Le temps perdu ne se rattrape jamais.
Le temps passe. Tout change.
En 2017, une équipe de physiciens et de spécialistes du cerveau travaillant principalement à Stanford ont défini un modèle théorique du déplacement temporel. Le modèle de l’esprit humain basé sur la mécanique quantique et proposé par Roger Penrose trente ans plus tôt s’est révélé exact dans ses grandes lignes, même si Penrose s’était trompé sur un certain nombre de détails. Dès lors, il n’était pas vraiment surprenant qu’un certain nombre d’expériences importantes ressortissant du domaine de la physique quantique aient eu un effet sur la perception.
Toutefois, les neutrinos demeuraient un élément clé de l’équation. Depuis les années 1960, on savait que le soleil émettait, pour une raison inconnue, seulement la moitié des neutrinos qu’il aurait dû émettre — la célèbre énigme dite « problème neutrino-solaire ».
Le soleil est alimenté par la fusion de l’hydrogène. Quatre noyaux d’hydrogène — chacun étant un proton simple — s’assemblent pour former un noyau d’hélium, lequel consiste en deux protons et deux neutrons. Dans le processus de conversion de deux des protons originellement fournis par l’hydrogène en neutrons, deux neutrinos des électrons devraient être éjectés… mais un des deux neutrinos issus d’électrons qui devraient atteindre la Terre disparaît avant de le faire, comme si cela lui était interdit, comme si l’univers savait que le processus de la mécanique quantique sous-jacent à la conscience deviendrait instable si un trop grand nombre de neutrinos étaient présents.
En 1998, la découverte de la masse insignifiante des neutrinos rendit crédible une solution avancée de longue date pour expliquer l’énigme des neutrinos solaires : si les neutrinos ont une masse, la théorie suggérait qu’ils pouvaient changer de type en voyageant, et sembler avoir disparu pour des systèmes de détection primitifs. Mais au Sudbury Neutrino Observatory, qui était en mesure de détecter toutes les variantes des neutrinos, on nota un manque persistant entre la quantité supposément produite et celle qui atteignait la Terre.
Le principe anthropique fort voulait que l’univers privilégie l’émergence de la vie, et l’interprétation de Copenhague de la physique quantique affirmait qu’il nécessite des observateurs qualifiés. D’après l’état des connaissances quant à l’interaction entre les neutrinos et la conscience, le problème des neutrinos solaires semblait être la preuve que l’univers se donnait beaucoup de mal pour encourager l’existence de tels observateurs.
Bien évidemment, des jaillissements occasionnels de neutrinos extra-solaires se produisent, mais dans les circonstances normales ils demeurent tolérables. Pourtant, quand les circonstances ne sont pas normales — par exemple, lorsqu’un jaillissement exceptionnel de neutrinos se combine à des conditions qui n’ont pas existé depuis le Big Bang —, alors un déplacement temporel survient.
En 2018, l’Agence spatiale européenne lança la sonde Cassandra à destination de Sanduleak 69°202. Il lui faudrait quelques millions d’années pour atteindre son objectif, mais c’était sans grande importance. Ce qui était crucial maintenant, en 2030, était que Cassandra se trouvait à deux virgule cinq billions de kilomètres de la Terre — et par conséquent plus proche de deux virgule cinq billions de kilomètres des restes 3de supernova 1987A —, soit une distance que la lumière, et les neutrinos, mettraient trois mois à parcourir.
Cassandra emportait avec elle deux instruments. Le premier était un détecteur de lumière, braqué directement sur Sanduleak, l’autre une invention récente — un émetteur de tachyons —, qui visait la Terre. Cassandra ne pouvait détecter directement les neutrinos, mais si Sanduleak sortait un tant soit peu de son état de trou brun, elle émettrait de la lumière et des neutrinos, et il serait facile de déceler la lumière.
En juillet 2030, Cassandra détecta une émission lumineuse provenant de Sanduleak. La sonde envoya instantanément une émission de tachyons à très basse énergie (et donc à très grande vitesse) vers la Terre. Quarante-trois heures plus tard, les tachyons arrivaient à destination et déclenchaient les alarmes.
Subitement, vingt et un ans après le premier déplacement temporel, les terriens disposaient d’un délai de trois mois s’ils voulaient avoir un nouvel aperçu de ce qui les attendait dans le futur, et ils pouvaient tenter l’aventure avec des chances très raisonnables de succès. Bien entendu, 1 essai devrait avoir lieu au moment précis où les neutrinos venus de Sanduleak passaient à travers la Terre — et ce ne pouvait être une coïncidence que l’heure calculée de l’événement tombe le mercredi 23 octobre 2030, à 17 h 21, heure de Greenwich —, c’est-à-dire au moment exact où avait commencé la période de deux minutes comportant toutes les visions du futur.
Les Nations unies débattirent de la question avec une rapidité surprenante. Certains avaient estimé que, le présent étant différent de ce que les premières visions avaient décrit, il était très possible que la nouvelle série de visions n’ait pas plus de réalité. Mais la réaction générale fut à 1 opposé : presque tout le monde voulait entrapercevoir le futur. L’effet Ebenezer était toujours aussi puissant. Et, bien sûr, il y avait à présent une nouvelle génération née après 2009. Tous ceux qui en faisaient partie se sentaient mis de côté, et ils exigèrent d’avoir la même chance que leurs parents : une vision de ce que pouvait leur réserver l’avenir.
Comme auparavant, le CERN représentait la clé qui ouvrait la porte du futur. Mais Lloyd Simcoe, qui avait maintenant soixante-six ans, ne participerait pas à la tentative de reproduction de la première expérience. Il avait pris sa retraite deux ans plus tôt, et avait refusé de revenir au CERN. Entre-temps, toutefois, lui et Théo s’étaient partagé les honneurs d’un prix Nobel. Il leur avait été remis en 2024, non pas en regard du rôle qu’ils avaient joué dans le déplacement temporel, ni même pour le boson de Higgs, mais pour leur mise au point conjointe du Collisionneur tachyon-tardyon, cette invention grosse comme un four à micro-ondes qui avait mis au rencart les énormes accélérateurs de particules du TRIUMF, de Fermilab et du CERN. Une grande partie des installations du CERN étaient maintenant à l’abandon, même si le modèle original du Collisionneur tachyon-tardyon s’y trouvait.
Peut-être l’échec de son mariage avec Michiko, après dix ans de vie commune, motivait-il le refus de Lloyd de participer à la tentative de reproduction de l’expérience initiale. Oui, lui et Michiko avaient bien eu une fille ensemble, mais toujours, au fond d’elle-même et sans s’en rendre compte dans les premiers temps, Michiko avait eu le sentiment diffus que Lloyd avait une part de responsabilité dans la mort de sa première fille. Elle s’était étonnée elle-même le jour où elle avait formulé cette accusation, lors d’une dispute. Mais dès cet instant le fait était devenu incontournable pour elle.
Il ne faisait aucun doute qu’ils s’étaient sincèrement aimés, mais ils avaient fini par reconnaître qu’ils ne pouvaient plus vivre ensemble. Le divorce n’avait pas été particulièrement douloureux, au contraire de celui des parents de Lloyd. Michiko était retournée vivre au Japon, avec leur fille Joan. Il leur rendait visite une fois par an, à Noël.
Lloyd n’était pas indispensable pour la reproduction de l’expérience, même si son aide aurait été plus qu’utile. Mais il s’était remarié et il était heureux ; et, oui, c’était Doreen, la femme qu’il avait découverte dans sa vision. Et, oui, ils habitaient maintenant un cottage, dans le Vermont.
En revanche, Jake Horowitz, qui avait quitté le CERN depuis longtemps pour travailler au TRIUMF avec sa femme, Carly Tompkins, avait accepté de revenir pour quelques mois. Carly l’avait accompagné. Ils étaient ensemble depuis déjà dix-huit ans et avaient trois enfants adorables.
Comme quelque trois cents autres personnes, Theodosios Procopides travaillait toujours au CERN, où il dirigeait le programme TTC. Théo, Jake, Carly et une équipe squelettique oeuvraient d’arrache-pied pour préparer le Grand collisionneur de hadrons, après cinq années d’inactivité, avant que les neutrinos venus de Sanduleak atteignent la Terre.
Théo, à présent âgé de quarante-huit ans, était personnellement enchanté que la réalité de 2030 soit différente de ce que les visions de 2009 avaient laissé supposer. Pour sa part il s’était laissé pousser la barbe, de sorte qu’il ne donnait plus l’impression d’avoir besoin de se raser dès l’après-midi venu. Le jeune Helmut Drescher avait dit qu’il voyait le menton de Théo dans sa vision et la barbe du Grec était un des petits artifices qui lui permettaient d’affirmer son libre arbitre.
Mais plus la date de la reproduction approchait, plus il sentait monter en lui une appréhension diffuse. Il voulait se convaincre que c’était simplement la nervosité de décevoir le monde une nouvelle fois si quelque chose allait de travers, mais le LHC semblait fonctionner à merveille et il dut reconnaître que ce n’était pas la bonne raison.
Non, en vérité il redoutait l’approche de la date à laquelle, d’après les visions de 2009, il mourrait.
Il en vint à ne plus pouvoir manger ni dormir. S’il avait réussi à déterminer l’identité de la personne qui voulait le tuer, les choses auraient peut-être été plus faciles : il lui aurait suffi d’éviter cette personne. Mais il n’avait pas la moindre idée de qui avait appuyé/appuierait sur la détente.
Enfin, inévitablement, le lundi 21 octobre 2030 arriva, cette même date qui, au moins dans une version de la réalité, était gravée au laser sur sa pierre tombale. Il se réveilla au petit matin, trempé d’une sueur glacée.
Au CERN, il restait encore un tas de choses à faire. Dans deux jours seulement, les neutrinos de Sanduleak atteindraient la Terre. Théo s’efforça de se concentrer sur ce problème, mais même quand il fut dans son bureau il se rendit compte qu’il était incapable de réfléchir.
Peu après 10 heures, il n’y tint plus et quitta le centre de contrôle du LHC, non sans avoir mis une casquette beige et des lunettes à verres miroirs. On ne risquait pourtant pas d’être ébloui à l’extérieur. La température était relativement fraîche et le ciel plutôt nuageux. Mais plus personne ne sortait sans se protéger le crâne et les yeux. Si la diminution de la couche d’ozone avait fini par être stoppée, rien d’efficace n’avait encore été entrepris pour la raffermir.
Le soleil se reflétait sur les cimes rocheuses du Jura. Un car Globus Gateway attendait sur l’aire de stationnement. Le CERN à présent déserté en partie n’avait rien d’une attraction recommandée dans le Guide Michelin, et avec le tapage entourant la prochaine reproduction du phénomène, aucun touriste n’était autorisé sur le site. Ce car avait été affrété pour amener des journalistes depuis l’aéroport. Ils venaient couvrir les préparatifs de l’expérience.
Théo se dirigea vers sa voiture, une Ford Octavia rouge, modèle solide et fiable. Il avait passé sa jeunesse à jouer avec des accélérateurs de particules qui coûtaient des milliards et il n’avait pas besoin d’un coupé sport pour affirmer sa valeur personnelle.
L’auto l’identifia quand il approcha et il hocha la tête pour signifier qu’il voulait monter à son bord. La portière du côté conducteur remonta en coulissant sur le toit. On pouvait encore acheter des modèles avec portières à charnières verticales, mais les places de stationnement étaient devenues tellement rares et étroites dans les centres urbains que ce nouveau système était beaucoup plus adapté.
Théo s’installa à l’intérieur du véhicule et lui indiqua la destination qu’il souhaitait.
— À cette heure de la journée, répondit la voiture d’une voix masculine bien timbrée, ce sera plus rapide en prenant la rue Meynard.
— D’accord, dit Théo. Tu conduis.
La Ford s’éleva du sol et démarra.
— Musique ou infos ? demanda-t-elle.
— Musique.
La voiture diffusa la musique qu’il appréciait tout particulièrement en ce moment, le dernier album d’un group pop coréen. Mais les mélodies ne parvinrent pas à le détendre. Bon sang, il savait bien qu’il n’aurait jamais dû se trouver ici, en Suisse, mais le Grand collisionneur de hadrons demeurait l’installation de son genre la plus importante au monde. Avant l’invention du TTC, les diverses tentatives pour ranimer le projet du Supercollisionneur supraconducteur, torpillé par le Congrès américain en 1993, avaient toutes échoué. Et utiliser et réparer des accélérateurs de particules constituait un art en voie d’extinction. La plupart des gens qui avaient conçu l’accélérateur LEP original — le premier à avoir été installé dans le tunnel souterrain géant du CERN — étaient décédés ou à la retraite, et seuls quelques-uns ayant travaillé sur le LHC entré en service un quart de siècle plus tôt étaient encore en activité. L’expertise de Théo était donc indispensable ici, en Suisse. Mais il n’avait nullement l’intention de servir de cible.
La Ford s’arrêta devant l’adresse qu’il avait donnée : le quartier général de la police de Genève. C’était une bâtisse vieille de plus d’un siècle, à la façade noircie par les fumées d’échappement, alors même que les véhicules équipés de moteurs à combustion étaient interdits depuis 2021. Un ravalement semblait plus qu’indiqué.
— Ouverture, dit Théo.
La portière disparut dans le toit de la voiture.
— Il n’y a pas de place de stationnement disponible dans un rayon de cinq cents mètres, l’informa la Ford.
— Alors fais le tour du pâté d’immeubles jusqu’à ce que je t’appelle quand je serai prêt à partir, ordonna Théo.
L’auto accusa réception de la demande. Théo coiffa sa casquette, mit ses lunettes et sortit. Il traversa la rue, gravit les marches et entra dans le bâtiment.
— Bonjour, dit un homme blond aux épaules massives, assis derrière un bureau. Je peux vous aider ?
— Oui, répondit Théo. Je voudrais voir l’inspecteur Drescher, s’il vous plaît.
Helmut junior avait effectivement été promu au grade d’inspecteur, un détail que Théo avait vérifié quelques mois plus tôt.
— Moot n’est pas là, dit le réceptionniste. Quelqu’un d’autre serait en mesure de vous aider, peut-être ?
Théo sentit son moral chuter. Drescher pourrait comprendre, mais expliquer la situation à un inconnu…
— J’espérais vraiment voir l’inspecteur Drescher. Il doit revenir bientôt ?
— Je ne peux vraiment pas vous… Oh, dites donc, ce doit être votre jour de chance : le voilà qui arrive.
Théo se retourna. Deux hommes ayant apparemment l’âge qui correspondait entraient dans le hall. Le Grec aurait été bien incapable de dire lequel était Drescher.
— Inspecteur Drescher ? fit-il d’une voix hésitante.
— C’est moi, dit l’homme de droite.
Helmut était devenu un adulte d’une certaine prestance, cheveux brun clair, yeux bleus et mâchoire volontaire.
— Comme je disais, commenta le planton derrière Théo. Votre jour de chance.
Seulement si je suis encore vivant demain, songea le physicien.
— Inspecteur Drescher, il faut que je vous parle.
Helmut se tourna vers son compagnon.
— On se voit tout à l’heure, Fritz.
Celui-ci acquiesça et s’éloigna.
Drescher ne montra en rien qu’il avait reconnu Théo. Bien sûr, vingt et un ans s’étaient écoulés depuis leur première et dernière entrevue, et si les médias avaient beaucoup parlé de la tentative de déplacement temporel, Théo avait été beaucoup trop occupé pour donner des interviews. Il avait laissé cette corvée à Jake Horowitz.
