CHAPITRE 7

Le XXXIIe siècle

— Et dire que cette étoile minuscule, c’est notre soleil ! proféra Eo, sentencieux, scrutant l’écran par désœuvrement.

— Tu manques d’imagination, mon ami, réagit Ante Braga ; penché sur le tableau de bord, il préparait le vaisseau à la dernière pulsation.

Le vaisseau du Service de patrouille rentrait sur Terre après un vol de quinze jours à la périphérie du Système solaire.

La mission s’était déroulée sans incidents : ils n’avaient rencontré aucun vaisseau retournant sur la Terre, ce qui, d’ailleurs, n’arrivait que très rarement. Eo, un jeune stagiaire du Nid d’hirondelle, languissait dans l’oisiveté. Heureusement, la fastidieuse patrouille touchait à sa fin. En fait, elle était terminée. Quinze minutes plus tard, le vaisseau prendrait la vitesse nécessaire à la pulsation ; suivrait la profonde syncope provoquée par le bond, et Eo avec Ante reviendraient à eux alors qu’ils seraient déjà au-dessus de la Terre.

Eo regarda le visage sévère du commandant et voulut se montrer aimable auprès de lui. Ante pilotait les vaisseaux du Service depuis vingt ans. Eo le connaissait depuis peu et n’avait pas tardé à lancer la phrase que, depuis, tout le Service de patrouille répétait : « Le sévère Ante ne déteste pas sa tante. » Ante avait-il entendu la plaisanterie ? Même si c’était le cas, il ne le laissait pas paraître. Retourné à ses occupations de biologiste, Eo se séparerait à jamais du « sévère Ante »…

— Écoute, Ante…, commença-t-il.

Le commandant le regarda.

— Si après le vol on allait chez moi, au Nid d’hirondelle ? suggéra Eo.

— Il y a des choses à voir là-bas ?

— On se promènera dans la montagne, on se baignera dans la mer, on bronzera, se reposera… Je te promets un soleil un peu plus grand que cette étoile, répondit Eo.

— On verra.

— Tu verras le pays où a vécu et travaillé Zarika Borza, ajouta Eo.

— Zarika ? répéta Ante. C’est chez vous qu’elle a travaillé ?

— Oui, après son retour sur Terre. On dit que c’est elle qui baptisa la biostation située près du Doigt du diable le Nid d’hirondelle, dit Eo.

— Ce n’est, peut-être, qu’une affabulation, fit remarquer Ante, sceptique. Sais-tu, les personnages illustres s’entourent de légendes de leur vivant. Et ça se passait quand, ça ?

— Il y a mille ans.

— En mille ans, une pierre a le temps de se couvrir de mousse, dit Ante.

Les dernières minutes précédant l’entrée en pulsation étaient particulièrement pénibles. Pourquoi ne pas les remplir d’une conversation banale ?

— Écoute, Ante, reprit Eo, as-tu quelqu’un dans le cosmos ?

— Dans le cosmos profond ?

— Oui.

— Une légende familiale dit qu’un ancêtre à nous est parti autrefois à bord d’un vaisseau d’exploration lointaine. Seulement, personne ne connaît ni son nom, ni celui du vaisseau.

— Va savoir… Il se peut que tu le rencontres un jour ici, à la frontière du Système solaire, quand il sera sur le chemin du retour.

Ante fit un geste signifiant que la réflexion d’Eo ne méritait pas de réponse.

— Il est temps d’entrer en pulsation, dit Eo.

— Attends, répondit Ante.

Une expression était courante parmi les employés du Service de patrouille : « Prêter l’oreille aux bruits des appareils. » C’est ce qu’Ante était en train de faire, cherchant à capter ce que l’on ne pouvait pas encore lire dans le langage des aiguilles et des échelles de données. Et bien que l’écran panoramique fût vide, l’intuition ne trompa pas Ante. Quelques minutes plus tard, il devint clair qu’un vaisseau s’approchait des frontières du Système solaire. Il fallut annuler les préparatifs de pulsation.

— C’est ton aieul qui arrive, sourit malicieusement Eo.

— Arrête tes plaisanteries, coupa Ante. Fais ce que tu as à faire. Tâche d’agir rapidement, pour ne pas les retenir. Ils doivent avoir la nostalgie de la Terre.

— Ils n’ont peut-être pas volé longtemps à l’heure du vaisseau…, prononça Eo.

— Dans le cosmos, une année en vaut dix, répondit Ante par un dicton courant chez les astronautes.

Peu après, tout le Service de patrouille était informé qu’un vaisseau cosmique de modèle ancien revenait sur Terre.

Examinant la forme du réflecteur de photons. Ante Braga supputa le siècle où le vaisseau avait pu quitter la planète. « Est-il possible que cela soit le vingt-deuxième ? » pensa-t-il, ému.

Avant de pouvoir procéder au contrôle biologique de l’équipage, Eo aidait son commandant.

— L’infrasonde a détecté des saillies sur le corps de l’astronef, annonça-t-il.

— Fais voir, fit Ante intéressé et, ayant jeté un coup d’œil sur l’analyse, éclata de rire.

Eo se rendit lui-même compte de sa gaffe.

— Ce sont des caractères, voyons ! dit Ante.

— Ils ont une drôle de forme, répliqua Eo pour se justifier.

