DEUXIÈME PARTIE LE MULET

I

LE MULET : … On possède moins de renseignements sur » le Mulet » que sur tout autre personnage d’une importance incomparable dans l’histoire de la Galaxie. On ignore son vrai nom ; en ce qui concerne sa jeunesse, on en est réduit aux conjectures. Même la période de sa plus grande célébrité ne nous est connue que par les yeux de ses adversaires, et surtout par ceux d’une jeune épouse…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Le premier aperçu que Bayta eut de Port était tout, sauf spectaculaire. Ce fut son mari qui la lui montra : une étoile terne, perdue dans le désert de la frange de la Galaxie. C’était au-delà des derniers amas clairsemés d’étoiles, là où des points lumineux, ici et là, brillaient esseulés. Et, même au milieu d’eux, c’était une lueur frêle qu’on ne remarquait guère.

Toran se rendait bien compte que, comme prélude à leur vie conjugale, la naine rouge ne faisait guère impression ; il eut une petite moue de contrariété.

« Je sais, Bay… ce n’est pas à proprement parler un changement agréable, n’est-ce pas ? Je veux dire : passer de la Fondation à ici.

— C’est un changement horrible, Toran. Je n’aurais jamais dû t’épouser. »

Comme une expression peinée se lisait sur son visage, elle reprit de son ton le plus enjôleur :

« Allons, idiot. Ne fais pas cette tête-là ; prends plutôt ton air de canard mourant : celui que tu as juste avant de blottir ta tête sur mon épaule, avant que je fasse jaillir des étincelles en te caressant les cheveux. Tu attendais quelque chose de plus conventionnel, n’est-ce pas ? Tu pensais que j’allais dire : ’’Avec toi, Toran, je serais heureuse n’importe où !’’ ou bien : ’’Les profondeurs interstellaires elles-mêmes seraient un foyer pour moi, mon chéri, pourvu que nous soyons tous les deux !’’ Allons, avoue-le. »

Elle braqua un doigt sur lui et le retira précipitamment avant qu’il referme ses dents dessus.

« Si je capitule et admets que tu as raison, fît-il, est-ce que tu voudras bien préparer le dîner ? »

Elle hocha la tête d’un air satisfait, et il sourit en la regardant.

Elle n’était pas vraiment jolie, selon les normes de la beauté – il en convenait –, même si on la regardait souvent à deux fois. Elle avait les cheveux bruns et luisants, mais raides, la bouche un peu large, mais ses sourcils bien tracés séparaient un front blanc et lisse des yeux acajou les plus tendres et les plus souriants qu’on eût jamais vus.

Et derrière une façade, solidement édifiée et vigoureusement défendue, d’esprit pratique et peu romanesque, il y avait quand même cette petite réserve de douceur, qui ne se montrait jamais si on la cherchait à l’aveuglette, mais qu’on pouvait atteindre si on savait s’y prendre, et si on ne la cherchait pas ouvertement.

Toran manipula quelques instruments de bord et décida de se détendre. Il avait encore un bond interstellaire, puis plusieurs millimicro-parsecs à parcourir d’affilée, avant que le pilotage manuel devînt vraiment nécessaire. Il se renversa en arrière pour regarder dans la soute aux vivres, où Bayta s’affairait parmi les conserves.

Il y avait dans son attitude envers Bayta un certain contentement de soi : l’émerveillement satisfait marquant le triomphe de quelqu’un qui, pendant trois ans, a oscillé au bord d’un complexe d’infériorité.

Après tout, il était un provincial, et non seulement un provincial, mais le fils d’un Marchand renégat. Et elle était de la Fondation, et, mieux encore, descendait directement de Mallow.

Mais en même temps, il éprouvait un petit frisson. La ramener à Port, avec son monde rocheux et ses cités troglodytes, était déjà assez difficile. Lui faire affronter l’hostilité traditionnelle des Marchands pour les gens de la Fondation – des nomades en face des citadins – était plus périlleux encore.

Et pourtant… après le dîner, le dernier bond !

Port était une lueur au rougeoiement furieux, et la seconde planète n’était qu’une tache de lumière, avec son contour estompé par l’atmosphère et un hémisphère plongé dans l’ombre. Bayta se pencha sur la grande table d’observation, dont les repères entrecroisés se recoupaient avec précision sur Port II.

« Je regrette, dit-elle gravement, de ne pas avoir fait plus tôt la connaissance de ton père. Si je ne lui plais pas…

— Alors, dit Toran d’un ton dégagé, tu serais la première jolie fille à lui inspirer cette réaction. Avant de perdre son bras et de cesser de rôder à travers la Galaxie, il… D’ailleurs, si tu l’interroges là-dessus, il t’en rebattra les oreilles. J’ai d’ailleurs fini par penser qu’il brodait, car il ne racontait jamais la même histoire de la même façon… »

Port II se précipitait maintenant à leur rencontre. La mer roulait fortement au-dessous d’eux, gris ardoise dans l’obscurité qui tombait, et dissimulée ça et là par des lambeaux de nuages. Des montagnes dressaient leurs crêtes déchiquetées le long de la côte. On put discerner bientôt les rides à la surface de l’eau et, quand l’astronef vira au-dessus de l’horizon, ils eurent une vision fugitive de vastes glaciers côtiers.

La brutale décélération arracha un grognement à Toran. » Ton scaphandre est fermé ? »

Le visage de Bayta, avec ses joues rondes et rouges, souriait sous le casque de caoutchouc mousse de sa tenue de vol chauffée, adhérente à la peau.

L’astronef se posa dans un crissement de graviers en plein champ, juste au bord du plateau.

Ils descendirent péniblement dans les épaisses ténèbres de la nuit extra-galactique, et Bayta eut un sursaut en sentant la brusque morsure du froid et des tourbillons de vent. Toran la prit par le coude, l’entraînant sur la piste vers les lumières artificielles qu’on voyait clignoter au loin.

Les gardes qui s’avançaient à leur rencontre les rejoignirent à mi-chemin et, après un bref échange de paroles, on les emmena vers les bâtiments.

Le vent et le froid s’estompèrent quand la barrière de rochers s’ouvrit puis se referma derrière eux. A l’intérieur, il faisait doux, l’éclairage répandait une lumière vive et l’on entendait une sorte de rumeur incongrue. Des hommes levèrent le nez de leur bureau et Toran exhiba des documents.

Après un bref coup d’œil, on lui fit signe de les renfermer et Toran murmura à sa femme :

« Papa a dû s’arranger pour les formalités préliminaires. Généralement, ça prend environ cinq heures. »

Ils sortirent des bureaux et Bayta dit brusquement : » Oh ! regarde… »

La cité troglodyte baignait dans la lumière du jour, la blanche lumière d’un jeune soleil. Non, bien sûr, qu’il y eût un soleil. Ce qui aurait dû être le ciel était perdu dans la lueur diffuse qui baignait tout. Et, dans l’air tiède, flottait un parfum de verdure.

« Oh ! Toran, dit Bayta, que c’est beau ! »

Toran eut un sourire ravi.

« Bien sûr, Bay, ça n’a pas de rapport avec la Fondation, mais c’est la plus grande ville de Port II – vingt mille habitants, tu sais – et je crois que ça te plaira. Je pense malheureusement qu’il n’y a guère de distractions, mais il n’y a pas de police secrète non plus.

— Oh ! Torie, on dirait une ville jouet. Tout est blanc et rosé… et si propre.

— Ma foi… », fit Toran en regardant la ville avec elle.

La plupart des maisons avaient deux étages et étaient bâties dans la pierre lisse de la planète. On ne trouvait pas ici les tours de la Fondation, ni les colossales maisons communales des vieux royaumes, mais tout ici était agréablement petit et individuel : c’était comme une survivance d’initiative personnelle dans une Galaxie où l’on vivait par masses.

« Bay… fit-il soudain, voilà papa… là… là où je te montre, tu ne le vois donc pas ? »

Elle l’aperçut. Elle entrevit un homme de grande taille, qui faisait de grands gestes, ses doigts écartés comme s’ils cherchaient à étreindre l’air. Un appel résonnant comme un coup de tonnerre parvint jusqu’à eux. Bayta se précipita à la suite de son mari sur la pelouse rase. Elle distingua un homme plus petit, aux cheveux blancs, qui disparaissait presque derrière le robuste manchot qui continuait à agiter son bras unique et à crier.

« C’est le demi-frère de mon père, cria Toran par-dessus son épaule. Celui qui est allé à la Fondation. Tu sais. »

Ils se retrouvèrent parmi les rires et les exclamations, et le père de Toran poussa une clameur joyeuse. Il tira sur les pans de sa courte veste et ajusta la ceinture enchâssée de métal qui était sa seule concession au luxe. Son regard alla de l’un à l’autre des deux jeunes gens, puis il dit, un peu essoufflé :

« Tu as mal choisi ton jour pour rentrer, mon garçon !

— Comment ça ? Oh ! c’est l’anniversaire de Seldon, non ?

— Tout juste. Il a fallu que je loue une voiture pour venir jusqu’ici et que je me fasse conduire par Randu. Pas moyen de trouver un véhicule public. »

Son regard maintenant s’était posé sur Bayta et ne la lâchait pas. Il lui dit d’un ton plus doux :

« J’ai votre cristal ici, et il est bien. Mais je vois que le type qui l’a fait n’était qu’un amateur. »

Il tira d’une poche de sa veste un petit cube transparent et, à la lumière, le visage rieur contenu dans l’épaisseur du cube apparut comme une Bayta en miniature.

« Oh ! celui-là ! dit Bayta. Je me demande pourquoi Toran vous a envoyé cette caricature. Je suis surprise, après cela, que vous me laissiez approcher, monsieur.

— Vraiment ? Appelez-moi Fran. Pas de cérémonie entre nous. Tenez, prenez mon bras et regagnons la voiture. Je n’avais jamais cru jusqu’à maintenant que mon fils savait ce qu’il voulait. Mais je crois que je vais changer d’avis.

— Comment va le paternel ces temps-ci ? dit Toran à mi-voix à son oncle. Toujours aussi coureur ? »

Un large sourire plissa le visage de Randu.

« Quand il en a l’occasion, Toran. Il se souvient parfois qu’il va sur ses soixante ans et ça le décourage. Mais il chasse cette triste pensée et redevient lui-même. C’est un Marchand de la vieille école. Mais, toi, Toran, où as-tu trouvé une aussi jolie femme ?

— Tu veux que je te raconte en un instant une histoire de trois ans, mon oncle ? » fit le jeune homme, lui prenant le bras en riant.

Ce fut dans le petit living-room de la maison que Bayta se débarrassa de sa combinaison de voyage et libéra ses cheveux. Elle s’assit, croisant ses jambes, et soutint le regard approbateur de ce grand gaillard, haut en couleur, qui était son beau-père.

« Je sais ce que vous essayez de calculer, dit-elle, et je vais vous aider : âge, vingt-quatre ans ; taille, un mètre soixante ; poids, cinquante ; études : diplôme d’histoire. »

Elle remarqua qu’il se tenait toujours de côté, comme pour dissimuler son bras manquant. Fran se pencha vers elle et dit :

« Puisque vous en parlez… poids : cinquante-cinq. »

Il éclata de rire en la voyant rougir. Puis il lança à la compagnie en général :

« On peut toujours deviner le poids d’une femme en lui palpant le bras… à condition, bien sûr, d’avoir une certaine expérience. Voulez-vous boire quelque chose, Bay ?

— Entre autres », dit-elle, et ils sortirent tous les deux, tandis que Toran regardait sur l’étagère les nouveaux livres venus enrichir la bibliothèque.

Fran revint seul et dit :

« Elle va redescendre dans quelques instants. »

Il s’installa pesamment dans le grand fauteuil et posa sur un tabouret sa jambe gauche. Il ne riait plus et Toran se tourna vers lui.

« Eh bien, dit Fran, te voilà rentré, mon garçon, et j’en suis bien content. Ta femme me plaît. Ce n’est pas une poupée geignarde.

— Je l’ai épousée, dit simplement Toran.

— Ça, mon garçon, c’est une autre histoire. » Son regard s’assombrit. » C’est de la folie que d’engager l’avenir. Moi qui ai vécu plus longtemps et qui ai plus d’expérience, je n’ai jamais fait une chose pareille. »

Du coin où il se tenait, Randu l’interrompit :

« Voyons, Fran, quelle comparaison fais-tu là ? Jusqu’à ton accident d’astronef, il y a dix ans, tu n’étais jamais en un endroit assez longtemps pour obtenir le certificat de domicile prénuptial. Et depuis, qui voudrait de toi ?

— Bien des femmes, vieux radoteur… fit le manchot en se dressant sur son siège.

— C’est surtout une formalité légale, papa, fit Toran en s’empressant d’arrêter la discussion. La situation a ses avantages.

— Surtout pour la femme, grommela Fran.

— Et même si c’est vrai, rétorqua Randu, c’est au garçon de décider. Le mariage est une vieille coutume chez les habitants de la Fondation.

— Les gens de la Fondation ne sont pas des exemples à suivre pour un honnête Marchand, reprit Fran.

— Ma femme est de la Fondation », expliqua Toran. Il regarda les deux hommes puis ajouta doucement : » La voici. »

La conversation roula sur des sujets d’ordre général après le repas du soir, que Fran avait épicé de trois récits puisés parmi ses souvenirs et où le sang, les femmes, les bénéfices et les enjolivures jouaient des rôles équivalents. Le petit téléviseur était allumé et on jouait un drame classique auquel personne ne prêtait attention. Installé plus confortablement sur le divan bas, Randu regardait, par-delà les lentes volutes de sa pipe, l’endroit où Bayta s’était agenouillée sur le doux tapis de fourrure blanche, rapporté voilà longtemps d’une mission, et qu’on ne déployait plus maintenant que dans les grandes occasions.

« Vous avez étudié l’histoire, mon enfant ? » demanda-t-il aimablement.

Bayta acquiesça.

« J’étais le désespoir de mes professeurs, mais j’ai fini par apprendre certaines choses.

— Par être proposée pour une bourse, dit Toran d’un ton satisfait, voilà tout !

— Et qu’avez-vous appris ? poursuivit doucement Randu.

— Vous voulez que je vous dise tout ça ? Maintenant ? fit la jeune femme en riant.

— Alors, reprit le vieil homme avec un gentil sourire, que pensez-vous de la situation galactique ?

— Je pense, répondit Bayta, qu’une crise Seldon est imminente… et sinon, adieu le Plan Seldon. Ce sera un échec. »

« Fichtre », se dit Fran dans son coin. » En voilà une façon de parler de Seldon. » Mais il garda ses réflexions pour lui.

Randu tira sur sa pipe d’un air songeur.

« Vraiment ? Pourquoi ? Je suis allé sur la Fondation, vous savez, en mon jeune temps, et moi aussi, jadis, j’avais de grandes conceptions dramatiques. Mais, voyons, pourquoi dites-vous cela ?

— Eh bien, reprit Bayta, en plongeant ses pieds nus dans la douce blancheur du tapis et en prenant dans sa main son petit menton, il me semble que l’essence même du Plan de Seldon était de créer un monde meilleur que celui de l’Empire Galactique. Ce monde-là s’écroulait déjà, il y a trois cents ans, quand Seldon a établi la Fondation… et si l’histoire ne ment pas, il s’écroulait sous les coups d’une triple maladie : inertie, despotisme et mauvaise répartition des biens de l’univers. »

Randu acquiesça lentement, tandis que Toran regardait fièrement sa femme et que Fran, dans son coin, claquait la langue en remplissant son verre.

« Si l’histoire de Seldon est vraie, dit Bayta, il a prévu l’écroulement complet de l’Empire par ses lois de psychohistoire et il a pu prédire les trente mille ans de barbarie nécessaires, avant l’établissement d’un second Empire, pour redonner à l’humanité la civilisation et la culture. Le but de toute son œuvre a été de créer des conditions qui assureraient une régénération plus rapide.

— Et c’est pourquoi, lança la voix sonore de Fran, il a établi deux Fondations, honoré soit son nom.

— Et c’est pourquoi il a établi les deux Fondations, renchérit Bayta. Notre Fondation était un rassemblement des savants de l’Empire agonisant, conçu pour amener la science et le savoir de l’homme à de nouveaux sommets. Et la Fondation était située de telle façon dans l’espace, et l’environnement historique était tel que, grâce aux minutieux calculs de son génie, Seldon a prévu qu’en mille ans elle deviendrait un nouvel Empire, plus grand que le premier. »

Il y eut un silence respectueux.

« C’est une vieille histoire, dit la jeune femme. Vous la connaissez toute. Voilà près de trois siècles que les habitants de la Fondation la connaissent. Mais j’ai pensé qu’il conviendrait de la rappeler, même brièvement. Aujourd’hui, vous savez, c’est l’anniversaire de Seldon, et bien que je sois de la Fondation et vous de Port, nous avons cela en commun… »

Elle alluma lentement une cigarette et en considéra d’un air absent le bout rougeoyant. » Les lois de l’histoire sont aussi absolues que celles de la physique, et si les probabilités d’erreurs sont plus grandes, c’est seulement parce que l’histoire ne traite pas avec des humains en aussi grand nombre que la physique avec des atomes, si bien que les variations individuelles comptent davantage. Seldon a prédit une série de crises durant ces mille ans de croissance, dont chacune devait amener un nouveau tournant de notre histoire, suivant une trajectoire précalculée. Ce sont ces crises qui nous dirigent… et donc une crise doit éclater maintenant. Maintenant ! répéta-t-elle avec force. Il y a près d’un siècle que la dernière a eu lieu, et pendant ce siècle tous les vices de l’Empire se sont retrouvés dans la Fondation. L’inertie ! Notre classe dirigeante ne connaît qu’une loi : rien ne change. Le despotisme ! Ils ne connaissent qu’une règle : la force. La mauvaise répartition des biens ! Ils n’ont qu’un désir : garder ce qui est à eux.

— Pendant que les autres crèvent de faim ! tonna soudain Fran en frappant du poing sur le bras de son fauteuil. Ma fille, vos paroles tombent comme des perles. Les gros lards assis sur leurs tas d’or ruinent la Fondation, tandis que les braves Marchands cachent leur pauvreté sur des mondes misérables comme Port. C’est une honte pour Seldon, c’est comme si on lui jetait de la boue à la figure, comme si on lui crachait dans la barbe. » Il leva le bras, puis son visage s’allongea. » Si seulement j’avais mon autre bras ! Si, jadis, on m’avait écouté !

— Papa, dit Toran, calme-toi.

— Calme-toi, calme-toi, marmonna son père, furieux. Nous allons vivre ici et y crever… et tu parles de calme.

— C’est notre Lathan Devers moderne, dit Randu en le désignant de sa pipe. Devers est mort comme esclave dans les mines, il y a quatre-vingts ans, avec l’arrière-grand-père de votre mari, parce qu’il manquait de sagesse, s’il ne manquait pas de cœur.

— Oui, par la Galaxie, si j’étais lui, je ferais la même chose, jura Fran. Devers était le plus grand Marchand de l’histoire… plus grand que ce sac d’air de Mallow que les gens de la Fondation adorent. Si les coupe-gorge qui gouvernent la Fondation l’ont tué, c’est parce qu’il aimait la justice.