Drescher précéda Théo dans les entrailles du bâtiment. Il était vêtu simplement, mais le physicien ne put s’empêcher de remarquer qu’il portait des chaussures très élégantes. L’inspecteur appliqua sa main ouverte sur un lecteur optique et un double battant s’ouvrit sur la pièce de la brigade. De nombreux ordinateurs guère plus épais qu’une feuille de papier encombraient les bureaux. Un mur entier était occupé par un plan de la circulation de Genève, avec chaque véhicule suivi grâce à son transpondeur. Théo chercha à repérer le sien qui devait tourner autour du pâté d’immeubles. D’après la ronde incessante des points lumineux, il n’était pas le seul.
— Asseyez-vous, dit Drescher en lui désignant la chaise en face de son bureau.
Il prit un ordinateur extra-plat et le plaça entre eux.
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’enregistre notre conversation ? dit-il.
Aussitôt les mots apparurent en texte sur l’écran, précédés de la mention « H. Drescher ».
Théo secoua la tête. L’inspecteur fit un petit signe en direction de l’ordinateur et son visiteur comprit qu’il désirait une réponse orale.
— Non, dit-il.
L’écran afficha sa réponse après un point d’interrogation en surbrillance à la place de son nom.
— Et vous êtes ?
— Theodosios Procopides, dit Théo.
Il s’attendait que son nom rappelle quelque chose au policier, mais ce fut l’ordinateur qui réagit le premier. Une fenêtre s’ouvrit sur l’écran, avec l’orthographe correcte de son nom et quelques renseignements de base le concernant. Le point d’interrogation avant le « Non. » s’effaça pour être remplacé par « T. Procopides ».
— Et que puis-je pour vous ? demanda Drescher, qui n’avait toujours pas réagi.
— Vous ne savez pas qui je suis, n’est-ce pas ? dit Théo.
L’inspecteur eut une moue négative.
— La, hum, la dernière fois que nous nous sommes vus, je n’avais pas de barbe.
Drescher dévisagea Théo.
— Eh bien, je… oh ! Oh ! mon Dieu ! C’est vous !
Théo baissa les yeux sur l’ordinateur, qui avait fidèlement retranscrit ce bafouillage. Quand il reporta son attention sur le policier, celui-ci avait blêmi.
— Oui, c’est moi.
— Mon Dieu, souffla le policier. Cette histoire m’a hanté pendant des années… Vous savez, j’ai assisté à un tas d’autopsies depuis, et j’ai vu mon lot de cadavres. Mais le vôtre… Enfin, ce genre de spectacle, quand vous n’êtes qu’un gosse…
Il frissonna.
— Je suis désolé, dit Théo, qui marqua un temps avant d’ajouter : Vous vous souvenez de ma visite, peu après que vous avez eu cette vision ? C’était au domicile de vos parents, la maison avec cet escalier aux marches sans montant ?
L’inspecteur hocha la tête.
— Je m’en souviens. Vous m’avez filé une sacrée frousse.
— Désolé pour ça aussi.
— J’ai essayé de chasser cette vision de ma mémoire, dit Drescher. Pendant toutes ces années, je me suis efforcé de ne pas y penser. Mais elle revient toujours, vous savez. Même après tout ce que j’ai pu voir d’autre, cette scène continue à me poursuivre.
Théo eut un petit sourire embarrassé.
— Oh, vous n’y êtes pour rien, fit Drescher avec un geste de la main pour balayer le sujet. Et votre vision, à vous, elle ressemblait à quoi ?
La question prit Théo au dépourvu. De toute évidence, Drescher avait toujours du mal à relier sa propre vision de ce cadavre avec la réalité de l’être humain assis face à lui.
— Je n’ai pas eu de vision.
— Oh. Oui, bien sûr…, fit le policier, gêné à son tour. Désolé.
Un silence pesant s’établit quelques secondes entre eux, que l’inspecteur finit par rompre :
— Vous savez, ça n’a pas eu que ce côté négatif. La vision, je veux dire. Elle m’a poussé à m’intéresser au travail de la police. Sans elle, je ne sais pas si je serais entré à l’académie.
— Depuis combien de temps êtes-vous dans la police ?
— Sept ans, dont deux comme inspecteur.
Théo ignorait si c’était là un avancement rapide, mais il se prit à faire des calculs en rapport avec l’âge de Drescher. Celui-ci n’était pas allé à l’université. Théo passait beaucoup trop de temps avec les scientifiques et les diplômés divers, et il craignait toujours de se montrer sans le vouloir un peu condescendant envers une personne qui n’avait pas poussé ses études au-delà du lycée.
— C’est bien, fit-il pour dire quelque chose.
Drescher haussa les épaules, puis il se rembrunit en regardant son visiteur.
— Vous ne devriez pas vous trouver ici, ni dans le coin. En fait, vous ne devriez même pas être en Europe. Vous avez sans doute été tué dans Genève ou tout près, sinon je n’aurais pas été chargé de l’enquête. Si j’avais eu une vision de mon propre assassinat ici, aujourd’hui, vous pouvez parier que je serais à Hawaï à cette heure.
Ce fut au tour de Théo de hausser les épaules.
— Je ne voulais pas être ici, mais je n’avais pas le choix. Je travaille au CERN, je vous l’ai dit. J’appartenais à l’équipe qui a mené l’expérience avec le Grand collisionneur de hadrons, il y a vingt et un ans. Ils ont besoin de moi pour la reproduire, après-demain. Croyez-moi, s’il ne tenait qu’à moi, je serais ailleurs.
— Vous ne vous êtes pas mis à la boxe, n’est-ce pas ?
— Non.
— Parce que dans ma vision…
— Je sais, je sais. Vous avez dit que j’avais été tué pendant un match de boxe.
— Mon père adorait regarder la boxe à la télé, dit Helmut. Un sport un peu bizarre pour un marchand de chaussures, je suppose, mais il aimait ça. Je regardais souvent avec lui, même quand j’étais petit.
— Écoutez, fit Théo, vous savez d’une façon très particulière que je suis réellement en danger. C’est pour cette raison que je suis venu vous voir. J’ai besoin de votre aide, Helmut. Entre le moment présent et celui où l’expérience sera reproduite, soit dans… cinquante-sept heures.
Drescher lui désigna tous les ordinateurs ultraplats sur son bureau.
— J’ai beaucoup de boulot.
— Je vous en prie. Vous savez ce qui risque de m’arriver. La plupart des gens ne travailleront pas après-demain, pour pouvoir rester en sécurité chez eux pendant le déplacement temporel. Je déteste demander ça, mais vous pourriez consacrer ce temps à rattraper tout le travail que vous n’auriez pas fait aujourd’hui et demain…
— Je ne suis pas en congé mercredi, dit Drescher, et du menton il désigna les autres policiers présents dans la grande salle. Aucun de nous n’est de repos. Au cas où il y aurait des problèmes… Vous avez une idée de la personne qui risque de vous tirer dessus ?
— Non, aucune. Je me suis creusé la tête pendant vingt et un ans pour tenter de déterminer qui j’aurais bien pu mettre assez en rogne pour qu’on veuille ma mort, ou qui pourrait profiter de ma disparition. Mais je n’ai trouvé personne.
— Personne ?
— Eh bien, vous savez, ce genre de choses vous rend dingue, paranoïaque. Vous vous mettez à soupçonner tout le monde. Pendant un temps j’ai cru que mon vieux partenaire, Lloyd Simcoe, était le coupable. Mais je lui ai parlé hier encore. Il est dans le Vermont, et il ne prévoit pas de venir en Europe avant longtemps.
— S’il prend un supersonique, c’est un vol de seulement… quoi ? trois heures ?
— Je sais, je sais… Mais non, franchement, je suis sûr que ce n’est pas lui. Mais il y a quelqu’un, là, dehors, qui risque effectivement d’attenter à ma vie aujourd’hui même. Et je vous demande, je vous supplie d’empêcher cette personne de me tuer.
— Où devez-vous vous rendre, aujourd’hui ?
— Au CERN. Dans mon bureau, au centre de contrôle du LHC, ou dans le tunnel.
— Le tunnel ?
— Oui. Vous avez dû en entendre parler : il y a sous le CERN un anneau souterrain de vingt-sept kilomètres de circonférence, à cent mètres sous la surface. C’est là que se trouve le LHC.
Drescher se mordilla la lèvre inférieure d’un air pensif.
— Laissez-moi parler au capitaine.
Il se leva, traversa la salle et alla frapper doucement à une porte close. Celle-ci coulissa et Théo aperçut une femme brune, au visage sévère, de l’autre côté. Drescher entra dans la pièce et la porte se referma derrière lui.
Son absence sembla durer une éternité. Théo regarda autour de lui nerveusement. Sur le bureau se trouvait l’hologramme d’une jeune femme, son épouse ou son amie, et celui d’un couple plus âgé. Théo reconnut la femme : Frau Drescher. C’était certainement un cliché récent, car le prix des holocaméras n’était devenu accessible à un simple inspecteur que depuis deux ans tout au plus, et Théo vit que le temps avait été clément avec la mère d’Helmut junior. Elle était toujours séduisante et portait avec fierté le gris dans ses cheveux.
Enfin, la porte coulissa de nouveau et Drescher ressortit. Il revint s’asseoir à son bureau.
— Je suis désolé, dit-il. Si quelqu’un avait proféré des menaces ou déjà commis…
— Laissez-moi parler à votre capitaine.
L’inspecteur grimaça.
— Elle refusera de vous recevoir. La plupart du temps, elle ne veut même pas me recevoir. (Il adopta un ton plus doux pour poursuivre.) Je suis réellement désolé, monsieur Procopides. Suivez mon conseil… Soyez prudent, c’est tout.
— Je pensais que vous, vous plus que n’importe qui, vous comprendriez…
— Je ne suis qu’un flic. J’obéis aux ordres… (Il prit un ton presque malicieux.) Par ailleurs, venir ici était peut-être une grossière erreur. Qui vous dit que ce n’est pas moi le type qui vous abattra ? Agatha Christie n’a pas écrit un roman dans ce genre, dans lequel c’est l’inspecteur l’assassin ? Ce serait assez ironique, non, alors que vous venez me voir ?
Théo était tétanisé. Son cœur battait follement et il ne savait pas quoi dire. Seigneur, il avait été tué avec un Glock, une arme très prisée des officiers de police partout dans le monde…
— Mais ne vous en faites pas, dit Drescher avec un sourire d’excuse. Je plaisantais. Je suppose que je voulais vous effrayer un peu, après la trouille que vous m’avez filée dans ma jeunesse.
Il fit néanmoins glisser son doigt sur l’écran de l’ordinateur pour effacer les dernières lignes de la transcription.
— Bonne chance, monsieur Procopides. Comme je l’ai dit, soyez simplement prudent. Pour des milliards de gens, le futur n’a pas correspondu à ce que leur vision indiquait. Je ne devrais pas avoir à vous le dire, puisque c’est vous le scientifique, mais il n’y a vraiment aucune raison valable de penser que votre vision va se réaliser.
Théo appela sa voiture à l’aide de son téléphone cellulaire et s’y installa dès qu’elle arriva.
Drescher avait raison, évidemment. Le Grec se sentait un peu gêné d’avoir eu cette petite crise de panique. Probablement la faute à un cauchemar fait la veille, ajouté à l’anxiété qu’il éprouvait pour la reproduction de l’expérience. Il essaya de se détendre et contempla la campagne tandis que la Ford le ramenait au centre de contrôle du LHC. Le car était toujours là. Sa vue le rendit presque nostalgique. Les cars Globus Gateway étaient présents partout en Europe, depuis des dizaines d’années. Il n’avait jamais effectué un de leurs circuits touristiques, mais à l’adolescence lui et deux de ses amis les guettaient toujours, en juillet et en août. Les jeunes filles américaines qui cherchaient à vivre un été de sensations fortes voyageaient souvent à leur bord. À l’époque, Théo avait connu plus d’un soir romantique avec une étudiante américaine.
Mais ces souvenirs agréables se diluèrent peu à peu dans une tristesse insidieuse. Il pensait maintenant à son pays, et à Athènes. Il n’y était retourné que deux fois depuis les funérailles de Dim. Pourquoi n’avait-il pas consacré plus de temps à ses parents ? Il laissa la voiture choisir une place libre, sortit du véhicule et entra dans le centre de contrôle du LHC.
— Oh, Théo, fit Jake Horowitz qui venait vers lui dans le couloir décoré de mosaïques. Je vous cherchais, justement.
J’ai appelé votre voiture, mais elle m’a répondu que vous aviez été arrêté, ou quelque chose de ce genre.
— Cette Ford a le sens de l’humour, dit Théo. En réalité, j’ai rendu visite à quelqu’un que je croyais être un vieil ami.
— Il y a un problème avec le LHC, et Jiggs ne sait pas comment le résoudre.
— Oh ?
— Oui, quelque chose en rapport avec les groupes de cryostats. Le numéro 44, dans l’octant 3.
Théo fit la grimace. Le LHC n’avait pas fonctionné à pleine puissance depuis trois ans. Jiggs, âgé de trente-quatre ans, était le chef de la division de maintenance et il n’avait jamais vu le collisionneur utilisé à des niveaux de quatorze TeV et au-delà. Les réglages des cryostats étaient notoirement compliqués.
— Je vais aller y jeter un coup d’œil.
À l’époque où trois mille personnes travaillaient au CERN, Théo n’aurait jamais eu à descendre seul dans le tunnel du LHC, mais avec l’équipe actuelle réduite au minimum, il lui sembla que c’était la meilleure solution. De plus, le tunnel était probablement l’endroit le plus sûr. Certes, un fou furieux pouvait toujours s’introduire dans l’enceinte du CERN, avec l’intention d’abattre Théo, mais un tel intrus serait arrêté bien avant de pouvoir atteindre le tunnel. Par ailleurs, personne hormis Jake et Jiggs, en qui il avait entière confiance, ne saurait jamais qu’il se trouvait là.
Il prit l’ascenseur pour descendre au niveau moins cent mètres. Dans le tunnel de l’accélérateur de particules, l’air était humide et tiède, et il y planait une odeur d’ozone et d’huile moteur. La lumière assez faible, d’un blanc bleuté, était dispensée par les néons accrochés à la voûte et ponctuée de l’éclat jaune des lampes d’urgence fixées aux murs. Les vibrations du matériel, le bourdonnement des pompes à air et le claquement des talons de Théo sur le ciment renvoyaient des échos sonores. En coupe transversale le tunnel était circulaire, si l’on exceptait le plancher plat, et son diamètre variait entre trois mètres cinquante et trois mètres quatre-vingts.
Comme il l’avait souvent fait durant toutes ces années, Théo regarda dans une direction puis dans l’autre. Il pouvait voir très loin et discerner la courbe très légère de l’ensemble.
Le fer en T rivé au plafond servait à guider le monorail que Jiggs avait laissé garé là. L’engin était constitué d’une cabine juste assez grande pour une personne, avec trois wagonnets destinés au transport de matériel plutôt que de gens et une deuxième cabine disposée à l’inverse de la première. Les wagonnets n’étaient guère plus que des paniers suspendus faits de métal peint en bleu. Chaque cabine était une structure ouverte, avec des phares montés au-dessus d’un pare-brise courbe et un épais pare-chocs en caoutchouc en dessous.
