Les invités étaient déjà là, mais doña Okana ne s’était pas encore montrée. Près d’un guéridon doré, chargé d’amuse-gueule, des gardes royaux, fameux pour leurs duels et leurs exploits auprès du beau sexe, buvaient, le buste incliné, en offrant le spectacle pittoresque de leurs maigres postérieurs. Près de la cheminée s’élevaient de petits rires, provenant de dames desséchées et d’âge mûr, à qui leur manque d’attrait avait valu d’être choisies comme confidentes par doña Okana. Elles étaient assises en rang d’oignons, sur des banquettes basses, et entourées des attentions de trois vieillards, très remuants sur leurs jambes grêles, célèbres gandins de la Régence ancienne, derniers connaisseurs d’anecdotes depuis longtemps oubliées. Tout le monde savait que sans ces vieillards il n’y avait pas de salon digne de ce nom. Au milieu de la pièce, don Ripat, un assez bon et sûr agent de don Roumata, lieutenant d’une compagnie grise de merciers, possesseur de magnifiques moustaches et dénué de tous principes, se dressait sur ses bottes de cavalerie, jambes écartées, ses grandes mains rouges glissées dans sa ceinture de cuir. Il écoutait don Taméo exposer de façon confuse un projet destiné à léser les vilains au profit de la classe des marchands, et de temps en temps, tournait sa moustache du côté de don Sera qui errait de mur en mur, visiblement à la recherche de la porte. Dans un coin, deux célèbres portraitistes achevaient une estouffade de crocodile à l’ail. Non loin d’eux, dans une embrasure de fenêtre était assise une femme en noir, assez âgée. C’était la dame de compagnie que don Reba avait assignée à doña Okana. Elle regardait fixement devant elle avec, de temps en temps, de brusques inclinations de tout le corps. Tout à fait à l’écart, une personne de sang royal et un secrétaire de l’ambassade de Soan jouaient aux cartes. Ladite personne trichait, le secrétaire souriait patiemment. Dans le salon il était le seul qui s’occupât de choses sérieuses : il préparait le texte de sa prochaine dépêche.
Les officiers de la Garde accueillirent Roumata par de cordiales exclamations. Roumata leur lança un clin d’œil amical et fit le tour des invités. Il s’inclina devant les vieux beaux, lâcha quelques compliments aux confidentes qui remarquèrent immédiatement la plume de son oreille, tapota le dos grassouillet de la personne de sang royal, puis se dirigea vers don Taméo et don Ripat. Quand il passa devant la fenêtre, la dame de compagnie eut un de ses mouvements plongeants. Elle sentait terriblement le vin.
À la vue de Roumata, don Ripat sortit les mains de son ceinturon et claqua des talons, tandis que don Taméo s’exclamait à mi-voix :
« Est-ce vous, mon ami ? Quelle chance que vous soyez venu, j’avais perdu tout espoir … Comme le cygne à l’aile brisée regarde tristement l’étoile … Je m’ennuyais … Sans le charmant don Ripat, je serais mort d’ennui ! »
On sentait que don Taméo avait essayé de dessoûler avant le repas, mais que la tentative avait été vaine.
« Ah ! C’est comme ça ? dit Roumata. Nous citons Tsouren le Rebelle ? »
Don Ripat se rapprocha et lança un regard de rapace à Taméo.
« Heu … fit l’autre décontenancé, Tsouren ? Pourquoi, au fait ? Ah oui ! C’est ironiquement, je vous assure, messeigneurs. Qui est-ce ce Tsouren ? Un vil démagogue, un ingrat. Je voulais seulement souligner …
— Que doña Okana n’est pas là, acheva Roumata, et que vous vous ennuyez sans elle.
— C’est précisément cela que je voulais souligner.
— Au fait, où est-elle ?
— Nous l’attendons d’une minute à l’autre », dit don Ripat, et s’inclinant, il s’éloigna.
Les confidentes, la bouche ouverte, fixaient la plume blanche. Les vieux beaux gloussaient avec affectation. Don Taméo finit par remarquer la plume, lui aussi, et frémit :
« Mon ami, murmura-t-il, pourquoi cela ? Si don Reba survenait … On ne l’attend pas aujourd’hui, mais tout de même …
— Parlons d’autre chose, dit Roumata, avec des regards impatients. Il avait envie que tout finisse le plus rapidement possible. »
Les officiers s’approchaient avec des coupes.
« Vous êtes pâle … chuchotait don Taméo. Je comprends, l’amour, la passion … Mais par saint Mika, l’État est au-dessus de nous … Et c’est dangereux finalement … C’est une offense. »
Son visage changea, et il partit à reculons sans cesser de saluer. Les officiers entourèrent Roumata. Quelqu’un lui tendit une coupe pleine.
« À l’honneur, au roi, dit l’un des jeunes gens.
— Et à l’amour, ajouta un autre.
— Montrez-lui ce que c’est que la Garde, don Roumata ! » dit un troisième.
Roumata prit la coupe et, tout à coup, aperçut doña Okana. Elle se tenait à la porte, maniant son éventail et imprimant un souple mouvement à ses épaules. Oui, elle était jolie ! À distance, elle était même belle. Ce n’était pas du tout son genre de beauté, mais elle était sans aucun doute belle, cette sotte et lascive chatte ! D’immenses yeux bleus, sans l’ombre d’une pensée ou d’un sentiment, une bouche tendre et savante, un corps somptueux, habilement et soigneusement dénudé. Un officier, dans le dos de Roumata, ne put retenir un claquement de langue assez sonore. Roumata, sans le regarder, lui tendit sa coupe, et à grandes enjambées, rejoignit doña Okana. Tous les invités détournèrent d’eux leurs regards et se mirent à bavarder de choses et d’autres avec le plus grand sérieux.