— Je les connais, répliqua Ante et, lentement, il lut le nom de l’antique vaisseau : « O-R-I-O-N ».

Entre-temps, l’équipement automatique fournissait les résultats des prises de mesures, les rassemblant sur la bande du déchiffreur.

— Le rafiot n’a pas trop souffert ? questionna Eo, dissimulant son émotion : des vaisseaux aussi vieux, il n’en avait vu qu’au Musée d’astronautique.

— Non, lui répondit Ante. Les mécanismes sont désuets, mais suffisamment fiables.

— Bon, voyons alors ce qui me concerne, marmonna Eo.

Il appuya sur un bouton et vit apparaître devant lui le poste de commande de l’Orion. Plusieurs personnes y étaient assises devant un immense écran rudimentaire, scrutant les images vagues qui passaient. L’homme assis le plus près du tableau de bord, le commandant, de toute évidence, avait les deux mains posées sur des leviers. De temps en temps, il touchait sa barbe rousse, tandis que ses yeux creux allaient d’un cadran à un autre. Eo regarda ses bras puissants et noueux. Lorsque des membres de l’équipage l’interpellaient, le commandant leur répondait sans détacher son regard des appareils.

L’Orion se déplaçait à mi-poussée, la gravitation à son bord était proche de celle de la Terre, et les mouvements de ses passagers semblaient être naturels ; seuls leurs vêtements, aux yeux d’Ante et d’Eo, étaient insolites et démodés.

— Pour un zinc pareil, la vitesse est quand même honorable, fit remarquer Ante.

— Comme quoi, manifestement, nos ancêtres n’étaient pas des incapables, dit Eo.

Il dut employer tout son savoir, toute son adresse acquis au Nid d’hirondelle. Ses yeux parcouraient les données toujours nouvelles de l’analyse biologique que rapportaient les appareils automatiques. Et quand il avait une seconde de libre, il rivait son regard sur l’écran, observant l’insolite vie des autres.

Accoudé au pupitre un homme, le navigateur de toute évidence, se tenait à côté du commandant à la barbe rousse. L’émotion donnait des tics à son visage étroit. Il parlait rapidement au commandant, indiquant un cadran sur le tableau. Le commandant acquiesçait de temps en temps. Soudain, réagissant à sa réplique, le navigateur sourit gaiement, ce qui rajeunit son visage.

Le sas s’ouvrit et, se courbant, un autre homme pénétra dans le poste.

— Regarde, Ante ! cria Eo, montrant le nouvel arrivant. Il te ressemble, parole d’honneur !

Sur ces mots, il actionna le dernier appareil de la série du biocontrôle, l’encéphalographe.

— As-tu bientôt fini ? l’appela Ante.

Il n’y eut pas de réponse. Ante se tourna vers Eo et vit que son visage était devenu gris.

— Regarde-moi ça, Ante, murmura Eo de ses lèvres tremblantes en montrant l’écran de l’encéphalographe. J’ai l’impression de perdre la raison.

Une forme bizarre occupait l’écran tout entier. Elle évoquait un cube écrasé que l’on aurait essayé, longuement et malhabilement, de redresser. Les parois du cube vibraient presque imperceptiblement et il était rempli d’une substance semi-transparente. Vers le centre, elle devenait plus dense et plus sombre. On pouvait y distinguer un noyau dans lequel se tordait une spirale lie-de-vin. Son extrémité, pointue comme un dard, oscillait inlassablement.

Eo se frotta le front.

— Je n’arrive pas à comprendre comment ils vivent encore.

— C’est quoi, ce truc ?

— C’est une cellule, Ante, une cellule du cerveau, expliqua Eo.

— Compris, réagit Ante. Qui d’entre eux est malade ?

— Ils le sont tous. Ante, tous sans exception.

— Tiens ! Et de quoi souffrent-ils ?

— Par le Cosmos, j’aimerais le savoir moi aussi. J’ai appelé la biostation. Attendons la réponse.

Ante gémit comme s’il avait une rage de dents.

— Dire que ça commençait si bien ! Et ils ne se savent pas atteints ?

— Je pense que non.

Ante porta son regard sur la jeune fille qui, souriant, parlait à l’homme qui ressemblait à Ante.

— Qu’en penses-tu, Eo ?… C’est grave ? l’interrogea Ante.

— Grave n’est pas le mot, dit Eo et montra du doigt la spirale tordue. Regarde comme les parois du noyau sont amincies. Chacun d’entre eux peut mourir d’un instant à l’autre. Comment sont-ils encore en vie ? murmura-t-il, et il se tapa aussitôt le front : — Mais c’est parce qu’iis ne se savent pas malades !

— Comment ça ?

— C’est tout simple, Ante, parla Eo fébrilement. Dans le temps, Zarika Borza en personne a fait une étude là-dessus. Elle a prouvé qu’il existe une infection qui, affectant les cellules du cerveau, peut y séjourner indéfiniment à l’état latent. C’est d’ailleurs le nom d’infection latente que Zarika lui a donné. Il suffit que l’agent pathogène devienne actif pour que l’homme périsse. Le plus intéressant est que l’infection peut « s’éveiller » dans un seul cas, à savoir si l’homme apprend qu’il est atteint et commence à y penser. Zarika a dédié sa découverte à Borza, décédé peu avant des suites d’un accident survenu au cours d’un contrôle de quarantaine.