Le conducteur devait s’installer avec les jambes étendues devant, car la cabine n’était pas assez haute pour accueillir une personne assise normalement. Le nom « ORNEX » — le fabricant du monorail — était inscrit à l’avant de la cabine et flanqué de petits réflecteurs rouges, avec juste en dessous une large bande noire et jaune de marquage de sécurité. Ils voulaient avoir la certitude absolue que les cabines soient bien visibles dans le tunnel peu éclairé. Le monorail avait été amélioré en 2020. Il pouvait maintenant se déplacer à près de soixante kilomètres à l’heure, ce qui signifiait qu’il était capable d’effectuer le tour complet du tunnel en moins de trente minutes.
Théo prit une boîte à outils dans un des casiers de la zone d’embarquement et coiffa son casque jaune. Il plaça la boîte dans un des wagonnets, grimpa dans la cabine qui faisait face à la direction qu’il voulait emprunter — dans le sens des aiguilles d’une montre — et fit démarrer le petit convoi.
L’inspecteur Helmut Drescher s’efforçait de travailler. Il avait sept affaires en cours et le capitaine Lavoisier avait exigé qu’il avance un peu. Mais l’esprit de Moot ne cessait de revenir à la situation désespérée de Théo Procopides. Ce type lui avait fait plutôt bonne impression et il aurait aimé pouvoir l’aider. Il semblait en bonne forme pour quelqu’un qui devait approcher la cinquantaine. Le policier prit l’ordinateur qui avait transcrit leur entretien. La fenêtre biographique de Théo était toujours disponible et il l’afficha. Né le 2 mars 1982, ce qui lui faisait donc quarante-huit ans. Un peu âgé pour être boxeur. Et puis, il n’avait pas le physique pour ce sport. Peut-être que dans une réalité alternative les visions avaient montré qu’il était entraîneur, ou arbitre. Mais non… Tout ça ne collait pas. Drescher n’avait pas sur lui la carte de visite que Procopides lui avait donnée vingt ans plus tôt, même s’il l’avait conservée et y avait jeté un coup d’oeil de temps à autre. Il se souvenait que la mention CERN y figurait. Donc, s’il était déjà physicien au moment des visions de 2009, il semblait très improbable qu’il se soit ensuite tourné vers une carrière sportive. Mais Moot se remémorait très clairement sa propre vision. L’homme en blouse blanche — le médecin légiste, il le savait maintenant — avait dit que le Grec avait été tué sur le ring et…
Sur le ring.
Le ring…. le mot en anglais comme en allemand pour « anneau ». Sur le ring, c’est-à-dire : dans l’anneau…
Qu’avait dit Procopides pendant leur conversation ? « Vous avez dû en entendre parler : il y a sous le CERN un anneau souterrain de vingt-sept kilomètres de circonférence, à cent mètres sous la surface. C’est là que se trouve le LHC. »
Il avait eu la vision alors qu’il n’était encore qu’un gamin, un gamin qui regardait les matchs de boxe à la télévision, avec son père. Un gamin qui aimait le film Rocky. Quand le légiste lui avait parlé de ring, il avait compris qu’il s’agissait d’un match de boxe. Et depuis il n’y avait plus pensé.
« Un anneau souterrain. »
Merde. Procopides était peut-être réellement en danger. Drescher se leva de son bureau et retourna voir le capitaine Lavoisier.
Le groupe de cryostats défectueux se trouvait à dix kilomètres. Il faudrait environ dix minutes au monorail pour amener Théo là-bas. Le phare de la cabine tranchait dans l’obscurité. Il y avait des néons placés à intervalles réguliers sur toute la longueur du tunnel, mais il était inutile d’éclairer les vingt-sept kilomètres.
Enfin, le monorail arriva à destination. Théo le mit à l’arrêt, débarqua et trouva le panneau de commande de l’éclairage du secteur. Il alluma sur cinquante mètres devant et derrière lui. Puis il prit la boîte à outils et s’avança vers l’unité défectueuse.
Cette fois le capitaine Lavoisier l’approuva et donna à Drescher la permission d’agir comme garde du corps de Théo jusqu’à la fin de la journée. L’inspecteur prit sa voiture banalisée et se rendit au CERN. Il se doutait que l’établissement serait pareil à bien d’autres : le signal du transpondeur équipant le véhicule d’un employé lui permettait de franchir automatiquement les portes, mais lui dut s’arrêter et montrer son badge au système de sécurité pour obtenir le même résultat. Il en profita pour demander son chemin à l’ordinateur de l’entrée. Le CERN comptait une dizaine de bâtiments, vides pour la plupart. Il lui fallut cinq minutes pour trouver le centre de contrôle du LHC. Il laissa sa voiture se poser sur l’asphalte et se hâta d’entrer.
Une jolie femme d’une cinquantaine d’années, au visage saupoudré de taches de rousseur, venait vers lui dans un couloir décoré de mosaïques. Moot lui montra son insigne.
— Je cherche Théo Procopides, dit-il.
— Il était par ici ce matin. Voyons si nous pouvons le trouver.
Elle le précéda au cœur du bâtiment, regarda dans deux pièces, mais Théo n’y était pas.
— Essayons le bureau de mon mari, dit-elle. Il travaille avec Théo.
Ils parcoururent un autre couloir et pénétrèrent dans une autre pièce.
— Jake, cet homme est officier de police. Il cherche Théo.
— Il est descendu dans le tunnel, répondit Horowitz, à cause d’un groupe de cryostats défectueux, à l’octant 3.
— Il a peut-être des ennuis, déclara Drescher. Vous pouvez me mener jusqu’à lui ?
— Des ennuis ?
— Dans une vision qui le concerne, il se fait abattre aujourd’hui. Et j’ai de bonnes raisons de penser que ça se passe dans le tunnel.
— Mon Dieu ! dit Jake. Euh, oui, bien sûr, je peux vous conduire jusqu’à lui, et… Oh ! non ! Il a dû prendre le monorail.
— Le monorail ?
— Un monorail fait le tour de l’anneau. Mais il l’a emmené à dix kilomètres d’ici.
— Vous n’en avez qu’un ?
— Il y en avait trois de plus, mais nous les avons vendus il y a des années. Nous n’en avons plus qu’un, oui.
— Vous pourriez voler jusqu’à la station d’accès éloigné, dit la femme. Il n’y a pas de route, mais vous pouvez facilement survoler les champs.
— Mais oui, bien sûr ! s’exclama Jake en souriant à sa femme. Belle et intelligente, comme toujours ! (Il se tourna vers Moot.) Allons-y.
Les deux hommes sortirent sans tarder sur le parking.
— Prenons ma voiture, dit l’inspecteur.
Ils s’installèrent, Drescher démarra et le véhicule décolla du sol. Il suivit les instructions de Jake pour quitter l’enceinte. Puis le physicien lui désigna une direction à travers les champs.
La voiture se mit à les survoler.
Théo examina le boîtier du groupe de cryostats. Pas étonnant que Jiggs ait eu des difficultés à le réparer : il l’avait fait en partant du mauvais port d’accès. Le panneau derrière lequel il avait travaillé était toujours ouvert, mais les potentiomètres que Jiggs devait bidouiller étaient cachés derrière un autre panneau.
Théo essaya d’ouvrir la porte qui lui aurait permis d’atteindre les bonnes commandes, mais rien ne bougea. Comme la porte était restée inutilisée des années dans cette atmosphère humide, la corrosion avait apparemment scellé le battant. Il fouilla dans sa boîte à outils à la recherche de quelque chose pour le forcer, mais il n’y avait là que quelques tournevis inappropriés pour ce genre de tâche. Il lui aurait fallu un pied-de-biche, ou son équivalent. Il jura en grec. Il pouvait retourner à la zone d’embarquement avec le monorail et y trouver l’outil qui convenait, mais l’opération lui semblait constituer une perte de temps ridicule. Il y avait certainement un objet dans ce tunnel qui ferait l’affaire. Il regarda en arrière. Sur les dernières centaines de mètres parcourues, il n’avait rien remarqué de ce genre, mais il était vrai qu’il n’avait pas non plus cherché. Et puis, il lui paraissait plus logique de continuer à avancer, au moins sur une courte distance. Il aurait peut-être de la chance.
La station d’accès éloigné était un vieux bunker en ciment dont le cube gris saillait au milieu d’un champ de colza. La voiture de Moot se posa sur la petite allée — il y avait une voie d’accès qui partait dans l’autre direction — et coupa le moteur. Jake et lui sortirent du véhicule.
Il était midi et, en ce mois d’octobre, le soleil n’était pas très haut dans le ciel. Mais au moins il n’y avait pas d’abeilles. En été, elles devenaient un véritable fléau. Les flancs des montagnes étaient couverts de conifères, mais ici c’étaient les arbres à feuilles caduques qui prédominaient, et le feuillage de beaucoup avait déjà changé de couleurs.
— Allons-y, dit Jake.
Moot hésita une seconde.
— Il n’y a pas de risque d’irradiation, n’est-ce pas ?
— Pas tant que le collisionneur est éteint. Il n’y a aucun risque.
Alors qu’ils approchaient du blockhaus, un hérisson s’enfuit et disparut dans les pousses de colza hautes de près de un mètre. Jake s’arrêta devant la porte. Elle était d’un modèle ancien, à gonds, avec un verrou. Et elle avait été forcée. Un pied-de-biche gisait dans l’herbe, à un mètre de là.
L’inspecteur s’approcha à son tour.
— Pas de corrosion, dit-il en indiquant le métal à l’endroit où le verrou avait été brisé. L’effraction est récente. (De la pointe de sa chaussure, il repoussa le pied-de-biche’.) L’herbe en dessous est encore verte. Ç’a dû se produire aujourd’hui, ou hier. Il y a quelque chose de valeur, en bas ?
— De valeur, oui, mais qu’on puisse revendre ? Pas à moins d’être dans le circuit du marché noir pour le matériel de physique obsolète.
— Vous avez bien dit que le collisionneur n’avait pas servi, récemment ?
— Pas depuis des années.
— Il pourrait s’agir de squatteurs… On pourrait vivre en bas ?
Jake grimaça.
— Je suppose que oui. Il fait froid et sombre, mais on est à l’abri de la pluie.
Moot avait une petite sacoche accrochée à sa ceinture. Il l’ouvrit et en sortit un boîtier électronique qu’il passa au-dessus du pied-de-biche.
— Beaucoup d’empreintes, constata-t-il.
Jake regarda le petit écran où les empreintes apparaissaient en surbrillance. Moot enfonça quelques touches. Après une dizaine de secondes, un texte défila à la place de l’image.
— Pas de correspondance dans nos dossiers. Celui qui a fait ça n’a jamais été arrêté en Suisse, ni dans un pays de l’Union européenne… Procopides se trouve à quelle distance de nous ?
Jake indiqua une direction.
— À environ cinq kilomètres, de ce côté. Mais il devrait y avoir deux aéroglisseurs garés en bas. Nous pourrons en prendre un.
— Il a un téléphone cellulaire ? Nous pouvons le contacter ?
— Il est à cent mètres sous terre, rappela Jake. Les cellulaires ne fonctionnent pas.
Ils entrèrent dans le blockhaus.
Théo avait parcouru environ deux cents mètres sans rien trouver qui aurait pu lui permettre de forcer la porte d’accès au groupe de cryostats. Il regarda en arrière. Le poste lui-même n’était plus visible, à cause de la courbure du tunnel. Théo allait s’avouer vaincu quand quelque chose attira son attention, devant lui. C’était quelqu’un qui s’affairait auprès d’un des aimants sextupolaires. La personne ne portait pas de casque, en infraction avec toutes les règles de sécurité. Théo envisagea de le héler, mais l’acoustique était si mauvaise dans l’anneau qu’il avait depuis longtemps renoncé à cette pratique. Bah, peu importait qui était ce type du moment qu’il avait une boîte à outils mieux fournie que la sienne.
Il lui fallut une pleine minute pour s’approcher de l’homme. Celui-ci travaillait près d’une des pompes à air. Le bruit qu’il faisait avait dû lui masquer celui des pas du Grec. Un peu plus loin, sur le sol du tunnel, reposait un aéroglisseur, un disque d’environ un mètre cinquante de diamètre avec deux sièges sous une verrière. Ces engins avaient été créés pour les terrains de golf. Ils étaient beaucoup plus maniables sur les pelouses que les vieilles voiturettes électriques.
À sa grande époque, le CERN comptait des milliers d’employés que Théo ne connaissait même pas de vue, mais 331 aujourd’hui ils n’étaient plus que quelques centaines ici et il fut surpris de voir quelqu’un dont le visage ne lui était pas familier.
— Eh, fit-il.
L’homme, grand, mince, la cinquantaine, avec des cheveux blancs et des yeux gris sombre, fit volte-face. Manifestement, il était surpris. Il avait bien une boîte à outils, mais…
Il avait ouvert un large panneau d’accès sur le flanc de la pompe à air et venait tout juste d’insérer à l’intérieur un appareil qui ressemblait à une petite mallette en aluminium, avec sur le côté une minuterie aux chiffres bleus luminescents.
Des chiffres qui effectuaient un compte à rebours.
Une série de casiers métalliques était alignée contre un mur du blockhaus. Jake y prit un casque jaune et fit signe au policier de l’imiter. Il y avait un ascenseur à côté d’un escalier. Jake enfonça le bouton d’appel, et ils attendirent un temps interminable que la cabine apparaisse.
— Celui qui a commis l’effraction doit toujours être en bas, dit le physicien. Sinon la cabine aurait été au niveau du sol.
— Et s’il avait emprunté l’escalier ? dit Moot.
— Possible, mais cent mètres, c’est l’équivalent d’un immeuble de trente étages. Et descendre à pied une telle hauteur, c’est épuisant, croyez-moi.
Ils montèrent dans l’ascenseur et Jake l’actionna. Le trajet vers les profondeurs s’effectua à une lenteur exaspérante. Il leur fallut plus d’une minute pour atteindre le niveau du tunnel. Ils sortirent de la cabine. Un aéroglisseur se trouvait à quelques mètres, et Jake se dirigea vers lui sans hésiter.
— Vous n’avez pas dit qu’il y en aurait deux ?
— C’est ce à quoi je m’attendais, oui, répondit Horowitz.
Il s’installa sur le siège conducteur et l’inspecteur prit place à côté de lui. Jake alluma les phares et enclencha les ventilateurs verticaux. L’engin se souleva légèrement du sol et ils partirent dans le tunnel aussi vite qu’il leur était possible, en allant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. En chemin, le tunnel se redressait sur une certaine distance. Il affectait ce même trajet en ligne droite aux abords des quatre grands détecteurs, afin d’éviter le rayonnement du synchrotron. Au milieu de la section rectiligne, ils virent la chambre de vingt mètres de haut, maintenant vide, qu’occupait jadis le détecteur CMS avec son aimant de quatorze mille tonnes. À l’époque de sa construction, le CMS avait coûté presque cent millions d’euros. Après le développement du Collisionneur tachyon-tardyon, le CERN avait mis en vente le CMS ainsi qu’ALICE, qui avait été logé dans une chambre similaire, à un autre point du tunnel. Le gouvernement japonais avait acheté les deux pour les utiliser sur le site de leur accélérateur KEK de Tsukaba. Michiko Komura avait d’ailleurs supervisé le démontage de ces deux énormes engins et leur réassemblage au Japon. Le son des moteurs de l’aéroglisseur se répercuta dans la vaste chambre où on aurait pu caser un petit immeuble d’appartements.
— C’est encore loin ? demanda l’inspecteur.
— Nous y sommes presque.
Théo regarda l’homme qui était toujours accroupi devant la pompe à air.
— Mein Gott, grommela l’inconnu.
