Roumata tressaillit et ouvrit les yeux. Il faisait déjà jour. Dehors, sous ses fenêtres, on faisait du tapage. Quelqu’un, un militaire vraisemblablement, criait : « Maraud ! tu vas me lécher cette boue ! » Ça commence bien ! se dit Roumata. « Pas un mot ! Je le jure par le dos de saint Mika, tu me mets hors de moi ! » Une autre voix, rude et voilée, bougonnait que, dans cette rue, il fallait regarder par terre. « Il a plu ce matin, et depuis le temps qu’elle n’a pas été pavée … » « Et ça se permet de donner des leçons !.. » — « Vous feriez mieux de me lâcher, votre seigneurie, ne me tenez pas par la chemise. » — « Mais c’est qu’il me donne des ordres !.. » Un bruit sec retentit. C’était sans doute la deuxième gifle, la première avait dû réveiller Roumata. « Ne me battez pas, votre seigneurie », disait-on en bas.
La voix était familière. Qui cela pouvait-il être ? Don Taméo ? Il faudra qu’il me regagne son canasson aujourd’hui. Je me demande si je m’y connaîtrai jamais en chevaux. Il est vrai que les Roumata d’Estor n’ont jamais été fins connaisseurs en la matière. Nous sommes spécialisés dans les chameaux de combat. C’est bien qu’à Arkanar il n’y a presque pas de chameaux. Roumata s’étira en faisant craquer ses articulations, attrapa une cordelière de soie au chevet de son lit et tira plusieurs fois. Des clochettes se mirent en branle au fin fond de la maison. Le gosse, évidemment, regarde la bagarre. Je pourrais me lever et m’habiller tout seul, mais cela ferait jaser une fois de plus. Il écouta l’engueulade sous ses fenêtres. Quelle langue puissante ! Invraisemblable entropie. Et si don Taméo allait le tuer … Depuis quelque temps, parmi les officiers de la Garde, il se trouvait des amateurs qui déclaraient avoir une épée pour les nobles combats et une autre pour tuer dans la rue les vilains. Par les soins de don Reba, ces derniers étaient devenus trop nombreux dans la bonne ville d’Arkanar. D’ailleurs, don Taméo n’était pas de ces amateurs : il était un peu poltron, notre don Taméo, et bien connu pour son sens politique …
Une journée qui commençait avec don Taméo, c’était plutôt déprimant. Roumata s’assit, enserrant ses genoux de ses bras sous la somptueuse couverture trouée. L’accablante sensation d’être dans une impasse ; une envie de cafarder, de penser à la faiblesse humaine, à notre néant, en face des circonstances … Sur la Terre, cela ne nous vient même pas à l’esprit. Là-bas, nous sommes des garçons en parfaite santé, résolus, nous avons subi un conditionnement psychologique, nous sommes prêts à tout. Nous avons des nerfs d’acier, nous sommes capables de ne pas nous retourner au spectacle d’hommes battus ou suppliciés ; nous avons une endurance inouïe : nous sommes à même de supporter les épanchements du dernier des crétins. Plus rien ne nous répugne, nous nous accommodons d’une vaisselle que, selon la coutume, on donne à lécher aux chiens et que, par raffinement, on essuie avec un pan de robe sale. Nous sommes de grands impersonateurs, même en rêve nous ne parlons pas les langues de la Terre. Nous avons une arme impeccable : la Théorie de base du féodalisme, mise au point dans le silence des cabinets et des laboratoires, au cours de poussiéreuses fouilles et de sérieuses discussions …
Dommage seulement que don Reba n’ait pas la moindre notion de cette théorie. Dommage seulement que notre préparation psychologique pèle comme un bronzage ; nous nous jetons dans des extrêmes, nous sommes obligés de nous remettre constamment en état de marche. « Serre les dents et rappelle-toi que tu es un dieu camouflé, qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, que presque aucun d’eux n’est coupable, et que pour cette raison tu dois être patient et tolérant … » Les puits de sympathie que recèlent nos âmes, sur la Terre, nous semblaient sans fond, or ici ils se tarissent à une vitesse effrayante. Saint Mika ! Nous étions vraiment les amis du genre humain, sur la Terre. L’humanisme était la pierre angulaire de notre nature, dans notre respect de l’Homme, dans notre amour de l’Homme, nous sommes allés jusqu’à l’anthropocentrisme. Mais ici, à notre grand effroi, nous nous surprenons à penser que ce n’était pas l’Homme que nous aimions, mais le révolutionnaire, le Terrien, notre semblable, notre égal. De plus en plus souvent, il nous arrive de penser : « Mais enfin, est-ce que ce sont des hommes ? Seront-ils jamais capables de devenir des hommes ? » Alors, nous nous rappelons des gens comme Kira, comme Boudakh, Arata le Bossu, le magnifique baron Pampa, nous avons honte, et cela aussi est inhabituel, désagréable, et surtout, cela ne sert à rien.
N’y pensons pas, se dit Roumata. Pas le matin au moins. La peste de don Taméo !.. J’ai tant d’aigreur dans l’âme, et dans ma solitude. Où pourrais-je la déverser ? Avions-nous pensé, nous, si forts, si résolus, que nous trouverions ici la solitude ? D’ailleurs personne ne me croirait. Anton, mon vieux copain, que t’arrive-t-il ? À l’ouest, à trois heures de vol, tu as Alexandre Vassiliévitch, la bonté même, astucieux au possible. À l’est, Pachka, un ami fidèle et gai, un copain de classe. Tu n’en peux plus, Anton, c’est tout. C’est stupide, bien sûr, nous te croyions plus solide, mais cela arrive à tout le monde. C’est le bagne ici, nous le comprenons. Reviens sur la Terre, repose-toi, occupe-toi de théorie, on verra après …
Alexandre Vassiliévitch, soit dit entre nous, est un dogmatique de la plus belle eau. Du moment que la Théorie de base ne prévoit pas les Gris. (« En quinze ans de boulot, mon vieux, je n’ai jamais encore observé de pareilles déviations … ») Les Gris sont le fruit de mon imagination. Si j’ai des hallucinations, c’est que mes nerfs ont craqué, et je dois me reposer. « Bon d’accord, je vous promets d’aller voir sur place moi-même et de vous donner mon avis, mais pour le moment, je vous en prie, don Roumata, pas d’excès … » Pachka, un ami d’enfance, un érudit, voyez-vous ça, un puits de science … s’est lancé à corps perdu dans l’histoire des deux planètes et m’a facilement démontré que le mouvement gris est une forme banale d’opposition entre bourgeois et barons. « D’ailleurs je passerai te voir dans les jours qui viennent, je dois dire que je suis un peu embêté pour Boudakh … » Merci quand même ! Je vais m’occuper de Boudakh puisque je ne suis plus bon à rien.
