Chapitre V

L’abandon du Tao fait naître la bonté et la justice.

Lao-Tseu, XVII.


Souriant, le docteur Haber gravit les marches de l’Institut Onirologique de l’Oregon et franchit les portes, en verre polarisé pour pénétrer dans la fraîcheur sèche de l’air conditionné. On n’était que le 24 mars et il faisait déjà aussi chaud que dans un sauna, au-dehors. Mais à l’intérieur, tout était frais, propre, tranquille. Sol en marbre, des meubles de goût, un bureau de réception en chrome brossé, une jolie réceptionniste : « Bonjour, docteur Haber ! »

Atwood le croisa dans le hall alors qu’il revenait des laboratoires de recherche, ébouriffé, les yeux rouges d’avoir surveillé toute la nuit les EEG de quelques dormeurs ; les ordinateurs s’en chargeaient en grande partie maintenant, mais il y avait encore des moments où un cerveau non programmé était nécessaire.

— ’jour, chef, marmonna Atwood.

Puis un « Bonjour, docteur Haber ! » de Miss Crouch, dans son propre bureau. Il était content d’avoir gardé Penny Crouch avec lui quand il avait été nommé au poste de directeur de l’institut, l’année dernière. Elle était loyale et compétente, et un homme qui est à la tête d’une grande et complexe institution de recherche a besoin d’avoir une secrétaire loyale et compétente.

Il entra dans le sanctuaire.

Laissant tomber sa sacoche et ses dossiers sur le divan, il ouvrit les bras et s’avança vers la fenêtre, comme chaque jour quand il pénétrait pour la première fois dans son bureau. C’était une large fenêtre d’angle découvrant un vaste panorama : la courbe de la Willamette aux nombreux ponts en bas des collines ; les innombrables tours de la ville, hautes et laiteuses dans la brume printanière, de chaque côté de la rivière ; les faubourgs qui s’étendaient à perte de vue ; et les montagnes : le mont Hood, immense bien que peu visible à cause des nuages qui entouraient son sommet ; vers le nord, les lointains monts Adams, qui ressemblaient à une molaire ; et le cône parfait du St. Helen, dont le long versant nord portait un petit dôme chauve, comme un bébé se cachant dans les jupes de sa mère ; le mont Rainier.

Cette vue ne manquait jamais d’inspirer le docteur Haber. De plus, après une semaine de pluies torrentielles, la pression atmosphérique remontait et le soleil se montrait à nouveau par-dessus la brume de la rivière. Après avoir examiné des milliers d’électroencéphalogrammes, il était conscient du rapport qu’il y avait entre la pression de l’air et la lourdeur de l’esprit ; il pouvait presque sentir sa condition psychosomatique soutenue par ce vent sec et vif. Il faut maintenir ce temps, continuer à améliorer le climat, pensa-t-il rapidement, presque subrepticement. Il y avait plusieurs chaînes de pensées qui se formaient simultanément dans son esprit et cette réflexion n’appartenait à aucune d’entre elles. Elle avait été faite rapidement, et aussi rapidement rejetée de sa mémoire, quand il mit en marche son magnétophone et commença à dicter une des nombreuses lettres que nécessitait la direction d’un institut de recherche scientifique dépendant du gouvernement. C’était un travail de routine, bien sûr, mais il devait être fait, et c’était à lui de le faire. Cela ne le dérangeait pas, mais le temps qu’il se réservait pour la recherche était fortement diminué. En général… il n’était plus maintenant dans les labos que pendant cinq ou six heures par semaine, et il ne s’occupait que d’un seul patient ; cependant, il supervisait bien évidemment les traitements de plusieurs autres.

Il gardait quand même un patient. Il était psychiatre, après tout. Il s’était surtout plongé dans l’onirologie et la recherche sur le sommeil pour en tirer des applications thérapeutiques. La connaissance désintéressée, la science pour la science, ne l’intéressait pas ; cela ne servait à rien d’étudier quelque chose si ce n’était pas pour aboutir à une utilisation pratique. C’était l’application qui primait. Il garderait toujours un patient pour lui rappeler ce commandement fondamental, pour le maintenir en contact avec la réalité humaine de sa recherche, en termes de troubles des structures individuelles. Car rien n’est plus important que les gens. Une personne n’est définie que par l’étendue de son influence sur les autres, par la sphère de ses interrelations ; et la conduite morale n’a aucun sens si elle n’est pas définie par le bien que l’on fait aux autres, par l’exécution d’une fonction dans l’ensemble sociopolitique.

Son patient actuel, Orr, devait venir à quatre heures cet après-midi, car ils avaient abandonné leurs séances de nuit ; et, comme Miss Crouch le lui avait rappelé à midi, une inspectrice du Contrôle Médical observerait la consultation d’aujourd’hui pour s’assurer qu’il n’y avait rien d’illégal, d’immoral, de dangereux, de cruel, etc., dans l’utilisation de l’ampli. Cette sacrée curiosité gouvernementale !

C’était l’ennui avec le succès, il était accompagné par la publicité, l’indiscrétion publique, la jalousie professionnelle, la rivalité des différentes tendances. S’il n’était resté qu’un simple chercheur, peinant dans le laboratoire du sommeil de l’UPS et dans un bureau de deuxième catégorie de la tour Willamette East, personne n’aurait jamais remarqué son ampli avant qu’il ne décide de le commercialiser, et on l’aurait laissé tranquille pour perfectionner l’appareil et étudier ses applications possibles. Mais maintenant qu’il procédait ici à la partie la plus personnelle et la plus délicate de son travail, le traitement thérapeutique d’un patient, le gouvernement lui envoyait une juriste qui ne comprendrait pas la moitié de ce qui se passerait et se méprendrait sur le reste.

L’inspectrice arriva à 3 h 45 et Haber fonça dans le bureau extérieur pour l’accueillir et pour lui donner une bonne impression de franche cordialité. Cela marchait mieux quand ils constataient que vous étiez aimable, coopératif, et que vous n’aviez pas peur. De nombreux médecins laissaient voir leur irritation quand ils recevaient un observateur du Contrôle Médical ; et ces docteurs n’obtenaient pas souvent de subventions du gouvernement.

