DEUXIEME PARTIE PRINTEMPS 2009

Le libre arbitre est une illusion.

Il est synonyme de perception incomplète.

Walter Kubilius

Chapitre 12 Jour 5 : samedi 25 avril 2009

Le bâtiment administratif du CERN offrait toutes sortes de salles de séminaires et autres espaces de rencontre. Pour la conférence de presse, ils choisirent un amphithéâtre de deux cents places, qui furent toutes très vite occupées. Il avait suffi au service de relations publiques de faire savoir aux médias que le CERN allait faire une annonce majeure sur la cause du déplacement temporel pour que les journalistes accourent de toute l’Europe, du Japon et d’Amérique du Nord.

Béranger avait tenu parole. Il laissait Simcoe occuper le centre de la scène. S’il devait y avoir un bouc émissaire, ce serait lui. Lloyd s’approcha du pupitre et se racla la gorge avant de prendre la parole.

— Bonjour tout le monde, dit-il. Je m’appelle Lloyd Simcoe. (Un des conseillers en relations publiques du CERN lui avait recommandé d’épeler son nom, et c’est ce qu’il fit.). Ça s’écrit S-I-M-C-O-E, et « Lloyd » avec deux L.

On distribuerait à tous les journalistes un DVD comportant les commentaires et la biographie de Lloyd, mais nombre d’entre eux écriraient leurs articles immédiatement, sans prendre le temps de consulter ces documents.

— Ma spécialité est l’étude des quarks. Je suis citoyen canadien, mais j’ai travaillé de longues années aux États-Unis, au Fermi National Accelerator Laboratory. Depuis deux ans je suis au CERN où je développe une expérience majeure pour le Grand collisionneur de hadrons.

Il marqua une pause. Il gagnait du temps, avec l’espoir que le noeud à son estomac allait se desserrer un peu. Non qu’il ait des difficultés à s’exprimer en public, il avait été professeur d’université trop longtemps pour cela. Mais il n’avait aucun moyen de savoir comme on accueillerait ce qu’il allait dire.

— Voici mon partenaire, le docteur Theodosios Procopides, poursuivit-il.

Le Grec se leva à demi de la chaise qu’il occupait à un mètre du pupitre.

— Théo, dit-il avec un petit sourire à l’auditoire. Appelez-moi Théo.

Nous sommes une grande famille unie, songea Lloyd. Il épela les nom et prénom de Théo lentement, puis il passa aux choses sérieuses :

— Le 21 avril, à précisément 15 heures, heure de Greenwich, nous conduisions une expérience ici même.

Il se tut et regarda les visages attentifs. Cela ne prit pas longtemps. Les journalistes se mirent à lancer des questions et le mitraillage des flashs agressa les yeux de Lloyd. Il leva les deux mains ouvertes et attendit que le calme revienne dans l’amphithéâtre.

— Oui, dit-il. Oui, je crains que vous soyez dans le vrai. Nous avons des raisons de croire que le phénomène de déplacement temporel avait un rapport avec le travail que nous faisions avec le Grand collisionneur de hadrons.

— Comment est-ce possible ? demanda Klee, un reporter de CNN.

— Vous en êtes sûr ? lança Jonas, de la BBC.

— Pourquoi ne pas en avoir parlé avant ? voulut savoir le correspondant de l’agence Reuters.

— Je vais d’abord répondre à cette dernière question, déclara Lloyd. Ou plutôt, je vais laisser le docteur Procopides le faire.

Théo se leva et le remplaça au micro.

— Merci. La, hum, raison pour laquelle nous n’avons rien dit plus tôt tient au fait que nous ne disposions pas d’un modèle théorique pour expliquer ce qui s’est passé… Pour tout dire, nous n’en avons toujours pas. Mais n’oubliez pas que quatre jours seulement se sont écoulés depuis le Flashforward. Le fait est que nous avons déclenché la collision de particules dégageant le plus d’énergie dans l’histoire de cette planète, et cela s’est produit précisément au moment où le phénomène a commencé. Nous ne pouvons éliminer une relation de cause à effet.

— Comment êtes-vous sûrs que les deux choses sont liées ? demanda une journaliste de La Tribune de Genève.

— Nous n’avons rien trouvé dans notre expérience qui aurait pu provoquer le Flashforward. Mais, d’un autre côté, nous ne voyons pas non plus ce qui aurait pu le causer, en dehors de notre expérience. Il semble simplement que notre travail soit le candidat le plus probable.

Lloyd glissa un regard en direction du docteur Béranger dont le visage demeurait impassible. Quand ils avaient répété cette conférence de presse, Théo avait employé la formule « le coupable le plus probable », et Béranger s’était emporté. Mais ce choix différent ne fit aucune différence.

— Vous reconnaissez donc votre responsabilité ? demanda Klee. Vous reconnaissez que toutes ces morts sont survenues par votre faute ?

— Nous reconnaissons que notre expérience semble être la cause la plus probable, dit Lloyd qui était revenu se placer à côté de Théo. Mais nous soutenons qu’il n’y avait aucun moyen, absolument aucun, d’envisager un phénomène ressemblant même de loin à ce qui est arrivé. Le phénomène était totalement imprévu, et totalement imprévisible.

— Mais toutes ces morts…, s’écria un journaliste.

— Tous ces dommages aux biens…, lança un autre.

Une nouvelle fois, Lloyd leva les mains pour réclamer le silence.

— Oui, nous savons. Croyez-moi, nous sommes de tout coeur avec chaque personne qui a été blessée ou qui a perdu un être cher. Une petite fille que j’aimais beaucoup est morte, percutée par une voiture folle. Je donnerais n’importe quoi pour la faire revenir. Mais tout cela ne pouvait être empêché.

— Bien sûr que si, vous auriez pu l’empêcher ! cria Jonas. Si vous n’aviez pas fait cette expérience, rien de tout ça ne serait arrivé.

— Pour parler poliment, monsieur, ce que vous dites est irrationnel, répondit Lloyd. Les scientifiques effectuent des expériences tout le temps et nous prenons toutes les précautions nécessaires. Le CERN, comme vous le savez, est réputé pour les mesures de sécurité qu’il s’impose. Mais les gens ne peuvent tout simplement pas cesser de faire des choses parce qu’elles pourraient comporter un risque, et la science ne peut stopper sa marche en avant. Nous ignorions que ce qui s’est produit se produirait. Nous ne pouvions pas le savoir. Mais nous ne nous cachons pas. Nous en parlons au monde entier. Je sais que les gens redoutent que la chose arrive de nouveau et qu’à tout moment leur être conscient se trouve transporté dans le futur. Mais cela n’arrivera pas. Nous étions la cause du phénomène et nous pouvons vous affirmer qu’il n’y a aucun risque qu’un phénomène similaire se reproduise.

Il y eut bien sûr des articles outrés dans la presse, des éditoriaux fustigeant ces savants qui jouaient avec des choses auxquelles les humains n’étaient pas supposés toucher. Mais même les tabloïds les plus vils ne purent dénicher un physicien crédible qui accuse le CERN d’avoir prévu que l’expérience entraînerait un déplacement temporel de la conscience humaine. Bien entendu, cela engendra quelques commentaires venimeux sur les physiciens qui se protégeaient les uns les autres.

Mais l’opinion passa rapidement de la critique du CERN à l’acceptation du caractère imprévisible de l’ensemble.

Ce fut toutefois une période difficile pour Lloyd et Michiko, sur le plan personnel. La jeune femme était repartie pour Tokyo avec la dépouille de Tamiko. Lloyd avait proposé de l’accompagner, mais il ne parlait pas japonais. En temps normal toute personne anglophone aurait poliment fait en sorte de mettre à l’aise le Canadien, mais dans ces circonstances très particulières il semblait évident qu’il serait mis en quarantaine par tous. Sans compter la singularité de sa situation : il n’était pas le beau-père de Tamiko, il n’était pas marié à Michiko. Ce voyage concernait la jeune femme et son ex-mari, en dépit des différends qu’ils avaient pu avoir, réunis pour pleurer et mettre en terre leur fille. S’il était lui aussi anéanti par la disparition de Tamiko, Lloyd devait admettre qu’au Japon il ne serait pas d’une grande aide pour la mère de la fillette décédée.

