…Elles étaient dures, les nuits blanches du commandant. Joy Argo se remémorait et analysait inlassablement chaque épisode depuis le jour où l’Orion était rentré sur Terre. L’arrivée débutait normalement, Grigo ayant bien orienté le vaisseau. Certes, au cours du vol ils n’avaient pas réussi à communiquer avec les Terriens, pas une seule fois ceux-ci n’étaient apparus sur les écrans du bord. Mais, quoi qu’en disent les techniciens, les équipements de l’Orion étaient peut-être défectueux ? Admettons. Que s’est-il passé ensuite ? On s’était placé en orbite circumterrestre, on avait commencé à rechercher un endroit convenable pour l’atterrissage du canot. Là, on eut la chance de trouver le terrain, dès la deuxième révolution, au-dessus du continent australien. Le cosmodrome où ils pouvaient se poser se trouvait en dessous d’eux. Il ne restait qu’à débarquer sur le canot et descendre. Subitement, Grigo s’entêta, réclamant vaille que vaille trois révolutions complètes. Trois, et pas une de moins.
C’est, paraît-il, par l’exigence soudaine du navigateur que l’enchaînement d’événements étranges avait commencé pour l’équipage.
Grigo ne pouvait fournir aucun argument valable en faveur de son insistance. Il fallait absolument trois révolutions, un point c’est tout !
Admettons que le navigateur était fatigué, à bout de nerfs, pensait Argo, tournant et retournant dans son lit. Ils étaient tous à bout de forces, infiniment émus par les prochaines retrouvailles avec la Terre, où dix siècles s’étaient écoulés depuis leur départ.
Or, même après, Grigo ne put guère expliquer son comportement. « C’était comme une éclipse », disait-il et d’ajouter : « Si j’étais un mystique, je dirais que c’était une voix intérieure. »
Toujours est-il que le canot se posa sur le terrain choisi. A l’atterrissage, il était déjà clair que c’était un véritable cosmodrome. Bizarrerie de plus : il y avait de tels cosmodromes à l’époque du départ de l’Orion. N’avaient-ils pas changé depuis, est-il possible qu’ils n’aient pas été perfectionnés ? Incroyable ! La Terre s’est-elle arrêtée au stade précédent de son évolution ? Ou bien… ou bien y a-t-elle été contrainte ?
C’est alors qu’était né le terrible soupçon que la Terre était abandonnée depuis longtemps par les hommes. Les raisons pouvaient en être nombreuses…
Ils avaient été accueillis par des automates, réunis dans une goutte transparente et brillante. Finalement, c’était normal : la quarantaine, les règles de sécurité, etc. Piotr Braga parla beaucoup alors du service de quarantaine des Terriens, désireux d’apaiser ses compagnons inquiets… Non, il en parla plus tard, lorsque les automates les amenèrent dans ce sacré bâtiment sans issue. Oui, ses renseignements étaient quelque peu caducs, puisqu’ils se rapportaient à l’époque du départ de l’Orion, mais c’était mieux que rien.
Le plus vexant n’était même pas que leur retour sur la planète avait tourné en une absurdité aussi monstrueuse, pas plus qu’ils s’étaient retrouvés dans une prison dont ils ne réussissaient pas à trouver l’issue. Le commandant et ses hommes se sentaient surtout offensés par le fait que leur expédition lointaine, pleine d’efforts titanesques et de risques parfois mortels, s’avérera vaine. A qui allaient-ils transmettre les résultats de leur voyage vers le delta de Céphée ? Pas à Sept-Yeux quand même ?
Le commandant se leva pour aller boire de l’eau. Dans son verre, elle s’était réchauffée, alors qu’il l’aimait glacée, quand elle fait mal aux dents et qu’elle engourdit la langue.
L’immense bâtiment dormait. La salle ronde, au centre de laquelle jouait la fontaine, lui rappelait le salon de l’Orion. Si on retournait à bord du vaisseau ? Parole d’honneur, en vol, c’était plus facile.
Derrière le mur transparent de la salle, tels des fantômes, les arbres étaient secoués dans la nuit par un vent violent. Par endroits, d’autres bâtiments scintillaient, baignant dans un clair de lune bleuâtre. Qui les habitait ? Peut-être, de pauvres hères comme ceux de l’Orion, rentrés de voyages interstellaires ? Des prisonniers de machines ? Assurément, Joy Argo ne percerait jamais ce mystère, pas plus qu’il ne saurait quels nuages tourbillonnent constamment sous le plancher transparent de la grande salle.