Mais il n’était pas particulièrement facile d’être cordial et accueillant avec cette inspectrice. Elle parlait sèchement et faisait un incessant cliquetis. Un gros fermoir de cuivre sur son sac à main, de lourds bijoux de cuivre et de bronze qui tintaient, des chaussures à gros talons, une énorme chaîne d’argent à laquelle était suspendue une affreuse reproduction de masque africain, des sourcils froncés, une voix dure : clac, clic, grrr… Dans les dix secondes suivantes, Haber soupçonna tout cela de n’être en fait qu’un masque, comme celui de la chaîne : beaucoup de bruit et de dureté pour cacher la timidité. Cela, de toute façon, ne le concernait pas. Il ne connaîtrait jamais la femme dissimulée derrière le masque, et cela importait peu, tant qu’il pouvait faire bonne impression sur Miss Lelache la juriste.

Si tout ne se passait pas dans la cordialité, du moins cela n’allait-il pas trop mal. Elle était compétente, ayant déjà fait ce genre de travail, et avait étudié chez elle en prévision de cette inspection particulière. Elle savait ce qu’il fallait demander, et comment comprendre les réponses.

— Ce patient, George Orr, dit-elle, ce n’est pas un drogué, n’est-ce pas ? Est-il encore considéré comme psychotique ou déséquilibré, après ces trois semaines de traitement ?

— Déséquilibré, au sens employé par le Bureau de la Santé, Profondément déséquilibré, et sujet à des illusions, mais son état s’améliore depuis le début du traitement.

Elle avait un magnétophone de poche qui enregistrait tout cela : toutes les cinq secondes, comme l’exigeait la loi, l’appareil faisait tiip.

— Pourriez-vous me décrire le traitement que vous appliquez, s’il vous plaît – tiip –, et m’expliquer le rôle qu’y joue cette machine ? Ne me dites pas comment elle – tiip – marche, c’est dans votre rapport, mais comment elle agit sur le patient. Tiip – Par exemple, en quoi son utilisation est-elle différente de celle de l’Elektroson ou – tiip – du trancasque ?

— Eh bien, ces appareils, comme vous le savez produisent différentes ondes de basse fréquence qui stimulent les cellules nerveuses du cortex cérébral. Ces signaux sont communs, pourrait-on dire ; leur effet sur le cerveau est obtenu d’une façon semblable à celui des lumières stroboscopiques ultrarapides ou celui d’un stimulus oral, un roulement de tambour. L’ampli délivre un signal spécifique qui peut être capté par une région particulière du cerveau. Par exemple un sujet peut être entraîné à produire des ondes alpha à volonté comme vous le savez ; mais l’ampli peut lui en induire sans entraînement, et même s’il est dans une condition qui, habituellement, ne produit pas d’ondes alpha. Il envoie un rythme alpha de neuf périodes par des électrodes placées de façon appropriée et, en quelques secondes, le cerveau peut accepter ce rythme et se mettre à produire des ondes alpha aussi régulièrement qu’un bouddhiste zen en transe. De même, et avec une plus grande utilité, on peut induire n’importe quel stade du sommeil, avec ses périodes particulières et ses activités régionales.

— Est-ce qu’il stimule les centres du plaisir, ou les centres de la parole ?

Oh, cette lueur moralisante qu’il y a dans l’œil des inspecteurs, dès qu’on parle des centres du plaisir ! Haber cacha toute ironie et toute irritation, et répondit avec une amicale sincérité :

— Non. Ce n’est pas un ESB, vous savez. Il ne produit pas de stimulations électriques ou chimiques ; il ne nécessite pas d’intrusion dans un centre précis du cerveau. Il entraîne simplement l’activité entière du cerveau à changer, à passer dans un autre de ses états naturels. Un peu comme quand on trouve une mélodie correspondant au rythme de ses pas. Le cerveau y entre et maintient la condition voulue pour l’analyse ou le traitement aussi longtemps qu’on le désire. Je l’appelle l’ampli pour bien montrer qu’il n’a pas de fonction créatrice. Rien n’est imposé au patient de l’extérieur. Le sommeil créé par l’ampli est exactement, littéralement, le genre de sommeil que fait habituellement le cerveau du patient. La différence entre l’ampli et les appareils produisant un électro-sommeil est semblable à celle qui existe entre le « sur mesure » et le « prêt à porter ». Et la différence entre l’ampli et l’implantation d’électrodes est – comment dire, mon Dieu ? – un scalpel comparé à un marteau de forgeron !

— Mais comment produisez-vous les stimuli que vous utilisez ? Est-ce que – tiip – vous enregistrez le rythme alpha d’un sujet, par exemple, pour l’employer sur – tiip – un autre ?

Il avait éludé ce point. Il n’avait pas l’intention de mentir, bien sûr, mais il était inutile de parler d’une recherche incomplète tant que les vérifications n’étaient pas faites ; cela pouvait donner une fausse impression à un profane. Il se lança avec aisance dans des expirations content d’entendre sa propre voix au lieu des clic, clac, cling, tiip de l’inspectrice ; c’était curieux, il n’entendait l’agaçant tiip que lorsqu’elle parlait.

— Au début, j’utilisais un ensemble de stimuli communs, d’après une moyenne établie à partir d’enregistrements faits sur de nombreux sujets. La patiente dépressive mentionnée dans le rapport a été traitée avec succès de cette façon. Mais je trouvais les effets bien trop insuffisants et j’ai commencé mes expériences. Sur des animaux, bien sûr. Des chats. Nous autres, les chercheurs du sommeil, nous aimons bien les chats, vous savez ; ils dorment énormément ! Eh bien, avec ces sujets animaux, j’ai trouvé que la direction qui offrait le plus de promesses était celle qui consistait à employer les rythmes déjà enregistrés à partir du cerveau du sujet lui-même. Une sorte d’autostimulation par les enregistrements. Ce sont les particularités qui m’intéressent, voyez-vous. Un cerveau répondra tout de suite, et spontanément, à ses propres ondes alpha. Maintenant, bien sûr, l’autre direction ouvre également des perspectives thérapeutiques. Il pourrait être possible d’imposer graduellement une structure légèrement différente chez le patient : une structure plus saine ou plus élaborée. Enregistrée préalablement chez le patient, peut-être, ou à partir d’un autre sujet. Cela pourrait se révéler très utile dans des cas de traumatismes cérébraux, de lésions, etc. ; cela pourrait aider un cerveau abîmé à rétablir ses anciennes habitudes dans de nouveaux canaux – quelque chose que le cerveau met longtemps à réaliser tout seul, et avec difficulté. On pourrait également l’utiliser pour « apprendre » de nouvelles habitudes à un cerveau dont le fonctionnement est anormal, et ainsi de suite. Cependant, tout cela n’est que pure spéculation pour l’instant, et si je reprends mes recherches dans cette voie, j’en référerai bien sûr au Contrôle Médical.