— Et tu crois que l’équipage de l’Orion est victime de cette même maladie ?

— Je l’ignore. Pour autant que je sache, les biologistes de la Terre n’ont jamais eu affaire à un tel virus, répondit Eo.

— Ils ont déjà franchi l’orbite de Jupiter, reprit Ante. Ton établissement, il restera longtemps encore sans être utilisé ?

Eo ne répondit pas.

— Il va falloir freiner l’Orion, décida Ante. N’ont-ils donc pas encore compris là-bas que ce vaisseau menace tout ce qui vit sur Terre ? Et ailleurs.

…La réunion extraordinaire du Conseil suprême de coordination ne dura pas. Partout où ils se trouvaient — sur Mars, sur Vénus, sur la Lune, sur Pluton, sur la Terre —, les membres du Conseil, appelés par le président, entrèrent en biocommunication et se concertèrent avec lui et entre eux-mêmes. Il fallait se prononcer sur le sort du vaisseau qui portait la mort à son bord. Déjà, il était clair que l’Orion se dirigeait vers la Terre.

Ante et Eo, dont le vaisseau, sur ordre du Service de patrouille, était toujours invisible pour l’Orion, furent autorisés à suivre la séance du Conseil. Ils se branchèrent sur son canal après le début de la conférence et plongèrent dans un torrent d’objections, de répliques, d’avis contradictoires.

— …Si nous les faisions débarquer sur un satellite désert ?

— Qu’ils atterrissent, nous avons les moyens de les isoler dès leurs premiers pas avec une bioprotection fiable.

— Comment savoir où ils se poseront ? La protection pourrait arriver trop tard…

Pendant quelques minutes, les membres du Conseil avancèrent projet sur projet.

— Il faut que leur canot atterrisse le plus près possible d’Hôtel Sigma, dit le président du Conseil.

— A proximité, il n’y a qu’un terrain convenable, le cosmodrome du Musée d’astronautique.

— Il n’est pas adapté pour accueillir un vaisseau : depuis deux cents ans, aucun atterrissage n’a eu lieu à cet endroit.

— On peut préparer le cosmodrome, mais cela demandera du temps.

— Combien ? demanda le président.

— Quelques heures au moins.

— Plus précisément ?

— Cinq heures.

— Entamez immédiatement les préparatifs, dit le président. Vous serez responsable du cosmodrome.

— Préparer le terrain ne suffit pas, réagit une voix. Il pourrait y avoir des visiteurs dans l’enceinte du Musée d’astronautique…

— Évacuez tout le monde, ordonna le président.

Personne dans le musée.

— Comment expliquer à l’Orion où il doit se poser ?

— Ce sera une manœuvre imposée.

— Impossible. Il faudrait qu’ils choisissent eux-mêmes le bon terrain, et que ce soit justement le cosmodrome du musée.

— Alors, il n’y a qu’une solution : agir sur le navigateur de l’Orion par biocommunication, lui suggérer le cap et le choix du terrain.

…Ante regarda Eo et prononça :

— Pauvre navigateur ! Et si la biocommunication s’inversait et qu’il lise dans les pensées du coordinateur ?

— Alors, ce sera sa fin, répondit Eo.

Cependant, la discussion au Conseil se poursuivait. Il fut décidé de suggérer au navigateur, ce qui devait être l’unique influence des Terriens sur l’Orion, que le vaisseau devait effectuer encore trois révolutions avant le débarquement.

Les trois révolutions allaient permettre aux Terriens de préparer à temps le cosmodrome et le bâtiment à Hôtel Sigma.

Le président du Conseil de coordination employa la biocommunication commune pour s’adresser à toute la population de la planète :

— Terriens, vous êtes déjà tous au courant du malheur qui a frappé nos frères qui nous ont rejoints à bord du vaisseau Orion. Personne d’entre vous ne doit être vu par eux. Autrement, par la biocommunication, ils se sauront malades, ce qui, en principe, les tuera. Nous ferons de notre mieux pour les guérir. Les sauver est une affaire d’honneur pour tous les Terriens.

— L’Orion s’approche de la couche atmosphérique de la Terre, annonça Ante au chef du Service. Faut-il corriger son orbite ?

— Non, répondit le chef. Tout est en ordre. Il y a déjà eu une séance de biocommunication avec le navigateur…

Eo ne détachait pas son regard de la poignée d’hommes qui avaient parcouru des distances incroyables avant de revenir sur leur planète. Les voilà maintenant près du but, mais ils portent en eux la mort sans le savoir.

— Nous ne connaissons toujours pas leurs noms, dit Ante tout bas.

Eo, maussade, débranchait les appareils de biocontrôle.

— Pauvre navigateur ! Il peut souffrir plus que les autres, soupira-t-il.

Ante et Eo cessèrent de suivre la séance du Conseil.

Celui-ci examinait la stratégie de lutte des Terriens pour la survie de l’équipage de l’Orion.

— Mettez-vous à leur place : ils vont descendre du vaisseau et constater que la Terre est déserte. Ils penseront que la planète n’est plus habitée…

— C’est sans importance, pourvu qu’ils ne devinent pas leur mal.