Joy but longtemps. Il soufflait un peu, puis rouvrait sa bouche, capturant le jet d’eau froide, où l’on devinait le goût amer de l’amande. Il rentrait chez lui tout doucement, soucieux de ne pas réveiller ceux qui dormaient.
Les portes des chambres, les murs, le plancher, le plafond, tout diffusait une lumière terne.
Devant sa chambre, qu’il avait failli baptiser son compartiment, il hésita. Une idée folle lui vint : lancer un appel, rassembler ses camarades et monter à l’assaut de la forteresse ! Écraser Sept-Yeux, défoncer la porte et retrouver la liberté !
Joy Argo saisit la poignée de la porte, sourit et hocha la tête. Il se peut qu’il faille effectuer une tentative, mais l’heure n’avait pas encore sonné. Même l’assaut le plus élémentaire implique une préparation méticuleuse. Vas-y, commandant, réfléchis, cherche la solution. D’ailleurs, n’est-ce pas ce qu’il faisait ? Sa tête éclatait sous la pression des pensées.
Entré chez lui, Joy referma silencieusement la porte. Le lit étroit et défait semblait répandre une atmosphère d’insomnie.
Le commandant s’assit à la table, étala devant lui les bioblocs, pareils à des crayons de différentes tailles, des feuilles de plastique, pleines de données écrites. C’était la quintessence de ce que l’Orion avait rapporté de son odyssée spatiale.
Non, il ne donnera pas cela à Sept-Yeux, mais uniquement aux hommes, s’il y en a encore sur Terre…
Le commandant examinait l’un après l’autre les feuillets et les biocartouches. Voilà un trésor inestimable pour les astrophysiciens, pour tous les Terriens. Là, il y a tout sur le delta de Céphée, une étoile jadis mystérieuse. Que disait-on avant ? Les Céphéides sont les phares de l’Univers… Ici, on trouve tout : des données exactes sur les variations périodiques de l’éclat, la durée de la période, les paramètres du spectre, les températures des diverses couches stellaires et autres renseignements physiques. Ces montagnes de renseignements attendent leurs interprètes, ceux qui sauront composer un tableau synthétique à partir de ces chiffres épars.
En cours de vol, l’équipage sut déjà ébaucher les grands contours de ce tableau. Le delta de Céphée puise comme un cœur gigantesque. Une formidable poire de caoutchouc qui se gonfle et se dégonfle…
Grâce à leur turbulence, les Céphéides sont visibles de loin. C’est cette particularité qui avait intéressé le Conseil de coordination des Terriens. Si l’on connaît la période et l’éclat visible d’un pulsar, on peut facilement calculer la distance le séparant de la Terre, ce qui est capital pour la navigation cosmique. C’est pour cela que les hommes baptisèrent les Céphéides les phares de l’Univers.
Le Conseil de coordination avait chargé l’Orion de cette mission : étudier l’étoile, établir les origines physiques de ses pulsations. Ayant forcé le secret du delta de Céphée, l’homme comprendra mieux le système de l’Univers, apprendra — pourquoi pas ? — à allumer lui-même de nouveaux phares dans les profondeurs de l’Espace, le long des parcours stellaires les plus fréquentés.
Eh bien, l’Orion s’acquitta de sa mission. Les clés de l’énigme sont là, sur la table du commandant. Mais où sont les mains qui les prendront ? Où sont les Terriens ?…
Le commandant tourna longtemps entre ses doigts l’une des biocartouches, marquée d’une infime éraflure, puis la porta contre sa tempe, bien qu’il sût par cœur tout ce qui y était enregistré.
C’était l’enregistrement de la conversation qu’il eut avec Lioubava, peu après que l’Orion, sur le chemin du retour, sortit de la dernière pulsation, à proximité des frontières du Système solaire.
Joy Argo ferma les yeux, pinça sa barbe. Son regard mental aperçut le compartiment, étroit et peu confortable, de la surveillance extérieure, tout rempli de télescopes et d’équipements pour sortir dans l’espace.
Dans le compartiment, se trouvait le commandant. Ayant trouvé une minute de libre, il examinait au télescope le delta de Céphée. Vue d’ici, cette dernière avait l’air d’une petite étoile comme une autre. « Nous la voyions à peu près ainsi depuis la Terre », songea le commandant.
