La planète solitaire, Port – unique planète d’un soleil esseulé dans un secteur galactique proche du vide interstellaire – était en état de siège.
Au sens strictement militaire du terme, on pouvait bien parler de siège, car aucune région de l’espace de ce côté de la Galaxie, au-delà de vingt parsecs, n’était hors de portée des bases avancées du Mulet. Au cours des quatre mois qui s’étaient écoulés depuis la chute fracassante de la Fondation, les communications de Port s’étaient trouvées coupées, comme une toile d’araignée sous le fil du rasoir. Les astronefs de Port convergèrent vers leur monde d’attache, et la planète elle-même n’était plus maintenant qu’une base de combat.
A d’autres égards, l’état de siège était plus prononcé encore : car déjà l’ombre du désespoir et de la catastrophe pesait sur ce monde…
Bayta suivit la travée rose, passant devant les rangées de tables aux plateaux en matière plastique laiteuse, et y trouva machinalement sa place. Elle s’installa sur sa chaise à dossier droit, répondit mécaniquement aux salutations qu’elle n’entendait qu’à moitié, passa sur son œil las une main non moins lasse et prit le menu.
Elle eut le temps d’éprouver une violente réaction de dégoût en constatant la présence de divers plats de moisissures cultivées, qui étaient considérées sur Port comme des mets délicats, et que son goût formé sur la Fondation trouvait immangeables… Puis elle s’aperçut qu’on sanglotait auprès d’elle et leva les yeux.
Jusqu’alors, elle n’avait guère prêté attention à la présence de Juddee, une blonde insignifiante au nez épaté, assise en face d’elle. Mais voilà que Juddee pleurait, mordant fébrilement un mouchoir trempé et refoulant ses sanglots, son pâle visage marbré de rouge. Elle avait rejeté sur ses épaules sa tenue antiradiations, et son casque transparent était tombé dans son dessert et resté là.
Bayta alla rejoindre les trois filles qui se relayaient pour appliquer l’éternelle technique, éternellement inefficace, consistant à tapoter l’épaule, à caresser les cheveux et à murmurer des phrases de consolation inintelligibles.
« Qu’est-ce qui se passe ? » chuchota-t-elle.
L’une des filles se tourna vers elle et dit en haussant les épaules :
« Je ne sais pas. » Puis, sentant ce que son geste avait de peu efficace, elle tira Bayta à part. » Je crois qu’elle a eu une rude journée. Et elle s’inquiète pour son mari.
— Il est en patrouille dans l’espace ?
— Oui. »
Bayta tendit vers Juddee une main amicale.
« Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous, Juddee ? fit-elle d’une voix dont le ton ferme contrastait avec les plats bavardages des autres.
— J’ai déjà manqué une fois cette semaine… fit Juddee en levant vers elle un regard un peu vexé.
— Alors, ça fera deux. Si vous essayez de rester, vous savez, vous manquerez simplement trois jours la semaine prochaine : alors, rentrer chez vous maintenant, c’est faire preuve de patriotisme. Est-ce qu’une de vous travaille dans son service ? Bon, si vous vous occupiez de sa carte ? Mais vous feriez mieux de passer d’abord aux lavabos, Juddee, et de remettre les pêches à la crème à leur place. Allons ! Filez ! »
Bayta regagna sa place et reprit le menu. Ce genre d’attitude était contagieux. En ces temps de nervosité, une fille qui pleurait suffisait à plonger dans l’hystérie tout son service.
Bayta se décida, pressa le bouton qu’il fallait et remit le menu dans sa niche. La grande fille brune en face d’elle disait :
« Nous ne pouvons pas faire grand-chose d’autre que de pleurer, n’est-ce pas ? »
Ses lèvres étonnamment pleines remuaient à peine, et Bayta remarqua qu’elle arborait ce demi-sourire artificiel qui était le fin du fin dans la sophistication.
Bayta réfléchit à ce que cette phrase contenait de perfide allusion et accueillit avec plaisir la diversion procurée par l’arrivée de son déjeuner, grâce au plateau monté sur ascenseur de son unité. Elle déchira soigneusement l’emballage où se trouvaient ses couverts et les réchauffa comme elle put dans ses mains.
« Vous ne trouvez rien d’autre à faire, Hella ? dit-elle.
— Oh ! si. Si ! » D’un petit geste habile, elle lança le mégot de sa cigarette dans le petit réduit prévu à cet effet, et la minuscule pile atomique la désintégra avant qu’elle eût touché le fond. » Par exemple, dit Hella en croisant ses mains soignées sous son menton, je pense que nous pourrions conclure un accord avec le Mulet et faire cesser toute cette absurdité. Mais moi, je ne dispose pas des… heu… des moyens nécessaires pour filer quand le Mulet arrive. » Bayta ne broncha pas. Elle reprit d’un ton léger et indifférent : » Vous n’avez pas de frères ni de mari qui se battent, n’est-ce pas ?
— Non. Tout ce qui joue en ma faveur est de ne pas voir de raison au sacrifice des frères et des maris des autres.
— Le sacrifice sera d’autant plus certain quand il s’agira de capituler.
— La Fondation a capitulé et elle connaît la paix. Nos hommes sont toujours absents et la Galaxie est contre nous. »
Bayta haussa les épaules et dit d’un ton suave :
« Je crois malheureusement que c’est surtout le premier de ces deux inconvénients qui vous gêne. »
Elle se retourna vers son plat de légumes et le termina, dans le lourd silence qui pesait autour d’elle. Personne n’avait pris la peine de répondre au cynisme de Hella. Elle sortit rapidement, après avoir pressé le bouton qui libérait son unité pour le prochain occupant.
Trois sièges plus loin, une nouvelle murmura à Hella :
« Qui était-ce ?
— La nièce de notre coordinateur, murmura Hella. Vous ne le saviez pas ?
— Ah ! oui ? fit l’autre en suivant Bayta des yeux. Qu’est-ce qu’elle fait ici ?
— Elle travaille simplement au montage. Vous ne savez donc pas que c’est à la mode d’être patriote ? Tout ça est si démocratique que ça me donne envie de vomir.
— Voyons, Hella, dit la fille dodue qui se trouvait à sa droite. Elle ne nous a encore jamais brandi son oncle à la figure. Pourquoi ne laissez-vous pas tomber ? »
Hella toisa sa voisine d’un regard méprisant et alluma une autre cigarette.
La nouvelle écoutait la comptable assise en face d’elle, qui pérorait avec animation.
« … Et il paraît qu’elle était dans la crypte de Seldon quand il a parlé… et il paraît que le Maire était dans tous ses états, qu’il y a eu des bagarres. Elle s’est enfuie avant l’arrivée du Mulet et il paraît qu’elle a fait un voyage épouvantable… qu’elle a dû franchir le blocus. Je me demande pourquoi elle n’en fait pas un livre, avec la popularité qu’ont les livres de guerre de nos jours. Et puis il paraît qu’elle était sur le monde du Mulet aussi… Kalgan, vous savez, et… »
La sonnerie retentit et la salle à manger se vida lentement. La comptable continuait son récit, interrompu seulement par les » Vraiment ? » de la nouvelle, placés au bon moment. Les éclairages étaient masqués par groupes, dans une lente progression vers l’obscurité annonciatrice du sommeil pour les gens vertueux et travailleurs, lorsque Bayta rentra chez elle.
Toran l’accueillit sur le seuil, une tranche de pain beurré à la main.
« Où étais-tu ? » demanda-t-il, la bouche pleine. Puis, d’une voix plus distincte : » J’ai improvisé une sorte de dîner. Si c’est peu de chose, ne me le reproche pas. »
Mais elle l’examinait avec des yeux ronds :
« Torie ! Où est ton uniforme ? Qu’est-ce que tu fais en civil ?
— Ce sont les ordres, Bay. Randu est planqué quelque part avec Ebling Mis, et du diable si je sais à quoi tout ça rime. Tu as toutes les nouvelles.
— Est-ce que je pars ? » fit-elle en s’approchant de lui.
Il l’embrassa avant de répondre :
« Je crois. Ce sera sans doute dangereux ?
— Qu’est-ce qui n’est pas dangereux.
— C’est bien vrai. Oh ! à propos, j’ai déjà fait chercher Magnifico, il doit donc venir aussi.
— Tu veux dire que son concert à l’usine des moteurs devra être annulé ?
— Evidemment. »
Bayta passa dans la pièce voisine et s’assit devant un repas qui offrait tous les signes de l’improvisation. Elle coupa les sandwiches en deux d’un geste précis et dit :
« C’est dommage pour le concert. Les filles de l’usine l’attendaient avec impatience. Magnifico aussi, d’ailleurs. Il est vraiment bizarre.
— Il éveille ton complexe maternel, Bay, voilà tout. Un jour nous aurons un bébé et tu oublieras Magnifico.
— Il me semble, marmonna Bayta dans son sandwich, que tu éveilles bien suffisamment mon complexe maternel. » Elle reposa son sandwich et resta grave un moment. » Torie…
— Oui ?
— Torie, j’étais à la Mairie aujourd’hui… au bureau de production. C’est pourquoi j’étais si en retard.
— Que faisais-tu là-bas ?
— Eh bien… fit-elle d’un ton hésitant. Ça empire. Je ne pouvais plus supporter de rester à l’usine. Le moral est très bas. Les filles éclatent en sanglots sans raison. Celles qui ne tombent pas malades deviennent moroses. Dans mon département, la production n’est pas le quart de ce qu’elle était quand je suis arrivée, et il n’y a pas un jour où nous soyons au complet.
— Bon, fit Toran. Mais qu’est-ce que tu faisais au bureau de production ?
— Je posais quelques questions. Et c’est comme ça partout sur Port, Torie. La production baisse, la sédition se développe. Ainsi que le mécontentement. Le chef de bureau s’est contenté de hausser les épaules – après m’avoir fait faire antichambre une heure et ne m’avoir reçue que parce que j’étais la nièce du coordinateur – et il m’a dit que tout ça le dépassait. Franchement, je crois qu’il s’en fiche.
— Voyons, Bay, ne dis pas des choses comme ça.
— Je t’assure, fit-elle d’un ton farouche. Je te dis qu’il y a quelque chose qui ne va pas. C’est la même horrible déception que j’ai éprouvée dans la crypte quand Seldon nous a abandonnés. Tu l’as éprouvée toi aussi.
— En effet.
— Eh bien, reprit-elle avec ardeur, ça recommence. Et nous ne pourrons jamais résister au Mulet. Même si nous avions du matériel, nous n’avons pas le cœur, l’âme, la volonté… Torie, c’est inutile de se battre… »
Toran ne se souvenait pas d’avoir jamais vu Bayta pleurer, et elle ne pleurait pas en ce moment, pas vraiment. Mais Toran posa une main légère sur son épaule et murmura :
« N’y pense plus, chérie. Je sais ce que tu veux dire. Mais il n’y a rien…
— Non, il n’y a rien à faire ! C’est ce que tout le monde dit… Alors nous restons assis à attendre que le couteau s’abatte. »
Elle reprit ce qui restait de son sandwich. Silencieusement, Toran faisait les lits. Dehors, il faisait complètement nuit.
Randu, en qualité de coordinateur nouvellement nommé – ce qui était un poste de guerre – de la confédération des villes de Port, s’était vu attribuer sur sa propre demande une pièce tout en haut d’un immeuble, par la fenêtre de laquelle il pouvait contempler les toits et la verdure de la ville. Maintenant que les lumières s’estompaient, la ville retombait dans la grisaille de l’ombre. Randu préférait ne pas s’attarder sur ce symbole.
Il dit à Ebling Mis, dont le regard ne quittait pas le gobelet de liquide rouge qu’il tenait à la main :
« On dit sur Port que, quand les lumières s’éteignent, c’est l’heure de dormir pour les gens vertueux et travailleurs.
— Vous dormez beaucoup ces temps-ci ?
— Non ! Je suis désolé de vous faire venir si tard, Mis. Mais en ce moment, j’aime mieux la nuit. N’est-ce pas curieux ? Les gens de Port se conditionnent très strictement au fait que l’absence de lumière signifie le sommeil. Moi aussi. Mais maintenant, c’est différent…
— Vous vous cachez, dit Mis sans ambages. En période de veille, vous êtes entouré de gens, et vous sentez sur vous leurs regards et leurs espoirs. Vous ne pouvez plus le supporter. Pendant la période de sommeil, vous vous sentez libre.
— Vous aussi, vous ressentez cet horrible sentiment de défaite ?
— Moi aussi, dit Ebling Mis en hochant lentement la tête. C’est une psychose collective, une horrible panique. Par la Galaxie, Randu, à quoi vous attendez-vous donc ? Vous avez toute une civilisation élevée dans la croyance aveugle qu’un héros populaire du passé a tout prévu et s’occupe de tous les détails. Cette attitude a des caractéristiques religieuses, et vous savez ce que ça veut dire ?
— Pas le moins du monde. »
Mis n’était guère enchanté de devoir donner des explications. Il n’aimait pas cela. Il grommela donc, contempla le long cigare qu’il roulait d’un air songeur entre ses doigts et dit :
« C’est une attitude caractérisée par de fortes réactions de foi. Des opinions inébranlables. Sauf en cas de choc violent, où l’on observe alors une complète déroute mentale. Dans les cas bénins : hystérie, sentiment morbide d’insécurité. Dans les cas graves : folie et suicide.
— Quand Seldon nous fait défaut, observa Randu en se mordant un ongle, autrement dit quand nos béquilles disparaissent alors que nous nous appuyons dessus depuis si longtemps, nos muscles sont atrophiés, et nous ne pouvons plus nous tenir debout.
— C’est ça. C’est une métaphore un peu maladroite. Mais c’est ça.
— Et vous, Ebling, où en sont vos muscles ? » Le psychologue exhala lentement une bouffée de fumée. » Rouillés, mais pas atrophiés. Ma profession m’a amené à quelque réflexion indépendante.
— Et vous voyez une issue ?
— Non, mais il doit y en avoir une. Peut-être Seldon n’a-t-il pas prévu le Mulet. Peut-être n’a-t-il pas garanti notre victoire. Mais alors, il n’a pas non plus garanti la défaite. Il est simplement en dehors du coup et nous sommes livrés à nous-mêmes. Le Mulet peut être vaincu.
— Comment ?
— Par la seule façon dont on peut vaincre quelqu’un : en attaquant son point faible. Comprenez, Randu, que le Mulet n’est pas un surhomme. Tout le monde s’en apercevra s’il finit par être vaincu. Il représente simplement un élément inconnu, et les légendes ont tôt fait de s’amasser. Il paraît que c’est un mutant. Et alors ? Pour les ignorants, un mutant signifie un surhomme. Il n’en est rien.
« On a estimé que plusieurs millions de mutants naissent chaque jour dans la Galaxie. Sur ces plusieurs millions, tous, sauf un ou deux pour cent, peuvent être décelés seulement par des examens microscopiques et chimiques. Sur ces un ou deux pour cent de macromutants, c’est-à-dire ceux dont les mutations sont décelables à l’œil nu ou à l’esprit nu, tous sauf un ou deux pour cent sont des monstres, bons tout au plus pour les parcs d’attractions, les laboratoires et la mort. Enfin, sur les quelques macromutants dont les mutations sont bénéfiques, presque tous sont des curiosités inoffensives, insolites sur un seul point, normaux – et souvent subnormaux – à presque tous autres égards. Vous me comprenez, Randu ?
— Oui. Mais, et le Mulet ?
— En supposant alors que le Mulet soit un mutant, on peut imaginer qu’il possède quelque attribut, sans doute mental, qu’il peut utiliser pour conquérir des mondes. Mais sur les autres plans, il a certainement ses lacunes qu’il nous faut repérer. Il ne serait pas si secret, il ne fuirait pas tant les regards d’autrui, si ces lacunes n’étaient pas visibles et fatales. A condition qu’il soit bien un mutant.
— Y a-t-il une autre possibilité ?
— Il se pourrait. Les preuves de mutation proviennent du capitaine Han Pritcher, membre de ce qui était autrefois le service de renseignement de la Fondation. Il a tiré ses conclusions des vagues souvenirs de ceux qui prétendaient connaître le Mulet – ou quelqu’un qui aurait pu être le Mulet – dans son enfance et sa prime jeunesse. Pritcher a travaillé là sur des renseignements bien minces, et les éléments qu’il a recueillis auraient pu être semés par le Mulet délibérément, car il est certain que le Mulet a été grandement aidé par la réputation qu’il s’est acquise d’être un mutant-surhomme.
— Voilà qui est intéressant. Depuis quand pensez-vous cela ?
— Je ne l’ai jamais pensé, dans le sens de croire. C’est seulement une hypothèse qu’il faut envisager. Supposez, par exemple, que le Mulet ait découvert une forme de radiation capable d’annihiler l’énergie mentale, tout comme il en possède une qui annihile les réactions atomiques. Cela pourrait expliquer ce qui nous frappe maintenant… et ce qui a frappé la Fondation. »
Randu semblait plongé dans un silence maussade.
« Qu’ont donné vos recherches sur le bouffon du Mulet ?
— Rien jusqu’à maintenant, fit Ebling Mis d’un ton hésitant. Mais, Randu, si mes instruments mathématiques étaient à la hauteur, à partir du clown je pourrais analyser complètement le Mulet. Alors, nous le tiendrions. Nous pourrions éclaircir le mystère des étranges anomalies qui m’ont déjà frappé.
— Telles que ?…
— Réfléchissez, mon cher. Le Mulet a battu comme il l’a voulu les flottes de la Fondation, mais il n’a pas réussi une seule fois à obliger les flottes beaucoup plus faibles des Marchands Indépendants à battre en retraite en combat. La Fondation s’est effondrée au premier choc ; les Marchands Indépendants résistent à toute sa force. Il a commencé par utiliser son champ d’extinction sur les armes atomiques des Marchands Indépendants de Mnémon. L’élément de surprise leur a fait perdre cette bataille, mais ils ont riposté. Il n’a jamais pu utiliser de nouveau son champ d’extinction avec succès contre les Indépendants.
« Mais, à différentes reprises, le système a de nouveau fonctionné contre les forces de la Fondation. Il a fonctionné sur la Fondation elle-même. Pourquoi ? Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est parfaitement illogique. Il doit donc exister des facteurs que nous ignorons.
— La trahison ?
— C’est du boniment, Randu. Il n’y avait pas un homme sur la Fondation qui ne fût pas sûr de la victoire. Qui trahirait un camp sûr de vaincre ? »
Randu s’approcha de la fenêtre incurvée et son regard se perdit vers l’invisible.
« Mais nous sommes certains de perdre maintenant, même si le Mulet avait mille points faibles, s’il avait des trous dans sa défense… »
Il ne se retourna pas. Son dos voûté, les gestes nerveux de ses mains étaient assez éloquents.
« Nous nous sommes facilement échappés après l’épisode de la crypte, Ebling. D’autres auraient pu s’échapper tout aussi bien. Quelques-uns y sont parvenus. Mais la plupart ont échoué. On aurait pu prendre des contre-mesures vis-à-vis du champ d’extinction. Cela demandait de l’ingéniosité et une certaine dose de travail. Tous les astronefs de la flotte de la Fondation auraient pu gagner Port ou d’autres planètes voisines, pour continuer la lutte comme nous l’avons fait. Il n’y en a pas un pour cent qui ait adopté cette solution. En fait, ils sont tous passés à l’ennemi.
« Le mouvement de résistance de la Fondation, sur lequel la plupart des gens ici semblent s’appuyer si fort, n’a donc jusqu’à maintenant rien accompli. Le Mulet a été assez fin politique pour permettre de sauvegarder les propriétés et les bénéfices des grands Marchands, et ils ont rallié ses rangs.
— Les ploutocrates ont toujours été contre nous, déclara Ebling Mis.
— Mais aussi, ils ont toujours détenu le pouvoir. Ecoutez, Ebling. Nous avons toutes raisons de croire que le Mulet ou ses agents ont déjà pris contact avec des membres influents des Marchands Indépendants. On sait que dix au moins de vingt-sept mondes marchands sont passés au Mulet. Peut-être dix autres hésitent-ils. Il y a des personnalités, sur Port même, qui ne seraient pas mécontentes d’accepter la domination du Mulet. Cela semble être une tentation insurmontable que de renoncer à un pouvoir politique compromis si cet abandon doit assurer votre emprise sur les affaires économiques.