« Vous êtes éblouissante, dit Roumata en s’inclinant profondément dans un cliquetis d’épées. Permettez-moi de me mettre à vos genoux … Comme un lévrier aux pieds d’une beauté nue et indifférente … »
Doña Okana se cacha derrière son éventail et lui lança un regard malicieux.
« Vous êtes très hardi, monseigneur, dit-elle. Nous autres, pauvres provinciales, sommes incapables de résister à pareil assaut … » Elle avait une voix basse et un peu enrouée. « Hélas, je n’ai plus qu’à ouvrir les portes de la forteresse et à laisser entrer le vainqueur … »
Roumata grinçant des dents de honte et de colère, s’inclina encore plus bas. Doña Okana abaissa son éventail et s’écria :
« Messieurs, amusez-vous ! Nous revenons tout de suite ! J’ai promis à don Roumata de lui montrer mes nouveaux tapis d’Iroukan …
— Ne nous quittez pas pour longtemps, enchanteresse ! bêla l’un des petits vieux.
— Séductrice ! fit un autre d’une voix suave. Une fée ! »
Les officiers firent sonner en chœur leurs sabres. « Il n’est pas dégoûté vraiment », dit à haute voix la personne de sang royal. Doña Okana prit Roumata par la manche et l’entraîna dans le corridor. Celui-ci entendit don Sera dire avec du dépit dans la voix : « Je ne vois pas pourquoi un gentilhomme n’irait pas regarder des tapis d’Iroukan … »
Au bout du corridor, doña Okana s’arrêta, sauta au cou de Roumata et avec un cri rauque, qui devait signifier une passion dévorante, se colla à ses lèvres. Roumata retint sa respiration. La fée dégageait une forte odeur de corps mal lavé et de parfums coûteux. Ses lèvres étaient brûlantes, humides et poisseuses de sucreries. Faisant un effort, il essaya de lui rendre son baiser, et il y parvint, car doña Okana, avec un gémissement, se suspendit à son cou, en fermant les yeux. Cela dura toute une éternité. Bon, maintenant, à mon tour, espèce de traînée, pensa Roumata, et il la serra dans ses bras. Quelque chose craqua, son corsage ou un os. La beauté poussa un piaillement plaintif, ouvrit les yeux d’un air étonné et se débattit pour se libérer. Roumata se hâta de desserrer son étreinte.
« Vilain », dit-elle avec admiration, très essoufflée. « Tu as failli me casser …
— Je brûle d’amour, murmura-t-il d’une voix coupable.
— Moi aussi. Si tu savais comme je t’attendais. Viens vite … »
Elle l’entraîna à travers des pièces sombres et obscures. Roumata prit son mouchoir et s’essuya furtivement la bouche. Maintenant toute cette entreprise lui paraissait désespérée. Il faut y aller, pensait-il. Facile à dire … Cette fois-ci, il ne pouvait pas s’en tirer avec de belles phrases. Saint Mika ! pourquoi ne se lave-t-on jamais au palais ? Quel tempérament … Si au moins don Reba arrivait … Elle le tirait sans rien dire, obstinément, comme une fourmi une chenille crevée. Se sentant le dernier des idiots, Roumata plaisanta d’une manière galante sur ses jambes rapides et ses lèvres rouges, mais doña Okana se contenta de rire. Elle le poussa dans un boudoir surchauffé, effectivement tendu de tapis, se jeta sur un lit immense, et s’installant sur des coussins, fixa sur lui des yeux humides. Roumata ne bougeait pas plus qu’une borne. Il y avait dans le boudoir une nette odeur de punaises.
« Tu es beau, murmura-t-elle, viens près de moi. Il y a si longtemps que je t’attendais. » Il battait des paupières, il faisait des yeux de carpe, avait la nausée, des gouttes de sueur coulaient sur son visage et le chatouillaient en l’agaçant horriblement. Je ne peux pas, pensa-t-il, je me fous de mes informations. Renarde … Guenon … C’est contre-nature, c’est sale. Mieux vaut la saleté que le sang, mais là c’est bien pire que la saleté !
« Qu’attendez-vous, monseigneur », cria doña Okana, d’une voix suraiguë, haletante. « Venez, j’attends !
— Au diable », dit sourdement Roumata.
Elle bondit et courut à lui.
« Qu’as-tu ? Tu es ivre ?
— Je ne sais pas, fit-il avec effort. Il fait chaud.
— Tu veux qu’on t’apporte une cuvette ?
— Quelle cuvette ?
— Ça ne fait rien, ça va passer. » De ses doigts tremblant d’impatience, elle lui déboutonnait son gilet. « Tu es beau, haletait-elle, mais tu es timide comme un jouvenceau. Je n’aurais jamais cru … Par sainte Bara ! c’est délicieux. »
Il dut lui saisir les mains. Il la regardait de haut en bas et voyait ses cheveux malpropres, brillants de laque, ses épaules nues et rondes couvertes de poudre agglutinée, ses petites oreilles framboise. Ça se présente mal, se dit-il. C’est raté. Dommage, elle devait savoir des choses … Don Reba doit parler en rêve … Il l’emmène aux interrogatoires, elle aime beaucoup ça … Je ne peux pas.
« Alors ? » demanda-t-elle, irritée.
« Vos tapis sont magnifiques, mais je dois partir. »
Elle ne comprit pas tout de suite, puis son visage se déforma.
« Comment oses-tu ? » siffla-t-elle. Mais il sentait déjà la porte dans son dos, bondit dans le couloir et fila. À partir de demain, je cesse de me laver. Un verrat, voilà ce qu’il faut être ici et non un dieu.