— Vous, fit Théo en français. Vous êtes qui, d’abord ?
— Bonjour, docteur Procopides.
Le physicien se détendit un peu. Si ce type connaissait son nom, ce n’était pas un intrus. D’ailleurs son visage éveillait un vague souvenir…
L’homme regarda le tunnel derrière lui, dans la direction par laquelle il était venu, puis il glissa la main sous son blouson en cuir et sortit un pistolet.
Le cœur de Théo fit un bond dans sa poitrine. Des années plus tôt, après que le jeune Helmut eut mentionné un Glock 9 mm, Théo avait regardé sur le Web à quoi ressemblait cette arme. Celle qui le menaçait maintenant était en tout point identique à ce qu’il avait vu alors. Avec un chargeur qui, si sa mémoire était bonne, pouvait contenir quinze balles.
L’homme baissa les yeux vers son pistolet, comme s’il était lui aussi étonné de le voir dans sa main. Puis il haussa légèrement les épaules.
— Un petit souvenir que j’ai rapporté des États-Unis. Là-bas, il est beaucoup plus facile de s’en procurer un… Et, oui, je sais à quoi vous pensez. (Il désigna la mallette en aluminium avec son écran à cristaux liquide, qui égrenait toujours le compte à rebours.) Vous vous dites : « C’est peut-être bien une bombe. » Et c’est exactement ça. J’aurais pu la poser n’importe où, mais je suis venu jusqu’ici parce que je voulais la cacher pour que personne ne la trouve. L’intérieur de ce boîtier m’a paru convenir à merveille.
— Qu’est-ce que… ? commença Théo d’une voix étrangement faible, et il se reprit pour parler avec plus de fermeté. Qu’est-ce que vous voulez faire ?
L’homme haussa encore les épaules.
— C’est évident, non ? Je m’efforce de saboter votre accélérateur de particules.
— Mais pourquoi ?
L’homme désigna Théo avec son arme.
— Vous ne me reconnaissez pas, hein ?
— Vous ne m’êtes pas inconnu, mais…
— Vous êtes venu en Allemagne, pour me rendre visite. Une de mes voisines vous avait contacté. Ma vision m’avait montré en train de regarder un flash infos enregistré dans lequel on parlait de votre mort.
— Oui, je me souviens, fit Théo.
Il ne parvenait pas à se remémorer le nom de cet homme, mais il se rappelait très bien leur entrevue, vingt ans plus tôt.
— Et pourquoi est-ce que je visionnais ce flash infos ? Pourquoi ce reportage sur votre mort était celui que je voulais voir ? Parce que je vérifiais que rien ne m’incriminait. Je n’ai jamais voulu tuer qui que ce soit, mais je vous abattrai s’il le faut. Ce n’est que justice, après tout. Vous avez bien tué ma femme.
Théo voulut protester, affirmer qu’il n’avait jamais fait une chose pareille, mais tout lui revint en mémoire d’un coup. La femme de cet homme était tombée dans l’escalier d’une station de métro, pendant le déplacement temporel. Elle s’était brisé le cou.
— Nous n’avions aucun moyen de savoir ce qui allait se produire. Aucun moyen de l’empêcher.
— Mais si, vous auriez pu l’empêcher, bien sûr, rétorqua l’homme, et soudain Théo se souvint de son nom : Rusch, Wolfgang Rusch. Vous n’aviez pas à faire ce que vous avez fait. Essayer de reproduire les conditions de la naissance de l’univers ! Vouloir imiter l’œuvre de Dieu ! La curiosité est un vilain défaut, dit-on. Mais c’était votre curiosité. Et elle a tué ma femme.
Théo ne savait quoi répondre. Comment expliquer la science — le besoin de savoir, la quête de la connaissance — à quelqu’un qui était si manifestement un fanatique ?
— Écoutez, dit-il, où en serait le monde si nous n’avions pas…
— Vous croyez que je suis fou ? s’emporta Rusch. Vous me croyez dingue, c’est ça ? Ah, mais non, je ne suis pas fou…
De la poche arrière de son pantalon, il sortit son portefeuille, et de la même main l’ouvrit et chercha à l’intérieur, jusqu’à en extirper une carte plastifiée jaune et bleu, qu’il lui montra.
C’était une carte d’identité de l’université Humboldt.
— Professeur titulaire, dit Rusch. Département de chimie. Doctorat à la Sorbonne. (En 2009, l’homme avait effectivement dit qu’il enseignait la chimie.) Si j’avais connu votre rôle dans cette monstruosité, à l’époque, je ne vous aurais pas parlé. Mais vous êtes venu me voir avant que le CERN reconnaisse qu’il était impliqué.
— Et maintenant vous voulez me tuer ? dit Théo.
Son cœur battait si fort que Théo s’attendait à le voir jaillir de sa poitrine et il sentait une sueur glacée recouvrir tout son corps.
— Ça ne fera pas revenir votre femme à la vie.
— Oh si, dit Rusch. Justement.
Il était réellement fou. Bon sang, pourquoi Théo était-il descendu seul dans ce maudit tunnel ?
— Pas votre mort, bien sûr, précisa Rusch. Mais ce que je suis en train de faire. Oui, ça va faire revenir Helena. Tout ça à cause du principe d’exclusion de Pauli.
Théo ne savait vraiment plus quoi dire. Ce type délirait.
— Quoi ?
— Wolfgang Pauli, dit Rusch. J’aime dire à mes étudiants que je lui dois mon prénom, même si c’est faux : c’est celui de mon grand-oncle paternel… (Un court silence.) Le principe d’exclusion de Pauli s’appliquait seulement aux électrons, à l’origine : deux électrons ne pouvaient pas occuper simultanément le même état d’énergie. Plus tard, on a étendu ce principe à d’autres particules subatomiques.
Théo savait tout cela. Il fit de son mieux pour dissimuler la panique qui montait en lui.
— Et alors ?
— Alors je crois que le principe d’exclusion s’applique également au concept de moment présent. Toutes les preuves sont là : il ne peut y avoir qu’un seul moment présent. De tout temps, dans l’histoire humaine, nous nous sommes tous accordés sur quel moment est le moment présent. Jamais il n’y a eu un moment qu’une partie de l’humanité a considéré comme étant présent, une autre partie comme étant passé, une autre encore comme étant futur.
Théo ne voyait pas très bien où Rusch voulait en venir.
— Vous ne saisissez pas ? dit Rusch. Quand vous avez déplacé la conscience de l’humanité de vingt et un ans dans le futur — quand vous êtes passé du « moment présent » de 2009 à 2030 —, le « moment présent » que les gens auraient dû vivre en 2030 a été déplacé ailleurs. Le principe d’exclusion ! Vous ne pouvez pas superposer le « moment présent » de 2009 sur celui de 2030. Ces deux « moments présents » ne peuvent pas exister simultanément. Quand j’ai appris que vous alliez reproduire l’expérience à l’heure exacte décrite dans les visions, tout est devenu clair. La supernova Sanduleak oscillera entre ses différents états pendant encore des siècles et des siècles, et l’essai de demain ne sera certainement pas le dernier. Vous pensez que l’envie qu’a l’humanité de découvrir son futur sera satisfaite par un seul petit aperçu de plus ? Bien sûr que non. Depuis l’Antiquité, aucun rêve n’est plus séduisant que celui de connaître le futur. Chaque fois qu’il sera possible de déplacer la sensation du « moment présent », nous le ferons. En admettant que votre expérience réussisse demain, évidemment.
Théo coula un regard rapide vers la bombe. S’il lisait correctement l’affichage de la minuterie, il restait un peu plus de cinquante-trois heures avant qu’elle explose. Il s’efforçait de penser logiquement, mais il n’aurait jamais cru qu’on pouvait être aussi ébranlé par une arme braquée sur vous.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Que s’il n’y a pas d’ouverture ici en 2030 pour que la conscience de 2009 s’y glisse, alors ce premier bond dans le temps n’aura jamais lieu ?
— Exactement !
— Mais c’est impossible : le premier bond temporel a déjà eu lieu. Nous l’avons tous vécu il y a vingt et un ans.
— Nous ne l’avons pas tous vécu, dit Rusch d’un ton dur.
— Euh, non, mais…
— Oui, il a eu lieu. Mais je vais l’annuler. Je vais réécrire rétroactivement les deux dernières décennies.
Théo n’avait pas envie de le contredire, mais ce fut plus fort que lui :
— Ce n’est pas possible.
— Si, c’est possible. Je le sais. J’ai déjà réussi.
— Quoi ?
— Qu’est-ce que toutes les visions avaient en commun, la première fois ? demanda Rusch.
— Je ne vois pas…
— Des activités de loisir ! Dans son immense majorité, la population mondiale semblait être en vacances, ou profiter d’un jour férié. Et pourquoi ? On leur avait dit à tous de rester à la maison ce jour-là, en sécurité, parce que le CERN allait tenter de reproduire le déplacement temporel. Mais quelque chose s’est passé, quelque chose qui a annulé cette reproduction, simplement trop tard pour que les gens retournent au travail. Et c’est ainsi que l’humanité a bénéficié d’un jour de congé inattendu.
— Il est plus probable que ce que nous avons vu la première fois ait été uniquement une version de la réalité dans laquelle l’événement de précognition ne s’était jamais produit.
— Ridicule, trancha Rusch. Bien sûr nous avons vu des gens au travail — des commerçants, des vendeurs de rue, la police… Mais la plupart des magasins étaient fermés, n’est-ce pas ? Vous avez entendu les spéculations : que le mercredi 23 octobre 2030 serait un jour férié partout dans le monde. Mais nous sommes en 2030, et vous savez aussi bien que moi qu’un tel jour férié n’existe pas. Tout le monde avait quitté le travail pour se préparer à un déplacement temporel qui n’est jamais arrivé. Mais ils ont su qu’il ne se produirait pas, je veux dire que l’annonce de la panne du Grand collisionneur de hadrons a été diffusée plus tôt durant cette même journée. Eh bien, j’ai réglé ma bombe pour qu’elle explose deux heures avant l’arrivée des neutrinos de Sanduleak.
— Mais si ce genre de nouvelle figurait aux infos, quelqu’un l’aurait certainement appris dans sa vision. Et en aurait parlé.
— Non, je suis sûr que mon scénario est le bon. Je réussirai à mettre le CERN hors service. La conscience de la Terre de 2030 restera là où elle doit être, et le changement se propagera à rebours à partir de ce point, pour remonter vingt et une années et réécrire l’histoire. Ma chère Helena et toutes les victimes de votre arrogance retrouveront la vie.
— Vous ne pouvez pas me tuer, dit Théo, et vous ne pouvez pas me garder ici pendant deux jours. Des gens vont remarquer mon absence, et ils descendront ici à ma recherche. Ils trouveront votre bombe et la désamorceront.
— Vous marquez un point…, fit Rusch.
Sans cesser de viser Théo avec le Glock, il recula vers la bombe. Il la sortit de la pompe à air en la soulevant par sa poignée. Il dut remarquer l’expression du physicien, car il crut bon de dire :
— Ne vous inquiétez pas, le système de mise à feu n’est pas sensible aux chocs.
Il plaça la bombe sur le sol du tunnel et tripota le clavier de la minuterie, puis il tourna la mallette pour que Théo puisse voir le compte à rebours. Celui-ci fonctionnait toujours, mais était maintenant réglé sur cinquante-neuf minutes et cinquante-six secondes.
— La bombe explosera dans une heure, dit Rusch. Plus tôt que prévu, mais l’effet sera le même. Tant que les dommages créés dans le tunnel demanderont plus de deux jours de réparation, Der Zwischenfall ne sera pas reproduit. (Il se tut un instant, avant de paraître se décider.) Maintenant, nous allons marcher un peu, vous et moi. Je n’aurais pas confiance si nous prenions l’aéroglisseur tous les deux. J’imagine que vous êtes venu avec le monorail, n’est-ce pas ? Nous ne le prendrons pas non plus. Mais en une heure nous pouvons parcourir à pied une distance suffisante pour ne pas risquer d’être blessés. (Il fit un geste avec le pistolet.) Alors allons-y.
Ils se mirent à marcher dans le tunnel, en allant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, mais ils avaient à peine avancé de dix mètres que Théo perçut un chuintement singulier derrière eux. Il se retourna, tout comme Rusch. Un autre aéroglisseur venait d’apparaître là-bas, au bout de la courbure de l’anneau souterrain.
— Qui est-ce ? maugréa l’Allemand.
La tignasse rousse et grise de Jake Horowitz était aisément identifiable, même à cette distance, mais l’autre personne…
Seigneur ! Elle ressemblait à…
C’était bien lui. L’inspecteur Helmut Drescher, de la police genevoise.
— Je ne sais pas, dit Théo en feignant de plisser les yeux pour mieux voir.
L’aéroglisseur se rapprochait rapidement. Il y avait tant de matériel monté sur les parois que, prévenu d’une telle arrivée, on pouvait facilement se dissimuler. Rusch laissa la bombe sur le côté du tunnel et se mit à reculer. Mais il était trop tard. Jake pointait l’index sur eux. Rusch rejoignit Théo et lui enfonça le canon de son arme dans le flanc. Le physicien n’aurait jamais cru que son coeur pouvait battre aussi vite et aussi fort.
Drescher avait dégainé son propre pistolet quand l’aéroglisseur se posa à cinq mètres d’eux.
— Qui êtes-vous ? dit Jake à l’Allemand.
— Attention ! lança Théo. Il a une arme !
Rusch paraissait s’affoler. Mettre une bombe quelque part était une chose, mais une prise d’otage doublée d’un meurtre potentiel en était une autre. Néanmoins son arme ne quittait pas les côtes de Théo.
— Exact, lança-t-il. Alors reculez.
L’inspecteur s’était campé jambes écartées, pour avoir le maximum de stabilité, et il tenait à deux mains son pistolet braqué droit sur le cœur de Rusch.
— Je suis officier de police. Lâchez votre arme.
— Nein.
La voix de Drescher resta d’un calme absolu.
— Lâchez cette arme ou je fais feu.
Le regard de Rusch bondit à droite, puis à gauche.
— Si vous tirez, le docteur Procopides mourra.
L’esprit de Théo était en ébullition. Les choses s’étaient-elles passées ainsi ? Rusch devrait lui tirer dessus non pas une, mais trois fois. Dans un affrontement comme celui-ci, il lui logerait peut-être une balle dans la poitrine — et il n’en faudrait pas plus —, mais dès qu’il aurait fait feu Drescher l’abattrait.
— Reculez ! cria l’Allemand. Reculez !
Jake semblait aussi terrifié que Théo l’était, mais l’inspecteur ne flanchait pas.
— Lâchez votre arme. Vous êtes en état d’arrestation.
La panique de Rusch parut baisser pendant quelques secondes, comme s’il était seulement étonné de l’accusation. S’il était réellement professeur d’université, il n’avait sans doute jamais eu de problèmes avec la loi. Soudain il retrouva tout son aplomb.
— Vous ne pouvez pas m’arrêter.
— Oh si, je le peux, répliqua Moot.
— À quelle police appartenez-vous ?
— Celle de Genève.
Rusch eut un petit rire aigre et il enfonça un peu plus son arme dans les côtes de Théo.
— Dites-lui où nous nous trouvons.
Le Grec ne comprenait pas la question.
— Dans le Grand collisionneur de…
— Le pays, coupa Rusch.
Le physicien sentit son coeur se serrer.
— Oh… Nous sommes en France. La frontière traverse le tunnel.