C’était presque vrai. Ce n’était pas la peine de dire qu’il faisait effectivement des recherches dans ce sens, car elles n’étaient pas concluantes et seraient mal comprises.

— Le genre d’autostimulation par pré-enregistrement que j’emploie dans ce traitement thérapeutique, continua-t-il, n’a aucun effet sur le patient en dehors de celui exercé durant le fonctionnement de l’appareil : cinq à dix minutes.

Il connaissait mieux les spécialités des juristes du Contrôle Médical qu’elle ne connaissait celle de Haber ; elle acquiesça légèrement après cette dernière phrase ; c’était ce qui l’intéressait. Puis elle demanda :

— Alors, quel est son effet ?

— Oui, j’y arrivais, répondit Haber, qui « rajusta » rapidement sa voix où perçait une pointe d’irritation. Dans le cas qui nous occupe, nous avons un sujet qui a peur de rêver : un onirophobe. Mon traitement est essentiellement un simple conditionnement dans la tradition de la psychologie moderne. On suggère hypnotiquement au patient de rêver ici, dans des conditions contrôlées ; le contenu du rêve et l’affect émotionnel sont également suggérés hypnotiquement. On dit au sujet qu’il peut rêver sans crainte, agréablement, etc. Un conditionnement positif qui le libérera de sa phobie. L’ampli est un instrument idéal pour ce genre de traitement. Il s’assure que le patient rêve, tout en analysant et en renforçant son activité corticale durant l’état D. Sans cela, un patient peut mettre jusqu’à une heure et demie avant d’arriver à l’état D, et c’est bien trop long pour une séance, sans compter que, durant le sommeil profond, l’intensité de la suggestion hypnotique concernant le contenu du rêve peut être affaiblie. Et c’est indésirable ; pendant qu’il est en conditionnement, il est essentiel que le patient ne fasse pas de mauvais rêves, de cauchemars. L’ampli est donc un facteur de sécurité, et me fait gagner du temps. Le traitement pourrait être appliqué sans lui, mais il prendrait probablement des mois. Avec l’ampli, j’espère ne mettre que quelques semaines. Il peut se révéler aussi utile, dans certains cas, que l’hypnose en psychanalyse et dans le conditionnement thérapeutique.

Tiip, dit le magnétophone de l’inspectrice. Bong ! déclara son propre interphone d’une voix basse, riche, autoritaire. Enfin !

— Voilà notre patient. Maintenant, Miss Lelache, je vous propose de le rencontrer et nous pourrons bavarder un peu, si vous le désirez. Ensuite, vous pourriez peut-être vous asseoir sur cette chaise en cuir, là-bas, dans le coin, d’accord ? Votre présence ne devrait pas faire de différence pour le patient, mais s’il en est trop conscient, cela pourrait le déranger. Il est dans un état d’angoisse assez profond. Voyez-vous ; il a tendance à interpréter les événements comme une menace personnelle et il se construit un ensemble d’illusions protectrices, comme vous pourrez le constater. Ah oui ! Je vous prie d’arrêter le magnétophone, car une séance de thérapie ne doit pas être enregistrée. D’accord ? O.K. bien ! Oui, bonjour, George, entrez donc ! Voici Miss Lelache, du Contrôle Médical. Elle est ici pour voir comment marche l’ampli.

Ils se serrèrent la main de la façon la plus ridiculement rigide. Cling, clong ! firent les bracelets de l’observatrice. Le contraste amusa Haber : la femme féroce et le petit homme timide. Ils n’avaient vraiment rien de commun.

— Maintenant dit-il, heureux de diriger les opérations, je propose de nous mettre tout de suite au travail à moins que vous ne vouliez me faire part de quelque chose de précis, George ?

Tout en disant ces paroles apparemment anodines, il leur fit prendre leur place, Miss Lelache sur la chaise du fond, Orr sur le divan.

— O.K. Bien. Un rêve, maintenant. Ce qui sera la preuve pour le Contrôle Médical que l’ampli ne fait pas tomber vos ongles, ne durcit pas vos artères ne vous lave pas le cerveau, et n’a pas d’effet secondaire sauf peut-être une légère diminution de votre sommeil paradoxal cette nuit.

En achevant cette phrase, il s’avança et plaça sa main droite sur la gorge d’Orr, presque sans y faire attention.

Orr sursauta à ce contact comme s’il n’avait jamais été hypnotise. Puis il s’excusa.

— Pardonnez-moi. Vous l’avez fait si soudainement…

Il fallait à nouveau l’hypnotiser complètement, en utilisant la méthode d’induction CV qui, bien sûr, était parfaitement légale, mais plus théâtrale que Haber ne l’aurait voulu, surtout devant une observatrice du Contrôle Médical. Il était furieux de l’attitude d’Orr, chez lequel il sentait croître la résistance depuis cinq ou six séances. Lorsque le patient fut allongé, il fit passer un enregistrement qu’il avait fait lui-même d’une induction et suggestion hypnotique : « Vous êtes à l’aise, bien détendu, maintenant. Vous plongez plus profondément dans la transe », et ainsi de suite. Pendant que la bande tournait, il revint à son bureau et rangea quelques papiers avec un visage calme et sérieux, ignorant Miss Lelache. Elle restait tranquille, sachant que l’induction hypnotique ne devait pas être interrompue ; elle regardait les tours de la ville par la fenêtre.

Enfin, Haber arrêta la bande et plaça le trancasque sur la tête d’Orr.

— Maintenant, pendant que j’arrange le casque parlons un peu du rêve que vous allez faire, George. Vous avez envie d’en parler, n’est-ce pas ?

Le patient acquiesça.