« Hongre ! criait-elle derrière lui. Morveux de châtré ! Femmelette ! Qu’on t’empale ! »
Roumata ouvrit une fenêtre et sauta dans le jardin. Sous un arbre, il respira avidement l’air frais, puis se rappelant sa stupide plume blanche, l’arracha, la cassa et la jeta avec fureur. « Pachka aussi aurait tout raté. Personne n’aurait réussi » — « Tu es sûr ? » — « Oui ! » — « Alors vous ne valez pas tripette ! » — « Mais ça me donne la nausée, des choses pareilles ! » — « L’Expérience se fiche pas mal de tes états d’âme. Si tu ne te sens pas capable, ne t’engage pas. » — « Je ne suis pas une bête ! » — « Si l’Expérience l’exige, il faut en devenir une. » — « L’Expérience ne peut pas exiger cela. » — « Si, comme tu vois. » — « Mais alors … » « Quoi alors ? » Il ne savait pas. « Alors, alors … Bon, nous dirons que je suis un mauvais historien. » Il haussa les épaules. « Nous tâcherons de faire mieux. Nous apprendrons à devenir des cochons … »
Il était près de minuit quand il rentra chez lui. Sans se déshabiller, défaisant seulement les boucles de ses baudriers, il s’écroula sur le divan du salon et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Il fut réveillé par des cris indignés de Ouno et les rugissements cordiaux d’une voix de basse.
« Fiche-moi le camp, petit sauvage, ou je t’écrase l’oreille !..
— Mais je vous dis qu’il dort !..
— Ouste, sors-toi de mes jambes !..
— Puisque je vous dis qu’il ne veut pas !.. »
La porte s’ouvrit, et le baron Pampa don Baou, énorme comme la bête Pekh, le teint fleuri, les dents blanches, les moustaches en bataille, coiffé d’un béret de velours penché sur la tête, vêtu d’une somptueuse cape framboise, sous laquelle une cuirasse d’airain brillait d’un éclat mat, fit irruption dans le salon. Il traînait Ouno, accroché à sa jambe droite.
« Baron ! » s’exclama Roumata, s’asseyant, les jambes pendantes. « Comment se fait-il que vous soyez en ville, mon ami ? Ouno, laisse le baron tranquille !
— Quel crampon, ce gamin ! » gronda le baron en s’approchant, les bras tendus. « On en fera quelque chose. Combien en voulez-vous ? On parlera de ça plus tard … Laissez-moi vous étreindre !.. »
Ils s’étreignirent. Le baron sentait bon la poussière des grands chemins, la sueur de cheval et tout un bouquet de vins variés.
« Je vois que vous êtes sobre, mon ami », dit-il, désolé. « D’ailleurs vous l’êtes toujours ! Heureux homme !
— Asseyez-vous, mon ami, dit Roumata. Ouno, apporte-nous du vin d’Estor et en bonne quantité. »
Le baron leva une énorme main.
« Pas une goutte !
— Pas une goutte d’Estor ? Ouno, pas besoin d’Estor, apporte de l’Iroukan.
— Pas de vin du tout ! annonça le baron avec chagrin. Je ne bois pas. »
Roumata s’assit.
« Que s’est-il passé ? » demanda-t-il, inquiet. « Vous n’êtes pas bien portant ?
— Je suis en grande forme, mais ces maudites scènes de ménage … Bref, je me suis querellé avec la baronne, et me voilà.
— Querellé avec la baronne, vous ? Allons, baron, laissez vos plaisanteries !
— Vous vous rendez compte ! J’ai la tête dans le brouillard, j’ai fait cent vingt miles dans un brouillard !
— Mon ami, dit Roumata, je selle mon cheval et nous partons à Baou.
— Mais mon cheval est fatigué, objecta le baron. Et puis, je veux la punir !
— Qui ?
— La baronne. Que diable ! Je suis un homme, oui ou non ! Elle n’est pas contente de Pampa quand il est ivre, voyez-vous ça, elle va voir ce que c’est quand il n’a pas bu. Je préfère crever d’eau ici, que de retourner au château … »
Ouno dit d’un ton morose :
« Dites-lui de ne pas me tordre les oreilles …
— Ouste, petit sauvage ! tonna gentiment le baron. Apporte de la bière ! Je suis en sueur, il me faut compenser la perte de liquide. »
Le baron compensa la perte de liquide pendant une demi-heure et finit par s’alourdir. Entre deux gorgées, il racontait ses ennuis à Roumata, pestant contre ses ivrognes de voisins qui envahissaient le château. « Ils arrivent de bon matin, soi-disant pour aller à la chasse, et avant qu’on ait eu le temps de faire ouf ! les voilà tous ivres et en train de fendre les meubles. Ils s’égaillent dans le château, font des saletés partout, ennuient les domestiques, blessent les chiens et donnent de déplorables exemples au jeune baron. Puis, ils s’en retournent chez eux, et moi, plein comme une barrique, je reste tête à tête avec la baronne … » À la fin de son récit, le baron, très découragé, demanda du vin, puis se ravisa :
« Roumata, mon ami, allons-nous-en d’ici. Vous avez une cave trop riche ! Partons !..
— Mais où ?
— N’importe où ! À la Joie du Gris, par exemple …
— Hum, dit Roumata, et que ferons-nous à la Joie du Gris ? »
Le baron resta silencieux, tiraillant désespérément sa moustache.
« Que ferons-nous ? dit-il finalement. Étrange question … Nous passerons un moment à bavarder …
— À la Joie du Gris ? demanda Roumata, sceptique.
— Oui, je vous comprends, dit le baron. C’est un endroit affreux … Mais allons-y quand même. Ici, j’ai tout le temps envie de demander du vin !