— A partir de cet instant, tous les biologistes du Système solaire, tous les hommes participeront à la lutte pour la survie des passagers de l’Orion, dit le président. Mais, le mal ne progressera-t-il pas ?

— Nous avons une préparation qui stabilise l’évolution de ce type d’affection, dit le virologiste, membre du Conseil.

— De quoi s’agit-il ?

— Elle existe depuis très longtemps. Il y a eu sur Terre une brève épidémie, et c’est alors qu’elle a été découverte. D’ailleurs, l’épidémie avait une origine semblable, l’infection ayant été rapportée du cosmos à bord du vaisseau Albert.

Je me souviens, c’était quelque chose en rapport avec le tabac, dit le président.

— Comment envisagez-vous de leur administrer la préparation ? demanda quelqu’un. Ils pourraient avoir des soupçons.

— Sans problèmes, dit le virologiste. La poudre peut être mêlée à la nourriture ou, mieux encore, diluée dans l’eau, parce que d’aucuns pourraient refuser les repas, mais tout le monde, forcément, boira.

— Vous garantissez l’effet de la préparation ?

— Du moins, elle est censée freiner l’évolution de la maladie…, répondit le virologiste.

— Une question encore, s’adressa le président au chef de Sigma. Avec quoi pensez-vous les alimenter ?

— Comment cela ? fit le chef, décontenancé. Nous avons la nourriture ordinaire. En somme, il y a de tout… On peut leur offrir tous les jours des festins de Lucullus.

— C’est ce qui, à mon avis, n’ira pas, prononça le président. Je n’ai pas en vue le régime alimentaire, mais la forme des aliments. Je viens de penser à une chose… Savez-vous, il vaut mieux que l’équipage de l’Orion croit dès le début qu’il ne reste pas un seul homme sur la Terre. Ce sera quand même moins dur que s’ils soupçonnent qu’il y a des hommes sur la planète, mais qu’ils les ont enfermés, Dieu sait pourquoi, et ne souhaitent pas les contacter. J’ai donc pensé qu’on devrait leur donner à manger des briquettes, quelque chose de strictement synthétique. Évidemment, la qualité de la nourriture n’en pâtirait pas.

La proposition fut acceptée.

A la séance du Conseil, on n’entendit pas de grands mots, car les hommes ne les appréciaient pas. Il ne fut donc pas dit que la famille des Terriens avait fait preuve de générosité en prenant sous son aile un équipage atteint d’un mal mortel. Si fiable que fût l’enveloppe bioprotectrice, qu’est-ce qui garantissait son imperméabilité au nouvel agent pathogène ?…

Oui, les Terriens agissaient à leurs risques et périls, au nom de la fraternité.

Au nom de ceux qui partiraient encore pour des expéditions lointaines et retourneraient sur Terre dans les siècles à venir.

Au nom de toute la famille humaine.

Cela ne fut pas dit, mais c’était sous-entendu.


Les biologistes de la Terre et des autres planètes s’occupèrent tous du même problème. Ils n’avaient qu’un seul but, une seule tâche : sauver l’équipage. Le temps était compté en heures, en minutes. Chaque instant pouvait devenir le dernier pour les voyageurs de l’Orion.

Des équipes entières et des volontaires isolés planchèrent sur la formule du médicament. Quand le comité pour le salut de l’équipage de l’Orion jugeait que le produit nouvellement inventé pouvait s’avérer efficace, on le testait… Ce n’était pas sur des lapins, des souris blanches ni des singes, parce que les biologistes ne disposaient d’aucun échantillon du virus qui avait frappé les astronautes. On devait donc tester les préparations nouvelles sur ceux de l’Orion eux-mêmes, et ce à travers l’eau de la fontaine qui, jour et nuit, gazouillait dans la salle centrale du bâtiment extérieur d’Hôtel Sigma.

Hélas, à chaque fois les écrans de surveillance montraient la même chose, à savoir la cellule déformée, mutilée du cerveau, et la spirale qui oscillait dans son noyau.

De retour au Nid d’hirondelle, Eo devint le héros du jour. C’était normal, puisqu’il était le premier à avoir dépisté le mal. Ses collègues l’interrogeaient sur les moindres détails, mais Eo s’attachait à éviter les questions. Il avait toujours devant ses yeux la jeune fille de l’Orion, au visage de reine orientale et condamnée à mourir. Dans la tête d’Eo se bousculaient des projets de plus en plus fantastiques, qu’il n’aurait osé révéler même à son meilleur ami. Monter dans un engin biplace… Déconnecter la bioprotection, pénétrer dans l’enceinte de Sigma… Enlever Lioubava (les noms des malheureux étaient déjà connus) et partir avec elle. Où ? Mais sur n’importe quel satellite inhabité. S’il faut mourir, ils mourront ensemble, et le mal restera sur le satellite.

Ou bien, tout simplement, entrer dans leur bâtiment, qu’Eo avait examiné par le menu sur son écran, et dire à ses locataires : « Je reste avec vous ! »

Non, c’est puéril. Que prouverait-il par sa mort ? C’est à la vie qu’il faut songer. Il faut trouver le remède contre la maladie et sauver l’équipage de l’Orion.