Aussi, alors qu’elle s’envolait pour retourner dans son pays natal, il resta au CERN et s’efforça de faire comprendre à un monde déconcerté ce que la physique pouvait expliquer du Flashforward.

— Docteur Simcoe, dit Bernard Shaw, peut-être pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?

— Bien sûr, dit Lloyd en se calant dans son fauteuil.

Il se trouvait dans la salle de téléconférences du CERN, avec en face de lui une caméra pas plus grosse qu’un dé à coudre montée sur un trépied. Naturellement, Shaw l’interrogeait depuis le CNN Center d’Atlanta. Lloyd avait cinq autres interviews similaires prévues pour plus tard dans la journée, dont une en français.

— La plupart d’entre nous ont déjà entendu le terme « espace-temps » ou « continuum spatio-temporel ». Il fait référence à la combinaison des trois dimensions que sont la longueur, la largeur et la hauteur, avec une quatrième dimension, qui est le temps.

Il adressa un petit signe de tête à la technicienne qui se tenait en retrait de la caméra et l’image fixe d’un homme brun apparut sur l’écran derrière lui.

— Voici Hermann Minkowski, dit-il. C’est lui qui le premier a proposé le concept du continuum spatio-temporel. Il est difficile d’illustrer directement le concept de quatre dimensions, mais si nous le simplifions en ôtant une des trois dimensions spatiales, c’est beaucoup plus facile.

Un nouveau signe et l’image changea.

— Voici une carte de l’Europe. L’Europe est tridimensionnelle, bien sûr, mais nous sommes tous habitués à nous servir de cartes en deux dimensions. Et Hermann Minkowski est né à Kaunas, en 1864, dans ce qui est maintenant la Lituanie.

Un point lumineux apparut à l’intérieur de la Lituanie.

— Voilà où se situe Kaunas. Mais nous allons dire que ce point lumineux ne représente pas Kaunas, mais Minkowski lui-même, né donc en 1864.

La légende « 1864 » s’afficha dans le coin inférieur droit de la carte.

— Si nous remontons de quelques années, nous constatons qu’il n’y a pas de Minkowski avant cette date.

La date sur la carte passa à 1863, puis à 1862, et à 1861, et il n’y avait pas de Minkowski pour ces années.

— Maintenant, revenons en 1864.

La carte obéit, avec le point lumineux de Minkowski brillant aux latitude et longitude de Kaunas.

— En 1878, dit Lloyd, Minkowski s’installa à Berlin pour suivre ses études.

La carte de 1864 tomba comme une feuille de calendrier et celle qui était dessous portait la mention 1865. Dans une succession rapide, d’autres cartes passèrent, chacune avec une année, de 1866 à 1877, chacune avec la lumière de Minkowski à Kaunas ou dans ses environs immédiats, mais quand celle de 1878 emplit l’écran, le point lumineux s’était déplacé de quatre cents kilomètres à l’ouest, jusqu’à Berlin.

— Minkowski n’est pas resté à Berlin, dit Lloyd. En 1881, il fut transféré à Königsberg, près de la frontière polonaise actuelle.

Trois autres cartes tombèrent une à une, et quand celle de 1881 s’afficha le point lumineux avait changé de position.

— Pendant les dix-neuf années suivantes, notre Hermann passa d’université en université, revenant à Königsberg en 1894, puis allant à Zurich en 1896, et enfin à l’université de Göttingen, dans le centre de l’Allemagne, en 1902.

Les différentes cartes illustrèrent ces mouvements.

— Il demeura dans cette ville jusqu’à sa mort, le 12 janvier 1909.

D’autres cartes tombèrent, mais le point lumineux resta stationnaire.

— Et, bien sûr, après 1909 il n’exista plus.

Les cartes « 1910 », « 1911 » et « 1912 » se succédèrent, sans plus de point lumineux.

— Maintenant, que se passe-t-il si nous reprenons nos cartes et que nous les empilons chronologiquement, avant de les pencher un peu afin de les voir obliquement ?

Sur l’écran derrière lui, les graphismes générés par ordinateur obéirent à ses ordres.

— Comme vous pouvez le constater, le point lumineux représentant les déplacements de Minkowski forme un tracé à travers le temps. Il commence ici, dans le bas de la Lituanie, se déplace en Allemagne et en Suisse, et vient s’éteindre ici, à Göttingen.

Les cartes superposées formaient un cube et on voyait le chemin de Minkowski durant sa vie qui serpentait à l’intérieur, comme le terrier d’un lapin qui remonterait vers la surface.

— Ce genre de cube, qui montre le chemin de vie d’une personne à travers l’espace-temps, est appelé « cube de Minkowski ». Ce bon vieux Hermann en personne a été le premier à en créer un. On peut bien sûr en faire un pour n’importe qui. Voici le mien.

La carte changea pour montrer le monde entier.

— Je suis né en Nouvelle-Écosse, au Canada, en 1964, j’ai séjourné à Toronto puis à Harvard pendant mes études, j’ai travaillé quelques années à Fermilab, dans l’Illinois, pour finir ici, sur la frontière franco-suisse, au CERN.

Les cartes s’empilèrent et formèrent le cube avec l’itinéraire ondulant à l’intérieur.

— On peut aussi représenter le parcours d’autres personnes dans un seul cube.

Quatre autres serpentins lumineux, chacun d’une couleur différente, s’entrecroisaient maintenant dans le cube. Certains débutaient plus tôt que celui de Lloyd et d’autres se terminaient avant d’avoir atteint le sommet.

— Le haut du cube, ici, représente aujourd’hui, le 25 avril 2009. Bien sûr, nous sommes tous d’accord pour dire qu’aujourd’hui est aujourd’hui. Nous nous souvenons tous d’hier, mais nous reconnaissons qu’hier est passé. Et nous ignorons tous ce que sera demain. Collectivement, nous regardons tous cette tranche particulière du cube.

La face supérieure du cube s’illumina.

— Vous pouvez imaginer le regard mental collectif de l’humanité qui est rivé sur cette tranche.

Le dessin d’un œil humain apparut en dehors du cube à hauteur de son sommet.

— Mais voilà ce qui est arrivé avec le Flashforward : le regard mental collectif a remonté le cube dans le futur et, au lieu de contempler la tranche représentant 2009, s’est retrouvé à voir 2030.

Le cube s’étira en hauteur pour former un bloc et la plupart des chemins de vie colorés grimpèrent d’autant. L’œil flottant fit un bond et la tranche éclairée était maintenant toute proche du sommet.

— Pendant deux minutes, nous avons contemplé un autre point de notre chemin de vie.

Bernard Shaw se tortilla sur son siège.

— Donc vous nous dites que l’espace-temps est comme un tas d’images de film empilées et que « maintenant » est l’image actuellement illuminée ?

— C’est une bonne analogie, fit Lloyd. En fait, elle va m’aider à passer au point suivant : disons que vous regardez Casablanca, qui, entre parenthèses, est mon film préféré. Et disons que ce moment particulier correspond à ce qu’il y a sur l’écran.

Derrière Lloyd, Humphrey Bogart disait :

« Tu l’as joué pour elle, tu peux le jouer pour moi. Si elle peut le supporter, je peux le supporter. »

Dooley Wilson évitait de croiser le regard de Bogart.

« Je ne me rappelle plus les paroles. »

Et Bogart, sans desserrer les dents, ordonna :

« Joue-le ! »

Wilson levait les yeux vers le plafond et commençait à chanterai Time Goes By pendant que ses doigts dansaient sur les touches du piano.

— Maintenant, reprit Lloyd, ce n’est pas parce que vous regardez actuellement cette image (quand il dit « cette », Dooley Wilson se figea sur l’écran) que cet autre extrait n’est pas aussi réel ou aussi défini.

Soudain la scène changea. Un avion disparaissait dans le brouillard. Un Claude Rains tiré à quatre épingles regardait Bogart.

« Ce serait une bonne idée que vous disparaissiez de Casablanca quelque temps », disait-il. « Il y a une garnison de la France libre à Brazzaville. »

« Je pourrais être persuadé de vous arranger le voyage. »

Bogart souriait légèrement.