— Vous ne pensez pas que Port puisse combattre le Mulet ?
— Je ne pense pas que Port le fera. » Randu tourna vers le psychologue un visage inquiet. » Je crois que Port attend de capituler. C’est pour vous dire cela que je vous ai fait venir. Je veux que vous quittiez Port.
— Déjà ? » fit Ebling Mis stupéfait.
Randu se sentait affreusement las.
« Ebling, vous êtes le plus grand psychologue de la Fondation. Les véritables maîtres psychologues ont disparu avec Seldon, mais vous êtes ce que nous avons de mieux. Vous représentez notre seule chance de vaincre le Mulet. Vous ne pouvez y parvenir ici : il faudra que vous alliez sur ce qui reste de l’Empire.
— Sur Trantor ?
— Exactement. Ce qui jadis était l’Empire n’est aujourd’hui que décombres, mais il doit rester quelque chose au centre. C’est là-bas qu’ils ont les archives, Ebling. Peut-être en apprendrez-vous plus en psychologie mathématique ; assez, peut-être, pour pouvoir interpréter l’esprit du clown. Bien entendu, il partira avec vous.
— Je doute qu’il accepte, répondit Mis sèchement, même par crainte du Mulet, à moins que votre nièce ne l’accompagne.
— Je le sais. Toran et Bayta partent avec vous pour cette raison précise. Et, Ebling, il y a une autre mission, plus importante. Hari Seldon, il y a trois siècles, a institué deux Fondations : l’une à chaque extrémité de la Galaxie. Il faut que vous trouviez cette seconde Fondation. »
Le palais du Maire – ce qui avait été jadis le palais du Maire – était une vague silhouette dans l’ombre. La ville était silencieuse et soumise au couvre-feu, et la brume laiteuse de la Galaxie, où brillait ça et là une étoile solitaire, dominait le ciel de la Fondation.
En trois siècles, la Fondation, de refuge d’un petit groupe de savants, était devenue un Empire marchand tentaculaire qui s’étendait loin sur la Galaxie ; mais six mois avaient suffi pour la faire passer de ce sommet au statut d’une autre province conquise.
Le capitaine Han Pritcher refusait de l’admettre.
Le calme morne de la ville plongée dans la nuit, le palais sans lumière occupé par l’intrus, c’étaient là des symboles assez parlants, mais le capitaine Han Pritcher, qui venait de franchir l’enceinte extérieure du palais, avec sa minuscule bombe atomique sous la langue, ne voulait pas comprendre.
Une ombre approcha : le capitaine baissa la tête.
« Le système d’alarme n’a pas changé, capitaine, murmura la voix. Avancez ! Il ne se déclenchera pas. »
Le capitaine se baissa pour franchir le passage voûté et suivit le chemin bordé de fontaines, vers ce qui avait été jadis le jardin d’Indbur.
Quatre mois auparavant, c’était le fameux jour dans la crypte, ce jour dont il préférait ne pas se souvenir. Une à une, les impressions qu’il en gardait lui revenaient, inopportunes, surtout la nuit.
Le vieux Seldon, prononçant ses paroles bienveillantes qu’on avait été consterné de trouver fausses ; le désordre qui s’était ensuivi ; Indbur avec son costume de Maire, ridiculement vif, et son visage pâle aux traits tirés ; la foule affolée, qui s’était aussitôt rassemblée, attendant sans bruit la capitulation inévitable ; le jeune homme, Toran, disparaissant par une porte latérale avec le bouffon du Mulet sur son épaule.
Et lui-même, qui avait quand même fini par sortir de là, pour retrouver sa voiture hors d’état de marche.
Se frayant un chemin à coups d’épaule à travers la cohue qui, déjà, quittait la ville pour une destination inconnue.
Se dirigeant aveuglément vers les diverses tanières qui étaient, qui avaient été le quartier général d’une résistance démocratique en plein déclin depuis quatre-vingts ans.
Et les tanières étaient vides.
Le lendemain, de noirs astronefs étrangers étaient apparus dans le ciel, se posant doucement parmi les maisons de la ville voisine. Le capitaine Han Pritcher avait senti le désespoir l’accabler.
Il était aussitôt parti en voyage.
En trente jours, il avait parcouru plus de trois cents kilomètres à pied, empruntant les vêtements d’un ouvrier des usines hydroponiques dont il avait trouvé le corps au bord de la route, et s’était laissé pousser une barbe toute rousse…
Et il avait découvert ce qui restait du mouvement de résistance.
La ville était Newton ; le quartier, un faubourg résidentiel jadis élégant et qui lentement déclinait vers la misère ; la maison, une maison comme les autres ; et l’homme, un personnage trapu, aux petits yeux, dont on voyait les poings crispés dans ses poches, et qui s’obstinait à rester sur le pas de sa porte, bloquant le passage.
« Je viens de la part de Miran, marmonna le capitaine.
— Miran est en avance cette année, dit l’homme, répondant par la formule convenue.
— Pas plus que l’année dernière », reprit le capitaine. Mais l’homme ne s’écartait toujours pas. » Qui êtes-vous ? dit-il.
— Vous n’êtes pas le Renard ?
— Vous répondez toujours en interrogeant ? »
Le capitaine se maîtrisa et dit :
« Je suis Han Pritcher, capitaine de la flotte et membre du Parti Démocratique Clandestin. Voulez-vous me laisser entrer ? »
Le Renard s’écarta.
« Mon vrai nom est Orum Palley », dit-il en tendant la main. Le capitaine la serra.
La pièce était bien tenue mais sans luxe. Dans un coin, on apercevait un magnifique projecteur de vidéolivres, où l’œil militaire du capitaine crut reconnaître un fusil camouflé d’un calibre respectable. L’objectif était braqué sur la porte et l’appareil pouvait sans doute être commandé à distance.
Le Renard suivit le regard de son visiteur barbu et sourit.
« Oui ! fit-il. Cela date du temps d’Indbur et de ses vampires à cœur de laquais. Mais ça ne servirait pas à grand-chose contre le Mulet, hein ? Rien ne servirait contre le Mulet. Vous avez faim ? »
Le capitaine hocha la tête.
« Si ça ne vous ennuie pas d’attendre, j’en ai pour une minute. » Le Renard prit les boîtes dans un placard et en plaça deux devant le capitaine Pritcher. » Gardez le doigt dessus et ouvrez-les quand elles seront assez chaudes. Mon thermostat est en panne. Des choses comme ça vous rappellent qu’on est en guerre… ou qu’on y était, hein ? »
Il avait pourtant dit cela sans jovialité, et son regard était songeur. Il s’assit en face du capitaine et dit :
« S’il y a chez vous quelque chose qui ne me plaît pas, il ne restera de l’endroit où vous êtes qu’une marque de brûlure. Vous le savez ? »
Le capitaine ne répondit pas. Les boîtes devant lui s’ouvrirent sur une simple pression.
« Du ragoût ! dit brièvement le Renard. Désolé, mais le ravitaillement n’est pas facile.
— Je sais, dit le capitaine. (Il mangeait rapidement, sans lever les yeux.)
— Je vous ai vu autrefois, dit le Renard. J’essaie de me souvenir. Vous n’aviez pas de barbe alors.
— Ça fait trente jours que je ne me suis pas rasé. » Puis, d’un ton âpre, il reprit : » Qu’est-ce que vous voulez ? J’avais les mots de passe normaux. J’ai des papiers d’identité.
— Oh ! fit l’autre en protestant de la main, je vous accorde que vous êtes bien Pritcher. Mais il y en a des tas qui ont les mots de passe, et les cartes d’identité, et l’identité… et qui sont quand même avec le Mulet. Vous avez déjà entendu parler de Levvaw ?
— Oui.
— Il est avec le Mulet.
— Quoi ? Il…
— Eh oui. C’était lui qu’on appelait l’Irréductible. » Le Renard eut un petit rire silencieux et sans gaieté. » Et puis il y a Willig : avec le Mulet ! Garre et Noth : avec le Mulet ! Alors, pourquoi pas Pritcher ? Comment voulez-vous que je sache ? »
Le capitaine se contenta de secouer la tête.
« Mais ça n’a pas d’importance, murmura le Renard. Ils doivent avoir mon nom, si Noth est passé dans l’autre camp… alors, si vous êtes bien ce que vous prétendez être, vous risquez plus que moi. »
Le capitaine avait fini de manger. Il se renversa en arrière.
« Si vous n’avez pas d’organisation ici, où puis-je en trouver une ? La Fondation a peut-être capitulé, mais moi pas.
— Vraiment ? Vous ne pouvez pas errer à jamais, capitaine. Les hommes de la Fondation doivent avoir des permis de circuler pour aller d’une ville à l’autre, maintenant. Vous le savez ? Et aussi des cartes d’identité. Vous en avez ? Et puis, tous les officiers de l’ancienne flotte ont été priés de se présenter au quartier général des forces d’occupation le plus proche. Ça vous concerne, hein ?
— Oui, fit le capitaine d’une voix dure. Vous croyez que c’est par peur que je voyage comme ça. J’étais sur Kalgan peu de temps après la capitulation devant le Mulet. Au bout d’un mois, aucun des officiers de l’ancien Seigneur n’était en liberté, car ils étaient les chefs militaires tout indiqués en cas de révolte. La résistance a toujours su qu’aucune révolution ne peut réussir sans le contrôle d’au moins une partie de la flotte. Le Mulet le sait aussi, évidemment.
— C’est assez logique, fit le Renard. Le Mulet est minutieux.
— Je me suis débarrassé de mon uniforme dès que j’ai pu. J’ai laissé pousser ma barbe. Il y a peut-être une chance que d’autres en aient fait autant.
— Vous êtes marié ?
— Ma femme est morte. Je n’ai pas d’enfant.
— Pas d’otage pour vous, alors ?
— Non.
— Vous voulez mon avis ?
— Si vous en avez un.
— J’ignore quelle est la politique du Mulet, et ce qu’il a l’intention de faire, mais jusqu’à maintenant, on a laissé tranquilles les travailleurs spécialisés. Les salaires ont augmenté. La production de toutes sortes d’armes atomiques est en plein essor.
— Ah oui ? Ça vous sent une nouvelle offensive.
— Je ne sais pas. Le Mulet est astucieux, et peut-être cherche-t-il seulement à se concilier les ouvriers. Si Seldon n’a pas été capable de le deviner avec toute sa psychohistoire, ce n’est pas moi qui vais essayer. Mais vous avez des vêtements de travailleur. Ça suggère quelque chose, non ?
— Je ne suis pas un ouvrier spécialisé.
— Vous avez suivi un cours militaire en science atomique, non ?
— Certainement.
— Ça suffit. La compagnie des roulements pour champ atomique est en ville. Dites-leur que vous avez de l’expérience. Les salopards qui faisaient tourner l’usine pour Indbur continuent à la faire fonctionner… pour le Mulet. Ils ne vous poseront pas de questions, dès l’instant qu’ils ont besoin d’autres ouvriers pour s’emplir les poches. Ils vous donneront une carte d’identité et vous pourrez demander une chambre au service du logement de la corporation. Allez-y donc maintenant. »
C’est ainsi que le capitaine Han Pritcher, de la flotte nationale, devint le chaudronnier Lo Moro, de l’atelier 45. Et, d’agent de service de renseignements, il descendit l’échelle sociale jusqu’au rôle de » conspirateur », ce qui l’amenait quelques mois plus tard dans ce qui avait été le jardin privé d’Indbur.
Dans le jardin, le capitaine Pritcher consulta le radomètre qu’il avait au creux de la main. Le champ d’alarme intérieur fonctionnait toujours, et il attendit. La bombe atomique miniature qu’il avait dans la bouche en avait encore pour une demi-heure. Il la roula sous sa langue.
Le radomètre s’éteignit et le capitaine s’avança aussitôt.
Jusqu’à maintenant, tout se passait assez bien.
Il réfléchit froidement que la vie de la bombe atomique se confondait avec la sienne ; que la mort de la bombe, c’était sa mort… et celle du Mulet aussi.
Ce serait le grandiose aboutissement d’une guerre personnelle de quatre mois ; une guerre qui l’avait conduit d’une usine de Newton à…
Pendant deux mois, le capitaine Pritcher avait porté des tabliers de plomb et de lourds masques protecteurs, jusqu’au jour où tout ce qu’il y avait en lui de militaire avait disparu de son apparence. Il était un ouvrier qui touchait sa paye, passait ses soirées en ville et ne discutait jamais politique.
Deux mois durant, il ne vit pas le Renard.
Et puis, un jour, un homme trébucha devant son établi et il retrouva un bout de papier dans sa poche. Le mot » Renard » était écrit dessus. Il le jeta dans la chambre de désintégration où il se volatilisa en fumée, produisant un millimicrovolt d’énergie, et il retourna à son travail.
Ce soir-là, il se rendit chez le Renard et joua aux cartes avec deux autres hommes qu’il connaissait de réputation, et un autre de nom et de visage. Tout en jouant, ils discutèrent.
« C’est une erreur fondamentale, dit le capitaine. Vous vivez dans les débris du passé. Depuis quatre-vingts ans, notre organisation attend le moment historique convenable. Nous nous sommes laissé aveugler par la psychohistoire de Seldon, dont un des premiers préceptes est que l’individu ne compte pas, qu’il ne fait pas l’histoire, mais que des facteurs économiques et sociaux complexes le dépassent et font de lui une marionnette. » Il classa soigneusement ses cartes, en examina la valeur et posa un jeton sur le tapis. » Pourquoi ne pas tuer le Mulet ? reprit-il.
— A quoi ça nous avancerait-il ? demanda son voisin de gauche.
— Voilà bien votre attitude, dit le capitaine en écartant deux cartes. Qu’est-ce qu’un homme… sur des dizaines de milliards ? La Galaxie ne s’arrêtera pas de tourner parce qu’un homme sera mort. Mais le Mulet n’est pas un homme, c’est un mutant. Il a déjà bouleversé le Plan de Seldon ; et si vous y réfléchissez, cela signifie que lui, un homme, un mutant, a bouleversé toute la psychohistoire de Seldon. S’il n’avait jamais vécu, la Fondation ne serait pas tombée. S’il cessait de vivre, elle se relèverait.
« Allons, les démocrates ont pendant quatre-vingts ans combattu les Maires et les Marchands par la ruse. Essayons donc l’assassinat.
— Comment ? demanda le Renard, avec un froid bon sens.
— J’ai passé trois mois à y réfléchir sans trouver de solution, dit lentement le capitaine. Je suis venu ici et, en cinq minutes, je l’avais. » Il jeta un bref coup d’œil à l’homme dont le visage large et rose comme un melon souriait à sa droite. » Vous étiez autrefois le chambellan du Maire Indbur. Je ne savais pas que vous étiez dans la résistance.
— Ni moi en ce qui vous concerne.
— Eh bien, en votre qualité de chambellan, vous vérifiiez périodiquement le fonctionnement du système d’alarme du palais.
— En effet.
— Et c’est le Mulet qui occupe le palais maintenant.
— C’est ce qu’on a annoncé… bien qu’il soit un modeste conquérant qui ne prononce pas de discours, ne fait de proclamations ni d’apparitions en public.
— C’est une vieille histoire et ça ne change rien. Vous, ex-chambellan, vous êtes ce qu’il nous faut. »
On étala les cartes et le Renard ramassa les enjeux. Lentement, il se mit à distribuer.
L’homme qui avait été chambellan ramassa ses cartes une à une.
« Désolé, capitaine. Je vérifiais bien le système d’alarme, mais je ne connais rien à son fonctionnement.
— Je m’y attendais, mais votre esprit garde un souvenir eidétique des mécanismes si l’on peut le sonder assez profondément, avec une psychosonde. »
Le chambellan pâlit soudain. Ses doigts se crispèrent sur ses cartes.
« Une psychosonde ?
— Ne vous inquiétez pas, dit sèchement le capitaine. Je sais m’en servir. Cela ne vous fera rien d’autre que de vous affaiblir pendant quelques jours. Et si cela était, c’est le risque que vous prenez et le prix que vous payez. Il y en a certainement parmi nous qui, à partir du mécanisme du système d’alarme, pourraient déterminer la longueur d’onde des combinaisons. Il y en a parmi nous qui pourraient fabriquer une petite bombe à retardement que je porterais moi-même au Mulet. »
Les hommes se penchèrent sur la table.
« Un soir donné, reprit le capitaine, une émeute éclatera sur Terminus dans le voisinage du palais. Pas de véritable bagarre. Une certaine agitation… et puis la fuite. Dès l’instant que la garde du palais est attirée… ou, en tout cas, distraite… »
A dater de ce jour-là, et pendant un mois, les préparatifs se poursuivirent, et le capitaine Han Pritcher, après être devenu conspirateur, descendit plus bas encore dans l’échelle sociale et devint un assassin.
Le capitaine Pritcher, assassin, était dans le palais, fort enchanté de son sens psychologique. Un système d’alarme à l’extérieur, selon lui, signifiait peu de gardes à l’intérieur. En l’occurrence, il n’y en avait pas du tout.
Il avait le plan du rez-de-chaussée bien présent à l’esprit. Il suivait sans bruit la rampe recouverte d’un épais tapis. Arrivé en haut, il s’aplatit contre le mur et attendit.
La petite porte fermée d’une chambre était devant lui. Derrière cette porte, devait se trouver le mutant qui avait vaincu l’invincible. Il était en avance… la bombe exploserait dans dix minutes.
Cinq minutes avaient passé, et il n’y avait toujours pas un bruit. Le Mulet avait encore cinq minutes à vivre… Le capitaine Pritcher aussi.
Il s’avança soudain, mû par un brusque élan. Le complot ne pouvait plus échouer. Quand la bombe sauterait, le palais sauterait avec… le palais tout entier. Une porte pour les séparer… dix mètres, ce n’était rien. Mais il voulait voir le Mulet au moment où ils mourraient ensemble.
Dans un ultime geste de témérité, il se précipita sur la porte…
Elle s’ouvrit et le capitaine Pritcher reçut en pleine figure la lumière aveuglante. Il trébucha puis reprit son équilibre. Le grave personnage debout au milieu de la petite pièce, devant un bocal de poissons suspendu au plafond, leva vers lui un regard affable.
Son uniforme était noir.
« Entrez, capitaine ! » dit-il.
Sous sa langue frémissante, le capitaine avait l’impression que le petit bloc métallique gonflait dangereusement, ce qui était physiquement impossible.
« Vous feriez mieux de recracher ce ridicule bonbon, dit l’homme en uniforme, vous parlerez plus facilement. La bombe n’explosera pas. »
D’un geste lent et las, le capitaine baissa la tête et laissa tomber dans le creux de sa main le petit globe argenté. Il le lança furieusement contre le mur où il rebondit, dans un cliquetis inoffensif.
« Voilà une bonne chose de faite, dit l’homme en uniforme en haussant les épaules. De toute façon, ça ne vous aurait avancé à rien, capitaine. Je ne suis pas le Mulet. Il faudra vous contenter de son vice-roi.
— Comment saviez-vous ? murmura le capitaine d’une voix rauque.
— C’est un système de contre-espionnage efficace qu’il vous faut incriminer. Je peux vous nommer tous les membres de votre petite bande, vous énumérer tous les détails de leurs plans…
— Et vous l’avez laissé s’accomplir jusque-là ?
— Pourquoi pas ? Un de mes grands buts était de vous découvrir, ainsi que quelques autres. Particulièrement vous. J’aurais pu vous avoir il y a quelques mois, alors que vous étiez encore un ouvrier à Newton, mais c’est bien mieux ainsi. Si vous n’aviez pas suggéré vous-même les grandes lignes du complot, un de mes propres hommes aurait proposé quelque chose du même genre. Le résultat est très spectaculaire et d’un humour assez noir.
— Je trouve aussi, dit le capitaine. Est-ce fini maintenant ?