— Continuez, ma fille, dit Randu. Continuez, sinon il va parler toute la nuit et tempêtera encore toute la journée de demain.

— Il n’y a plus rien à dire, reprit-elle d’un air sombre. Il doit y avoir une crise, mais je ne sais pas comment en provoquer une. Les forces progressistes de la Fondation sont affreusement opprimées. Vous autres Marchands, vous avez peut-être la volonté, mais vous êtes traqués et désunis. Si toutes les forces de bonne volonté, à l’intérieur et à l’extérieur de la Fondation, pouvaient se réunir…

— Ecoute-la, Randu, dit Fran avec un rire rauque, écoute-la. A l’intérieur et à l’extérieur de la Fondation, dit-elle. Ma fille, il n’y a pas d’espoir chez les chiffes molles de la Fondation. Parmi eux, certains tiennent le fouet et les autres sont fouettés… fouettés à mort. Personne n’a assez de cran, dans tout ce monde pourri, pour rivaliser avec un bon Marchand. »

Les efforts de Bayta pour l’interrompre venaient se briser contre cette tempête. Toran se pencha et lui posa une main sur la bouche.

« Papa, dit-il froidement. Tu n’es jamais allé dans la Fondation. Tu ne sais rien de ce qui s’y passe. Je t’assure qu’il existe là-bas une résistance courageuse et audacieuse. Je pourrais te dire que Bayta en fait partie…

— Très bien, mon garçon, je ne veux vexer personne. D’ailleurs, il n’y a pas de quoi se mettre en colère, fit-il d’un ton sincèrement navré.

— Le malheur avec toi, papa, reprit Toran avec feu, c’est que tu as une vue provinciale des choses. Tu crois que parce que cent mille Marchands se terrent dans les trous d’une planète perdue, au bout de nulle part, ils sont un grand peuple. Bien sûr, tout percepteur d’impôts de la Fondation qui met les pieds ici n’en repart jamais, mais c’est de l’héroïsme à bon marché. Que feriez-vous si la Fondation envoyait une flotte ?

— Nous l’anéantirions, dit Fran avec résolution.

— Et vous vous feriez anéantir… l’avantage serait de leur côté. Vous êtes inférieurs en nombre, en armes, en organisation… et dès que la Fondation le jugera utile, vous vous en apercevrez. Alors vous feriez mieux de vous chercher des alliés – sur la Fondation elle-même, si vous pouvez.

— Randu », dit Fran, en regardant son frère comme un grand taureau désemparé.

Randu ôta la pipe qu’il avait aux lèvres.

« Le garçon a raison, Fran. Si tu réfléchis un peu, tu le comprendras. Toran, je vais te dire pourquoi j’ai amené ce sujet sur le tapis. » Il vida le fourneau de sa pipe dans le désintégrateur et se mit à la bourrer méthodiquement. » Ton allusion au fait que la Fondation s’intéresse à nous, Toran, est tout à fait justifiée. Nous avons eu deux récentes visites, ces temps-ci, pour des histoires d’impôts. L’inquiétant, c’est que le second visiteur était accompagné d’un astronef léger de patrouille. Ils se sont posés à Gleiar et, bien sûr, ils ne sont jamais repartis. Mais on va sûrement nous en envoyer d’autres, ton père le sait bien, Toran.

« Regarde-moi ce vieil entêté. Il sait que Port est en difficulté, il sait que nous sommes impuissants, mais il répète ses mêmes formules. Ça lui réchauffe le cœur. Mais, dès l’instant qu’il a dit ce qu’il voulait et a exprimé son défi d’une voix tonnante, dès l’instant qu’il se croit déchargé de sa responsabilité d’homme et de Marchand, eh bien, il est aussi raisonnable que n’importe lequel d’entre nous.

— N’importe lequel d’entre qui ? demanda Bayta.

— Nous avons formé un petit groupe, Bayta, fit-il en souriant, dans notre ville. Nous n’avons encore rien fait. Nous n’avons même pas encore réussi à prendre contact avec les autres villes, mais c’est un premier pas.

— Vers quoi ?

— Nous ne savons pas encore, répondit Randu en secouant la tête. Nous espérons un miracle. Nous avons décidé, comme vous dites, qu’une crise Seldon est imminente. La Galaxie est pleine des débris de l’Empire. Cela grouille de généraux partout. Ne croyez-vous pas que le temps pourrait venir où l’un d’eux va s’enhardir ? »

Bayta réfléchit, puis secoua la tête d’un air décidé, agitant ses longs cheveux.

« Non, je ne crois pas. Il n’y a pas un seul de ces généraux qui ne sache qu’une attaque de la Fondation est un suicide. Bel Riose, de l’ancien Empire, valait mieux que n’importe lequel d’entre eux, et il a attaqué avec les ressources d’une Galaxie sans pouvoir l’emporter contre le Plan Seldon. Existe-t-il un général qui ne sache pas cela ?

— Et si nous les incitons à agir ?

— Agir pour quoi faire ? Pour se jeter dans une chaudière atomique ? Avec quels arguments pourriez-vous les inciter ?

— Eh bien, il y en a un nouveau. Depuis un an ou deux, on parle d’un homme étrange qu’on appelle le Mulet.

— Le Mulet ? fit-elle d’un ton songeur. Tu as entendu parler de lui, Torie ? »

Toran secoua la tête.

« Que savez-vous de lui ? demanda-t-elle.

— Pas grand-chose. Mais il remporte des victoires, dit-on, dans des conditions impossibles. Les rumeurs sont peut-être exagérées, mais il serait intéressant en tout cas de faire sa connaissance. Un homme suffisamment doué et suffisamment ambitieux ne croirait peut-être pas à Hari Seldon, ni à ses lois de psychohistoire. Nous pourrions l’encourager, et il pourrait attaquer.

— Et la Fondation l’emporterait.

— Oui… mais pas forcément sans mal. Ce pourrait être une crise, nous pourrions profiter d’une telle crise pour arriver à un compromis avec les despotes de la Fondation. En mettant les choses au pire, ils nous oublieraient assez longtemps pour nous permettre de faire d’autres plans pour l’avenir.

— Qu’en penses-tu, Torie ?

— A l’entendre, ça ne pourrait pas faire de mal, mais qui est ce Mulet ? Que sais-tu de lui, Randu ?

— Rien encore. C’est pour cela que tu pourrais nous être utile, Toran. Et ta femme aussi, si elle veut bien. Nous en avons parlé, ton père et moi. Nous en avons parlé longuement.

— Comment cela, Randu ? Que veux-tu de nous ? demanda le jeune homme en lançant un bref regard interrogateur à sa femme.

— Avez-vous fait un voyage de noces ?

— Ma foi… oui… si on peut appeler voyage de noces le voyage depuis la Fondation.

— Que diriez-vous d’en faire un plus beau sur Kalgan ? C’est un climat semi-tropical : plages, sports nautiques, chasses, l’endroit de vacances rêvé. C’est à environ sept mille parsecs… pas trop loin.

— Qu’est-ce qu’il y a sur Kalgan ?

— Le Mulet ! En tout cas, ses hommes. Il a pris la planète le mois dernier, et sans combat, bien que le Seigneur de Kalgan ait menacé de réduire la planète en poussière avant de capituler.

— Où est ce Seigneur, maintenant ?

— Il n’est plus, dit Randu en haussant les épaules. Alors, qu’est-ce que tu en dis ?

— Mais que devons-nous faire ?

— Je ne sais pas. Fran et moi nous sommes vieux, nous sommes des provinciaux. Les Marchands de Port sont tous essentiellement provinciaux. C’est toi-même qui le reconnais. Nos échanges commerciaux sont très limités et nous ne sommes plus les coureurs de Galaxie qu’étaient nos ancêtres. Tais-toi, Fran ! Mais vous deux, vous connaissez la Galaxie. Bayta, notamment, parle avec un charmant accent de la Fondation. Nous sommes intéressés par tout ce que vous pourrez découvrir. Si vous pouviez établir le contact… mais nous n’y comptons pas encore. Réfléchissez donc. Si vous désirez, vous pourrez rencontrer tout notre groupe… oh ! pas avant la semaine prochaine. Il faut vous laisser le temps de reprendre haleine. »

Il y eut un silence, puis Fran demanda d’une voix tonnante : » Qui veut un autre verre ? Je veux dire, à part moi ? »

II

Le capitaine Han Pritcher n’avait pas l’habitude de vivre dans un cadre aussi luxueux, mais il n’était nullement impressionné. En général, il avait horreur de s’analyser, tout comme il détestait les formes de philosophie et de métaphysique qui n’étaient pas directement en rapport avec son travail.

Cela lui rendait service.

Son travail consistait essentiellement en ce que le ministère de la Guerre appelait » renseignements », les gens blasés « service secret », et les esprits romanesques « espionnage ». Mais malheureusement, le » renseignement », le » service secret » et l’« espionnage » sont tout au plus une activité assez sordide, basée sur la trahison et la mauvaise foi. La société l’excuse puisqu’on la pratique » dans l’intérêt de l’Etat », mais, même en tenant compte de cet intérêt sacro-saint, la société est plus facile à apaiser que la conscience de l’individu.

Et en cet instant, dans la luxueuse antichambre du Maire, c’était vers lui-même que se tournaient les pensées du capitaine Pritcher.

Sans cesse, des hommes avaient bénéficié d’avancement à son détriment, bien qu’ils fussent moins doués. Il avait supporté une pluie constante de mauvaises notes et de réprimandes officielles et il y avait survécu. Et obstinément, il s’était cramponné à la certitude que l’insubordination dans le même » intérêt de l’Etat » serait quand même reconnue comme le service qu’elle était en fait.

Il se trouvait donc là, dans l’antichambre du Maire, avec cinq soldats qui le gardaient respectueusement, et, sans doute, la perspective de passer en Conseil de Guerre.

Les lourdes portes de marbre s’écartèrent doucement, silencieusement, révélant des murs satinés, un tapis de matière plastique rouge et deux autres portes de marbre doublées de métal. Deux fonctionnaires, dans le costume droit qui datait de trois siècles, s’avancèrent et crièrent :

« Une audience pour le capitaine Han Pritcher, de l’Information. »

Ils reculèrent en s’inclinant cérémonieusement tandis que le capitaine s’avançait. Son escorte s’arrêta à la porte, et il entra seul dans le cabinet.

Le seuil franchi, il se retrouva dans une grande pièce étrangement simple où, derrière un grand bureau aux angles bizarres, était assis un petit homme, presque perdu dans l’immensité.

Le Maire Indbur – troisième à porter ce nom – était le petit-fils du premier Indbur, qui s’était montré brutal et efficace. Il avait manifesté la première de ces qualités de façon spectaculaire par la manière dont il avait pris le pouvoir, et la seconde par l’habileté avec laquelle il avait mis un terme aux dernières survivances d’élections libres, et celle, plus grande encore, qui lui avait permis de maintenir un gouvernement relativement paisible.

Le Maire Indbur était également le fils du second Indbur, qui avait été le premier Maire de la Fondation à accéder à ce poste par droit de naissance, et qui ne valait que la moitié de son père, car il n’était que brutal.

Quant au Maire Indbur, troisième du nom et second à occuper cette charge par droit de naissance, il était aussi le moins remarquable des trois, car il n’était ni brutal ni efficace, mais seulement un excellent comptable qui n’était pas né là où il fallait.

Indbur le troisième était un étrange mélange de traits de caractère qui, aux yeux de tous sauf aux siens, apparaissaient comme autant de succédanés.

Pour lui, la passion de l’arrangement géométrique s’appelait » ordre », un intérêt fébrile pour les détails les plus insignifiants de la bureaucratie devenait » zèle », l’indécision, quand il avait raison, était » prudence » et l’entêtement aveugle, quand il avait tort, » détermination ».

Avec cela, il ne gaspillait pas l’argent, ne tuait personne inutilement et était plein de bonnes intentions.

Si tel était le cours des sombres pensées du capitaine Pritcher tandis qu’il attendait respectueusement devant le grand bureau, rien sur son visage impassible ne le trahissait. Il ne toussotait pas, ne se dandinait pas d’un pied sur l’autre, attendant simplement que le Maire levât lentement son petit visage de rongeur au-dessus des piles de papiers qui s’entassaient sur son bureau.

Le Maire Indbur croisa soigneusement ses mains devant lui, prenant bien garde de ne pas déranger l’ordre minutieux de la garniture de son bureau.

« Capitaine Han Pritcher, de l’Information », dit-il.

Le capitaine Pritcher, obéissant au protocole, se pencha, un genou touchant presque le sol, et inclina la tête jusqu’à ce qu’il eût entendu :

« Debout, capitaine Pritcher !

« Vous êtes ici, capitaine Pritcher, poursuivit le Maire d’un air compatissant, en raison d’une mesure disciplinaire prise contre vous par votre officier supérieur. Le dossier de cette affaire m’est parvenu par la voie hiérarchique et, comme rien de ce qui se passe dans la Fondation ne me laisse indifférent, j’ai pris la peine de demander sur votre cas un supplément d’informations. J’espère que vous n’en êtes pas surpris.

— Non, Excellence, dit le capitaine Pritcher impassible. Votre justice est proverbiale.

— Vraiment ? Vraiment ? » Le Maire dit cela d’un ton ravi ; les verres de contact colorés qu’il portait reflétaient la lumière, en donnant à ses yeux une lueur dure et sèche. Il consulta méticuleusement une série de dossiers à reliure métallique posés devant lui. Les feuillets de parchemin qu’ils contenaient crissaient sous ses doigts. » J’ai ici vos états de service, capitaine. Vous avez quarante-trois ans et vous êtes officier des forces armées depuis dix-sept ans. Vous êtes né à Loris, de parents anacréoniens, pas de maladies d’enfant sérieuses, une attaque de myo… bon, sans importance… instruction prémilitaire à l’Académie des Sciences, études supérieures, hyper-moteurs, bonne formation… hum, très bien, il faut vous féliciter… entré dans l’armée comme sous-officier le cent deuxième jour de la 293e année de l’Ere de la Fondation. »

Il leva un instant les yeux, tout en refermant le premier dossier pour ouvrir le second.

« Vous voyez, dit-il, que, dans mon administration, on ne laisse rien au hasard. De l’ordre ! Du système ! »

Il porta à ses lèvres un globule de gelée rose parfumée. C’était son seul vice. La preuve en était que le bureau du Maire ne comportait pas l’installation, presque inévitable, de désintégration atomique pour les mégots. Car le Maire ne fumait pas.

Pas plus, bien entendu, que ses visiteurs.

La voix du Maire ronronnait toujours, prodiguant tour à tour, et de façon tout aussi anodine, éloges et réprimandes.

Il replaça lentement les classeurs dans leur position primitive.

« Vous êtes très doué, semble-t-il, et vos services sont incontestablement inappréciables. Je note que vous avez été blessé deux fois en service commandé et que l’on vous a décerné l’Ordre du Mérite pour courage exceptionnel. Eh bien, capitaine, reprit-il d’un ton enjoué, vos états de service sont très brillants. Ce sont des faits qu’il convient de ne pas minimiser. »

Le capitaine Pritcher demeurait impassible et figé au garde-à-vous. L’étiquette exigeait qu’un sujet à qui le Maire accordait l’honneur d’une audience ne s’assît pas : usage souligné, de façon peut-être inutile, par le fait qu’il n’y avait qu’un seul siège dans la pièce : celui du Maire. Le protocole exigeait en outre que le visiteur se contentât de répondre aux questions du Maire.

Les yeux du Maire fixaient le soldat et sa voix se fit plus intense.

« Toutefois, vous n’avez pas eu d’avancement depuis dix ans, et vos supérieurs font sans cesse état de votre entêtement. Vous êtes, signale-t-on, d’une indocilité chronique, incapable de vous conduire correctement en face de vos supérieurs, peu soucieux, semble-t-il, d’entretenir des relations sans heurts avec vos collègues – vous êtes, en bref, un faiseur d’histoires. Comment expliquez-vous cela, capitaine ?

— Excellence, je fais ce qui me semble correct. Les services que j’ai rendus à l’Etat et mes blessures portent témoignage que ce qui me semble correct est également dans l’intérêt de l’Etat.

— C’est une déclaration de bon soldat, capitaine, mais une dangereuse doctrine. Nous en reparlerons plus tard. Plus précisément, vous êtes accusé d’avoir, à trois reprises, refusé une mission malgré les ordres signés de mes délégués légaux. Qu’avez-vous à dire à cela ?

— Excellence, cette mission ne signifie rien en une période critique, où l’on ne s’occupe pas des questions de première importance.

— Ah ! et qui vous dit que ces questions dont vous parlez sont de première importance ? Et dans ce cas, qui vous dit en outre qu’on ne s’en occupe pas ?

— Excellence, cela me semble tout à fait évident. Mon expérience et ma connaissance des événements – que mes supérieurs ne nient pas – me le font clairement comprendre.

— Mais, cher capitaine, êtes-vous si aveugle que vous ne vous rendiez pas compte qu’en vous arrogeant le droit de décider de la politique du Service de Renseignements, vous usurpez les prérogatives de votre supérieur ?

— Excellence, mon devoir est avant tout envers l’Etat et non pas envers mon supérieur.

— Raisonnement fallacieux, car votre supérieur a son supérieur, ce supérieur est moi-même et je suis l’Etat. Mais, voyons, vous n’aurez pas de raison de vous plaindre de ma justice dont vous dites qu’elle est proverbiale. Exposez vous-même la nature de l’acte d’indiscipline qui a provoqué toute cette affaire.

— Excellence, depuis un an et demi, je mène la vie d’un Marchand retiré sur le monde de Kalgan. J’avais pour instructions de diriger l’activité de la Fondation sur la planète, de mettre au point une organisation capable de balancer les agissements du Seigneur de Kalgan, notamment en ce qui concerne sa politique étrangère.

— Je sais cela. Continuez !

— Excellence, mes rapports n’ont cessé de souligner quelles étaient les positions stratégiques de Kalgan et des systèmes qu’il contrôle. J’ai mentionné l’ambition du Seigneur local, ses ressources, sa détermination d’étendre son domaine et son amitié profonde – ou peut-être sa neutralité – envers la Fondation.

— J’ai lu attentivement vos rapports. Continuez !

— Excellence, je suis rentré il y a deux mois. A cette époque, rien n’annonçait une guerre imminente ; on n’observait que la possibilité fortement établie de repousser toute attaque possible. Il y a un mois, un soldat de fortune, inconnu, a pris Kalgan sans combat. L’ancien Seigneur est probablement mort. On ne parle pas de trahison ; on ne parle que du pouvoir et du génie de cet étrange condottiere : le Mulet.

— Qui ça ? fit le Maire en se penchant d’un air choqué.

— Excellence, on le connaît sous le nom de Mulet. En fait, on ne sait rien de très précis sur lui, mais j’ai rassemblé des bribes d’informations que l’on colporte sur son compte et j’ai trié les plus vraisemblables. Il semble être un homme qui n’a ni naissance ni position. Son père, inconnu. Sa mère, morte en le mettant au monde. Son éducation, celle d’un vagabond. Son instruction, celle des mondes de vagabonds et des bas-fonds de l’espace. On ne lui connaît d’autre nom que celui du Mulet, sobriquet qu’il s’est décerné lui-même et correspondant, d’après la croyance populaire, à sa prodigieuse force physique et à son obstination.