Le très savant docteur Boudakh, Iroukanais de souche, grand médecin que le duc d’Iroukan se préparait à anoblir, avant de changer d’avis et de jeter ainsi en prison le plus grand spécialiste de toxicothérapie de tout l’Empire, auteur d’un célèbre traité intitulé Des herbes et autres graminées pouvant mystérieusement être la cause de chagrins, de joies et d’apaisements, et pareillement, de la bave et des sucs des reptiles, araignées, et du sanglier nu Y possédant les mêmes propriétés et bien d’autres. Un homme remarquable, un véritable homme de culture, philanthrope convaincu, absolument désintéressé. Toute sa fortune consiste en un sac de livres. Qui a pu avoir besoin de toi, docteur Boudakh, dans ce pays d’ignorance et de ténèbres, enfoncé dans un sanglant bourbier de complots et de cupidité ?
Nous supposerons que tu es vivant et que tu te trouves à Arkanar. Il n’est pas exclu, bien entendu, que des barbares pillards, descendus des contreforts de la chaîne du Nord Rouge t’aient capturé. Dans ce cas, don Kondor a l’intention d’entrer en rapport avec notre ami Chouchtouletidovodous, un spécialiste de l’histoire des civilisations primitives, qui est actuellement le chaman épileptique d’un chef dont le nom contient quarante-cinq syllabes. Si tu es tout de même arrivé à Arkanar, les employés nocturnes de Vaga la Roue ont très bien pu te prendre. Prendre en rabiot d’ailleurs, parce que la grosse prise pour eux, ce devait être ton guide, le noble gentilhomme malheureux aux cartes. Mais de toute façon, ils ne te tueront pas, Vaga la Roue est trop avare pour cela.
Tu as pu être enlevé par un idiot de baron. Sans aucune intention mauvaise, mais par ennui et par un sens hypertrophié de l’hospitalité. Saisi par l’envie de festoyer avec un noble convive, il aura envoyé ses hommes sur la route avec mission de ramener ton compagnon au château ; et toi tu seras resté à l’office puant, jusqu’à ce que nos seigneuries se séparent, soûles comme des barriques. Dans ce cas-là non plus, tu ne risques rien.
Mais il y a aussi, embusqués quelque part du côté du Ravin Pourri, les restes de l’armée de paysans de don Ksi et de Perta les Vertèbres, récemment vaincue, mais que sustente en cachette notre glorieux don Reba en cas, très probable, de complications avec les barons. Ceux-là sont sans pitié et il vaut mieux ne pas y penser. Il y a encore don Satarina, grand seigneur de très haute lignée, qui va sur ses cent trois ans et perd complètement la tête. Une haine de clan l’oppose aux ducs d’Iroukan, et de temps en temps, pris d’un regain d’activité, il se saisit de tout ce qui traverse la frontière iroukanaise. Il est très dangereux, pendant ses crises de cholécystite, capable de lancer des ordres tels que ses hommes n’arrivent pas à évacuer les cadavres qui encombrent ses geôles.
Et pour finir, le plus important. Non pas à cause du danger, mais parce que c’est l’hypothèse la plus vraisemblable. Les patrouilles grises de don Reba. Les Sections d’Assaut de grand chemin. Tu es peut-être tombé entre leurs mains par hasard, et alors il nous faut compter sur le bon sens et le sang-froid de ton pilote. Mais si c’était don Reba qui s’intéressait à toi ? Don Reba s’intéresse à des choses tellement inattendues ! Ses espions ont pu lui dire que tu traverserais Arkanar, et il aura envoyé à ta rencontre une escouade de Gris, commandée par un officier plein de zèle, petit nobliau de province, et tu te trouves maintenant dans un cachot de la Tour Luronne … »
Roumata tira le cordon d’un geste impatient. La porte de la chambre à coucher s’ouvrit avec un affreux grincement, livrant passage à un petit valet, maigre et renfrogné. Il s’appelait Ouno et son destin aurait pu faire le sujet d’une ballade. Il s’inclina en entrant, et traînant ses chaussures éculées, s’approcha du lit, posa sur une petite table un plateau avec des lettres, du café et une boulette d’écorce à mâcher destinée à l’entretien des dents et au nettoyage d’icelles. Roumata le regarda d’un air fâché :
« Dis-moi, tu vas graisser la porte, oui ou non ? »
Le petit garçon ne répondit rien, les yeux au sol. Roumata rejeta la couverture, laissa pendre ses jambes nues hors du lit et tendit la main vers le plateau. « Tu t’es lavé aujourd’hui ? »
Le gosse, piétinant sur place sans répondre, se mit à ramasser les vêtements épars dans la chambre.
« Il me semble que je t’ai demandé si tu t’étais lavé aujourd’hui », dit Roumata en décachetant sa première lettre.
« Ce n’est pas l’eau qui lave les péchés, bougonna l’enfant. Suis-je un noble pour me laver ?
— Qu’est-ce que je t’ai raconté sur les microbes ? »
L’enfant posa les culottes vertes sur le dos d’un fauteuil, et fit un geste du pouce pour conjurer le mauvais sort.
« J’ai prié trois fois pendant la nuit, dit-il, que faut-il de plus ?
— Tu es bête », dit Roumata qui se mit à lire son courrier.