— Ça ne fait que commencer. Allons, capitaine, asseyez-vous. Laissons l’héroïsme aux imbéciles que cela impressionne. Capitaine, vous êtes un homme capable. D’après les renseignements que je possède, vous avez été le premier sur la Fondation à reconnaître la puissance du Mulet. Depuis lors, vous vous êtes intéressé, de façon assez audacieuse, à la jeunesse du Mulet. Vous avez été parmi ceux qui ont enlevé son bouffon, lequel, soit dit en passant, n’a pas encore été retrouvé, ce qui devra se payer. Naturellement, on reconnaît vos talents, et le Mulet n’est pas de ceux qui craignent les talents de ses ennemis, dès l’instant où il peut en faire les talents d’un nouvel ami.
— C’est là que vous voulez en venir ? Oh non !
— Oh si ! C’était le but de la petite comédie de ce soir. Vous êtes un homme intelligent, et pourtant vos petits complots contre le Mulet échouent de façon ridicule. C’est même à peine s’ils méritent le nom de complots. Cela fait-il partie de votre formation militaire que de gaspiller des astronefs dans des actions désespérées ?
— Il faut d’abord admettre qu’elles sont désespérées.
— On y arrivera, lui assura doucement le vice-roi. Le Mulet a conquis la Fondation. Elle devient rapidement un arsenal qui servira de base à de plus grands exploits.
— Lesquels ?
— La conquête de toute la Galaxie. La réunion de tous les mondes désunis en un nouvel Empire. L’accomplissement – écoutez-moi, patriote à l’esprit obtus – du rêve de votre Seldon, sept cents ans avant qu’il ait espéré le voir. Et pour cela, vous pouvez nous aider.
— Que je puisse, je n’en doute pas. Mais que je refuse, je n’en doute pas non plus.
— Il paraît, déclara le vice-roi, que seuls trois des mondes marchands indépendants résistent encore. Ils ne dureront guère plus longtemps. Ce seront les dernières forces de la Fondation. Vous désirez continuer à résister ?
— Oui.
— Mais non. Une recrue volontaire est toujours plus efficace, mais nous pourrons nous accommoder de recrues forcées. Malheureusement, le Mulet est absent. Il mène la lutte, comme toujours, contre les Marchands qui résistent. Mais il est sans cesse en contact avec nous. Vous n’aurez pas longtemps à attendre.
— Pour quoi ?
— Pour votre conversion.
— Le Mulet, dit le capitaine d’un ton glacial, va s’apercevoir que cela dépasse ses possibilités.
— Mais non. Il m’a bien converti, moi. Vous ne me reconnaissez pas ? Allons, vous êtes allé sur Kalgan, alors vous m’avez vu. Je portais un monocle, une robe rouge bordée de fourrure, une haute coiffure…
— Vous étiez le Seigneur de Kalgan ? fit le capitaine consterné.
— Oui. Et maintenant, je suis le loyal vice-roi du Mulet. Vous voyez qu’il est persuasif. »
Ils franchirent sans encombre le blocus. Dans l’immensité de l’espace, toutes les flottes qui existaient ne pouvaient maintenir une garde serrée. Avec un seul astronef, un pilote habile et un peu de chance, les trous ne manquent pas.
Calmement, posément, Toran pilota un astronef qui sautait du voisinage d’une étoile à une autre. Si la proximité d’une masse importante rendait hasardeux un bond interstellaire, cela rendait aussi les moyens de détection ennemie inutiles ou presque.
Et une fois la ceinture d’astronefs passée, la sphère intérieure d’espace mort fut également franchie. Pour la première fois depuis plus de trois mois, Toran cessait de se sentir isolé.
Une semaine s’écoula avant que les bulletins d’informations ennemis se missent à diffuser autre chose que les rapports sur le contrôle de plus en plus serré qui s’exerçait sur la Fondation. Ce fut une semaine au cours de laquelle le navire marchand de Toran arriva de la Périphérie, par bonds précipités.
Ebling Mis l’appela dans la cabine de pilotage et Toran leva sur ses cartes des yeux fatigués.
« Qu’est-ce qui se passe ? fit-il en pénétrant dans la petite salle centrale que Bayta n’avait pu s’empêcher d’installer en living-room.
— Du diable si je le sais, dit Mis en secouant la tête. Les hommes du Mulet annoncent un bulletin d’informations spécial. Je pensais que vous voudriez peut-être l’écouter.
— Pourquoi pas ? Où est Bayta ?
— Elle dresse la table du dîner, compose le menu… quelque chose comme ça… »
Toran s’assit sur le matelas qui servait de lit à Magnifico et attendit. L’appareil de propagande entourant les « bulletins spéciaux » du Mulet était d’une monotone uniformité. D’abord une musique martiale, puis la voix onctueuse du speaker. Venaient alors les nouvelles secondaires, qui se succédaient. Puis un silence. Puis une fanfare de trompettes, la tension qui montait et l’apothéose.
Toran subit tout cela sans rien dire tandis que Mis marmonnait tout seul.
Le speaker débita, du ton conventionnel utilisé pour les communiqués de guerre, les phrases onctueuses qui traduisaient en sons le métal fondu et la chair désintégrée d’une bataille dans l’espace.
« Des escadrons de croiseurs rapides, sous le commandement du général Sammin, ont contre-attaqué violemment aujourd’hui le groupe adverse en provenance d’Iss… » Le visage soigneusement inexpressif du speaker sur l’écran s’effaça pour céder la place à de rapides passages d’astronefs fonçant dans l’espace dans le cours d’une bataille meurtrière. La voix continua, tandis que grondait silencieusement le fracas du combat :
« L’épisode le plus remarquable de la bataille fut le combat du croiseur lourd Cluster contre trois appareils ennemis de la classe Nova… »
Un plan rapproché apparut sur l’écran. Un grand astronef ouvrit le feu et l’un de ses attaquants sortit brutalement du champ, vira de bord et fonça sur lui. Le Cluster s’inclina violemment et survécut aux coups qui n’avaient fait que l’effleurer, tandis que son attaquant, une fois de plus, sortait du champ.
Le commentaire suave et impassible du speaker se poursuivait jusqu’au dernier coup et jusqu’à la dernière coque détruite.
Puis il y eut un silence, suivi de vues et de commentaires semblables d’un combat au large de Mnémon, agrémentés d’une longue description d’un débarquement, avec images d’une ville anéantie et de prisonniers entassés.
Mnémon n’avait pas longtemps à vivre.
De nouveau le silence… puis le bruit rauque des cuivres. Une nouvelle image apparut sur l’écran : le porte-parole du gouvernement, en uniforme de conseiller, s’avançant entre une haie de soldats.
Le silence était accablant.
La voix qui retentit enfin était grave et dure :
« Par ordre de notre souverain, on annonce que la planète Port, qui jusqu’alors s’opposait ouvertement à sa volonté, a reconnu sa défaite. En ce moment même, les forces de notre souverain procèdent à l’occupation de la planète. L’opposition était dispersée, mal coordonnée, et a été rapidement écrasée. »
La scène s’effaça et le speaker reparut pour annoncer, d’un ton important, que l’on donnerait de nouvelles informations au fur et à mesure du déroulement des événements.
Puis il y eut de la musique de danse et Ebling Mis coupa le courant.
Toran se leva et s’éloigna d’un pas chancelant, sans un mot. Le psychologue ne fit pas un geste pour le retenir. Lorsque Bayta sortit de la cuisine, Mis lui fit signe de se taire.
« Ils ont pris Port, dit-il.
— Déjà ? fit Bayta, ouvrant de grands yeux incrédules.
— Sans combat. Sans même… » Il s’interrompit et avala sa salive. » Vous feriez mieux de laisser Toran tranquille. C’est dur pour lui. Si nous mangions seuls ? »
Bayta jeta un coup d’œil vers la cabine de pilotage, puis haussa les épaules d’un air désemparé.
« Très bien ! »
Magnifico s’assit discrètement à table. Il ne parlait pas, il ne mangeait pas, il se contentait de regarder devant lui, paralysé par une peur qui semblait absorber toute son énergie. Ebling Mis repoussa d’un air absent sa salade de fruits et dit d’une voix rauque :
« Deux mondes marchands luttent encore. Ils luttent, saignent, meurent et ne capitulent pas. Et pourtant Port… comme la Fondation…
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
— Ce n’est qu’un élément de tout le problème, dit le psychologue en secouant la tête. Chaque aspect bizarre nous donne un aperçu de la nature du Mulet. D’abord, comment il a pu conquérir la Fondation sans presque verser de sang et en ne frappant en fait qu’un seul coup… pendant que les mondes marchands indépendants n’intervenaient pas. La paralysie des réactions atomiques n’était qu’une arme sans portée – nous en avons déjà discuté interminablement – et elle n’a été utilisée que sur la Fondation.
« Randu suggérait, reprit Ebling d’un air songeur, qu’il aurait pu s’agir d’un annihilateur de volonté à rayonnement. C’est ce qui a peut-être été utilisé sur Port. Mais alors, pourquoi ne pas l’avoir employé sur Mnémon et Iss, qui maintenant encore luttent avec une détermination si farouche qu’il faut la moitié de la flotte de la Fondation, outres les forces du Mulet, pour les vaincre ? Car j’ai reconnu dans les attaquants des astronefs de la Fondation.
— La Fondation, puis Port, murmura Bayta. Le désastre semble nous suivre sans nous toucher. On dirait toujours que nous le frôlons. Cela durera-t-il toujours ? »
Ebling Mis n’écoutait pas. Il réfléchissait tout haut.
« Mais il y a un autre problème… Bayta, vous vous souvenez de ce bulletin d’informations annonçant que le bouffon du Mulet n’avait pas été trouvé sur Terminus ; qu’on pensait qu’il s’était enfui sur Port ou avait été conduit là par ceux qui l’avaient emmené. On attache de l’importance à ce personnage. Bayta, une importance qui ne se dément pas, et que nous ne nous expliquons pas. Magnifico doit savoir quelque chose qui est fatal au Mulet. J’en suis sûr.
Magnifico, blanc et balbutiant, protesta aussitôt :
— Seigneur… noble seigneur… je vous jure qu’il n’est pas en mon pouvoir de satisfaire vos désirs. J’ai dit tout ce que je savais, et avec votre sonde vous avez arraché de mon pauvre esprit ce que j’ignorais savoir.
— Bien sûr… bien sûr. C’est peu de chose. Une allusion si mince que ni vous ni moi n’en reconnaissons l’importance. Il faut pourtant que je la trouve… car Mnémon et Iss ne vont pas tarder à disparaître, et alors nous serons les derniers survivants, les dernières bribes de la Fondation indépendante. »
Quand on pénètre au cœur de la Galaxie, les étoiles commencent à être plus proches les unes des autres. Les champs de gravité commencèrent à se chevaucher, à des intensités suffisantes pour créer des perturbations non négligeables dans un bond interstellaire.
Toran s’en aperçut lorsqu’un bond les amena dans le plein éclat d’une étoile rouge qui s’efforçait de les attirer, et dont ils ne parvinrent à fuir l’attraction qu’après douze heures de terribles efforts.
Ne possédant que des cartes d’une portée limitée, et une expérience assez maigre sur le plan opérationnel ou mathématique, Toran se résigna à des jours de calculs entre deux bonds.
Ils s’y mirent tous : Ebling Mis vérifiait les calculs mathématiques de Toran et Bayta contrôlait les itinéraires possibles. Même Magnifico fut mis au travail sur la machine à calculer, ce qui l’amusa beaucoup dès qu’on lui eut expliqué le fonctionnement de l’appareil.
Au bout d’un mois environ, Bayta put inspecter le tracé rouge qui serpentait à travers la maquette à trois dimensions de la Galaxie que possédait l’astronef, tracé qui allait jusqu’à son centre.
« Tu sais à quoi ça ressemble ? dit-elle. On dirait un ver de terre de trois mètres souffrant d’une abominable indigestion. Tu verras qu’on va finir par se retrouver sur Port.
— Sûrement, grommela Toran, si tu parles tout le temps.
— Vraiment ? Figure-toi, benêt, qu’il a probablement fallu à cinq cents astronefs cinq cents ans, pour établir petit à petit cet itinéraire, et mes cartes à deux sous ne le donnent pas. D’ailleurs, peut-être que ces trajets droits sont à éviter. Ils sont sans doute encombrés d’astronefs. Et d’ailleurs…
— Oh ! par la Galaxie, cesse de nous ennuyer ! »
Elle le saisit par les cheveux.
« Ouïe ! » hurla-t-il en la prenant par les poignets, à la suite de quoi Toran, Bayta et une chaise se retrouvèrent tous les trois sur le plancher, irrémédiablement emmêlés. Ce fut une lutte haletante qui s’acheva dans les rires et les exclamations.
Toran vit soudain Magnifico arriver hors d’haleine.
« Qu’y a-t-il ?
— Les instruments se comportent étrangement, monsieur, dit le clown à qui l’anxiété donnait un visage encore plus comique que d’habitude. Sachant mon ignorance, je n’ai touché à rien. »
En deux secondes, Toran était dans la cabine de pilotage.
« Réveillez Ebling Mis, dit-il à Magnifico. Faites-le descendre ici. »
A Bayta qui essayait de remettre de l’ordre dans sa coiffure, il dit :
« Bay, on nous a détectés.
— Détectés ? fit Bayta ? Qui ça ?
— La Galaxie le sait, murmura Toran, mais j’imagine que c’est quelqu’un qui a ses canons déjà braqués sur nous. »
Il s’assit et, à voix basse, envoya dans le subéther le code d’identification de l’astronef.
Quand Ebling Mis entra, vêtu d’un peignoir et les yeux rouges, Toran lui dit avec un calme désespéré :
« Il parait que nous avons franchi les frontières d’un royaume intérieur qui s’appelle l’Autarchie de Filia.
— Jamais entendu parler, dit Mis.
— Moi non plus, répondit Toran, mais il n’empêche que nous sommes stoppés par un appareil filien, et je ne sais où ça va nous mener. »
Le capitaine-inspecteur de l’astronef filien monta à bord, escorté de six hommes armés. Il était de petite taille, il avait le cheveu rare, la lèvre mince et la peau sèche. En toussotant, il s’assit et ouvrit le dossier qu’il tenait sous son bras.
« Vos passeports et votre permis, s’il vous plaît.
— Nous n’en avons pas, dit Toran.
— Ah ! vous n’en avez pas ? fit-il en décrochant un microphone suspendu à sa ceinture. Trois hommes et une femme. Pas de papiers, dit-il dans le micro, (Il nota quelque chose sur la feuille devant lui.) D’où êtes-vous ? demanda-t-il.
— De Siwenna, dit prudemment Toran.
— Où est-ce ?
— A cent mille parsecs, quatre-vingts degrés ouest de Trantor, quarante degrés…
— Peu importe, peu importe ! »
Toran vit que son interlocuteur avait écrit : Venant de la Périphérie.
« Où allez-vous ? reprit le Filien.
— Dans le secteur de Trantor, répondit Toran. Voyage d’agrément.
— Pas de cargaison ?
— Non.
— Hum. Nous allons voir ça. » Il fit un signe de tête et deux hommes se précipitèrent. Toran n’eut pas un geste pour intervenir. » Qu’est-ce qui vous amène en territoire filien ? reprit l’homme d’un ton peu affable.
— Nous ne savions pas que nous y étions. Je n’ai pas de bonnes cartes.
— Cela va vous coûter cent crédits… et, bien sûr, les frais habituels de douane, et autres. »
Il parla de nouveau dans le microphone… mais écouta plus qu’il ne parla. Puis se tournant vers Toran :
« Vous vous y connaissez en technique atomique ?
— Un peu, répondit Toran sur ses gardes.
— Ah oui ? » Le Filien referma son dossier et ajouta : » Les hommes de la Périphérie ont la réputation de s’y connaître. Passez un scaphandre et venez avec moi.
— Qu’allez-vous faire de lui ? demanda Bayta.
— Où voulez-vous m’emmener ?
— Notre centrale a besoin d’un petit réglage. Il va venir avec vous. (Son doigt était braqué sur Magnifico, dont les yeux bruns exprimaient la consternation la plus éperdue.)
— Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ? demanda Toran.
— On me signale la présence de pirates dans les parages. Le signalement de l’un d’eux correspond à peu près. C’est une simple vérification d’identité. »
Toran hésita, mais six hommes et six pistolets sont des arguments éloquents. Il prit les scaphandres dans les placards.
Une heure plus tard, il se redressait dans les entrailles de l’astronef filien et déclarait d’un ton rageur :
« Je ne vois rien qui cloche dans ces moteurs. Les barres sont saines, les lampes L sont correctement alimentées et la réaction se passe normalement. Qui est le responsable ici ?
— Moi, dit tranquillement le chef mécanicien.
— Alors, laissez-moi partir d’ici… »
On le conduisit dans le carré des officiers où un enseigne indifférent montait la garde.
« Où est l’homme qui m’a accompagné ?
— Veuillez attendre », dit l’enseigne.
Un quart d’heure plus tard, on fit entrer Magnifico.
« Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? demanda aussitôt Toran.
— Rien. Rien du tout », fit Magnifico en secouant la tête.
Il fallut deux cent cinquante crédits pour satisfaire aux demandes de Filia – cinquante crédits pour que tout fût réglé aussitôt – et ils se retrouvèrent dans l’espace libre.
« Est-ce que, pour ce prix-là, nous n’avons pas droit à une escorte ? fit Bayta avec un rire forcé.
— Ce n’était pas un appareil filien, répondit Toran d’un ton grave… et nous ne partons pas pour l’instant. Venez ici. » Ils se rassemblèrent autour de lui. » C’était un astronef de la Fondation, dit-il d’une voix blanche, et c’étaient des hommes du Mulet qui se trouvaient à bord.
— Ici ? fit Ebling. Nous sommes à trente mille parsecs de la Fondation.
— Nous y sommes bien. Qu’est-ce qui les empêche de faire le même voyage ? Par la Galaxie, Ebling, je sais reconnaître les astronefs, vous savez. J’ai vu leur moteur et ça me suffit. Je vous assure que c’était un moteur de la Fondation dans un appareil de la Fondation.
— Et comment sont-ils parvenus ici ? demanda Bayta avec logique. Quelles sont les chances d’une rencontre accidentelle dans l’espace de deux appareils donnés ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? fit Toran, agacé. Cela montre seulement qu’on nous a suivis.
— Suivis ? répéta Bayta. Dans l’hyperespace ?
— C’est faisable, fit Ebling Mis. C’est faisable avec un bon appareil et un grand pilote. Mais cette possibilité ne me frappe guère.
— Je n’ai pas cherché à masquer mes traces, insista Toran. Un aveugle aurait pu calculer notre route.
— Allons donc, cria Bayta. Avec l’itinéraire tortillé que tu as pris, ça m’étonnerait.
— Nous perdons notre temps, s’exclama Toran en grinçant des dents. Il s’agit d’un appareil de la Fondation, c’est-à-dire du Mulet. Il nous a arrêtés. Il nous a fait fouiller. Il a gardé Magnifico – seul – avec moi comme otage, pour vous faire tenir tranquilles au cas où vous vous méfieriez. Et nous allons les griller pas plus tard que tout de suite.
— Attendez, fit Ebling Mis en le retenant. Allez-vous causer notre perte pour un astronef dont vous pensez que c’est un ennemi ?
— Réfléchissez, mon cher. Est-ce que ces gens nous poursuivraient le long d’une route invraisemblable à travers la moitié de la Galaxie, rien que pour nous regarder et nous laisser partir ? Ça les intéresse de savoir où nous allons.
— Alors pourquoi nous arrêter et nous mettre sur nos gardes ? Ça ne tient pas debout.
— Laissez-moi, Ebling, ou je vous assomme. »
Magnifico se pencha du haut du dossier du fauteuil sur lequel il était juché. Il semblait très excité.
« Je sollicite votre pardon pour mon interruption, mais une étrange pensée envahit soudain mon pauvre esprit. » Bayta prévint le geste agacé de Toran et dit aussitôt : » Parlez, Magnifico. Nous vous écouterons tous attentivement.
— Dans mon séjour à bord de leur appareil, dit Magnifico, le peu d’esprit qui me restait dans mon désarroi était encore brouillé par la peur qui m’accablait. A dire vrai, je ne me souviens pratiquement pas de ce qui s’est passé. Je me rappelle des hommes me dévisageant et des paroles que je n’ai pas comprises. Mais, vers la fin – comme si un rayon de soleil avait percé à travers un banc de nuages – il y avait un visage que je connaissais. Je n’ai fait que l’apercevoir, et pourtant il demeure dans mon souvenir, fort et brillant.