— La dernière fois que vous êtes venu ici, reprit Haber, nous avons parlé d’une chose qui vous ennuyait. Vous disiez que votre travail vous plaisait, mais que vous n’aimiez pas prendre le métro pour vous y rendre. Vous disiez que vous étouffiez là-dedans ; que les usagers étaient serrés, pressés les uns contre les autres. Vous vous sentiez oppressé, c’était comme si vous n’étiez pas libre.

Il s’arrêta, et le patient, qui était toujours taciturne sous hypnose, répondit enfin :

— La surpopulation.

— Mhmmm ! C’est le mot que vous aviez utilisé. C’est votre terme, votre métaphore pour désigner ce sentiment de gêne. Bien ; maintenant, parlons un peu de ce mot. Vous savez qu’au XVIIIe siècle, Malthus a lancé un cri d’alarme au sujet de la croissance démographique, et qu’une autre panique a eu lieu il y a environ trente ou quarante ans. Et la population a quand même continué à augmenter ; mais toutes les catastrophes qu’on avait prédites ne sont pas arrivées. La situation n’est pas aussi terrible qu’on l’avait annoncé. Nous survivons assez facilement, ici, en Amérique, et notre niveau de vie a dû baisser d’une certaine façon, il est toujours plus élevé qu’il ne l’était il y a une génération. Maintenant, peut-être une terreur excessive de la surpopulation – la foule – ne reflète-t-elle pas une réalité objective, mais un état d’esprit tout à fait personnel. Si vous vous sentez oppressé alors que vous ne l’êtes pas, qu’est-ce que cela signifie ? Peut-être que vous avez peur des contacts humains – d’être trop près des gens, d’être touché. Alors, vous avez trouvé une excuse pour garder à distance cette réalité.

L’EEG était en marche, et tout en parlant, Haber le connecta à l’ampli.

— Maintenant, George, nous allons parler encore un peu et quand je dirai le mot « Antwerp », vous vous endormirez ; et en vous réveillant, vous vous sentirez frais et dispos. Vous ne vous souviendrez pas de ce que je vous dis en ce moment, mais vous vous souviendrez de votre rêve. Ce sera un rêve net, très net, et agréable ; un rêve effectif. Vous rêverez de cette chose qui vous préoccupe, la surpopulation : et dans votre rêve, vous découvrirez que ce n’est pas vraiment cela qui vous ennuie. Les gens ne peuvent pas vivre tout seuls, après tout ; une vie solitaire est la pire des prisons ! Nous avons besoin de gens autour de nous. Pour nous aider, pour les aider, pour nous mesurer à eux, pour affermir nos poings contre eux.

Et ainsi de suite. La présence de l’observatrice le gênait beaucoup en l’obligeant à modifier son style ; il devait employer des termes abstraits, au lieu de dire simplement à Orr ce qu’il devait rêver. Bien sûr, il ne falsifiait pas sa méthode pour tromper l’inspectrice, mais cette méthode n’était pas invariable, tout simplement. Il la changeait d’une séance à l’autre, cherchant le moyen le plus sûr de suggérer les rêves précis qu’il désirait obtenir et se heurtant toujours à cette résistance qui lui semblait être parfois due au prosaïsme des mécanismes primaires de la pensée, et parfois à une véritable opposition de l’esprit d’Orr. Quoi qu’il en fût, le rêve obtenu n’était presque jamais ce qu’attendait Haber ; et cette suggestion vague et abstraite pouvait marcher tout aussi bien qu’une autre. Peut-être soulèverait-elle une moins grande résistance dans le cerveau d’Orr.

Il fit signe à l’observatrice de s’approcher et de regarder l’écran de l’EEG, qu’elle scrutait depuis sa chaise, puis il continua :

— Vous allez faire un rêve dans lequel vous ne vous sentirez pas oppressé par la foule. Vous allez découvrir toute la place qu’il y a dans le monde, toute la place que vous avez pour bouger.

Et il ajouta enfin : « Antwerp ! » et montra l’écran de l’EEG pour que Miss Lelache pût se rendre compte du changement presque instantané.

— Regardez la descente sur tous les graphes, murmura-t-il. Voilà une crête de haut voltage, vous voyez, en voilà une autre… Les fuseaux du sommeil. Il entre déjà dans le stade 2 du sommeil normal, le sommeil S, le genre de sommeil sans rêves précis qui se déroule toute la nuit entre les périodes de sommeil paradoxal. Mais je ne vais pas le laisser plonger dans le stade 4 du sommeil profond, car il est ici pour rêver. Je mets l’ampli en marche. Regardez bien les courbes. Vous voyez ?

— On dirait qu’il se réveille, murmura-t-elle avec un air de doute.

— Exact ! Mais il ne se réveille pas ! Regardez-le !

Orr était immobile ; sa tête légèrement penchée en arrière mettait sa barbe en valeur. Il était profondément endormi, mais sa bouche remuait un peu ; il respirait fortement.

— Vous voyez ses yeux bouger sous les paupières ? C’est ainsi qu’ils ont d’abord déterminé cette période du sommeil durant laquelle on rêve dans les années 1930. Ils l’ont appelée le sommeil avec mouvements oculaires rapides, pendant des années. Mais c’est beaucoup plus que cela. C’est une troisième condition. Son système autonome entier est mobilisé tout autant que pour un moment agité de son état vigile. Mais son tonus musculaire est à zéro, les grands muscles sont encore plus relâchés que durant l’état S. Les aires corticales, subcorticales, hippocampale et pontique sont aussi actives que pendant l’éveil bien qu’elles soient au repos durant l’état S. Sa respiration et sa pression sanguine sont aussi élevées que pendant l’état vigile, ou même plus. Tenez, prenez son pouls. Il plaça les doigts de Miss Lelache sur le poignet inerte d’Orr. Quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq. C’est un rêve agité, quel qu’il soit…

— Vous voulez dire qu’il est en train de rêver ? (Elle paraissait effrayée.)

— Bien sûr.

— Est-ce que toutes ces réactions sont normales ?