— Mon cheval ! » dit Roumata. Il passa dans son cabinet prendre l’émetteur.
Quelques minutes plus tard, ils chevauchaient côte à côte dans une rue étroite, plongée dans l’obscurité totale. Le baron, un peu ragaillardi, racontait à haute voix sa chasse au sanglier de l’avant-veille, parlait des extraordinaires qualités du jeune baron et d’un miracle qui s’était produit au monastère de Saint-Toukka, où le père prieur avait accouché par la hanche d’un enfant à six doigts … Ce faisant, il n’oubliait pas de se distraire : de temps à autre, il hurlait comme un loup, hululait et tambourinait à coups de cravache dans les volets fermés.
Quand ils approchèrent de la Joie du Gris, le baron arrêta son cheval et soupira profondément. Roumata attendait. Les fenêtres sales de l’estaminet étaient violemment éclairées, des chevaux attachés piétinaient, des donzelles très fardées, assises sur un banc sous les fenêtres, se disputaient sans entrain. Deux serviteurs roulaient avec effort par la porte ouverte un énorme tonneau couvert de taches de salpêtre. Le baron dit tristement :
« Seul ! Quelle chose affreuse ! Toute la nuit devant moi, et je suis seul ! Et elle, là-bas, toute seule …
— Ne vous faites pas de souci, mon ami, dit Roumata. Elle a le petit baron avec elle, et vous, vous m’avez.
— C’est tout à fait autre chose, dit le baron. Vous ne comprenez rien mon ami, vous êtes trop jeune et léger … Je suis sûr que vous éprouvez même du plaisir à regarder ces gourgandines …
— Pourquoi pas », répondit Roumata, fixant le baron avec curiosité. « Je les trouve très plaisantes. »
Le baron hocha la tête et eut un rire sarcastique :
« Celle-là, qui est debout, a le derrière bas, dit-il à voix haute. Celle qui est en train de se peigner, n’en a pas du tout … Ce sont des vaches, mon ami. Dans le meilleur des cas, des vaches. Rappelez-vous la baronne ! Quelles mains, quelle grâce, quelle tournure, mon ami !..
— Oui, la baronne est très belle. Allons-nous en d’ici.
— Où ? demanda avec ennui le baron. Et pour quoi faire ? » Son visage prit tout à coup une expression résolue. « Non, mon ami, je ne partirai pas d’ici. Agissez à votre guise. » Il mit pied à terre. « Mais je serais très déconfit si vous me laissiez seul ici.
— Bien entendu, je reste avec vous. Mais …
— Pas de “mais”, dit le baron.
Ils jetèrent les rênes à un serviteur accouru, passèrent fièrement devant les filles et entrèrent dans la salle. L’air était irrespirable, les lumières des lampes perçaient difficilement un brouillard d’exhalaisons. On se serait cru dans une grande étuve très sale. Assis à de longues tables, les clients, soldats suant dans leurs uniformes déboutonnés, vagabonds des mers vêtus de gilets de couleurs à même la peau, femmes dépoitraillées, soldats gris, la hache entre les genoux, artisans aux loques roussies, buvaient, mangeaient, juraient, riaient, pleuraient, s’embrassaient et braillaient des chansons obscènes. À gauche, on devinait le comptoir où, au milieu d’immenses tonneaux, trônait le patron, donnant des ordres à un essaim de serviteurs dégourdis. À droite, se détachait le carré lumineux de l’entrée de la salle réservée aux gentilshommes, aux riches marchands et aux officiers gris.
« En fin de compte, pourquoi ne boirions-nous pas ? » demanda avec irritation le baron Pampa, qui attrapa Roumata par la manche et alla au comptoir par l’étroit passage ménagé entre les tables, en égratignant le dos des consommateurs avec les pointes de sa cuirasse. Il arracha des mains du patron une grande louche qui servait à verser le vin dans les chopes, la vida sans un mot, puis annonça que tout était fichu et qu’il ne restait qu’une chose à faire, prendre du bon temps. Il se tourna vers le patron et demanda d’une voix tonitruante s’il y avait dans cet établissement un endroit où les gentilshommes puissent passer le temps de façon convenable et honnête, sans être gênés par le voisinage de la racaille, de la canaille et de la guenille. Le patron lui affirma que dans cet établissement il existait un endroit de ce genre.
« Parfait », déclara majestueusement le baron, en jetant au patron plusieurs pièces d’or. « Servez à ce gentilhomme et à moi-même ce que vous avez de mieux, et que le service ne soit pas assuré par une sémillante donzelle mais par une femme d’âge respectable ! »
Le patron conduisit lui-même les nobles seigneurs dans la salle réservée. Il n’y avait pas grand monde. Dans un coin, un groupe d’officiers gris, quatre lieutenants serrés dans leurs petits uniformes et deux capitaines vêtus de capes courtes aux écussons du ministère de la Sûreté de la couronne tuaient le temps. Près de la fenêtre, deux jeunes aristocrates, dont les mornes physionomies exprimaient un désenchantement général, s’ennuyaient ferme devant une cruche au goulot étroit. Non loin d’eux, une petite troupe de nobles désargentés, aux collets usés et aux capes reprisées, buvaient de la bière par petites gorgées tout en promenant des regards avides autour d’eux.
Le baron s’abattit sur une table libre, et lança un regard torve aux officiers gris en grognant :
« Ici non plus, on n’échappe pas à la racaille … » Mais à ce moment, une imposante dame en tablier apporta le premier plat. Le baron poussa un grognement, tira son poignard, et entama les distractions. Il engloutit sans mot dire d’énormes tranches de cerf rôti, des montagnes de fruits de mer marinés, des tas d’écrevisses, des cuveaux de salades et de macédoines, en arrosant le tout de cascades de vin, de bière, de cervoise et de vin mélangé de bière et de cervoise. Les gentilshommes fauchés, un par un, puis deux par deux, se mirent à sa table, accueillis par le baron avec de grands gestes de la main et des grondements sortis des entrailles.
