. Les plantes sauvages, dont les abeilles font le plus délicieux des miels, poussaient à perte de vue, là où s’étaient trouvés Kensington Homes West, Sylvan Oak, Manor Estate et Valley Vista Park.

Le soleil se couchait quand elle traversa la Tualatin River, calme comme un ruban de soie entre ses hautes berges boisées. Au bout d’un moment, la lune apparut à sa gauche, presque pleine, tandis qu’elle roulait vers le sud. Cela l’ennuyait qu’on regarde par-dessus son épaule dans chaque virage. Ce n’était plus agréable d’observer la lune. Elle ne symbolisait plus l’inaccessible, comme pendant des milliers d’années, ni l’accessible, comme pendant quelques décennies, mais le pays perdu. Une pièce volée, l’extrémité du fusil pointé sur soi, un trou rond dans le manteau du ciel. Les Étrangers tenaient la Lune. Leur premier acte d’agression – c’est ainsi que l’humanité remarqua leur présence dans le système solaire – fut l’attaque de la base lunaire, l’horrible meurtre par asphyxie des quarante hommes qui se trouvaient sous le dôme. Et au même moment, le même jour, ils avaient détruit la plate-forme spatiale soviétique, cet étrange appareil qui orbitait autour de la Terre comme une grosse graine de chardon, et d’où les Russes s’apprêtaient à partir pour Mars. Dix ans seulement après la régression du Fléau, la civilisation humaine ébranlée renaissait de ses cendres, comme un phénix, s’élançant en orbite autour de la Terre, puis vers la Lune, et vers Mars – pour rencontrer cela : la brutalité incompréhensible, sans forme, sans langage. La haine stupide de l’univers.

Les voies n’étaient plus entretenues comme à l’époque où l’autoroute était reine ; elles étaient déformées et pleines de trous. Mais Heather dépassait souvent la limite autorisée (75 km/h) en longeant la large vallée éclairée par la lune, traversant quatre ou cinq fois la Yamhill River, passant par Dundee et Grand Ronde (l’un n’était plus qu’un village, l’autre était désert, aussi mort que Karnak), pour s’enfoncer enfin dans les collines et les forêts. Col de la forêt de Van Duzer, indiquait un vieux panneau de bois ; une région qui, autrefois, avait été pendant bien longtemps interdite aux promoteurs. Toutes les forêts des États-Unis n’avaient pas été transformées en supermarchés, en tours d’habitation et en cinémas. Il en restait quelques-unes. Tourner à droite à l’intersection : forêt nationale de Siuslaw. Et plus de ces sacrées Tree Farms, tout en souches et en bois pourri, rien que la forêt vierge. De grandes ciguës obscurcissaient le ciel clair.

Le panneau qu’elle cherchait était presque invisible dans les ténèbres feuillues et les hautes fougères qui absorbaient la lumière pâle des phares. Elle tourna à nouveau et dut suivre, pendant plus d’un kilomètre, un chemin creusé d’ornières, avant de voir la première maison, ou plutôt le reflet de la lune sur le toit d’ardoises. Il était un peu plus de huit heures.

Les maisons étaient groupées, à dix ou quinze mètres les unes des autres ; peu d’arbres avaient été sacrifiés, mais les broussailles avaient été enlevées et elle ne tarda pas à voir les petites toitures qui reflétaient la clarté lunaire : le lotissement, de l’autre côté de la rivière. Une seule fenêtre était éclairée. Évidemment, par un mardi soir du début de printemps, il n’y avait pas beaucoup de vacanciers. Quand elle ouvrit la portière de la voiture, elle fut surprise par le bruit de la rivière, une sorte de grondement incessant. Éloge éternel et intransigeant ! Elle s’avança vers la maison éclairée, ne trébuchant que deux fois dans le noir, et lança un œil vers le véhicule qui était parqué à côté : une auto de chez Hertz, sans doute. Mais si ce n’en était pas une ? Peut-être était-ce un étranger. Oh, et puis merde ! On n’allait pas la manger, pas vrai ? Elle frappa.

Au bout d’un moment, légèrement en sueur, elle frappa de nouveau.

Le torrent grondait de plus belle, la forêt restait silencieuse.

Orr ouvrit la porte. Ses cheveux étaient tout ébouriffés, ses yeux étaient rouges, ses lèvres sèches. Il la regarda en clignant des yeux. Il avait l’air complètement abattu et elle en fut effrayée.

— Vous êtes malade ? demanda-t-elle vivement.

— Non, je… entrez…

Elle devait entrer. Il y avait un tisonnier près du poêle : elle pourrait se défendre avec cela. Bien sûr, il pouvait aussi l’attaquer avec s’il s’en emparait le premier.

Oh ! mon Dieu, elle était presque aussi grande que lui et en bien meilleure forme ! Peureuse ! Peureuse !

— Vous êtes bourré ?

— Non, je…

— Vous quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je ne peux pas dormir.

La petite maison dégageait une merveilleuse odeur de bois frais. Elle était garnie d’un poêle avec une double plaque chauffante, une caisse remplie de branches d’aulne, un placard, une table, une chaise, un lit d’armée.

— Asseyez-vous, lui dit Heather. Vous avez une mine affreuse. Vous voulez boire quelque chose ? Voir un médecin ? J’ai un peu de brandy dans la voiture. Vous feriez mieux de venir avec moi et nous irons voir un docteur à Lincoln City.

— Je vais bien. Je suis juste… mmmmm… mmmmm… endormi.