Repensant sans cesse à l’histoire ancienne de la maladie due au tabac, Eo, en tant que biologiste, ne pouvait pas ne pas admirer la finesse avec laquelle l’incomparable Zarika créa au Nid d’hirondelle la préparation qui portait depuis son nom. Eo décida qu’il devait étudier le cheminement de la pensée de Zarika pour découvrir plus facilement sa propre voie. Étudier les pensées de Zarika ? Elle avait vécu, il y a tout de même, mille ans ! En plus, ses idées pouvaient, comme des graines jetées dans le sol, germer, susciter des échos un siècle, deux siècles plus tard. Comment les retrouver, comment détecter leurs germes dans la masse du temps ?

Certes, il y a le GCI, Grand centre d’informations. En principe, il rassemble toutes les connaissances du genre humain. Seulement, comment retrouver la goutte nécessaire dans cet océan d’informations ? Le pire est qu’il ne savait pas clairement lui-même ce qu’il fallait rechercher. L’idée pouvait venir par association, la trouvaille ne ferait que lui servir d’impulsion. C’est dire qu’en l’occurrence un appareil cybernétique ne saurait aider Eo. C’est la recherche informelle qui s’imposait ! En effet, quel programme lui donnerait-on ? Aller je ne sais où, trouver je ne sais quoi ? Non, il devait éplucher lui-même tout ce qui avait trait à Zarika.

Au Nid d’hirondelle, le projet d’Eo fut accueilli avec sympathie, mais sans trop d’espoirs. C’était tellement vieux, tout ça. Quant aux graines ayant germé par la suite, c’était valable.

— Bref, Eo, va au GCI, occupe-toi de cela, et puis on verra, décida le chef du biocentre.

Le GCI, mémoire centrale de l’humanité, se trouvait sur une rive du cours moyen de la Volga, dans un site pittoresque. C’est là seulement, regardant les murs qui disparaissaient dans le ciel, qu’Eo comprit l’ampleur de la tâche qu’il s’était assignée.

Par quoi commencer ? Eo avait la sensation de se trouver sur une mer démontée. Le nom de cette mer était le temps. Un temps matérialisé dans l’information. Le temps vécu par l’humanité et transformé en milliards de renseignements les plus variés. Sur quelle île mettre le cap, dans quelle lagune plonger ? Le principal était de ne laisser rien échapper de ce qui pourrait aider à secourir l’équipage en détresse.

Eo gravit les larges marches. C’était décidé : il commencerait à la charnière du XXIe et du XXIIe siècles. A cette époque, les premières expéditions interstellaires commençaient à rentrer, et l’humanité avait à repousser les assauts de multiples maladies inconnues.

L’informarium du XXIe siècle était silencieux et solennel comme une forêt en automne. La ressemblance était accentuée par les innombrables colonnes qui servaient de dépôts d’informations. Chaque colonne était émaillée de signes. Concentré, Eo avançait, se repérant d’après ces derniers. Chaque colonne avait son code.

L’une d’entre elles attira l’attention d’Eo. Il appuya à tour de rôle sur plusieurs saillies multicolores, disposées au niveau de sa poitrine. Quelque part là-haut, la colonne s’illumina d’une flamme arc-en-ciel et, l’instant d’après, un nuage se posa aux pieds d’Eo. Peu à peu, il commença à l’envelopper.

…Au même moment, il assista à des événements d’un passé très lointain.

Le frôlant presque, des gens drôlement habillés passaient, s’exprimant dans l’ancienne langue. L’immatériel Eo vivait désormais parmi eux, avec les mêmes joies et les mêmes chagrins. Tantôt il se retrouvait, invisible, à côté d’un commandant de vaisseau penché sur son tableau de bord, tantôt il entrait dans un carré où l’équipage était réuni autour d’une table pour fêter un anniversaire du départ de l’astronef, tantôt il regardait des astronautes enfiler leurs scaphandres avant de fouler le sol d’une planète inexplorée, tantôt il coupait un ruban en inaugurant un pont enjambant le détroit de Béring… Puis, il courait à côté d’un athlète portant un flambeau. Ils pénétrèrent dans un stade et, sous les cris des spectateurs, firent un tour sur la piste pour escalader ensuite une tour située au-delà du terrain de football. Le coureur et Eo progressèrent rapidement vers le sommet de la tour. Un instant, Eo s’approcha trop près du porte-flambeau, et la flamme faillit le brûler. La tour était couronnée d’une vaste coupe. Les voilà arrivés au sommet. L’athlète s’immobilisa, puis salua le public. La foule se démenait sur les gradins, agitant fanions et crécelles. Le sportif inclina le flambeau vers la coupe, et une flamme immense, quasi invisible dans la lumière du soleil, en jaillit.

— Les IVe Jeux olympiques du Système solaire sont déclarés ouverts ! entendit-on au-dessus du stade.

Ensuite, selon la tradition, des milliers de colombes furent libérées dans les airs et Eo, subitement, sentit qu’il était l’une d’elles. Ses ailes battaient, l’ovale du stade s’éloignait et, bientôt, il disparut. Il vit passer sous lui des champs, une rivière, une petite ville avec son clocher. La vitesse augmentait toujours, le vent sifflait dans les ailes. Bientôt, le sifflement cessa, les ailes s’évanouirent et le ciel bleu devint noir. Des étoiles non scintillantes l’entouraient de toutes parts, et Eo comprit qu’il était maintenant un vaisseau interplanétaire, l’un de ces premiers vaisseaux maldroits qui circulaient entre Mars et la Terre. Des météorites le frappaient, un gong d’alarme l’assourdissait, il entendait des voix et des rires enregistrés il y a des siècles par des appareils cybernétiques.