— Qui était-ce ? dit Toran.
— Ce capitaine qui était avec vous, il y a si longtemps, quand vous m’avez sauvé pour la première fois de l’esclavage. »
Magnifico, de toute évidence, pensait créer une sensation et le sourire qui éclaira son visage montrait qu’il se rendait compte qu’il y était parvenu.
« Le capitaine… Han… Pritcher ? demanda Mis d’un ton sévère. Vous êtes sûr ? Absolument sûr ?
— Monsieur, je le jure, dit le bouffon en posant une main décharnée sur sa poitrine étroite.
— Alors, fit Bayta, au comble de l’étonnement, qu’est-ce que tout ça signifie ?
— Gente dame, dit le clown en se tournant vers elle, j’ai une théorie. Elle m’est venue toute faite, comme si l’Esprit Galactique l’avait doucement déposée dans mon esprit. Gente dame, reprit-il, s’adressant exclusivement à Bayta et haussant la voix pour couvrir les protestations de Toran, si ce capitaine s’était comme nous échappé avec un astronef ; si, comme nous, il entreprenait un voyage pour des raisons qui lui sont propres ; s’il était tombé sur nous par hasard… il nous soupçonnerait de le suivre et de lui tendre une embuscade, tout comme nous-mêmes nourrissons les mêmes soupçons à son égard. Comment s’étonner alors qu’il ait joué cette comédie pour monter à bord de notre astronef ?
— Mais pourquoi a-t-il voulu nous avoir à son bord, alors ? demanda Toran. Ça ne concorde pas.
— Mais si, mais si, s’exclama le clown. Il a envoyé un subalterne qui ne nous connaissait pas, mais qui nous a décrits dans son microphone. Le capitaine qui écoutait a été frappé de m’entendre décrire, car à la vérité il n’y en a pas beaucoup dans cette grande Galaxie qui me ressemblent. J’étais la preuve de l’identité de vous autres.
— Et il nous laisse repartir ?
— Que savons-nous de sa mission ? Il a constaté que nous n’étions pas un ennemi. Cela fait, doit-il juger bon de compromettre son plan en le révélant à d’autres ?
— Ne sois pas entêté, Torie, fit Bayta. Ça explique en effet bien des choses.
— Ça se pourrait », renchérit Mis.
Toran capitula devant cette résistance. Mais quelque chose dans les abondantes explications du clown le gênait. Il y avait quelque chose de suspect. Mais il était démonté, et malgré lui il sentit sa colère s’apaiser.
« Pendant un moment, murmura-t-il, j’ai pensé que nous pourrions détruire au moins un des astronefs du Mulet. »
Et, dans ses yeux, passait toute la tristesse que lui inspirait la chute de Port.
Les autres comprenaient.
NÉOTRANTOR : La petite planète Delicas, rebaptisée après le Grand Pillage, fut pendant près d’un siècle le siège de la dernière dynastie du premier Empire. C’était un monde fantôme et un Empire fantôme, et son existence n’a d’intérêt que du point de vue légal. Sous la première dynastie néotrantorienne…
Le nom, c’était Néotrantor ! Nouvelle Trantor ! Et, une fois le nom prononcé, on avait épuisé d’un coup toute ressemblance de la nouvelle Trantor avec le modèle original. A deux parsecs de là, le soleil de l’ancienne Trantor continuait à briller, et la capitale impériale du siècle précédent continuait à fendre l’espace en suivant silencieusement son orbite.
Il y avait même des hommes sur l’ancienne Trantor ; pas beaucoup : cent millions, peut-être, là où cinquante ans auparavant il y en avait quarante milliards. L’immense monde de métal n’était plus que débris épars. Les charpentes des tours qui ceinturaient la planète se dressaient, portant encore les traces de la bataille, souvenir du Grand Pillage, qui avait eu lieu quarante ans plus tôt.
C’était étrange qu’un monde qui avait été le centre de la Galaxie pendant deux mille ans, qui avait régné sur un espace sans limites et avait abrité des législateurs et des gouvernants dont les caprices s’étendaient à des parsecs, pût mourir en un mois. C’était étrange que la gloire de la Galaxie ne fût qu’un corps pourrissant.
Et pitoyable !
Car des siècles passeraient encore avant que les puissants ouvrages de cinquante générations fussent tombés en poussière. Seuls les pouvoirs déclinants des hommes eux-mêmes les rendaient aujourd’hui inutiles.
Les millions d’hommes qui restaient, après la mort de milliards d’autres, avaient ouvert le plafond de métal luisant de la planète, et exposé aux intempéries un sol que le soleil n’avait pas effleuré en mille ans. Entourés par les merveilles mécaniques dues à l’effort humain, au milieu des prodiges industriels d’une humanité libérée de la tyrannie du milieu environnant, les hommes étaient revenus à la terre. Dans les grandes clairières où se posaient jadis les astronefs, poussaient maintenant le blé et le maïs. Les moutons paissaient à l’ombre des tours.
Mais Néotrantor existait – obscure planète noyée dans l’ombre de sa puissante voisine, jusqu’au jour où une famille royale fuyant devant le feu et la flamme du Grand Pillage s’y était précipitée pour y trouver un dernier refuge –, Néotrantor existait donc et survivait, péniblement, en attendant que s’apaisent les remous de la rébellion. La planète régnait dans une splendeur fantomatique sur les restes cadavériques de l’Empire.
Vingt mondes agricoles composaient un Empire Galactique !
Dagobert IX, chef de vingt mondes de hobereaux réfractaires et de paysans maussades, était empereur de la Galaxie, seigneur de l’Univers.
Dagobert IX avait vingt-cinq ans le jour sanglant où il était arrivé avec son père sur Néotrantor. Il avait encore présentes à l’esprit la gloire et la puissance de l’Empire. Mais son fils, qui serait peut-être un jour Dagobert X, était né sur Néotrantor.
Tout ce qu’il connaissait, c’étaient vingt mondes.
La voiture découverte de Jord Commason était le plus magnifique véhicule de son genre sur Néotrantor. Et ce n’était pas seulement parce que Commason était le plus gros propriétaire terrien de la planète. Car il avait été jadis le compagnon et le mauvais génie d’un jeune prince de la couronne, qui s’énervait sous l’emprise dominatrice d’un empereur vieillissant. Et, aujourd’hui, il était le compagnon et toujours le mauvais génie d’un prince de la couronne vieillissant, qui détestait et dominait un vieil empereur.
Jord Commason, dans sa voiture découverte, qui avec sa carrosserie de nacre et sa décoration en or et lumétron n’avait pas besoin de blason pour qu’on le reconnût, inspectait ses terres, les kilomètres de champs de blé qui lui appartenaient, les batteuses et les moissonneuses dont il était propriétaire, les métayers et les mécaniciens qui dépendaient de lui, et il réfléchissait à ses problèmes.
Auprès de lui, son vieux chauffeur guidait doucement l’appareil à travers les courants ascendants et souriait.
« Tu te souviens de ce que je t’ai dit, Inchney ? » fit Jord Commason.
Les cheveux gris d’Inchney flottaient au vent. Un sourire découvrit sa bouche un peu édentée.
« Et qu’en penses-tu, Inchney ? » demanda-t-il, avec un peu d’impatience.
Inchney se souvenait qu’il avait été jeune et beau, qu’il avait été un seigneur sur l’ancienne Trantor. Et qu’il était sur Néotrantor un vieillard délabré, vivant par la grâce du seigneur Jord Commason, et qui payait cette grâce en prêtant sur demande les ressources de sa subtilité. Il eut un petit soupir à peine perceptible.
« Des visiteurs de la Fondation, sire, sont une chose bien commode. Surtout, sire, quand ils ne viennent qu’à bord d’un seul astronef et n’ont qu’un seul homme en état de se battre. Comment ne pas leur réserver bon accueil ?
— Bon accueil ? fit Commason d’un ton sombre. Peut-être. Mais ces hommes sont des magiciens et peuvent être puissants.
— Bah, marmonna Inchney, la brume de la distance dissimule la vérité. La Fondation n’est qu’un monde. Ses citoyens ne sont que des hommes. Si vous tirez sur eux, ils meurent. » Inchney maintenait le cap. Un fleuve brillait sous leur appareil. » Et n’y a-t-il pas un homme dont on parle maintenant, qui agite les mondes de la Périphérie ?
— Que sais-tu de cela ? fit Commason, soudain méfiant.
— Rien, sire, dit le chauffeur, impassible. C’était une simple question en l’air. »
Le seigneur n’hésita qu’un instant. Il dit avec une brutale franchise :
« Tu ne poses pas de questions en l’air, et ta façon de recueillir des renseignements te fera mal finir. Mais… soit ! Cet homme s’appelle le Mulet, et un de ses sujets est venu ici il y a quelques mois pour… pour affaires. J’en attends un autre – incessamment – pour conclure cette affaire.
— Et ces nouveaux venus ? Ils ne sont pas ceux que vous voulez, peut-être ?
— Ils n’ont pas les papiers qu’ils devraient avoir.
— On a annoncé que la Fondation était tombée…
— Ce n’est pas moi qui te l’ai dit.
— On l’a annoncé, répéta Inchney sans se démonter, et si c’est exact, ce sont peut-être des réfugiés qu’on pourrait garder pour l’envoyé du Mulet par sincère amitié.
— Ah oui ? fit Commason, hésitant.
— Et, sire, puisqu’il est bien connu que l’ami d’un conquérant n’est que la dernière victime, ce serait une simple précaution d’autodéfense. Car il existe des appareils qu’on appelle des psychosondes, et nous avons là quatre cerveaux de la Fondation. Il y a bien des choses à propos de la Fondation qu’il serait utile de connaître, et beaucoup aussi à propos du Mulet. Du même coup, l’amitié du Mulet serait un peu moins accablante. »
Commason revint en frissonnant à sa première pensée.
« Mais si la Fondation n’est pas tombée… si ces nouvelles sont fausses… Il paraît qu’on a prédit qu’elle ne pouvait pas tomber.
— Nous avons passé l’âge des devins, sire.
— Et pourtant, si elle n’est pas tombée, Inchney. Réfléchis ! Si elle n’est pas tombée. Le Mulet m’a fait de belles promesses… » Il était allé trop loin et il battit en retraite. » Ou plutôt, il s’est vanté. Mais les vantardises sont du vent et les actes sont pénibles.
— Les actes sont bien pénibles en effet, fit Inchney avec un petit rire silencieux. On ne pourrait guère trouver crainte plus grande que celle d’une Fondation au bout de la Galaxie.
— Il y a toujours le prince, murmura Commason, comme s’il se parlait à lui-même.
— Il traite avec le Mulet aussi, alors, sire ?
— Pas tout à fait, fit Commason. Pas comme moi. Mais il est plus bizarre, plus difficile à contrôler. Il est la proie d’un démon. Si je m’empare de ces gens et qu’il les emmène pour son propre usage – car il ne manque pas d’une certaine astuce – je ne suis pas encore prêt à me quereller avec lui, fit-il d’un air soucieux.
— J’ai vu ces étrangers quelques instants hier, dit soudain le chauffeur grisonnant, et c’est une femme étrange que cette brune. Elle a la liberté d’allure d’un homme. Et sa peau est d’une étrange pâleur auprès de ses cheveux sombres. » Il y avait dans sa vieille voix comme une chaleur qui fit se tourner vers lui Commason d’un air surpris. » Je crois que le prince, poursuivit Inchney, ne serait pas ennemi d’un compromis raisonnable. Vous pourriez avoir le reste, si vous lui laissiez la fille…
— C’est une idée ! s’écria Commason. C’est une idée ! Inchney, fais demi-tour ! Et tu sais, Inchney, si tout s’arrange, nous discuterons ce problème de ta libération. »
Lorsqu’il rentra, Commason trouva une capsule personnelle qui l’attendait dans son cabinet, et son esprit superstitieux vit là une sorte de symbole. La capsule était arrivée sur une longueur d’onde connue de peu de gens. Commason eut un sourire satisfait. L’homme du Mulet venait et la Fondation était bien tombée.
Les visions brumeuses et vagues qu’avait pu avoir Bayta d’un palais impérial ne concordaient pas avec la réalité, et elle en éprouvait un certain désappointement. La pièce était petite, presque nue, ordinaire. Le palais ne se comparait même pas avec la résidence du Maire sur la Fondation… Quant à Dagobert IX…
Bayta avait des idées précises sur l’aspect que devait avoir un empereur. Il ne devait pas avoir l’air d’un grand-père bienveillant. Il ne devait pas être maigre, blanc et effacé… ni servir le thé de sa propre main tout en s’inquiétant du confort de ses visiteurs.
C’était pourtant ainsi.
Dagobert IX gloussait tout en versant le thé dans la tasse qu’elle lui tendait.
« C’est un grand plaisir pour moi, ma chère. Cela me change de l’étiquette et des courtisans. Je n’ai pas eu l’occasion d’accueillir des visiteurs de mes lointaines provinces depuis quelque temps maintenant. C’est mon fils qui s’occupe de ces détails depuis que je suis vieux. Vous n’avez pas rencontré mon fils ? Un charmant garçon. Têtu, peut-être, mais il est jeune. Voulez-vous une capsule parfumée ? Non ? »
Toran voulut l’interrompre.
« Votre Majesté Impériale ?
— Oui.
— Votre Majesté Impériale, notre intention n’était pas de venir en intrus…
— Allons donc, vous n’êtes pas des intrus. Ce soir, il y aura la réception officielle, mais jusque-là nous sommes libres. Voyons, d’où m’avez-vous dit que vous veniez ? Voilà longtemps, me semble-t-il, que nous n’avons pas eu de réception officielle. Vous me disiez que vous veniez de la province d’Anacréon ?
— De la Fondation, Votre Majesté Impériale !
— Ah ! oui, la Fondation. Je me souviens maintenant. Je l’ai fait situer. C’est dans la province d’Anacréon. Je ne suis jamais allé là-bas. Mes médecins m’interdisent les grands voyages. Je ne me rappelle pas avoir vu récemment des rapports de mon vice-roi sur Anacréon. Comment cela va-t-il là-bas ? conclut-il avec inquiétude.
— Sire, murmura Toran, je n’apporte aucune doléance.
— Voilà qui est bien. Je féliciterai mon vice-roi. »
Toran jeta un coup d’œil désespéré à Ebling, dont la voix brusquement retentit :
« Sire, on nous a dit qu’il faudra votre permission pour visiter la Bibliothèque de l’université impériale de Trantor.
— Trantor ? répéta l’empereur. Trantor ? » Une expression de douloureuse surprise se peignit sur son visage. » Trantor ? murmura-t-il. Je me souviens maintenant. Je fais des plans en ce moment pour retourner là-bas avec toute une armada d’astronefs. Il faudra que vous veniez avec moi. Ensemble nous anéantirons le rebelle, Gilmer. Ensemble, nous restaurerons l’Empire ! »
Son dos voûté s’était redressé. Sa voix avait repris de la force. Un moment, il eut un regard dur. Puis il cligna des yeux et reprit doucement :
« Mais Gilmer est mort. On dirait que je me rappelle… Oui ! Oui ! Gilmer est mort ! Trantor est morte ! Un moment, il m’a semblé… d’où avez-vous dit que vous veniez ?
— C’est vraiment un empereur ? murmura Magnifico à l’oreille de Bayta. Je croyais que les empereurs étaient plus grands et plus sages que les hommes ordinaires. »
Bayta lui fit signe de se taire.
« Si Votre Majesté Impériale, dit-elle, voulait bien signer un permis nous autorisant à aller sur Trantor, cela servirait grandement la cause commune.
— Sur Trantor ? fit l’empereur qui semblait ne rien comprendre.
— Sire, le vice-roi d’Anacréon, au nom de qui nous parlons, annonce que Gilmer est encore vivant…
— Vivant ! Vivant ! tonna Dagobert. Où ? Ce sera la guerre !
— Votre Majesté Impériale, on ne doit pas le révéler encore. On n’est pas très sûr de l’endroit où il se trouve. Le vice-roi nous envoie pour vous en informer, et c’est seulement sur Trantor que nous trouverons peut-être où il se cache. Alors…
— Oui, oui… il faut le trouver… » Le vieil empereur s’approcha du mur et pressa d’un doigt tremblant la petite cellule photoélectrique. » Mes serviteurs ne viennent pas, marmonna-t-il après un silence. Je ne peux pas les attendre. »
Il griffonna quelque chose sur une feuille blanche et termina par un D très surchargé.
« Gilmer va apprendre ce qu’est la puissance de son empereur. D’où êtes-vous donc venus ? D’Anacréon ? Comment ça va-t-il là-bas ? Le nom de l’empereur est-il respecté ? »
Bayta lui prit le papier des mains.
« Votre Majesté Impériale est adorée du peuple. Votre amour pour la population est bien connu.
— Il faudra que je rende visite à mon bon peuple d’Anacréon, mais mon médecin a dit… je ne me souviens pas de ce qu’il dit, mais… » Il leva soudain les yeux. » Vous disiez quelque chose à propos de Gilmer ?
— Non, Votre Majesté Impériale.
— Il ne doit pas avancer davantage. Retournez dire cela à votre peuple. Trantor doit tenir ! Mon père commande la flotte maintenant, et cette vermine de Gilmer doit geler dans l’espace avec sa horde de régicides. »
Il se laissa tomber dans un fauteuil et, une fois de plus, son regard redevint vague.
« Qu’est-ce que je disais ? »
Toran se leva et s’inclina très bas.
« Votre Majesté Impériale a été bonne avec nous, mais le temps qui nous était imparti pour une audience est terminé. »
Un moment Dagobert IX eut vraiment l’air d’un empereur lorsqu’il se leva et resta très droit, tandis qu’un par un ses visiteurs se dirigeaient à reculons jusqu’à la porte…
… Vingt hommes armés les attendaient et les encerclèrent.
L’éclair d’une arme jaillit…
Bayta reprit lentement conscience, mais sans passer par la phase du » Où suis-je ? ». Elle se souvenait parfaitement de cet étrange vieillard qui se prétendait empereur et des autres hommes qui attendaient dehors. Le petit picotement qu’elle éprouvait aux doigts signifiait qu’elle avait simplement été victime d’un rayon paralysant.
Elle garda les yeux fermés et écouta les voix.
Il y en avait deux. L’une était lente et prudente, avec des accents rusés sous l’obséquiosité de surface. L’autre était rude, rauque et saccadée. Bayta n’aimait ni l’une ni l’autre.
C’était la voix rauque qu’on entendait le plus souvent. Bayta entendit les derniers mots : » Il ne crèvera jamais, ce vieux fou ! Ça m’exaspère. Commason, j’en ai assez. Je vieillis aussi.
— Votre Altesse, voyons d’abord à quoi peuvent nous servir ces gens. Peut-être allons-nous disposer d’une source d’énergie autre que celle de votre père. »
La voix rauque se perdit dans un murmure tumultueux. Bayta n’entendit que les mots : « … la femme », mais l’autre voix continuait, flatteuse, ricanante : » Dagobert, vous ne vieillissez pas. Ils mentent, ceux qui disent que vous n’êtes pas un jeune homme de vingt ans. »
Ils rirent tous les deux et Bayta sentit son sang se glacer. Dagobert… Votre Altesse… Le vieil empereur avait parlé d’un fils têtu, et elle comprenait maintenant ce que signifiait cette conversation. Mais ces choses-là n’arrivaient que dans les romans…
La voix de Toran intervint soudain, débitant un chapelet de jurons.
Elle ouvrit les yeux, et ceux de Toran, fixés sur elle, exprimèrent un intense soulagement.
« L’empereur, dit-il d’un ton violent, devra répondre de cet acte de banditisme. Libérez-nous. »
Bayta s’aperçut alors que ses poignets et ses chevilles étaient liés au mur et au plancher par un fort champ d’attraction.
L’homme à la voix rauque s’approcha de Toran. Il était bedonnant, ses paupières inférieures étaient bouffies et ses cheveux clairsemés. Il y avait une plume de couleur vive à son chapeau pointu et son pourpoint était bordé d’écume métallique argentée.
« L’empereur ! ricana-t-il. Ce pauvre fou d’empereur ?
— J’ai un laissez-passer signé de lui. Aucun sujet ne peut attenter à notre liberté.