— Donc, fit Rusch à l’adresse de Drescher, vous n’avez aucune autorité ici. La Suisse n’est pas un état membre de l’Union européenne. Si vous m’abattez en dehors de votre juridiction, vous commettrez un meurtre.
L’inspecteur parut hésiter une seconde et l’arme dans ses mains s’abaissa très légèrement. Mais il la releva aussitôt pour viser l’Allemand au cœur.
— Je m’occuperai de la paperasse plus tard, railla-t-il. Lâchez votre arme ou je tire.
Rusch se tenait si près de Théo que celui-ci pouvait sentir sa respiration, rapide, légère. Il n’était pas loin de l’hyperventilation.
— D’accord, dit-il. D’accord.
Il s’écarta d’un pas de Théo.
« Kablam ! »
La détonation se répercuta, assourdissante, dans le tunnel.
Le coeur de Théo s’arrêta…
… mais seulement une seconde.
La bouche de Rusch s’était ouverte mollement sous le coup de l’horreur, de la terreur, de la peur…
… pour ce qu’il venait de faire…
… tandis que Moot Drescher reculait en chancelant, basculait et tombait à la renverse. Le policier se reçut lourdement sur le dos et son arme lui échappa. Une tache de sang s’élargissait déjà au niveau de son épaule.
— Oh ! mon Dieu ! s’écria Jake. Mon Dieu !
Il s’élança pour ramasser l’arme de l’inspecteur.
Rusch semblait complètement hébété. Théo en profita, recula et l’attaqua par-derrière d’une clé au cou. Il pesa de son genou replié contre le creux des reins de Rusch. De son autre main, il tenta de lui arracher le Glock.
Jake avait récupéré l’arme de Drescher. Il voulut la pointer sur les silhouettes combinées de Théo et Rusch, mais il tremblait. Violemment. Théo tordit le bras de Rusch qui lâcha le pistolet. Le physicien s’écarta alors précipitamment de l’Allemand. Jake pressa la détente, mais son tir alla percuter un néon de la voûte qui explosa dans une cascade d’étincelles et de débris de verre. Rusch s’était baissé pour ramasser le Glock. Pas plus lui que Théo sembla en mesure de le saisir, et finalement Théo donna un coup de pied dans le pistolet, l’expédiant à une dizaine de mètres dans le tunnel.
Ils étaient maintenant désarmés tous les deux. Drescher était entouré d’une mare de sang, mais toujours vivant, car sa poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement. Jake tira une deuxième fois et rata.
Rusch se rua vers le Glock. Conscient qu’il ne pourrait le devancer, Théo décida de fuir dans l’autre sens.
— Il a une bombe ! cria-t-il en passant devant Jake. Aidez Moot !
Horowitz hocha la tête. Rusch venait de reprendre son arme. Il fit demi-tour et se mit à courir, le pistolet pointé devant lui en direction de Jake, Moot et Théo qui détalait.
Le Grec n’avait jamais couru aussi vite, et ses pas éveillaient des échos secs dans le tunnel. Il aperçut devant lui la mallette en aluminium qui contenait la bombe. Il risqua un coup d’œil en arrière. Jake s’était agenouillé auprès de Drescher dont il tenait toujours l’arme. Rusch les dépassa en les menaçant du Glock, puis il continua à reculons pour surveiller Jake jusqu’à ce qu’il s’estime hors de portée de ce piètre tireur. Alors il se retourna et reprit la poursuite.
Théo atteignit la bombe et la ramassa sans presque ralentir.
L’instant suivant il sautait dans l’aéroglisseur de Rusch et son pied écrasait la pédale de l’accélérateur. L’engin démarra et Théo regarda encore derrière lui.
Rusch rebroussait chemin. Jake semblait penser que l’Allemand était parti. Il avait posé l’arme de Drescher et faisait passer sa chemise par-dessus sa tête sans même l’avoir complètement déboutonnée, avec l’intention manifeste de s’en servir pour en faire un bandage compressif sur la blessure de l’inspecteur. Rusch n’eut donc aucun mal à grimper dans l’aéroglisseur qui avait amené Jake et Moot, et il fonça derrière Théo.
Celui-ci disposait d’une bonne avance. Mais sa trajectoire n’avait rien de rectiligne. Non seulement il devait négocier la longue courbure du tunnel, mais il lui fallait aussi louvoyer entre le matériel qui saillait ici et là.
Il consulta la minuterie de la bombe : quarante et une minutes et dix-huit secondes. Il espérait que Rusch avait dit vrai en affirmant que les explosifs n’étaient pas sensibles aux chocs. Il y avait une série de boutons sans indication sur le côté de la mallette, et aucun moyen de savoir lequel positionnerait le compteur sur un délai plus important, ni lequel provoquerait la mise à feu immédiate. Mais s’il atteignait la station d’accès et réussissait à remonter à l’air libre, il aurait le temps d’abandonner la bombe au beau milieu d’un champ.
Son aéroglisseur avait tendance à tanguer désagréablement : Théo devait le pousser à une allure qui dépassait les limites de ses stabilisateurs gyroscopiques. Il jeta un coup d’œil en arrière. Tout d’abord il faillit soupirer de soulagement car Rusch n’était visible nulle part, mais la seconde suivante il apparut à l’autre extrémité du tunnel.
Les ténèbres, droit devant. Théo n’avait activé l’éclairage de la voûte que sur une courte portion de l’anneau. Il espérait que Jake avait réussi à stopper l’hémorragie de Drescher. Bon Dieu… Il n’aurait pas dû prendre l’aéroglisseur. Il était certainement plus important de ramener l’inspecteur à la surface que de protéger le matériel dans le tunnel. Mais peut-être Jake penserait-il au monorail…
Merde ! L’engin de Théo venait de toucher la paroi externe du tunnel et il tournoya un instant dans l’obscurité que déchiraient ses phares. Il s’arc-bouta sur le manche à balaie et parvint à redresser dans la bonne direction, mais à présent Rusch était à la moitié de la section visible de l’anneau, et non plus à l’autre bout.
L’Allemand avait toujours le Glock, bien sûr, mais un aéroglisseur n’était pas comparable à une voiture. Vous ne pouviez pas tirer dans les pneus pour le stopper. La seule méthode certaine pour arrêter ce genre de véhicule était de tuer le pilote. Courbé sur son siège, Theo appuya un peu plus fort sur la pédale de l’accélérateur.
Il faisait osciller son engin à droite et à gauche, monter et descendre autant qu’il était possible dans l’espace restreint, pour offrir une cible mouvante plus difficile à toucher.
Il remarqua les jalons sur les parois. Le tunnel était divisé en huit octants d’environ trois kilomètres et demi chacun, et chaque octant était subdivisé en trente sections d’un peu plus de cent mètres. D’après la signalétique, il était maintenant à l’octant 3, section 22. La station d’accès se trouvait à l’octant 4, section 33. Il pouvait y arriver…
Un impact !
Une pluie d’étincelles.
Le crissement du métal qui se déchire.
Bon sang, il avait relâché un instant son attention et l’aéroglisseur avait effleuré une des unités cryogéniques. L’engin avait failli verser et précipiter au sol son conducteur et la bombe. Théo redressa sa trajectoire, mais un regard furtif en arrière lui confirma ses craintes : le choc l’avait ralenti et Rusch n’était plus maintenant qu’à cinquante mètres. Il faudrait qu’il soit vraiment bon tireur pour toucher Theo à cette distance et dans l’obscurité, mais s’il se rapprochait encore…
La portion suivante du tunnel était encombrée de matériel et Theo dut descendre l’aéroglisseur à quelques centimètres du sol, mais son contrôle sur l’engin était mauvais à une telle vitesse, et le véhicule effectua une série de petits bonds comme un caillou plat lancé à la surface d’un lac.
Un autre regard à l’affichage lumineux. Trente-sept minutes.
« Blam ! »
La balle siffla sur le côté. Instinctivement, Théo se baissa. Le projectile ricocha sur des montants métalliques devant lui, illuminant le tunnel d’une gerbe d’étincelles.
Théo priait pour que Jake et Drescher aient eu la bonne idée de descendre avec l’ascenseur. Si la cabine était toujours en haut, il ne pourrait attendre qu’elle arrive et il devrait tenter le tout pour le tout en gravissant les escaliers.
Il fit un nouvel écart, cette fois pour éviter une équerre soutenant un gros tuyau. Il regarda en arrière. L’aéroglisseur de Rusch devait avoir les batteries plus chargées, car il avait encore réduit la distance.
La courbe du tunnel continuait à défiler et… Oui ! Il y était ! La station d’accès ! Mais…
Mais Rusch était beaucoup trop près, à présent. S’il stoppait son aéroglisseur, l’Allemand le descendrait. Bon sang…
Théo serra les dents de rage quand il dépassa la station sans ralentir. Il se retourna sur son siège et la vit qui s’éloignait derrière lui. Rusch avait évidemment décidé qu’il ne le poursuivrait pas sur toute la longueur de l’anneau, et il tira une autre balle. Celle-là percuta l’aéroglisseur et sa structure métallique vibra en réponse.
Théo poussa le moteur à fond. Ils continuaient leur course folle et…
Le son d’un choc puissant, dans son dos. Il regarda en arrière. L’aéroglisseur de Rusch venait de percuter la paroi externe de l’anneau, et il s’était immobilisé. Théo lâcha un petit cri de victoire.
Il estima qu’ils avaient parcouru environ dix-sept kilomètres, donc la zone d’embarquement du monorail ne tarderait pas à apparaître devant lui. Il pourrait sortir et prendre l’ascenseur pour déboucher directement dans le centre de contrôle du LHC. Il espérait voir le monorail là, ce qui signifierait que Jake et Drescher avaient regagné la sécurité de la surface et…
Non ! Son aéroglisseur ralentissait de plus en plus, ses batteries épuisées. L’engin se posa sur le sol et glissa encore sur quelques mètres avant de s’arrêter complètement. Théo saisit la mallette, descendit de son siège et se mit à courir. Il avait participé une fois à une redite de la course entre Marathon et Athènes, mais c’était trente ans plus tôt. Son cœur cognait dans sa poitrine alors qu’il essayait d’aller plus vite.
« Kablam ! »
Une autre détonation. Rusch avait dû se débrouiller pour faire redémarrer son aéroglisseur. Théo continuait à courir, et il avait l’impression que ses jambes fonctionnaient comme des pistons. Mais ce n’était peut-être qu’une impression… Pourtant, là, devant lui, il aperçut la zone d’embarquement principale et une dizaine d’aéroglisseurs alignés contre la paroi. Encore vingt mètres…
Un coup d’œil en arrière. Rusch se rapprochait très vite. Trop vite. Bon Dieu, il ne pouvait pas s’arrêter ici non plus, l’Allemand le tirerait comme un lapin.
Il obligea son corps à parcourir les derniers mètres et sauta dans le premier aéroglisseur qu’il lança dans le tunnel, toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. Derrière lui Rusch abandonna son engin pour en prendre un autre, sans doute afin d’avoir des batteries pleines. La poursuite reprit.
La minuterie de la bombe indiquait vingt minutes, mais pour une fois Théo avait une avance presque confortable. Il en profita pour réfléchir un peu. Se pouvait-il que Rusch ait raison ? Y avait-il une chance de réparer tous les dégâts commis, d’effacer toutes ces morts survenues vingt et un ans plus tôt ? S’il n’y avait pas eu ces visions, la femme de l’Allemand serait sans doute toujours en vie, comme Tamiko. Et Dimitrios…
Mais aucun être humain conçu après les visions — donc né durant les vingt dernières années — ne serait le même. La sélection du spermatozoïde qui pénétrait un ovule dépendait d’un millier de paramètres. Si le monde évoluait différemment, si les femmes tombaient enceintes un autre jour, ou même quelques instants plus tôt ou plus tard, leurs enfants seraient différents. Quelque quatre milliards de personnes étaient nées durant les deux décennies écoulées. Et même s’il pouvait réécrire l’histoire, Théo en avait-il seulement le droit ?
L’engin de Théo continuait à filer dans le tunnel. Derrière lui, il vit Rusch qui émergeait au loin de la courbe.
Non. Non, il ne changerait pas le passé, même s’il en avait la possibilité. D’ailleurs il ne croyait pas réellement à ce que prétendait Rusch. Oui, le futur était modifiable. Mais le passé ? Non, le passé était forcément immuable. Sur ce point il avait toujours été en accord avec Lloyd Simcoe. Ce que disait l’Allemand était insensé.
Une autre détonation ! Le projectile le rata de peu et vint toucher la paroi devant lui. Mais il y aurait d’autres tirs, surtout si Rusch devinait ce que Théo avait en tête…
Un autre kilomètre défila. L’écran de la bombe indiquait maintenant onze minutes. Théo surveillait la signalétique murale. Ce devait être bientôt…
Là ! Exactement où il l’avait laissé !
Le monorail, qui pendait à la voûte. S’il réussissait à l’atteindre…
Une nouvelle détonation. La balle percuta son aéroglisseur et il en perdit presque le contrôle. Le monorail n’était plus qu’à une centaine de mètres. Théo lutta pour maîtriser le manche à balai, il injuria l’engin, lui ordonna d’aller plus vite, encore plus vite…
Le monorail avait cinq composants : une cabine à chaque extrémité, et trois wagonnets au milieu. Il fallait qu’il arrive à la cabine la plus éloignée. Le petit convoi se déplacerait dans la direction vers laquelle elle pointait.
Il y était presque…
Au lieu de ralentir progressivement, il freina brutalement. L’avant du véhicule s’inclina d’un coup en avant, racla le ciment du sol, dérapa dans des gerbes d’étincelles. Théo bondit à l’extérieur avec la bombe.
Une détonation.
Seigneur !
Un geyser de sang lui aspergea le visage.
Une douleur pire que tout ce qu’il avait connu lui brûla le corps.
La balle s’était logée dans son épaule droite.
Mon Dieu…
Il laissa tomber la mallette, se baissa pour la ramasser de sa main gauche et grimpa en titubant dans la cabine du monorail.
La douleur… Une douleur incroyable…
Il enfonça le bouton d’allumage.
Les phares du monorail montés au-dessus du pare-brise entrèrent en action et inondèrent le tunnel devant lui d’une lumière crue. Après la pénombre de la dernière demi-heure, Théo en fut ébloui.
Le convoi s’ébranla en geignant. Théo accéléra. Le monorail prit de la vitesse.
Le jeune homme craignait de s’évanouir tant la douleur était intense. Il regarda en arrière. L’aéroglisseur de Rusch contournait celui que Théo avait abandonné. Le monorail fonctionnait grâce à la lévitation magnétique et était capable d’atteindre une vitesse importante. Personne ne l’avait encore sollicité jusqu’à sa limite dans le tunnel…
Jusqu’à maintenant.
Huit minutes, disait la minuterie de la bombe.
Une autre balle miaula dans le tunnel, mais rata complètement sa cible. Théo eut le temps d’apercevoir l’aéroglisseur distancé qui disparaissait dans la courbe.
Il pencha la tête de côté, à l’extérieur de la cabine, pour être giflé par le déplacement d’air.
— Allez, dit-il. Allez…
Les parois de l’anneau défilaient à toute allure. Les générateurs de lévitation magnétique ronronnaient bruyamment.
Ils étaient là : Jake et Drescher, le physicien qui s’occupait de l’inspecteur assis sur le sol et bien vivant, grâce au ciel. Théo leur fit un signe de la main quand le monorail passa à leur niveau en un éclair.
Les kilomètres s’ajoutaient aux kilomètres.
Soixante secondes.