— Vous venez de dire que vous ne pouviez pas dormir.

Il la regarda de ses yeux rouges et troubles.

— Je ne peux pas me le permettre. Trop peur !

— Oh, non ! Et cela dure depuis combien de temps ?

— Mmmmm… mmmmm… dimanche…

— Vous n’ayez pas dormi depuis dimanche ?

— Depuis samedi ? interrogea-t-il.

— Vous avez pris quelque chose ? Des excitants ?

Il secoua la tête.

— Je m’endors un peu, dit-il assez clairement, et il sembla soudain s’endormir réellement, comme s’il eût été un vieillard. Mais tandis qu’elle le regardait, incrédule, il se réveilla. Vous êtes venue pour me voir ? demanda-t-il avec lucidité.

— Et pour quelle autre raison ? Pour couper des sapins de Noël ? Nous devions déjeuner ensemble hier.

— Oh ! il ouvrit des grands yeux, essayant de la voir. Je suis désolé. Je n’étais pas tout à fait dans mon état normal.

En disant cela, il redevint soudain lui-même, malgré ses yeux rouges et ses cheveux ébouriffés : un homme dont la dignité était si profonde qu’elle en devenait presque invisible.

— Ça ne fait rien. Je m’en fiche ! Mais vous avez laissé tomber le traitement, n’est-ce pas ?

Il acquiesça de la tête.

— Vous voulez un peu de café ? proposa-t-il.

C’était plus que de la dignité. De l’intégrité ? De la probité ? Comme un morceau de bois brut.

La possibilité infinie, l’intégrité illimitée des purs, des neutres, des gens frustes : l’être, n’étant que lui-même, est tout.

Elle le vit ainsi et ce qui la frappa le plus, dans cette vision, ce fut sa force. C’était la personne la plus forte qu’elle eût jamais connue, parce qu’on ne pouvait pas l’écarter. Et c’était pourquoi il lui plaisait. Elle était attirée par la force, comme le papillon par la lumière. Quand elle était enfant, il y avait eu beaucoup d’amour autour d’elle, mais pas de force, personne sur qui s’appuyer : les gens s’étaient reposés sur elle. Pendant trente ans, elle avait attendu de rencontrer quelqu’un qui ne s’appuierait pas sur elle, jamais…

Il était là, petit, les yeux rouges, malade, se cachant ; il était là… son rocher indestructible.

« La vie est un sacré bazar, pensa Heather. On ne peut jamais savoir ce qui va arriver. » Elle enleva son manteau pendant qu’Orr sortait une tasse et une boîte de lait du placard. Il lui apporta une tasse de café fort ; caféine : 97 pour 100 ; divers : 3 pour 100.

— Vous n’en prenez pas ? demanda-t-elle.

— J’en ai déjà trop bu. Cela me donnerait des nausées.

Le cœur de Heather s’ouvrit à lui.

— Voulez-vous un peu de brandy ?

Il fronça les sourcils.

— Cela ne vous fera pas dormir, ajouta-t-elle. Juste un petit coup de fouet. Je vais le chercher.

Il l’éclaira jusqu’à la voiture. Le torrent mugissait, les arbres étaient silencieux, la lune brillait au-dessus d’eux, la lune des Étrangers.

De retour dans la maison, Orr se versa un doigt de brandy et le goûta.

— Il est bon, dit-il en frissonnant, et il finit le verre d’un trait.

Elle l’approuva du regard.

— J’en ai toujours un flacon. Je le garde dans la boîte à gants parce que, si les flics m’arrêtent et que je doive montrer mon permis, ça serait un drôle d’effet d’avoir une bouteille dans mon sac à main. Mais je l’ai presque toujours sur moi. C’est marrant comme on en a besoin de temps en temps !

— C’est pour ça que vous portez toujours un si gros sac ? demanda George, la bouche pâteuse.

— Exact ! Je crois que je vais en verser un peu dans mon café. Ça le rendra un peu moins fort, dit-elle on remplissant à nouveau le verre d’Orr. Comment avez-vous pu tenir éveillé pendant soixante ou soixante-dix heures ?

— Je ne suis pas resté éveillé tout le temps. Seulement, je ne me suis pas allongé. On peut dormir en étant assis, mais on ne peut pas vraiment rêver. Il faut être couché pour cela, afin que vos muscles puissent se relâcher. J’ai lu ça dans des livres. Et ça marche assez bien. Je n’ai pas encore rêvé. Mais de ne pas pouvoir vous détendre, ça vous réveille. Je commençais à avoir des hallucinations. Je voyais des machins qui dansaient sur le mur.

— Vous ne pouvez pas rester comme ça !

— Non. Je sais. Mais je devais m’en aller. Loin de Haber.

Une pause. Il semblait s’endormir à nouveau. Il eut une sorte de rire stupide.

— La seule solution que je puisse voir, dit-il, c’est de me tuer. Mais je n’en ai pas l’intention. Ça ne me paraît pas la chose à faire.

— Évidemment que ce n’est pas la chose à faire !

— Mais je dois m’arrêter, d’une façon ou d’une autre. Il faut m’arrêter !

Elle ne pouvait plus le suivre, et ne le désirait pas.

— J’aime beaucoup cette maison, dit-elle. Cela fait vingt ans que je n’avais plus senti l’odeur d’un feu de bois.

— Ça pue l’atmosff…, bafouilla-t-il en souriant faiblement.