La lettre était de doña Okana, la dernière en date des favorites de don Reba. Elle lui proposait de venir la voir le soir même, et se disait la proie d’une tendre langueur. Le post-scriptum disait plus simplement ce qu’elle attendait en fait de cette visite. Roumata ne put s’empêcher de rougir. En jetant un coup d’œil furtif au petit garçon, il murmura : « Eh bien vraiment … » Il fallait réfléchir à la proposition. Y aller était assommant, ne pas y aller était stupide, doña Okana savait beaucoup de choses. Il acheva d’un trait son café et prit un peu d’écorce à mâcher.
L’autre enveloppe était d’épais papier, la cire du cachet avait souffert ; la lettre avait été ouverte. L’expéditeur était don Ripat, un arriviste résolu, lieutenant d’une compagnie grise de merciers. Il demandait des nouvelles de Roumata, se disait sûr de la victoire de la cause grise et demandait à repousser l’échéance d’une petite dette en invoquant des circonstances absurdes. « Bon, bon », dit Roumata en posant la lettre. Il reprit l’enveloppe et l’examina avec intérêt : oui, le travail était mieux fait depuis quelque temps, bien mieux fait.
Dans la troisième lettre, il lui était proposé de se battre à l’épée pour doña Pifa, mais on était prêt à retirer la proposition si don Roumata avait la bonne grâce de certifier que lui, don Roumata, n’avait jamais eu et n’avait pas de contacts avec doña Pifa. Le gros du texte avait été rédigé par un calligraphe, et dans les blancs, une main maladroite avait tracé, avec maintes fautes de grammaire, les noms et les délais.
Roumata jeta la lettre et gratta sa main gauche piquée par les moustiques.
« Allez, on se lave », ordonna-t-il.
L’enfant disparut derrière la porte et revint bientôt à reculons, traînant un baquet rempli d’eau, puis il repartit pour réapparaître avec un baquet vide et un puisoir.
Roumata sauta au bas de son lit, retira par-dessus sa tête une vieille chemise de nuit brodée à la main, et, dans un sifflement métallique, sortit les épées de leurs fourreaux accrochés à la tête du lit. Prudent, le petit garçon se mit derrière le fauteuil. Après s’être exercé une dizaine de minutes, il jeta les épées contre le mur, et se penchant au-dessus du baquet vide ordonna : « Verse l’eau. » Sans savon, ce n’était pas commode, mais Roumata avait l’habitude. Le garçon lui vidait puisoir après puisoir sur la tête, le cou, le dos, tout en marmonnant : « Tous les autres se lavent normalement, il n’y a que chez nous qu’on fait des histoires. Où a-t-on vu ça, se laver dans deux récipients. Dans le cabinet d’aisance, il a fallu mettre un pot … Il vous faut une serviette propre tous les jours, mais vous vous démenez nu, avec des épées, sans avoir prié … »
En s’essuyant, Roumata lui dit d’un ton doctoral :
« Je vis à la cour, je ne suis pas un pouilleux de baron. Un courtisan doit être propre et sentir bon.
— Comme si Sa Majesté n’avait pas d’autre souci que de vous renifler, répliqua le garçon, tout le monde sait que sa Majesté prie nuit et jour pour nous, pauvres pécheurs. Don Reba, lui, ne se lave jamais, je l’ai entendu dire à son laquais.
— Ça va, ne grogne pas », dit Roumata en enfilant son maillot de corps en nylon.
Le gamin regardait ce dernier d’un air désapprobateur. C’était depuis longtemps un sujet de conversation parmi la gent domestique d’Arkanar. Mais là, un souci de propreté bien naturel l’avait emporté. Quand il mit son slip, le garçon détourna la tête et fit avec les lèvres le geste d’écarter, en crachant, les esprits malins. Ce serait tout de même bien de mettre à la mode le linge de corps, se dit Roumata, mais cela ne pouvait se faire que par les femmes. Or Roumata, là encore, se distinguait par des exigences inadmissibles chez un agent de renseignement. Un gentilhomme mondain, un écervelé connaissant les usages de la capitale et exilé en province pour un duel galant, se devait d’avoir au moins vingt maîtresses. Roumata faisait des efforts héroïques pour soutenir sa réputation. La moitié de ses agents, au lieu de s’occuper de choses sérieuses, faisaient courir sur lui des bruits répugnants qui excitaient l’envie et l’admiration des jeunes officiers de la Garde. Des dizaines de dames déçues, chez qui Roumata s’était exprès attardé à réciter des vers jusqu’à une heure avancée de la nuit (à la troisième ronde, un baiser fraternel sur la joue, un saut du haut du balcon dans les bras du commandant de patrouille, une personne de connaissance) se racontaient à l’envi les manières exquises du jeune homme venu de la métropole. Roumata devait tout à la vanité de ces femmes stupides et dévergondées — ce qui ne réglait pas le problème du linge de corps. Pour les mouchoirs, tout avait été beaucoup plus simple. À son premier bal à la cour, Roumata avait sorti de son parement un élégant petit mouchoir de dentelle qu’il avait pressé contre ses lèvres. Au bal suivant, les officiers de la Garde essuyaient leurs visages en sueur avec des bouts de tissu de toutes les tailles et de toutes les couleurs, brodés ou monogrammés. Au bout d’un mois, on vit des élégants porter sur leur bras plié des draps entiers dont les extrémités balayaient élégamment le parquet.
Roumata enfila des culottes vertes et une chemise de batiste blanche au col usé par les lessives fréquentes.
« Y a-t-il du monde qui attend ?
— Oui, le barbier, répondit le garçon, et encore deux personnes de qualité dans le salon, don Taméo et don Sera. Ils ont demandé du vin et jouent aux dés, ils vous attendent pour déjeuner.
— Appelle le barbier. Dis à leurs seigneuries que je serai bientôt là. Ne sois pas mal élevé, parle-leur poliment … »
Le petit déjeuner était frugal, en prévision du déjeuner proche. Il y avait de la viande rôtie, fortement épicée et des oreilles de chien au vinaigre, le tout arrosé d’un vin mousseux d’Iroukan, d’un autre brun et épais d’Estor, et d’un blanc de Soan. Tout en découpant habilement un gigot de mouton à l’aide de deux poignards, don Taméo se plaignait de l’insolence des classes inférieures.