— Mais je ne suis pas son sujet, déchet de l’espace. Je suis le régent et le prince de la couronne et c’est ainsi que l’on doit s’adresser à moi. Quant à mon pauvre imbécile de père, cela l’amuse de voir de temps en temps des visiteurs. Nous lui permettons ce plaisir. Cela chatouille sa prétendue dignité impériale. Mais, bien sûr, cela ne signifie rien. »
Puis il se planta devant Bayta, qui le toisa d’un air méprisant. Il se pencha vers elle, lui soufflant au nez une haleine violemment parfumée à la menthe.
« Ses yeux lui vont bien, dit-il. Commason… elle est encore plus belle avec les yeux ouverts. Je crois qu’elle fera l’affaire. Ce sera un plat exotique pour un palais blasé, hein ? »
Toran eut un vain sursaut, que le prince de la couronne ignora, et Bayta sentit un frisson la parcourir. Ebling Mis n’avait toujours pas repris connaissance ; sa tête pendait mollement sur sa poitrine, mais Bayta observa avec une certaine surprise que Magnifico avait les yeux ouverts, bien ouverts comme s’il était réveillé depuis longtemps. Ses grands yeux bruns se tournèrent vers Bayta et la dévisagèrent.
Il poussa un gémissement et, désignant de la tête le prince de la couronne :
« C’est lui qui a mon Visi-Sonor. »
Le prince de la couronne se retourna vers cette nouvelle voix.
« C’est à toi, monstre ? » fit-il en balançant l’instrument qu’il avait pendu à son épaule. Il le manipula maladroitement, s’efforçant d’émettre un son, mais en vain. » Tu sais en jouer, monstre ? »
Magnifico hocha la tête.
« Vous avez pillé un astronef de la Fondation, dit soudain Toran. Si l’empereur ne nous venge pas, la Fondation le fera. »
Ce fut l’autre, Commason, qui répondit lentement :
« Quelle Fondation ? Ou bien le Mulet n’est-il plus le Mulet ? »
Sa question demeura sans réponse. Le sourire du prince découvrit de grandes dents irrégulières. Le champ qui retenait le clown fut interrompu et on le fit se relever sans douceur. Puis on lui mit dans les mains le Visi-Sonor.
« Joue pour nous, monstre, dit le prince. Joue-nous une sérénade d’amour et de beauté pour notre belle dame étrangère. Dis-lui que la prison de mon père n’est pas un endroit pour elle, mais que je puis l’emmener en un lieu où elle pourra nager dans l’eau de rosé… et savoir ce qu’est l’amour d’un prince. Chante-lui l’amour d’un prince, monstre. »
Il posa sa cuisse épaisse sur une table de marbre et balança nonchalamment sa jambe, tandis que son sourire fat faisait monter en Bayta une rage silencieuse. Toran s’efforçait de se libérer du champ d’attraction, et ses efforts le mettaient en nage. Ebling Mis s’agita et gémit.
« Mes doigts sont tout raides… fit Magnifico.
— Joue, monstre ! » rugit le prince.
Sur un geste de Commason, les lumières devinrent moins vives.
Magnifico promena rapidement ses doigts d’un bout à l’autre de l’instrument… et un arc-en-ciel étincelant de lumière jaillit à travers la pièce. Un son bas et doux retentit, palpitant, vibrant. Il s’acheva en un rire triste, derrière lequel résonnait un glas lugubre.
L’obscurité parut s’intensifier, s’épaissir. La musique parvenait à Bayta à travers les plis d’invisibles couvertures. La lumière lui parvenait des profondeurs, comme si une bougie brillait au fond d’un puits.
Machinalement, elle écarquilla les yeux. La lumière se fit plus vive, mais elle demeurait brouillée. Elle s’agitait de façon confuse et la musique eut soudain des éclats de cuivre, maléfiques, qui montaient en un violent crescendo. Quelque chose se tordit au sein de la lumière. Quelque chose avec des écailles métalliques empoisonnées qui bâillaient. Et la musique se tordait et bâillait au même rythme.
Bayta était en proie à une étrange émotion, puis elle se reprit. Cela lui rappelait un peu l’épisode de la crypte de Seldon, lors des derniers jours passés sur Port. C’était cette horrible toile d’araignée d’horreurs et de désespoir. Elle la sentait peser sur elle, l’étouffer.
La musique déferlait sur elle, dans un rire horrible, et la chose terrifiante qui se tordait au petit bout du télescope dans le minuscule cercle lumineux disparut. Bayta détourna fiévreusement la tête. Elle avait le front humide d’une sueur froide.
La musique s’éteignit. La séance avait dû durer un quart d’heure et Bayta éprouva un immense soulagement en constatant que c’était terminé. La lumière revint, et elle aperçut le visage de Magnifico tout près du sien, baigné de sueur, le regard fou, l’air lugubre.
« Gente dame, murmura-t-il, comment vous portez-vous ?
— Pas trop mal, murmura-t-elle, mais pourquoi avez-vous joué ça ? »
Elle fit attention à la présence des autres dans la pièce. Toran et Mis étaient affalés contre le mur, mais ses yeux ne s’arrêtèrent pas sur eux. Il y avait le prince, qui gisait étrangement immobile au pied de la table. Puis Commason, qui poussait des gémissements et qui bavait.
Commason tressaillit et poussa un long cri en voyant Magnifico s’approcher de lui. Magnifico se retourna et, d’un bond, vint libérer ses compagnons.
Toran se précipita et, d’une poigne énergique, saisit Commason par le cou.
« Vous, venez avec nous. Nous aurons besoin de vous, pour être sûrs d’arriver jusqu’à notre astronef. »
Deux heures plus tard, dans la cuisine de l’astronef, Bayta servit une tarte improvisée, et Magnifico célébra leur retour dans l’espace en s’y attaquant au mépris de toutes bonnes manières.
« C’est bon, Magnifico ?
— Hummm !
— Magnifico ?
— Oui, gente dame ?
— Qu’est-ce que vous avez joué là-bas ?
— Je… je préférerais ne pas en parler, fit le clown d’un air gêné. J’ai appris cela autrefois, et le Visi-Sonor a des effets sur le système nerveux en profondeur. Bien sûr, c’était mal, et cela ne convenait pas à votre douce innocence, gente dame.
— Oh ! voyons, Magnifico, je ne suis pas aussi innocente que ça. Ne me flattez pas. Est-ce que j’ai vu la même chose qu’eux ?
— J’espère que non. C’était pour eux seulement que je jouais. Si vous avez vu, ce n’était qu’en bordure… de loin.
— Et c’était bien suffisant. Savez-vous que vous avez assommé le prince ?
— Je l’ai tué, gente dame, fit Magnifico tout en mordant à belles dents dans sa tarte.
— Quoi ? fit-elle en avalant péniblement sa salive.
— Il était mort quand je me suis arrêté, sinon j’aurais continué. Commason ne m’intéressait pas. Mais, gente darne, ce prince vous regardait d’un air pervers et… » Il s’interrompit, en proie tout à la fois à l’indignation et à la gêne.
Bayta sentit d’étranges pensées lui venir et les refoula sévèrement.
« Magnifico, vous avez l’âme vaillante.
— Oh ! gente dame », fit le bouffon en penchant son nez rouge dans sa tarte.
Ebling Mis regardait par le hublot. Trantor était proche… son éclat métallique formidablement brillant. Toran était debout auprès de lui.
« Nous sommes venus pour rien, Ebling, dit-il, d’un ton amer. L’homme du Mulet nous précède. »
Ebling Mis se frotta le front d’une main qui n’avait plus l’apparence potelée de jadis. Il marmonna quelque chose d’inintelligible.
« Je vous assure, fit Toran avec agacement, que ces gens savent que la Fondation est tombée. Je vous assure…
— Hein ? » fit Mis en levant les yeux d’un air surpris. Puis il posa la main sur le poignet de Toran, oubliant complètement ce que celui-ci venait de dire. » Toran, je… je regardais Trantor. Vous savez… j’ai une étrange impression… depuis notre arrivée sur Néotrantor. C’est un instinct, qui vient de l’intérieur. Toran, je peux y arriver, je sais que je peux y arriver. Les choses deviennent claires dans mon esprit… elles n’ont jamais été aussi claires. »
Toran le regarda et haussa les épaules. Ces propos ne lui inspiraient aucune confiance.
« Mis ? fit-il.
— Oui ?
— Vous n’avez pas vu un astronef se poser sur Néotrantor quand nous sommes partis ?
— Non, répondit l’autre après un instant de réflexion.
— Moi, si. C’était sans doute un tour de mon imagination, mais ç’aurait très bien pu être cet appareil filien. Celui à bord duquel se trouvait l’Espace sait qui. Quelqu’un qui cherchait Magnifico… Il nous a suivis jusqu’ici, Mis. »
Ebling Mis ne dit rien.
« Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Toran. Vous ne vous sentez pas bien ? »
Une lueur étrange et songeuse passa dans le regard de Mis. Il ne répondit rien.
Repérer un objectif sur le grand monde de Trantor présente un problème unique dans la Galaxie. Il n’y a pas de continents ni d’océans à localiser à quinze cents kilomètres de distance. Il n’y a pas de fleuves, de lacs ni d’îles à apercevoir à travers les bancs de nuages.
Le monde couvert de métal était – avait été – une cité colossale, et seul l’ancien Palais impérial pouvait être facilement identifié de l’espace par un étranger. Le Bayta contourna la planète presque à l’altitude d’un avion, en cherchant péniblement l’entrée.
Des régions polaires, où la glace qui recouvrait les tours métalliques prouvait que le système de climatisation était en panne ou défectueux, ils se dirigèrent vers le sud. De temps en temps, ils pouvaient faire un rapprochement – problématique – entre ce qu’ils voyaient et ce que montrait la carte bien insuffisante qu’ils s’étaient procurée sur Néotrantor.
Mais quand ils y arrivèrent, il n’y avait pas à s’y tromper. La brèche dans la carapace métallique de la planète était de quatre-vingts kilomètres. L’étrange verdure s’étendait sur des centaines de kilomètres carrés, enfermant la grâce altière des anciennes résidences impériales.
Le Bayta s’arrêta et s’orienta lentement. Il n’y avait que les énormes rampes d’accès pour les guider. De longues flèches droites sur la carte ; des rubans lisses et brillants au-dessous d’eux.
Ils naviguèrent à l’estime jusqu’à la région que la carte indiquait comme étant celle de l’Université, et l’astronef se posa sur l’espace plat qui avait dû jadis être un astroport animé.
Lorsqu’ils plongèrent dans le fouillis du métal, ce qui d’en haut semblait une beauté lisse se révéla n’être que des ferrailles brisées et tordues, vestiges du pillage. Les tours étaient rasées, les parois tordues et bosselées, et pendant un instant ils aperçurent une zone de terre rasée, sur plusieurs centaines d’hectares.
Lee Senter observait l’astronef qui descendait prudemment. C’était un appareil étranger, qui ne venait pas de Néotrantor, et Lee ne put maîtriser un soupir. Les astronefs étrangers et les négociations confuses avec les hommes qui venaient du fond de l’espace pouvaient signifier la fin de la brève période de paix, un retour aux temps grandioses des morts et des batailles. Senter était chef du groupe ; c’était à lui qu’étaient confiés les vieux livres, et il y avait lu des récits de cette époque-là. Il ne voulait pas voir cela se reproduire.
Dix minutes peut-être se passèrent, tandis que l’appareil venait se poser sur le terrain, mais durant cette période, bien des souvenirs se bousculèrent dans l’esprit de Senter. Il y avait d’abord la grande ferme de son enfance : il gardait simplement le souvenir de toute une foule de gens. Et puis il y avait le voyage des jeunes familles vers les terres nouvelles. Il avait dix ans alors ; il était enfant unique, étonné et effrayé.
Et puis les nouvelles constructions ; les grandes plaques de métal qu’il fallait déraciner et recouper ; le sol nu qu’il fallait retourner, rafraîchir, revigorer. Les bâtiments voisins qu’il fallait abattre et raser. D’autres, qu’il fallait transformer en lieux d’habitation.
Il y avait des semailles à faire et des moissons à récolter ; des relations pacifiques à établir avec les fermes voisines… Il y avait la croissance et l’expansion, le rendement sûr de l’autonomie. Il y avait la venue d’une nouvelle génération de jeunes, durs, nés sur la terre. Il y avait le grand jour où il avait été élu chef du groupe et où, pour la première fois depuis son dix-huitième anniversaire, il ne s’était pas rasé et avait vu apparaître les premiers poils de sa barbe de chef.
Et maintenant, la Galaxie allait peut-être intervenir et mettre un terme à cette brève période d’isolement idyllique…
L’astronef se posa. Senter regarda sans un mot la porte s’ouvrir. Quatre personnages émergèrent, sur leurs gardes. Il y avait trois hommes, différents : un vieux, un jeune et un maigre au nez crochu. Et une femme était avec eux, comme une égale. Il s’avança et leur adressa le signe universel de paix : les deux mains devant lui, les paumes dures et calleuses tournées vers le ciel.
Le jeune fit deux pas en avant et répéta le geste.
« Je viens en paix. »
L’accent était étrange, mais les mots étaient compréhensibles. Senter répondit du fond du cœur :
« Que ce soit en paix. Soyez le bienvenu auprès du groupe. Avez-vous faim ? Vous mangerez. Avez-vous soif ? Vous boirez.
— Nous vous remercions de votre bonté, répondit lentement le voyageur, et nous porterons témoignage de l’hospitalité de votre groupe quand nous regagnerons notre monde. »
Une réponse bizarre, mais satisfaisante. Derrière lui, les hommes du groupe souriaient, et du fond des constructions voisines, les femmes apparurent.
Dans son appartement personnel, il tira de sa cachette le coffret fermé à clé, aux parois de glace, et offrit à chacun de ses hôtes les longs cigares réservés pour les grandes occasions. Il hésita devant la femme. Elle avait pris place parmi les hommes. Les étrangers de toute évidence toléraient cette effronterie, s’y attendaient même. Un peu raide, il lui tendit le coffret.
Elle accepta un cigare en souriant et en tira une bouffée avec tout le plaisir qu’on pouvait imaginer. Lee Senter s’efforça de ne pas montrer qu’il était scandalisé.
La conversation qui précéda le repas effleura poliment le sujet de la culture sur Trantor. Ce fut le vieillard qui demanda :
« Et les hydroponiques ? Certainement, pour un monde comme Trantor, les hydroponiques seraient la solution. »
Senter secoua lentement la tête. Il ne se sentait pas sûr de lui. Il ne connaissait que ce qu’il avait lu dans les livres.
« Vous parlez de la culture artificielle sur produits chimiques ? Non, pas sur Trantor. Les hydroponiques nécessitent un monde industriel… par exemple, une grande industrie chimique. Et en cas de guerre ou de désastre, quand l’industrie s’effondre, les gens meurent de faim. Et puis on ne peut pas faire pousser artificiellement toutes les denrées. Certaines perdent de leur valeur nutritive. La terre demeure meilleur marché, et on peut toujours compter sur elle.
— Et votre ravitaillement est suffisant ?
— Suffisant ; monotone, peut-être. Nous avons des volailles qui nous fournissent des œufs et des bêtes laitières pour nos produits laitiers, mais notre ravitaillement en viande dépend surtout de notre commerce extérieur.
— De votre commerce, fit le jeune homme qui parut soudain intéressé. Vous faites du commerce, alors. Mais qu’exportez-vous ?
— Du métal, répondit Senter. Regardez vous-même. Nous en avons des quantités infinies, déjà traité. Les gens viennent de Néotrantor avec des astronefs, démolissent une zone donnée – ce qui augmente ainsi notre espace cultivable – et nous laissent en échange de la viande, des fruits en conserve, des aliments concentrés, de l’outillage agricole. Ils emportent le métal et tout le monde est content. »
Ils firent un repas de pain et de fromage, agrémenté d’un ragoût de légumes absolument délicieux. Ce fut au moment du dessert – des fruits congelés, le seul article d’importation au menu – que les étrangers devinrent un peu plus que de simples invités. Le jeune homme exhiba une carte de Trantor.
Lee Senter l’examina calmement. Il écouta, et dit :
« Le terrain de l’Université est une région statique. Nous autres fermiers nous ne faisons rien pousser là-bas. Nous préférons même ne pas y pénétrer. C’est une des rares reliques d’une autre époque que nous voudrions garder intactes.
— Nous sommes à la recherche de renseignements. Nous ne dérangerions rien. Notre astronef resterait en otage, proposa le plus vieux, avec un empressement fiévreux.
— Alors, dit Senter, je peux vous conduire là-bas. » Ce soir-là, les étrangers dormirent, et ce soir-là Lee Senter envoya un message à Néotrantor.
Le peu de vie qu’il y avait sur Trantor se réduisit à néant lorsqu’ils pénétrèrent parmi les bâtiments largement espacés de l’Université. Là, planait un silence solennel.
Les étrangers de la Fondation ne connaissaient rien des jours et des nuits du pillage sanglant qui avait laissé l’Université intacte. Ils ne savaient rien de l’époque qui avait suivi l’effondrement du pouvoir impérial, et où les étudiants, avec les armes qu’ils avaient empruntées et leur courage sans expérience, avaient formé une armée de volontaires pour protéger l’autel central de la science de la Galaxie. Ils ne savaient rien de la Bataille des Sept Jours, ni de l’armistice qui avait sauvegardé la liberté de l’Université, alors même que le Palais impérial retentissait du fracas des bottes de Gilmer et de ses soldats, durant leur brève domination.
Les gens de la Fondation, en approchant pour la première fois, s’aperçurent seulement que dans un monde de transition, cette région était un paisible et gracieux musée de la grandeur de jadis.
Dans une certaine mesure, ils arrivaient en intrus. Le vide maussade des lieux les repoussait. L’atmosphère de travail semblait durer encore et s’irriter de cette irruption.
La bibliothèque était une construction étonnamment petite, qui s’agrandissait en sous-sols monumentaux, pleins de silence et de rêverie. Ebling Mis s’arrêta devant les fresques qui couvraient les murs du hall d’entrée. Il chuchota (il fallait chuchoter en ces lieux) :
« Je crois que nous avons dépassé la salle des catalogues. Je vais m’arrêter là-bas. » Il avait le front moite, ses mains tremblaient. » Il ne faut pas qu’on me dérange, Toran. Voudrez-vous m’apporter mes repas en bas ?
— Comme vous voudrez. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider. Voulez-vous que nous travaillions sous vos ordres ?…
— Non. Il faut que je sois seul.
— Vous pensez que vous trouverez ce que vous voulez ?
— Je sais que je trouverai ! » répondit Ebling Mis avec une douce certitude.
Toran et Bayta » s’installèrent » plus normalement en somme qu’à aucun moment de leur unique année de vie conjugale. C’était, bien sûr, une étrange installation. Ils vivaient au milieu de la grandeur avec une étonnante simplicité. Leur ravitaillement provenait essentiellement de la ferme de Lee Senter et était payé en petits appareils atomiques comme on peut en trouver à bord de n’importe quel astronef marchand.
Magnifico apprit tout seul à utiliser les projecteurs de la salle de lecture de la bibliothèque, et il restait à regarder des romans d’aventures et des histoires d’amour, au point d’en oublier presque autant les repas et le sommeil qu’Ebling Mis.
Ebling, lui, était complètement perdu dans ses recherches. Il avait insisté pour qu’on lui accrochât un hamac dans la salle de référence de psychologie. Son visage était pâle et amaigri. Il avait perdu sa vigueur de langage et oublié ses jurons favoris. Il y avait des moments où il semblait faire un effort pour reconnaître Toran ou Bayta.
Il était davantage lui-même avec Magnifico qui lui apportait ses repas et qui restait souvent assis à l’observer pendant des heures, avec une étrange fascination, tandis que le vieux psychologue transcrivait d’interminables équations, procédait à des vérifications dans des microfilms, se démenait sans fin, en un effort désespéré, vers un but qu’il était seul à percevoir.
Toran surgit dans la pièce pleine d’ombre et dit sèchement :
« Bayta ! »
Bayta sursauta d’un air coupable.
« Oui ? Tu as besoin de moi, Torie ?