« Ma lettre de transit ? J’aurais bien besoin d’un voyage. Mais ça ne change rien à notre pari. Vous me devez toujours dix mille francs. »

Rains avait un mouvement de sourcils éloquent.

« Et ces dix mille francs devraient payer nos frais. »

« Nos frais ? » disait Bogart, surpris.

Rains acquiesçait.

« Oui oui ! »

Lloyd se tourna pour les regarder qui s’éloignaient de dos dans la nuit.

« Louis », disait Bogart en voix off que Lloyd savait avoir été enregistrée en post-production, « ce pourrait être le début d’une belle amitié. »

— Vous voyez ? fit Lloyd en se remettant face à la caméra. Vous avez regardé Sam qui joue As Time Goes By pour Rick, mais la fin est déjà déterminée. La première fois que vous visionnez Casablanca, vous êtes pris dans l’histoire et vous vous demandez si Ilsa ira avec Victor Laszlo ou si elle restera avec Rick Blaine. Mais la réponse a toujours été et sera toujours la même : les problèmes de deux personnes ne comptent quasiment pour rien dans ce monde de dingues.

— Vous dites donc que le futur est aussi immuable que le passé ? dit Shaw, l’air encore plus sceptique que d’habitude.

— Exactement.

— Mais, docteur Simcoe, avec tout le respect qui vous est dû, ça ne semble pas avoir de sens. Je veux dire, que faites-vous du libre arbitre ?

Lloyd croisa les bras.

— Le libre arbitre n’existe pas.

— Bien sûr que si !

Lloyd eut un fin sourire.

— Je savais que vous alliez réagir ainsi. Ou, plus précisément, n’importe qui regardant nos cubes de Minkowski de l’extérieur savait que vous alliez réagir ainsi… parce que c’était déjà gravé dans le marbre.

— Mais comment est-ce possible ? Nous prenons un million de décisions par jour et chacune d’entre elles influence notre avenir.

— Vous avez pris un million de décisions hier, mais elles sont immuables : impossible de les modifier, même si vous en regrettez certaines amèrement. Et vous prendrez un million de décisions demain. Il n’y a aucune différence. Vous pensez que vous avez votre libre arbitre, mais c’est faux.

— Bon, voyons si je vous ai bien compris, docteur Simcoe. Vous soutenez que les visions ne sont pas juste un futur possible. Ou plutôt, qu’elles sont le futur, le seul qui existe.

— Absolument. L’univers dans lequel nous vivons est un bloc de Minkowski et le concept de « moment présent » est vraiment une illusion. Passé, présent et futur sont également réels et également immuables.


— Docteur Simcoe ?

Chapitre 13

En ce début de soirée, Lloyd avait enfin conclu sa dernière interview de la journée et, bien qu’il ait encore un tas de rapports à lire avant de se mettre au lit, il marchait maintenant dans une des rues tristes de Saint-Genis. Son objectif était une boulangerie et le magasin d’un fromager où il voulait acheter du pain et un morceau d’Appenzeller pour le petit déjeuner du lendemain.

Un homme trapu de trente-cinq ans peut-être s’approcha de lui. Il portait des lunettes et un sweat-shirt bleu sombre, et avait la même coupe de cheveux courte que Lloyd.

Celui-ci sentit une vive appréhension l’envahir. Il était sûrement fou de marcher seul dans la rue, après que la moitié de la planète eut vu son visage à la télévision. Il regarda à droite et à gauche, pour juger des possibilités de fuite. Il n’y en avait pas.

— Oui ? fit-il, d’une voix mal assurée.

— Docteur Lloyd Simcoe ? dit l’homme en anglais, mais avec un accent français.

Lloyd déglutit péniblement.

— C’est bien moi.

Demain, il demanderait à Béranger de lui fournir une escorte de sécurité.

Soudain la main de l’homme saisit la sienne et se mit à la secouer avec vigueur.

— Docteur Simcoe, je tenais à vous remercier !

L’inconnu leva la main gauche comme pour empêcher toute objection.

— Oui, oui, je sais que vous ne vouliez pas ce qui s’est produit et je suppose que certaines personnes en ont souffert. Mais il faut que je vous dise, cette vision a été la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Elle a changé ma vie du tout au tout.

— Ah, dit prudemment Lloyd en récupérant enfin sa main. C’est… bien.

— Oui, monsieur, avant cette vision j’étais un homme différent. Je n’avais jamais cru en Dieu. Jamais, même pas quand j’étais petit. Mais ma vision… ma vision m’a montré que j’étais dans une église et que je priais avec toute une assemblée de fidèles.

— Vous étiez occupé à prier, un mercredi soir ?

— C’est bien ce que je viens de dire, docteur Simcoe ! Voyez-vous, je n’ai pas compris la portée de ce détail au moment de ma vision, mais plus tard, quand ils ont annoncé aux infos à quelle heure elle avait eu lieu. Prier un mercredi soir ! Moi ! Mais bon, je ne pouvais pourtant pas nier que c’était ce qui se passerait, qu’à un moment ou à un autre, entre maintenant et cette date éloignée, je trouverais ma voie. C’est pourquoi je me suis procuré une Bible. Je me suis rendu dans une librairie et j’en ai acheté une. Je n’avais jamais remarqué qu’il en existait autant de versions différentes ! J’ai choisi une de celles avec les paroles de Jésus imprimées en rouge et je me suis mis à la lire. Je me suis dit, « bon, un jour ou l’autre je m’y mettrai, alors autant savoir tout de suite de quoi il retourne ». Et je n’ai pas pu m arrêter de lire. J’ai même lu ces généalogies, avec tous ces noms merveilleux : Abadiah, Jebediah… Ils formaient comme une musique ! Oh, c’est sûr, docteur Simcoe, si je n’avais pas eu la vision, dans vingt et un ans j’aurais découvert tout ça, mais vous m’avez fait commencer maintenant, en 2009. Je n’ai jamais ressenti une telle paix intérieure, un tel amour. Vous m’avez vraiment rendu un grand service.

Lloyd ne savait que dire.

— Merci.

— Non, monsieur : merci à vous !

Il saisit la main de Simcoe, la secoua encore, puis il reprit son chemin d’un pas alerte.

Lloyd arriva à l’appartement vers 21 heures. Michiko lui manquait beaucoup et il songea à lui téléphoner, mais il était tout juste 4 heures à Tokyo et c’était vraiment trop tôt. Il rangea le pain et le fromage et s’assit pour regarder la télévision. Il voulait se détendre un peu avant d’attaquer la lecture des rapports.

Il zappa jusqu’à ce qu’un programme d’informations diffusé sur une chaîne suisse retienne son attention. Le thème en était une discussion sur le Flashforward. Une journaliste établissait une liaison satellite avec les États-Unis. Il reconnut l’homme qu’elle interviewait à sa crinière rousse : l’Incroyable Alexander, maître illusionniste et grand pourfendeur des prétendus pouvoirs psychiques. Il avait souvent vu ce type au cours des ans, y compris dans le Tonight Show. Son véritable nom était Raymond Alexander et il était professeur à l’université de Duke.

L’interview avait manifestement bénéficié des services de doublage : la journaliste parlait en français, mais Alexander répondait en anglais et la voix d’un interprète supplantait la sienne pour donner la version française de ses propos.

— Vous avez sans doute entendu ce scientifique du CERN qui a affirmé que les visions montraient le seul et unique futur réel ?

Lloyd se redressa sur le canapé.

— Oui, dit la voix de l’interprète. Mais c’est absurde, de toute évidence. On peut aisément démontrer que le futur est malléable.

Dans ma propre vision, je me trouvais dans mon appartement. Et sur mon bureau, comme maintenant, il y avait ceci.

Dans le studio, une table était placée devant lui. Il tendit la main et prit un presse-papiers. La caméra zooma sur l’objet, un bloc de malachite surmonté d’un petit tricératops doré.

— Bon, ç’a peut-être l’air un peu tape-à-l’oeil, dit Alexander, mais en fait j’aime bien cet objet. C’est un souvenir d’une visite au Dinosaur National Monument qui m’avait beaucoup intéressé. Mais je l’aime moins que la rationalité.