Il n’atteindrait jamais la station d’accès éloigné, il ne rejoindrait jamais la surface. Peut-être devrait-il simplement jeter la bombe par-dessus bord. Où qu’elle explose, elle mettrait le LHC hors service, mais…
Non.
Non, il était arrivé trop loin. Il n’avait pas de défaut fatal. Et sa chute n’était pas prédéterminée.
Si seulement…
Il jeta un œil au minuteur, puis au marquage sur les parois.
Oui !
Oui ! Il pouvait réussir !
Il accéléra encore.
Et soudain le tunnel devint rectiligne.
Il écrasa le frein d’urgence.
Une autre pluie d’étincelles.
Métal contre métal.
Sa tête projetée en avant.
La douleur démultipliée dans son épaule.
Il s’extirpa de la cabine trop étroite et s’écarta en titubant du monorail.
Quarante-cinq secondes…
Encore quelques mètres d’un pas vacillant…
Jusqu’à l’entrée de l’énorme chambre vide, haute comme un immeuble de six étages, qui avait jadis abrité le détecteur CMS.
Il se força à continuer, et il plaça la bombe au centre du vaste espace.
Trente secondes.
Il fit demi-tour, courut aussi vite qu’il le pouvait, horrifié par tout ce sang qu’il avait laissé sur le sol en entrant…
Il rejoignit le monorail…
Quinze secondes.
Se hissa dans la cabine, appuya sur l’accélérateur…
Dix secondes.
L’engin se rua en avant le long de son rail…
Cinq secondes.
Aborda de nouveau une section courbe du tunnel…
Quatre secondes.
Théo était au bord de l’inconscience…
Trois secondes.
Accélérait encore…
Deux secondes.
Se couvrait la tête de ses deux mains et la douleur explosait dans son épaule comme il soulevait son bras droit…
Une seconde.
Il se demanda vaguement ce que le futur recelait…
Zéro !
« Ka-boom ! »
La déflagration déferla dans le tunnel.
Un éclair de lumière venu de l’arrière projeta une ombre énorme de la forme insectoïde du monorail sur la paroi de l’anneau…
Et puis…
Les ténèbres bienfaisantes, accueillantes, tandis que le monorail continuait à foncer dans l’anneau et que Théo s’affaissait sur le petit tableau de bord.
Deux jours plus tard.
Théo se trouvait dans la salle de contrôle du LHC. L’endroit était bondé, mais pas à cause des scientifiques ou des ingénieurs, car presque tout était maintenant automatisé. Néanmoins des dizaines de journalistes étaient présents, et tous étaient étendus sur le sol. Jake Horowitz était là aussi, bien sûr, ainsi que les invités d’honneur de Théo, l’inspecteur Helmut Drescher, le bras en écharpe, et sa jeune épouse.
Théo déclencha le compte à rebours, puis il s’allongea à son tour sur le sol et attendit.
Lloyd Simcoe pensait souvent à Joan, sa fille de sept ans qui vivait à présent au Japon. Ils bavardaient tous les deux ou trois jours par l’intermédiaire du vidéophone, et il essayait de se convaincre que la voir et l’entendre était aussi agréable que la serrer dans ses bras, la faire sauter sur ses genoux, lui tenir la main lors d’une promenade dans un parc, ou essuyer ses larmes lorsqu’elle tombait et s’écorchait un genou.
Il l’aimait énormément et il était fier d’elle à un point que les mots ne pouvaient exprimer. En dépit de son prénom occidental, elle ne lui ressemblait pas du tout. Ses traits étaient purement asiatiques. En fait elle ressemblait beaucoup à la pauvre Tamiko, la demi-sœur que jamais elle ne connaîtrait. Mais les apparences ne comptaient pas. La moitié de ce que Joan avait venait de lui. Plus que son prix Nobel, plus que tous les articles qu’il avait écrits ou coécrits, plus que tout le reste, elle incarnait son immortalité.
Et même si elle était le fruit d’un mariage qui n’avait pas duré, Joan s’en sortait très bien. Lloyd n’en doutait pas moins que parfois elle aurait aimé que son père et sa mère soient toujours ensemble. Néanmoins l’enfant avait assisté au mariage de Lloyd et Doreen, et elle avait ravi le cœur de tout le monde en endossant le rôle de la petite fille qui porte les fleurs pour une femme qui serait bientôt sa belle-mère.
Belle-mère. Demi-sœur. Ex-femme. Ex-mari. Nouvelle femme. Des permutations. La panoplie des interactions humaines, des différentes manières de constituer une famille. Presque plus personne n’organisait de grande cérémonie pour les mariages, mais Lloyd avait insisté pour qu’il en soit ainsi. Dans la plupart des États et des provinces d’Amérique du Nord, les nouvelles lois stipulaient que si deux adultes vivaient ensemble assez longtemps ils étaient mariés, et que s’ils cessaient de vivre ensemble ils cessaient d’être mariés. C’est clair et simple, sans problème. Et sans toute cette souffrance que les parents de Lloyd avaient endurée, sans rien des simulacres et des disputes dont lui et Dolly avaient été les témoins abasourdis et désemparés.
Mais il avait tenu à la cérémonie. Il avait renoncé à trop de choses par peur de créer un autre foyer brisé et il était déterminé à ne plus jamais se laisser décourager par ces considérations, ni par le passé. Et Dolly et lui avaient vécu une grande et belle fête, une soirée inoubliable de danses, de chants, de rires et d’amour.
Doreen était déjà ménopausée quand ils s’étaient mis en ménage, mais il existait maintenant des procédures et des techniques qui lui auraient permis d’avoir un enfant si elle l’avait voulu. Lloyd y était tout disposé. Il était déjà père, mais il ne voulait pas la priver du bonheur d’enfanter. Pourtant Doreen avait décliné la proposition. Elle avait eu une vie heureuse avant de le rencontrer, et elle en profitait encore plus maintenant qu’ils étaient ensemble, mais elle n’éprouvait pas le désir d’avoir un enfant. Elle ne recherchait pas l’immortalité.
Lloyd avait pris sa retraite et ils passaient beaucoup de temps dans leur cottage du Vermont. Leurs deux visions les avaient placés là lors de ce jour inoubliable. Ils avaient bien ri en meublant la chambre afin qu’elle ressemble dans les moindres détails à ce qu’elle était quand ils l’avaient vue pour la première fois, avec la vieille table de nuit et le miroir au cadre de pin.
Et à présent ils étaient étendus côte à côte dans leur lit. Elle portait même une chemise de travail Tilley bleu marine. Par la fenêtre on apercevait les feuillages aux magnifiques couleurs de l’automne. Ils avaient les doigts entrelacés. La radio était allumée et diffusait le compte à rebours annonçant l’arrivée des neutrinos de Sanduleak.
Lloyd sourit à Doreen. Ils étaient mariés depuis cinq ans déjà. Etant enfant d’un couple divorcé et ayant lui-même divorcé une fois, il supposait qu’il devrait s’abstenir de caresser le rêve naïf d’une vie de couple sans fin avec Doreen, mais il ne pouvait s’en empêcher. Avec Michiko ils avaient été bien assortis, mais lui et Doreen formaient le couple parfait. Elle avait été mariée, mais elle avait divorcé vingt ans plus tôt, avec la certitude qu’elle resterait seule jusqu’à la fin de sa vie.
Et puis ils s’étaient rencontrés. Lui était physicien et prix Nobel, elle peintre, deux mondes totalement différents, bien plus par certains aspects que celui japonais de Michiko comparé à celui américain de Lloyd. Et pourtant ils s’étaient magnifiquement accordés, et l’amour s’était épanoui entre eux, et à présent Lloyd séparait son existence en deux parties, celle avant Doreen, et celle actuelle.
La voix à la radio avait entamé le décompte :
— Dix secondes. Neuf. Huit.
Il la regarda et lui sourit, et elle lui sourit en retour.
— Six. Cinq. Quatre.
Il se demanda ce qu’il verrait du futur, mais il y avait une chose dont il ne doutait pas le moins du monde.
— Deux ! Une !
Quoi que le futur recèle, Doreen et lui seraient ensemble, toujours.
Zéro !
Brièvement, Lloyd vit une image figée de Doreen et lui, beaucoup plus âgés, plus âgés qu’il aurait cru possible, et puis…
Ils n’étaient pas morts, certainement. Il n’aurait sûrement rien vu si sa conscience avait cessé d’être.
Son corps avait peut-être dépéri, mais… Il y eut un aperçu fugace, un flash…
Un nouveau corps, tout en argent et en or, lisse et luisant…
Le corps d’un androïde ? Un corps de robot pour sa conscience humaine ?
Ou bien un corps virtuel, rien de plus — ou de moins — qu’une représentation de ce qu’il était à l’intérieur d’un ordinateur ?
Sa perspective changea.
Il contemplait maintenant la Terre depuis une altitude de plusieurs centaines de kilomètres. Des nuages blancs tourbillonnaient toujours autour d’elle, et la lumière du soleil se reflétait sur l’immensité des océans…
Mais…
Dans le court moment où il eut cette perception, il songea que peut-être ce n’étaient pas des océans, mais plutôt le continent nord-américain qui scintillait, toute sa surface recouverte d’une toile d’araignée de métal et de mécanismes, et la planète entière qui était littéralement devenue le World Wide Web.
Puis sa perspective changea encore, mais une fois de plus il vit la Terre, ou ce qu’il pensait être la Terre. Oui, oui, c’était sûrement cela, car il y avait la Lune qui se levait. Mais l’océan Pacifique était plus petit et ne s’étendait que sur un tiers de la surface visible et la côte ouest de l’Amérique du Nord n’avait plus du tout le même tracé.
Le temps s’écoulait frénétiquement. Les continents avaient eu des millénaires pour se déplacer.
Et il continuait à avancer…
Lloyd vit la Lune qui décrivait des spirales de plus en plus éloignées de la Terre, et puis…
La chose semblait instantanée, mais elle avait peut-être pris des milliers d’années…
La Lune qui s’effritait jusqu’à ne plus exister.
Un autre déplacement…
Et la Terre elle-même qui se réduisait, se ratatinait, s’amenuisait, devenait de la taille d’un caillou, et…
Le soleil, de nouveau, mais…
Incroyable…
Le soleil était maintenant à demi encastré dans une sphère métallique qui capturait chaque photon d’énergie la touchant. La Lune et la Terre n’étaient plus. Elles étaient retournées à l’état de matière brute.
Lloyd poursuivit son voyage. Il vit…
Oui, c’était inévitable. Il en avait lu la relation d’innombrables années plus tôt, mais il n’avait jamais pensé vivre pour le voir.
La galaxie de la Voie lactée, cette étendue d’étoiles que l’humanité appelait sa demeure, qui entrait en collision avec Andromède, sa voisine monstrueuse, dans un feu d’artifice de gaz interstellaires.
Et il poursuivait toujours son voyage, plus loin dans le futur.
Cela n’avait rien de comparable avec la fois précédente… Comme toutes choses dans l’existence.
Quand les premières visions s’étaient produites, le glissement du présent au futur avait semblé instantané. Mais s’il avait demandé un cent millième de seconde, qui l’aurait remarqué ? Et si ce cent millième de seconde avait été distribué en 0.00005 seconde par année franchie dans le futur, une fois encore, qui en aurait eu conscience ? Mais 0.00005 seconde pour huit milliards d :années donnait un résultat proche d’une heure, une heure à passer d’une vision du temps à une autre, sans jamais vraiment s’arrêter, sans jamais de matérialisation, sans qu’il y ait de déplacement de la conscience propre au moment, et pourtant avec la sensation, la perception, la vision de tout ce qui se déployait, le spectacle de l’univers qui grossissait et changeait, l’expérience de l’évolution de l’humanité, étape par étape, depuis l’enfance jusqu’à…
… jusqu’à ce qu’elle était destinée à devenir.
Lloyd ne voyageait pas réellement, bien sûr. Il se trouvait toujours en Nouvelle-Angleterre, et il n’avait pas plus de contrôle sur ce qu’il voyait ou sur ce que son corps de remplacement faisait que pendant sa première vision. Les changements de perspectives étaient sans aucun doute dus au repositionnement de ce qu’il était devenu au fil des millénaires. Il avait dû y avoir une forme de persistance de la mémoire analogue à la persistance rétinienne qui rendait possible le visionnage des films. Il touchait certainement chacune de ces périodes pendant un moment extrêmement court, sa conscience regardant si cette tranche du cube était occupée et, quand elle se rendait compte qu’elle l’était, quelque chose comme le principe d’exclusion — Théo lui avait envoyé un e-mail à propos de Rusch et de ses élucubrations apparentes — l’empêchait de s’y installer, la poussait à avancer plus loin, toujours plus loin dans le futur.
Lloyd s’étonnait de conserver une individualité. Il aurait pensé que pour survivre durant ces millions d’années l’humanité développerait une forme de conscience collective. Mais il ne perçut aucune autre voix dans son esprit. De ce qu’il pouvait constater, il demeurait une entité unique et indépendante, même si la frêle enveloppe physique qui l’avait naguère contenu avait cessé d’exister depuis longtemps.
Il avait vu la sphère de Dyson qui entourait à moitié le soleil, ce qui signifiait qu’un jour l’humanité maîtriserait une technologie fantastique, mais pour l’instant il n’avait relevé aucun indice d’une intelligence au-delà de celle des humains.
Et soudain il eut une révélation. Ce qui arrivait révélait qu’il n’existait pas d’autre forme de vie intelligente ailleurs, sur aucune des planètes des deux cents milliards d’étoiles qui constituaient la Voie lactée, ou plutôt — il s’interrompit pour se corriger — les six cents milliards d’étoiles constituant la supergalaxie formée par l’intersection de la Voie lactée avec sa grande sœur Andromède. Et pas plus sur une seule des planètes de n’importe quelle étoile dans les milliards d’autres galaxies qui composaient l’univers.
Toute conscience, où qu’elle soit, devait sûrement être en accord avec ce qui constituait le « moment présent ». Si la conscience humaine rebondissait ici et là, changeait, cela ne signifiait-il pas qu’il ne devait exister aucune autre conscience, aucun autre groupe rivalisant pour le droit d’affirmer quel moment particulier constituait le présent ?
Dans ce cas, l’humanité était terriblement seule dans l’immensité ténébreuse du cosmos, et la seule étincelle de sensation jamais née. La vie s’était joyeusement développée sur Terre pendant quatre milliards d’années avant de commencer à prendre conscience d’elle-même et pourtant, en 2030, personne n’avait réussi à reproduire cette sensation dans une machine. Être conscient que c’était avant et que c’est maintenant et que ce sera demain, voilà qui était un coup de chance inimaginable, un hasard, un événement aberrant qui ne s’était jamais produit auparavant et jamais ensuite dans l’histoire de l’univers.