Il avait l’air complètement parti, mais elle remarqua qu’il se tenait assis bien droit sur le lit, sans même s’appuyer en arrière contre le mur. Ses yeux clignèrent plusieurs fois.

— Quand vous avez frappé, dit-il, j’ai pensé que je rêvais. C’est pour ça que j’ai… mmm… mmm… mmm… à venir.

— Vous m’aviez dit avoir rêvé cette maison. C’est plutôt modeste pour un rêve. Pourquoi ne vous êtes-vous pas offert un chalet au bord de la mer, à Salishan, ou un château à Cape Perpetua ?

— C’est tout ce que je voulais, répondit-il en fronçant les sourcils.

Il cligna encore un peu des yeux, puis ajouta :

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé pour vous ? Vendredi. Dans le bureau de Haber. Pendant la séance.

— C’est bien ce que je viens vous demander !

Cela le réveilla.

— Vous avez vu

— Je crois. Enfin, je veux dire… Je sais qu’il s’est passé quelque chose. Depuis, j’essaie de rouler sur deux routes à la fois, mais avec une seule voiture. J’ai marché droit contre un mur, dimanche dernier, dans mon appartement ! Vous voyez ? Elle lui montra une tache plus sombre sur la peau brune de son front. Le mur était , et il n’était pas là… Comment faites-vous pour vivre ainsi tout le temps ? Comment savez-vous où se trouvent toutes les choses ?

— Je ne le sais pas, répondit Orr. Tout s’embrouille. Je ne sais pas pourquoi cela se produit si souvent. C’est trop. Je ne peux même plus dire si je suis fou, ou simplement si je ne peux pas supporter toutes ces informations contradictoires. Je… C’est… Vous dites que vous me croyez ?

— Que pourrais-je faire d’autre ? J’ai vu comment la ville s’est transformée ! Je regardais par la fenêtre ! Ne pensez pas que je veuille y croire ; je ne veux pas ! Et j’essaie de ne pas y croire. Mon Dieu, c’est affreux ! Et ce docteur Haber qui ne voulait pas non plus que j’y croie… Il n’arrêtait pas de parler ! Mais ensuite, avec ce que vous avez dit en vous réveillant. Et quand je me suis trompée de direction en allant au bureau… Et je n’ai pas arrêté de me demander : est-ce qu’il a rêvé autre chose depuis vendredi ? Le monde a encore changé, mais je n’en sais rien parce que je n’étais pas là. Et je me demandais ce qui avait été transformé, et si quelque chose était vraiment réel. Oh, merde ! C’est horrible !

— En effet. Écoutez, vous savez, la guerre… La guerre du Proche-Orient.

— Bien sûr que je le sais ! Mon mari a été tué là-bas.

— Votre mari ? demanda-t-il d’un air étonné. Quand ?

— Juste trois jours avant la fin. Deux jours avant la conférence de Téhéran et le pacte sino-américain. Un jour après l’attaque de la base lunaire par les Étrangers.

Il la regardait comme s’il était épouvanté.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle. Oh, merde, c’est une vieille blessure ! Cela fait six ans maintenant, presque sept. Et s’il avait vécu, nous serions divorcés maintenant ; c’était un mauvais mariage. Écoutez, ce n’était pas de votre faute !

— Je ne sais plus ce qui est de ma faute.

— Eh bien, Jim n’était qu’un grand bagarreur noir, une huile de l’armée, capitaine dans l’Air Force à vingt-six ans et tué à vingt-sept ; vous ne croyez tout de même pas que c’est vous qui avez inventé ça ? Voilà des milliers d’années que ça dure ! Et ça s’est passé exactement de la même façon dans l’autre… réalité, avant vendredi, quand le monde était surpeuplé. Exactement. Seulement, c’était plus tôt… n’est-ce pas ? Sa voix sombra, devint un murmure. Mon Dieu ! C’était au début de la guerre, au lieu d’être juste avant le cessez-le-feu. On se battait toujours. Cela durait encore maintenant. Et il n’y avait pas… Il n’y avait pas d’Étrangers… N’est-ce pas ?

Orr fit non de la tête.

— Vous les avez rêvés ?

— Il m’a fait rêver de la paix. La paix sur la Terre, la bonne volonté entre les hommes. Alors, j’ai créé les Étrangers. Pour nous donner quelque chose à combattre.

— Ce n’est pas vrai ! C’est cette machine qui a fait cela !

— Non, j’y arrive très bien sans la machine. Miss Lelache. Elle sert simplement à lui faire gagner du temps en me faisant rêver tout de suite. Mais il a travaillé dessus récemment pour l’améliorer. Il est très fort pour améliorer les choses.

— Je vous en prie, appelez-moi Heather.

— C’est un joli prénom.

— Et le vôtre, c’est George. Il n’arrête pas de vous appeler George, pendant les séances. Comme si vous n’étiez qu’un animal voué à ses expériences.

Il se mit à rire. Il avait les dents très blanches, et son rire agréable tranchait sur sa mine affreuse.

— Ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. C’est à mon subconscient qu’il parle, voyez-vous. C’est comme une sorte de chien ou de singe pour ses expériences. Il n’est pas rationnel, mais on peut l’entraîner à faire des choses.

Il parlait sans la moindre amertume, quelles que fussent les paroles terribles qu’il prononçait. Y a-t-il vraiment des gens sans ressentiment, sans haine ? se demanda-t-elle. Des gens qui ne maudissent jamais l’univers ? Qui reconnaissent le mal et résistent au mal, sans que celui-ci parvienne à les atteindre ?