— Absolument. Nous faisons tous cela chaque nuit quatre ou cinq fois, pendant au moins dix minutes à chaque fois. C’est un EEG d’état D assez normal que vous voyez sur l’écran. La seule anomalie ou particularité que vous pourriez remarquer est une crête occasionnelle sur certains tracés, une sorte d’effet de brainstorm que je n’avais encore jamais vu sur un EEG d’état D. Ses caractéristiques ressemblent un peu à celles d’un effet qui a été observé sur les électroencéphalogrammes de personnes faisant un certain travail : un travail créateur ou artistique comme peindre, écrire des vers, ou même lire Shakespeare. Ce que fait le cerveau dans ces moments-là, je n’en sais rien encore. Mais l’ampli m’offre la possibilité de les observer systématiquement, et d’en tirer une éventuelle analyse.

— Ce ne peut pas être la machine qui produit cet effet ?

— Non.

En fait, il avait essayé de stimuler le cerveau d’Orr avec l’enregistrement d’un de ces graphes à crêtes élevées, mais le rêve qui avait résulté de cette expérience avait été incohérent ; un mélange du rêve précédent durant lequel l’ampli avait fait l’enregistrement, et du nouveau. Inutile de mentionner les expériences non concluantes.

— Maintenant qu’il est bien endormi, je vais arrêter l’ampli. Regardez si vous pouvez voir un changement quand je le déconnecterai. (Elle ne remarqua rien.) Nous allons pouvoir suivre un brainstorm sur cet écran, maintenant. On peut le remarquer d’abord par le rythme thêta, ici, émis par l’hippocampe. Cela se produit également dans d’autres cerveaux, sans aucun doute. Il n’y a rien de nouveau. Si seulement je pouvais découvrir quels autres cerveaux, et durant quels stades du sommeil, peut-être pourrais-je définir avec plus d’exactitude le mal dont souffre ce patient ; il doit bien appartenir à un type psychologique ou neurophysiologique. Vous voyez les possibilités offertes par l’ampli pour la recherche ? Il n’a aucun effet sur le patient, sinon celui de placer temporairement son cerveau dans l’un de ses états normaux que le praticien désire observer. Regardez !

Mais, bien sûr, elle n’avait pas vu la crête ; il faut une longue pratique pour pouvoir lire un EEG sur un écran.

— Il est en plein dans le rêve, maintenant… Il nous le racontera tout à l’heure.

Haber ne pouvait plus parler. Sa gorge était trop sèche. Il le sentait maintenant : le glissement, le changement, la modification.

La femme le sentait également. Elle paraissait effrayée. Serrant son lourd collier de cuivre sur son cou comme un talisman, elle regardait par la fenêtre avec une épouvante terrifiée.

Haber n’avait pas prévu cela. Il pensait que lui seul pourrait remarquer le changement.

Mais elle l’avait entendu suggérer à Orr ce qu’il devait rêver ; elle s’était tenue à côté du rêveur elle était ici, à la croisée des chemins, tout comme lui. Et comme lui, elle regardait par la fenêtre les tours qui disparaissaient comme dans un rêve, sans laisser la moindre trace, les kilomètres de faubourgs qui se dissolvaient comme de la fumée dans le vent la ville de Portland, qui avait eu une population d’un million d’habitants avant les Années du Fléau, mais n’en avait plus maintenant qu’une centaine de mille, en ces jours du Grand Rétablissement ; elle était sens dessus dessous, comme toutes les villes américaines, mais restait unifiée par ses collines et sa rivière brumeuse aux sept ponts, son vieux building de la First National Bank aux quarante étages, dominant le centre-ville et enfin beaucoup plus loin, surplombant la vallée, les montagnes pâles et impassibles…

Elle voyait le changement. Et il se rendit compte qu’il n’avait jamais pensé qu’une observatrice du Contrôle Médical pourrait voir la modification se produire. Ce n’était même pas une probabilité, il n’y avait pas songé un seul instant. Et cela voulait dire que lui non plus n’avait pas cru au changement, à ce pouvoir qu’avaient les rêves d’Orr. Il l’avait pourtant senti, constaté, avec effroi, avec angoisse, puis avec jubilation. Une douzaine de fois maintenant. Bien qu’ayant vu le cheval se changer en montagne (si l’on peut vraiment voir une réalité en supplanter une autre) bien qu’ayant testé et utilisé ce pouvoir pendant près d’un mois maintenant, il n’avait toujours pas cru en ce qui s’était passé.

Durant toute cette journée, depuis son arrivée au bureau, il n’avait même pas songé au fait que, une semaine auparavant, il n’était pas directeur de l’Institut Onirologique de l’Oregon, tout simplement parce qu’il n’y avait pas d’Institut. Mais, depuis vendredi dernier, l’institut avait dix-huit mois d’existence. Et il en avait été le fondateur et le directeur. Et, les choses étant ce qu’elles étaient – pour lui, pour tout le personnel de l’institut, pour ses collègues de l’École Médicale et pour le gouvernement qui l’avait financé, il avait accepté cela comme étant la seule réalité, tout comme eux. Il avait effacé de sa mémoire le fait que, jusqu’à vendredi dernier, les choses ne s’étaient pas passées de cette façon.

Cela avait été de loin le rêve le plus réussi d’Orr. Il avait commencé dans le vieux bureau de l’autre côté de la rivière, sous cette sacrée photographie murale du mont Hood, et s’était achevé dans ce bureau-ci, et il avait été présent, il avait vu les murs changer autour de lui, avait su que le monde était remodelé, puis l’avait oublié. Il l’avait tellement oublié qu’il ne s’était jamais demandé si une troisième personne, un étranger, pouvait faire la même expérience.

Quel pouvait être l’effet de tout ça sur cette femme ? Allait-elle comprendre, ou devenir folle ? Qu’allait-elle faire ? Garderait-elle une double mémoire, comme lui la vraie et la nouvelle, l’ancienne et la vraie ?

Elle ne devait pas. Sinon, elle interviendrait, elle amènerait d’autres observateurs, elle ferait tout tomber à l’eau, elle gênerait ses plans.

Il devait l’en empêcher à tout prix. Il se tourna vers elle, prêt à employer la violence, les poings serrés.

Elle restait, simplement là, debout ; sa peau brune était devenue livide, sa bouche était ouverte. Elle était stupéfiée. Elle ne pouvait pas croire ce qu’elle avait vu par la fenêtre. Elle ne le pouvait pas, et ne le croyait pas.