— Quelle est sa force militaire, capitaine ? Peu importe sa force physique.

— Excellence, on parle d’énormes flottes, mais les gens sont peut-être influencés à ce propos par l’étrange chute de Kalgan. Le territoire qu’il contrôle n’est pas vaste, bien qu’on n’en puisse déterminer les limites exactes. Néanmoins, il convient d’enquêter sur cet homme.

— Hum. En effet ! En effet ! » Le Maire tomba dans une sorte de rêverie, et lentement, en vingt-quatre coups de son stylet, dessina six carrés disposés en hexagone sur la feuille blanche d’un bloc qu’il déchira, plia soigneusement en trois et glissa dans une niche sur sa droite, où le silencieux processus de désintégration atomique eut tôt fait de la détruire. » Alors dites-moi, capitaine, quel est le choix ? Vous m’avez dit ce qui ’’devait’’ être examiné. Mais que vous a-t-on ordonné d’étudier ?

— Excellence, il y a un trou perdu où, semble-t-il, on ne paie pas les impôts.

— Ah ! et c’est tout ? Vous ne savez pas, on ne vous a pas dit que ces hommes qui ne paient pas leurs impôts descendent des Marchands d’autrefois : des anarchistes, des rebelles, des maniaques, qui prétendent avoir pour ancêtres la Fondation mais en raillent la culture ? Vous ne savez pas, on ne vous a pas dit que ce trou perdu de l’espace n’est pas unique, mais qu’il en existe beaucoup plus que nous ne nous en doutons ; que tous ces repaires conspirent entre eux et ont la complicité de tous les éléments criminels qui subsistent sur le territoire de la Fondation ? Même ici, capitaine, même ici ! Vous ne le savez pas, capitaine ?

— Excellence, on m’a dit tout cela. Mais en tant que serviteur de l’Etat, je dois servir fidèlement, et le serviteur le plus loyal, c’est celui qui obéit à la vérité. Quelles que soient les implications politiques de ces petites colonies d’anciens Marchands, les Seigneurs qui ont hérité des débris du vieil Empire possèdent le pouvoir. Les Marchands n’ont ni armes ni ressources. Ils n’ont même pas d’unité. Je ne suis pas un percepteur d’impôts qu’on doive envoyer dans une mission aussi puérile.

— Capitaine Pritcher, vous êtes un soldat. Prenez garde. Ma justice n’est pas que faiblesse. Capitaine, il s’est déjà avéré que les généraux de l’époque impériale et les Seigneurs d’aujourd’hui sont également impuissants contre nous. La science de Seldon, qui prédit l’évolution de la Fondation, s’appuie non sur l’héroïsme individuel, comme vous semblez le croire, mais sur les tendances économiques et sociales de l’histoire. Nous avons déjà traversé avec succès quatre crises, n’est-ce pas ?

— En effet, Excellence. Pourtant, Seldon est le seul à connaître ce que vaut sa science. Nous-mêmes n’avons que la foi. Lors des trois premières crises, comme on me l’a enseigné, la Fondation était dirigée par de sages gouvernants qui ont prévu la nature de ces crises et pris les précautions nécessaires. Sinon… qui peut dire ce qui se serait passé ?

— Oui, capitaine, mais vous omettez la quatrième crise. Allons, capitaine, nous n’avions alors pas de gouvernement digne de ce nom, et nous avons affronté l’ennemi le plus habile, l’armée la plus forte. Et pourtant le cours de l’histoire nous a fait gagner.

— C’est vrai, Excellence. Mais cette histoire dont vous parlez n’a pris un cours inéluctable qu’après que nous avons lutté désespérément pendant plus d’un an. La victoire inéluctable que nous avons remportée nous a coûté cinq cents astronefs et un demi-million d’hommes. Excellence, le Plan Seldon aide ceux qui s’aident eux-mêmes. »

Le Maire Indbur fronça les sourcils et se lassa soudain de la patience qu’il affichait. L’idée lui vint qu’il avait tort de se montrer ainsi condescendant, puisqu’on prenait cela pour une autorisation à discuter éternellement.

« Néanmoins, capitaine, dit-il d’un ton plus sec, Seldon garantit la victoire sur les Seigneurs, et je ne puis, dans les circonstances actuelles, laisser se disperser nos efforts. Ces Marchands dont vous parlez sont issus de la Fondation. Une guerre avec eux serait une guerre civile. Or, le Plan de Seldon ne nous garantit rien sur ce point : puisque eux et nous représentons la Fondation. Il nous faut donc les réduire. Vous avez vos instructions.

— Excellence…

— On ne vous a rien demandé, capitaine. Vous avez vos instructions. Vous allez les suivre. Toute autre discussion avec moi ou avec ceux qui me représentent sera considérée comme de la trahison. Vous pouvez disposer. »

Le capitaine Han Pritcher s’agenouilla de nouveau, puis sortit lentement à reculons.

Le Maire Indbur retrouva son calme et prit sur la pile de gauche une autre feuille de papier. C’était un rapport sur l’économie que permettrait la réduction de la quantité de mousse métallique sur les revers des uniformes de la police.

Le capitaine Han Pritcher, de l’Information, trouva une capsule personnelle qui l’attendait lorsqu’il regagna son cantonnement. Elle contenait des ordres, précis et soulignés en rouge avec la mention » urgent ». Le capitaine Han Pritcher avait ordre de se rendre » dans le monde rebelle appelé Port ».

Le capitaine Han Pritcher, seul dans son astronef rapide monoplace, mit tranquillement le cap sur Kalgan. Il dormit cette nuit-là du sommeil d’un homme entêté qui a réussi.

III

Si, à sept mille parsecs de distance, la chute de Kalgan devant les armées du Mulet avait produit des répercussions qui avaient excité la curiosité d’un vieux Marchand, l’appréhension d’un capitaine entêté et l’agacement d’un Maire méticuleux, les habitants de Kalgan eux-mêmes avaient réagi avec une totale indifférence. L’histoire de l’humanité nous montre invariablement que l’éloignement dans le temps aussi bien que dans l’espace fausse la perspective. Il ne semble pas, soit dit en passant, que cette leçon soit jamais demeurée gravée dans les esprits.

Kalgan… c’était Kalgan. Seuls de tout ce secteur de la Galaxie, ses habitants semblaient ignorer la chute de l’Empire, des Stanel, la fin de la grandeur et de la paix.

Kalgan, c’était le monde du luxe. Un monde qui, tandis que l’édifice de l’humanité s’écroulait, maintenait son intégrité comme producteur de plaisir, acheteur d’or et vendeur de loisirs.

Il échappait aux rudes vicissitudes de l’histoire, car quel conquérant allait détruire ou même porter préjudice à un monde regorgeant de ces richesses qui assurent l’immunité ?

Pourtant, même Kalgan avait fini par devenir le quartier général d’un Seigneur et sa douceur avait dû céder aux exigences de la guerre.

Ses jungles domestiquées, ses rivages aux doux contours et ses villes étincelantes retentissaient du pas de mercenaires importés. On avait armé les mondes qui dépendaient de la planète ; pour la première fois de son histoire, l’argent de Kalgan s’était investi en astronefs de guerre plutôt qu’en pots-de-vin. L’homme qui dirigeait Kalgan prouvait, sans doute permis, qu’il était destiné à défendre ce qui lui appartenait et ne demandait qu’à s’emparer de ce qui appartenait aux autres.

C’était un grand personnage de la Galaxie, un faiseur de paix et de guerre, un bâtisseur d’empires, un fondateur de dynasties.

Kalgan était donc comme autrefois, et ses citoyens en uniforme s’empressaient de retrouver leur ville d’antan, tandis que les mercenaires étrangers se fondaient sans effort avec les bandes nouvelles qui arrivaient.

Comme toujours, il y avait les chasses luxueusement organisées pour traquer la vie animale des jungles qui épargnaient toujours la vie humaine ; et les chasses aux oiseaux en astronefs de sport qui n’étaient fatales que pour les grands oiseaux.

Dans les villes, ceux qui cherchaient à s’évader de la Galaxie pouvaient prendre leur plaisir conformément à leurs ressources, depuis les palais célestes destinés à contempler le spectacle de l’espace et qui ouvraient leurs portes aux masses moyennant un demi-crédit, jusqu’aux lieux discrets et cachés que fréquentaient seulement les gens très riches.

Toran et Bayta ne se mêlèrent pas à ce vaste flot. Ils garèrent leur astronef dans le grand hangar commun de la Péninsule Est et gagnèrent la Mer Intérieure, où les plaisirs étaient encore légaux et même respectables, et les foules pas trop nombreuses.

Bayta portait des lunettes noires pour se protéger de la lumière et une mince robe blanche pour se garantir de la chaleur. Ses bras bronzés par le soleil étaient croisés autour de ses genoux et elle considérait d’un œil distrait le corps allongé de son mari, qui étincelait presque sous la splendeur pâle du soleil.

« N’en abuse pas », avait-elle dit d’abord, mais Toran était originaire d’une étoile rouge moribonde. Malgré trois ans passés dans la Fondation, le soleil pour lui était un luxe, et depuis quatre jours maintenant, sa peau, préalablement traitée pour résister aux rayonnements, respirait librement, un petit short pour tout vêtement.

Bayta se blottit contre lui sur le sable et ils se parlèrent à voix basse.

« Oui, fit Toran d’un ton désabusé, je reconnais que nous n’avançons pas. Mais où est-il ? Qui est-il ? Dans ce monde de fous, personne ne dit rien de lui. Peut-être qu’il n’existe pas.

— Il existe, répondit Bayta sans remuer les lèvres. Il est habile, voilà tout. Et ton oncle a raison. C’est un homme que nous pourrions utiliser… s’il est encore temps. »

Bref silence.

« Tu sais ce que je fais, Bay ? murmura Toran. Je me laisse abrutir par le soleil. Les choses s’arrangent d’elles-mêmes, si bien, si doucement. » Il poursuivit d’une voix un peu assoupie : » Tu te rappelles ce que disait le docteur Amann au collège ? La Fondation ne peut jamais perdre, mais cela ne veut pas dire que les dirigeants de la Fondation doivent être toujours vainqueurs. La véritable histoire de la Fondation n’a-t-elle pas commencé quand Salvor Hardin a chassé les Encyclopédistes pour devenir le premier Maire de la planète Terminus ? Et, au siècle suivant, est-ce que Hober Mallow n’a pas pris le pouvoir par des méthodes presque aussi radicales ? Cela fait deux exemples où les dirigeants ont été battus. La chose est donc faisable. Alors, pourquoi pas par nous ?

— C’est un argument usé jusqu’à la corde, Torie. Tu perds ton temps.

— Tu crois ? Suis-moi bien. Qu’est-ce que Port ? La planète ne fait-elle pas partie de la Fondation ? C’est simplement un élément du prolétariat extérieur, pour ainsi dire. Si nous prenons le dessus, c’est toujours la Fondation qui l’emporte, et seulement les dirigeants actuels qui sont battus.

— Il y a une grosse différence entre » nous pouvons » et « nous allons ». Tu parles en l’air.

— Pas du tout, Bay, protesta Toran. C’est simplement que tu es de mauvaise humeur. Pourquoi veux-tu me gâter mon plaisir ? Si tu permets, je vais faire un somme. »

Mais Bayta levait la tête et, brusquement, elle se mit à rire et ôta ses lunettes pour inspecter la plage, une main en visière au-dessus des yeux.

Toran leva les yeux à son tour, puis se souleva et se retourna pour suivre son regard.

Elle observait, semblait-il, une silhouette dégingandée, les pieds en l’air, qui marchait sur les mains au grand amusement d’un groupe de badauds. C’était un de ces mendiants acrobates de la côte, dont les articulations souples se pliaient dans tous les sens au prix de quelques pièces.

Un garde-plage lui faisait signe de s’éloigner et, miraculeusement en équilibre sur une main, le clown parvint de l’autre à lui faire un pied de nez. Le garde s’avança, menaçant, puis recula, après avoir reçu un coup de pied dans l’estomac. Le clown se redressa et s’éloigna, tandis qu’une foule rien de moins que sympathisante retenait le garde écumant.

Le clown continua son chemin le long de la plage. Il côtoyait divers groupes sans s’arrêter nulle part. La foule du début s’était dispersée. Le garde était parti.

« Drôle de type », dit Bayta avec amusement, et Toran acquiesça, l’air indifférent.

Le clown était assez près maintenant pour qu’on le vît distinctement. Son mince visage était prolongé par un nez généreux. Ses longs membres minces et son corps efflanqué, dont la maigreur était accentuée par son costume, se déplaçaient avec grâce, mais on avait un peu l’impression que ses bras et ses jambes avaient été jetés au hasard pour être rattachés à son corps.

Sa vue prêtait à sourire.

Le clown parut soudain s’apercevoir qu’ils le regardaient, car il s’arrêta et, se retournant brusquement, s’approcha. Ses grands yeux bruns étaient fixés sur Bayta, ce qui la déconcerta quelque peu.

Le clown souriait, mais cela rendait plus triste encore l’expression de son visage, et quand il parla, ce fut avec l’élocution un peu compliquée des Secteurs Centraux.

« Si je devais faire bon usage de l’intelligence dont les bons esprits m’ont gratifié, dit-il, je dirais alors que cette dame ne peut exister, car quel homme sain d’esprit affirmerait qu’un rêve est une réalité ? Et pourtant, ne serais-je pas en droit de croire ce que voient mes yeux charmés ? »

Bayta ouvrit de grands yeux.

« Eh bien ! fit-elle.

— Eh bien, enchanteresse, fit Toran en riant. Allons, Bay, ça mérite une pièce de cinq crédits. »

Mais le clown avait fait un bond en avant.

« Non, gente dame, ne vous méprenez pas. Ce n’est pas l’argent qui m’a fait parler, mais vos yeux étincelants et votre doux visage.

— Merci », fit-elle, puis se tournant vers Toran : » Tu ne crois pas qu’il a un coup de soleil ? »

Toran se leva, ramassa la toge blanche qu’il traînait depuis quatre jours et la passa.

« Allons, mon vieux, dit-il, si vous me disiez ce que vous voulez et que vous cessiez d’importuner madame. »

Le clown recula, effrayé, son corps frêle sur la défensive.

« Je ne voulais pas de mal. Je suis un étranger ici, et on dit que j’ai l’esprit un peu embrouillé ; je sais pourtant lire sur les visages. Derrière la beauté de cette dame, il y a un cœur généreux et qui serait prêt à m’aider dans mon malheur puisque j’ai l’audace de parler.

— Est-ce que cinq crédits arrangeront vos affaires ? » dit sèchement Toran, en lui tendant la pièce.

Mais le clown ne fit pas un geste pour la prendre et Bayta dit :

« Laisse-moi lui parler, Torie. » Puis elle ajouta plus bas : » Il ne faut pas t’agacer de l’entendre s’exprimer de façon un peu bizarre. C’est simplement son dialecte ; et il trouve sans doute nos phrases tout aussi bizarres. »

Et elle reprit à l’intention du clown :

« Qu’est-ce qui vous tracasse ? Ce n’est pas le garde qui vous inquiète ? Il ne vous ennuiera pas.

— Oh ! non, pas lui. Il n’est qu’un petit tourbillon qui souffle de la poussière autour de mes chevilles. C’est autre chose que je fuis, une tempête qui balaie les mondes et qui les précipite les uns sur les autres. Il y a une semaine, je me suis enfui, dormant dans la rue et me cachant dans la foule. J’ai cherché de l’aide sur bien des visages. J’en trouve ici. » Il répéta cette dernière phrase avec une douce insistance. » J’en trouve ici.

— Voyons, fit Bayta, je voudrais bien vous aider, mais vraiment, mon ami, je ne peux pas vous protéger contre une tempête qui balaie le monde. A dire vrai, je pourrais moi-même utiliser… »

Une voix puissante retentit près d’eux.

« Alors, misérable canaille crottée… »

C’était le garde-plage, rouge de colère, qui s’approchait en courant, son pistolet d’alerte à la main.

« Retenez-le, vous deux. Ne le laissez pas s’en aller. (Sa lourde main s’abattit sur la frêle épaule du clown qui se mit à geindre.)

— Qu’a-t-il fait ? dit Toran.

— Ce qu’il a fait ? Ça alors, elle est bonne, celle-là ! » Le garde tira d’une petite sacoche attachée à sa ceinture un mouchoir rouge avec lequel il s’essuya le cou. » Je vais vous dire ce qu’il a fait, reprit-il d’un ton gourmand. Il s’est enfui. L’alerte a été donnée sur tout Kalgan et je l’aurais reconnu plus tôt s’il avait été sur ses pieds au lieu de marcher sur les mains.

— D’où s’est-il échappé, monsieur ? » demanda Bayta en souriant.

Le garde haussa la voix. Un rassemblement se formait, et en même temps que grossissait son auditoire, le garde sentait se développer le sentiment de sa propre importance.

« D’où il s’est échappé ? déclama-t-il d’un ton railleur. J’imagine quand même que vous avez entendu parler du Mulet ? »

Le silence se fit, et Bayta sentit son estomac se glacer. Le clown n’avait d’yeux que pour elle : il tremblait encore sous la poigne du garde.

« Et qui est ce maudit traîne-savates, reprit le garde d’une voix forte, sinon le propre bouffon de Sa Seigneurie, qui s’est enfui ? » Il secoua son prisonnier. » Tu l’avoues, pauvre fou ? »

Il y eut pour seule réponse la terreur du malheureux et un chuchotement de Bayta à l’oreille de Toran. Celui-ci s’approcha du garde d’un air bon enfant.

« Voyons, mon brave, si vous le lâchiez juste un instant ? Cet amuseur que vous tenez dansait pour nous et il n’a pas encore gagné son obole.

— Hé là ! fit le garde d’un ton soudain inquiet. C’est qu’il y a une récompense…

— Vous l’aurez, si vous pouvez prouver qu’il est l’homme que vous cherchez. Mais écartez-vous donc un peu pour l’instant. Vous savez que vous êtes en train de contrarier les volontés d’un invité, ce qui pourrait être sérieux pour vous.

— Mais vous, vous êtes en train de contrarier les volontés de Sa Seigneurie, et je vous assure que ce sera sérieux pour vous. » De nouveau, il houspilla le clown. » Rends-lui son obole, charogne. »

Toran eut un geste rapide et le pistolet d’alerte du garde lui sauta des mains, manquant de peu d’être accompagné de la moitié d’un doigt. Le garde poussa un hurlement de douleur et de rage. Toran le bouscula violemment et le clown, libéré, se précipita derrière lui.

La foule s’écarta dans une sorte de mouvement centrifuge, comme si tous ces gens avaient décidé d’augmenter la distance qui les séparait du centre de l’activité.