Et peut-être que cela expliquait l’incroyable manque d’audace que Lloyd avait si souvent observé. Même en 2030, l’humanité ne s’était pas encore aventurée au-delà de la Lune. Depuis le petit pas d’Armstrong, soixante et un ans plus tôt, personne ne s’était posé sur Mars et il ne semblait y avoir aucun projet en ce sens. Certes Mars pouvait être éloignée de trois cent soixante-dix-sept millions de kilomètres de la Terre, quand les deux planètes se trouvaient des deux côtés opposés du soleil. Dans ces circonstances, un esprit humain sur Mars se trouverait à vingt et une minutes-lumière des autres esprits humains sur Terre. Même les gens qui se tenaient les uns à côté des autres étaient séparés dans le temps, puisqu’ils voyaient les autres non comme ils étaient, mais comme ils avaient été un billionième de seconde auparavant. Si un certain degré de désynchronisation était évidemment tolérable, il devait avoir une limite supérieure. Seize minutes-lumière étaient peut-être encore acceptables — soit la séparation de deux personnes se trouvant sur les côtés opposés d’une sphère de Dyson construite sur le rayon de l’orbite terrestre —, mais vingt et une minutes-lumière étaient trop. Peut-être même que seize minutes-lumière n’étaient pas admissibles pour les êtres conscients. Il ne faisait aucun doute que l’humanité avait construit la sphère de Dyson observée par Lloyd — et s’était ainsi isolée de l’immensité vide de l’extérieur —, mais peut-être que l’intégralité de sa surface interne n’était pas peuplée. Les gens pouvaient n’en occuper qu’une partie. Une sphère de Dyson, après tout, avait une surface des millions de fois plus étendue que celle de la planète Terre. Même en utilisant un dixième du territoire qu’elle offrait, l’humanité aurait disposé de plus de terres qu’elle en avait jamais connu. La sphère pouvait moissonner tous les photons émis par l’étoile centrale, mais l’humanité ne parcourait peut-être pas toute sa surface.
Lloyd — ou ce que Lloyd était devenu — se retrouva à aller toujours plus loin dans le futur. Les images ne cessaient de changer.
Il songea à ce que Michiko avait dit : Frank Tipler et sa théorie selon laquelle toute personne ayant vécu ou qui vivrait jamais serait ressuscitée au point Oméga pour vivre de nouveau. La physique de l’immortalité.
Mais la théorie de Tipler était fondée sur l’hypothèse d’un univers fermé dont la masse était suffisante pour que sa propre attraction gravitationnelle finisse par provoquer l’effondrement de toutes choses pour revenir à une singularité. A mesure que les éons s’écoulaient, il devenait clair que ce phénomène ne se produirait pas. Oui, la Voie lactée et la plus proche galaxie étaient entrées en collision, mais même des galaxies entières étaient minuscules à l’échelle d’un univers en expansion constante et infinie. L’expansion pouvait ralentir jusqu’à atteindre presque le point de neutralité, et approcher le zéro asymptotique, mais elle ne s’arrêterait jamais. On n’arriverait jamais à un point Oméga. Et il n’y aurait jamais d’autre univers. C’était là la seule et unique itération de l’espace et du temps.
Bien sûr, si les astronomes du XXIe siècle avaient vu juste, le soleil de la Terre se serait dilaté pour se transformer en une géante rouge qui aurait englouti la coquille l’entourant. Mais l’humanité avait sûrement bénéficié de milliards d’années d’avertissements et s’était déplacée — en masse, si c’était ce que la physique de la conscience exigeait — ailleurs.
Du moins, Lloyd l’espérait. Il se sentait toujours déconnecté de tout ce qui se déroulait dans les images individuelles. Peut-être l’humanité avait-elle été soufflée comme la flamme d’une bougie quand son soleil était mort.
Mais lui — ou ce qu’il était devenu — était toujours vivant, il pensait et ressentait toujours.
Il devait y avoir quelqu’un d’autre avec qui partager tout cela.
À moins…
À moins que ce soit la façon qu’avait l’univers de sceller la faille inattendue provoquée par la pluie de neutrinos de Sanduleak au moment de leur tentative de reconstituer les conditions des premiers moments de l’existence.
Balayer toute vie étrangère. Ne laisser qu’un observateur qualifié — une forme omnisciente, qui regardait…
Qui regardait tout, décidait de la réalité par ses observations, verrouillait un moment présent stable, avançait au rythme inexorable d’une seconde par une seconde.
Un dieu…
Mais le dieu d’un univers vide, sans vie ni pensée.
Finalement le glissement à travers le temps prit fin. Lloyd était arrivé à destination, à l’ouverture : la conscience de cette lointaine année — si le mot année avait encore un sens, après la disparition de la planète dont l’orbite permettait de la mesurer — ayant déménagé pour des royaumes encore plus lointains, laissant là un trou pour qu’il l’occupe.
L’univers était ouvert, bien sûr. Et bien sûr il était infini. La seule manière pour la conscience du passé de continuer à se propulser en avant était qu’il y ait toujours quelque point encore plus éloigné, que la conscience du présent chercherait à atteindre. Si l’univers était fermé, le déplacement temporel ne se serait jamais produit. Il fallait que ce soit une chaîne sans fin.
Et devant lui, maintenant…
Devant lui, maintenant, se trouvait le futur très lointain.
Dans sa jeunesse, il avait lu La Machine à explorer le temps de H.G. Wells. Et ce livre l’avait hanté des années durant. Non pas le monde des Éloi et des Morlocks. Même s’il n’était que préadolescent, il avait compris que c’était là une allégorie, une moralité sur la structure de classes de l’Angleterre victorienne. Non, ce monde de l’an 802701 après Jésus-Christ l’avait assez peu impressionné. Mais dans ce même roman le voyageur temporel de Wells avait effectué un autre voyage, quand il avait franchi des millions d’années dans le futur pour contempler le crépuscule du monde, lorsque les forces des marées avaient ralenti la rotation de la Terre jusqu’à ce qu’elle offre toujours la même face au soleil, un soleil boursouflé et rougeoyant, tel un oeil menaçant à l’horizon, alors que des créatures semblables à des crabes se déplaçaient lentement le long d’une plage.
Mais ce qu’il avait devant lui maintenant paraissait encore plus désolé. Le ciel était sombre et les étoiles s’étaient tant écartées les unes des autres que seules quelques-unes étaient visibles. La seule touche de beauté était que ces étoiles, enrichies par les métaux forgés dans les générations de soleils qui étaient apparus et avaient disparu avant elles, brillaient de couleurs jamais vues dans le jeune univers que Lloyd avait connu jadis : des étoiles vert émeraude, des étoiles pourpres, des étoiles turquoise, pareilles à des gemmes sur le velours du firmament.
Et maintenant qu’il était arrivé à destination, Lloyd n’avait toujours aucun contrôle sur son corps synthétique. Il était un passager derrière des yeux de verre.
Oui, il était toujours solide et il avait conservé une forme physique. Il voyait de temps à autre ce qui semblait être son bras, parfait, sans tache ni défaut, plus semblable à du métal liquide qu’à quoi que ce soit de biologique, qui entrait dans son champ de vision et en sortait. Il se trouvait sur une surface planétaire, une vaste plaine de poudre blanche qui aurait pu être de la neige ou de la roche pulvérisée, ou encore quelque chose de totalement inconnu de la faible science de quelques milliards d’années en arrière. Il n’y avait pas trace de bâtiments. Si l’on possédait un corps indestructible, peut-être n’éprouvait-on pas le besoin ou le désir d’un abri. La planète ne pouvait être la Terre, disparue depuis longtemps, mais la gravité n’y était pas différente. Il n’était conscient d’aucune odeur, mais des sons lui parvenaient, étranges, éthérés, quelque part entre le soupir du vent et la mélodie des bois dans un orchestre.
Son champ de vision changea quand il se tourna. Non, non, ce n’était pas cela — il ne se tournait pas, il portait simplement son attention sur un autre ensemble de données, des yeux situés à l’arrière de sa tête. Pourquoi pas ? Si vous en veniez à créer votre propre corps, vous corrigeriez certainement les défauts du modèle original.
Et dans ce nouveau champ de vision, il y avait une autre silhouette, une autre représentation de l’essence humaine. À sa grande surprise, il découvrit que le visage n’était pas stylisé, que ce n’était pas un simple ovoïde. Il avait des traits délicats, et si le corps de Lloyd semblait fait de métal liquide, celui de l’autre était en marbre vert liquide, veiné et poli, magnifique, une statue incarnée.
Il n’y avait rien de féminin ni de masculin dans cette silhouette, mais il sut en un instant qui ce devait être. Doreen, bien sûr, sa femme, sa bien-aimée, celle avec qui il voulait passer l’éternité.
Mais quand il étudia le visage, les traits ciselés, les yeux…
Ces yeux en amande…
Lloyd était étendu dans son lit quand l’expérience avait été reproduite, avec sa femme à côté de lui, afin qu’ils ne risquent pas de se blesser quand ils perdraient connaissance.
— C’était incroyable, dit-il quand tout fut terminé. Absolument incroyable.
Il tourna la tête, chercha la main de Doreen, et la regarda.
— Qu’est-ce que tu as vu ? demanda-t-il.
De son autre main, elle éteignit la radio. Il vit qu’elle tremblait.
— Rien, dit-elle.
Il eut un pincement au cœur.
— Rien ? Pas du tout de vision ?
Elle secoua la tête.
— Oh, chérie. Je suis tellement désolé.
— Jusqu’où est allée ta vision dans le futur ? dit-elle.
Elle devait s’interroger sur le temps qu’elle avait passé inconsciente.
Lloyd ne savait trop comment s’expliquer.
— Je n’en suis pas sûr.
Ce voyage avait été stupéfiant, mais c’était un crève-cœur de savoir que Doreen ne vivrait pas pour le voir en entier, elle aussi.
Elle fit de son mieux dans le registre du courage.
— Je suis une vieille femme, dit-elle. Je pensais que je disposerais peut-être d’encore vingt ou trente ans, mais…
— Je suis sûr que ce sera le cas, fit-il en essayant d’en paraître convaincu. J’en suis sûr.
— Mais tu as eu une vision…, dit-elle.
— Oui. Mais c’était… c’était dans très longtemps.
— Allumage télé, ordonna Doreen d’une voix où pointait une certaine anxiété. ABC.
Une des peintures au mur se transforma en écran de télévision. Doreen se redressa sur un coude pour mieux voir.
—… grande déception, disait le présentateur, une femme d’une quarantaine d’années. Jusqu’ici, personne n’a dit avoir eu de vision. La reproduction de l’expérience au CERN a semblé fonctionner, mais personne ici à ABC News, ni personne d’autre qui nous ait appelés n’a mentionné de vision. Apparemment, tout le monde a perdu connaissance, pendant peut-être une heure, d’après les premières estimations. Comme il l’a fait toute cette journée, Jacob Horowitz est avec nous en direct du CERN. Il faisait déjà partie de l’équipe qui a provoqué le premier déplacement temporel il y a plus de vingt ans. Docteur, qu’est-ce que cela signifie, d’après vous ?
Jake fit une moue dépitée.
— Eh bien, si l’on part de l’hypothèse qu’un déplacement temporel s’est bien produit, et nous n’en sommes pas sûrs pour l’instant, il a dû nous projeter assez loin dans le futur pour que toutes les personnes vivantes actuellement soient… Hem, il n’y a pas moyen de dire les choses autrement, donc voilà : toutes les personnes actuellement vivantes étaient mortes à cette époque. Si le déplacement temporel a été de, disons, cent cinquante ans, la chose n’a rien de très étonnant, mais…
— Silence, dit Doreen au téléviseur depuis le lit, avant de s’adresser à son mari. Mais toi, tu as eu une vision. C’était aussi loin dans le temps que cent cinquante ans ?
— Non, fit doucement Lloyd. Plus. Beaucoup plus.
— C’est-à-dire ?
— Des millions d’années. Des milliards d’années, même.
Doreen eut un petit rire bas.
— Oh ! allons, mon chéri ! Tu as dû rêver… Oui, tu seras vivant dans ce moment futur, mais tu seras en plein rêve.
Lloyd réfléchit à cette interprétation. Se pouvait-il qu’elle ait raison ? Et si tout cela n’avait été qu’un rêve ? Mais c’était tellement net, tellement réaliste…
Et il avait soixante-six ans, bon Dieu ! Quelle que soit la dimension du déplacement temporel, s’il avait eu une vision, des personnes plus jeunes que lui devaient en avoir eu une aussi. Mais Jake Horowitz avait un quart de siècle de moins que lui et chez ABC News les employés de vingt à trente ans ne devaient pas manquer.
Or aucun d’entre eux n’avait dit avoir eu une vision.
— Je ne sais pas, avoua-t-il enfin. Ça ne ressemblait pas à un rêve.
Le futur pouvait être modifié. Ils l’avaient découvert lorsque la réalité avait dévié de ce qui avait été dévoilé dans la première série de visions. Ce futur pouvait être changé aussi, sûrement.
Dans un avenir relativement proche un procédé assurant l’immortalité, ou quelque chose qui s’en approchait fort, serait développé, et Lloyd Simcoe s’y soumettrait. Ce ne serait rien d’aussi simple que l’encapsulage des télomères, mais quel qu’il soit ce procédé fonctionnerait, au moins pour des centaines d’années. Plus tard son corps biologique serait remplacé par un corps robotisé plus résistant et il vivrait assez longtemps pour voir la Voie lactée embrasser Andromède.
Il ne lui restait donc plus qu’à trouver un moyen pour s’assurer que Doreen profite elle aussi du traitement d’immortalité. Quels qu’en soient le prix, les critères, il ferait en sorte que sa femme en bénéficie.
Sans aucun doute d’autres personnes que lui, déjà vivantes, deviendraient immortelles. Il ne pouvait être le seul à avoir eu cette vision. Après tout, il n’avait pas été seul, à la fin.
Mais, comme lui, ils n’ébruitaient pas la chose parce qu’ils essayaient encore de comprendre le sens de ce qu’ils avaient vu. Un jour peut-être, tous les humains vivraient éternellement, mais pour ce qui concernait les générations actuelles — celles des gens vivants en 2030, ils ne seraient qu’une poignée à ne jamais connaître la mort.
Lloyd les trouverait. Un message sur Internet, peut-être. Rien de trop direct, non. Un appel subtil. Peut-être en proposant à toute personne intéressée par la sphère de Dyson d’entrer en contact avec lui. Même ceux qui n’avaient pas compris ce dont ils étaient témoins au moment de leur vision auraient fait des recherches depuis le retour de leur conscience au présent.
Oui, il les trouverait. Il trouverait les autres immortels.
Ou bien eux le trouveraient.
Il songea que c’était peut-être Michiko qu’il avait vue dans cette plaine blanche, dans ce lointain futur.
Puis il reçut l’e-mail, qui l’invitait à Toronto : « Je suis l’homme de jade que vous avez découvert à la fin de votre vision. »
Du jade, et non du marbre vert. Bien sûr. Il n’avait parlé à personne de cette partie de sa vision. Après tout, comment dire à Doreen qu’il avait vu Michiko, mais pas elle ?
Mais il ne s’agissait pas de Michiko.
Lloyd décolla de Montpellier et atterrit à l’aéroport de Pearson. C’était un vol international, mais son passeport canadien lui permit de passer la douane rapidement. Un chauffeur l’attendait à la sortie de la porte, avec un écran plat sur lequel était inscrit « SIMCOE ». La limousine vola — littéralement — au-dessus de la route 407 pour rejoindre Yonge Street.
— Si vous pouviez sauver de la mort une très petite portion de l’espèce humaine, qui choisiriez-vous ? demanda M. Cheung à Lloyd qui était maintenant assis sur le canapé orange, dans le salon du vieil Asiatique. Comment auriez-vous l’assurance que vous avez sélectionné les plus grands penseurs, les plus grands esprits ? Il existe plusieurs méthodes, je n’en doute pas. En ce qui me concerne, j’ai décidé de choisir les lauréats du prix Nobel. Les meilleurs médecins ! Les plus grands scientifiques ! Les plus grands écrivains ! Et, oui, les plus grands humanistes, ceux qui ont reçu le Nobel de la paix. Bien sûr, on peut contester le choix des Nobel chaque année, mais les sélections qui sont faites sont de loin les plus justes. Nous avons donc commencé à approcher les lauréats. Nous l’avons fait subrepticement, bien entendu. Vous imaginez le tollé qui se serait ensuivi si le public avait appris que l’immortalité est possible, mais qu’elle est refusée aux masses ? Il ne comprendrait pas. Il ne comprendrait pas que le procédé est d’un coût à peine croyable et qu’il risque fort de le rester pendant encore des dizaines d’années. Oh, avec le temps, peut-être, nous trouverons des méthodes moins onéreuses, mais au départ nous ne pourrons traiter que quelques centaines de personnes.