Bien sûr qu’il y en a ! Une infinité, les vivants et les morts. Ceux qui sont retournés vers le supplice avec une mansuétude résignée, ceux qui suivent le chemin impossible, sans même le savoir, la femme d’un fermier en Alabama et le lama du Tibet, et l’entomologiste du Pérou, et le meunier d’Odessa, et le marchand de primeurs de Londres, et le chevrier du Nigeria, et le vieillard qui taille un bâton près d’un lit de rivière asséché, quelque part en Australie, et tous les autres. Il n’y a pas un seul d’entre nous qui ne les connaît pas. Il y en a assez, bien assez pour nous obliger à continuer. Peut-être.

— Écoutez, maintenant. J’ai besoin de savoir une chose : est-ce après avoir vu Haber que vous avez commencé à avoir ces…

— Ces rêves effectifs ? Non, bien avant. C’est justement pour cela que je suis allé le voir. Mes rêves m’épouvantaient, et j’avais obtenu illégalement des sédatifs pour ne plus rêver. Je ne savais que faire.

— Pourquoi n’avez-vous pas pris quelque chose ces deux dernières nuits, au lieu de vouloir rester éveillé ?

— J’ai fini tout ce que j’avais vendredi soir. Et ici, mon ordonnance n’est pas valable. Mais il fallait que je parte. Je voulais m’éloigner du docteur Haber. Les choses sont plus compliquées qu’il ne veut le croire. Il pense que l’on peut redresser les événements. Et il essaie de m’utiliser pour les redresser, mais il ne veut pas l’avouer ; il ment parce qu’il ne regarde pas devant lui : la vérité, la réalité, ne l’intéressent pas. Il ne voit rien d’autre que son propre esprit : ses idées sur ce qui devrait être.

— Eh bien… Je ne puis rien faire pour vous en tant que juriste, dit Heather, qui ne le suivait pas très bien ; elle but à petits coups son café au brandy – un mélange à faire pousser des poils sur un chihuahua. Je n’ai rien pu remarquer de suspect dans sa suggestion hypnotique, ajouta-t-elle ; il vous a simplement dit de ne pas vous en faire au sujet de la surpopulation et tout ça… Et s’il est décidé à cacher le fait qu’il utilise vos rêves pour ses buts personnels, il le peut sans problème ; en vous hypnotisant, il est sûr que vous ne faites pas de rêve effectif pendant que quelqu’un d’autre regarde. Je me demande pourquoi il m’a laissée y assister ? Êtes-vous sûr qu’il y croit lui-même ? Je ne le comprends pas. Mais, de toute façon, il est difficile pour un juriste de s’interposer entre un psychiatre et son patient, surtout quand le psy est une grosse légume et le patient un idiot qui croit que ses rêves se réalisent ; non, je ne vois pas cela devant une cour ! Mais écoutez, vous ne pourriez pas trouver un moyen de ne pas rêver pour lui ? Peut-être en prenant des tranquillisants ?

— Je n’ai plus de carte de pharmacie depuis que je suis en TTV. C’est lui qui devrait rédiger mon ordonnance. N’importe comment, son ampli peut me faire rêver.

— Ça, c’est une atteinte à la liberté individuelle ; mais ça ne suffit pas… Écoutez : et si vous faisiez un rêve qui le changerait, lui ?

Orr tenta de la dévisager à travers le brouillard de sommeil et de brandy qui l’entourait.

— Rendez-le meilleur… Je sais, vous avez dit que c’était un homme bon, qui veut faire le bien. Mais il a soif de puissance. Il a trouvé un moyen parfait de diriger le monde sans en prendre la responsabilité. Bien. Rendez-le moins avide de puissance. Rêvez que c’est un homme vraiment bon. Rêvez qu’il essaie de vous soigner et non de se servir de vous !

— Mais je ne peux pas choisir mes rêves. Personne ne le peut.

Elle parut découragée.

— J’avais oublié. Comme j’avais accepté la réalité de la chose, je continuais à croire que vous pouviez la contrôler. Mais vous ne pouvez pas. Vous le faites, tout simplement.

— Je ne fais rien, dit tristement Orr. Je n’ai jamais rien fait. Je me contente de rêver. Et puis, ça arrive.

— Je vais vous hypnotiser, déclara soudain Heather.

Avoir accepté la réalité de ce don incroyable lui donnait un peu de fougue : si les rêves de George Orr marchaient, alors, tout pouvait marcher. Mais il faut ajouter qu’elle n’avait pas mangé depuis midi et que le mélange de café et de brandy commençait à faire de l’effet.

Il la regarda d’un air effaré.

— Je l’ai déjà fait, expliqua-t-elle. J’ai pris des cours de psycho à la fac, avant de préparer mon droit. Il y avait un cours où nous nous entraînions tous comme hypnotiseurs et comme sujets. J’étais un sujet moyen, mais j’arrivais assez bien à hypnotiser les autres. Je vais vous mettre en état d’hypnose et vous suggérer un rêve. Sur le docteur Haber, pour le rendre inoffensif. Je ne vous dirai que cela, rien de plus. D’accord ? Cela ne devrait pas être dangereux ; pas plus que n’importe quelle autre méthode, au point où nous en sommes.

— Mais je suis plutôt réfractaire à l’hypnose. Avant, je ne l’étais pas, mais il dit que je le suis maintenant.