La tension de Haber se relâcha un peu. Il était presque certain, en la regardant, qu’elle était trop hébétée, trop choquée, pour être dangereuse. Mais il devait quand même agir vite.

— Il va dormir un peu, maintenant dit-il.

Sa voix semblait presque normale, bien qu’enrouée par la raideur des muscles de sa gorge. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait dire, mais il fonça en avant. N’importe quoi pour briser le silence.

— Je vais lui laisser, un moment de sommeil normal. Pas trop longtemps, sinon il ne se rappellera pas clairement son rêve. C’est une jolie vue n’est-ce pas ? Ce vent d’est qui nous arrive, c’est un don du ciel. En automne et en hiver, je ne vois pas les montagnes pendant des mois. Mais quand les nuages sont emportés par le vent, elles réapparaissent. C’est vraiment un joli coin, l’Oregon. L’État le moins pollué de l’Union. Il n’était pas tellement exploité avant la Catastrophe. Portland n’a commencé à s’agrandir qu’à la fin des années soixante-dix. Vous êtes native de l’Oregon ?

Au bout d’une minute, elle hocha doucement la tête. Le ton ordinaire de sa voix, au moins, agissait sur elle.

— Je suis originaire du New Jersey, reprit-il. C’était affreux là-bas, quand jetais gosse. La destruction de l’environnement… Les bouleversements que la côte est a dû subir, après la Catastrophe, et encore maintenant sont incroyables. Ici, les inconvénients de la surpopulation et de la mauvaise gestion de l’environnement n’étaient pas encore visibles, sauf en Californie. Le système écologique de l’Oregon était intact.

C’était dangereux, cette discussion sur ce sujet délicat, mais il ne pouvait penser à autre chose – il y était presque obligé. Sa tête était trop pleine, avec ces deux mémoires, ces deux systèmes d’informations : Pour sûr le monde réel (avant), avec une population humaine de près de sept milliards d’habitants et un accroissement géométrique, et l’autre sur le monde réel (maintenant), avec une population de moins d’un milliard d’habitants qui n’était pas encore stabilisée.

Mon Dieu, pensa-t-il, qu’est-ce que George a fait ?

Six milliards de gens…

Où sont-ils ?

Mais l’observatrice ne devait pas s’en rendre compte. Elle ne le devait pas !

— Avez-vous déjà été dans l’Est, Miss Lelache ?

Elle le regarda d’un air indécis avant de répondre :

— Non.

— Eh bien, tant mieux. New York est condamné, de toute façon, et Boston aussi ; et l’avenir de ce pays se trouve ici. C’est une région en plein essor. C’est ici que ça se passe, comme on disait quand j’étais gosse ! Au fait, je me demande si vous connaissez Dewey Furth, du bureau local du Contrôle Médical.

— Oui, répondit-elle, encore étourdie, mais recommençant à réagir comme si rien ne s’était passé.

Une onde de soulagement parcourut le corps de Haber. Il eut soudain envie de s’asseoir pour respirer profondément. Le danger était passé. Elle rejetait l’incroyable expérience. Elle se demandait maintenant : « Qu’est-ce qui me prend ? Pourquoi diable ai-je regardé au-dehors en m’attendant à trouver une ville de trois millions d’habitants ? Est-ce que j’aurais des hallucinations ? »

« Évidemment, pensa Haber, un homme qui voit un miracle rejettera le témoignage de ses propres yeux, si ceux qui l’accompagnent n’ont rien vu. »

— Il fait lourd ici, déclara-t-il avec une pointe de sollicitude dans la voix, tout en se dirigeant vers le thermostat mural. Je garde le chauffage ; c’est une vieille habitude des chercheurs du sommeil ; la température du corps baisse durant le sommeil et nous ne voulons pas que nos patients attrapent un rhume. Mais ce chauffage électrique marche trop bien, il m’étourdit à moitié… Il ne devrait pas tarder à se réveiller.

Mais il ne voulait pas qu’Orr se rappelle clairement son rêve, le raconte, confirme le miracle.

— Je crois que je vais le laisser dormir encore un peu ; ce n’est pas grave s’il ne se souvient pas de ce rêve, et il est entré dans le stade 3, maintenant. Laissons-le là pendant que nous finissons de discuter. Y a-t-il d’autres points sur lesquels vous désirez des informations ?

— Non. Non, je ne pense pas. Ses bracelets cliquetèrent timidement. Elle cligna des yeux, essayant de se reprendre. Si vous envoyez au bureau de Mr. Furth une description complète de cette machine, de ses effets et de l’utilisation que vous en faites actuellement, et des résultats obtenus, etc., cela devrait suffire… Avez-vous pris un brevet pour cet appareil ?

— J’ai fait une demande.

— Cela en vaut la peine, acquiesça-t-elle.

En tintinnabulant, elle s’avança vers le dormeur et resta là, debout, à le regarder, une expression bizarre sur son visage maigre.

— Vous avez une drôle de profession, déclara-t-elle soudain. Les rêves ; étudier comment marche le cerveau des êtres ; leur dire ce qu’ils doivent rêver. Je suppose que la majeure partie de votre travail de recherche se passe la nuit.

— Avant, oui. L’ampli peut épargner cela à certains d’entre nous ; nous pouvons obtenir le sommeil quand nous le voulons, grâce à lui, et le genre de sommeil que nous désirons étudier. Mais il y a quelques années, pendant treize mois, je n’allais jamais me coucher avant six heures du matin. Il rit. Je m’en vante un peu, maintenant. C’est ma médaille. En ce moment je laisse mon équipe s’occuper de la plupart des basses besognes. C’est la compensation d’un certain âge.

— Les gens qui dorment sont si lointains, dit-elle toujours en regardant Orr. Où sont-ils ?

— Ici, répondit Haber en tapotant l’écran de l’EEG. Ici, mais hors d’atteinte. C’est cela qui fait le mystère du sommeil pour les humains. C’est leur vie la plus privée. Le dormeur tourne le dos à tout le monde. « Le mystère de l’individu est plus grand durant son sommeil », a écrit un auteur. Mais, bien sûr, un mystère n’est rien d’autre qu’un problème que nous n’avons pas encore résolu !… Il faut qu’il se réveille maintenant. George… George… Réveillez-vous, George…

Et Orr se réveilla comme d’habitude, rapidement, glissant sans problème d’un stade du sommeil à un autre. Il s’assit et regarda d’abord Miss Lelache, puis Haber, qui venait de lui retirer le trancasque. Il se leva s’étira un peu et se dirigea vers la fenêtre. Il resta debout, les yeux perdus au-dehors.