Puis il y eut quelques remous, des ordres criés au loin. Un couloir se forma et deux hommes s’avancèrent, un fouet électrique à la main. Chacun d’eux portait sur son uniforme rouge un insigne représentant un éclair qui venait fendre en deux une planète.

Un géant brun en uniforme de lieutenant les suivait ; il s’exprimait avec l’inquiétante douceur d’un homme qui n’a guère besoin de crier pour faire exécuter ses volontés.

« C’est vous l’homme qui nous a alertés ? » dit-il.

Le garde tenait toujours sa main foulée et, le visage crispé par la douleur, il murmura :

« Je revendique la récompense, Votre Altesse, et j’accuse cet homme…

— Vous aurez votre récompense, dit le lieutenant sans le regarder. Emmenez-le », dit-il sèchement à ses hommes.

Toran sentit le clown se cramponner désespérément à sa toge.

« Je suis désolé, lieutenant, fit-il en élevant le ton et en s’efforçant que sa voix ne tremble pas. Mais cet homme est à moi. »

Les soldats accueillirent cette déclaration sans broncher. L’un d’eux leva nonchalamment son fouet, mais un ordre bref du lieutenant lui fit baisser le bras. Il vint se planter devant Toran.

« Qui êtes-vous ?

— Un citoyen de la Fondation », répliqua-t-il.

Cela fit de l’effet… sur la foule en tout cas. Une longue rumeur vint rompre le silence tendu. Le nom du Mulet inspirait peut-être la peur, mais ce n’était après tout qu’un nom nouveau et qui n’était pas aussi ancré dans les esprits que le vieux nom de la Fondation – qui avait détruit l’Empire – et qui inspirait une crainte assez forte pour régner sans merci sur un quart de la Galaxie.

Le lieutenant ne lâcha pas pied.

« Vous connaissez l’identité de l’homme qui est derrière vous ? dit-il.

— On m’a dit qu’il s’était enfui de la cour de votre dirigeant, mais tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’un de mes amis. Il vous faudra des preuves solides de son identité pour l’emmener.

— Vous avez votre carte d’identité de la Fondation avec vous ?

— Dans mon astronef.

— Vous vous rendez compte que votre comportement est illégal ? Je pourrais vous faire abattre.

— Je n’en doute pas. Mais vous auriez abattu un citoyen de la Fondation et il est infiniment probable qu’à titre de compensation, on expédierait votre corps – écartelé – jusqu’à la Fondation. Cela s’est déjà vu. »

Le lieutenant s’humecta les lèvres. Toran avait dit vrai.

— Votre nom ? demanda-t-il.

— Je répondrai à vos questions dans mon astronef, répondit Toran, profitant de son avantage. Vous pourrez vous procurer le numéro de mon box au Hangar ; mon appareil est enregistré sous le nom de » Bayta ».

— Vous refusez de livrer le fuyard ?

— Au Mulet, peut-être. Envoyez-moi donc votre maître et qu’il vienne lui-même le chercher ! »

Des rumeurs autour d’eux parcouraient la foule et le lieutenant se retourna brusquement.

« Dispersez-moi ce rassemblement ! » dit-il à ses hommes.

Les fouets électriques se levèrent et s’abaissèrent. Il y eut des cris et des fuites désordonnées.

Pendant leur trajet de retour vers le Hangar, Toran ne sortit de sa rêverie qu’une fois, pour dire, presque comme s’il se parlait à lui-même :

« Galaxie, ce que j’ai eu chaud, Bay ! J’avais si peur.

— Oui, fit-elle, d’une voix qui tremblait encore et avec, dans le regard, quelque chose qui ressemblait fort à de l’adoration. C’était assez extraordinaire.

— Je ne sais pas encore ce qui m’a pris. Je me suis retrouvé là, avec à la main un pistolet étourdisseur dont je n’étais même pas sûr de savoir me servir. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. »

Tandis que le petit véhicule aérien où ils avaient pris place s’éloignait de la plage, il regarda le siège où le clown du Mulet s’était allongé pour dormir, et il murmura :

« C’est la situation la plus pénible où je me sois trouvé de ma vie. »

Le lieutenant se tenait respectueusement au garde-à-vous devant le colonel de la garnison ; le colonel le regarda et lui dit :

« Bien joué. Votre rôle est fini maintenant. »

Mais le lieutenant ne se retira pas aussitôt.

« Le Mulet a perdu la face devant une foule, mon colonel, dit-il. Il faudra prendre des mesures disciplinaires pour rétablir le respect qui convient.

— Ces mesures ont déjà été prises.

— Je veux bien admettre, mon colonel, que les ordres sont les ordres, mais me trouver devant cet homme avec son pistolet étourdisseur et avaler sans rien dire toute son insolence, c’est la situation la plus pénible où je me sois trouvé de ma vie. »

IV

Le Hangar sur Kalgan est une institution très spéciale, née de la nécessité de garer le grand nombre d’astronefs amenés par les voyageurs et par la nécessité corollaire de loger tous ces gens. L’esprit astucieux qui, le premier, avait conçu cette solution évidente n’avait pas tardé à devenir milliardaire. Ses héritiers – par la naissance ou par la finance – comptaient parmi les hommes les plus riches de Kalgan.

Le Hangar s’étend sur plus de dix mille hectares de territoire et le terme de » hangar » ne suffit pas tout à fait à le décrire. C’est essentiellement un hôtel… pour astronefs. Le voyageur paie d’avance et son appareil est garé dans une niche d’où il peut s’envoler dans l’espace à tout moment. Le voyageur vit alors à son bord, comme toujours. On peut évidemment, pour une somme raisonnable, bénéficier des services ordinaires d’un hôtel, tels que la fourniture de la nourriture et des produits pharmaceutiques, l’entretien de l’astronef lui-même, et l’on peut également utiliser les transports de la planète à des tarifs spéciaux.

Si bien que le visiteur fait des économies en ne payant qu’une seule note pour le garage et l’hôtel. Le propriétaire vend l’usage provisoire de son terrain avec un coquet bénéfice. Le gouvernement perçoit des impôts considérables. Tout le monde est content. Personne n’y perd. C’est simple !

L’homme qui suivait les larges corridors reliant entre eux les nombreuses ailes du Hangar avait jadis médité sur l’originalité et l’utilité du système décrit plus haut, mais c’étaient des réflexions qui convenaient aux moments de loisirs, et absolument pas aux circonstances présentes.

Les astronefs étaient garés suivant de longues lignes de cellules, et l’homme passait d’une ligne à l’autre. Il avait l’air de savoir ce qu’il faisait, et si son étude préliminaire du registre du Hangar ne lui avait donné d’autres précisions que le numéro d’une aile du bâtiment, abritant les centaines d’astronefs, les connaissances techniques qu’il possédait lui permettaient de réduire à une seule ces centaines de possibilités.

L’homme eut un petit soupir en s’arrêtant devant un corridor, dans lequel il s’engagea : on aurait dit un insecte rampant sous les arrogants monstres métalliques qui reposaient là.

L’homme fit halte enfin, et il aurait souri s’il souriait jamais. Assurément, les circonvolutions de son cerveau commandèrent l’équivalent mental d’un sourire.

L’astronef devant lequel il était planté était de lignes effilées et certainement rapide. Ce n’était pas un modèle courant : et pourtant, la plupart des navires de ce quart de la Galaxie imitaient maintenant les silhouettes de ceux de la Fondation, quand ils n’avaient pas été construits par des techniciens de la Fondation. Mais celui-ci était spécial. C’était un astronef de la Fondation : ne serait-ce qu’à cause des petits renflements de la coque, qui étaient les nœuds de l’écran protecteur que seul un appareil de la Fondation pouvait posséder. Il y avait d’autres signes, aussi, qui ne trompaient pas.

L’homme n’hésita pas un instant.

La barrière électronique tendue devant les astronefs, pour ménager l’intimité des propriétaires, ne le gêna pas le moins du monde. Elle s’écarta facilement et sans déclencher le signal d’alarme, lorsqu’il utilisa la force neutralisante très spéciale qu’il avait à sa disposition.

A l’intérieur de l’astronef, le seul signe de la présence de l’intrus au-dehors était le léger bourdonnement de la sonnette dans le living-room de l’engin, provoqué par une main posée sur la petite cellule photo-électrique d’un côté du principal sas à air.

Pendant que cette perquisition se poursuivait avec succès, Toran et Bayta avaient un sentiment bien précaire de sécurité derrière les parois d’acier du Bayta. Le clown du Mulet, qui leur avait annoncé que, malgré sa frêle stature, il portait le nom imposant de Magnifico Giganticus, était assis derrière la table et engloutissait goulûment la nourriture déposée devant lui.

Ses yeux bruns et tristes ne se levaient de son assiette que pour suivre les mouvements de Bayta dans la cuisine-garde-manger où il se restaurait.

« Les remerciements d’un faible n’ont guère de valeur, déclara-t-il, mais veuillez les accepter, car depuis une semaine, seules des briques me sont tombées sous la dent, et si mon corps est petit, mon appétit est étonnamment aiguisé.

— Eh bien alors, mangez ! dit Bayta en souriant. Ne perdez pas votre temps en remerciements. Est-ce qu’il n’y a pas un proverbe de la Galaxie Centrale à propos de la reconnaissance ?

— En effet, gente dame. Car un sage, m’a-t-on dit, a déclaré un jour : » La gratitude est louable et efficace quand elle ne se perd pas en phrases vides. » Mais hélas, madame, je ne suis, semble-t-il, qu’un amas de phrases vides. Lorsque celles-ci plaisaient au Mulet, cela m’a valu une tenue de cour et un grand nom – car voyez-vous, à l’origine je m’appelais simplement Bobo, ce qu’il n’aimait pas – et puis, quand mes phrases creuses ont cessé de lui plaire, cela m’a valu des bastonnades et des coups de fouet. »

Toran revint de la cabine de pilotage.

« Rien à faire pour l’instant qu’attendre, Bay. J’espère que le Mulet est capable de comprendre qu’un navire de la Fondation est territoire de la Fondation. »

Magnifico Giganticus, ci-devant Bobo, ouvrit de grands yeux et s’écria :

« Combien grande est la Fondation devant laquelle tremblent même les cruels serviteurs du Mulet !

— Vous avez entendu parler de la Fondation aussi ? demanda Bayta avec un petit sourire.

— Qui n’en a pas entendu parler ? fit Magnifico d’un ton mystérieux. Il y a ceux qui disent que c’est un monde de grande magie, de feux capables de consumer les planètes et de secrets d’une redoutable puissance. On dit que même les plus grands personnages de la Galaxie ne pourraient connaître les honneurs et la déférence que tient pour son dû un simple mortel pouvant dire : » Je suis un citoyen de la Fondation », quand bien même il ne serait qu’un pauvre mineur ou un rien du tout comme moi.

— Voyons, Magnifico, dit Bayta, vous ne finirez jamais si vous parlez tout le temps. Tenez, voilà un peu de lait parfumé. C’est bon. »

Elle posa sur la table un pichet et fit signe à Toran de la suivre hors de la cuisine.

« Torie, qu’allons-nous faire de lui maintenant ?

— Que veux-tu dire ?

— Si le Mulet vient, est-ce que nous allons le livrer ?

— Ma foi, que veux-tu faire d’autre, Bay ? fit-il avec un geste las. Avant de venir ici, reprit-il, je m’imaginais que nous n’aurions qu’à demander le Mulet et à nous mettre au travail.

— Je sais ce que tu veux dire, Torie. Je n’espérais guère voir le Mulet moi-même, mais je pensais que nous pourrions recueillir quelques renseignements de première main et les transmettre à des gens qui s’y retrouvent un peu mieux dans cette intrigue interstellaire. Je ne suis pas une espionne de roman.

— Et moi donc ! fit-il en croisant les bras. Quelle bizarre situation ! On ne croirait jamais qu’il existe vraiment un personnage comme le Mulet, si nous n’avions pas rencontré ce bouffon. Crois-tu qu’il va venir chercher son clown ? »

Bayta leva les yeux vers lui.

« Je ne sais pas si j’en ai envie. Je ne sais que dire et que faire. Et toi ? »

La sonnerie intérieure se déclencha.

« Le Mulet ! » murmura Bayta.

Magnifico apparut sur le seuil, ouvrant de grands yeux, et il répéta d’une voix inquiète :

« Le Mulet ?

— Il faut que je les laisse entrer », murmura Toran.

Un contact ouvrit le sas à air et la porte extérieure se referma derrière le nouveau venu. Sur l’écran du radar, on n’aperçut qu’une seule silhouette.

« Il n’y a qu’une seule personne », dit Toran soulagé, et ce fut d’une voix presque tremblante qu’il se pencha vers le micro pour demander : » Qui êtes-vous ?

— Vous feriez mieux de me laisser entrer et de le découvrir tout seul, non ? répondit le visiteur.

— Je tiens à vous informer que vous êtes à bord d’un astronef de la Fondation, et par conséquent, d’après les traités internationaux, sur le territoire de la Fondation.

— Je le sais.

— Venez les mains libres ou je tire. Je suis bien armé.

— D’accord ! »

Toran ouvrit la porte intérieure et mit le contact de son pistolet automatique, le pouce sur le déclencheur. Il y eut un bruit de pas, puis la porte s’ouvrit et Magnifico s’écria :

« Ce n’est pas le Mulet. Ce n’est qu’un homme. »

L’homme s’inclina gravement devant le clown.

« Exact. Je ne suis pas le Mulet. » Il écarta les bras, paumes ouvertes. » Je ne suis pas armé et ma mission est pacifique. Vous pouvez vous détendre et ranger votre pistolet. Votre main tremble un peu trop pour mon confort.

— Qui êtes-vous ? demanda brusquement Toran.

— Je pourrais vous poser la même question, dit l’étranger sans se démonter, puisque c’est vous qui êtes ici sous de faux prétextes, et non pas moi.

— Comment cela ?

— C’est vous qui prétendez être un citoyen de la Fondation, alors qu’il n’y a pas de Marchand autorisé sur la planète.

— C’est faux. Qu’en sauriez-vous ?

— Je suis, moi, un citoyen de la Fondation. Et j’ai des papiers qui le prouvent. Où sont les vôtres ?

— Je crois que vous feriez mieux de sortir.

— Je ne crois pas. Si vous connaissez les méthodes de la Fondation – et, malgré votre imposture, c’est possible –, vous devez savoir que, si je ne regagne pas sain et sauf mon bord à une heure donnée, l’alarme sera donnée à la plus proche base de la Fondation : alors, je doute que vos armes soient d’une grande utilité. »

Il y eut un silence hésitant, puis Bayta dit calmement : » Range ton pistolet, Toran, et crois-le sur parole. Il a l’air sincère.

— Merci », dit l’étranger.

Toran posa son pistolet sur la chaise auprès de lui.

« Si vous vous expliquiez un peu ? »

L’étranger resta debout. Il était de haute taille, avec des jambes fortes. Son visage était dur et impassible et, de toute évidence, il ne souriait jamais. Mais son regard était sans dureté.

« Les nouvelles voyagent vite, dit-il, surtout quand elles semblent incroyables. Je ne pense pas qu’il y ait une seule personne sur Kalgan qui ne sache pas que les hommes du Mulet se sont fait remettre à leur place par deux touristes de la Fondation. J’ai appris les détails en fin d’après-midi et, comme je vous le disais, il n’y a pas d’autres touristes de la Fondation que moi sur la planète. Nous savons tout cela.

— Qui ça, nous ?

— Nous, c’est… nous ! Moi, pour commencer ! Je savais que vous étiez au Hangar : on vous avait entendu le dire. J’avais mes moyens de consulter le registre et de trouver votre astronef. » Il se tourna soudain vers Bayta. » Vous êtes de la Fondation… de naissance, n’est-ce pas ?

— Vous croyez ?

— Vous appartenez à l’opposition démocrate : ce qu’on appelle la » résistance ». Je ne me rappelle pas votre nom, mais je me souviens de votre visage. Vous n’êtes partie que récemment, et vous ne l’auriez pas fait si vous étiez plus importante.

— Vous savez beaucoup de choses, dit Bayta en haussant les épaules.

— En effet. Vous vous êtes échappée avec un homme. Celui-là ?

— Ce que je dis a de l’importance ?

— Non. Je voudrais simplement que nous nous comprenions bien. Je crois que le mot de passe, dans la semaine où vous êtes partis si précipitamment, était » Seldon, Hardin et Liberté ». Votre chef de section, c’était Porfirat Hart.

— Où avez-vous appris ça ? s’écria Bayta. Est-ce que la police l’a arrêté ? »

Toran voulut la retenir, mais elle se dégagea et s’approcha de l’homme.

« Personne ne l’a arrêté, dit tranquillement l’homme de la Fondation. C’est simplement la résistance qui s’étend, et dans d’étranges endroits. Je suis le capitaine Han Pritcher, de l’Information, et je suis un chef de section moi-même… peu importe sous quel nom. »

Il attendit un moment, puis reprit :

« Non, vous n’êtes pas obligés de me croire. Dans notre partie, il vaut mieux être trop soupçonneux que pas assez. Mais je ferais bien d’en finir avec les préliminaires.

— En effet, dit Toran.

— Je peux m’asseoir ? Merci. » Le capitaine Pritcher passa une longue jambe par-dessus son genou et un bras par-dessus le dossier de son siège. » Je commencerai par vous dire que je ne sais pas du tout à quoi m’en tenir… en ce qui vous concerne. Vous n’êtes pas de la Fondation, mais il n’est pas difficile de deviner que vous venez d’un des mondes marchands indépendants. Ça ne me gêne pas trop, mais, par simple curiosité, que voulez-vous de ce type, ce clown que vous avez arraché à la police ? Vous risquez votre vie en faisant cela.

— Je ne peux pas vous le dire.

— Bon, je n’y comptais pas. Mais si vous vous attendez à ce que le Mulet lui-même arrive derrière une fanfare de trompettes, de tambours et d’orgues électriques, détrompez-vous ! Le Mulet n’opère pas de cette façon.

— Comment ? (Toran et Bayta avaient parlé ensemble, et dans le coin où Magnifico était pelotonné, il y eut une exclamation joyeuse.)

— Parfaitement. J’ai essayé de le contacter moi-même et en m’y prenant un peu plus sérieusement que deux amateurs comme vous. Rien à faire. Ce type ne se montre pas en public, il ne se laisse pas photographier ni personnifier, et seuls ses associés les plus proches le voient.

— Est-ce censé expliquer l’intérêt que vous nous portez, capitaine ? demanda Toran.

— Non. La clé, c’est ce clown. Ce clown est une des très rares personnes à l’avoir vu. J’ai besoin de lui. Il peut être la preuve qu’il me faut, et il m’en faut une, la Galaxie le sait, pour tirer la Fondation de sa torpeur.

— Ah ! oui ? fit soudain Bayta. Et à quel titre donnez-vous l’alarme ? En tant que démocrate rebelle ou en tant que provocateur et membre de la police secrète ? »

Le visage du capitaine se durcit.

« Quand la Fondation tout entière est menacée, madame la révolutionnaire, les démocrates comme les tyrans périssent. Epargnons aux tyrans la venue d’un despote plus redoutable, afin de pouvoir à leur tour les renverser.

— Quel est ce despote dont vous parlez ? s’exclama Bayta.