Il passa une main sous la table et la ramena avec un carré de toile à sac qu’il déploya devant lui. Il plaça le bibelot en son centre. Ensuite, il exhiba un marteau et il entreprit de pulvériser son souvenir. La malachite se fendit et s’émietta, tandis que le petit dinosaure s’aplatissait sous les coups.

Alexander cessa son acte de vandalisme et sourit triomphalement à la caméra.

— Ce presse-papiers figurait dans ma vision. Or il n’existe plus. En conséquence, quoi que la vision ait pu montrer, ce n’est en aucune manière un aperçu d’un futur immuable.

— Bien entendu, nous n’avons que votre parole quant à la présence de ce presse-papiers dans votre vision, fit remarquer la journaliste.

Alexander parut agacé qu’on puisse mettre en doute son honnêteté intellectuelle. Mais une seconde plus tard il changea d’attitude et acquiesça.

— Vous avez raison de vous montrer sceptique. Le monde serait un endroit meilleur si nous étions tous un peu moins crédules. L’important, c’est que chaque personne qui nous regarde peut reproduire cette expérience. Si dans votre vision vous avez vu un objet actuellement en votre possession, détruisez-le, ou vendez-le. Si votre propre main est apparue dans votre vision, ornez-la d’un tatouage. Si d’autres vous ont vu et que vous portiez la barbe, faites vous faire une électrolyse faciale pour que plus un poil ne pousse à votre menton.

— Une électrolyse faciale ! s’exclama la journaliste. C’est aller un peu loin, non ?

— Si votre vision vous a perturbé, et que vous voulez avoir l’assurance qu’elle ne deviendra jamais réalité, ce serait une manière de parvenir à vos fins. Évidemment, la meilleure solution pour réfuter les visions sur une grande échelle serait de choisir un point de repère que des milliers de gens ont vu, disons la statue de la Liberté, et de la détruire. Mais je ne pense pas que les Monuments historiques nous laissent faire.

Lloyd se renversa au fond du canapé. Quel tas de conneries ! Aucune des suggestions d’Alexander ne constituait une preuve réelle, toutes étaient subjectives, elles dépendaient de la façon dont les gens racontaient leur vision. Et, ah, quelle manière astucieuse de passer à la télé — pas seulement pour Alexander, mais pour n’importe quelle personne rêvant d’être interviewée. Il vous suffisait de déclarer que vous réfutiez l’immuabilité du futur. Lloyd consulta la pendule posée sur une des étagères fixées aux murs rouge sombre de son appartement. Il était 21 h 30, ce qui signifiait qu’il n’était que 13 h 30 à la frontière du Colorado et de l’Utah, où s’étendait Dinosaur National Monument. Lloyd le savait, il l’avait visité. Il réfléchit encore quelques minutes, puis décrocha le téléphone, contacta les renseignements et après un nouvel appel parla à une femme qui travaillait dans la boutique cadeaux de Dinosaur Monument.

— Allô, dit-il, je recherche un objet particulier… un presse-papiers en malachite.

— De la malachite ?

— C’est une pierre verte, vous savez, ornementale.

— Oh, oui, bien sûr. Celles que nous proposons sont décorées d’un petit dinosaure sur le dessus. Nous avons un modèle avec un tyrannosaure, un autre avec un stégosaure, et un avec un tricératops.

— Combien pour le tricératops ?

— Quatorze dollars quatre-vingt-dix cents.

— Vous faites de la vente par correspondance ?

— Aucun problème.

— J’aimerais en acheter un et l’expédier…, (Il s’interrompit pour réfléchir : où diable se trouvait l’université de Duke ?) en Caroline du Nord.

— Très bien. Quelle est l’adresse ? — Je n’en suis pas sûr. Mettez simplement « Professeur Raymond Alexander, université de Duke, Durham, Caroline du Nord ». Je suis sûr que le colis lui parviendra.

— Envoi par UPS ?

— Ce serait parfait.

Il entendit les touches d’un clavier d’ordinateur qui cliquetaient.

— Les frais d’expédition se montent à huit dollars cinquante. Comment souhaitez-vous régler ?

— Par carte Visa.

— Votre numéro, je vous prie ?

Il sortit son portefeuille et lui lut la série de chiffres, ainsi que la date d’expiration et son nom. Puis il raccrocha, se remit à l’aise sur le canapé, bras croisés sur la poitrine, assez content de lui.

« Cher docteur Simcoe,

Pardonnez-moi de vous ennuyer avec un e-mail que vous n’avez pas sollicité. J’espère qu’il franchira votre filtre antispams. Je me doute que vous devez être inondé de messages depuis que vous êtes passé à la télé, mais il fallait que je vous écrive pour vous faire connaître l’impact que ma vision a eu sur moi.

J’ai dix-huit ans et je suis enceinte. Pas de beaucoup — seulement deux mois. Je n’en avais pas encore parlé à mon petit ami, ni à mes parents. Je pensais que tomber enceinte était la pire chose qui puisse m’arriver. Je suis encore au lycée et mon petit ami entrera à l’université cet automne. Nous ne pouvions pas avoir un bébé maintenant, c’est ce que je me disais… et donc j’avais pensé à me faire avorter. J’avais déjà pris un rendez-vous.

Et puis j’ai eu ma vision… et c’était incroyable ! C’était moi et Brad (c’est le prénom de mon petit ami), et notre fille, et nous habitions tous ensemble une jolie maison, dans vingt et un ans. Ma fille était adulte — et même un peu plus âgée que moi aujourd’hui — et elle était très jolie. Elle nous parlait de ce garçon qu’elle fréquentait à l’université, et elle demandait si elle pourrait l’inviter à dîner un de ces soirs, et elle était sûre que nous allions l’adorer, et bien sûr nous avons accepté, parce que c’était notre fille et que c’était important pour elle, et…

Excusez-moi, je parle trop. J’en reviens au point important : ma vision m’a permis de savoir que tout allait bien se passer. J’ai annulé l’avortement, et Brad et moi cherchons un petit appartement pour vivre ensemble et, à ma grande surprise, mes parents n’ont pas été catastrophés et ils sont même prêts à nous aider un peu, pour les dépenses. Je sais que beaucoup de gens vous raconteront comment leur vision a détruit leur existence. Je voulais juste vous dire qu’elle a amélioré la mienne énormément et qu’elle a sauvé la vie de la petite fille que je porte en ce moment. Merci… pour tout.

Jean Alcott »


« Docteur Simcoe,

Aux infos, on entend parler de gens qui ont eu une vision extraordinaire. Ce n’est pas mon cas. Dans la mienne, j’habitais exactement la même maison où je vis actuellement. J’étais tout seul, ce dont j’ai l’habitude parce que mes enfants sont grands et que ma femme est souvent absente pour 165 son travail. En fait, à part quelques petites choses qui ont changé — un ou deux meubles, et une nouvelle peinture sur un mur — il n’y avait rien pour m’indiquer que c’était mon futur.

Et vous savez quoi ? J’aime ça. Je suis un homme heureux, je mène une vie agréable. Savoir que je vais profiter d’au moins vingt ans de plus de cette même vie est une pensée qui me ravit. Toute cette histoire de visions a mis la vie de pas mal de gens sens dessus dessous, apparemment, mais pas la mienne. Je voulais juste que vous le sachiez.

Cordialement,

Tony DiCiccio »


E-MAILS SUR LE SITE WEB DU PROJET MOSAÏQUE

Brooklyn, New York : Bon, il y avait ce drapeau américain dans mon rêve et il avait cinquante-deux étoiles : une rangée de sept, une rangée de six, ensuite sept, et puis six, comme ça, pour un total de cinquante-deux. J’imagine que le cinquante et unième Etat doit être Puerto Rico, non ? Mais je deviens dingue à essayer de trouver ce que le cinquante-deuxième peut bien être. Si vous le savez, merci de me le dire par e-mail…


* * *

Edmonton, Alberta : Je ne suis pas intelligent. J’ai la maladie de Down, mais je suis quelqu’un de gentil. Dans ma vision, je parlais en utilisant des mots compliqués, alors je devais être intelligent. Je veux redevenir intelligent.