Il prit une pose étrange, presque comme une statue-complètement immobile. Surpris, ni Haber ni Miss Lelache ne dirent mot.

Orr tourna son regard vers Haber.

— Où sont-ils ? demanda-t-il. Où sont-ils tous partis ?

Haber vit les yeux de la femme s’agrandir, la sentit se crisper et comprit le danger. Parler, il devait parler !

— D’après cet EEG, dit-il, et il entendit sa propre voix, profonde et chaude, juste comme il la désirait, je suppose que vous avez fait un rêve très intense George. Il était désagréable ; en fait, c’était presque un cauchemar. Le premier que vous faites ici. Exact ?

— J’ai rêvé du Fléau, répondit Orr, et il frissonna de la tête aux pieds, comme s’il était malade.

Haber hocha la tête. Il s’assit derrière son bureau. Avec cette docilité particulière, sa façon de faire les choses habituelles, Orr vint s’asseoir en face de lui dans le fauteuil de cuir.

— Vous aviez un obstacle à franchir, et cela n’a pas été facile Exact ? C’est la première fois, George, que je vous laisse supporter une réelle angoisse dans un rêve. Mais cette fois, sous ma direction, d’après une suggestion hypnotique, vous avez approché un des éléments les plus profonds de votre malaise psychique. Cette approche n’a pas été facile, ni agréable. En fait ce rêve était effrayant, n’est-ce pas ?

— Vous vous souvenez des Années du Fléau ? questionna Orr, sans agressivité, mais avec une nuance inhabituelle dans la voix (du sarcasme ?).

Puis il se tourna vers Miss Lelache, qui était retournée s’asseoir dans l’autre coin de la pièce.

— Oui, je m’en souviens, dit Haber. J’étais déjà un adulte quand la première épidémie a fait ses ravages, j’avais vingt-deux ans quand la première annonce a été faite, en Russie, que les polluants chimiques de l’atmosphère se combinaient pour former de virulents cancérigènes. La nuit suivante, ils ont publié les statistiques des hôpitaux de Mexico. Puis ils ont déterminé la période d’incubation et tout le monde s’est mis à compter. Et il y a eu les émeutes, et les bagarres, et le Doomsday Band, et les Vigilantes. Et mes parents sont morts cette année-là. Ma femme, l’année suivante. Puis mes deux sœurs et leurs enfants. Tous les gens que je connaissais. Haber écarta les bras. Oui, je me souviens de ces années-là, dit-il gravement. Quand il le faut.

— Elles ont résolu le problème de la surpopulation, n’est-ce pas ? demanda Orr, et cette fois, l’allusion était claire. Nous avons réussi !

— Oui. Elles l’ont résolu. La surpopulation a disparu maintenant. Y avait-il une autre solution, à part une guerre nucléaire ? Actuellement, il n’y a plus de famine perpétuelle en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie. Quand les réseaux de transports seront rétablis, il n’y aura même plus la poignée d’affamés qui existent encore. Ils disent qu’un tiers de l’humanité a encore faim en allant se coucher le soir ; mais en 1980 il y en avait 92 pour 100. Le Gange ne déborde plus à cause des amas de gens morts de faim. Il n’y a plus de manque de protéines, ni de rachitisme parmi les enfants des ouvriers de Portland. Comme il y en avait avant la Catastrophe.

— Le Fléau, dit Orr.

Haber se pencha en avant par-dessus le grand bureau.

— George, dites-moi, est-ce que le monde est surpeuplé ?

— Non, répondit le patient.

Haber pensa un instant qu’il riait et se recula avec un peu d’appréhension ; puis il se rendit compte que c’étaient les larmes qui donnaient à Orr ce regard brillant. Il était près de craquer. Tant mieux ! S’il s’effondrait, l’observatrice serait moins tentée de croire ses déclarations, c’est-à-dire celles qui pourraient correspondre avec ses propres souvenirs.

— Mais il y a une demi-heure, George, vous étiez profondément angoissé parce que vous pensiez que la surpopulation était une menace pour la civilisation, pour le système écologique de la terre entière. Maintenant, je ne m’attends pas à ce que cette crainte ait totalement disparu, loin de là. Mais je pense qu’elle a diminué, puisque vous l’avez affrontée dans ce rêve. Vous comprenez, à présent, qu’elle n’a pas de fondement dans la réalité. Cette angoisse existe encore, mais avec cette différence : vous savez maintenant qu’elle est irrationnelle, qu’elle est due à un sentiment personnel et non à la réalité objective. Évidemment, ce n’est qu’un début. Mais un bon début. Vous avez bien avancé en une seule séance, et avec un seul rêve ! Vous vous en rendez compte ? Vous avez maintenant une poignée pour extirper le reste. Vous êtes en train de surmonter quelque chose qui, jusqu’à présent, vous écrasait, vous étouffait. À partir de maintenant, le combat sera plus égal, parce que vous êtes plus libre. Ne le sentez-vous pas ? N’avez-vous pas déjà la sensation d’être un peu moins écrasé ?

Orr le dévisagea, puis regarda de nouveau l’observatrice. Sans rien dire.

Il y eut une longue pause.

— Vous semblez fatigué, déclara Haber avec sollicitude.

Il voulait calmer Orr, le ramener dans sa timidité habituelle, ou il n’aurait pas le courage de parler du pouvoir de ses rêves devant une troisième personne, ou bien le briser, rendre évident son trouble mental. Mais il ne fit ni l’un ni l’autre.

— S’il n’y avait pas une inspectrice du Contrôle Médical qui nous surveille, je vous offrirais une rasade de whisky. Mais il vaut mieux ne pas transformer cette séance thérapeutique en beuverie, pas vrai ?

— Vous ne désirez pas connaître mon rêve ?

— Si vous voulez.

— Je les enterrais. Dans une des grandes fosses. Je travaillais pour le service des inhumations, quand j’avais seize ans, après que mes parents eurent attrapé la maladie… Seulement, dans le rêve, tous les gens étaient nus et décharnés comme s’ils étaient morts de faim. Il y en avait des montagnes. Et je devais tous les enterrer. Je vous cherchais, mais vous n’étiez pas là.