« J’ai l’intention de présenter un mémoire aux plus hautes autorités, déclara-t-il. La noblesse exige qu’il soit fait interdiction aux vilains et aux petits artisans de se montrer dans les endroits publics et dans les rues. Ils n’ont qu’à passer par les cours et derrière les maisons. Pour les cas où la présence d’un vilain dans la rue est inévitable, par exemple quand il livre du pain, de la viande ou du vin chez des personnes de qualité, il devra avoir une autorisation spéciale du ministère de la Sûreté de la couronne.
— Quelle idée lumineuse ! s’exclama, admiratif, don Sera tout en envoyant des postillons de salive et de jus de viande. Hier, à la cour … » Et il raconta la dernière anecdote : le béguin de don Reba, doña Okana, avait marché par mégarde sur le pied malade du roi. Sa Majesté était entrée en fureur, et se tournant vers don Reba lui avait ordonné de châtier de façon exemplaire la criminelle ! À quoi don Reba répondit sans sourciller « Cela sera accompli cette nuit même, Votre Majesté ! » … « J’ai tellement ri, dit don Sera en secouant la tête, que deux crochets de ma chemise ont sauté … »
Amibe, se dit Roumata, une amibe qui bâfre et se reproduit.
« Oui, nobles seigneurs, dit-il, don Reba est un homme très intelligent …
— Oh ! Oh ! dit don Sera. Et comment ! Un esprit lumineux !
— Une personnalité exceptionnelle, dit don Taméo d’un ton pénétré.
— Aujourd’hui, on est étonné de se rappeler ce qu’on disait de lui il y a juste un an, continua Roumata avec un sourire aimable. Vous vous souvenez, don Taméo, avec quel esprit vous vous moquiez de ses jambes arquées ? »
Don Taméo s’étrangla et avala d’un trait son verre de vin.
« Je n’en ai pas souvenance, dit-il. Je ne suis d’ailleurs qu’un piètre railleur …
— Oui, oui, je me souviens », dit don Sera, hochant la tête d’un air de reproche.
« Mais oui, s’écria Roumata, vous étiez présent, don Sera, vous riiez tellement aux moments amusants que quelque chose a craqué dans vos vêtements … »
Don Sera devint pourpre et entreprit de se justifier longuement et maladroitement, sans cesser de mentir. Assombri, don Taméo se concentra sur le vin d’Estor et comme, selon ses propres termes, « il n’avait pu cesser de boire depuis qu’il avait commencé avant-hier matin », il fallut le soutenir de chaque côté quand ils quittèrent les lieux.
La journée était claire et ensoleillée. La foule se promenait, en quête de distraction, les gamins criaient et sifflaient en se jetant des saletés, de jolies bourgeoises en bonnets se montraient aux fenêtres, de prestes soubrettes lançaient timidement de tendres œillades, et l’humeur de ces messieurs s’en ressentit. Don Sera fit un très habile croc-en-jambe à un homme du peuple et s’étrangla de rire à le voir gigoter dans une flaque d’eau. Don Taméo s’aperçut soudain qu’il avait enfilé ses baudriers sens devant derrière, s’écria : « Halte ! » et se mit à tourner sur place, en essayant de se remettre dans le bon sens, de l’intérieur. Le gilet de don Sera perdit encore un de ses éléments. Roumata attrapa par l’oreille une soubrette qui passait et lui demanda d’aider don Taméo à se rajuster. Autour des nobles seigneurs, il se forma immédiatement un cercle de badauds qui donnèrent à la petite servante des conseils dont elle rougissait jusqu’aux oreilles, tandis qu’agrafes, boutons et boucles pleuvaient du gilet de don Sera. Quand ils purent enfin continuer, don Taméo se mit à composer à haute voix un supplément à son mémoire, dans lequel il insistait sur la nécessité de ne « pas compter au nombre des vilains et des hommes du peuple les jolies personnes du sexe ». À ce moment-là un chargement de poteries leur barra la route. Don Sera tira ses deux épées et déclara que des gentilshommes n’avaient pas à faire un détour pour de vulgaires pots et qu’il se frayerait un chemin à travers ce charroi. Pendant qu’il s’efforçait de distinguer où commençait le mur et où commençaient les pots, Roumata déplaça la charrette et libéra le passage. Les badauds qui avaient observé avec admiration les événements poussèrent un triple hourra en l’honneur de Roumata. Leurs seigneuries s’en allaient, quand, à une fenêtre du deuxième étage, apparut un gros boutiquier grisonnant qui s’étendit sur les méfaits des courtisans, que notre glorieux don Reba mettrait bientôt à la raison. Il fallut s’attarder et expédier par cette fenêtre tout le contenu de la charrette, Roumata jeta dans le dernier pot deux pièces d’or à l’effigie de Pitz VI et le remit à son propriétaire, complètement ahuri.
« Combien lui avez-vous donné ? demanda don Taméo quand ils poursuivirent leur chemin.
— Une broutille, répondit négligemment Roumata. Deux pièces d’or.
— Par le dos de saint Mika ! s’exclama don Taméo, vous êtes riche, voulez-vous que je vous vende mon cheval khamakharien ?
— Je préfère vous le gagner aux dés, dit Roumata.
— C’est vrai, dit don Sera en s’arrêtant. Pourquoi ne jouerions-nous pas aux dés ?
— Ici même ? demanda Roumata.
— Et pourquoi pas ? interrogea don Sera. Je ne vois pas pourquoi trois gentilshommes ne joueraient pas aux dés, là où cela leur chante ! »
Don Taméo tomba. Don Sera se retint à ses jambes et chut lui aussi. « J’avais complètement oublié, dit-il, c’est notre tour de garde aujourd’hui. »
Roumata les releva et les conduisit en les tenant par le coude.
Près de l’immense et sombre demeure de don Satarina, il s’arrêta :
« Et si nous allions voir le vieux gentilhomme ?