* * *

Indianapolis, Indiana : Merci d’arrêter l’envoi des e-mails disant que je serai président des États-Unis en 2030, ils inondent ma boîte à lettres. Je sais bien que je serai président et quand je viendrai au pouvoir, je balancerai un contrôle fiscal à tous ceux qui me disent encore que…


* * *

Islamabad, Pakistan (autotraduction du texte d’origine en arabe) : Dans ma vision, j’ai mes deux bras. Mais aujourd’hui je n’en ai qu’un (je suis un vétéran de la guerre terrestre Inde-Pakistan). Je n’ai pas eu l’impression que c’était une prothèse. Je serais intéressé par entrer en contact avec toute personne détenant des informations sur les membres artificiels ou même sur la régénération des membres dans vingt et un ans.


* * *

Chagzhou, Chine (autotraduction du texte d’origine en mandarin) : Apparemment je suis morte, dans vingt et un ans, ce qui ne me surprend pas parce que je suis déjà très âgée. Mais je serais intéressée par toute nouvelle concernant la réussite de mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Leurs noms sont…


* * *

Buenos Aires, Argentine : Presque toutes les personnes à qui j’ai parlé étaient en vacances ou en congé pendant le Flashforward. Mais dans les pays d’Amérique du Sud que je connais le troisième mercredi d’octobre n’est pas un jour férié et il ne tombe pas dans une période de vacances. Alors j’ai pensé que peut-être on est passé à une semaine de travail de quatre jours, avec le mercredi de repos. Personnellement, je préférerais un week-end de trois jours. Quelqu’un sait ce qu’il en est ?


* * *

Auckland, Nouvelle-Zélande : Je connais quatre des numéros gagnants du tirage du Super Huit néo-zélandais du 19 octobre 2030. Dans ma vision, j’encaissais 200 dollars avec le ticket où j’avais ces quatre numéros gagnants. Si vous connaissez d’autres chiffres gagnants pour la même date, j’aimerais que nous fassions équipe pour jouer.


* * *

Genève, Suisse (posté en quatorze langues) : Si quelqu’un a des renseignements concernant l’assassinat de Theodosios (« Théo ») Procopides, merci de me contacter à l’adresse suivante…

Chapitre 14 Jour 6 : dimanche 26 avril 2009

Lloyd et Theo déjeunaient ensemble dans la grande cafétéria du centre de contrôle du LHC. Les fenêtres donnaient sur la cour où les fleurs de printemps étaient toutes écloses. Autour d’eux, d’autres physiciens discutaient de théories et d’interprétations en rapport avec le Flashforward ; une piste prometteuse mettant en cause la défaillance supposée d’un des aimants quadripolaires venait d’être torpillée une heure auparavant. L’aimant fonctionnait parfaitement. C’était le matériel de test qui était défaillant.

Lloyd mangeait une salade, Théo la brochette qu’il avait préparée la veille et qu’il venait de réchauffer au micro-ondes.

— Les gens semblent se faire à la situation mieux que je l’aurais pensé, dit Lloyd. Toutes ces morts, toutes ces destructions, et les gens s’époussettent, ils retournent au travail et à leur train-train quotidien.

Théo acquiesça.

— Ce matin, j’ai écouté la radio. Un type disait qu’il y avait eu beaucoup moins de recours aux cellules d’aide psychologique qu’on l’avait prévu. En fait, un tas de gens ont apparemment annulé les séances de thérapie qu’ils avaient retenues, depuis le Flashforward.

— Pourquoi ? fit Lloyd, surpris.

— Il a dit que c’était à cause de la catharsis, répondit Théo avec un sourire. Je vous le dis, ce bon vieil Aristote savait de quoi il parlait : donnez aux gens une occasion de se purger de leurs émotions et ils en ressortent en meilleure santé. Beaucoup ont perdu un être cher pendant le Flashforward : l’épanchement de chagrin a été très positif sur le plan psychologique. Le type de la radio disait que quelque chose de comparable s’était produit il y a une dizaine d’années avec la mort de la princesse Diana : pendant les mois suivants, les thérapeutes ont été notablement moins sollicités. Naturellement, le plus gros de la catharsis s’est déroulé en Angleterre, mais, juste après la mort de Lady Di, vingt-sept pour cent des Américains ont dit avoir l’impression qu’ils avaient perdu quelqu’un qu’ils connaissaient personnellement…

Bien sûr, on ne se remet pas facilement de la perte d’une épouse ou d’un enfant, mais de celle d’un oncle ? D’un lointain cousin ? D’un acteur qu’on aimait bien ? D’un collègue de travail ? C’est une grosse délivrance.

— Mais si tout le monde traverse la même épreuve…

— C’était justement ce qu’il soulignait, dit Théo. Vous voyez, en temps normal, si vous perdez quelqu’un dans un accident, vous vous effondrez, et ça dure des semaines, des mois… et tout le monde autour de vous renforce votre droit à la tristesse. On vous dit : « Il faut le temps qu’il faut pour faire son deuil ». Tout le monde vous apporte son soutien émotionnel. Mais si tous les autres ont eux aussi à affronter une perte, il n’y a plus cet effet béquille. Il n’y a personne pour vous tenir un discours apaisant. Vous n’avez pas d’autre choix que de vous ressaisir et de vous remettre au boulot. C’est la même chose pour les gens qui traversent une guerre. N’importe quelle guerre est bien plus dévastatrice en termes quantitatifs que la pire tragédie personnelle, mais quand la paix revient la plupart des gens reprennent simplement le cours de leur vie. Tout le monde a enduré les mêmes épreuves. Il faut juste isoler la période, l’oublier et continuer. C’est ce qui se passe en ce moment, apparemment.

— Je ne pense pas que Michiko se remettra de la perte de Tamiko.

Elle devait rentrer du Japon dans la soirée.

— Non, non, bien sûr que non. Pas dans le sens où ça ne cessera jamais d’être douloureux pour elle. Mais elle a déjà repris le cours de sa vie. Et que peut-elle faire d’autre ? Il n’y a vraiment pas d’autre choix.

Franco della Robbia, le physicien barbu d’une cinquantaine d’années, s’arrêta devant leur table, son plateau en mains.

— Ça ne vous dérange pas si je me joins à vous ?

Lloyd leva les yeux de son assiette.

— Salut, Franco. Pas du tout, non.

Théo décala sa chaise sur la droite et della Robbia s’assit.

— Vous faites fausse route avec Minkowski, vous savez, dit-il. Les visions ne peuvent pas être celles d’un futur réel.

Lloyd piqua dans sa salade.

— Pourquoi pas ?

— Eh bien, reprenons votre prémisse. Dans vingt et un ans, j’aurai une connexion entre ma personne future et ma personne passée. En clair, ma personne passée verra exactement ce que fait ma personne future. Bon, ma personne future n’a peut-être aucune indication manifeste de cette connexion, mais c’est sans importance : il saura à la seconde près quand la connexion commencera et quand elle s’achèvera. J’ignore ce que votre vision vous a montré, mais dans la mienne je me trouvais à Sorrente, enfin je pense que c’était Sorrente. J’étais assis sur un balcon surplombant la baie de Naples. Très joli, très agréable, mais ce n’est pas du tout ce que je ferais le 23 octobre 2030 si je savais que mon être passé allait entrer en contact avec moi. Je me trouverais plus probablement dans un endroit dépourvu de tout détail risquant de détourner l’attention de mon être passé. Disons que je m’enfermerais dans une pièce vide ou que je regarderais un mur nu. Et à précisément 17 h 21, heure de Greenwich, je me mettrais à réciter les faits que je voudrais que mon être passé connaisse, du genre : « Le 11 mars 2012, sois prudent quand tu traverseras la Via Colombo, sinon tu feras une chute et tu te casseras la jambe », « A ton époque, l’action Bertelsmann est à 42 euros, mais en 2030 elle sera à 690, alors achètes-en un paquet pour financer ta retraite », « Voici les vainqueurs des coupes du monde successives entre ton époque et la mienne ». Vous m’avez compris. J’aurais tout écrit sur un morceau de papier et je me contenterais de le réciter, pour me donner le plus d’informations utiles pendant cette fenêtre d’une minute et quarante-trois secondes. (L’Italien se tut un instant, pour donner plus d’emphase à sa conclusion.) Or le fait que personne n’ait fait le récit d’une vision de ce genre signifie que ce que nous avons vu ne peut pas être le futur réel de la ligne temporelle que nous suivons actuellement.