— Le Mulet ! Je sais pas mal de choses sur lui, assez long pour avoir déjà risqué la mort plusieurs fois si je n’avais pas été aussi rapide. Faites sortir le clown. Ce que j’ai à vous dire doit rester entre nous.

— Magnifico », dit Bayta avec un geste, et le clown sortit sans un mot.

Le capitaine reprit d’une voix grave et tendue, parlant bas, si bien que Toran et Bayta durent s’approcher :

« Le Mulet, dit-il, est un rusé gaillard, bien trop habile pour ne pas savoir les avantages du pouvoir personnalisé. S’il y renonce, c’est qu’il a ses raisons. La raison doit être le fait que le contact personnel révélerait quelque chose qu’il tient absolument à ne pas révéler. »

Il écarta d’un geste les questions de ses compagnons et reprit :

« Je suis allé enquêter sur sa planète natale et j’ai questionné des gens qui en savent trop long pour faire de vieux os. Il en reste peu qui soient encore vivants. Ils se souviennent du bébé né il y a trente ans… ils se rappellent la mort de sa mère… son étrange jeunesse. Le Mulet n’est pas un être humain ! »

Ses deux interlocuteurs reculèrent horrifiés. Ils ne comprenaient pas très bien, mais la phrase était inquiétante.

« C’est un mutant, reprit le capitaine, et de toute évidence, à en juger par sa carrière, un mutant très réussi. Je ne connais pas ses pouvoirs, ni dans quelle mesure il est ce que les auteurs à sensation appelleraient un ’’surhomme’’, mais je trouve assez révélateur que, parti de rien, il ait en deux ans vaincu le Seigneur de Kalgan. Vous voyez le danger, n’est-ce pas ? Un accident génétique, biologiquement imprévisible, peut-il faire partie du Plan Seldon ?

— Je ne crois pas, dit lentement Bayta. Tout cela est bien compliqué. Pourquoi les hommes du Mulet ne nous ont-ils pas tués quand ils l’auraient pu, si c’est un surhomme ?

— Je vous l’ai dit, je ne connais pas l’importance de la mutation qu’il présente. Il n’est peut-être pas encore prêt pour affronter la Fondation, et ce serait de sa part un signe de la plus haute sagesse que de résister à la provocation jusqu’au moment où il sera prêt. Et maintenant, si vous me laissiez parler au clown ? »

Le capitaine alla retrouver Magnifico, qui tremblait de peur et se méfiait visiblement de ce grand homme barbu.

« As-tu vu le Mulet de tes propres yeux ? demanda lentement le capitaine.

— Oh ! oui, Vénéré Seigneur. Et j’ai senti aussi sur mon corps le poids de son bras.

— Je n’en doute pas. Peux-tu le décrire ?

— C’est effrayant de l’évoquer, Vénéré Seigneur. C’est un homme puissamment bâti. En face de lui, même vous ne seriez qu’un gringalet. Il a les cheveux d’un roux ardent, et, en y mettant toutes mes forces, je ne pourrais pas lui faire baisser le bras quand il le tend. Souvent, pour amuser ses généraux ou s’amuser lui-même, il passait un doigt sous ma ceinture et me suspendait ainsi en l’air pendant que je récitais des vers. Il ne me lâchait qu’après le vingtième vers et à condition que je dise bien le poème. C’est un homme d’une force extraordinaire, Vénéré Seigneur, et cruel dans l’utilisation de son pouvoir… Et ses yeux, Vénéré Seigneur, personne ne les voit.

— Quoi ? Que veux-tu dire ?

— Il porte, Vénéré Seigneur, des lunettes d’une étrange nature. On dit que les verres en sont opaques et qu’il y voit grâce à des pouvoirs magiques qui dépassent de loin les facultés humaines. On m’a dit, ajouta-t-il en baissant la voix, que voir ses yeux, c’est voir la mort ; qu’il tue avec son regard, Vénéré Seigneur. C’est vrai, balbutia Magnifico. Aussi vrai que je vis.

— Il semble que vous ayez raison, capitaine, murmura Bayta. Vous voulez prendre l’affaire en main ?

— Voyons, examinons la situation. Vous ne deviez rien ici ? Vous pouvez sortir librement ?

— Quand je voudrai.

— Alors, partez. Peut-être le Mulet ne souhaite-t-il pas s’attirer l’hostilité de la Fondation, mais il court un risque énorme en laissant Magnifico filer. Cela explique sans doute la façon dont on a pourchassé le pauvre diable. Il peut donc y avoir des astronefs qui vous attendent là-haut. Si vous vous perdez corps et biens dans l’espace, qui sera là pour dénoncer l’éventuel pirate qui vous aura sabordés ?

— Vous avez raison, dit Toran.

— Toutefois, vous avez un bouclier, et vous êtes sans doute plus rapide que tous les appareils dont ils disposent ; alors, dès que vous serez sortis de l’atmosphère, tournez au point mort jusqu’à l’autre hémisphère, puis filez à pleine vitesse.

— Très bien, dit froidement Bayta. Et quand nous aurons regagné la Fondation, capitaine, qu’arrivera-t-il ?

— Eh bien, vous êtes des citoyens coopératifs de Kalgan, non ? Je ne sais rien d’autre. »

Ils n’ajoutèrent pas un mot. Toran manipula les commandes. Il y eut une imperceptible secousse.

Ce fut quand Toran eut laissé Kalgan suffisamment loin derrière eux pour entreprendre son premier bond interstellaire que le visage du capitaine Pritcher se détendit un peu : aucun navire du Mulet n’avait tenté de s’opposer à leur départ.

« On dirait qu’ils nous laissent emmener Magnifico, fit Toran. Ça ne concorde guère avec votre histoire.

— A moins, reprit le capitaine, qu’ils ne tiennent à ce que nous l’emmenions, auquel cas ce n’est pas si bon pour la Fondation. »

Ce fut après le dernier bond, alors qu’ils étaient à portée de la Fondation, en vol au point mort, que le premier bulletin d’information par ultra-radio leur parvint.

Il y avait une information qui fut mentionnée en passant. Un Seigneur, dont le speaker blasé ne citait pas le nom, avait protesté auprès de la Fondation à propos de l’enlèvement d’un membre de sa cour. Puis le speaker passa aux nouvelles sportives.

« Il a une étape d’avance sur nous », dit le capitaine Pritcher d’un ton glacial. D’un ton songeur, il ajouta : » Il est prêt pour la Fondation, et cet incident lui fournit une excuse pour agir. Cela nous complique les choses. Nous allons être obligés d’agir avant d’être vraiment préparés. »

V

Il y avait une raison au fait que l’élément connu sous le nom de » science pure » fût la forme de vie la plus libre de la Fondation. Dans une Galaxie où la prédominance – voire la survivance – de la Fondation continuait à reposer sur sa supériorité technique, le savant jouissait d’une certaine immunité. On avait besoin de lui, et il le savait.

De même, il y avait des raisons pour qu’Ebling Mis – seuls ceux qui ne le connaissaient pas ajoutaient ses titres à son nom – fût la forme de vie la plus libre dans la » science pure » de la Fondation. Dans un monde où la science était respectée, il était le Savant, avec un S majuscule. On avait besoin de lui et il le savait.

Ainsi, lorsque les autres pliaient le genou, refusait-il de les imiter en déclarant d’une voix claire que ses ancêtres, en leur temps, n’avaient plié le genou devant aucun freluquet de Maire. D’ailleurs, du temps de ses ancêtres, le Maire était élu et destitué quand on voulait, et les seuls à hériter de quelque chose par droit de naissance étaient les idiots congénitaux.

Aussi, quand Ebling Mis décida de laisser Indbur lui faire l’honneur d’une audience, n’attendit-il pas qu’on eût transmis sa demande par la voie hiérarchique et que la réponse favorable lui fût revenue par le même chemin – mais, ayant jeté sur ses épaules la moins délabrée de ses deux vestes de cérémonie, coiffé un chapeau bizarre et allumé un cigare interdit, s’engouffra-t-il devant deux gardes qui protestaient vainement, pour entrer dans le palais du Maire.

Son Excellence apprit l’intrusion, lorsque, de son jardin, il entendit des exclamations de plus en plus proches et le torrent de jurons, lancés d’une voix tonnante, qui leur répondait.

Indbur reposa lentement son déplantoir ; lentement, il se redressa et, lentement, il fronça les sourcils. Indbur s’octroyait chaque jour un petit délassement et, pendant deux heures au début de l’après-midi, si le temps le permettait, il était dans son jardin. Et là, personne ne le dérangeait… Personne !

Indbur se dépouilla de ses gants de jardinage, tout en s’approchant de la petite porte.

« Que signifie tout cela ? » demanda-t-il.

Cette question est généralement de pure forme et on ne la pose jamais qu’en tant que manifestation de dignité. Mais la réponse cette fois fut effective, car Mis surgit brusquement devant lui dans un terrible tumulte, tandis qu’un de ses poings venait frapper les gardes qui se cramponnaient encore aux lambeaux de sa cape.

Indbur, d’un geste, les congédia ; Mis se pencha pour ramasser ce qui restait de son chapeau, épousseta une partie de la poussière qui le maculait, le fourra sous son bras et dit :

« Dites-moi, Indbur, ces crétins qui vous gardent me doivent un bon manteau. Il aurait encore pu me faire de l’usage. » Il s’épongea le front d’un geste quelque peu théâtral.

Le Maire se raidit et dit d’un ton pincé, du haut de son mètre cinquante-cinq :

« Je n’ai pas été informé, Mis, que vous ayez sollicité une audience. On ne vous en a certainement pas accordé une. »

Ebling Mis considéra son Maire avec une sorte d’incrédulité scandalisée.

« Par la Galaxie ! Indbur, vous n’avez pas eu mon mot hier ? Je l’ai remis à un larbin en uniforme rouge avant-hier. Je vous l’aurais bien remis directement, mais je sais comme vous êtes formaliste.

— Formaliste ! fit Indbur d’un air exaspéré. Vous n’avez jamais entendu parler de ce qu’est l’organisation ? Désormais, vous devrez présenter votre demande d’audience dûment remplie en trois exemplaires au bureau officiel qui s’en occupe. Vous devrez ensuite attendre d’être normalement averti de la date d’audience qui vous est accordée. Vous devrez ensuite vous présenter, convenablement vêtu – convenablement vêtu, vous comprenez – et avec le respect qui convient. Vous pouvez vous retirer.

— Qu’est-ce que vous reprochez à ma tenue ? demanda Mis, furieux. C’était le meilleur manteau que j’avais, jusqu’au moment où ces abrutis de gardiens ont mis les pattes dessus. Je m’en irai dès que je vous aurai exposé ce que je suis venu vous dire. Par la Galaxie, s’il ne s’agissait pas d’une crise Seldon, je m’en irais immédiatement.

— Une crise Seldon ! » fit Indbur, manifestant pour la première fois de l’intérêt.

Mis était un grand psychologue : un démocrate, un rustre et un rebelle assurément, mais un psychologue aussi. Le Maire ne parvint donc pas à trouver les mots pour exprimer l’angoisse qui le saisissait, pendant que Mis cueillait une fleur au hasard, la portait à ses narines, puis la rejetait en pinçant les narines.

« Voudriez-vous me suivre ? dit Indbur d’un ton froid. Ce jardin ne convient guère aux conversations sérieuses. »

Il se sentit mieux dans son fauteuil, derrière son grand bureau d’où il dominait les quelques cheveux qui ne parvenaient pas à dissimuler le crâne rosé et chauve de Mis. Il se sentit encore mieux lorsqu’il eut vu Mis chercher machinalement autour de lui un siège qui n’existait pas, puis demeurer debout en se dandinant d’un air gêné. Son ravissement atteignit à son comble quand, répondant à l’appel déclenché par un bouton qu’il avait pressé, un serviteur en livrée accourut, s’approcha courbé en deux du bureau et y déposa un épais volume relié de métal.

« Maintenant, dit Indbur, redevenu maître de la situation, afin d’abréger autant que possible cette entrevue impromptue, faites votre déclaration aussi brièvement que vous pouvez.

— Vous savez ce à quoi je travaille ? demanda Ebling Mis sans se hâter.

— J’ai ici vos rapports, répliqua le Maire d’un ton satisfait, ainsi que des résumés de vos travaux. Si je comprends bien, vos recherches dans les mathématiques de la psychohistoire se proposent de reprendre l’ouvre de Hari Seldon et, finalement, d’extrapoler le cours de l’histoire future, à l’usage de la Fondation.

— Exactement, dit Mis, très sec. Lorsque Seldon a établi la Fondation, il a eu la sagesse de ne pas faire figurer de psychologues parmi les savants installés ici, si bien que la Fondation a toujours suivi aveuglément le cours de la nécessité historique. Au cours de mes recherches, je me suis basé en grande partie sur des indices liés à la crypte de Seldon.

— Je sais tout cela, Mis. Vous perdez votre temps à vous répéter.

— Je ne me répète pas, tonna Mis, car ce que je vais vous dire ne se trouve dans aucun de ces rapports.

— Comment ça, dans aucun de ces rapports ? fit Indbur. Comment avez-vous pu…

— Laissez-moi donc vous raconter ça à ma façon, malfaisante créature ! Cessez de deviner ce que je vais dire et de mettre en doute tous mes propos, ou bien je pars en laissant tout crouler autour de vous. Souvenez-vous, triste sot, que la Fondation s’en tirera parce qu’elle le doit, mais que, si je m’en vais maintenant, vous ne vous en tirerez pas. »

Jetant son chapeau par terre, ce qui fit jaillir des nuages de poussière, il grimpa les marches de l’estrade sur laquelle était installé le grand bureau et, écartant brutalement les papiers, s’assit sur un coin.

Indbur songea, dans sa rage, à appeler la garde ou à utiliser les désintégrateurs disposés dans le bureau. Mais Mis le toisait d’un air furibond et force lui fut de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

« Docteur Mis, commença-t-il, faiblement, vous devez…

— Taisez-vous, dit Mis d’un ton farouche, et écoutez. Si cette chose… » et sa main s’abattit lourdement sur la reliure métallique du classeur où se trouvaient les documents » est une analyse de mes rapports, fichez ça en l’air. Tous les rapports que je rédige passent par une vingtaine d’autres. C’est parfait tant qu’il n’y a rien qu’on veuille garder secret. Eh bien, j’ai ici quelque chose de confidentiel. C’est si confidentiel que même mes collaborateurs n’en ont pas eu vent. Ils ont fait le travail, bien sûr, mais chacun n’en a accompli qu’une petite portion, et c’est moi qui ai rassemblé les éléments. Vous savez ce qu’est la crypte de Seldon ? »

Indbur opina de la tête, mais Mis reprit, enchanté de la tournure que prenait l’entretien :

« Eh bien, je vais vous le dire quand même, car voilà longtemps que j’imagine cette invraisemblable situation ; je peux lire vos pensées, triste charlatan. Vous avez la main droite tout près d’un petit bouton qui fera surgir ici quelque cinq cents hommes armés pour me liquider, mais vous avez peur de ce que je sais : vous avez peur d’une crise Seldon. D’ailleurs, si vous touchez quoi que ce soit sur votre bureau, je démolis votre sale petite tête avant que personne n’arrive. Voilà assez longtemps que vous, votre bandit de père et pirate de grand-père avez sucé le sang de la Fondation.

— C’est de la trahison, balbutia Indbur.

— Certainement, fit Mis, ravi, mais qu’est-ce que vous allez faire ? Laissez-moi vous parler de la crypte. Cette crypte, c’est ce que Hari Seldon a installé ici, au début, pour nous aider dans les périodes difficiles. Pour chaque crise, Seldon a préparé une image de lui destinée à nous donner confiance et à nous expliquer la situation. Jusqu’à maintenant, il y a eu quatre crises et quatre apparitions. La première fois, il est apparu au paroxysme de la première crise. La seconde fois, il est apparu juste après que la seconde crise a favorablement évolué. Nos ancêtres étaient là pour l’écouter, les deux fois. A la troisième et à la quatrième crise, on n’a pas tenu compte de lui – sans doute parce qu’on n’en avait pas besoin – mais de récentes recherches, qui ne se trouvent pas dans les rapports que vous possédez, indiquent qu’il est apparu quand même, et au bon moment. Vous comprenez ? »

Il n’attendit pas de réponse. Il finit par jeter son cigare, déchiqueté maintenant et à demi consumé, et par en allumer un autre, tirant aussitôt d’énergiques bouffées de fumée.

« Officiellement, dit-il, j’ai essayé de reconstruire la science de la psychohistoire. Bien sûr, aucun homme ne peut y parvenir maintenant et il faudra bien encore un siècle. Mais j’ai fait quelques progrès en ce qui concerne les éléments les plus simples, et cela m’a fourni un prétexte pour mettre mon nez dans la crypte. Ce que j’ai fait en tout cas m’a permis de déterminer, avec une assez grande certitude, la date de la prochaine apparition de Hari Seldon. Je peux vous donner le jour exact, autrement dit celui où la crise Seldon qui approche, la cinquième, atteindra son paroxysme.

— Dans combien de temps ? » demanda Indbur d’une voix tendue.

Mis fit alors exploser sa bombe avec une joyeuse nonchalance : » Quatre mois, dit-il. Quatre mois moins deux jours.

— Quatre mois ! fit Indbur avec une véhémence qui ne lui était pas coutumière. Impossible.

— Impossible mais vrai.

— Quatre mois ? Comprenez-vous ce que cela veut dire ? Pour qu’une crise atteigne son paroxysme dans quatre mois, cela signifierait qu’elle se prépare depuis des années.

— Et pourquoi pas ? Existe-t-il une loi de la nature qui exige que tout s’accomplisse au grand jour ?

— Mais rien ne se prépare, rien ne nous menace. » Indbur se tordait presque les mains dans son inquiétude. Retrouvant soudain toute sa violence, il se mit à hurler : » Voulez-vous descendre de mon bureau et me laisser mettre de l’ordre ? Comment voulez-vous que je pense dans ces conditions ? »

Mis, abasourdi, se leva lourdement et s’écarta.

Indbur remit fébrilement à leur place les divers objets. Il parlait précipitamment :

« Vous n’avez pas le droit de venir ici comme ça. Si vous aviez exposé votre théorie…

— Ce n’est pas une théorie…

— Mais si. Si vous l’aviez exposée comme il convient avec les preuves et les éléments dont vous disposez, cela serait passé devant le Bureau des Sciences Historiques. Là, on l’aurait dûment examinée, on m’aurait soumis les résultats des analyses et puis, bien sûr, on aurait pris les mesures appropriées. Alors que là, vous m’avez offensé sans raison. Ah ! voici. »

Il tenait à la main une feuille de papier argenté transparent qu’il brandit devant le psychologue.