— Et c’est pour cela qu’il vous fait une induction CV ? J’ai horreur de voir ça, on dirait un meurtre ! Je ne pourrais pas le faire. De toute façon, je ne suis pas médecin.

— Mon dentiste n’utilisait qu’une bande hypnotique. Ça marchait assez bien. Enfin, je pense.

Il parlait tout en dormant et aurait pu continuer à grommeler ainsi indéfiniment.

— On dirait que vous résistez à l’hypnotiseur, dit-elle doucement, pas à l’hypnose… On pourrait quand même essayer. Et si ça marche, je vous donnerai comme suggestion posthypnotique de faire un petit rêve effectif concernant Haber. Comme cela, il deviendra honnête avec vous et tentera de vous aider. Vous pensez que ça pourrait réussir ? Vous voulez essayer ?

— Comme ça, je pourrai au moins dormir un peu, dit-il. Il… faudra bien que je dorme, tôt ou tard. Je ne pense pas que j’y arriverai cette nuit. Si vous croyez que vous pouvez m’hypnotiser…

— Je crois que oui. Mais, dites, vous n’avez rien à manger ?

— Si, répondit-il d’une voix somnolente, puis il sembla se réveiller après quelques secondes. Oh si ! Je suis désolé. Vous n’avez pas mangé en venant ici. Il y a une miche de pain…

Il fouilla dans le placard, en sortit du pain, de la margarine, cinq œufs durs, une boîte de thon et de la salade. Elle trouva deux soucoupes en métal, trois fourchettes et un couteau ébréché.

— Vous avez mangé ? demanda-t-elle.

Il n’en était pas sûr. Ils mangèrent ensemble, elle assise à table, lui debout. Rester debout parut le ranimer un peu et il mangea de bon cœur. Ils durent tout couper en deux, même les cinq œufs.

— Vous êtes très gentille, dit-il.

— Moi ? Pourquoi ? D’être venue ici, vous voulez dire ? Oh ! merde ! J’étais effrayée par cette modification du monde de vendredi dernier ! Je devais élucider tout cela. Écoutez, j’étais justement en train de regarder l’hôpital où je suis née, de l’autre côté de la rivière, pendant que vous rêviez, et tout à coup, il ne fut plus là, et n’y avait jamais été !

— Je croyais que vous étiez de l’Est, murmura-t-il.

Il n’était pas particulièrement en état de suivre une conversation en ce moment.

— Non. Elle nettoya méticuleusement la boîte de thon et lécha le couteau. Je suis de Portland. J’y suis née deux fois maintenant. Dans deux hôpitaux différents. Mon Dieu ! J’y suis née et j’y ai grandi.

— Comme mes parents. Mon père était noir et ma mère était blanche. C’est assez intéressant. Dans les années soixante-dix, c’était un vrai militant, du genre Pouvoir Noir, vous savez ; et ma mère était une hippie. Il venait d’une famille prospère d’Albina, de père inconnu, et ma mère était la fille d’un conseiller juridique de Portland Heights. Et une contestataire, et elle se droguait ; tous ces trucs qu’ils faisaient à l’époque… Ils se sont rencontrés à l’occasion d’une réunion politique, une manifestation. C’était quand les manifestations étaient encore légales. Et ils se sont mariés. Mais ça ne pouvait pas durer longtemps ; cette situation, je veux dire pas seulement le mariage. Quand j’avais huit ans, il est parti en Afrique. Au Ghana, je crois. Il pensait que ses ancêtres venaient de là, mais il n’en était pas vraiment certain. Ils avaient vécu en Louisiane pendant longtemps et personne ne se souvenait d’où ils étaient originaires ; Lelache était le nom de leur propriétaire lequel était français. Comme je portais un nom français, j’ai appris le français au lycée. Elle eut un petit ricanement. De toute façon, il est parti. Et la pauvre Eva s’est plus ou moins effondrée. Eva, c’était le nom de ma mère. Elle ne voulait pas que je l’appelle maman, ou mère, ou je ne sais quoi, parce que ça faisait famille bourgeoise. Alors, je l’appelais Eva. Et nous avons vécu pendant un moment dans une sorte de communauté sur le mont Hood ; oh ! mon Dieu, en hiver, on y gelait ! Mais la police l’a interdite en disant que c’était une conspiration antiaméricaine. Après ça, elle a vécu au jour le jour ; elle faisait de très jolies poteries quand elle pouvait se servir du tour et du four de quelqu’un, mais la plupart du temps, elle travaillait dans de petites boutiques et des restaurants, enfin, ce genre de boulots… Les gens de ce milieu s’aidaient beaucoup entre eux. Vraiment beaucoup. Mais elle n’a jamais pu échapper aux drogues dures. Elle était coincée. Elle s’en était sortie pendant un an, et puis : terminé ! Elle avait survécu au Fléau, mais à trente-huit ans, elle s’est payé une aiguille sale et elle en est morte. Et sa famille s’est pointée pour m’embarquer. Je ne les avais jamais vus ! Et ils m’ont mise au lycée, et en fac de droit. Je vais les voir une fois par an, pour le repas de Noël. Je suis leur négresse-souvenir. Mais en fait, ce qui m’énerve le plus, c’est que je ne peux même pas décider de quelle couleur je suis. Je veux dire, mon père était noir, un vrai Noir – oh, il avait un peu de sang blanc, mais il était Noir – et ma mère était blanche ; moi, je ne suis ni l’une ni l’autre. Vous voyez, mon père haïssait réellement ma mère parce qu’elle était blanche. Mais il l’aimait aussi. Et je crois qu’elle aimait qu’il soit noir beaucoup plus qu’elle ne l’aimait lui-même. Eh bien, qu’est-ce que ça donne comme couleur ? Je n’ai jamais pu le savoir.