Lloyd se rembrunit.

— Il est possible que certaines personnes aient fait exactement ça. En réalité, le public ne connaît qu’une infime partie de ce que contenaient les milliards de visions. Si j’avais l’intention de donner à ma personne passée un tuyau boursier et que je ne savais pas le futur immuable, la première chose que je lui dirais serait : « Ne partage cette info avec personne ». Peut-être que ceux qui ont fait ce que vous suggérez évitent simplement d’en parler.

— S’il n’y avait eu que quelques dizaines de personnes à avoir une vision, ce serait possible, répondit délia Robbia. Mais avec des milliards ? Quelqu’un aurait forcément vendu la mèche. En fait, j’ai la ferme conviction que presque tout le monde aurait tenté de communiquer avec son alter ego du passé.

Lloyd regarda Théo, puis délia Robbia.

— Pas s’ils savaient que ça ne servirait à rien, et que rien de ce qu’ils pourraient dire ne changerait ce qui est déjà inscrit dans le marbre.

— Ou peut-être que tout le monde a oublié, dit Théo. Peut-être qu’entre maintenant et 2030 les souvenirs des visions disparaîtront. On oublie ses rêves, après tout. On peut s’en rappeler juste après le réveil, mais quelques heures plus tard, il n’y a plus rien. Donc les visions pourraient s’effacer d’elles-mêmes au cours des prochaines vingt et une années.

Délia Robbia secoua la tête avec gravité.

— Même en retenant cette hypothèse — et il n’y a aucune raison de penser qu’elle puisse se réaliser — tous les médias ayant parlé des visions existeraient toujours en 2030. Tous les bulletins d’informations, toutes les couvertures télé, tout ce que les gens pourraient écrire sur eux-mêmes dans leur journal intime ou dans des courriers à des amis, à des proches… La psychologie n’est pas mon domaine et je ne débattrai pas de la nature faillible de la mémoire humaine. Mais les gens disposeraient d’innombrables moyens de savoir ce qui va se produire le 23 octobre 2030 et nombre d’entre eux tenteraient de communiquer avec le passé.

— Attendez une minute…, fit Théo. Attendez une minute ! (Lloyd et délia Robbia tournèrent vers lui des regards intrigués.) Vous ne voyez donc pas ? C’est la loi de Niven !

— Quoi ? dit Lloyd.

— Qui est Niven ? voulut savoir l’Italien.

— Un écrivain de science-fiction américain. Il a dit que dans tout univers où le voyage dans le temps est une possibilité, aucun engin temporel ne sera jamais inventé. Il a même écrit une nouvelle sur le sujet : un scientifique met au point une machine à voyager dans le temps et juste au moment où elle est achevée, il lève les yeux et voit le soleil se transformer en nova. L’univers va l’anéantir plutôt que d’autoriser les paradoxes inhérents au voyage temporel.

— Et alors ? dit Lloyd.

— Alors la communication avec soi-même venu du passé est une forme de voyage temporel, puisque ça revient à envoyer des informations à rebours dans le temps. Et pour les gens qui ont essayé de le faire, l’univers peut avoir bloqué la tentative. Pas par quelque chose d’aussi grandiose que l’explosion du soleil, mais simplement en empêchant la communication de fonctionner. (Son regard passa plusieurs fois de Lloyd à della Robbia.) Vous ne comprenez pas ? C’est ce que j’ai dû essayer de faire en 2030 : communiquer avec le Theo venu du passé, mais au lieu d’y parvenir, je me suis retrouvé sans vision.

Lloyd s’efforça d’adopter un ton doux :

— Il semble qu’il y ait dans les visions d’autres personnes un certain nombre de preuves que vous êtes réellement mort en 2030…

Théo voulut répondre, hésita, et finalement il accepta sa défaite.

— Vous avez raison. Vous avez raison, désolé.

Lloyd préféra ne pas s’appesantir sur le sujet. Jusqu’à cet instant il ne s’était pas rendu compte que la situation devait être très diffìcile à vivre pour son ami. Il se tourna vers della Robbia.

— Eh bien, Franco, si ce n’étaient pas des visions de notre futur, que représentaient-elles ?

— Une ligne temporelle alternative, bien sûr. C’est tout à fait raisonnable, selon l’IMM.

En physique quantique, l’interprétation des mondes multiples disait que chaque fois qu’un événement pouvait prendre deux directions, au lieu qu’il n’y en ait qu’une des deux qui se réalise, chacune se réalise, mais dans un univers distinct de l’autre.

— Plus précisément, les visions décrivent un univers qui s’est détaché de l’univers présent, que nous connaissons, au moment de votre expérience avec le LHC. Elles montrent le futur tel qu’il sera dans un univers où l’effet de déplacement temporel ne s’est pas produit.

Mais Lloyd n’était pas convaincu.

— Vous ne croyez toujours pas à l’IMM, hein ? L’IT démolit ça.

Un argument classique en faveur de l’interprétation multimondes est l’expérience hypothétique du chat de Schrôdinger : mettez un chat dans une boîte hermétiquement scellée avec un poison fulgurant qui a cinquante pour cent de chances d’être activé sur une période d’une heure. À la fin de ladite heure, ouvrez la boîte et voyez si le chat est toujours vivant. Selon l’interprétation de Copenhague — la version classique de la mécanique quantique —, tant que personne n’a regardé à l’intérieur de la boîte, le chat est supposé n’être ni mort ni vivant, mais plutôt dans un état équivalent à une superposition des deux états possibles. L’acte qui consiste à regarder dans la boîte — donc l’observation — fait s’effondrer la fonction d’onde, forçant le chat à se résoudre à l’une ou l’autre des alternatives. À cela près que, puisque l’observation pouvait aller dans deux sens, ce que les tenants de l’IMM disent s’être réellement produit est que l’univers s’est scindé au moment de l’observation. Un univers continue à se développer avec le chat mort, un autre avec le chat vivant.

John G. Cramer, un physicien qui avait souvent travaillé au CERN, mais qui d’habitude travaillait avec l’université de Washington, n’aimait pas du tout l’importance que l’interprétation de Copenhague donnait à l’observateur. Dans les années 1980, il proposa une explication alternative : l’IT, l’interprétation transactionnelle. Pendant la décennie suivante et la première du deuxième millénaire, l’IT gagna en popularité parmi les physiciens.

L’idée était la suivante : on considère le pauvre chat de Schrôdinger au moment où la boîte est scellée autour de lui, et l’oeil de l’observateur, au moment où, une heure plus tard, il se pose sur le chat. Dans l’interprétation transactionnelle, le chat émet une « onde de reconnaissance » réelle, physique, qui se déplace en avant dans le futur et en arrière dans le passé. Lorsque l’onde de reconnaissance atteint l’oeil, celui-ci émet une « onde de confirmation », laquelle se déplace en arrière dans le passé et en avant dans le futur. L’onde de reconnaissance et l’onde de confirmation s’annulent mutuellement partout dans l’univers sauf sur la ligne directe entre le chat et l’oeil, où elles se renforcent l’une l’autre, produisant une transaction. Le chat et l’oeil ayant communiqué à travers le temps, il n’y a pas d’ambiguïté et aucun besoin que la fonction d’onde s’effondre : le chat existe dans la boîte exactement comme il sera ultérieurement observé. Il n’y a pas non plus de scission de l’univers en deux univers : puisque la transaction couvre l’intégralité de la période signifiante, il n’y a aucune nécessité de division. L’oeil voit le chat tel qu’il a toujours été, soit vivant, soit mort.

— Vous aimeriez que ce soit conforme à l’interprétation transactionnelle, dit della Robbia. Ça démolirait le libre arbitre. Tout photon émis sait ce qui finira par l’absorber.