« Voici un bref résumé que je prépare moi-même – chaque semaine – des problèmes de politique étrangère en cours. Ecoutez : nous avons terminé les négociations pour un traité commercial avec Mores, nous poursuivons la négociation pour un traité avec Lyonesse, nous avons envoyé une délégation pour je ne sais quelle fête sur Bunde, nous avons reçu des doléances de Kalgan et nous avons promis d’étudier la question, nous avons protesté contre des pratiques commerciales brutales à Asperta et ils ont promis de s’en occuper… etc., etc. » Les yeux du Maire parcoururent la liste des annotations en code, puis il replaça soigneusement la feuille à sa place, dans son classeur, dans sa niche. » Je vous assure, Mis, il n’y a rien là qui sente autre chose que l’ordre et la paix… »

La porte tout au bout de la pièce s’ouvrit et, par une coïncidence trop saisissante pour être vraisemblable, un notable simplement vêtu fit son entrée.

Indbur se leva à demi. Il avait cette sensation un peu vertigineuse d’irréalité qui vous vient les jours où il se passe trop de choses. Après l’intrusion de Mis, voilà que survenait, de façon tout aussi impromptue et par là même tout aussi troublante, son secrétaire qui, du moins, connaissait les usages.

Le secrétaire s’agenouilla très bas.

« Eh bien ? fit sèchement Indbur.

— Excellence, dit le secrétaire en s’adressant au plancher, le capitaine Han Pritcher, de l’Information, retour de Kalgan, au mépris de vos ordres, a été emprisonné conformément à des instructions antérieures – votre ordre X 20-513 – et attend son exécution. Ceux qui l’accompagnent sont retenus aux fins d’interrogatoire. Un rapport complet a été rédigé.

— Un rapport complet a été reçu, dit Indbur la gorge serrée. Alors ?

— Excellence, le capitaine Pritcher a signalé vaguement de dangereux desseins de la part du nouveau Seigneur de Kalgan. Conformément aux instructions antérieures – votre ordre X 20-651 – il n’a pas eu d’audience officielle, mais ses observations ont été enregistrées et un rapport complet rédigé.

— Un rapport complet a été reçu, hurla Indbur. Alors !

— Excellence, nous avons reçu voici un quart d’heure des rapports de la frontière salinnienne. Des astronefs identifiés comme venant de Kalgan ont pénétré sans autorisation sur le territoire de la Fondation. Ces appareils sont armés. Des combats ont eu lieu. »

Le secrétaire était presque plié en deux. Indbur restait debout. Ebling Mis se secoua, s’approcha du secrétaire et lui administra une petite tape sur l’épaule.

« Allons, vous feriez mieux de relâcher le capitaine Pritcher et de le faire amener ici. Allez. »

Le secrétaire sortit et Mis se tourna vers le Maire.

« Est-ce que vous ne feriez pas mieux de mettre la machine en branle, Indbur ? Quatre mois… vous vous souvenez ? »

Indbur restait immobile, le regard fixe. Seul un de ses doigts semblait vivant : il traçait nerveusement des triangles sur la surface lisse du bureau devant lui.

VI

Lorsque les vingt-sept mondes marchands indépendants, unis seulement par la méfiance que leur inspire la mère planète de la Fondation, décident de siéger en assemblée – et que chacun est gonflé d’un orgueil né de sa petitesse, durci par son isolement et exacerbé par le danger constant – il faut passer par des négociations préliminaires dont la mesquinerie suffit à navrer les plus persévérants.

Il ne suffit pas de fixer par avance des détails tels que les méthodes de vote et le genre de représentation : par monde ou par population. Ce sont des questions d’une importance politique complexe. Il ne suffit pas non plus de fixer les problèmes de priorité, aussi bien à la table du Conseil qu’à celle du dîner. Ce sont des problèmes d’une importance sociale non moins compliquée.

Il fallait prévoir le lieu de la réunion. Et, en fin de compte, les routes tortueuses de la diplomatie aboutirent au monde de Radole, que certains commentateurs avaient proposé dès le début, pour la raison logique qu’il occupait une position centrale.

Radole était un petit monde et, en tant que puissance militaire, peut-être le plus faible des vingt-sept. C’était encore un autre facteur qui avait présidé à ce choix.

C’était un monde-ruban, et un des rares à être habité. Un monde, autrement dit, où les deux faces affrontent constamment une chaleur ou un froid extrême, tandis que la région où la vie est possible se situe sur l’étroit ruban de la zone crépusculaire.

Un tel monde semble toujours peu accueillant à ceux qui ne l’ont pas expérimenté, mais il existe des endroits, stratégiquement disposés, où fleurit la vie, et la ville de Radole était justement bâtie à l’un de ces endroits.

Elle s’étendait sur les douces pentes des collines, avant les montagnes déchiquetées qui bordaient l’hémisphère froid et arrêtaient la redoutable glace. L’air sec et chaud de la moitié ensoleillée se répandait jusque-là et l’on faisait venir l’eau des montagnes : entre les deux, Radole était un perpétuel jardin, baignant dans l’éternel matin d’un éternel mois de juin.

Radole était donc à sa façon une petite oasis de douceur et de luxe sur une horrible planète, un petit coin d’Eden – et c’était là aussi un facteur intervenant dans la logique du choix.

Les étrangers arrivaient de chacun des vingt-six autres inondes marchands : délégués, épouses, secrétaires, journalistes, astronefs et équipages ; la population de Radole doubla presque, ce qui puisa jusqu’aux limites mêmes des ressources de la ville. On mangeait, on buvait à volonté et on ne dormait pas.

Rares pourtant étaient ceux, parmi les fêtards, qui ne se rendaient pas compte que toute cette partie de la Galaxie se consumait lentement dans une sorte de guerre latente. Et parmi ceux qui s’en rendaient compte, il y avait trois catégories. D’abord ceux, nombreux, qui ne savaient pas grand-chose et qui parlaient beaucoup…

Ainsi le jeune pilote de l’espace qui portait sur sa casquette la cocarde de Port, et qui était parvenu, en gardant ses lunettes devant ses yeux, à attirer le regard légèrement souriant de la jeune Radolienne assise en face de lui.

« Nous avons traversé la zone des opérations pour venir ici, disait-il. Nous avons parcouru environ une minute-lumière au point mort, juste après Horleggor…

— Horleggor ! fit un indigène aux jambes longues qui se trouvait être l’hôte dans cette réunion. C’est là où le Mulet a pris une raclée la semaine dernière, n’est-ce pas ?

— Où avez-vous entendu que le Mulet s’était fait ramasser ? demanda le pilote d’un ton hautain.

— A la radio de la Fondation.

— Ah oui ? Eh bien, le Mulet a bel et bien pris Horleggor. Nous avons failli tomber sur un convoi de ses astronefs, et c’est de là qu’ils venaient. Ça ne s’appelle pas une raclée, quand on reste là où on s’est battu et que celui qui vous a soi-disant administré la raclée décampe aussitôt.

— Il ne faut pas parler comme ça, dit quelqu’un d’une voix un peu pâteuse. La Fondation commence toujours par trinquer quelque temps. Vous n’avez qu’à attendre la suite. La vieille Fondation sait quand il faut riposter. Et alors… vlan !

— En tout cas, dit le pilote après un bref silence, comme je le disais, nous avons vu les astronefs du Mulet, et ils m’ont paru rudement bien ; je vais même vous dire : ils avaient l’air neufs.

— Neufs ? fit l’indigène d’un ton songeur. Ils les construisent eux-mêmes ? » Il arracha une feuille d’une branche au-dessus de sa tête, la huma délicatement, puis se mit à mâcher les fibres qui répandaient une douce odeur de menthe. » Vous voulez dire qu’ils ont battu les appareils de la Fondation avec des astronefs de leur propre fabrication ? Allons donc !

— On les a vus, mon vieux, et je sais reconnaître un astronef d’une comète.

— Vous savez ce que je crois ? fit l’indigène en se penchant vers lui. Ne vous faites pas d’illusions. Les guerres ne commencent pas toutes seules, et nous avons au gouvernement des gens qui savent ce qu’ils font.

— Méfiez-vous de la Fondation, reprit la voix avinée qui avait déjà parlé. Ils attendent la dernière minute et puis… vlan ! »

Le Radolien reprenait :

« Tenez, mon vieux, vous croyez peut-être que ce Mulet gouverne tout là-bas ? Mais non, fit-il en agitant le doigt devant lui. D’après ce que j’ai entendu dire – et, attention, ça venait de haut – c’est un homme à nous. C’est nous qui le payons, et c’est probablement nous qui avons construit ces astronefs. Bien sûr, à la longue, il ne peut pas battre la Fondation, mais il peut secouer pas mal ces gens-là, et alors… c’est à nous d’entrer dans la partie.

— Tu n’as pas d’autres sujets de conversation, Kiev ? dit la fille. La guerre ? Tu me fatigues.

— Parlons d’autre chose, dit le pilote, dans un accès de galanterie. Il ne faut pas fatiguer les dames. »

Le pochard reprit le refrain et se mit à taper en mesure sur la table avec une chope. Les petits groupes qui s’étaient formés se dispersèrent en riant et d’autres sortirent de la serre au fond. La conversation devint plus générale, plus variée, plus insignifiante…

… Et puis, il y avait ceux qui en savaient un peu plus et qui parlaient moins.

Comme Fran le Manchot, délégué officiel de Port, qui en conséquence menait la bonne vie et se faisait de nouveaux amis… avec les femmes quand il pouvait et avec les hommes quand il y était obligé.

C’était sur le solarium de la maison d’un de ses nouveaux amis, située au faîte d’une colline, qu’il se détendit pour la première fois : cela ne devait lui arriver que deux fois en tout sur Radole. Ce nouvel ami s’appelait Iwo Lyon et il avait une maison loin de l’agglomération, perdue dans une mer de parfums de fleurs et de bruissements d’insectes. Le solarium était une pelouse inclinée à quarante-cinq degrés, et Fran s’y était allongé pour prendre un bain de soleil.

« Nous n’avons pas ça sur Port, dit-il.

— Je n’ai jamais vu la face glacée, répondit Iwo d’un ton somnolent. Il y a un endroit à trente kilomètres d’ici où l’oxygène coule comme de l’eau.

— Allons donc !

— Parfaitement.

— Je vais vous dire, Iwo… Autrefois, avant de perdre mon bras, j’ai pas mal roulé ma bosse, vous savez… et vous ne me croirez pas, mais… (L’histoire qui suivit était très longue, et Iwo n’en crut pas un mot.)

— On n’en fait plus comme vous, c’est vrai, dit Iwo entre deux bâillements.

— Non, je ne pense pas. Mais au fait, dit Fran en s’enflammant soudain, ne dites pas ça. Je vous ai parlé de mon fils, non ? Eh bien, lui est de la vieille école. Il fera un grand Marchand, parole. C’est son père tout craché. Sauf qu’il est marié.

— Vous voulez dire par un contrat légal ?

— Exactement. Je ne comprends pas non plus à quoi ça rime. Ils sont allés passer leur lune de miel sur Kalgan.

— Kalgan ? Kalgan ? Par la Galaxie, quand donc était-ce ? »

Fran eut un large sourire et dit d’un ton entendu :

« Juste avant que le Mulet déclare la guerre à la Fondation.

— Vraiment ? »

Fran s’approcha et fit signe à Iwo de faire de même.

« En fait, dit-il d’un ton rauque, je peux vous dire une chose, si vous gardez ça pour vous. Mon garçon a été envoyé sur Kalgan en mission. Je ne voudrais pas préciser, bien sûr, quel était le but de cette mission, mais si vous considérez la situation actuelle, je pense que c’est assez facile à deviner. En tout cas, mon fils était l’homme qu’il fallait pour cette tâche. Nous autres Marchands, nous avions besoin d’un peu de mouvement, ajouta-t-il avec un sourire matois. Eh bien voilà. Je ne vous dis pas comment nous nous y sommes pris, mais… mon garçon est allé sur Kalgan, et le Mulet a fait sortir ses astronefs. »

Iwo semblait impressionné. Il prit à son tour un ton confidentiel :

« C’est bien. Vous savez, il paraît que nous avons cinq cents appareils prêts à intervenir pour nous au bon moment.

— Peut-être plus que ça, dit Fran d’un ton sûr de lui. Ça, c’est de la stratégie, comme je l’aime. » Il se gratta bruyamment le ventre. » Mais n’oubliez pas que le Mulet est un malin. Ce qui s’est passé sur Horleggor m’inquiète.

— J’ai entendu dire qu’il avait perdu une dizaine d’appareils.

— Bien sûr, mais il en avait une centaine de plus, et la Fondation a dû décamper. C’est bien gentil de battre ces tyrans, mais pas aussi vite que ça. (Il secoua la tête.)

— La question que je me pose, c’est : où le Mulet se procure-t-il ces appareils ? Le bruit court que nous les fabriquons pour lui.

— Nous ? Les Marchands ? Port a les plus grosses usines d’astronefs des mondes indépendants, et nous n’en avons fabriqué pour personne d’autre que nous-mêmes. Vous vous imaginez qu’un monde construit une flotte pour le Mulet sans prendre la précaution d’une action commune ? C’est… c’est du conte de fées.

— Alors, où se les procure-t-il ?

— J’imagine qu’il les fabrique lui-même, dit Fran en haussant les épaules. Ce qui m’inquiète aussi, d’ailleurs. »

Fran cilla dans le soleil et replia ses doigts de pieds sur le petit rebord de bois lisse. Lentement, il s’endormit et le doux murmure de son souffle se mêla à la rumeur des insectes…

… Enfin, il y avait ceux, très rares, qui en savaient beaucoup et qui ne parlaient pas du tout.

Comme Randu qui, au cinquième jour de la Convention des Marchands, entra dans le Hall Central et retrouva là, en train de l’attendre, les deux hommes qu’il avait convoqués. Les cinq cents sièges étaient vides et allaient le rester.

« A nous trois, dit aussitôt Randu, presque avant de s’asseoir, nous représentons à peu près la moitié du potentiel militaire des mondes marchands indépendants.

— Oui, Mangin de la planète Iss, mon collègue et moi avons déjà commenté ce point.

— Je suis prêt à parler vite et net, dit Randu. Le marchandage de la subtilité, ça ne m’intéresse pas. Notre position est absolument catastrophique.

— En raison des… commença Ovall Gri, de Mnemon.

— Des récents développements de la situation. Je vous en prie ! Reprenons les choses au début. Tout d’abord, notre situation ne dépend pas de nous, et nos possibilités d’intervention sont des plus douteuses. Nous n’entretenions pas à l’origine de relations avec le Mulet, mais avec divers autres, notamment l’ex-Seigneur de Kalgan, que le Mulet a abattu à un moment qui ne nous était guère propice.

— Oui, mais ce Mulet est un excellent remplaçant, dit Mangin. Je n’ergote pas sur les détails.

— Vous changerez peut-être d’avis quand vous connaîtrez tous les détails. » Randu se pencha en avant, les paumes appuyées sur la table. » Il y a un mois, reprit-il, j’ai envoyé mon neveu et sa femme sur Kalgan.

— Votre neveu ! s’écria Ovall Gri, surpris. Je ne savais pas que c’était votre neveu.

— Dans quel but ? demanda sèchement Mangin. Pour ça ? (Et son pouce dessina dans l’air un cercle.)

— Non. Si vous parlez de la guerre du Mulet contre la Fondation, non. Comment pouvais-je viser si haut ? Ce jeune homme ne savait rien, ni de notre organisation ni de nos buts. On lui a dit que j’étais un membre subalterne d’une société patriotique de Port, et son rôle sur Kalgan n’était que celui d’un observateur amateur. Mes motifs, je dois l’avouer, étaient assez obscurs. Tout d’abord, le Mulet m’intriguait. C’est un étrange phénomène, mais nous en avons déjà discuté, je n’y reviendrai pas. Secundo, cela représentait une formation intéressante pour un homme qui a eu l’expérience de la Fondation et de la résistance sur la Fondation, et qui a montré qu’il pourrait nous être utile. Vous comprenez… »

Une grimace découvrit les grandes dents d’Ovall.

« Alors, vous avez dû être surpris du résultat, puisqu’il n’y a pas un homme, je crois, parmi les Marchands, qui ne sache pas que votre neveu a enlevé un serviteur du Mulet au nom de la Fondation, fournissant ainsi au Mulet un casus belli. Par la Galaxie, Randu, vous faites du roman ! J’ai du mal à croire que vous n’étiez pour rien là-dedans. Allons, c’était du joli travail.

— Mais je n’y suis pour rien, fit Randu en secouant sa tête blanche. Pas plus que mon neveu, qui est actuellement prisonnier sur la Fondation et ne vivra peut-être pas pour voir s’achever ce si joli travail. Je viens d’avoir de ses nouvelles. Sa capsule personnelle, acheminée je ne sais comment, a traversé la zone des opérations, gagné Port, et est revenue jusqu’ici. Elle a mis un mois en tout.

— Et alors ?… »

Randu s’appuya pesamment sur un bras et dit d’un ton triste :

« Je crois malheureusement que nous sommes mûrs pour le même rôle que celui de l’ex-Seigneur de Kalgan. Le Mulet est un mutant ! »

Il y eut un bref silence. Randu crut entendre les cœurs battre plus vite.

Quand Mangin parla, sa voix était toujours aussi assurée :

« Comment le savez-vous ?

— Seulement par ce que mon neveu m’a dit, mais lui était sur Kalgan.

— Mais quelle sorte de mutant ? Il y en a de toutes sortes.

— Toutes sortes de mutants, mais oui, Mangin. Toutes sortes ! fit Randu en maîtrisant son agacement. Mais il n’y a qu’une sorte de Mulet. Quel genre de mutant, ayant débuté inconnu, réunirait une armée, établirait, à ce qu’on dit, sa base sur un astéroïde de huit kilomètres de diamètre, capturerait une planète, puis un système, puis une région… enfin attaquerait la Fondation puis la battrait sur Horleggor ? Et tout cela en l’espace de deux ou trois ans !

— Vous croyez donc qu’il vaincra la Fondation ? fit Ovall Gri en haussant les épaules.

— Je n’en sais rien. Admettons qu’il y arrive ?

— Désolé, je ne vous suis plus. On ne peut pas vaincre la Fondation. Voyons, nous n’avons pas un élément nouveau, sauf les déclarations d’un… enfin, d’un garçon sans expérience. Si nous attendions un peu ? Jusqu’à maintenant, les victoires du Mulet ne nous inquiétaient pas, et à moins qu’il n’aille beaucoup plus loin que cela, je ne vois pas de raison de changer. Si ? »

Randu, le front soucieux, semblait désespéré de la fragilité de son argumentation.

« Avons-nous déjà pris contact avec le Mulet ? demanda-t-il à ses deux interlocuteurs.

— Non, répondirent-ils tous deux.

— Il est exact pourtant que nous avons essayé, n’est-ce pas ? Il est exact que nos réunions ne servent pas à grand-chose tant que nous ne l’avons pas contacté ? Il est vrai que, jusqu’à maintenant, on a plus bu que pensé et plus folâtré qu’agi – je vous cite l’éditorial de la Tribune de Radole d’aujourd’hui – et tout cela parce que nous ne pouvons pas atteindre le Mulet. Messieurs, nous avons près de mille astronefs qui attendent d’être jetés dans la bataille au bon moment pour s’emparer de la Fondation. J’affirme que nous devrions changer ce plan. A mon avis, il faudrait désormais lancer ces mille appareils… contre le Mulet.