La porte s’ouvrit. Joy se retourna : Lioubava venait d’entrer dans le local. Enfin, « entrer » n’était pas le mot, puisque l’appareil évoluant en vol libre dépuis sa sortie de la pulsation, on était en apesanteur. Les installations de rotation axiale chargées de créer la gravité à bord n’étaient pas utilisées au retour afin d’économiser le combustible nucléaire.
Lioubava se déplaça habilement vers le commandant en s’accrochant à la barre d’apesanteur. Le commandant regarda la frêle jeune fille se poser à côté de lui. Ses pieds ayant touché le plancher, les ventouses magnétiques claquèrent sourdement. Joy mémorisa pour toujours l’expression bizarre et brûlante de ses yeux.
— Quoi de neuf dans le cosmos, commandant ? dit-elle en rompant la première le silence.
— Je n’arrête pas de repenser au delta de Céphée, sourit-il.
— Oui, on ne l’oubliera pas de sitôt, admit Lioubava.
— Tu veux jeter un coup d’oeil ? demanda le commandant, indiquant le télescope.
Lioubava colla son œil droit contre l’oculaire. Très longtemps, elle regarda l’étoile. Enfin, elle délaissa le télescope et se tourna vivement vers le commandant.
— Joy, ça fait longtemps que je voulais te poser une question…, commença-t-elle et elle s’arrêta.
— Je t’écoute.
— Nous allons rentrer sur Terre… cela ne va plus tarder. Qu’as-tu décidé pour toi ? Veux-tu y rester ? Ou bien vas-tu repartir dans le cosmos ?
— Que représente la Terre pour moi ? répondit Joy. J’y ai si peu d’attaches. Je respirerai un coup, je verrai ce que les Terriens ont réussi à accomplir pendant que nous étions en vol, et je retournerai dans l’espace. C’est mon métier.
— Et où iras-tu ?
— Ça m’est égal, dit-il. J’examinerai les offres du Conseil de coordination. Dieu merci, il y a de la place dans le cosmos. Il se peut que j’aille placer les jalons d’un nouvel itinéraire.
— Des jalons ?
— Je veux dire des phares, expliqua le commandant. C’est-à-dire que j’aurai à transformer les étoiles classiques en pulsars… Et toi, quels projets fais-tu ?
— Je ne sais pas, Joy… Sa voix tremblait.
— Ton avenir est.tracé, dit le commandant. Tu resteras sur la planète, tu fonderas une famille, tu auras des racines…
— Prends-moi avec toi, commandant, prononça soudain Lioubava en le dévisageant.
Les pensées du commandant reprirent leur orbite habituelle.
Essayer d’établir un contact parla biocommunication ? Inutile. S’il y avait des hommes sur Terre, ils se seraient manifestés il y a longtemps d’une façon ou d’une autre.
Il faut agir, se décidait peu à peu Argo.
Les derniers jours, il était surtout préoccupé par le malaise qui commençait à gagner tout l’équipage. C’est, semble-t-il, Brock qui tomba malade le premier. Le commandant remarqua qu’il ne mangeait rien depuis déjà plusieurs jours.
— C’est comme un orage, une hallucination. Je n’y peux rien, prononça Lioubava, déviant son regard. Cela passera, peut-être ? dit-elle en regardant Joy avec espoir.
— Possible, répondit-il tristement.
— Mais je ne le veux pas ! s’exclama Lioubava. Tu comprends ? Partout et toujours, je veux être avec toi. Sur la Terre et dans l’espace.
Sa voix s’entrecoupa. Le commandant retira la biocartouche de sa tempe et la vision du compartiment disparut.
Ceux qui marchaient encore, se relayaient au chevet du navigateur.
Joy avait sa relève dans quatre heures. Il pouvait, ou plutôt il lui fallait dormir, mais le sommeil ne venait pas. Et s’il se couchait quand même ?
S’étant tourné et retourné dans son lit, le commandant se leva — la combinaison légère lui parut être de plomb —, et il se rendit dans la pièce où Grigo était alité. La nuit, les larges couloirs semblaient infinis. La salle centrale, que le commandant traversait, était éclairée par la lune, que l’on apercevait à travers le mur transparent. Les hommes de l’Orion s’étaient déjà habitués au clair de lune bleuâtre. Sous le plancher, sans se presser, voguaient des ombres informes. En dépit du silence, les pas du commandant résonnaient à peine.