— Bien sûr, dit Lloyd. Je reconnais que l’interprétation transactionnelle renforce le concept de l’univers considéré comme un bloc… Mais c’est votre interprétation multimondes qui démolit vraiment le concept de libre arbitre.

— Comment pouvez-vous dire ça ? s’exclama della Robbia avec une exaspération très italienne.

— Il n’existe pas de hiérarchie parmi les mondes multiples, répondit Lloyd. Disons que je me promène sur une route et que j’arrive à une fourche. Je pourrais aller à droite, ou à gauche. Quelle direction vais-je choisir ?

— Celle que vous voulez ! dit della Robbia d’un air fanfaron. Le libre arbitre !

— N’importe quoi ! fit Lloyd. Selon l’interprétation multimondes, je choisis la direction que l’autre version de moi-même a rejetée. S’il va à droite, je dois aller à gauche ; si je vais à droite, il doit aller à gauche. Et seule l’arrogance m’amènerait à penser que ç’a toujours été mon choix dans cet univers qui a été retenu, et que ç’a toujours été l’autre choix, qui était simplement l’alternative, qui devait s’exprimer dans un autre univers. L’interprétation multimondes donne l’illusion du choix, alors qu’en fait elle est totalement déterministe.

L’Italien se tourna vers Théo, bras écartés en un appel au bon sens.

— Mais l’interprétation transactionnelle dépend d’ondes qui voyagent à rebours dans le temps !

— Je pense que nous avons maintenant suffisamment démontré la réalité de l’information voyageant à rebours dans le temps, Franco, dit Théo d’un ton aimable. Par ailleurs, ce que Cramer a réellement dit, c’est que la transaction s’opère de façon atemporelle : en dehors du temps.

Lloyd commençait à s’enthousiasmer pour le débat, d’autant qu’il avait maintenant un allié.

— Et votre version de ce qui est arrivé est celle qui exige le voyage dans le temps, fit-il remarquer.

Délia Robbia parut abasourdi.

— Quoi ? Comment ? Les visions sont simplement l’aperçu d’un univers parallèle.

— Dans l’interprétation des mondes multiples, tous les univers parallèles qui pourraient exister évolueraient certainement au même rythme que le nôtre. Si vous pouviez regarder dans un univers parallèle, vous verriez toujours la journée présente, le 26 avril 2009. En fait, tout le concept de calcul quantique dépend d’univers parallèles évoluant exactement à la même vitesse que le nôtre. Donc, oui, si vous pouviez voir dans un univers parallèle, vous verriez peut-être un monde où vous seriez allé vous asseoir à la table de Michael Burr, là-bas, au lieu d’être avec nous, mais ce serait toujours maintenant. Ce que vous suggérez, c’est d’ajouter un contact avec un univers parallèle en plus d’une vision du futur. Il est déjà assez difficile d’accepter une de ces idées sans devoir en plus accepter l’autre, et…

Jake Horowitz s’approcha de leur table.

— Excusez-moi d’interrompre votre conversation, dit-il, mais il y a un appel pour vous, Théo. Le type dit que c’est en rapport avec votre message sur le site Mosaïque.

Théo quitta la table sans hésiter, abandonnant derrière lui sa brochette à demi grignotée.

— Ligne 3, dit Jacob qui le suivait.

Il y avait un bureau désert juste à la sortie de la cafétéria et Théo s’y engouffra. Le téléphone n’affichait pas l’identité du correspondant, seulement la mention « hors zone ». Théo prit le combiné.

— Allô. Ici Théo Procopides.

— Mon Dieu, fit une voix masculine en anglais, à l’autre bout. C’est zarbi, parler à quelqu’un alors que vous savez qu’il va mourir…

Théo n’avait aucune réponse à ce genre de remarque, aussi alla-t-il directement au coeur du sujet :

— Vous avez des renseignements sur mon assassinat ?

— Oui, je crois. Dans ma vision, j’ai lu quelque chose à ce sujet.

— Qu’est-ce que ça disait ?

L’homme relata l’essentiel de ce qu’il avait lu. Il n’y avait pas de faits nouveaux.

— Est-ce que l’article parlait des gens que j’ai pu laisser derrière moi ? Vous savez, si j’avais une femme, des enfants…

— Oh, ouais. Attendez, j’essaie de m’en souvenir…

J’essaie de m’en souvenir. Son futur était chose accessoire. Personne ne s’en souciait vraiment. Ce n’était pas important, ni réel. Juste un type cité dans un journal.

— Ouais, fit la voix. Ouais, vous laisserez une femme et un fils.

— L’article donnait leurs prénoms ?

L’autre souffla dans le microphone tout en réfléchissant.

— Le fils, c’était… Constantin ; enfin, il me semble.

Constantin. Le prénom de son père. Oui. Théo avait toujours pensé à ce prénom si un jour il avait un fils.

— Et la mère du garçon ? Ma femme ?

— Désolé. Me souviens pas.

— S’il vous plaît, essayez…

— Non, vraiment désolé, hein. Je ne me rappelle pas du tout.

— Sous hypnose, tout pourrait vous revenir…

— Eh, vous êtes dingue ? Pas question que je fasse ce genre de truc. Écoutez, je vous ai appelé pour vous aider un peu. Je me suis dit que j’allais faire ma BA, vous pigez ? Juste être sympa, quoi. Mais je ne veux pas me faire hypnotiser, ni qu’on me bourre de drogues ou un truc du genre.

— Mais ma femme… ma veuve… J’ai besoin de savoir qui elle est.

— Pourquoi ? Je ne sais pas à qui je serai marié dans vingt ans, moi. Pourquoi vous, vous devriez savoir ?

— Elle pourrait avoir des pistes qui expliquent pourquoi j’ai été tué.

— Mouais, possible. Mais j’ai fait tout ce que je pouvais pour vous.

— Mais vous avez vu son nom ! Vous connaissez son nom !

— Je viens de vous le dire, ça ne me revient pas. Désolé.

— Je vous en prie… Je vous donnerai de l’argent.

— Sérieux, mec, je ne me souviens pas. Mais si ça me revient, d’accord, je vous rappelle. C’est tout ce que je peux vous promettre.

Théo se força à ne pas protester encore. Il serra les dents, inspira, expira, puis :

— D’accord. Merci. Merci pour ce que vous avez fait. Est-ce que je pourrais avoir votre nom ?

— Désolé, mec. Comme j’ai dit, si un truc me revient, je vous rappelle.

Et son correspondant coupa la communication.

Chapitre 15

Ce soir-là, Michiko revint de Tokyo. Si elle n’était pas en paix, elle semblait au moins ne plus être au bord de l’effondrement.

Après avoir passé l’après-midi à examiner une nouvelle série de simulations par ordinateur, Lloyd alla la prendre à l’aéroport et conduisit la dizaine de kilomètres jusqu’à son appartement de Saint-Genis, et…

Et ils firent l’amour, pour la première fois en cinq jours depuis le Flasbforward. C’était en début de soirée, l’éclairage dans la pièce n’était pas encore allumé, mais le soleil filtrait à travers les volets. Lloyd avait toujours montré plus d’inventivité qu’elle, même si elle se mettait rapidement au diapason. Au début, peut-être avait-il eu des goûts trop excessifs, trop occidentaux pour elle, mais au fil du temps elle s’était adaptée et il s’efforçait toujours d’être un amant attentionné. Mais aujourd’hui ils avaient joué la simplicité : la position du missionnaire et rien de plus. D’habitude, les draps étaient trempés de sueur quand ils en avaient fini, cette fois ils demeurèrent secs. Ils restaient même bordés d’un côté du lit.

Étendu sur le dos, Lloyd contemplait le plafond enténébré. Michiko était allongée à côté de lui, un bras passé en travers de sa poitrine. Ils restèrent silencieux et immobiles un long moment. Chacun était perdu dans ses pensées.

Finalement, elle prit la parole :

— Je t’ai vu sur CNN, quand j’étais à Tokyo. Tu crois vraiment que nous n’avons aucun libre arbitre ?

La question l’étonna un peu.