Eo était fatigué, sa conscience s’embrumait par moments. Il lui fallait regagner son siècle pour, après une pause, replonger encore et encore dans la mer appelée « passé ».

Finalement, Eo eut de la chance. Un jour, reparti dans le passé, il vit le retour de l’Albert, Zarika, Borza. Les images se succédaient comme dans un kaléidoscope : la rencontre de Zarika et de Borza devant la porte d’Hôtel Sigma ; un parasol, Zarika et Borza rieurs et heureux, une brassée de fleurs et deux verres avec une boisson posés sur la table ; l’appareil dans lequel ils montent… Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Mais oui, à l’époque, il y avait encore les autojets. Et Sigma, il était alors si petit !

Tiens, voilà le lieu de l’incident ! Le cœur d’Eo battit plus vite. Une pièce ancienne, la nuit… Le rictus d’un animal portant des lunettes. C’est Bouzivse. Eo reconnut sur-le-champ le fameux singe évoqué dans tous les manuels de biologie. Ce n’était pas la photo connue de tout étudiant en biologie, mais Bouzivse lui-même. La réalité, l’imagination ?… Il n’avait pas le temps d’y penser.

Le début de l’épidémie passa devant Eo. Les appareils du service de santé ramassant dans les rues des corps inanimés. Le cordon sanitaire installé autour de la ville.

Sans le vouloir, Eo recherchait Zarika. Où se trouvait-elle ?

Zarika et Borza, en vêtements blancs, planent dans l’air devant un médecin qui, lui aussi, est dans une position saugrenue : il est suspendu dans l’espace la tête en bas, les bras écartés. « Une clinique en apesanteur sur un satellite en orbite circumterrestre », devina Eo. Aussitôt, sa pensée fit un bond de mille ans en avant : « Est-ce que l’apesanteur ne profiterait pas à ceux de l’Orion ? » Non, la question avait été débattue au Nid d’hirondelle juste avant le départ d’Eo pour le GCI.

L’épidémie est éteinte ! A vrai dire, Eo était même déçu par une telle rapidité. Il voulut revoir ce laps de temps et donna l’ordre mental requis. Mais le bond en arrière dut être trop grand.

Eo était cette fois au bord d’une mer. Tout ce qui l’entourait était à la fois connu et inconnu. Les vagues couraient sur le sable. L’air était frais comme au moment de l’aurore. Borza se tenait devant la ligne de ressac. Il ne pouvait intéresser Eo, cet inventeur bizarre, connu uniquement par l’amour qui existait entre Zarika et lui. Eo décida d’aller plus loin, mais il aperçut à la surface de l’eau un point à peine visible. Il vit que c’était Zarika en l’observant mieux.

— J’allais m’inquiéter, dit Borza.

— J’avais tellement envie de nager, lui sourit Zarika, essoufflée. Sais-tu, depuis quand je n’ai pas vu la mer ?

— Depuis cent ans, répondit Borza, et tous deux ri rent.

Eo regardait des tous les côtés : quel endroit était-ce ? Les contours des montagnes lui disaient quelque chose. Le rocher, là-haut, ressemblait au Doigt du diable. Le Nid d’hirondelle ? ! Mais il était situé beaucoup plus haut au-dessus de la mer ! L’aube vint. Zarika et Borza se dirigèrent vers la montagne. Borza portait un objet curieux, ressemblant à un récipient, mais cela n’intéressait plus Eo.

De nouveau, il fouillait dans le temps.

…Une vieille maison à moitié enfouie sous la neige. Des arbres nus et noirs alentour. Eo était perplexe : aucun chemin ne menait à la maison. Serait-elle inhabitée ? Pourquoi était-elle alors dans l’inframémoire du GCI ? Eo rôda longtemps avant de tomber sur des traces. C’étaient celles d’un homme et d’une femme. Il était évident que la marche n’était pas facile, car ils avançaient tout droit, s’enfonçant de temps en temps dans la neige lourde et humide de la fin de l’hiver. Les traces étaient récentes et conduisaient à la maison. Eo décida de préciser d’où était parti le couple. A son étonnement, les traces commençaient dans la neige vierge. « Ils ne sont pas tombés du ciel, quand même ? » pensa Eo, et il comprit tout de suite que c’était pourtant le cas : près d’une empreinte profonde laissée par un pied d’homme, il distingua la trace légère d’une aile. Il fallait croire que le couple était arrivé en autojet. L’homme avait sauté le premier et aidé sa compagne à descendre. C’est à ce moment que l’engin avait touché la neige d’une aile…

Loin derrière la maison, commençaient des plantations de trabo, des fruits jaunes transparaissaient par endroits à travers la neige.

Où donc l’amena l’inframémoire du GCI, qu’il avait réglée sur Zarika ? Sa trace serait-elle perdue au fond des siècles ? Pendant qu’Eo se demandait s’il ne devait pas renoncer, la porte s’ouvrit et deux personnes apparurent sur le perron. Heureusement, c’étaient Zarika et Borza. Celui-ci portait deux paires de skis. Borza aida Zarika à fermer ses fixations, et ils partirent se promener. Zarika, maladroite, n’était sûrement pas une bonne skieuse.