Tout à coup, il cessa de manger, fixa sur Roumata des yeux exorbités et déclara d’une voix tonitruante :
« Il y avait longtemps que je n’étais venu à Arkanar, mon noble ami, et je dois vous dire honnêtement que cela ne me plaît guère par ici.
— Et peut-on savoir ce qui vous déplaît ? » demanda Roumata avec intérêt tout en suçant une aile de poulet.
Une attention respectueuse se peignit sur le visage des seigneurs désargentés.
« Dites-moi, mon ami, fit le baron en essuyant ses mains graisseuses sur sa cape, dites-moi, messeigneurs, comment se fait-il que dans la capitale de Sa Majesté notre roi, les descendants des plus anciennes familles de l’Empire ne puissent faire un pas sans se heurter à des boutiquiers et à des bouchers ? »
Les seigneurs désargentés se regardèrent, puis s’écartèrent. Roumata jeta un coup d’œil sur les Gris ; ils avaient cessé de boire et regardaient le baron.
« Je vais vous dire la raison, nobles seigneurs, continua le baron Pampa, c’est parce que vous êtes des poltrons, vous les tolérez parce que vous avez peur. Tu as peur, toi ! » vociféra-t-il en dévisageant le noble le plus proche qui s’éloigna avec un pâle sourire sur sa face de carême. « Couards ! » cria le baron. Ses moustaches se dressèrent, mais il n’y avait rien à espérer des gentilshommes sans le sou, ils n’avaient aucune envie de se battre, ils avaient envie de boire.
Alors le baron passa une jambe par-dessus le banc, attrapa sa moustache droite, et, fixant le coin où se trouvaient les officiers gris, déclara : « Moi, je n’ai peur de rien ! Je casse la figure à ces salauds de Gris, dès qu’il m’en tombe un sous la main.
— Qu’est-ce que raconte ce tonneau de bière ? » dit à voix haute un capitaine à la figure allongée.
Le baron eut un sourire satisfait. Il s’extirpa de la table avec fracas et grimpa sur le banc. Roumata, les sourcils haussés, entama sa deuxième aile.
« Hé ! vous, racaille grise ! brailla le baron comme si les officiers se fussent trouvés à une lieue de là. Savez-vous qu’avant-hier, moi, baron Pampa don Baou, j’ai flanqué une rossée à vos copains ? Comprenez-vous, mon ami, dit-il en s’adressant à Roumata du haut de son banc, je buvais avec le père Kabani hier, au château, quand tout à coup mon palefrenier arrive et me dit qu’une bande de Gris est en train de démolir l’auberge du Fer à cheval doré, mon auberge, sur mes terres. Je saute en selle et me voilà parti. Je le jure par mon éperon, il y en avait toute une bande, une vingtaine au moins ! Ils avaient arrêté trois hommes, s’étaient soûlés comme des cochons … Ces boutiquiers ne savent pas boire … ils se sont mis à taper sur tout le monde et à tout casser. J’en ai attrapé un par les pieds et alors, la danse a commencé ! Je les ai pourchassés jusqu’aux Glaives Pesants. Il y avait du sang, vous ne me croirez pas mon ami, jusqu’aux genoux, et il est resté autant de haches … »
À ce moment, le récit du baron fut interrompu.
Le capitaine au long visage leva le bras et un lourd couteau de jet vint frapper le plastron de la cuirasse du baron.
« Il était temps ! » s’exclama Pampa, tirant de son fourreau son énorme épée.
Il sauta à terre avec une surprenante agilité. La lame fendit l’air et coupa une poutre du plafond. Le baron jura. Le plafond fléchit, des saletés plurent sur les têtes.
Tous s’étaient levés. Les seigneurs désargentés s’étaient reculés jusqu’aux murs. Les jeunes aristocrates avaient grimpé sur une table pour mieux voir. Les Gris, tenant leurs couteaux défouraillés devant eux, s’étaient rangés en demi-cercle et s’avançaient à petits pas sur le baron. Seul Roumata était resté assis, se demandant de quel côté du baron se lever pour ne pas recevoir un coup d’épée.
La lame, très large, faisait un bruit sinistre en décrivant des cercles étincelants au-dessus de la tête du baron. Celui-ci frappait l’imagination. Il y avait en lui quelque chose d’un hélicoptère de transport dont les rotors tournent à vide. Après l’avoir entouré de trois côtés, les Gris furent obligés de s’arrêter. L’un d’eux eut le malheur de tourner le dos à Roumata et celui-ci, se penchant par-dessus la table, l’attrapa au collet, le renversa sur le dos, dans un plat de rogatons et le frappa au-dessous de l’oreille. Le Gris ferma les yeux et ne bougea plus. Le baron cria.
« Égorgez-le, don Roumata, j’achève les autres ! »
Il va tous les tuer, se dit Roumata contrarié.
« Écoutez, dit-il aux Gris, nous n’allons pas nous gâcher mutuellement notre soirée. Vous ne pouvez pas tenir contre nous. Jetez vos armes et allez-vous-en.
— Ah ! mais non alors ! objecta le baron furibond. Je veux me battre ! Qu’ils se battent ! Battez-vous donc, sacrebleu ! »
À ces mots, il s’avança sur les Gris en faisant tourner de plus en plus vite son épée. Les Gris reculaient, pâlissant à vue d’œil. Ils n’avaient certainement jamais vu d’hélicoptère de transport. Roumata sauta par-dessus la table.