— Vous voulez dire : pour le tyran Indbur et les vampires de la Fondation ? demanda Mangin d’un ton venimeux.

— Epargnez-moi les épithètes, fit Randu en levant une main lasse. Je dis contre le Mulet, et peu m’importe pour qui.

— Randu, fit Ovall Gri en se levant, je ne veux rien avoir à faire dans tout cela. Vous présenterez votre projet à la réunion plénière de ce soir, si vous tenez particulièrement à consommer votre suicide politique. »

Il sortit sans ajouter un mot, et Mangin le suivit en silence, laissant Randu perdu dans ses méditations.

A la réunion plénière, ce soir-là, il ne dit rien.

Mais ce fut Ovall Gri qui fit irruption dans sa chambre le lendemain matin : un Ovall Gri à peine vêtu et qui n’était ni rasé ni peigné.

Randu le contempla par-dessus la table où s’étalaient encore les reliefs du petit déjeuner, avec une stupéfaction suffisante pour lui faire lâcher sa pipe.

Ovall n’y alla pas par quatre chemins.

« Mnemon a été bombardé de l’espace par une attaque traîtresse.

— La Fondation ? fit Randu.

— Le Mulet ! s’écria Ovall. Le Mulet ! » Il reprit d’un ton précipité : » Une attaque délibérée, sans provocation. Le gros de notre flotte avait rejoint la flottille internationale. Les quelques appareils constituant l’escadre de garde étaient insuffisants et ont été anéantis. Il n’y a pas encore eu de débarquement, et il n’y en aura peut-être pas, car on annonce que la moitié des attaquants ont été détruits, mais c’est la guerre, et je suis venu vous demander quelle est l’opinion de Port sur cette affaire.

— Port, j’en suis convaincu, se conformera à l’esprit de la Charte de la Fédération. Mais vous voyez ? Il nous attaque aussi bien.

— Ce Mulet est un fou. Est-ce qu’il peut vaincre tout l’univers ? » Balbutiant, Ovall s’assit pour prendre le poignet de Randu. » Les rares survivants ont signalé que le Mulet poss… que l’ennemi possédait une nouvelle arme. Un dépresseur de champ atomique.

— Un quoi ?

— La plupart de nos astronefs, expliqua Ovall, ont été détruits parce que leurs armes atomiques n’ont pas fonctionné. Il ne pouvait s’agir d’accident ni de sabotage. Ce doit être une arme du Mulet. Elle n’a pas fonctionné d’une façon parfaite : les effets étaient intermittents ; il y avait des moyens de la neutraliser, les messages que j’ai reçus donnent peu de détails. Mais vous comprenez bien qu’un pareil instrument changerait la nature de la guerre et risquerait de rendre notre flotte tout entière périmée. »

Randu se sentait terriblement vieux. Son visage s’assombrit.

« J’ai bien peur que ce monstre ne nous dévore tous. Et pourtant, il faut le combattre. »

VII

La maison d’Ebling Mis, dans un quartier peu prétentieux de Terminus, était bien connue des membres de l’intelligentsia, des érudits et simplement des gens cultivés de la Fondation. Ses caractéristiques dépendaient, très subjectivement, de la source de documentation à laquelle on se référait. Pour un biographe un peu philosophe, c’était » le symbole d’une retraite non loin d’une réalité non académique » ; un chroniqueur mondain décrivait en termes suaves » l’atmosphère terriblement masculine de désordre » ; un docteur en philosophie de l’université parlait brutalement de » bibliothèque bien fournie mais mal organisée » ; un ami qui n’était pas de l’université disait : » Il y a toujours de quoi boire et on peut poser les pieds sur le divan » ; et un reporter qui avait le goût des adjectifs parlait de la demeure » rocheuse, bien plantée, solidement sur terre d’Ebling Mis, blasphémateur de gauche au crâne chauve ».

Aux yeux de Bayta, qui pour l’instant n’avait d’autre public qu’elle-même et qui avait l’avantage de recueillir ses informations de première main, cela paraissait simplement une maison mal tenue.

A l’exception des tout premiers jours, son emprisonnement ne lui avait guère pesé. Beaucoup moins, trouvait-elle, que cette demi-heure d’attente chez le psychologue… secrètement observée, peut-être ? Jusqu’alors, elle avait du moins toujours été avec Toran…

Peut-être se serait-elle fatiguée plus vite de cette tension, si elle n’avait vu le long nez de Magnifico se baisser, dans une attitude qui montrait clairement que lui-même était encore plus inquiet.

Les jambes dégingandées de Magnifico étaient repliées sous son menton en galoche, comme s’il essayait de se faire petit jusqu’à disparaître, et Bayta tendit la main dans un geste doux et machinal de réconfort.

Magnifico tressaillit, puis sourit.

« On dirait, gente dame, que maintenant encore, mon corps nie l’expérience de mon esprit et attend des autres un coup.

— Inutile de vous inquiéter, Magnifico. Je suis avec vous et je ne laisserai personne vous faire du mal. »

Le clown lui jeta un regard en coulisse, puis détourna rapidement les yeux.

« Mais ils m’ont déjà éloigné de vous – et de votre charitable époux – et, ma parole, vous pouvez rire, mais je me suis senti bien seul.

— Je ne rirai pas. Moi aussi, je me sentais seule. » Le visage du clown s’éclaira.

« Vous n’avez jamais vu cet homme qui va nous recevoir ? demanda-t-il prudemment.

— Non, mais c’est un homme connu. Je l’ai vu aux actualités et j’ai beaucoup entendu parler de lui. Je crois que c’est un brave homme, Magnifico, qui ne nous veut pas de mal.

— Ah ! oui ? fit le clown. Cela se peut, gente dame, mais il m’a déjà interrogé, et il est d’une brusquerie et a une voix forte qui me font trembler. Il emploie des mots étranges, si bien que les réponses à ses questions n’ont pas pu franchir mes lèvres.

— Mais c’est différent cette fois. Nous sommes deux contre lui, et il ne parviendra pas à nous effrayer tous les deux, n’est-ce pas ?

— Non, gente dame. »

Une porte claqua quelque part et l’on entendit une voix tonner dans la maison. Juste derrière la porte, la voix éclata, criant : » Galaxie, foutez-moi le camp ! » et, par la porte qui s’ouvrait, on aperçut brièvement deux gardes qui battaient en retraite.

Ebling Mis entra, l’air soucieux, déposa par terre un paquet soigneusement enveloppé et s’approcha pour serrer négligemment la main de Bayta. Bayta lui rendit sa poignée de main, vigoureusement, comme un homme.

« Mariée ? fit Mis.

— Oui. Nous avons rempli les formalités légales.

— Heureuse ?

— Jusqu’à maintenant. »

Mis haussa les épaules et se tourna vers Magnifico. Il se mit à défaire le paquet.

« Tu sais ce que c’est, mon garçon ? »

Magnifico jaillit de son siège et s’empara de l’instrument. Il se mit à manipuler les innombrables boutons et contacts et se mit à sauter de joie, menaçant de destruction le mobilier avoisinant.

« Un Visi-Sonor, balbutia-t-il, et d’une marque propre à distiller la joie au cœur d’un mort. » Ses longs doigts caressaient doucement l’appareil, pressant légèrement les contacts, s’arrêtant sur une touche, puis sur une autre, et dans l’air devant eux apparut une douce lueur rose, juste dans le champ visuel.

« Allons, mon garçon, dit Ebling Mis, tu as dit que tu pourrais faire marcher un de ces appareils ; en voilà l’occasion. Mais tu ferais mieux de l’accorder. Il sort d’un musée. » Puis il ajouta, à l’adresse de Bayta : » Pour autant que je sache, personne dans la Fondation n’est capable de le faire marcher. » Il se pencha plus près et dit précipitamment : » Le clown ne parlera pas sans vous. Voulez-vous m’aider ? »

Elle acquiesça.

« Bon ! fit-il. Sa peur est presque dissipée, et je doute que son énergie mentale supporte un sondage psychique. Si je veux tirer quelque chose de lui par d’autres moyens, il doit se sentir absolument à l’aise. Vous comprenez ? »

De nouveau elle acquiesça.

« Ce Visi-Sonor est la première étape. Il dit qu’il sait en jouer, et sa réaction montre clairement que c’est une des grandes joies de son existence. Alors, qu’il joue bien ou mal, ayez l’air intéressée, ayez l’air d’approuver. Et puis manifestez-moi de l’amitié, de la confiance. Avant tout, conformez-vous à mon attitude. » Il jeta un rapide coup d’œil à Magnifico, pelotonné sur un coin du divan, occupé à de rapides réglages sur l’instrument. Il était complètement absorbé.

« Avez-vous déjà entendu un Visi-Sonor ? dit Mis à Bayta sur le ton de la conversation.

— Une fois, répondit Bayta, sur le même ton, à un concert d’instruments anciens. Ça ne m’a pas fait grande impression.

— Vous n’avez pas dû tomber sur un bon exécutant. Ils sont vraiment très rares. Ce n’est pas tant que l’instrument exige une bonne coordination musculaire – un piano à plusieurs claviers en réclame davantage, par exemple – mais plutôt une certaine forme de mentalité capable de fonctionner en toute liberté. C’est pourquoi, reprit-il en baissant la voix, notre squelette vivant, là-bas, pourrait être meilleur que nous le pensons. Le plus souvent, les bons joueurs sont idiots. C’est un de ces étranges phénomènes qui rendent la psychologie si passionnante. »

Il ajouta, dans un effort manifeste pour entretenir la conversation :

« Vous savez comment fonctionne cet instrument ? Je l’ai examiné, et tout ce que j’ai compris, c’est que ses radiations stimulent directement le centre optique du cerveau, sans jamais exciter le nerf optique. C’est en fait l’utilisation d’un sens qu’on ne rencontre jamais normalement dans la nature. Quand on y pense, c’est assez remarquable. Ce que vous entendez vous parvient par les voies normales de l’oreille. Mais… chut ! Il est prêt. Voulez-vous éteindre. Cela fonctionne mieux dans le noir. »

Dans l’obscurité, Magnifico n’était qu’une tache au contour indécis, Ebling Mis une masse au souffle rauque. Bayta se surprit à écarquiller les yeux, tout d’abord en vain. Il y avait dans l’air un léger frémissement qui prit de l’ampleur, diminua, puis suivit un formidable crescendo qui donna l’effet d’un voile qui se déchirait.

Un petit globe de couleur palpitante se développa par saccades, et explosa en l’air en gouttelettes informes, qui tourbillonnèrent et redescendirent comme les fusées d’un feu d’artifice. Ces gouttelettes se coagulèrent en petites sphères, toutes de couleurs différentes… et Bayta se mit à découvrir des choses.

Elle remarqua qu’en fermant les yeux, le dessin des couleurs était plus clair, que chaque petit mouvement de couleur avait sa correspondance sonore ; qu’elle était incapable d’identifier les couleurs, et enfin que les globes n’étaient pas des globes mais de petites silhouettes.

De petites silhouettes ; de petites flammes dansantes qui vacillaient par myriades ; qui disparaissaient au regard et revenaient de nulle part, qui se bousculaient et se coagulaient pour former une nouvelle couleur.

Bayta songea aux taches de couleur qu’on voit la nuit quand on ferme les yeux. Il y avait les mêmes myriades de points lumineux en mouvement, les mêmes cercles concentriques en voie de contraction, les mêmes formes vagues bougeant par intervalles. Mais tout était plus grand, plus varié, et chaque petit point coloré était une minuscule silhouette.

Elles fonçaient sur elle deux par deux, et elle leva les mains comme pour se protéger, mais les petites silhouettes dégringolèrent et elle se trouva un instant au milieu d’une étincelante tempête de neige, tandis qu’une lumière froide ruisselait sur ses épaules. Et derrière tout cela, le bruit de cent instruments coulait en un courant liquide, si bien qu’elle ne pouvait plus le distinguer de la lumière.

Elle se demanda si Ebling Mis voyait la même chose, et sinon, ce qu’il voyait. L’émerveillement passa et puis…

Les petites silhouettes – étaient-ce des petites silhouettes ? – étaient comme des femmes minuscules, à la chevelure ardente, qui tournaient et se courbaient trop vite pour que le regard de l’esprit pût s’arrêter sur elles. Elles se tenaient en groupes en forme d’étoile, qui tournoyaient… la musique était comme un rire léger… un rire féminin ayant sa source à l’intérieur de l’oreille.

Les étoiles se rapprochèrent, étincelèrent l’une contre l’autre, se développèrent lentement, et d’en bas un palais jaillit vers le ciel. Chaque brique était un fragment coloré, chaque couleur une petite étincelle, chaque étincelle un dard de lumière qui entraînait l’œil vers le ciel, où se dressaient vingt minarets rehaussés de joyaux.

Un tapis étincelant se déploya, tourbillonnant et formant une toile sans substance qui englobait tout l’espace, et de là, des traînées lumineuses surgissaient et venaient former des arbres qui chantaient au rythme d’une musique qui leur était propre.

Bayta était assise au sein de cette musique. L’éclat de vingt cymbales retentit soudain et, devant elle, toute une zone s’enflamma en cascadant sur d’invisibles marches jusqu’à elle…

Un palais, un jardin, des hommes et des femmes minuscules sur un pont s’étendant aussi loin que portait le regard, nageant dans des flots de musique qui convergeaient vers elle…

Et puis il y eut un silence effrayé, une hésitation, un brusque effondrement, les couleurs se regroupèrent en un globe qui se rétrécit, s’éleva et disparut.

Et, de nouveau, ce fut l’obscurité.

Un pied racla le sol, cherchant la pédale, puis la lumière jaillit : la lumière plate d’un soleil prosaïque. Bayta cilla, étreinte par la nostalgie de tout ce spectacle disparu. Ebling Mis était une grosse masse inerte auprès d’elle, ouvrant encore des yeux ronds, bouche bée.

Seul Magnifico était plein de vie, caressant son Visi-Sonor d’un air extasié.

« Gente dame, fit-il éperdu, c’est vraiment un instrument magique. Il est d’un équilibre et d’une sensibilité qui dépassent mes espérances. Je crois que sur lui, je pourrais faire des merveilles. Ma composition vous a-t-elle plu ?

— C’était de vous ? murmura Bayta. De vous seul ? »

Devant la stupéfaction qu’elle manifestait, le maigre visage de Magnifico s’empourpra jusqu’au bout de son nez.

« De moi tout seul, gente dame. Le Mulet ne l’aimait pas, mais je l’ai maintes fois jouée pour mon propre plaisir. C’est jadis, dans ma jeunesse, que j’ai vu le palais : un gigantesque palais enrichi de joyaux que j’ai aperçu de loin, au temps du carnaval. Il y avait des personnages d’une splendeur inouïe et d’une magnificence comme je n’en ai jamais vu par la suite, même au service du Mulet. Je n’ai créé là qu’une pauvre ressemblance, mais la pauvreté de mon esprit en est le principal coupable. J’appelle cela Le souvenir du Paradis. »

Mis se secoua.

« Voyons, dit-il, voyons, Magnifico, accepteriez-vous de faire la même chose pour d’autres ? »

Un instant, le clown recula. » Pour d’autres ? balbutia-t-il.

— Pour des milliers, cria Mis, dans les grandes salles de la Fondation. Aimeriez-vous être votre propre maître, honoré de tous, riche et… et… » son imagination lui faisait défaut » et tout ça ? Qu’en dites-vous ?

— Mais comment puis-je être tout cela, puissant Seigneur, moi qui ne suis qu’un pauvre clown n’ayant pas droit aux grandes choses de ce monde ? »

Le psychologue plissa les lèvres et se passa la main sur le front.

« Mais votre talent, mon cher. Le monde est à vous, si vous acceptez de jouer pour le Maire et pour les Conseils des Marchands. Ça ne vous plairait pas ?

— Est-ce qu’elle resterait avec moi ? fit le clown en jetant un bref regard à Bayta.

— Bien sûr, idiot, fit Bayta en riant. Est-ce que je vais vous quitter, maintenant que vous êtes sur le point de devenir riche et célèbre ?

— Tout cela serait à vous, reprit le clown avec ardeur, et je suis sûr que toute la richesse de la Galaxie ne suffirait plus à rembourser la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers vous.

— Mais, fit Mis d’un ton négligent, si vous vouliez commencer par m’aider…

— Comment cela ? »

Le psychologue marqua un temps et sourit.

« Une petite sonde superficielle qui ne fait pas mal. Cela ne ferait qu’effleurer l’écorce de votre cerveau. »

Une lueur d’affolement passa dans le regard de Magnifico.

« Pas de sonde. J’en ai vu utiliser. Cela vide l’esprit et laisse un crâne vide. Le Mulet l’employait avec les traîtres et les laissait ensuite errer dans les rues, insouciants de tout, jusqu’au moment où on les abattait par pitié.

— C’était une psychosonde, expliqua Mis patiemment, et qui peut faire mal à quelqu’un quand on l’utilise mal. Mais la sonde que j’ai est une sonde superficielle qui ne ferait pas de mal à un bébé.

— C’est vrai, Magnifico, insista Bayta. C’est seulement pour aider à vaincre le Mulet et à le maintenir à distance. Ensuite, vous et moi serons riches et célèbres toute notre vie.

— Voulez-vous me tenir la main, alors ? » fit Magnifico en lui tendant une main tremblante.

Bayta lui saisit les deux mains dans la sienne et le clown regarda approcher les plaques métalliques de contact en ouvrant de grands yeux.


Ebling Mis était nonchalamment affalé dans un somptueux fauteuil de l’appartement personnel du Maire Indbur, sans lui témoigner pour autant la moindre gratitude pour la condescendance dont l’autre faisait preuve, et observant d’un œil indifférent la nervosité du petit Maire. Il jeta un mégot de cigare et cracha un brin de tabac.

« A propos, Indbur, fit-il, si vous voulez quelque chose pour votre prochain concert à Mallow Hall, vous pouvez jeter aux égouts vos petits appareils électroniques et présenter ce clown qui joue du Visi-Sonor. Vous savez, Indbur… c’est extraordinaire !

— Je ne vous ai pas fait venir pour vous écouter me faire une conférence sur la musique, dit Indbur d’un ton maussade. Et le Mulet ? Parlez-moi plutôt de ça. Et le Mulet ?

— Le Mulet ? Eh bien, je vais vous dire… j’ai utilisé une sonde superficielle et je n’ai pas obtenu grand-chose. Je ne peux pas utiliser la psychosonde, car ce clown en a une peur bleue, si bien que sa résistance fera probablement sauter ses fusibles mentaux à peine le contact établi. Mais, si vous voulez bien arrêter de pianoter sur votre bureau, voici ce que j’ai découvert…

« Tout d’abord, cessez d’insister sur la force physique du Mulet. Il est probablement fort, mais la plupart des contes de fées que raconte le clown à ce propos sont sans doute considérablement grossis par le souvenir de la peur qu’il en garde. Il porte d’étranges lunettes et son regard tue ; de toute évidence, il a des pouvoirs mentaux.

— Tout ça, nous le savions déjà, observa le Maire d’un ton acide.

— Alors, la sonde le confirme, et à partir de là je me suis lancé dans des calculs mathématiques.