— Je ne vois absolument pas pourquoi trois personnes de qualité n’iraient pas chez le vieux don Satarina », dit don Sera.
Don Taméo ouvrit les yeux.
« Nous trouvant au service du roi, proclama-t-il, nous devons faire notre possible pour nous tourner vers l’avenir. Don Satarina est une étape dépassée. En avant, messeigneurs, je dois rejoindre mon poste …
— En avant », approuva Roumata.
Don Taméo laissa retomber sa tête sur sa poitrine pour ne plus se réveiller. Don Sera comptait sur ses doigts ses conquêtes féminines. Ils arrivèrent au palais. Au corps de garde, Roumata déposa avec soulagement don Taméo sur un banc, tandis que don Sera s’asseyait à une table et repoussait négligemment une pile de mandats signés du roi, en déclarant que le moment était enfin venu de boire du vin d’Iroukan bien frais. « Que le patron apporte un tonneau, ordonna-t-il, et que ces jouvencelles — il montra du doigt les hommes de garde qui jouaient aux cartes à une autre table — s’approchent ! » Le commandant de poste, un lieutenant de la Garde, fit son entrée. Il dévisagea longuement don Taméo et observa don Sera. Quand don Sera lui eut demandé « pourquoi s’étaient fanées toutes les fleurs du mystérieux jardin de l’amour », il décida que mieux valait ne pas les envoyer en faction et qu’ils n’avaient qu’à rester couchés là où ils étaient.
Roumata perdit un souverain en jouant avec le lieutenant. La conversation porta sur les nouveaux baudriers d’uniforme et les différentes façons d’aiguiser les épées. Roumata dit en passant qu’il avait l’intention d’aller voir don Satarina qui possédait des armes anciennes et fut très chagriné d’apprendre que le grand seigneur avait complètement perdu la tête : un mois auparavant, il avait libéré ses prisonniers, dissous sa garde et légué au Trésor public son très riche arsenal d’instruments de torture. Le vieil ermite de cent deux ans avait déclaré qu’il voulait consacrer le reste de sa vie aux bonnes œuvres, et il ne ferait pas de vieux os.
Après avoir salué le lieutenant, Roumata sortit du palais et se dirigea vers le port. Contournant les flaques et sautant par-dessus les trous d’eau croupie, il avançait en bousculant sans cérémonie la foule de badauds distraits, lançant des clins d’œil aux jeunes filles sur lesquelles sa personne produisait une impression irrésistible, s’inclinant devant les dames en chaise à porteur, saluait amicalement les seigneurs de sa connaissance et ignorait volontairement les Gris.
Il fit un petit détour pour passer à l’École Patriotique. L’École, créée aux frais de don Reba, deux années auparavant, était destinée à la préparation des futurs cadres militaires et administratifs issus de la petite noblesse terrienne ou de la classe marchande. C’était un grand édifice de pierre, d’allure moderne, sans colonnes ni bas-reliefs, aux murs épais, aux fenêtres étroites comme des meurtrières, et dont l’entrée principale était flanquée de tours semi-circulaires. En cas de nécessité, l’édifice pouvait être défendu.
Par d’étroites marches, Roumata grimpa jusqu’au premier étage. Faisant sonner ses éperons, il se dirigea vers le cabinet du procurateur en longeant les classes d’où venaient un ronron de voix et des exclamations poussées en chœur. « Qui est le roi ? Une sérénissime majesté. Qui sont les ministres ? Des fidèles ignorant le doute … » — « Et Dieu notre créateur a dit : Je maudirai. Et il maudit … » — « Si la corne résonne deux fois, former une chaîne, deux par deux, tout en abaissant les piques … » — « Quand le supplicié tombe évanoui, interrompre la question, sans se laisser entraîner … »
Une école, se dit Roumata, le nid de la sagesse, le soutien de la culture.
Il poussa, sans frapper, une petite porte voûtée et entra dans le cabinet, sombre et froid comme un caveau. Un homme aux traits allongés et anguleux, chauve, les yeux caves, sanglé dans un étroit uniforme gris aux écussons du ministère de la Sûreté de la couronne, quitta un immense bureau, encombré de papiers et de cannes destinées aux corrections, pour venir à sa rencontre. C’était le procurateur de l’École Patriotique, le docte père Kin, tueur sadique qui avait pris la tonsure, auteur d’un traité de dénonciation, distingué par don Reba.
Hochant négligemment la tête en réponse à ses salutations ampoulées, Roumata prit place dans un fauteuil, les jambes croisées. Le père Kin resta debout, incliné dans une attitude de respectueuse attention.
« Eh bien, comment vont les affaires ? demanda Roumata d’un ton bienveillant. Et nos lettrés ? Nous tuons les uns, nous instruisons les autres ? »
Le père Kin eut un large sourire.
« Un lettré n’est pas l’ennemi du roi, dit-il. L’ennemi du roi, c’est le lettré qui rêve, le lettré qui doute, le lettré qui ne croit pas ! Nous ici …
— Oui, oui, dit Roumata. Je te crois. Qu’écris-tu en ce moment ? J’ai lu ton traité. Le livre est utile, mais bête. Que t’est-il passé par la tête ? Ce n’est pas bien. Un procurateur !..
— Je ne me flatte pas d’étonner par mon esprit, répliqua avec dignité le père Kin. Je n’ai voulu qu’une chose : servir les intérêts de l’État. Ce n’est pas d’intelligence dont nous avons besoin, c’est de fidélité. Et nous …
— Oui, oui, dit Roumata, je te crois. Tu écris quelque chose de nouveau ?
— J’ai l’intention de soumettre à l’attention du ministre des réflexions sur un nouvel État, dont le modèle est à mes yeux le gouvernement du Saint-Ordre.
— Quelle idée ! s’étonna Roumata. Tu veux tous nous faire moines ? »
Le père Kin pressa ses mains l’une contre l’autre et fit un mouvement en avant.