« Attendez, mon ami, dit-il. Nous n’avons aucune raison de nous battre avec ces gens-là. Leur présence vous déplaît ? Alors, ils vont partir.
— Sans arme, nous ne partirons pas », fit, maussade, l’un des lieutenants. « Nous en prendrions pour notre grade, je suis de patrouille.
— Bon, fichez le camp avec vos armes, accorda Roumata. Les couteaux au fourreau, les mains sur la tête, passez un par un ! Et pas de sales coups ! Je vous réduis en miettes !
— Comment pouvons-nous partir ? s’enquit avec irritation le capitaine au long visage. Ce seigneur nous bouche le passage !
— Et je le boucherai », dit avec entêtement le baron.
Les jeunes aristocrates éclatèrent d’un rire fort vexant.
« Bon, dit Roumata, je vais tenir le baron et vous, partez vite, je ne pourrai pas le tenir longtemps ! Hé ! vous ! à la porte, libérez le passage !.. Baron », dit-il, en étreignant la vaste taille de Pampa, « il me semble, mon ami, que vous avez oublié un détail important. Cette glorieuse épée, vos aïeux ne l’utilisaient que pour de nobles combats. Car il est dit : “Ne tire pas l’épée dans une taverne.” »
Une expression pensive apparut sur le visage du baron qui continuait à faire tournoyer son arme.
« Mais je n’ai pas d’autre épée, dit-il, d’un ton irrésolu.
— À plus forte raison, répliqua Roumata, d’un air entendu.
— C’est votre avis ? » Le baron hésitait toujours.
« Vous le savez mieux que moi !
— Oui, vous avez raison. » Il leva les yeux sur son poignet agité d’un mouvement frénétique. « Le croiriez-vous, don Roumata, je peux faire ça deux ou trois heures de suite sans me fatiguer le moins du monde ! Ah ! pourquoi ne me voit-elle pas en ce moment ?
— Je lui dirai », promit Roumata.
Le baron soupira et laissa retomber son épée. Les Gris, le dos courbé, filèrent. Pampa les suivit du regard.
« Je ne sais pas, je ne sais pas, dit-il d’un ton hésitant. Qu’en pensez-vous, j’ai bien fait de ne pas les raccompagner à coups de pieds dans le derrière ?
— Vous avez été parfait, assura Roumata.
— Bon, dit le baron, remettant son épée au fourreau. Puisque nous n’avons pas réussi à nous battre, maintenant nous avons le droit de boire et de grignoter quelque chose. » Il tira par les pieds le lieutenant gris couché sans connaissance sur la table et dit d’une voix de stentor :
« Hé ! la patronne ! Du vin et de quoi manger ! »
Les jeunes aristocrates s’approchèrent et le félicitèrent poliment de sa victoire.
« Ce n’est rien, rien du tout, dit avec bonhommie le baron. Six voyous chétifs et poltrons, comme tous les boutiquiers. Au Fer à cheval doré, j’en ai étendu deux douzaines … Quelle veine, dit-il à Roumata, que je n’aie pas eu sur moi mon épée de combat alors ! J’aurais pu la dégainer dans le feu de l’action. Et bien que le Fer à cheval ne soit pas une taverne, mais une simple gargote …
— Certains disent aussi : “Ne tire pas l’épée dans une gargote.”
La patronne apporta de nouveaux plats de viande et de nouvelles cruches de vin. Pampa retroussa ses manches et se mit au travail.
« Au fait, dit Roumata, qui étaient ces trois prisonniers que vous avez libérés au Fer à cheval ?
— Libérés ? » Le baron cessa de mâcher et regarda Roumata. « Mais mon noble ami, j’ai dû mal m’exprimer, je n’ai délivré personne. Ils étaient en état d’arrestation, c’est une affaire qui regarde l’État. Pour quelle raison les aurais-je libérés ? Il y avait là un gentilhomme, un grand couard, certainement, un vieux lettré et un serviteur …
— Oui, bien sûr », dit tristement Roumata.
Le baron devint soudainement écarlate et roula des yeux terrifiants.
« Quoi ! Encore ! » rugit-il.
Roumata se retourna. À la porte, se tenait don Ripat. Le baron pivota en renversant des bancs et en faisant tomber des plats. Don Ripat regarda Roumata d’un air entendu et partit.
« Je vous demande pardon, baron, dit Roumata en se levant. Le service du roi …
— Ah … fit Pampa, déçu. Je vous plains ; moi, je n’aurais pris du service pour rien au monde. »
Don Ripat attendait derrière la porte.
« Quoi de neuf ? demanda Roumata.
— Il y a deux heures, fit don Ripat d’un ton bref, sur ordre du ministre de la Sécurité, don Reba, j’ai arrêté et conduit à la Tour Luronne doña Okana.
— Oui.
— Doña Okana est morte il y a une heure, elle n’a pas résisté à l’épreuve du feu.
— Oui.
— Officiellement, elle était accusée d’espionnage. Mais … » Don Ripat se troubla et baissa les yeux. « Je crois … Il me semble …
— Je comprends. »
Don Ripat leva sur lui des yeux coupables.
« Je ne pouvais rien faire.
— Cela ne vous concerne pas », dit Roumata d’une voix sourde.
Les yeux de don Ripat redevinrent impénétrables. Roumata le congédia d’un signe de la tête et revint dans la salle. Le baron achevait un plat de seiches farcies.