S’approchant de la porte derrière laquelle se trouvait Grigo, le commandant s’arrêta et écouta attentivement. Aucun son ne venait de la chambre. C’est Piotr qui était de service : il avait senti une amélioration dans son état de santé et il se proposait pour veiller Grigo.
Argo entrouvrit la porte, et Piotr se glissa dans le couloir. Le visage blanc du mathématicien était figé comme un masque. « Je dois avoir le même air que lui », songea le commandant en interceptant le regard de Braga.
Piotr referma doucement la porte derrière lui et s’adossa au mur.
— Alors, comment va-t-il ? chuchota le commandant.
— Dieu merci, il s’est endormi.
— Pas d’amélioration ?
— Penses-tu ! C’est encore une chance qu’il n’y ait pas d’aggravation. Il a mis du temps à s’endormir. Il n’y a pas longtemps, il a déliré.
— Quelque chose de nouveau ?
— Toujours pareil. Il n’arrive pas à oublier ces malheureuses trois révolutions. On dirait que c’est devenu une obsession chez lui.
Le commandant caressa sa barbe.
— Sept-Yeux aussi nous a abandonnés, dit-il.
— Il n’est pas tout-puissant, soupira Piotr. Il faut croire qu’il est incapable de trouver le remède contre notre mal.
— Eh bien, recherchons-le nous-mêmes, dit le commandant.
— C’est-à-dire, Joy ?
— Après, après… Dis-moi plutôt ce que tu donnes à Grigo.
— C’est curieux, ça, s’anima Piotr. Tu te souviens, Sept-Yeux refusait tout médicament aux malades. Il ne pouvait rien nous donner…
— Ou bien il ne le voulait pas, rectifia Joy.
— Sept-Yeux s’est borné à donner un conseil aux malades : boire davantage, à la fontaine.
— Bon. Va dire à tous ceux qui peuvent encore marcher de venir dans la salle centrale. Ayant regardé autour de lui et baissé la voix jusqu’à un murmure à peine audible, il expliqua : — On prépare l’assaut.
— Et Sept-Yeux ?
— Pense à un procédé pour le déconnecter. Que les techniciens fabriquent des armes blanches avec les moyens du bord.
— Mais nous pourrions détraquer le système de Sept-Yeux, chuchota le mathématicien, apeuré.
— Justement c’est notre but maintenant, sourit malicieusement le commandant. Vas-y et exécute les ordres.
— Mais… je suis de service…, bredouilla Piotr.
— Je te relaie.
— Regarde-toi donc ! Tu devrais garder le lit.
— Vas-y, Piotr. C’est un ordre.
Braga disparut à un détour du couloir et Joy entra dans la pièce. Le navigateur s’agitait sur son lit, respirant péniblement. Malgré la fièvre — tout son corps dégageait une forte chaleur — Grigo était pâle comme la mort.
— A boire, râla-t-il sans ouvrir les yeux.
Le commandant loucha sur la carafe posée sur la tablette de chevet mais ne s’en servit pas. Lui aussi avait terriblement soif.
Un lointain matin se levait derrière les murs du bâtiment. Les nuages qui tourbillonnaient tout le temps sous le sol venaient d’acquérir un aspect nouveau, sinistre. Ils étaient gris, parfois à moitié transparents, ils étaient maintenant gonflés et noirs comme avant un orage.
— C’est la pieuvre qui lâche des nuages de cette couleur quand elle est menacée, dit quelqu’un en tapant du pied sur le sol.
— Et dire que le canon à laser permettant de pulvériser les météorites est resté à bord de l’Orion, soupira Piotr.
— Oui, nos armes ne sont pas fameuses, dit quelqu’un. Soyons francs, elles sont même rudimentaires.
— Comme celles des pithécanthropes, ajouta Brock, qui faisait étalage de ses connaissances sur l’histoire de la Terre.
Joy Argo examina l’assistance, retint son regard sur les brancards entassés près de la fontaine. Les conversations se turent.
— Nous allons nous diviser en commandos d’assaut, dit-il. Le premier tentera de défoncer la porte. Le deuxième sera chargé de maintenir la brèche ouverte : il est possible que son matériau se reforme tout seul…
Les visages, blancs comme de la craie, des membres de l’équipage étaient pleins de détermination.
— Je passerai devant, dit le commandant, terminant par cette phrase ses brèves instructions.