— Dont vous faites partie ?
Cheung haussa les épaules.
— Je vivais à Hong Kong, docteur Simcoe, mais j’en suis parti pour une excellente raison. Je suis un capitaliste, et les capitalistes estiment que ceux qui font le travail ont le droit de prospérer à la sueur de leur front. Le procédé de l’immortalité n’existerait pas sans les milliards que mes entreprises ont investis dans son développement. Oui, je me suis moi-même sélectionné pour le traitement et je pense que c’était mon droit.
— Si vous recherchez les lauréats du Nobel, que pensez-vous de mon partenaire, Theodosios Procopides ?
— Ah, oui. Il semble prudent d’administrer le procédé selon un ordre d’âge décroissant. Mais oui, il en profitera, en dépit de son jeune âge. Pour les lauréats conjoints d’un Nobel, nous traitons tous les membres de l’équipe en même temps… J’ai déjà rencontré Théo, vous savez. Il y a vingt et un ans. Ma vision originale avait un rapport avec lui et quand il a recherché des renseignements concernant son assassin, il est venu me rendre visite.
— Je m’en souviens. Nous étions à New York ensemble et il a pris l’avion pour venir ici. Il m’a parlé de son entretien avec vous.
— Vous a-t-il rapporté ce que je lui avais dit ? Je lui ai dit que les âmes étaient en rapport avec l’immortalité, et que la religion ne s’occupait que des récompenses. J’ai ajouté que je le voyais accomplir de grandes choses et qu’un jour il recevrait une grande récompense. Même à l’époque je soupçonnais la vérité. Après tout, j’aurais dû n’avoir aucune vision : je devrais être mort aujourd’hui, ou au moins ne pas me déplacer sans aide, et d’un pied léger. Bien sûr, je ne pouvais être certain que mes équipes de chercheurs développeraient un jour une technique d’immortalité, mais c’était un sujet qui m’intéressait depuis très longtemps et l’existence d’une telle chose aurait expliqué la bonne santé que j’avais dans ma vision, en dépit de mon âge avancé. Je voulais que votre ami sache, sans pour autant lui dévoiler tous mes secrets, que s’il réussissait à survivre assez longtemps, la plus grande des récompenses lui serait offerte : une vie sans limite… Vous le voyez souvent ?
— Je ne le vois plus.
— Pour ma part, je suis heureux que sa mort ait été évitée. Plus heureux que vous l’imaginez.
— Si vous vous inquiétiez à son sujet et que vous disposiez de l’immortalité, pourquoi ne pas lui avoir donné votre traitement avant le jour où les premières visions ont montré qu’il risquait de mourir ?
— Notre procédé stoppe la sénescence biologique, mais il ne rend absolument pas invincible, même si, comme vous avez pu le constater dans votre vision, les corps de substitution finiront par remédier à ce petit problème. Si nous avions investi des millions dans Theo et qu’il avait fini assassiné, nous aurions gaspillé des ressources précieuses.
— Vous avez souligné le fait que Théo est plus jeune que moi. C’est très vrai. Je suis déjà un vieil homme.
Cheung s’esclaffa.
— Vous êtes un enfant ! J’ai plus de trente ans de plus que vous.
— Ce que je veux dire, rectifia Lloyd, c’est que si l’on m’avait fait cette proposition quand j’étais plus jeune, en meilleure santé…
— Docteur Simcoe, d’accord, vous avez soixante-six ans. Mais vous avez passé tout ce temps avec des soins apportés par une médecine moderne de plus en plus sophistiquée. J’ai consulté votre dossier médical…
— Vous avez fait quoi ?
— Je vous en prie… C’est la vie éternelle que je propose. Vous pensez sérieusement que le secret médical est un obstacle pour quelqu’un dans ma position ? Comme je le disais, j’ai consulté votre dossier. Votre cœur est en excellent état, votre tension impeccable, votre taux de cholestérol maîtrisé. Sérieusement, docteur Simcoe, vous êtes en meilleure santé que n’importe quel homme de vingt-cinq ans pouvait l’être il y a un siècle.
— Je suis marié. Et pour ma femme ?
— Je suis désolé. Mon offre ne concerne que vous.
— Mais Doreen…
— Elle profitera de la fin de son espérance de vie, encore une vingtaine d’années, je suppose. Vous pourrez vivre tout le temps avec elle. Un jour, elle s’éteindra. Je suis chrétien, docteur Simcoe, et je crois que des choses meilleures nous attendent… Enfin, la plupart d’entre nous. Je me suis montré sans pitié dans cette existence et je m’attends à être sévèrement jugé… raison pour laquelle je ne suis pas pressé de recevoir ma récompense. Mais votre femme… Je sais beaucoup de choses sur son compte et je pense que sa place au paradis est assurée.
— Je ne suis pas sûr de vouloir continuer à vivre sans elle.
— Sans le moindre doute, elle voudrait que vous continuiez, même si elle-même ne le peut pas. Et pardonnez-moi d’être aussi abrupt, mais elle n’est pas votre première épouse, pas plus d’ailleurs que vous n’êtes son premier mari. Je ne dénigre pas l’amour que vous éprouvez, mais vous comme elle représentez une phase dans la vie de l’autre.
— Et si je décide de ne pas participer ?
— Mon domaine de compétences est l’industrie pharmaceutique, docteur Simcoe. Si vous décidez de ne pas participer, ou si vous feignez d’accepter, mais que vous nous donnez des raisons de mettre en doute votre sincérité, vous recevrez une injection de mnémonase. Ce produit effacera tous vos souvenirs à court terme. Vous oublierez toute cette entrevue. Si réellement vous ne désirez pas l’immortalité, prenez cette option, je vous en prie. Elle est sans douleur et n’entraîne aucun effet secondaire. Et maintenant, je dois réellement avoir une réponse. Que choisissez-vous ?
Doreen alla chercher Lloyd à l’aéroport de Montpellier.
— Dieu merci tu es de retour à la maison ! dit-elle dès qu’il eut récupéré ses bagages. Que s’est-il passé ? Pourquoi n’as-tu pas pris l’avion précédent ?
Il serra sa femme dans ses bras. Bon sang, comme il l’aimait… Et comme il détestait être loin d’elle.
— Pff. J’ai complètement oublié que le vol de retour était à 16 heures… (Il fit la moue, puis réussit à arborer un petit sourire contrit.) Je crois que je me fais vieux…
Théo était assis dans son bureau, celui-là même qui avait été celui de Gaston Béranger il y avait bien longtemps.
Aujourd’hui le CERN n’était plus une structure assez importante pour nécessiter un directeur général. Aussi Théo, en sa qualité de directeur du TTC, s’était installé ici. Ce vieux Gaston était toujours actif : il sévissait désormais à l’université d’Orsay, à Paris, où il était professeur émérite de physique. Lui et Marie-Claire profitaient d’un mariage heureux et d’un fils aimant et studieux, ainsi que d’une fille.
Théo regardait par la fenêtre. Un mois s’était écoulé depuis le grand black-out, le Flashforward durant lequel tout le monde avait perdu connaissance pendant une heure. Mais Klaatu pouvait être fier d’eux, car on n’avait signalé aucun accident mortel de par le monde.
Théo était toujours en vie. Il avait évité son propre meurtrier. Il allait vivre encore… bah, qui pouvait dire ? Des dizaines d’années, certainement. Et soudain il se rendit compte qu’il ne savait pas ce qu’il ferait de tout ce temps.
C’était l’automne. Un peu tard pour aller sentir le parfum des roses, sans doute. Mais une petite promenade, pourquoi pas ?
Il se leva, laissa la porte intérieure coulisser, celle extérieure faire de même, et alla jusqu’à l’ascenseur. Il descendit au rez-de-chaussée, parcourut un couloir, traversa le hall et sortit du bâtiment.
Le ciel était nuageux, mais Théo mit quand même ses lunettes de soleil.
Adolescent, il avait effectué le parcours Marathon-Athènes. À la fin de la course, il avait cru que son coeur ne s’arrêterait plus de cogner dans sa poitrine, et que sa respiration ne reviendrait jamais à la normale. Il gardait un souvenir très vivace de ces moments, quand il avait franchi la ligne d’arrivée, après avoir accompli ce trajet historique.
D’autres instants restaient gravés dans sa mémoire, bien sûr. Son premier baiser ; sa première expérience sexuelle ; des images particulières — comme des cartes postales dans son esprit — de ce voyage à Hong Kong ; la remise de son diplôme à l’université ; le jour de sa rencontre avec Lloyd ; le match de crosse où il s’était cassé le bras. Et leur première expérience avec le LHC, le faux raccord dans le temps…
Mais tous ces moments importants remontaient à deux décennies au moins.
Que s’était-il passé ces derniers temps ? Quelles expériences marquantes, quelles peines délicieuses, quelles joies délirantes avait-il connues ?
Il marchait tranquillement. L’air frais, revigorant, donnait à toutes choses une netteté, une définition, une clarté qui avait manqué depuis…
Depuis qu’il avait commencé à enquêter sur sa propre mort.
Vingt et une années, avec une seule obsession.
Le capitaine Achab avait-il eu des souvenirs marquants ? Oh, oui… quand il avait perdu sa jambe, sans aucun doute. Mais ensuite, après qu’il eut entamé sa quête de la baleine blanche ? Tout cela n’était-il pour lui qu’une sorte de brouillard confus qui engloutissait tout, mois après mois, année après année ?
Mais non. Non. Théo n’était pas Achab. Il avait accompli beaucoup de choses entre 2009 et aujourd’hui, maintenant en 2030.
Et pourtant il ne s’était jamais laissé aller à faire des projets. Il avait continué à travailler, ça, oui, et il avait eu plusieurs promotions, mais…
Des années plus tôt, il avait lu un livre sur un homme qui à dix-neuf ans avait appris qu’il risquait d’avoir la maladie de Huntington, un trouble héréditaire qui le priverait de ses facultés avant qu’il atteigne la cinquantaine. Cet homme s’était alors consacré à se faire un nom avant que le temps qui lui était imparti soit écoulé. Mais Théo n’avait pas fait cela. Il avait beaucoup progressé dans ses travaux en physique, tout le monde en convenait, d’ailleurs il avait reçu le prix Nobel. Mais même cet événement — la cérémonie et la remise de la médaille — était flou dans sa mémoire.
Une éclipse de vingt et une années. Même en sachant que le futur n’était pas immuable, même en se promettant de ne pas laisser sa recherche de son assassin potentiel absorber sa vie, deux décennies s’étaient écoulées, perdues en grande partie, peut-être pas mises entre parenthèses, mais affadies, réduites, certainement.
Pas de défaut fatal ? Il y avait de quoi rire.
Théo continuait à marcher. Un chœur d’oiseaux pépiait en fond sonore.
Pas de défaut fatal ? Voilà bien la pensée la plus arrogante qu’il ait eue. Il avait un défaut fatal, une hamartia, c’était évident. Mais c’était l’image miroir de celle d’Œdipe, qui lui avait cru pouvoir échapper à son destin. Théo, à l’inverse, avait su que son futur pouvait être modifié, mais il avait été continuellement poursuivi par la peur de ne pas réussir à se montrer plus malin que sa destinée.
Et c’est pourquoi il ne s’était pas marié, pourquoi il n’avait pas eu d’enfants. En cela, il était encore moins bien loti que le capitaine Achab.
Et il n’avait pas lu Guerre et Paix. Ni la Bible. En fait, il n’avait pas lu un seul roman depuis peut-être dix ans.
Il n’avait pas voyagé, sauf dans les endroits où sa vieille quête d’indices l’avait mené.
Il n’avait pas appris à cuisiner, ou à jouer au bridge.
Il n’avait pas gravi le Mont Blanc, même partiellement.
Et à présent, de façon incroyable, soudaine, il avait, sinon tout le temps qu’il voulait, du moins beaucoup plus de temps.
Il avait son libre arbitre, et un avenir à bâtir.
C’était une pensée enivrante. Que veux-tu faire quand tu seras grand ? C’était vrai, il ne portait plus de tee-shirts décorés de personnages de dessins animés. Il avait quarante-huit ans. Pour un physicien, c’était vieux, trop, selon toute vraisemblance, pour toute autre découverte capitale.
Un avenir à bâtir. Mais comment le définirait-il ?
Comme une série de moments ayant la netteté d’un rayon laser. Des souvenirs purs comme le diamant. Un futur vécu, savouré, un futur fait de moments d’une clarté si tranchante que parfois ils couperaient et parfois ils brilleraient d’un éclat si intense qu’ils seraient douloureux à contempler. Mais parfois aussi ils seraient porteurs d’une joie absolue, vertigineuse, le genre de joie qu’il n’avait pas goûtée une seule fois en vingt et un ans.
Mais à partir de maintenant, il allait vivre.
Mais par quoi commencer ?
Le nom surgit de son passé, de son subconscient.
Michiko.
Elle se trouvait à Tokyo. Il avait reçu une carte de vœux informatique à Noël, et une autre pour son anniversaire.
Elle avait divorcé de Lloyd. Son second mari. Depuis, elle ne s’était pas remariée.
Il pourrait faire un saut au Japon, lui rendre une petite visite. Ce serait un moment merveilleux.
Oui, mais tant d’années avaient passé, tant d’eau avait coulé sous les ponts…
Elle lui avait toujours plu. Elle était tellement intelligente ! C’est ce qu’il s’était d’abord dit : quel esprit incroyable, quelle finesse de pensée. Mais il ne pouvait nier qu’elle était jolie, aussi. Peut-être même plus que jolie : gracieuse, calme, assurée, et toujours habillée impeccablement, à la dernière mode.
Mais…
Vingt et un ans avaient passé. Elle devait avoir rencontré quelqu’un, depuis tout ce temps, non ?
Non. Personne. Il aurait entendu les rumeurs. Bon, d’accord, il était plus jeune qu’elle, mais c’était sans réelle importance, n’est-ce pas ? Elle avait maintenant, quoi… ? cinquante-six ans ?
Il ne pouvait quand même pas faire sa valise et sauter dans un avion pour Tokyo.
Pourquoi pas ?
Un avenir à bâtir… Une vie à vivre…
Qu’avait-il à perdre ?
Rien du tout, décida-t-il. Rien du tout.
Il fit demi-tour et retourna vers le bâtiment. Il emprunta l’escalier plutôt que l’ascenseur et gravit les marches deux à deux, en faisant claquer ses semelles.
Bien évidemment, il allait d’abord l’appeler. Quelle heure était-il à Tokyo ?
Il entra dans son bureau.
— Quelle heure, à Tokyo ? dit-il dans la pièce vide.
— 20 h 18, répondit un de ses innombrables systèmes informatisés.
— Appel : Michiko Komura, Tokyo, dit-il.
Les sonneries électroniques émanèrent en sourdine du haut-parleur. Son coeur se mit à battre plus vite. Un écran plat s’éleva au centre de son bureau, montrant le logo de Nippon Telecom.
Et elle apparut. Michiko.