« Du vin d’Estor ! dit Roumata. Et qu’on en apporte encore ! » Il s’éclaircit la voix. « Amusons-nous, amusons-nous, sacrebleu … »
Quand Roumata revint à lui, il s’aperçut qu’il se trouvait au milieu d’un grand terrain vague. Une aube grise se levait, au loin des coqs lançaient des cocoricos criards, des corneilles croassaient en tournoyant au-dessus d’un amoncellement peu engageant, il flottait une odeur d’humide et de pourri. Le brouillard de son esprit se dissipait rapidement, la sensation familière d’hyperlucidité, de netteté des perceptions lui revenait, un goût de menthe amer fondait agréablement sur la langue. Les doigts de la main droite lui cuisaient. Il approcha de ses yeux son poing serré. La peau des jointures était éraflée, le poing tenait serré un tube de kasparamide, puissant remède à l’empoisonnement par l’alcool, dont la Terre prévenante avait muni ses envoyés sur les planètes arriérées. Avant de sombrer dans l’abrutissement le plus total, inconsciemment, instinctivement presque, il avait dû avaler le contenu du tube, ici même, dans le terrain vague.
L’endroit lui était familier : il avait devant lui la tour noircie de l’Observatoire ; à gauche les tours de guet du palais royal, fines comme des minarets, se dessinaient dans la pénombre. Roumata aspira profondément l’air frais et humide et prit le chemin de la maison.
Le baron Pampa s’en était donné à cœur joie cette nuit-là. Accompagné d’une troupe de gentilshommes désargentés qui avaient très vite perdu toute apparence humaine, il avait accompli une gigantesque tournée dans les cabarets d’Arkanar, avait bu jusqu’à sa somptueuse ceinture, faisant un sort à une invraisemblable quantité d’alcool et de nourriture, après avoir provoqué dans les rues pas moins de huit bagarres. En tout cas, Roumata se souvenait distinctement de huit bagarres auxquelles il avait essayé de mettre fin pour éviter qu’il y eût mort d’homme. Après, ses souvenirs étaient complètement flous. De ce flou émergeaient tantôt des gueules de forbans, le couteau entre les dents, tantôt le visage hébété et triste du dernier gentilhomme désargenté que le baron essayait de vendre comme esclave dans le port, tantôt le grand nez d’un Iroukanais furieux, exigeant avec colère que les nobles seigneurs lui rendissent ses chevaux.
Au début, il n’avait pas oublié sa mission d’observateur. Il buvait des vins iroukaniens, estoriens, soaniens autant que le baron, mais chaque fois qu’on changeait de vin, il plaçait discrètement sous sa langue un cachet de kasparamide. Il avait encore gardé sa lucidité et notait machinalement les rassemblements de patrouilles grises aux carrefours et aux ponts, les postes de cavaliers barbares sur la route de Soan, où le baron se serait certainement fait tuer si Roumata n’avait pas connu leur dialecte. Il se rappelait parfaitement avoir été frappé à la pensée que les rangées immobiles d’étranges soldats, vêtus de longues coules noires, et alignés devant l’École Patriotique, étaient des moines. Que venait faire l’église là-dedans ? Depuis quand l’église d’Arkanar se mêlait-elle des affaires séculières ?
Il s’enivrait lentement, et puis d’un seul coup, il avait sombré. Quand, à un moment de lucidité, il avait aperçu devant lui une table de chêne fendue en deux, dans une pièce complètement inconnue, et les gentilshommes désargentés en train d’applaudir, il s’était dit qu’il était temps de rentrer chez lui. Mais il était trop tard. Une vague de frénésie et la joie répugnante, inconvenante d’être libéré de tout sentiment humain, s’étaient emparées de lui. Il était encore un Terrien, un observateur, l’héritier d’hommes de feu et de fer, qui ne s’épargnaient pas et n’épargnaient rien au nom d’un grand but. Il ne pouvait devenir Roumata d’Estor, descendant de vingt générations de guerriers fameux pour leurs pillages et leur ivrognerie. Mais il n’était plus révolutionnaire, non plus. Il ne se sentait plus d’obligations vis-à-vis de l’Expérience. Il ne se souciait que de ses obligations envers lui-même. Il n’avait plus de doutes. Il comprenait tout, absolument tout, savait nettement qui était coupable et ce qu’il voulait : sabrer à tours de bras, livrer au feu, précipiter l’ennemi du haut des marches du palais sur les lances et les fourches d’une foule hurlante.
Roumata se secoua et tira ses épées de leurs fourreaux. Les lames étaient ébréchées, mais propres. Il se rappelait s’être battu, mais avec qui ? Comment cela s’était-il terminé ? …
Ils avaient bu leurs chevaux pour finir. Les gentilshommes désargentés avaient disparu. Roumata — cela aussi il s’en souvenait — avait traîné le baron chez lui. Pampa don Baou était frais comme l’œil, complètement lucide et prêt à continuer les réjouissances, mais il ne pouvait plus tenir sur ses jambes. En outre, il était persuadé qu’il venait de quitter la charmante baronne pour partir en campagne contre son ennemi héréditaire, le baron Kaska, dont l’insolence passait les bornes. « Jugez-en vous-même, mon ami, ce vaurien a accouché par la hanche d’un gamin de six doigts, qu’il a appelé Pampa … » « Le soleil se couche », déclara-t-il en regardant la tapisserie qui représentait un lever de soleil. « Nous pourrions prendre du bon temps, toute la nuit, messeigneurs, mais les faits d’armes exigent le sommeil. Pas une goutte de vin en campagne. De plus la baronne serait mécontente. »
« Quoi ? Un lit ? Des lits en rase campagne ? Notre couche, c’est la couverture de notre cheval de bataille. » À ces mots, il avait arraché du mur la malheureuse tapisserie, s’en était enveloppé des pieds à la tête avant de s’écrouler dans un coin sous une lampe. Roumata avait dit à Ouno de placer à côté du baron un seau de saumure et un cuveau de marinades. Le petit garçon avait un visage mécontent et ensommeillé. « Ils sont pleins, grogna-t-il. Ils ont les yeux qui louchent … » « Tais-toi, idiot », lui avait dit Roumata, et quelque chose était arrivé ensuite, quelque chose de laid, qui l’avait fait s’enfuir dans ce terrain vague, à travers toute la ville, quelque chose d’affreux, d’impardonnable, de honteux …
Il s’en souvint en approchant de la maison et s’arrêta.