— Brune, dit-il doucement, se tenant derrière sa chaise.

— Couleur de merde !

— La couleur de la terre.

— Vous êtes de Portland, vous aussi ?

— Oui.

— Je n’arrive pas à vous entendre avec ce sacré torrent. Je croyais que la nature était silencieuse. Continuez !

— Mais j’ai eu tellement d’enfances maintenant, dit-il. Laquelle pourrais-je vous raconter ? Dans l’une, mes parents sont morts dès la première année du Fléau. Dans une autre, il n’y a pas eu de Fléau. Je ne sais pas… Aucune n’est vraiment intéressante. Je veux dire, il n’y a rien à raconter. Je n’ai fait que m’efforcer de survivre.

— Eh bien ! C’est le principal !

— Cela devient de plus en plus difficile. Le Fléau, et maintenant les Étrangers…

Il poussa un petit rire, mais quand elle se retourna pour le regarder, son visage était lamentable et fatigué.

— Je n’arrive pas à croire que vous les avez rêvés. Je n’y arrive pas. Cela fait si longtemps qu’ils me terrifient ; six ans ! Mais je sais que c’est pourtant vrai, quand j’y pense, parce qu’ils n’existaient pas dans l’autre… ligne temporelle ou je ne sais quoi. Mais ils ne sont pas plus terribles que cette affreuse surpopulation. Ce petit appartement horrible dans lequel je vivais, avec quatre autres femmes, dans une tour condominium, mon Dieu ! Et cet épouvantable métro ! et mes dents étaient très abîmées ; et il n’y avait jamais rien de naturel à manger, et jamais assez ! Vous savez, je pesais cinquante kilos à cette époque, et maintenant j’en fais soixante. J’ai gagné vingt livres depuis vendredi !

— C’est vrai, vous étiez très maigre, la première fois que je vous ai vue. Dans votre bureau.

— Vous aussi. Vous paraissiez décharné. En fait tout le monde l’était, mais je ne le remarquais pas. Maintenant, vous auriez l’air plutôt solide, si seulement vous dormiez un peu.

Il ne répondit rien.

— Tout le monde a l’air en meilleure forme, quand on y pense. Écoutez, si vous ne pouvez pas vous empêcher de faire ce que vous faites, et si cela rend les choses meilleures, vous ne devriez pas vous sentir ainsi coupable. Peut-être vos rêves ne sont-ils qu’un nouveau moyen qu’utilise l’évolution, plus ou moins. Un téléphone rouge. La survie de ceux qui sont les mieux adaptés. En employant des catastrophes.

— Oh, pire que ça ! dit-il de la même voix désinvolte et embrumée. Il s’assit sur son lit. Est-ce que vous…, bafouilla-t-il plusieurs fois. Est-ce que vous vous souvenez du mois d’avril, il y a quatre ans, en 98 ?

— Avril ? Non, rien de spécial.

— Si, la fin du monde, précisa Orr. Un spasme musculaire lui crispait le visage, et il cherchait sa respiration. Personne d’autre ne s’en souvient, ajouta-t-il.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle avec inquiétude.

« Avril, avril 1998, pensa-t-elle, est-ce que je me souviens du mois d’avril 1998 ? » Elle se dit que non, et sut qu’elle aurait dû ; et elle était effrayée. Par lui ? Comme lui ? Pour lui ?

— Ce n’est pas révolution. Ce n’est que l’instinct de conservation. Je ne peux pas… En fait, c’était bien pire. Pire que tout ce que vous vous rappelez. C’était le même monde que le premier dans lequel vous viviez avec une population de sept milliards d’habitants, seulement… c’était encore pire. À part quelques pays européens, personne n’avait instauré assez tôt le fonctionnement, ni le contrôle de la pollution, ni celui des puissances. Et quand, finalement, nous avons tenté de prendre en main le rationnement alimentaire, il était trop tard. Il n’y en avait plus assez, et la Maffia tenait le marché noir. Tout le monde devait acheter au marché noir pour pouvoir obtenir quelque chose à manger, et beaucoup n’obtenaient rien. La Constitution fut récrite en 1984, comme vous le savez, mais les choses allaient si mal à ce moment qu’elle fut encore pire que celle dont vous pouvez vous souvenir. Elle ne prétendait même plus que nous étions une démocratie ; c’était une sorte d’État policier, mais il n’a pu tenir, il s’est effondré. Quand j’avais quinze ans, ils ont fermé les écoles. Il n’y avait pas de Fléau, mais il y avait des épidémies, l’une après l’autre, la dysenterie, l’hépatite, puis la peste bubonique. Mais la plupart des gens mouraient de faim. Et en 93, la guerre a éclaté au Proche-Orient, mais elle était différente. C’était Israël contre les Arabes et l’Égypte. Tous les grands pays s’y sont mis. Un des États africains est entré dans le camp arabe et a envoyé des bombes nucléaires sur deux villes israéliennes, et nous avons aidé les Israéliens à leur rendre la pareille, et – il resta silencieux pendant quelques secondes, puis continua, sans même se rendre compte qu’il s’était arrêté – j’essayais de sortir de la ville. Je voulais rejoindre Forest Parle. J’étais malade, je ne pouvais plus marcher et je me suis assis devant les marches d’une maison, là-haut dans les collines, à l’ouest ; toutes les maisons avaient brûlé, mais les escaliers étaient en ciment et je me souviens qu’il y avait quelques pissenlits, dans une crevasse entre les marches. Je suis resté là, je ne pouvais plus me relever ; et je savais que j’en étais incapable. Je continuais à penser que j’étais debout et que je m’éloignais de la ville, mais c’était du délire. Puis je suis revenu à moi et j’ai revu les pissenlits, et j’ai su que j’étais en train de mourir. Et que tout le monde mourait également. Alors j’ai fait ce… j’ai fait ce rêve.