Dès que Borza et Zarika s’éloignèrent, Eo entra dans la maison. A l’époque, on aimait de telles constructions semi-transparentes, considérant qu’une maison devait recevoir un maximum de lumière. Toutefois, ici on devait pouvoir modifier la transparence des murs.

Eo opérait avec la plus grande attention pour ne rien laisser passer de ce qui pourrait être nécessaire au salut de l’équipage de l’Orion. Tel un nuage fantomatique, il inspecta le rez-de-chaussée, passant aisément à travers les murs, n’étant, en somme, que sa propre pensée chercheuse multipliée par l’imagination.

Il comprit que c’était la maison de campagne de Borza. Il paraît que Borza y avait monté un laboratoire. Mais ses travaux n’intéressaient pas Eo. Il songeait à autre chose : et si Zarika avait participé à une expérience de Borza ? Non, on ne pouvait pas l’espérer. Tous les travaux de Zarika étaient depuis longtemps rassemblés, étudiés et commentés.

La maison avait une cave, et Eo s’en fut pour la visiter. Un escalier en colimaçon y menait. Le couloir étroit était éclairé par les murs luminescents. Plusieurs portes donnaient sur lui, et Eo entra au jugé dans l’une d’entre elles. La pièce était vide, sans compter le globe transparent qui était suspendu entre le plafond et le plancher, maintenu, Eo le sentit, par un champ magnétique. A l’intérieur du globe, d’un point éblouissant partait par saccades un flux rouge, qui s’écoulait dans un réseau de capillaires. « Un cœur nucléaire, un modèle antique, songea Eo. Où est donc l’installation elle-même ? » Il passa dans la pièce voisine. En son milieu, Eo vit les contours d’une chose énorme, mais n’eut pas la moindre envie de fouiller dans cet amas de ferraille mélangée à du plastique, du verre et à Dieu sait quoi encore.

Le temps était aux ordres d’Eo. Faisant un léger effort mental, il avança de plusieurs heures. Des voix résonnèrent dans le couloir : Borza et Zarika venaient de rentrer de leur promenade à skis. Bientôt, ils vinrent devant l’installation.

Eo prêta l’oreille.

« …Je regrette, mais elle ne fonctionne pas encore. Et j’ignore si elle marchera jamais », disait Borza.

Zarika lui demanda ce qu’il aurait voulu confectionner avec sa machine. Borza répondit que, pour commencer, il se serait contenté d’une vétille quelconque.

« Avec le champ de forces, j’ai essayé de faire une fourchette à partir d’un morceau d’argent, mais ça n’a pas marché. J’ai voulu, avec des molécules d’aluminium, monter un minuscule mécanisme de levage, toujours sans succès. J’ai fait des milliers d’expériences, j’ai modifié les champs de forces, changé de matériaux, mais sans le moindre résultat. Tu as devant toi un inventeur raté typique », conclut tristement Borza.

Il n’y avait dans cette information rien de nouveau pour Eo, et il s’apprêtait déjà à aller plus loin dans le temps, mais quelque chose le retint.

Borza parlait à Zarika des circuits logiques, des cellules de la mémoire qu’il avait cultivées, de la nouvelle substance pour la machine de synthèse, qu’il avait décidé de tester aujourd’hui.

Eo jeta un regard sur la masse homogène verdâtre qui remplissait la chambre de synthèse, et c’est à ce moment qu’au fond de celle-ci se produisit un mouvement imperceptible. Une partie de la masse s’épaissit, l’autre devint transparente. Une nébuleuse fortement étendue se forma sous les yeux d’Eo, stupéfait. La machine de synthèse, sur laquelle les meilleurs physiciens du monde se cassent la tête jusqu’à présent, aurait-elle fonctionné ? Cet amoncellement de pièces rudimentaires, aurait-il été opérationnel ?

Il semblait que Borza et Zarika n’étaient pas moins abasourdis qu’Eo : effectivement, la machine fonctionnait. Cela sans aucune raison apparente, puisque Borza n’avait rien actionné, n’avait touché à aucun des boutons et autres leviers.

La nébuleuse projeta des rayons, qui tressaillirent au rythme du cœur nucléaire. Eo commença à discerner dans la nébuleuse les contours d’un vaisseau ancien, l’un de ceux qui sont amarrés à jamais au Musée d’astronautique. « Pour eux, on dirait, ce vaisseau n’est pas ancien », pensa-t-il.

Zarika, qui se tenait tout près de la chambre, se tourna vers Borza, voulut parler, mais il lui prit la main et lui chuchota quelque chose avec ardeur. Eo, malgré ses efforts, ne pouvait pas l’entendre. Il faillit pleurer de déception. Entre-temps, la nébuleuse qui représentait le vaisseau se mit à s’estomper. Quelques minutes plus tard, elle se fondit dans la masse verdâtre homogène qui remplissait le conteneur.

Ainsi donc, les historiens mentent, la machine de synthèse avait fonctionné ?