— Bien sûr que j’ai besoin de toi. Par l’Espace, qu’est-ce que tu fais assise là ? Tu agis bizarrement depuis que nous sommes sur Trantor. Qu’est-ce que tu as ?
— Oh ! Torie, tais-toi, dit-elle d’un ton las.
— Oh ! Torie, tais-toi ! » répéta-t-il avec agacement en l’imitant. Puis, avec une soudaine douceur : » Tu ne veux pas me dire ce qui ne va pas, Bay ? Il y a quelque chose qui te tracasse ?
— Mais non ! Rien, Torie. Si tu continues à me harceler, tu vas me mettre en colère. Je… je réfléchis.
— Tu réfléchis à quoi ?
— A rien. Enfin, au Mulet, à Port, à la Fondation, à tout ça. A Ebling Mis, et je me demande s’il trouvera quelque chose à propos de la Seconde Fondation. Et si cela nous aidera quand il l’aura trouvée. Je pense à un million d’autres choses. Tu es satisfait ? fit-elle nerveusement.
— Si tu fais simplement la tête, tu ne voudrais pas t’arrêter ? Ce n’est pas agréable et ça n’arrange rien. » Bayta se leva avec un pâle sourire.
« Bon. Je suis heureuse. Tu vois, je souris, je suis gaie. » Dehors, on entendit l’exclamation de Magnifico : » Gente dame !
— Qu’y a-t-il ?
— Venez. »
La voix de Bayta s’étrangla brusquement lorsque, dans l’ouverture de la porte, apparut la haute silhouette…
« Pritcher, s’écria Toran.
— Capitaine ! fit Bayta. Comment nous avez-vous trouvés ? » Han Pritcher entra. Sa voix était claire et calme, parfaitement neutre et impassible.
« J’ai maintenant le grade de colonel… sous les ordres du Mulet.
— Sous les ordres du Mulet ! » murmura Toran.
Magnifico, qui contemplait l’arrivant d’un air éperdu, vint se blottir derrière Toran. Personne ne fit attention à lui. Bayta, les mains tremblantes, dit :
« Vous venez nous arrêter ? Vous êtes vraiment passé dans leur camp ?
— Je ne suis pas venu vous arrêter, répondit aussitôt le colonel. Mes instructions ne font pas mention de vous. En ce qui vous concerne, je suis libre et, si vous le voulez bien, je choisis de renouer notre vieille amitié.
— Comment nous avez-vous trouvés ? demanda Toran, furieux. Vous étiez à bord de l’astronef filien, alors ? Vous nous avez suivis ? »
Un rien de gêne sembla passer sur le visage de Pritcher.
« J’étais en effet à bord de l’astronef filien. Je vous ai d’abord trouvés… disons… par hasard.
— Un hasard mathématiquement impossible.
— Non. Simplement assez improbable, aussi devrez-vous vous contenter de mon affirmation. Quoi qu’il en soit, vous avez avoué aux Filiens – il n’y a bien entendu pas de nation filienne, en fait – que vous vous dirigiez vers le secteur de Trantor, et comme le Mulet a déjà ses contacts sur Néotrantor, il a été facile de vous faire retenir là-bas. Malheureusement, vous avez réussi à vous enfuir avant mon arrivée, mais pas longtemps avant. J’ai eu le temps de faire signaler votre arrivée aux fermes de Trantor. Cela a été fait, et me voici. Vous permettez que je m’assoie ? Croyez-moi, je viens en toute amitié. »
Il s’assit. Toran baissa la tête, se perdant en vaines réflexions. Abasourdie, Bayta prépara le thé.
« Alors, qu’attendez vous, colonel ? fit brusquement Toran. Que vaut donc votre amitié ? Si vous ne venez pas nous arrêter, qu’est-ce alors ? Vous venez nous surveiller pour nous protéger ? Appelez vos hommes et donnez vos ordres.
— Non, Toran, dit Pritcher en secouant patiemment la tête. Je viens de mon propre chef vous parler, vous persuader de l’inutilité de ce que vous faites. Si j’échoue, je partirai. Voilà tout.
— Voilà tout ? Eh bien, allez-y donc de votre petit couplet de propagande et partez. Je ne veux pas de thé, Bayta. »
Pritcher accepta une tasse en remerciant gravement. Tout en buvant à petites gorgées, il dévisageait Toran. Puis il dit :
« Le Mulet est bien un mutant. Et la nature même de sa mutation empêche qu’on puisse le vaincre…
— Pourquoi ? De quelle mutation s’agit-il ? demanda Toran d’un ton sarcastique. Je pense que vous allez nous le dire maintenant, non ?
— En effet. Le fait que vous le sachiez ne lui nuira pas. Voyez-vous… il est capable de modifier l’équilibre émotionnel des êtres humains. Ça n’a l’air de rien, mais c’est une arme imbattable.
— L’équilibre émotionnel ? fit Bayta en fronçant les sourcils. Vous ne voulez pas m’expliquer ? Je ne comprends pas très bien.
— Je veux dire qu’il est facile pour lui, par exemple, d’instiller dans l’esprit d’un général compétent un sentiment de totale loyauté envers le Mulet et d’absolue certitude dans la victoire du Mulet. Tous ses généraux sont contrôlés sur le plan émotionnel. Ils ne peuvent le trahir ; ils ne peuvent fléchir… et le contrôle est permanent. Ses ennemis les plus acharnés deviennent ses plus fidèles lieutenants. Le Seigneur de Kalgan capitule avec sa planète et devient son vice-roi pour la Fondation.
— Et vous, ajouta Bayta d’un ton amer, vous trahissez votre cause et devenez l’envoyé du Mulet sur Trantor. Je vois !
— Je n’ai pas fini. Le don du Mulet opère dans l’autre sens, et de façon plus efficace encore. Le désespoir est aussi une émotion ! Au moment crucial, les hommes clés de la Fondation, les hommes clés de Port ont désespéré. Leurs mondes sont tombés sans trop de lutte.
— Vous voulez dire, demanda Bayta, crispée, que les sentiments que j’ai éprouvés dans la crypte de Seldon étaient dus au contrôle émotionnel du Mulet sur moi ?
— Sur moi aussi. Sur les sentiments de tout le monde. Comment cela s’est-il passé sur Port, vers la fin ? »
Bayta détourna la tête.
« Cela fonctionne pour les individus comme pour les mondes, reprit Pritcher. Pouvez-vous déclencher une force susceptible de vous faire capituler de votre plein gré quand elle le désire ; susceptible de faire de vous un serviteur fidèle quand elle en a envie ?
— Comment savoir si c’est la vérité ? fit lentement Toran.
— Pouvez-vous expliquer autrement la chute de la Fondation et de Port ? Pouvez-vous expliquer autrement ma… ma conversion ? Réfléchissez ! Qu’est-ce que vous… ou moi… ou toute la Galaxie avons fait pendant tout ce temps contre le Mulet ? Citez-moi un seul petit fait ?
— Par la Galaxie, volontiers, fit Toran, piqué au vif. Votre merveilleux Mulet, cria-t-il, avait des contacts avec Néotrantor, grâce auxquels nous avons été retenus, hein ? Eh bien, ces contacts sont morts, ou pire encore. Nous avons tué le prince de la couronne et laissé son complice dans un état confinant à l’idiotie. Le Mulet ne nous a pas arrêtés là-bas, et nous avons échappé à son emprise.
— Mais non, pas du tout. Ces hommes-là n’étaient pas à nous. Le prince de la couronne était un médiocre, gorgé de vin. L’autre, Commason, est d’une stupidité phénoménale. Il avait de l’autorité sur son monde, mais cela ne l’empêchait pas d’être méchant, pervers et absolument incompétent. Nous n’avions en fait rien à voir avec eux. Ils n’étaient que des simulacres…
— Ce sont eux pourtant qui nous ont détenus, ou qui ont essayé.
— Une fois de plus, non. Commason avait un esclave à lui… un nommé Inchney. C’est lui qui a eu l’idée de vous retenir. Il est vieux mais il nous servira provisoirement. Lui, voyez-vous, vous ne l’auriez pas tué. »
Bayta se retourna vers lui.
« Mais, d’après ce que vous venez de dire vous-même, vos propres émotions ont été modifiées. Vous avez foi dans le Mulet, une foi contre nature, malsaine. Que valent vos opinions ? Vous avez perdu toute faculté de réflexion objective.
— Vous faites erreur, fit le colonel en secouant lentement la tête. Seules mes émotions ont été modifiées. Ma raison n’a pas changé. Elle peut être influencée dans une certaine direction par le conditionnement de mes émotions, mais on ne la force pas. Et puis, il y a certaines choses que je vois plus clairement, maintenant que je suis libéré de mes émotions précédentes.
« Je comprends, par exemple, que le programme du Mulet est intelligent et digne d’intérêt. Depuis que j’ai été… converti, j’ai suivi sa carrière depuis ses débuts, il y a sept ans. Avec ses facultés mentales de mutant, il a commencé par vaincre un condottiere et sa bande. Avec cela, et ses facultés, il a étendu son emprise jusqu’au moment où il a pu s’attaquer au Seigneur de Kalgan. Chaque étape a suivi logiquement. Ayant Kalgan, il avait une flotte de première classe – et avec cela, et ses facultés, il a pu s’attaquer à la Fondation.
« La Fondation, c’est la clé. C’est la plus grande zone de concentration industrielle de la Galaxie, et maintenant que les techniques atomiques de la Fondation sont entre ses mains, il est le véritable maître de la Galaxie. Grâce à ces techniques – et aux facultés qu’il possède – il peut forcer les vestiges de l’Empire à reconnaître son autorité, et finalement – après la mort du vieil empereur qui est fou et n’est même plus de ce monde – à le couronner empereur. Il aura alors le titre aussi bien que le pouvoir. Avec cela – et ses facultés – où est le monde de la Galaxie capable de lui tenir tête ?
« Au cours de ces sept années, il a fondé un nouvel Empire. En sept ans, autrement dit, il aura accompli tout ce que la psychohistoire de Seldon n’a pu faire en près de sept cents ans. La Galaxie va connaître enfin l’ordre et la paix.
« Et vous ne pourriez pas l’empêcher… pas plus que vous ne pourriez barrer de vos épaules le passage d’une planète. »
Un long silence suivit le discours de Pritcher. Son thé avait refroidi. Il vida sa tasse, l’emplit de nouveau et la but lentement. Toran se mordait nerveusement les ongles. Le visage de Bayta était pâle et son expression froide et distante.
Puis elle dit d’une voix frêle :
« Nous ne sommes pas convaincus. Si le Mulet désire que nous soyons ainsi, qu’il vienne sur place nous conditionner lui-même. Vous l’avez combattu jusqu’au dernier instant de votre conversion, j’imagine, n’est-ce pas ?
— En effet, dit gravement le colonel Pritcher.
— Alors, octroyez-nous le même privilège. »
Le colonel Pritcher se leva.
« En ce cas, je pars, dit-il d’un ton pincé. Comme je l’ai dit tout à l’heure, ma mission pour l’instant ne vous concerne pas. Je ne crois pas qu’il me sera nécessaire de signaler votre présence ici. Ce n’est pas une trop grande bonté de ma part. Si le Mulet désire arrêter votre action, il a sans nul doute d’autres hommes chargés de cette mission, et vous serez arrêtés en temps utile. Mais, en ce qui me concerne, je ne ferai pas plus que ce qu’on exige de moi.
— Merci, murmura Bayta.
— Quant à Magnifico, où est-il ? Venez, Magnifico, je ne vous ferai pas de mal…
— Qu’allez-vous faire de lui ? demanda Bayta avec une brusque animation.
— Rien. Mes instructions ne parlent pas de lui non plus. J’ai entendu dire qu’on le recherche, mais le Mulet le trouvera quand il le voudra. Je ne dirai rien. Voulez-vous que nous nous serrions la main ? »
Bayta secoua la tête. Toran le toisa avec mépris. Le colonel baissa imperceptiblement les épaules. Il se dirigea vers la porte, se retourna sur le seuil et dit :
« Un dernier détail. Ne croyez pas que j’ignore d’où provient votre entêtement. On sait que vous recherchez la Seconde Fondation. Le Mulet, en temps utile, prendra les mesures nécessaires. Rien ne vous avancera à rien… mais je vous ai connus autrefois, peut-être ma conscience m’a-t-elle poussé à agir ainsi ; en tout cas, j’ai essayé de vous aider avant qu’il soit trop tard. Adieu. »
Il salua sèchement et disparut.
Bayta se tourna vers Toran qui demeurait silencieux et murmura :
« Ils sont même au courant de l’existence de la Seconde Fondation. »
Dans les profondeurs de la bibliothèque, Ebling Mis, ignorant de tout cela, était accroupi sous l’unique lumière qui brillait au milieu de toutes ces ténèbres, et il marmonnait triomphalement tout seul.
Après cela, Ebling Mis n’eut plus que deux semaines à vivre.
Et, durant ces deux semaines, Bayta le vit à trois reprises. La première fois, c’était le soir qui suivit la visite du colonel Pritcher. La seconde, une semaine plus tard. Et la troisième, encore une semaine plus tard, le dernier jour, le jour où Mis mourut.
Tout d’abord, il y eut le soir de la visite du colonel Pritcher ; après le départ de celui-ci, les jeunes époux passèrent une heure perdus dans de sombres méditations.
« Torie, dit Bayta, allons raconter ça à Ebling.
— Tu crois qu’il peut nous aider ? fit Toran d’un ton morne.
— Nous ne sommes que deux. Il faut nous décharger d’une partie du fardeau. Peut-être d’ailleurs peut-il nous aider.
— Il a changé, dit Toran. Il a maigri. Il est léger comme une plume. Il y a des moments où je n’ai pas l’impression qu’il pourra jamais nous servir à grand-chose. Je me dis parfois que rien ne pourra nous aider.
— Ne dis pas cela ! s’écria Bayta. Torie, non ! Quand tu parles ainsi, je crois que le Mulet nous tient. Allons parler à Ebling, Torie… tout de suite ! »
Quand ils approchèrent, Ebling Mis leva la tête du long bureau où il était installé et tourna vers eux ses yeux rougis par la lecture. Ses cheveux clairsemés étaient tout décoiffés et il parla d’une voix ensommeillée.
« Quoi ? fit-il. On me demande ?
— Nous vous avons réveillé ? demanda Bayta. Faut-il que nous partions ?
— Partir ? Qui est-ce ? Non, non, restez ! Il n’y a pas de sièges ? J’en avais vu pourtant ! » fit-il avec un geste vague.
Toran poussa deux fauteuils devant lui. Bayta s’assit et prit dans ses mains une des mains molles du psychologue.
« Pouvons-nous vous parler, docteur ? (Elle employait rarement ce titre.)
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? » Une petite lueur s’alluma dans ses yeux. Ses joues flasques reprirent quelque couleur. » Il y a quelque chose qui ne va pas ? répéta-t-il.
— Le capitaine Pritcher est venu, dit Bayta. Laisse-moi parler, Torie. Vous vous souvenez du capitaine Pritcher, docteur ?
— Oui… oui… » Ses doigts pincèrent ses lèvres puis les relâchèrent. » Un grand type. Démocrate.
— Oui, c’est lui. Il a découvert quelle est la mutation du Mulet. Il était ici, docteur, et il nous l’a dit.
— Mais ce n’est rien de nouveau. J’ai éclairci le problème de la mutation du Mulet. Je ne vous l’ai pas dit ? fit-il avec un étonnement sincère. J’ai oublié de vous le dire ?
— Oublié de nous dire quoi ? fit précipitamment Toran.
— Que j’avais découvert la mutation du Mulet, bien sûr. Il agit sur les émotions. Le contrôle émotionnel ! Je ne vous en ai pas parlé ? Voyons, qu’est-ce qui m’a fait oublier ? »
Il se mordit la lèvre inférieure d’un air songeur. Puis, lentement, sa voix reprit quelque vie, ses paupières se soulevèrent comme si son cerveau endormi venait de s’aiguiller sur un rail bien graissé. Il parlait dans un rêve, regardant entre ses deux interlocuteurs plutôt que directement vers eux.
« C’est d’une telle simplicité ! Ça ne nécessite pas de connaissances spécialisées. En utilisant les mathématiques de la psychohistoire, bien sûr, on y arrive tout de suite, par une équation du troisième degré qui ne comporte pas plus… mais peu importe. Cela peut s’expliquer en termes ordinaires… et c’est compréhensible, ce qui n’est pas courant dans les phénomènes psychohistoriques.
« Vous n’avez qu’à vous demander : qu’est-ce qui peut bouleverser le Plan minutieux de Hari Seldon, hein ? Quelles étaient les hypothèses de base de Seldon ? D’abord, qu’il n’y aurait pas de changement fondamental dans la société humaine au cours des mille ans à venir.
« Supposez, par exemple, qu’il y ait un changement important dans la technologie de la Galaxie – qu’on ait trouvé, si vous voulez, un nouveau principe pour l’utilisation de l’énergie, ou qu’on ait perfectionné l’étude de la neurobiologie électronique. Des bouleversements sociaux rendraient les équations primitives de Seldon démodées. Mais cela ne s’est pas produit, n’est-ce pas ?
« Ou bien supposez qu’une nouvelle arme soit inventée par des forces étrangères à la Fondation, capables de résister à tout l’arsenal de la Fondation. Cela pourrait provoquer une déviation catastrophique, encore que ce soit moins certain. Mais cela non plus ne s’est pas produit. Le dépresseur de champ atomique du Mulet était une arme rudimentaire, à laquelle on pouvait trouver une parade. Et c’était la seule découverte originale qu’il ait faite.
« Mais il y avait une seconde hypothèse, plus subtile ! Seldon supposait que la réaction humaine aux stimuli demeurerait constante. Et, en admettant que la première hypothèse soit restée valable, la seconde ne doit plus tenir ! Il doit y avoir un facteur qui fausse et déforme les réactions émotionnelles des êtres humains, sinon Seldon n’aurait pu se tromper et la Fondation n’aurait pu tomber. Et quel peut être ce facteur, sinon le Mulet ?
« N’ai-je pas raison ? Y a-t-il une faille dans mon raisonnement ?
— Pas de faille, Ebling », fit Bayta en lui tapotant doucement la main.
Mis était joyeux comme un enfant.
« Tout cela est si facile ! Je vous assure, je me demande parfois ce qui se passe en moi. Je crois me rappeler l’époque où tant de choses étaient un mystère pour moi, alors que tout est si clair maintenant. Il n’y a plus de problèmes. Je tombe sur ce qui pourrait en être un, et, je ne sais comment, au fond de moi je le comprends. Et mes hypothèses, mes théories semblent toujours se vérifier. Il y a un élan en moi… qui me pousse toujours de l’avant… si bien que je ne peux m’arrêter… et que je ne veux pas manger ni dormir… mais continuer toujours… toujours… toujours. »
Sa voix n’était plus qu’un murmure. Sa main veinée de bleu passait en tremblant sur son front. Il y avait dans ses yeux une lueur frénétique qui s’effaça au bout d’un moment.
« Alors je ne vous ai jamais parlé des pouvoirs de mutant du Mulet, reprit-il plus calmement. Mais… vous ne m’avez pas dit que vous étiez au courant ?
— C’est le capitaine Pritcher, Ebling, dit Bayta. Vous vous souvenez ?
— Il vous l’a dit, dit-il d’un ton un peu scandalisé. Mais comment l’a-t-il découvert ?
— Il a été conditionné par le Mulet. Il est colonel maintenant, dans l’armée du Mulet. Il est venu nous conseiller de nous rendre au Mulet et il nous a dit… ce que vous venez de nous dire.
— Alors, le Mulet sait que nous sommes ici ? Il faut que je me dépêche… Où est Magnifico ? Il n’est pas avec vous ?
— Magnifico dort, dit Toran avec impatience. Il est minuit passé, vous savez.
— Vraiment ? Mais alors… je dormais lorsque vous êtes entrés ?
— Vous dormiez, dit Bayta d’un ton ferme, et vous n’allez pas vous remettre à travailler. Vous allez vous coucher. Tiens, Torie, aide-moi. Restez tranquille, Ebling, et estimez-vous heureux que je ne commence pas par vous pousser sous une douche. Enlève-lui ses chaussures, Torie, et demain tu descendras ici pour le traîner à l’air libre avant qu’il s’étiole complètement. Regardez-vous, Ebling, vous allez vous couvrir de toiles d’araignées si vous continuez. Vous n’avez pas faim ? »
Ebling Mis secoua la tête et regarda Bayta d’un air penaud.