« Laissez-moi vous expliquer, don Roumata », dit-il avec chaleur, après avoir passé la langue sur ses lèvres. « L’important est ailleurs. L’essentiel est dans les grandes lois d’un nouvel État : elles sont simples et elles sont au nombre de trois : une foi aveugle dans l’infaillibilité des lois, une soumission absolue à icelles, et également, la surveillance sans relâche de chacun par tous et vice versa.
— Hum, émit Roumata. Et pour quoi faire ?
— Comment, pour quoi faire ?
— Tu es bête tout de même. Bon, ça va, je te crois. Voyons, de quoi voulais-je te parler ? Ah oui ! Demain, tu accueilleras deux nouveaux maîtres d’études. Il s’agit du père Tarra, un vénérable religieux qui s’occupe de … comment déjà ? … cosmographie, et du frère Nanin, un homme sûr lui aussi, très fort en histoire. Ce sont des hommes à moi, aie des égards pour eux. Prends ça en gage. Il jeta sur la table un petit sac qui rendit un son métallique. Ta part est de cinq pièces d’or. Tu as tout compris ?
— Oui, noble seigneur », dit le père Kin.
Roumata bâilla et jeta un regard autour de lui.
« C’est fort heureux que tu aies compris, dit-il. Mon père, pour une raison que j’ignore, aimait ces hommes et m’a fait promettre de me soucier d’eux. Peux-tu m’expliquer, toi qui es savant, d’où peut venir chez un noble de haute lignée cette sympathie pour les lettrés ?
— Des services d’un genre particulier peut-être ?
— À quoi penses-tu ? demanda Roumata soupçonneux. Pourquoi pas au fond ? … Oui … une jolie fille ou une sœur … Bien sûr, tu n’as pas de vin chez toi ? »
Le père Kin écarta les bras d’un air coupable. Roumata prit une feuille de papier sur la table et la tint quelque temps devant ses yeux. « Contributoirement » … lut-il. Eh bien ! Bravo ! Il laissa tomber la feuille par terre et se leva. « Veille à ce que ta racaille savante ne les tracasse pas ! Je viendrai les voir, et si j’apprenais … » Il mit son poing sous le nez du père Kin. « Bon, bon, n’aie pas peur, je ne fais rien … »
Le père Kin ricana respectueusement. Roumata lui fit un signe de tête et se dirigea vers la porte en raclant le parquet de ses éperons.
Il gagna une boutique d’armurier de la rue de Toute-Gratitude, où il acheta des anneaux pour ses fourreaux et essaya une paire de poignards (en les lançant sur le mur, en les mettant dans sa main), qui ne lui plurent pas. Puis, s’installant sur le comptoir, il fit la conversation avec le patron, le père Gaouk. L’armurier avait de bons yeux tristes et de petites mains pâles, tachées d’encre. Roumata discuta avec lui des mérites de la poésie de Tsouren, écouta un intéressant commentaire du vers « comme une feuille morte tombe sur l’âme … », demanda à réciter quelque chose de nouveau, et après avoir soupiré avec leur auteur sur des strophes d’une indicible tristesse, déclama avant de s’en aller « être ou ne pas être » dans sa traduction iroukanaise.
« Saint Mika ! » s’exclama le père Gaouk, transporté. « De qui est-ce ?
— De moi », dit Roumata en partant.
Il entra à la Joie du Gris, but un verre de piquette du cru, tapota la joue de la patronne, renversa adroitement avec son épée la table d’un indicateur qui le fixa d’un regard vide, puis alla chercher, dans un coin éloigné de la salle, un petit homme dépenaillé et barbu dont le cou s’ornait d’un encrier.
« Bonjour, frère Nanin, dit-il. Combien as-tu écrit de requêtes aujourd’hui ? »
Le frère Nanin eut un sourire timide qui découvrait de petites dents gâtées.
« On n’en écrit guère, en ce moment, noble seigneur, dit-il. Les uns jugent que c’est inutile, les autres escomptent dans un avenir très proche se servir sans demander la permission. »
Roumata se pencha à son oreille et lui dit que tout était arrangé à l’École Patriotique. « Voilà deux pièces d’or pour toi, dit-il en conclusion, habille-toi, arrange-toi et sois prudent, les premiers jours au moins. Le père Kin est un homme dangereux.
— Je lui lirai mon traité des bruits, dit gaiement le frère Nanin. Merci, monseigneur.
— Que ne ferait-on pas en mémoire de son père ! Et maintenant, dis-moi, où pourrais-je trouver le père Tarra ? »
Le frère Nanin cessa de sourire et battit des paupières d’un air confus.
« Hier, il y a eu une bagarre ici, dit-il, le père Tarra avait un peu bu, et puis il est roux … Il a une côte cassée. »
Roumata grogna de dépit.
« Quelle malchance, dit-il. Mais pourquoi buvez-vous tant ?
— Quelquefois, on a du mal à s’en empêcher, dit tristement l’autre.
— C’est vrai. Bon, voilà encore deux pièces d’or. Prends soin de lui. »
Le frère Nanin se pencha pour lui saisir la main. Roumata recula.