Mais comment avait-elle pu marcher sans même être branchée ? Quel dommage qu’Eo ne pût comprendre ce que Zarika et Borza se dirent ! Ils parlèrent si bas que seuls des mots isolés furent audibles : « hasard… coincidence… champ de forces errant… » Puis, Zarika évoqua une « bouilloire placée sur un réchaud incandescent »… les jeunes gens auraient décidé de prendre du thé.

Prêt à s’en aller, Eo, dépité, remonta l’escalier en colimaçon, traversa lentement le salon et, entendant une conversation, stoppa net.

Zarika persuadait Borza de rédiger un article pour exposer les résultats de ses expériences, y compris l’inexplicable cas du modèle de vaisseau.

Borza refusait.

— Fais-le, Borza, fais-le ! voulut crier Eo, tout en comprenant qu’il ne pouvait être entendu.

— Bon, je le ferai, accepta à contrecœur Borza, et Eo, enthousiasmé, se précipita dans son siècle.

Si seulement Borza a tenu la parole donnée à Zarika, dans l’une des millions de vieilles revues d’il y a mille ans il doit y avoir son article contenant des données exceptionnellement importantes pour Eo.

La recherche de l’article de l’auteur peu connu fut confiée à un appareil cybernétique, et quelques minutes plus tard Eo tenait le gros volume des Annales de physique avec l’article de Borza. Il était suivi d’une critique à l’emporte-pièce, mais cela n’intéressait pas Eo.

Quelle idée simple et éblouissante : utiliser l’effort mental pour mettre en marche la machine de synthèse ! Il fallait rendre justice à Zarika et Borza qui effleurèrent cette idée sans parvenir à la matérialiser.

A cette fin, il fallait un bioémetteur, mais au XXIIe siècle les bioémetteurs étaient encore trop imparfaits.

Il est vrai qu’une expérience, une seule, de Zarika et de Borza fut couronnée de succès : la machine de synthèse démarra et commença à créer un modèle du vaisseau auquel Zarika pensait alors. Certes, le modèle fut imprécis et n’exista pas longtemps, mais ce fut là une victoire grandiose, qui aurait pu faciliter notablement la solution de divers problèmes, déterminer pour des années le développement des sciences… si Zarika et Borza avaient su une chose : descendant l’escalier de la cave, Zarika avait actionné involontairement son bioémetteur.

Maintenant, après la découverte d’Eo, la parole était aux physiciens. Ils devaient synthétiser en une seule substance les milliers de produits que les biologistes avaient trouvés pour secourir l’équipage de l’Orion. C’est avec ce remède qu’on allait pouvoir vaincre la maladie qui l’affectait.

Il y avait encore pas mal de travail, mais une lueur d’espoir commençait déjà à poindre. Désormais, il n’était plus nécessaire de dissoudre les préparations dans l’eau de la fontaine pour les tester sur les passagers de l’Orion, car cela aurait demandé de longues années.

Dans la Cité Verte, on assemblait fébrilement la machine de synthèse destinée à rassembler les propriétés de tous les médicaments. Ainsi, les milliers de ruisseaux ne peuvent-ils pas franchir séparément un obstacle, mais, en formant un seul courant, ils l’emportent.

La construction de la machine de synthèse touchait à sa fin lorsque le chef de Sigma, très nerveux, appela au vidéophone le comité pour le salut des voyageurs de l’Orion.

— Il n’y a plus une seule minute à perdre ! cria-t-il. Ils se préparent à donner l’assaut !…

— Quel assaut ? fit le président du comité, ne comprenant pas.

— C’est simple : ils sont prêts à démolir leur bâtiment pour sortir.

— Et ceux qui ne peuvent pas marcher ?

— Ils les emmènent sur des brancards.

— Incroyable !… marmonna le président du comité. Et le navigateur, le plus souffrant ? Il est dans un état très grave, pratiquement sans connaissance…

— Grigo, ils l’emmènent aussi.

— Qu’avez-vous à craindre ? Les malheureux n’ont pas d’armes, ils ne peuvent rien faire les mains nues, dit le président du comité.

— Les mains nues ! ricana le chef de Sigma. Ils se sont armés de tout ce qu’ils ont pu trouver, y compris les troncs et les grosses branches des arbres de la serre.

— Il nous faut une journée encore pour obtenir le remède, dit le président du comité. Quand doivent-ils donner l’assaut ?

— Immédiatement.

— Pourquoi avez-vous tardé à nous en informer ? fit le président, mécontent.

— Ils ont détruit le système électronique d’alerte…

— C’est désespéré, dit le président du comité. Il faudra les endormir. Donnez ordre à — comment l’ont-ils baptisé ? — Sept-Yeux…

— Ils l’ont mis hors service.

— Alors, ordonnez au système de sécurité d’envoyer du gaz soporifique dans toutes les pièces.

— L’équipage est réuni dans la grande salle, dit le chef de Sigma, ce qui nous facilite la tâche. Sous le sol, il y a des nuages de gaz narcotique.

— Intervenez, dit le président du comité. Demain, nous entamerons le traitement des malades.

— Quel courage ! dit le chef de Sigma. Ils ont préféré la mort à l’inconnu…

— Nous avons fait pour eux tout ce qui était en notre pouvoir, fit remarquer quelqu’un.

— Nous devons faire pour eux davantage encore, répliqua vivement le président du comité.

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