« Je voudrais que vous m’envoyiez Magnifico demain », murmura-t-il.
Bayta borda le drap autour de lui.
« C’est moi qui viendrai demain avec du linge propre. Vous allez prendre un bon bain, et puis vous sortirez pour visiter la ferme, et prendre un peu de soleil.
— Je ne veux pas, protesta faiblement Mis. Vous m’entendez ? J’ai trop à faire. » Ses cheveux étaient répandus sur l’oreiller comme une auréole argentée autour de sa tête. Il parlait d’un ton de confidence. » Vous voulez trouver cette Seconde Fondation, non ? »
Toran se retourna rapidement et vint s’asseoir sur la couchette auprès de lui.
« Que savez-vous de la Seconde Fondation, Ebling ? »
Le psychologue sortit un bras de sous le drap et ses doigts fatigués étreignirent la manche de Toran.
« Les Fondations ont été instituées lors d’une grande assemblée psychologique présidée par Hari Seldon. Toran, j’ai retrouvé les comptes rendus de cette assemblée. Vingt-cinq gros microfilms. J’ai déjà consulté plusieurs d’entre eux.
— Alors ?
— Alors, savez-vous qu’il est très facile, à partir de là, de trouver l’emplacement exact de la Première Fondation, si l’on a quelques notions de psychohistoire ? Quand on comprend les équations, il y est fait de fréquentes allusions. Mais, Toran, personne ne parle de la Seconde Fondation. Il n’y a de référence nulle part.
— Elle n’existe pas ? fit Toran en fronçant les sourcils.
— Bien sûr que si, elle existe, s’écria Mis, furieux. Qui a dit qu’elle n’existait pas ? Mais on en parle moins. Sa signification et tout ce qui l’entoure sont mieux cachés. Vous ne comprenez pas ? C’est la plus importante des deux. C’est celle qui compte ! Et j’ai les comptes-rendus de l’assemblée Seldon. Le Mulet n’a pas encore gagné… »
Bayta éteignit les lumières.
« Dormez ! »
Sans un mot, Toran et Bayta remontèrent à la surface.
Le lendemain, Ebling Mis prit un bain et s’habilla, il vit le soleil de Trantor, il sentit le vent de Trantor pour la dernière fois. A la fin de la journée, il était replongé dans les gigantesques profondeurs de la bibliothèque, d’où il ne devait jamais ressortir.
Dans la semaine qui suivit, la vie retrouva sa routine. Le soleil de Néotrantor était une étoile calme et brillante dans le ciel nocturne de Trantor. A la ferme, on était en pleines semailles de printemps. Les terrains de l’Université étaient silencieux et déserts. La Galaxie semblait vide. Le Mulet aurait pu ne jamais exister.
Bayta songeait à cela tout en regardant Toran allumer soigneusement son cigare et observer les zones de ciel bleu visibles entre les tours métalliques qui encerclaient l’horizon.
« Belle journée, dit-il.
— Oui, c’est vrai. Tu as tout noté sur la liste, Torie ?
— Bien sûr. Une demi-livre de beurre, une douzaine d’œufs, des haricots verts… tout est là, Bay. Je n’oublierai rien.
— Bon. Et assure-toi que les légumes sont frais et non des reliques de musée. Tu as vu Magnifico, au fait ?
— Pas depuis le petit déjeuner. Il doit être en bas avec Ebling, en train de regarder un microfilm.
— Très bien. Ne perds pas de temps, car j’aurai besoin des œufs pour le dîner. »
Toran la quitta en souriant avec un petit salut de la main.
Bayta tourna les talons dès que Toran eut disparu parmi les enchevêtrements de métal. Elle hésita devant la porte de la cuisine, fit lentement demi-tour et pénétra sous la colonnade menant à l’ascenseur qui s’enfonçait dans les souterrains.
Ebling Mis était là, penché sur les objectifs du projecteur, immobile, perdu dans ses recherches. Auprès de lui, Magnifico était assis, vissé sur un fauteuil, le regard aux aguets.
« Magnifico… » murmura Bayta.
Magnifico se leva d’un bond.
« Gente dame ! murmura-t-il avec dévotion.
— Magnifico, dit Bayta, Toran est parti pour la ferme et il ne reviendra pas tout de suite. Voudriez-vous être assez gentil et courir le rejoindre pour lui porter un message que je vais vous remettre ?
— Avec plaisir, gente dame. Les menus services que je puis rendre, je vous les offre bien volontiers. »
Elle était seule maintenant avec Ebling Mis qui n’avait pas bougé. Elle posa une main ferme sur son épaule.
« Ebling… »
Le psychologue sursauta en poussant un petit cri.
« Qu’est-ce que c’est ? » Il cligna des paupières. » C’est vous, Bayta ? Où est Magnifico ?
— Je l’ai envoyé dehors. J’ai besoin d’être seule avec vous un moment. » Elle articulait avec un soin étrange. » Il faut que je vous parle, Ebling. »
Le psychologue fit un geste pour revenir à son projecteur, mais la main qu’elle avait posée sur son épaule ne le lâchait pas. Elle sentait nettement l’os sous la manche. On aurait dit que la chair avait fondu depuis leur arrivée sur Trantor. Son visage était émacié, jaunâtre, mal rasé. Même assis, il était voûté.
« Magnifico ne vous ennuie pas, n’est-ce pas, Ebling ? demanda Bayta. Il a l’air de passer tout son temps ici.
— Non, non, non ! Pas du tout. Il ne me gêne pas. Il se tait et ne me dérange jamais. De temps en temps, il m’apporte les films ; il a l’air de savoir ce que je veux avant que je parle. Laissez-le venir.
— Très bien… Mais, Ebling, est-ce qu’il ne vous étonne pas ? Vous m’entendez, Ebling ? Est-ce qu’il ne vous amène pas à vous poser des questions ? »
Elle approcha un fauteuil du sien et le dévisagea, comme pour lui arracher une réponse du regard.
« Non, fit Ebling Mis en secouant la tête. Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que le colonel Pritcher et vous dites tous deux que le Mulet peut conditionner les émotions des êtres humains. Mais en êtes-vous sûr ? Magnifico lui-même n’est-il pas une faille dans la théorie ? »
Il y eut un lourd silence.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Ebling ? Voyons, Magnifico était le bouffon du Mulet. En ce cas, pourquoi n’était-il pas conditionné pour éprouver à son égard amour et foi ? Pourquoi, de tous ceux qui sont en contact avec le Mulet, le déteste-t-il tant ?
— Mais… mais il était conditionné. Certainement, Bay ! » Il semblait de plus en plus sûr à mesure qu’il parlait. » Imaginez-vous que le Mulet traite son clown comme il traite ses généraux ? Chez ceux-ci, il veut trouver foi et loyalisme, mais chez son clown, il n’a besoin que de trouver de la crainte. Vous n’avez jamais remarqué que l’état de perpétuelle panique où se trouve Magnifico a un caractère pathologique ? Pensez-vous qu’il soit naturel pour un être humain d’être aussi affolé qu’il l’est tout le temps ? Une peur pareille devient comique. Le Mulet trouvait sans doute cela comique – et cela l’arrangeait aussi, puisque cela compromettait l’assistance que nous aurions pu obtenir au début de Magnifico.
— Vous voulez dire, reprit Bayta, que les renseignements de Magnifico sur le Mulet étaient faux ?
— Ils étaient susceptibles de nous égarer. Ils étaient colorés par une peur pathologique. Le Mulet n’est pas le géant que croit Magnifico. Il est plus probablement un homme ordinaire, mis à part ses facultés mentales. Mais si cela l’amusait de faire figure de surhomme auprès du pauvre Magnifico… » Le psychologue haussa les épaules. » En tout cas, les renseignements de Magnifico n’ont plus d’importance.
— Qu’est-ce qui en a, alors ? » Mis revint à son projecteur.
« Qu’est-ce qui en a, alors ? répéta-t-elle. La Seconde Fondation ?
— Est-ce que je vous ai dit quelque chose à ce propos ? dit le psychologue en se tournant brusquement vers elle. Je ne m’en souviens pas. Je ne suis pas encore prêt. Qu’est-ce que je vous ai confié ?
— Rien, fit Bayta avec force. Oh ! Par la Galaxie, vous ne m’avez rien dit, mais je le regrette, car je suis affreusement lasse. Quand tout cela sera-t-il fini ? »
Ebling Mis la contempla avec une vague tristesse.
« Voyons, voyons… ma chère, je ne voulais pas vous blesser. J’oublie parfois… qui sont mes amis… il me semble quelquefois que je ne devrais pas parler de tout cela. Il faut garder le secret… mais vis-à-vis du Mulet, pas vis-à-vis de vous, mon enfant, fit-il en lui tapotant l’épaule gentiment.
— Qu’avez-vous découvert à propos de la Seconde Fondation ? dit-elle.
— Savez-vous le soin avec lequel Seldon a couvert ses traces ? Les comptes rendus de l’assemblée Seldon ne m’auraient pratiquement servi à rien il y a un mois, avant que je me découvre doué de cette étrange intuition. Même maintenant, la piste me semble… bien fragile. Les documents laissés par l’assemblée semblent souvent décousus ; ils sont toujours obscurs. Je me suis demandé plus d’une fois si les membres de l’assemblée eux-mêmes savaient tout ce qu’il y avait dans l’esprit de Seldon. Je pense parfois qu’il n’a utilisé l’assemblée que comme une gigantesque façade, derrière laquelle il a édifié tout seul un formidable bâtiment…
— Les Fondations ? insista Bayta.
— La Seconde Fondation ? Notre Fondation était simple. Mais la Seconde Fondation n’était qu’un nom. On en parlait, mais s’il y avait des détails, ils étaient cachés dans les mathématiques. Il y a beaucoup de choses encore que je ne commence même pas à comprendre, mais depuis sept jours, les fragments commencent à se rassembler pour former une vague image.
« La Fondation numéro un était un monde de physiciens. Elle représentait une concentration de la science mourante de la Galaxie, dans les conditions propres à en assurer la renaissance. Il n’y avait pas de psychologues. C’était une étrange carence, qui devait avoir un but. L’explication habituelle, c’était que la psychohistoire de Seldon fonctionnait au mieux là où les unités individuelles à l’œuvre – les êtres humains – ignoraient ce qui allait survenir et pouvaient donc réagir naturellement à toutes les situations. Vous me suivez, ma chère ?
— Oui, docteur.
— Alors, écoutez bien. La Fondation numéro deux, elle, était un monde de spécialistes des sciences mentales. C’était le reflet de votre monde. La psychologie, et non plus la physique, dominait. Vous comprenez ? fit-il d’un ton triomphant.
— Pas du tout.
— Mais réfléchissez, Bayta, utilisez votre cerveau. Hari Seldon savait que sa psychohistoire ne pouvait prédire que des probabilités, et non des certitudes. Il y avait toujours une marge d’erreurs, et à mesure que le temps passait, cette marge devait augmenter en progression géométrique. Seldon voulait naturellement s’en protéger autant que possible. Notre Fondation était vigoureuse sur le plan scientifique. Elle pouvait conquérir des armées et des armes. Elle pouvait opposer la force à la force. Mais que pouvait-elle contre l’attaque mentale d’un mutant comme le Mulet ?
— Ce serait alors le travail des psychologues de la Seconde Fondation, fit Bayta, qui sentait l’excitation monter en elle.
— Oui, oui, oui ! Certainement !
— Mais ils n’ont rien fait jusqu’à maintenant.
— Qu’en savez-vous ? »
Bayta réfléchit.
« Je n’en sais rien. Avez-vous des preuves qu’ils existent ?
— Non. Il y a de nombreux facteurs dont je ne sais rien. La Seconde Fondation n’aurait pu être établie à son point final de développement, pas plus que nous. Nous avons grandi lentement et notre force s’est accrue ; il a dû en aller de même pour eux. Qui sait à quel stade de développement ils en sont maintenant ? Sont-ils assez forts pour combattre le Mulet ? Ont-ils conscience du danger ? Ont-ils des chefs capables ?
— Mais s’ils se conforment au Plan de Seldon, alors le Mulet doit être battu par la Seconde Fondation.
— Ah ! fit Ebling Mis d’un ton songeur, est-ce bien cela ? La Seconde Fondation était une entreprise plus difficile que la Première. Elle est infiniment plus complexe, et plus sujette par conséquent à des possibilités d’erreurs. Et si la Seconde Fondation ne battait pas le Mulet, alors ce serait grave… extrêmement grave. Ce serait peut-être la fin de la race humaine telle que nous la connaissons.
— Oh ! non.
— Mais si. Si les descendants du Mulet héritent ses facultés mentales… vous comprenez ? L’Homo sapiens ne pourrait pas lutter. Il y aurait une nouvelle race dominante, et l’Homo sapiens serait relégué au rang d’esclave en tant que membre d’une race inférieure. Vous ne le pensez pas ?
— Si, évidemment.
— Et même si, par quelque hasard, le Mulet ne fondait pas une dynastie, il établirait quand même un nouvel Empire qui ne reposerait que sur son pouvoir personnel. Cet Empire disparaîtrait avec sa mort ; la Galaxie se retrouverait là où elle en était avant sa venue, à cela près qu’il n’y aurait plus de Fondations autour de laquelle un véritable second Empire, solide et sain, pourrait se reformer. Cela signifierait des milliers d’années de barbarie.
— Que pouvons-nous faire ? Avertir la Seconde Fondation ?
— Il le faut, sinon ils peuvent succomber par ignorance, et c’est un risque que nous ne pouvons prendre. Mais il n’y a aucun moyen de les avertir.
— Aucun moyen ?
— Je ne sais pas où ils sont. Ils sont » à l’autre extrémité de la Galaxie », mais c’est tout, et nous avons le choix entre des millions de mondes.
— Mais, Ebling, rien n’est dit là-dedans ? fit-elle en désignant les microfilms qui encombraient la table.
— Mais non. Je n’ai encore rien trouvé. Ce secret doit signifier quelque chose. Il doit y avoir une raison… » Une lueur étonnée passa de nouveau dans son regard. » Mais j’aimerais que vous partiez. J’ai perdu assez de temps et je n’en ai plus beaucoup à ma disposition… je n’en ai plus beaucoup. »
Il se précipita vers sa table, maussade et agacé.
Magnifico approchait de son pas souple.
« Votre mari est rentré, gente dame. »
Ebling Mis ne salua même pas le clown. Il était retourné à son projecteur.
Ce soir-là, Toran, après avoir écouté le récit de Bayta, lui dit :
« Et tu crois vraiment qu’il a raison, Bay ? Tu ne crois pas qu’il… (Il hésita.)
— Il a raison, Torie. Il est malade, je le sais. Ce changement en lui, cet amaigrissement, cette façon de parler… il est malade. Mais dès qu’on lui parle du Mulet, de la Seconde Fondation, ou d’un sujet sur lequel portent ses recherches, écoute-le. Il est lucide et clair comme le ciel de l’espace. Il sait de quoi il parle. J’ai confiance en lui.
— Alors, il y a encore de l’espoir, fit-il sans conviction.
— Je… je ne comprends pas encore très bien. Peut-être ! Peut-être que non ! Désormais, je porte un pistolet. » Tout en parlant, elle brandissait une arme au canon luisant. » A tout hasard, Torie, à tout hasard.
— Comment ça ?
— Peu importe, fit Bayta avec un rire un peu nerveux. Peut-être que je suis un peu folle aussi… comme Ebling Mis. »
Ebling Mis avait alors sept jours à vivre, et les sept jours s’écoulèrent, l’un après l’autre, paisiblement.
Pour Toran, ils passèrent dans une sorte de stupeur. La vie semblait vide de toute action, il avait l’impression d’hiberner.
Mis était une entité mystérieuse dont le travail de taupe restait invisible à l’œil nu. Il s’était barricadé. Ni Toran ni Bayta ne pouvaient le voir. Seul Magnifico assurait la liaison. Magnifico, devenu silencieux et songeur, qui apportait et emportait les plateaux de nourriture et qui restait vigilant dans l’ombre.
Bayta, elle aussi, avait changé. Elle avait perdu de sa vivacité, de son assurance. Elle aussi se repliait sur elle-même et, une fois, Toran l’avait surprise en train de manipuler son pistolet. Elle l’avait aussitôt rengainé, avec un sourire forcé.
« Qu’est-ce que tu fais avec ça, Bay ?
— Je le tiens. C’est un crime ?
— Tu vas te faire sauter stupidement la tête.
— Et après ! Ce ne serait pas une grande perte ! »
La vie conjugale avait appris à Toran la vanité de discuter avec une femme de mauvaise humeur. Il haussa les épaules. Et s’éloigna.
Le dernier jour, Magnifico arriva hors d’haleine. Il les prit par le bras, l’air affolé.
« Le savant docteur vous demande. Il ne va pas bien. »
Mis n’allait pas bien, en effet. Il était au lit, les yeux écarquillés, brillant d’un éclat anormal. Il était sale, méconnaissable. » Ebling ! s’écria Bayta.
— Laissez-moi parler, articula péniblement le psychologue, en se soulevant tant bien que mal sur un coude. Laissez-moi parler. J’ai fini ; je vous laisse continuer. Je n’ai pas pris de notes ; j’ai détruit mes brouillons. Nul autre ne doit savoir. Tout doit rester dans vos esprits.
— Magnifico, dit Bayta brutalement, monte ! » A regret, le clown se leva et fit un pas en arrière. Ses yeux tristes étaient fixés sur Mis.
Celui-ci eut un geste las.
« Ça n’a pas d’importance. Qu’il reste. Reste, Magnifico. » Le clown se rassit aussitôt. Bayta baissa les yeux. Lentement, ses dents s’abaissèrent sur sa lèvre inférieure.
« Je suis convaincu, murmura Mis d’une voix rauque, que la Seconde Fondation peut l’emporter, si elle n’est pas prise au dépourvu par le Mulet. Elle a maintenu le secret sur son existence ; il ne faut pas briser ce secret : il a un but. Il faut que vous alliez là-bas ; les informations que vous possédez sont d’une importance vitale… elles peuvent tout changer. Vous m’entendez ?
— Oui, oui, cria Toran. Dites-nous comment aller là-bas, Ebling. Où est-ce ?
— Je peux vous le dire », murmura la voix.
Il n’en eut jamais l’occasion.
Bayta, pâle comme une morte, braqua son pistolet et tira, le fracas de la détonation se répercutant sous les voûtes de la bibliothèque. Tout le buste et la tête de Mis avaient disparu et, derrière lui, il y avait un trou béant dans le mur. Les doigts gourds de Bayta laissèrent tomber le pistolet sur le sol.
Il n’y avait rien à dire. Le fracas de la détonation se répercuta de salle en salle, mais, avant de s’éteindre, il avait masqué le cliquetis métallique du pistolet de Bayta tombant par terre, étouffé le cri perçant de Magnifico et noyé le rugissement de Toran. Il y eut un lourd silence.
Bayta penchait la tête dans l’obscurité. Pour la première fois, des larmes coulaient sur son visage. Toran avait les muscles tendus au point d’avoir l’impression que jamais plus il ne desserrerait les dents. Le visage de Magnifico était un masque impassible. Enfin, Toran réussit à articuler d’une voix méconnaissable : » Alors, tu es une créature du Mulet. Il a fini par t’avoir ! » Bayta le regarda, la bouche crispée par un rictus : » Moi, une créature du Mulet ? Ça alors… » Elle sourit, péniblement, et rejeta ses cheveux en arrière. Lentement, sa voix redevint normale, ou presque. » C’est fini, Toran, je peux parler maintenant. Combien de temps survivrai-je, je ne sais pas. Mais je peux commencer à parler… »
Les nerfs de Toran maintenant s’étaient détendus.
« Parler de quoi, Bay ? fit-il d’un ton las. Qu’y a-t-il à dire ?