« Allons, allons, dit-il, ce n’est pas la meilleure de tes plaisanteries, frère Nanin. Adieu. »
Dans le port, les odeurs étaient particulièrement fortes. Cela sentait l’eau salée, la boue croupie, les épices, la résine, la fumée, les vieilles salaisons ; des tavernes, parvenaient des relents de friture, de poisson, de bière aigre. Des jurons dans toutes les langues emplissaient l’air étouffant. Sur les quais, entre les entrepôts, autour des tavernes flânait une foule de gens à l’aspect insolite : matelots en bordée, négociants à l’air grave, pêcheurs maussades, marchands d’esclaves, trafiquants de femmes, filles fardées, soldats ivres, individus louches armés jusqu’aux dents, gueux fantastiques aux mains sales porteuses de bracelets d’or. Tous étaient excités et furieux. Sur ordre de don Reba, depuis bientôt trois jours, pas un vaisseau, pas une barque n’avait pu quitter le port. Sur les quais, des soldats gris s’amusaient avec leurs haches rouillées, crachaient en narguant la foule. Sur les vaisseaux arraisonnés, se tenaient accroupis, par groupes de cinq ou six, des hommes osseux, à la peau cuivrée, vêtus de peaux de bête et coiffés de bonnets d’airain. C’étaient des mercenaires barbares, qui ne valaient rien au corps à corps, mais qui étaient terribles à distance, à cause d’immenses sarbacanes avec lesquelles ils projetaient des dards empoisonnés. Derrière la forêt de mâts, dans la rade, les longues galères de combat de la flotte royale allongeaient leurs masses noires, absolument immobiles. De temps en temps, elles crachaient des jets de flammes et de fumées rouges qui embrasaient la mer : c’était du pétrole qu’on brûlait pour effrayer la foule. Roumata passa devant les portes fermées des bureaux de douane, où une petite troupe de loups de mer à la mine sombre attendait en vain la permission de lever l’ancre. Se faufilant dans une foule bruyante de vendeurs qui proposaient toutes sortes de marchandises — esclaves, perles noires, narcotiques ou araignées dressées — Roumata gagna les quais, où il aperçut une rangée de cadavres enflés, encore vêtus de vareuses de marins, exposés en plein soleil. Après avoir contourné un terrain vague, encombré de détritus, il entra dans les ruelles malodorantes qui avoisinaient le port. Il y avait moins de bruit : des filles à demi nues sommeillaient aux portes de bouges minables ; à un carrefour, un soldat ivre, au visage tuméfié et dont les poches avaient été retournées, était couché à plat ventre, des personnages suspects au teint blanc de noctambules rasaient les murs.
C’était la première fois que Roumata se trouvait ici dans la journée, et au début, il fut étonné de ne pas attirer l’attention : les passants aux yeux bouffis regardaient à côté ou le fixaient sans le voir, mais ne manquaient pas de s’écarter pour lui laisser le passage. Cependant, s’étant retourné par hasard, il eut le temps d’apercevoir une douzaine de têtes de tous calibres, féminines et masculines, chevelues et chauves, apparues en un instant aux portes et aux fenêtres. Alors il prit conscience de l’étrange atmosphère de cet horrible endroit, atmosphère non pas d’hostilité ou de danger, mais de curiosité malsaine.
Poussant une porte d’un coup d’épaule, il entra dans un bouge. Dans une petite salle obscure, un vieil homme au long nez et à face de momie sommeillait derrière son comptoir. Les tables étaient inoccupées. Roumata s’approcha sans bruit du comptoir et s’apprêtait à appliquer une chiquenaude sur le nez du vieux, quand il s’aperçut tout à coup qu’il ne dormait pas, mais le regardait attentivement derrière ses paupières sans cils à demi closes. Roumata jeta sur le comptoir une pièce d’argent et les yeux du bonhomme s’ouvrirent largement. « Que désire sa seigneurie ? s’informa-t-il d’un ton pratique. De l’herbe ? Une prise ? Une fillette ?
— Ne fais pas l’innocent, dit Roumata. Tu sais pourquoi je suis venu.
— Eh ! mais c’est don Roumata ! » cria le vieux, extrêmement étonné. « Je me disais aussi : C’est quelqu’un de connaissance … »
Cela dit, il baissa les paupières. Tout était clair. Roumata fit le tour du comptoir et, par une porte étroite, passa dans la pièce attenante. Elle était petite, sombre, empestait l’aigre et le renfermé. Au milieu, derrière un pupitre, penché sur des papiers, se tenait un homme âgé, ridé, coiffé d’une calotte noire. Une petite lampe à huile éclairait le pupitre et, dans la pénombre, on ne voyait que les visages des hommes assis, immobiles, le long des murs. Roumata, l’épée à la main, attrapa à tâtons un tabouret et s’assit. Ces hommes avaient leurs propres lois et leur propre étiquette. Personne ne fit attention au nouveau venu. Puisqu’il était entré, il le pouvait, sinon, un clin d’œil et on n’en parlait plus. Nul ne le retrouverait jamais … Le vieil homme ridé faisait grincer sa plume avec application. Les hommes, près du mur, ne bougeaient pas. De temps à autre, l’un d’eux poussait un profond soupir, d’invisibles lézards gobe-mouches bruissaient légèrement sur les murs.
Ces hommes immobiles étaient des chefs de bande. Roumata en connaissait certains de vue depuis longtemps. En elles-mêmes, ces brutes stupides ne valaient pas grand-chose. Leur psychologie n’était pas plus complexe que celle d’un boutiquier moyen, ils étaient ignorants, sans pitié, maniaient bien le couteau et la matraque. Mais l’homme au pupitre …
On l’appelait Vaga la Roue. Il était le chef tout-puissant et sans rival de toute la pègre de la région du Détroit, depuis les marais de Pitan, à l’ouest d’Iroukan, jusqu’aux frontières maritimes de la république marchande de Soan. Il avait été excommunié par les trois églises officielles de l’Empire pour son orgueil immodéré, car il se disait le frère cadet de la personne royale. Il possédait une armée clandestine de près de dix mille hommes, une fortune de plusieurs centaines de milliers de pièces d’or, ses espions s’étaient infiltrés dans le saint des saints de l’appareil d’État. Depuis les vingt dernières années, on l’avait supplicié quatre fois, et chaque fois devant un grand concours de peuple. Selon la version officielle, il languissait à la fois dans les trois plus lugubres geôles de l’Empire. Don Reba avait à plusieurs reprises promulgué des édits « concernant la révoltante propagation par des criminels d’État et autres malfaiteurs de légende sur un certain Vaga la Roue, inexistant en réalité, et par conséquent, légendaire ». Le même don Reba avait fait venir, disait-on, les barons disposant de troupes nombreuses et leur avait proposé ce marché : cinq cents pièces d’or pour Vaga mort et sept mille pour Vaga vivant. Roumata lui-même avait dû dépenser pas mal d’efforts et d’or pour entrer en contact avec cet homme. Vaga lui inspirait la plus vive répulsion, mais parfois il était extraordinairement utile, proprement irremplaçable. De plus, Vaga l’intéressait scientifiquement. C’était la pièce la plus curieuse de sa collection de monstres moyenâgeux, une personnalité qui n’avait, semblait-il, absolument aucun passé.