Repoussant Ouno, il avait grimpé l’escalier, ouvert brutalement la porte et s’était abattu à ses côtés, comme un maître. À la lumière de la veilleuse il avait vu son visage pâle, ses yeux immenses pleins d’effroi et de dégoût, et dans ces yeux, lui-même, titubant, la lèvre pendante et baveuse, les poings égratignés, les vêtements tachés, impudent et misérable goujat de bonne famille, et ces yeux l’avaient rejeté dans l’escalier, dans les rues obscures, et encore plus loin, le plus loin possible …
Serrant les dents, intérieurement glacé, il ouvrit doucement la porte et entra sur la pointe des pieds. Dans un coin, pareil à un gigantesque mammifère marin, le baron ronflait paisiblement. « Qui est là ? » s’exclama Ouno, somnolant sur un banc, une arbalète sur les genoux. « Chut, murmura Roumata. Allons à la cuisine. Un tonneau d’eau, du vinaigre, des vêtements propres, et vite. » Longtemps, rageusement, avec un plaisir intense, il se débarrassa de toute la saleté de la nuit. Ouno, silencieux contrairement à son habitude, s’affairait autour de lui. Au moment de l’aider à fermer ses ridicules culottes lilas agrémentées de boucles sur le derrière, il l’informa d’un ton maussade.
« Cette nuit, quand vous êtes parti, Kira est descendue et m’a demandé si vous étiez venu. Elle devait croire qu’elle avait rêvé. Je lui ai dit que vous n’étiez pas encore revenu de la garde depuis le soir … »
Roumata soupira profondément en se détournant. Il ne se sentait pas soulagé. Au contraire. « Je suis resté toute la nuit près du baron avec mon arbalète. J’avais peur qu’il ne monte là-haut, ivre comme il était …
— Merci, petit », dit Roumata avec difficulté.
Il mit ses souliers, passa dans l’entrée, se contempla quelques instants dans le sombre miroir métallique. La kasparamide était un remède souverain. Le miroir reflétait un élégant gentilhomme, aux traits un peu tirés après une fatigante veille, mais convenable au plus haut degré. Ses cheveux humides, retenus par le bandeau d’or, retombaient souplement et élégamment de chaque côté du visage. Roumata rajusta machinalement l’objectif. « Ils ont dû être témoins de belles choses, aujourd’hui, sur la Terre », pensa-t-il sombrement.
Cependant, le jour s’était levé. Le soleil se montra aux fenêtres poussiéreuses, les volets claquèrent, des voix endormies s’interpellaient dans la rue. « Vous avez bien dormi, frère Kiris ? » — « Grâce à Dieu, oui, frère Tika. La nuit est passée et Dieu merci. » — « Quelqu’un a tapé à nos fenêtres. Don Roumata, à ce qu’il paraît, a fait la fête cette nuit. » — « On dit qu’il a quelqu’un chez lui. » — « Est-ce qu’on fait la fête de nos jours ? Quand le roi était jeune, je me souviens, en se distrayant, ils ont, sans y prendre garde, mis le feu à la moitié de la ville. » « Que voulez-vous que je vous dise, frère Tika ? Remercions le Seigneur d’avoir pour voisin un gentilhomme comme celui-ci. Il s’amuse une fois par an et encore … »
Roumata se leva, monta à l’étage et, après avoir frappé, entra dans le cabinet. Kira était assise dans un fauteuil, comme la veille. Elle leva les yeux et le dévisagea, effrayée et inquiète. « Bonjour, ma petite fille. » Il lui baisa les mains et s’assit dans un fauteuil en face d’elle.
Elle le regarda d’un air inquisiteur et demanda :
« Tu es fatigué ?
— Oui, un peu, et je dois repartir.
— Tu veux que je te prépare quelque chose ?
— Non, merci. Ouno le fera. Parfume-moi mon col peut-être … »
Il sentait un mur de mensonge s’élever entre eux, de plus en plus épais … Et qui durera, pensa-t-il amèrement. Il ferma les yeux, pendant qu’elle humectait de différents parfums son col somptueux, ses joues, son front, ses cheveux. Elle dit :
« Tu ne me demandes même pas comment j’ai dormi ?
— Comment, mon petit ?
— J’ai rêvé. J’ai fait un rêve horrible. »
Le mur devenait épais comme celui d’une forteresse.
« C’est toujours comme cela dans un endroit nouveau, dit Roumata d’un ton faux. Et puis le baron devait faire du bruit en bas.
— Je fais servir le déjeuner ?
— Oui.
— Quel vin aimes-tu le matin ? »
Roumata ouvrit les yeux.
« Qu’on serve de l’eau, dit-il, le matin, je ne bois pas. » Elle sortit et il l’entendit parler d’une voix tranquille à Ouno, puis elle revint, s’assit sur le bras de son fauteuil et se mit à lui raconter son rêve. Il l’écoutait, fronçant les sourcils et sentant à chaque minute le mur devenir de plus en plus épais et le séparer à jamais du seul être qui lui fût véritablement cher dans ce monde affreux. Alors, de toutes ses forces, il se jeta contre ce mur.
« Kira, dit-il, ce n’était pas un rêve. »
Et rien de particulier ne se passa.
« Mon pauvre, dit Kira, attends, je t’apporte tout de suite de quoi te remettre … »