— Je veux parler de la calamité qui nous a poursuivis. Nous l’avons déjà remarquée, Torie. Tu ne te souviens pas ? Comment la défaite a toujours été sur nos talons sans jamais réussir à nous rattraper ? Nous étions sur la Fondation et elle s’est effondrée tandis que les mondes indépendants luttaient encore, mais nous, nous sommes partis à temps pour gagner Port. Nous étions sur Port et la planète s’est effondrée tandis que les autres se battaient encore, et une fois de plus nous sommes partis à temps. Nous nous sommes rendus sur Néotrantor, et il est hors de doute que la planète a rallié maintenant le camp du Mulet. »
Toran secoua la tête.
« Je ne comprends pas.
— Torie, ces choses-là n’arrivent pas dans la vie réelle. Toi et moi, nous sommes des gens sans importance ; on ne tombe pas d’un tourbillon de politique dans un autre, sans arrêt pendant un an… à moins de porter en soi ce tourbillon. A moins de porter en soi la source d’infection ! Tu comprends maintenant ? »
Toran se mordit les lèvres. Son regard se fixa sur les restes sanglants de ce qui avait été un être humain, et une expression de dégoût passa dans ses yeux.
« Sortons d’ici, Bay. Allons à l’air libre. »
Dehors, le temps était nuageux. Le vent soufflait par courtes rafales, décoiffant Bayta. Magnifico les avait suivis et il écoutait leur conversation.
« Tu as tué Ebling Mis parce que tu croyais que c’était lui le foyer d’infection ? » fit Toran. Quelque chose dans le regard de Bayta le frappa. » C’était lui le Mulet ? murmura-t-il, sans vraiment croire à la signification de ses paroles.
— Ce pauvre Ebling, le Mulet ? fit Bayta en riant. Galaxie, non ! Je n’aurais pas pu le tuer si c’était lui le Mulet. Il aurait décelé l’émotion annonçant mon geste et l’aurait changée en amour, en dévotion, en adoration, en terreur, à son gré. Non, j’ai tué Ebling parce qu’il n’était pas le Mulet. Je l’ai tué parce qu’il savait où se trouvait la Seconde Fondation et que, deux secondes plus tard, il aurait révélé au Mulet le secret.
— Il aurait révélé au Mulet le secret, répéta Toran stupidement. Il aurait révélé au Mulet… »
Et, là-dessus, il poussa un cri et se tourna pour contempler d’un air horrifié le clown.
« Pas Magnifico ? murmura-t-il.
— Ecoute ! fit Bayta. Te souviens-tu de ce qui s’est passé sur Néotrantor ! Oh ! réfléchis un peu, Torie… »
Mais il secouait la tête en marmonnant tout seul.
« Sur Néotrantor, reprit-elle d’un ton las, un homme est mort. Un homme est mort sans que personne le touche. N’est-ce pas étrange ? N’est-ce pas bizarre qu’une créature qui a peur de tout, qui semble pétrifiée de terreur, ait la possibilité de tuer à volonté ?
— La musique et les effets lumineux, dit Toran, ont un violent impact émotionnel…
— Oui, émotionnel. Il se trouve que les actions émotionnelles sont la spécialité du Mulet. On peut, j’imagine, considérer cela comme une coïncidence. Et une créature qui peut tuer par suggestion est aussi craintive. Certes, le Mulet est censé avoir agi sur son esprit, ce qui peut fournir une explication. Mais, Toran, j’ai perçu un peu de cette composition au Visi-Sonor qui a tué le prince de la couronne. Rien qu’un peu… mais cela a suffi à m’inspirer le même sentiment de désespoir que j’avais connu dans la crypte de Seldon et sur Port. Toran, je ne peux me tromper sur ce sentiment-là.
— Je… je l’ai senti aussi, fit Toran. J’avais oublié. Je n’aurais jamais cru…
— C’est alors que l’idée m’est venue pour la première fois. Ce n’était qu’une vague impression… une intuition, si tu veux. Je n’avais rien sur quoi m’appuyer. Et puis Pritcher nous a parlé du Mulet et de sa mutation, et j’ai tout de suite compris. C’était le Mulet qui avait fait naître ce désespoir dans la crypte de Seldon ; c’était Magnifico qui avait fait naître ce désespoir sur Néotrantor. C’était la même émotion. Le Mulet et Magnifico étaient donc la même personne. Est-ce que ça ne concorde pas admirablement, Torie ? Est-ce qu’on ne dirait pas un axiome : deux choses égales à une même chose sont égales entre elles ? »
Elle était au bord de la crise de nerfs, mais elle parvint à se calmer.
Elle reprit :
« Cette découverte m’a terrifiée. Si Magnifico était le Mulet, il pouvait connaître mes émotions… et les modifier pour servir ses desseins. Je n’osais pas le laisser s’en douter. Je l’évitais. Heureusement, il m’évitait aussi ; il s’intéressait trop à Ebling Mis. J’avais fait le projet de tuer Mis avant qu’il puisse parler. J’avais fait ce projet en secret – aussi secrètement que je pouvais –, si secrètement que je n’osais même pas me le dire à moi-même. Si j’avais pu tuer le Mulet lui-même… mais je ne pouvais pas prendre le risque. Il s’en serait aperçu d’avance et j’aurais tout perdu. »
Elle semblait vidée de toute émotion.
« C’est impossible, dit Toran d’une voix rauque. Regarde-moi cette misérable créature. Lui, le Mulet ? Il n’entend même pas ce que nous disons. »
Mais, quand son regard suivit son doigt braqué vers le clown, il vit que Magnifico était debout, aux aguets, l’œil vif. Il parla sans aucun accent.
« Je l’entends, mon ami. C’est simplement que je suis assis là, à méditer sur le fait qu’avec toute mon astuce et mon habileté, j’ai pu commettre une telle erreur. »
Toran recula d’un pas, comme s’il craignait que le clown vînt le toucher ou que son haleine pût le contaminer.
Magnifico hocha la tête et répondit à la question que Toran n’osait formuler :
« Je suis le Mulet. »
Il n’avait plus l’air grotesque ; ses membres dégingandés, son nez crochu n’amusaient plus. Il ne semblait plus avoir peur ; il paraissait plein d’assurance. Il était maître de la situation, et il en avait l’habitude.
« Asseyez-vous, dit-il d’un ton conciliant. Allez, autant vous détendre et vous mettre à l’aise. Le jeu est fini, et j’aimerais vous raconter une histoire. C’est une de mes faiblesses : je tiens à ce que les gens me comprennent. »
Et ses yeux, tandis qu’il regardait Bayta, avaient encore la douce expression triste des yeux de Magnifico, le clown.
« Il n’y a vraiment rien dans mon enfance, commença-t-il, dont j’aime à me souvenir. Vous le comprendrez sans doute. Ma maigreur est d’origine glandulaire ; quant à mon nez, je suis né avec. Je ne pouvais pas avoir une enfance normale. Ma mère est morte avant de m’avoir vu. Je ne connais pas mon père. J’ai grandi au hasard, blessé et torturé dans mon esprit, plein de haine pour les autres. On me connaissait alors comme un enfant bizarre. Des incidents étranges se produisirent… bah, qu’importe ! Il s’est passé suffisamment de choses pour permettre au capitaine Pritcher, lorsqu’il a enquêté sur mon enfance, de se rendre compte que j’étais un mutant, alors que moi, je ne m’en suis aperçu qu’à vingt ans passés. »
Toran et Bayta écoutaient, assis par terre. Le clown – ou le Mulet – marchait devant eux à petits pas, les bras croisés.
« La révélation de mon étrange pouvoir semble m’être venue lentement, peu à peu. Même vers la fin, je ne pouvais pas y croire. Pour moi, les esprits des hommes sont des cadrans, avec des aiguilles qui indiquent l’émotion dominante. C’est une image bien sommaire, mais comment puis-je expliquer autrement ? Peu à peu, j’ai appris que je pouvais pénétrer dans ces esprits et tourner l’aiguille sur le point que je désirais en la fixant là à jamais. Et ensuite, il m’a fallu plus longtemps encore pour comprendre que les autres n’en étaient pas capables.
« Mais j’ai pris finalement conscience de mon pouvoir et, en même temps, m’est venu le désir de compenser la triste situation dans laquelle j’avais vécu jusqu’alors. Vous pouvez sans doute comprendre cela. Vous pouvez essayer. Ce n’est pas facile d’être un monstre, d’avoir un esprit, de comprendre, et d’être un monstre. D’être différent ! De ne pas être comme les autres ! Vous n’avez jamais connu cela ! »
Magnifico leva les yeux vers le ciel, se balança sur ses talons et reprit :
« Mais j’ai fini par apprendre et j’ai décidé que la Galaxie et moi nous pourrions nous affronter. Allons, j’avais été patient pendant vingt-deux ans. C’était à moi de jouer maintenant. » Il s’interrompit pour jeter un bref coup d’œil à Bayta. » Mais j’avais une faiblesse. Je n’étais rien par moi-même. Si je pouvais acquérir le pouvoir, ce ne serait que par l’intermédiaire des autres. Je n’ai jamais réussi que par des intermédiaires. Toujours ! Pritcher avait raison. Grâce à un pirate, j’obtins ma première base d’opérations sur un astéroïde. Grâce à un industriel, je pris pied sur une planète. Grâce à toute une série d’autres personnages, en terminant par le Seigneur de Kalgan, je m’emparai de Kalgan et je me procurai une flotte. Après cela, ce fut la Fondation… et c’est alors que vous intervenez dans l’histoire…
« La Fondation, dit-il doucement, a été le plus gros morceau. Pour la vaincre, il me fallait conquérir, briser ou mettre hors d’état de nuire une proportion extraordinaire de sa classe dominante. J’aurais pu y parvenir, mais il y avait une méthode plus rapide que je finis par trouver. Après tout, si un homme fort peut soulever deux cent cinquante kilos, ça ne veut pas dire qu’il tienne à le faire souvent. Le contrôle émotionnel que j’exerce n’est pas facile. Je préfère ne pas l’utiliser quand ce n’est pas indispensable. J’acceptai donc des alliés dans ma première attaque contre la Fondation.
« En me faisant passer pour mon propre bouffon, je cherchais l’agent ou les agents de la Fondation qu’on avait certainement envoyés sur Kalgan pour enquêter sur mon humble personne. Je sais maintenant que c’était Han Pritcher l’homme que je cherchais. Par un heureux hasard, c’est sur vous que je suis tombé. Je suis télépathe, mais pas complètement, et, gente dame, vous étiez de la Fondation. Cela m’a induit en erreur. Il n’était pas fatal que Pritcher nous rejoignît par la suite, mais c’était le point de départ d’une erreur qui, elle, s’est révélée fatale. »
Toran, pour la première fois, s’agita.
« Allons ! fit-il d’un ton furieux. Vous voulez dire que, lorsque j’ai affronté ce lieutenant sur Kalgan avec un simple pistolet étourdisseur et que je vous ai sauvé, vous exerciez déjà un contrôle sur mes émotions ? » Il en bégayait. » Vous voulez dire que, depuis le début, vous m’avez manœuvré ? »
Un pâle sourire se dessina sur les lèvres de Magnifico.
« Pourquoi pas ? Ça ne vous paraît pas vraisemblable ? Posez-vous donc la question suivante : auriez-vous risqué la mort pour un bouffon que vous n’aviez jamais vu, si vous aviez eu tout votre bon sens ? J’imagine qu’après coup, vos réactions vous ont surpris.
— Oui, fit Bayta d’un ton distant, c’est vrai.
— En fait, reprit le Mulet, Toran ne courait aucun danger. Le lieutenant avait des consignes strictes de nous laisser partir. C’est ainsi que nous sommes allés tous les trois, ainsi que Pritcher, sur la Fondation… et vous voyez comment ma campagne aussitôt a pris forme. Quand Pritcher a été traduit devant un conseil de guerre, je n’ai pas perdu mon temps. Les jeunes militaires ont par la suite commandé leurs escadres au combat. Ils ont capitulé assez facilement et ma flotte a remporté la bataille d’Horleggor et divers autres engagements de moindre importance.
« Par l’intermédiaire de Pritcher, j’ai fait la connaissance du docteur Mis, qui m’a apporté de son plein gré un Visi-Sonor, me facilitant ainsi considérablement la tâche. Seulement, ce n’était pas tout à fait de son plein gré.
— Ces concerts ! intervint Bayta. J’ai essayé de leur trouver une justification. Maintenant, je comprends.
— Mais oui, dit Magnifico, le Visi-Sonor agit comme concentrateur. En fait, c’est un moyen primitif de contrôler les émotions. Avec cet appareil, je peux manipuler des gens par groupes, et accentuer mon action sur tel ou tel individu. Les concerts que j’ai donnés sur Terminus avant sa chute et sur Port ont contribué à l’atmosphère générale de défaitisme. J’aurais pu rendre le prince de la couronne de Néotrantor très malade sans l’aide du Visi-Sonor, mais je n’aurais pas pu le tuer. Vous comprenez ?
« Mais c’était Ebling Mis ma découverte la plus importante. Il aurait pu être… » Magnifico réprima la tristesse qui perçait dans sa voix. » Il existe un aspect du contrôle émotionnel que vous ne connaissez pas. L’intuition, le flair, le sens prophétique – selon le nom que vous choisissez de lui donner – peut être traité comme une émotion. En tout cas, c’est ce que je fais. Vous me suivez ? » Il poursuivit sans attendre. » L’esprit humain fonctionne avec un faible rendement. J’ai vite découvert que je pouvais provoquer un usage continu du cerveau à haut rendement. C’est un procédé meurtrier pour l’individu sélectionné, mais utile… Le dépresseur de champ atomique que j’ai utilisé dans la guerre contre la Fondation a été obtenu grâce à la mise en haute pression d’un technicien kalganais. Comme toujours, j’opère par personne interposée.
« Ebling Mis était une proie de choix. Ses possibilités étaient élevées et j’avais besoin de lui. Même avant l’ouverture des hostilités avec la Fondation, j’avais déjà envoyé des délégués pour négocier avec l’Empire. C’est alors que j’ai commencé mes recherches sur la Seconde Fondation. Naturellement, je ne l’ai pas trouvée. Je savais que je devais absolument la découvrir… et Ebling Mis était l’homme qu’il me fallait. Avec son esprit fonctionnant à plein rendement, il aurait sans doute pu réitérer les travaux de Hari Seldon.
« Il y a réussi en partie. Je l’ai vraiment poussé au bout de ses forces. C’était cruel, mais nécessaire. Il était mourant vers la fin, mais il vivait encore… » Le chagrin de nouveau lui brisa la voix. » Il aurait vécu assez longtemps. Tous les trois, nous aurions gagné la Seconde Fondation. C’aurait été la dernière bataille, si je n’avais pas commis cette erreur.
— Pourquoi tant de phrases ? fit sèchement Toran. Quelle a été votre erreur ? Finissons-en.
— Mais votre femme, voyons. Votre femme s’est révélée une créature exceptionnelle. Je n’avais jamais encore rencontré sa pareille. Je… je… » La voix de Magnifico se brisa brusquement ; il se maîtrisa péniblement. » Elle m’aimait bien, sans que j’aie à contrôler ses émotions. Je ne lui inspirais ni répulsion ni amusement. Elle avait pitié de moi. Elle m’aimait bien !
« Vous ne comprenez pas ? Vous ne voyez donc pas ce que cela signifiait pour moi ? Jamais personne… Enfin, c’était une situation qui me plaisait. Mes propres émotions m’ont trompé, bien que je sois maître de celles d’autrui. Je n’ai pas forcé son esprit, vous comprenez ; je n’ai pas cherché à le manipuler. Ce sentiment naturel m’était trop cher. Cela a été mon erreur… la première.
« Vous, Toran, je vous contrôlais. Vous ne vous êtes jamais méfié de moi ; vous n’avez jamais rien vu en moi de bizarre. Tenez, quand l’astronef ’’filien’’ nous a arraisonnés… Ils connaissaient notre position, je vous le dis en passant, parce que j’étais en contact avec eux, comme je suis resté en contact, à tout moment, avec mes généraux. Lorsqu’ils nous ont arrêtés, on m’a emmené à bord pour m’occuper de Han Pritcher, qui se trouvait là prisonnier. Lorsque je suis reparti, il était colonel, homme du Mulet, et il commandait. Tout cela était trop évident, même pour vous, Toran. Pourtant, vous avez accepté mon explication. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Toran fit la grimace.
« Comment avez-vous conservé le contact avec vos généraux ? fit-il.
— Cela ne posait aucun problème. Les émetteurs à ultra-ondes sont faciles à manier et portables. D’ailleurs, on ne pouvait pas vraiment me découvrir ! Quiconque me surprenait en flagrant délit repartait avec un trou béant dans la mémoire. C’est arrivé.
« Sur Néotrantor, mes stupides émotions m’ont de nouveau trahi. Bayta n’était pas sous mon contrôle, mais elle ne m’aurait tout de même pas soupçonné, si je n’avais perdu la tête à propos du prince de la couronne. Les intentions qu’il manifestait à l’égard de Bayta m’ont… agacé. Je l’ai tué. C’était un geste stupide. Un étourdissement aurait aussi bien fait l’affaire.
« Et pourtant, vos soupçons ne se seraient jamais transformés en certitudes si j’avais interrompu le bavardage plein de bonnes intentions de Pritcher, ou si j’avais fait moins attention à Mis et davantage à vous… (Il haussa les épaules.)
— Alors, demanda Bayta, c’est la fin ?
— C’est la fin.
— Et maintenant ?
— Je vais poursuivre mon programme. Mais trouver, en ces temps de décadence, quelqu’un d’aussi doué et d’aussi bien équipé intellectuellement qu’Ebling Mis me paraît douteux. Il me faudra alors chercher par d’autres moyens la Seconde Fondation. Dans une certaine mesure, vous m’avez battu. »
Bayta s’était levée, triomphante.
« Dans une certaine mesure ? Comment ça ? Nous vous avons battu complètement. Toutes vos victoires en dehors de la Fondation ne comptent pas, puisque la Galaxie est désormais un vide voué à la barbarie. La conquête de la Fondation ne représente même qu’une victoire mineure, puisqu’elle n’était pas conçue pour parer à la crise que vous incarnez. C’est la Seconde Fondation que vous devez vaincre – la Seconde Fondation, parfaitement – et c’est elle qui va vous vaincre. Votre seule chance était de la repérer et de frapper avant qu’elle soit prête. Vous n’y arriverez plus maintenant. Désormais, à chaque minute qui passe, ils sont de plus en plus prêts à vous affronter. En ce moment même, le mécanisme s’est peut-être mis en branle. Vous le saurez quand il vous frappera, et votre bref règne sera terminé, vous ne serez qu’un conquérant éphémère de plus à avoir passé sur le visage ensanglanté de l’histoire. »
Elle haletait maintenant dans son ardeur.
« Et nous vous avons vaincu, Toran et moi. J’en suis sûre. »
Mais les yeux tristes du Mulet étaient de nouveau les yeux tristes de Magnifico.
« Je ne vais pas vous tuer, ni votre mari. Vous ne pouvez pas, après tout, me nuire davantage, et vous détruire ne ressusciterait pas Ebling Mis. Je suis seul responsable de mes erreurs. Votre mari et vous pouvez partir ! Allez en paix, au nom de ce que j’appelle… l’amitié. » Puis avec un sursaut d’orgueil : » Et, en attendant, je suis toujours le Mulet, l’homme le plus puissant de la Galaxie. Je battrai quand même la Seconde Fondation. »
Bayta lança alors sa dernière flèche, avec une tranquille certitude.
« Que non ! J’ai foi dans la sagesse de Seldon. Vous serez le premier et le dernier souverain de votre dynastie.
— De ma dynastie ? répéta Magnifico d’un ton songeur. Oui, j’y avais souvent pensé. Que j’aurais pu fonder une dynastie. Que j’aurais pu trouver une compagne. »
Bayta comprit soudain la signification de son regard et demeura pétrifiée.
Magnifico secoua la tête.
« Je sens votre répulsion, mais c’est stupide. Si les choses avaient tourné autrement, j’aurais pu sans aucun mal vous rendre heureuse. C’aurait été une extase artificielle, mais vous ne vous seriez pas aperçue de la différence. Seulement, voilà, elles n’ont pas tourné ainsi… Je me suis donné le nom de Mulet… mais pas à cause de ma force… c’est évident… »
Sur quoi, il tourna les talons et s’éloigna sans un regard.