Sa voix s’était enrouée ; maintenant, il suffoquait presque.

— Tout allait bien, dit-il enfin. J’ai rêvé que j’étais chez moi, et quand je me suis réveillé, tout allait bien. J’étais dans mon lit, chez moi. Seulement, je n’avais jamais été dans cet endroit, l’autre fois, la fois d’avant. Oh ! mon Dieu ! J’aimerais ne plus m’en souvenir. En vérité, je l’ai presque oublié. Depuis, je me suis toujours dit que c’était un rêve. Que c’était un rêve ! Mais ce n’en était pas un. Il existe ; et il n’est pas réel. Ce monde n’était même pas vraisemblable. Mais il était vrai. Et c’est arrivé ainsi. Nous sommes tous morts, et nous avons détruit le monde avant de mourir. Il ne reste rien. Rien que des rêves.

Elle le croyait, et reniait énergiquement sa propre croyance.

— Et alors ? Peut-être le monde n’a-t-il toujours été que cela ! Quoi qu’il en soit, c’est bien. Vous ne pensez pas qu’on vous laisserait faire quelque chose que vous n’êtes pas censé faire, n’est-ce pas ? Pour qui vous prenez-vous donc ! Rien n’arrive que ce qui doit arriver. Jamais ! Qu’est-ce que cela peut faire que vous l’appeliez réalité ou rêve ? Tout cela ne fait qu’un… Pas vrai ?

— Je ne sais pas, répondit Orr d’une voix désespérée.

Elle alla vers lui et le serra dans ses bras, comme elle aurait serré un enfant qui pleurait, ou un mourant.


Sa tête était lourde sur l’épaule de Heather, sa main blanche reposait sur son genou, immobile.

— Tu dors, dit-elle.

Il ne répondit pas. Elle dut le secouer assez fort pour qu’il lui donne une réponse.

— Non, je ne dors pas, soupira-t-il en se redressant. Non, répéta-t-il.

— George !

C’était vrai : cela aidait de prononcer son nom. Il garda les yeux ouverts assez longtemps pour la dévisager.

— Reste éveillé, reste éveillé encore un peu. Je veux essayer l’hypnose. Et tu pourras dormir.

Elle aurait voulu lui demander ce qu’il désirait rêver, ce qu’elle devait lui suggérer concernant Haber, mais ce n’était pas possible, il était complètement parti.

— Écoute, assieds-toi sur le lit. Regarde-le… Regarde la lueur de la lampe, cela devrait convenir. Mais ne t’endors pas. Elle posa la lampe à huile au centre de la table, entre les coquilles d’œufs et les assiettes sales. Garde les yeux fixés dessus, et ne t’endors pas ! Tu vas te détendre et te sentir à l’aise, mais tu ne t’endormiras pas, pas tant que je n’aurai pas dit : « Endors-toi ! » C’est ça. Maintenant, tu te sens bien, tu es confortablement installé…

Avec le sentiment de jouer une pièce, elle récita la tirade de l’hypnotiseur. Il fut presque aussitôt en transe. Elle ne pouvait pas y croire, et voulut le vérifier.

— Tu ne peux pas lever la main gauche, dit-elle. Tu essaies, mais tu n’y arrives pas, elle est trop lourde… Maintenant, elle est de nouveau légère, tu peux la soulever. Voilà… Bien. Dans une minute, tu vas dormir, tu rêveras aussi, mais ce seront des rêves ordinaires, normaux, comme ceux que font tous les gens, pas des rêves spéciaux, pas des… des rêves effectifs. Tous, sauf un. Tu feras un rêve effectif dans lequel…

Elle s’arrêta. Tout d’un coup, l’angoisse la saisit ; son cœur se serra. Que faisait-elle ? Ce n’était pas un jeu. Il était en son pouvoir ; et son pouvoir à lui était immense. Quelle incroyable responsabilité avait-elle prise ?

Une personne qui croyait, comme elle, que les choses avaient une destinée ; qu’il y a un tout dont chacun est une partie, et qu’en étant une partie, chacun est l’ensemble ; une telle personne n’a pas le désir, à aucun moment, de jouer à Dieu. Seuls les gens qui refusent leur existence ont envie d’y jouer.

Mais elle était prise dans un rôle et ne pouvait plus y échapper maintenant.

— Tu rêveras que… que le docteur Haber est bon, qu’il n’essaie pas de te faire mal et qu’il sera honnête avec toi. Elle ne savait que dire, ni comment le dire, sachant que tout ce qu’elle prononçait pourrait être mal interprété. Et tu rêveras que les Étrangers ne sont plus là-haut, sur la Lune, ajouta-t-elle vivement. (Elle pouvait au moins lui enlever ce fardeau.) Et tu te réveilleras tout à fait reposé, et tout ira bien. À présent, endors-toi !