— Vraiment ? Et combien de temps cela va-t-il prendre ? Pour l’instant, vous m’assourdissez seulement de paroles.

— Environ un mois, et j’aurai peut-être quelque chose pour vous. Ou peut-être pas, bien sûr. Mais qu’importe ? Si tout cela n’entre pas dans le Plan de Seldon, nos chances sont bien minces. »

Indbur se retourna vers le psychologue d’un air furieux.

« Là, je vous tiens, traître. Mensonge ! Dites-moi donc que vous n’êtes pas un de ces criminels qui répandent des rumeurs défaitistes, qui sèment la panique à travers la Fondation et qui rendent ma tâche doublement difficile.

— Moi ? Moi ? fit Mis, dont la colère montait lentement.

— Parce que, par les nuages de poussière de l’espace, la Fondation gagnera, la Fondation doit gagner.

— Malgré la défaite de Horleggor ?

— Ce n’était pas une défaite. Vous avez avalé ce mensonge-là aussi ? Nous avons été vaincus par le nombre et trahis.

— Par qui ? demanda Mis d’un ton méprisant.

— Par la racaille des démocrates, riposta Indbur. Je sais depuis longtemps que la flotte est infestée de cellules démocratiques. La plupart ont été éliminées, mais il en reste assez pour justifier l’inexplicable capitulation de vingt astronefs au cour du combat. Assez pour imposer une apparente défaite.

« Alors, cher patriote au langage rude, incarnation des vertus primitives, quels sont vos rapports avec les démocrates ?

— Vous savez que vous battez la campagne ? fit Ebling Mis en haussant les épaules. Que dites-vous de la retraite qui a eu lieu depuis lors et de la perte de la moitié de Siwenna ? Encore la faute des démocrates ?

— Non, pas des démocrates, fit le petit homme avec un sourire entendu. Nous battons en retraite, comme l’a toujours fait la Fondation devant une attaque, jusqu’au moment où le cours inévitable de l’histoire fera pencher la balance de notre côté. Déjà, j’aperçois l’issue. Déjà, la soi-disant résistance démocratique a publié des manifestes jurant aide et allégeance au gouvernement. Ce pourrait être une feinte, une manœuvre dissimulant une trahison, mais j’en fais mon profit, et la propagande que j’en tire aura son effet, quel que soit le plan des traîtres. Et mieux que cela…

— Il y a mieux que cela, Indbur ?

— Jugez par vous-même. Il y a deux jours, la soi-disant Association des Marchands Indépendants a déclaré la guerre au Mulet, et, du même coup, la flotte de la Fondation se trouve renforcée de mille astronefs. Vous comprenez, ce Mulet va trop loin. Il nous trouve divisés et en proie à des querelles intestines mais, devant son attaque, nous nous unissons et nous nous renforçons. Il doit perdre. C’est inévitable… comme toujours.

— Alors, vous m’affirmez que Seldon a prévu même l’apparition fortuite d’un mutant, fit Mis d’un air sceptique.

— Un mutant ? Je ne le distinguerais pas d’un humain, et vous non plus, n’étaient les propos désordonnés d’un capitaine rebelle, de deux jeunes écervelés et d’un bouffon. Vous oubliez la preuve la plus concluante de toutes : la vôtre.

— La mienne ? (Mis, l’espace d’un instant, parut pris de court.)

— La vôtre, ricana le Maire. La crypte de Seldon s’ouvre dans neuf semaines. Alors ? Elle s’ouvre pour une crise. Si cette attaque du Mulet n’est pas la crise, où est la vraie, celle pour laquelle la crypte s’ouvre ? Répondez-moi, boule de lard.

— Très bien, fit le psychologue en haussant les épaules. Si ça peut vous faire plaisir. Je vous demanderai une chose pourtant. Au cas… au cas où le vieux Seldon ferait son discours et que cela sente vraiment mauvais, si vous me laissiez assister à l’ouverture ?

— D’accord. En attendant, allez-vous-en, et que je ne vous voie plus d’ici neuf semaines.

— Avec quel plaisir, vieille horreur », murmura sous cape Mis en sortant.

VIII

Il régnait dans la crypte une atmosphère qui échappait à toute définition. Ce n’était pas du délabrement, car la crypte était bien éclairée et bien agencée, les couleurs des murs gardaient leur éclat et les rangées de sièges scellés au sol étaient confortables et semblaient conçus pour un usage éternel. L’endroit ne paraissait pas démodé non plus, car trois siècles n’avaient laissé aucune trace visible. On ne discernait aucun effort pour inspirer la crainte ou le respect, car l’aménagement était très simple, presque dépouillé.

Malgré tout cela, il y avait autre chose, et cette autre chose était centrée autour de la petite cage de verre qui dominait la moitié de la pièce de sa masse transparente. Quatre fois en trois siècles, la vivante apparence de Hari Seldon lui-même s’était assise là et avait parlé. A deux reprises, il avait parlé sans public.

En trois siècles et neuf générations, le vieil homme, qui avait vu les grands jours de l’Empire Universel, était apparu, et il en savait encore plus long sur la Galaxie de ses arrière-arrière-arrière-petits-enfants qu’eux-mêmes n’en savaient.

Patiemment, la cage de verre vide attendait.

Le premier à arriver fut le Maire Indbur III, qui pilotait son véhicule de cérémonie à travers les rues frémissantes d’une silencieuse inquiétude. En même temps que lui, arrivait son fauteuil, plus haut que ceux de la crypte et plus large. On le plaça devant tous les autres, et Indbur ainsi dominait toute l’assistance, sauf la masse de verre vide devant lui.

Le grave fonctionnaire qui se trouvait à sa gauche s’inclina avec respect.

« Excellence, toutes dispositions ont été prises, pour que la déclaration officielle que doit faire ce soir Votre Excellence ait la plus large diffusion subéthérique possible.

— Bon. En attendant, il faut continuer les programmes interplanétaires spéciaux concernant la crypte de Seldon. Bien entendu, aucune prédiction ni hypothèse d’aucune sorte sur ce sujet. La réaction populaire continue-t-elle à être satisfaisante ?

— Très, Excellence. Les rumeurs malveillantes qui prévalaient récemment ont encore diminué. La confiance est générale.

— Bon ! » Il congédia l’homme d’un geste.

Il était midi moins vingt !

Un petit groupe des grands pontes du Majorât – les chefs des grandes organisations marchandes – apparurent seuls ou par deux, avec le degré de pompe convenant à leur situation financière et à leur place dans la faveur du Maire. Chacun se présenta au Maire, fut accueilli par un mot aimable ou deux, et prit le siège qui lui était assigné.

Personnage incongru au milieu de tout ce cérémonial, Randu, de Port, fit son apparition et se faufila sans se faire annoncer jusqu’au fauteuil du Maire.

« Excellence ! murmura-t-il en s’inclinant.

— On ne vous a pas accordé d’audience, dit Indbur en fronçant les sourcils.

— Excellence, voici une semaine que j’en sollicite une.

— Je regrette que les affaires d’Etat provoquées par l’apparition de Seldon aient…

— Excellence, je le regrette aussi, mais je dois vous demander de rapporter votre ordre suivant lequel les astronefs des Marchands Indépendants doivent être distribués parmi les flottes de la Fondation.

— L’heure n’est pas à la discussion, fit Indbur, tout rouge.

— Excellence, c’est le seul moment, murmura Randu avec insistance. En tant que représentant des mondes marchands indépendants, je vous affirme qu’une telle décision ne saurait être suivie. Il faut révoquer cet ordre avant que Seldon résolve notre problème pour nous. Une fois l’état d’urgence passé, il sera trop tard pour être conciliant et notre alliance fondra comme neige au soleil.

— Vous vous rendez compte, déclara Indbur en toisant Randu d’un regard glacial, vous vous rendez compte que je suis à la tête des forces armées de la Fondation ? Ai-je ou non le droit de décider de la politique militaire ?

— Vous l’avez, Excellence, mais certaines mesures sont inopportunes.

— Je ne suis pas de votre avis. C’est dangereux, dans ce cas d’urgence, de permettre à votre peuple d’avoir des flottes séparées. Diviser notre action, c’est faire le jeu de l’ennemi. Nous devons nous unir, monsieur l’ambassadeur, sur le plan militaire comme sur le plan politique. »

Randu sentit sa gorge se serrer. Il en omit de donner de l’Excellence à son interlocuteur.

« Vous vous sentez en sûreté maintenant que Seldon va parler, et vous agissez contre nous. Il y a un mois, vous étiez doux et conciliant, lorsque nos astronefs ont battu le Mulet à Terel. Je pourrais vous rappeler, monsieur, que c’est la flotte de la Fondation qui a été vaincue à cinq reprises et que ce sont les astronefs des mondes marchands indépendants qui ont remporté la victoire pour vous.

— Monsieur l’ambassadeur, fit Indbur en fronçant les sourcils d’un air inquiétant, votre présence n’est plus souhaitable sur Terminus. Votre rappel sera demandé ce soir même. En outre, vos rapports avec les forces démocratiques subversives de Terminus seront – et ont été – l’objet d’une enquête.

— Quand je partirai, répondit Randu, nos astronefs partiront avec moi. Je ne sais rien de vos démocrates. Je sais seulement que les astronefs de votre Fondation se sont rendus au Mulet par suite de la trahison de leurs officiers supérieurs, et non par la faute de leurs équipages démocratiques ou non. Je vous affirme que vingt astronefs de la Fondation ont capitulé sur Horleggor sur l’ordre de leur vice-amiral, alors qu’ils étaient intacts et invaincus. Le vice-amiral était votre propre collaborateur : il présidait le tribunal lors du procès de mon neveu lorsque celui-ci est arrivé de Kalgan. Ce n’est pas le seul exemple que nous connaissions, et nous ne voulons plus risquer nos astronefs et nos hommes entre les mains de traîtres éventuels.

— En sortant d’ici, vous serez gardé à vue », dit Indbur.

Randu s’éloigna sous les regards silencieux de la petite coterie des dirigeants de Terminus.

Il était midi moins dix !

Bayta et Toran étaient déjà arrivés. Ils se soulevèrent sur leurs sièges, tout au fond, et firent signe à Randu quand il passa.

« Tiens, fit Randu en souriant doucement, vous êtes ici quand même. Comment avez-vous réussi ?

— C’est Magnifico qui a été notre politicien, fit Toran. Indbur insiste pour qu’il compose au Visi-Sonor une œuvre ayant pour thème la crypte de Seldon, avec lui-même sans doute dans le rôle du héros. Magnifico a refusé d’assister à la cérémonie sans nous, et il n’y a pas eu moyen de le convaincre. Ebling Mis est avec nous, ou du moins était avec nous. Il traîne quelque part par là. » Puis, avec une certaine inquiétude, il reprit :

« Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas, mon oncle ? Tu n’as pas l’air bien.

— En effet, dit Randu, en hochant la tête. Il faut nous attendre à une mauvaise passe, Toran. Une fois le sort du Mulet réglé, je crains fort que ce ne soit notre tour. »

Une silhouette grave et toute droite dans sa tenue blanche s’approcha et les salua d’un petit salut guindé.

Un sourire passa dans les yeux noirs de Bayta, tandis qu’elle tendait la main.

« Capitaine Pritcher ! Vous êtes de service ?

— Absolument pas, fit le capitaine en prenant sa main et en s’inclinant plus bas. C’est le docteur Mis, paraît-il, qui m’a fait venir ici, mais ce n’est que momentané. Je reprends la garde demain. Quelle heure est-il ? »

Il était midi moins trois !

Magnifico était l’image même de l’accablement. Il était recroquevillé sur lui-même, dans son effort perpétuel pour disparaître. Il avait les narines pincées et ses grands yeux un peu bridés ne cessaient de lancer autour de lui des regards inquiets. Il saisit la main de Bayta et, comme elle se penchait vers lui, il murmura :

« Croyez-vous, gente dame, que tous ces grands personnages faisaient partie de l’auditoire quand je… quand j’ai joué du Visi-Sonor ?

— Tout le monde, j’en suis sûre, lui affirma Bayta en le secouant doucement. Et je suis persuadée qu’ils vous trouvent tous le plus merveilleux joueur de la Galaxie et que votre concert a été un triomphe ; alors redressez-vous et asseyez-vous correctement. De la dignité ! »

Il eut un pâle sourire devant cette feinte réprimande, et déplia lentement ses longs membres.

Il était midi…

… Et la cage de verre n’était plus vide.

Personne sans doute n’avait assisté à l’apparition. Cela s’était passé d’un coup : à un moment il n’y avait rien, et l’instant d’après elle était là.

Dans la cage de verre, on apercevait une silhouette dans un fauteuil roulant, un personnage vieux et ratatiné, dont seuls les yeux brillaient dans le visage ridé, et dont la voix se révéla être chez lui ce qu’il y avait de plus vivant. Il avait un livre sur les genoux, et la voix déclara doucement :

« Je suis Hari Seldon ! »

Il parlait d’une voix intense.

« Je suis Hari Seldon ! Aucune sensation sensorielle ne me permet de savoir s’il y a quelqu’un ici, mais c’est sans importance. Il reste peu d’années pour que puisse se produire un échec du Plan. Pour les trois premiers siècles, le pourcentage de probabilités de non-déviation est de 94,2. » Il sourit, puis reprit d’un ton cordial : » Au fait, s’il en est parmi vous qui sont debout, vous pouvez vous asseoir. Si quelqu’un veut fumer, je vous en prie. Je ne suis pas ici en chair et en os. Inutile de faire des cérémonies avec moi.

« Reprenons donc le problème qui nous préoccupe. Pour la première fois, la Fondation affronte, ou peut-être se trouve sur le point d’affronter, la guerre civile. Jusqu’alors, les attaques de l’extérieur ont été repoussées, comme c’était inévitable, suivant les lois strictes de la psychohistoire. L’attaque à laquelle nous sommes en butte aujourd’hui est celle d’un groupe extérieur de la Fondation, indiscipliné, contre le gouvernement central trop autoritaire. Le processus était nécessaire, le résultat évident. »

La dignité du noble auditoire commençait à s’émousser. Indbur était à moitié hors de son fauteuil.

Bayta se pencha en avant, le regard soucieux. De quoi parlait donc le Grand Seldon ? Elle avait manqué quelques mots…

« … Que le compromis obtenu est nécessaire à deux égards. La révolte des Marchands Indépendants introduit un élément de nouvelle incertitude dans un gouvernement devenu peut-être trop confiant. L’élément d’effort réapparaît. Malgré la défaite, un sain accroissement de la démocratie… »

Des voix s’élevaient maintenant, et l’on sentait en elles la panique.

« Pourquoi ne parle-t-il pas du Mulet ? souffla Bayta à l’oreille de Toran. Les Marchands ne se sont jamais révoltés. »

Toran haussa les épaules.

La silhouette assise dans la cage de verre continua avec entrain, au milieu du tumulte grandissant :

« … Un nouveau gouvernement de coalition plus solide a été le résultat nécessaire et bénéfique de la guerre civile logique imposée à la Fondation. Et maintenant seuls les restes du vieil Empire se dressent sur la route d’un développement plus grand et, pour les quelques années à venir en tout cas, ne constituent pas un problème. Bien sûr, je ne puis révéler la nature du prochain prob… »

Dans le tumulte indescriptible, les lèvres de Seldon s’agitaient sans bruit.

Ebling Mis était auprès de Randu, tout rouge, et il criait :

« Seldon a perdu la boule. Il s’est trompé de crise. Est-ce que vos Marchands ont jamais préparé une guerre civile ?

— Nous en projetions une, oui, dit Randu. Mais, devant la menace du Mulet, nous y avons renoncé.

— Alors, le Mulet est un élément nouveau, dont l’analyse psychohistorique de Seldon ne tenait pas compte. Que s’est-il passé ? »

Dans le silence soudain, Bayta constata que la cage de verre était de nouveau vide. La lumière atomique des murs était éteinte, le doux ronronnement du climatiseur s’était tu.

Quelque part, s’élevait le hurlement d’une sirène, et Randu murmura :

« Une alerte spatiale ! »

Ebling Mis porta sa montre-bracelet à son oreille et s’écria tout d’un coup :

« Galaxie, elle est arrêtée ! Y a-t-il dans cette pièce une montre qui marche ? »

Vingt montres se portèrent à vingt oreilles. Et en moins de vingt secondes, on eut l’absolue certitude que toutes avaient cessé de fonctionner.

« Alors, dit Mis, d’un ton sinistre, quelque chose a paralysé toute l’énergie atomique de la crypte… et le Mulet attaque.

— Restez à vos places ! hurla Indbur. Le Mulet est à cinquante parsecs d’ici.

— Il y était, rétorqua Mis sur le même ton, la semaine dernière. Pour l’instant, Terminus est bombardée. »

Bayta sentit une profonde dépression peser doucement sur elle. Elle en sentit les plis se resserrer, jusqu’au moment où sa gorge serrée eut du mal à laisser passer son souffle.

Dehors, on entendait la rumeur d’une foule qui se rassemblait. Les portes s’ouvrirent toutes grandes et un personnage échevelé entra et murmura quelques mots à Indbur qui s’était précipité au-devant de lui.

« Excellence, fit-il, aucun véhicule ne fonctionne dans la ville, toutes les communications avec l’extérieur sont coupées. On signale que la dixième flotte a été battue et que les astronefs du Mulet arrivent dans l’atmosphère. L’état-major… »

Indbur s’effondra. Dans la salle, on n’entendait plus une voix maintenant. Même la foule qui s’amassait était craintive, mais silencieuse, et l’on sentait planer dangereusement l’horreur de la panique.

On releva Indbur. On porta du vin à ses lèvres. Il remua les lèvres avant d’ouvrir les yeux, et un seul mot se forma : » Capitulez ! »

Bayta était au bord des larmes… non par chagrin ni par humiliation, mais purement et simplement par un immense désespoir mêlé de peur. Ebling Mis la tira par la manche.

« Venez, jeune personne… »

Elle se sentit soulevée de son siège.

« Nous partons, dit-il. Emmenez votre musicien avec vous.

— Magnifico », murmura Bayta.

Le clown était recroquevillé sur lui-même, horrifié, le regard vitreux.

« Le Mulet, cria-t-il. Le Mulet vient me chercher. »

Au contact de la main de Bayta, il se débattit comme un perdu. Toran se pencha et son poing se détendit. Magnifico s’affala, et Toran le jeta sur son épaule comme un sac de pommes de terre.

Le lendemain, les astronefs de guerre du Mulet, noirs et affreux, envahirent les terrains d’atterrissage de la planète Terminus. Le général qui menait l’attaque dévala la grande rue déserte de Terminus, à bord d’un véhicule terrestre de fabrication étrangère, qui fonctionnait, alors que les véhicules atomiques de toute la ville demeuraient inutilisables.

La proclamation de l’occupation eut lieu vingt-quatre heures après l’apparition de Seldon devant les anciens chefs de la Fondation.

De toutes les planètes de la Fondation, seules celles des Marchands Indépendants subsistaient et ce fut contre elles que la puissance du Mulet – conquérant de la Fondation – se tourna désormais.

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