Vaga posa enfin sa plume, se redressa et dit d’une voix grinçante : « Eh bien, voilà ! mes enfants, deux mille cinq cents pièces d’or en trois jours et nous n’en avons dépensé que mille neuf cent quatre-vingt-seize. Cinq cent quatre pièces d’or en trois jours, ce n’est pas mal, mes enfants, pas mal du tout … »
Personne ne bougea. Vaga quitta le pupitre, s’assit dans un coin et frotta vigoureusement ses mains sèches l’une contre l’autre.
« J’ai de quoi vous réjouir, mes enfants, dit-il. Nous allons avoir de beaux jours, des jours d’abondance … Mais il faudra se donner de la peine ! Et comment ! Mon frère aîné le roi d’Arkanar a décidé de traquer tous les hommes savants de notre royaume. C’est son affaire, et d’ailleurs qui sommes-nous, pour discuter ses augustes décisions ? Cependant, on peut et on doit tirer profit de cette décision. Et puisque nous sommes ses fidèles sujets, nous lui rendrons service. Mais puisque nous sommes aussi ses sujets de la nuit, nous ne laisserons pas échapper notre modeste part. Il ne s’en apercevra pas et sa colère ne tombera pas sur nous. Qu’est-ce qu’il y a ? »
Personne ne remua.
« Il me semble que Piga a soupiré. C’est vrai, Piga, mon fiston ? »
Dans l’obscurité, on se trémoussa et on toussota.
« Je n’ai pas soupiré, Vaga, dit une grosse voix … Comment ce qu’on peut …
— On ne peut pas, Piga, on ne peut pas ! C’est vrai. Vous devez tous m’écouter en retenant votre souffle. Vous allez vous séparer en sortant d’ici, vous mettre au travail, un dur travail, et il n’y aura plus personne pour vous donner des conseils. Mon frère aîné, Sa Majesté, a promis par la bouche de son ministre, don Reba, d’assez belles sommes d’argent contre les têtes de plusieurs savants, en fuite ou cachés. Nous devons apporter ces têtes et faire plaisir au vieux. D’un autre côté, certains savants veulent échapper à la colère de mon frère aîné, et pour ce faire ne lésineront pas. Au nom de la charité et pour soulager l’âme de mon frère aîné du fardeau de méfaits superflus, nous aiderons ces hommes. D’ailleurs, par la suite, si Sa Majesté a besoin de leurs têtes, elle les aura. À bon marché, très bon marché … »
Vaga se tut et baissa la tête. Sur ses joues, des larmes séniles coulaient lentement.
« Je vieillis, mes enfants, dit-il d’une voix entrecoupée, mes mains tremblent, mes jambes fléchissent, la mémoire commence à me trahir. J’avais complètement oublié que, parmi nous, dans cette cage étroite et sans air, un noble seigneur qui ne s’intéresse pas du tout à nos petits calculs, s’ennuie. Je vais m’en aller. Je vais me retirer des affaires. En attendant, mes enfants, faisons nos excuses au noble seigneur … »
Il se leva avec effort, s’inclina très bas. Les autres aussi se levèrent et s’inclinèrent, mais avec une franche indécision, et même avec effroi. Roumata entendait craquer leurs cerveaux obtus et primaires dans leurs vains efforts pour saisir le sens des mots et des actes de ce vieillard courbé.
La chose était claire : le brigand profitait de l’occasion pour lui faire comprendre que l’armée de la nuit, dans le massacre en cours, avait l’intention d’agir aux côtés des Gris. Mais quand le moment venait de donner des ordres concrets, d’indiquer les noms et les dates des opérations, la présence d’un gentilhomme devenait pesante, pour ne pas dire plus, et celui-ci se voyait proposer d’exposer rapidement ses affaires, puis de débarrasser le plancher. Quel ténébreux vieillard ! Et effrayant avec ça. Pourquoi était-il en ville, lui qui la détestait ?
« Tu as raison, honorable Vaga, dit Roumata. Je suis pressé. Je dois cependant te faire des excuses, car je te dérange pour une chose sans importance. » Il était resté assis et les autres l’écoutaient, debout. « Il se trouve que j’ai besoin de ton avis … Tu peux t’asseoir. »
Vaga s’inclina et s’assit.
« Voici de quoi il s’agit, continua Roumata. Il y a trois jours, j’aurais dû rencontrer aux Glaives Pesants un de mes amis gentilshommes, un seigneur d’Iroukan. Mais je ne l’ai pas vu, il a disparu, je sais de façon certaine qu’il a franchi la frontière iroukanaise, peut-être sais-tu ce qu’il est devenu ? »
Vaga fit traîner sa réponse. Les bandits soupiraient et respiraient bruyamment. Le vieux s’éclaircit la voix.
« Non, noble seigneur, dit-il, nous ne sommes au courant de rien. »
Roumata se leva immédiatement.
« Je te remercie, honorable Vaga », dit-il. Il s’avança au milieu de la pièce et posa sur le pupitre un sac de pièces d’or. « Une dernière demande avant de te quitter. Si tu apprends quelque chose, fais-le moi savoir. » Il effleura son chapeau. « Adieu. »
À la porte, il s’arrêta et lança négligemment par-dessus son épaule :
« Tu as parlé des savants, tout à l’heure. Une idée m’est venue à l’esprit. Je sens que, grâce aux efforts du roi, dans un mois, à Arkanar, il ne restera plus un seul lettré. Or j’ai fait le vœu de fonder une université, dans la métropole, si je guérissais de la peste noire. Aie la bonté, quand tu ramasseras des lettrés, de m’en informer avant don Reba. Il est possible que j’en choisisse un ou deux pour mon université.
— Ce sera cher, prévint Vaga, d’une voix douce. La marchandise est rare, on se l’arrache.
— L’honneur vaut plus », dit Roumata avec hauteur en sortant.