— Non, dit Haber d’une voix rassurante, je n’ai pas encore figuré dans vos rêves, George.

— Oh, si ! Avec Kennedy, et quand vous étiez un cheval.

— Oui. Tout au début du traitement. Ce rêve-ci doit provenir des souvenirs qui vous restent d’une expérience…

— Non. Je n’ai jamais enterré personne. Nul n’est mort du Fléau. Il n’y a pas eu de Catastrophe. Tout est dans mon imagination. Je l’ai rêvé.

Quel sacré petit con ! Il l’avait dit… Haber redressa la tête et garda un silence tolérant ; c’était tout ce qu’il pouvait faire, car un geste brusque aurait pu éveiller les soupçons de l’observatrice.

— Vous avez déclaré vous souvenir du Fléau ajouta Orr ; mais n’avez-vous pas aussi le souvenir qu’il n’y a pas eu de Fléau, que personne n’est mort de la pollution cancérigène, que la population a continué d’augmenter sans cesse ? Non ? Vous ne vous le rappelez pas ? Et vous, Miss Lelache, vous souvenez-vous de ces deux réalités ?

Mais à ce moment, Haber se leva.

— Désolé, George, mais je ne puis permettre à Miss Lelache d’intervenir dans cette discussion. Elle n’est pas qualifiée pour cela. Il serait déplacé de sa part de vous répondre. Ceci est un traitement psychiatrique. Elle est ici pour observer le comportement de l’ampli, et rien d’autre. Je dois insister sur ce point.

Orr était très pâle ; ses pommettes étaient saillantes. Il resta assis en fixant Haber, sans rien dire.

— Nous avons un problème, continua Haber, et je crains qu’il n’y ait qu’une solution pour le supprimer : couper le nœud gordien. Comme vous le voyez, Miss Lelache, vous êtes le problème, sans vouloir vous offenser. Seulement, nous arrivons à un stade du traitement où notre dialogue ne peut pas continuer en présence d’une autre personne, même si elle ne participe pas. La meilleure chose à faire est d’arrêter la séance, maintenant. Rendez-vous demain à quatre heures. O.K., George ?

Orr se leva, mais ne se dirigea pas vers la porte.

— Avez-vous pensé, docteur Haber, dit-il assez calmement, mais en bégayant un peu, que… qu’il peut y avoir d’autres personnes qui rêvent comme moi ? Que la réalité est sans cesse modifiée sans que nous en soyons conscients ? Remplacée, remodelée tout le temps ; et nous n’en savons rien. Seul le rêveur le sait, ainsi que ceux qui connaissent son rêve. Si c’est vrai, je crois que nous avons de la chance de ne pas nous en rendre compte. C’est assez déconcertant.

Cordial, neutre, rassurant, Haber le raccompagna jusqu’à la porte, puis vers la sortie.

— Vous avez assisté à une séance critique, dit-il à Miss Lelache en fermant la porte derrière lui. Il s’essuya le front, laissant apparaître sur son visage la lassitude et le tracas. Pfff ! ajouta-t-il. Quelle journée pour recevoir une inspectrice !

— C’était très intéressant, déclara-t-elle, et ses bracelets cliquetèrent légèrement.

— Le cas n’est pas désespéré. Une séance comme celle-ci me donne, même à moi, un sentiment de découragement. Mais il a une chance, une chance réelle, de se sortir de ces illusions dans lesquelles il est pris, cette terrible peur de rêver. L’ennui, c’est que ce sont des illusions assez complexes, et l’esprit qui les subit n’est pas idiot ; il est même trop rapide à tisser de nouveaux filets pour s’y prendre lui-même… Si seulement on l’avait envoyé en traitement il y a dix ans, quand il n’était encore qu’un adolescent !… Mais, bien sûr, le Grand Rétablissement économique passait en premier lieu il y a dix ans. Ou même voici un an, avant qu’il ne commence à détruire sa perception de la réalité en prenant des drogues. Mais il fait des efforts, et il continue ; il peut parvenir à une vision plus saine de la réalité.

— Mais ce n’est pas un psychotique, d’après ce que vous m’avez dit, remarqua Miss Lelache d’un air soupçonneux.

— Exact. J’ai dit : déséquilibré. S’il craque, bien sûr, il craquera complètement, pour tomber sans doute dans la schizophrénie catatonique. Une personne déséquilibrée n’est pas moins susceptible de devenir psychotique qu’un être normal.

Il ne pouvait plus parler, les mots se desséchaient sur sa langue, se transformaient en brindilles de sottises. Il lui semblait qu’il avait débité pendant des heures un déluge de phrases absurdes, et maintenant il ne pouvait plus du tout le contrôler. Heureusement Miss Lelache également n’en pouvait plus, c’était visible ; elle cliqueta, lui serra la main et sortit.

Haber se dirigea aussitôt vers le magnétoscope dissimulé derrière un panneau de bois mural, près du divan, avec lequel il enregistrait toutes les séances ; les magnétophones silencieux étaient un privilège des psychothérapeutes et du Bureau des Renseignements. Il effaça l’enregistrement de l’heure passée.

Il s’assit dans son fauteuil derrière le grand bureau de chêne, ouvrit le tiroir du bas, en sortit un verre et une bouteille et se versa un grand doigt de bourbon. Mon Dieu, il n’y avait pas de bourbon ici, une demi-heure auparavant – pas depuis vingt ans ! Les graines étaient bien trop précieuses, avec sept milliards de bouches à nourrir, pour en faire des liqueurs. Il n’y avait que de la pseudo bière ou (pour un médecin) de l’alcool pur ; voilà ce que contenait cette bouteille une demi-heure auparavant : de l’alcool pur.

Il en but la moitié d’un trait, puis resta immobile. Au bout d’un moment, il se leva et se plaça devant la fenêtre, balayant du regard les toits et les arbres. Cent mille âmes. Le soir commençait à obscurcir la rivière paisible, mais les montagnes restaient énormes et claires, lointaines, dans la lumière des hauteurs.

— À un monde meilleur ! déclara le docteur Haber en levant son verre à sa création, et il savoura une longue gorgée de whisky.

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