Oh, merde ! elle avait oublié de lui dire de s’allonger d’abord.

Il s’affaissa comme un oreiller à demi rempli, doucement, en avant et légèrement sur le côté, et il ne fut plus qu’une masse chaude et inerte sur le plancher.

Il ne pesait pas plus de soixante-quinze kilos, mais un éléphant mort ne lui aurait pas donné plus de mal, pour le mettre sur le lit. Elle devait placer les jambes d’abord, et soulever ensuite les épaules, pour ne pas heurter le lit ; il finit sur le sac de couchage, bien sûr, pas dedans. Elle l’en extirpa et l’étendit sur le lit ayant de nouveau failli se cogner. Et pendant tout ce temps, il dormait profondément. Elle était haletante, en sueur et en colère. Pas lui.

Elle s’assit à table pour reprendre son souffle. Au bout d’un moment, elle se demanda ce qu’elle allait faire. Elle jeta les reliefs de leur repas, fit chauffer de l’eau, lava les soucoupes en étain, les fourchettes, le couteau et les tasses. Elle remit du bois dans le poêle. Elle trouva quelques livres sur une étagère, des livres de poche qu’il avait sans doute achetés à Lincoln City pour tromper son sommeil. Pas de romans à suspense, zut ! elle aurait bien aimé lire un bon policier. Il y avait un roman sur la Russie. Un bouquin sur le pacte spatial : le gouvernement américain ne tenait plus à prétendre qu’il n’existait rien entre Jérusalem et les Philippines parce que s’il l’avait fait, cela aurait pu devenir une menace pour l’American Way of Life ; et depuis quelques années, on pouvait à nouveau acheter de petites ombrelles japonaises en papier, et de l’encens indien, des romans russes, et bien d’autres choses. La fraternité humaine était le nouveau mode de vie, d’après le président Merdle.

Ce livre, écrit par quelqu’un dont le nom se terminait en evsky, parlait de la vie dans une petite ville du Caucase durant les Années du Fléau, et ce n’était pas particulièrement un roman gai, mais il réussit à l’émouvoir ; elle le lut de vingt-deux heures à deux heures et demie. Orr resta endormi pendant tout ce temps, bougeant à peine et respirant légèrement, tranquillement. De temps en temps, elle quittait son village du Caucase pour regarder son visage, serein et doré dans la faible lumière de la lampe. S’il rêvait, c’était des rêves calmes et éphémères. Quand tout le monde fut mort dans la bourgade caucasienne, sauf l’idiot du village (dont la passivité parfaite face à l’inévitable lui faisait penser à son compagnon), elle réchauffa un peu de café, mais il avait un affreux goût de lessive. Elle alla vers la porte et resta dans l’encadrement pendant un moment, écoutant le torrent hurler sa louange éternelle. C’était incroyable qu’il eût pu faire cet énorme bruit pendant des centaines d’années, avant même qu’elle fut née. Et il continuerait à le faire jusqu’à ce que les montagnes se déplacent… Et la chose la plus insolite, très tard dans la nuit maintenant, dans le silence absolu des bois, c’était, dans ce fracas, une mélodie lointaine, en amont, semblait-il, comme des voix d’enfants qui chanteraient ; mélodie très douce très étrange.

Elle frissonna ; elle referma la porte sur ces voix d’enfants à naître qui chantaient dans les eaux tumultueuses, et revint dans la petite pièce chaude où dormait l’homme. Elle prit un livre sur La menuiserie chez soi, qu’il avait sans doute acheté pour bricoler dans le chalet, afin de s’occuper, mais cela lui donna aussitôt envie de dormir. Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi devrait-elle rester éveillée ? Mais où allait-elle dormir ?…

Elle aurait dû laisser George sur le plancher. Il ne s’en serait même pas rendu compte. Ce n’était pas juste, il avait à la fois le sac de couchage et le lit.

Elle lui retira le sac de couchage et le remplaça par son imperméable et sa pèlerine. Il ne remua pas. Elle le regarda avec affection, puis se glissa dans le sac, posé sur le sol. Bon sang, il faisait froid sur ce plancher, et c’était dur. Elle n’avait pas fermé la lumière. Ou disait-on éteindre, pour une lampe à mèche ? Elle avait appris cela à l’école, mais ne se souvenait plus de la règle. Oooooh ! Merde ! qu’il faisait froid là-dedans !

Froid, froid. Et dur. Et clair. Trop clair. Le soleil du matin, à travers le mouvement et les frissons des arbres. Au-dessus du lit. Le sol trembla. Les collines murmurèrent et rêvèrent qu’elles tombaient dans l’océan, et, au-delà des collines, faible et horrible, venant des villes proches, le hurlement des sirènes.

Elle s’assit. Les loups hurlent pour annoncer la fin du monde.

La lumière du soleil coulait par l’unique fenêtre, cachant tout ce qui n’était pas éclairé par ses rayons éblouissants. Elle tâtonna dans l’excès de lumière et trouva le rêveur, couché sur le ventre, toujours endormi.

— George ! Réveille-toi ! Oh, George, je t’en prie, réveille-toi ! Quelque chose ne va pas !

Il s’éveilla, et lui sourit.

— Quelque chose ne va pas… Les sirènes… Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils ont débarqué, déclara-t-il sans la moindre émotion, encore à moitié dans son rêve.

Car il n’avait fait que ce qu’elle lui avait ordonné. Elle lui avait dit de rêver que les Étrangers n’étaient plus sur la Lune.

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