— Eh bien, nous pensons l’avoir, ce qui revient au même, je suppose. Mais l’inévitabilité est une constante dans un grand nombre de systèmes de croyances. Prenons la Cène. Jésus a dit à Pierre — Pierre, souviens-toi, qui sera justement la pierre sur laquelle il avait dit qu’il construirait son église —, Jésus a donc dit à Pierre que celui-ci le renierait trois fois. Pierre a protesté et a affirmé que jamais cela ne se produirait, mais, bien sûr, il l’a fait. Et Judas Iscariote, en qui j’ai toujours vu un personnage tragique, était destiné à livrer le Christ aux autorités, qu’il le veuille ou pas. Le concept du rôle qu’on a à jouer, une destinée à accomplir, est bien plus ancien que le concept de libre arbitre… Oui, je crois vraiment que le futur est aussi immuable que le passé. Et le Flashforward le confirme : si le futur n’était pas immuable, comment chacun pourrait avoir des visions de lendemains cohérents ? Est-ce que la vision de chacun ne serait pas différente des autres ? Ou plutôt, est-ce qu’il ne serait possible à personne d’avoir la moindre vision ?

Michiko réfléchit un moment.

— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre. Je veux dire, quel intérêt de continuer si tout est déjà fixé ?

— Quel intérêt de lire un roman dont la fin a déjà été écrite ?

Elle se mordilla la lèvre inférieure.

— Le concept d’univers sous forme d’un bloc est la seule chose qui ait un sens dans un univers relativiste, dit Lloyd. Effectivement, c’est seulement la relativité avec un R majuscule : la relativité pose qu’aucun point dans l’espace n’a plus d’importance qu’un autre, qu’il n’y a aucun cadre fixe de référence à partir duquel mesurer les autres positions. Eh bien, l’univers-bloc dit qu’aucun moment n’est plus important qu’un autre : le « moment présent » est une illusion complète et s’il existe une chose telle qu’un présent universel, si le futur est déjà écrit, alors le libre arbitre est également une illusion, de toute évidence.

— Je n’en suis pas aussi certaine que toi, dit Michiko. J’ai l’impression d’avoir mon libre arbitre.


— Même après ça ? fit Lloyd d’une voix qui devenait un peu tranchante. Même après le Flashforward ?

— Il y a d’autres explications pour la version cohérente du futur, dit-elle.

— Oh ? Par exemple ?

— Par exemple, ce n’est qu’un des futurs possibles, un lancer de dés. Si le Flashforward venait à se reproduire, nous verrions un futur complètement différent.

Lloyd secoua la tête et ses cheveux bruissèrent contre l’oreiller.

— Non. Non, il n’y a qu’un seul futur, tout comme il n’y a qu’un seul passé. Aucune autre interprétation n’a de sens.

— Mais vivre sans libre arbitre…

— C’est comme ça, d’accord ? l’interrompit-il d’un ton sec. Pas de libre arbitre. Pas de choix.

— Mais…

Il n’y a pas de, mais.

Michiko se tut. La poitrine de Lloyd se soulevait et s’abaissait sur un rythme rapide, et sans aucun doute Michiko pouvait sentir les battements du cœur de son amant. Ils restèrent sans bouger pendant un long moment puis, enfin, elle dit :

— Ah.

Lloyd arqua les sourcils même si Michiko ne pouvait pas voir son expression. Mais elle sentit que son expression faciale s’était modifiée.

— Je comprends, ajouta-t-elle.

Il était irrité et il ne chercha pas à le cacher.

— Quoi donc ?

— Je comprends que tu n’en démordes pas, en ce qui concerne le futur immuable. Pourquoi tu crois que le libre arbitre n’existe pas.

— Et pourquoi, d’après toi ?

— À cause de ce qui est arrivé. À cause de tous ces gens qui sont morts, de tous les autres qui ont été blessés. (Elle se tut, comme si elle attendait qu’il termine son raisonnement. Devant son mutisme, elle poursuivit.) Si nous disposions du libre arbitre, tu te culpabiliserais pour ce qui est arrivé, tu devrais en endosser la responsabilité. Tout ce sang serait sur tes mains. Mais si nous n’avons pas de libre arbitre, alors ce n’est pas ta faute. Ce qui sera est déjà. Tu as appuyé sur le bouton qui a déclenché l’expérience parce que tu as toujours appuyé sur ce bouton, et que tu appuieras toujours dessus. C’est un moment figé dans le temps, comme tous les autres.

Lloyd ne dit rien. Il n’y avait rien à dire. Elle avait raison, bien sûr. Il sentit une brusque chaleur envahir ses joues.

Était-il à ce point superficiel ? À ce point désespéré ?

Rien, dans aucune théorie physique, n’aurait permis de prévoir le Flashforward. Il n’était pas un quelconque médecin qui avait oublié de se renseigner sur les derniers effets secondaires découverts pour tel traitement. Il ne s’agissait pas d’une faute professionnelle. Personne — ni Newton, ni Einstein, ni Hawking — n’aurait pu prédire le résultat de l’expérience avec le LHC.

Il n’avait commis aucune faute.

Aucune.

Et pourtant il aurait donné n’importe quoi pour changer ce qui s’était produit. N’importe quoi.

Et il savait que s’il admettait ne serait-ce qu’une seconde la possibilité que tout aurait pu être différent, qu’il aurait pu éviter tous ces accidents de voiture, ces crashs d’avions, ces chutes dans les escaliers et ces opérations chirurgicales ratées, qu’il aurait pu empêcher que la petite Tamiko perde la vie, alors il passerait le restant de son existence à être écrasé par la culpabilité pour ce qui était arrivé. Minkowski l’absolvait de cette torture.

Ceux qui souhaitaient que les visions ne décrivent pas le véritable futur avaient espéré que, prises collectivement, elles se contrediraient : que dans la vision d’une personne, un démocrate serait président des États-Unis en 2030, alors que dans une autre ce serait un républicain qui occuperait le Bureau ovale. Dans l’une, il y aurait des voitures volantes partout ; dans une autre, tous les véhicules individuels auraient été bannis au profit des transports publics. Dans celle-ci, des extraterrestres étaient venus en visite sur Terre ; dans celle-là, nous avions eu confirmation d’être seuls dans l’univers.

Mais le projet Mosaïque de Michiko rencontrait un succès énorme, avec plus de cent mille messages par jour, qui se combinaient pour dépeindre un 2030 cohérent, plausible, chaque vision apportant sa pierre à l’édifice général.

En 2017, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, Elizabeth II, reine d’Angleterre, d’Écosse, d’Irlande du Nord, du Canada, des Bahamas et d’innombrables autres contrées, s’éteignait. Son fils Charles, alors âgé de soixante et un ans et complètement insane, choisissait de ne pas monter sur le trône, sur l’insistance de ses conseillers. William, le fils aîné de Charles, stupéfiait le monde en renonçant à la couronne, ce qui menait le Parlement à déclarer la dissolution de la monarchie.

Le Québec faisait toujours partie du Canada. Les sécessionnistes étaient maintenant une toute petite minorité, mais ils donnaient toujours de la voix.

En 2019, l’Afrique du Sud concluait enfin ses procès pour crimes contre l’humanité intentés après la fin de l’apartheid et plus de cinq mille personnes étaient condamnées. Le président Desmond Tutu, quatre-vingt-huit ans, leur pardonnait et les amnistiait tous, pour mettre un terme à cette sombre période.

Personne n’avait encore posé le pied sur Mars — les visions qui avaient suggéré le contraire se révélant n’être que des simulations de réalité virtuelle proposées à Disney World.

Le président des États-Unis était un Afro-Américain et apparemment il n’y aurait pas de femme à ce poste d’ici à 2030. Mais l’Église catholique avait enfin décidé d’ordonner prêtres des femmes.

Cuba n’était plus communiste. La Chine était le dernier pays communiste au monde et son emprise sur son peuple paraissait aussi ferme dans vingt et un ans qu’en 2009. Sa population atteignait presque les deux milliards d’individus.

La raréfaction de l’ozone avait des effets visibles : même par temps nuageux, les gens portaient des chapeaux et des lunettes à verres fumés.

Les voitures ne pouvaient pas voler, mais elles pouvaient léviter à environ deux mètres du sol. L’entretien des routes avait été sérieusement réduit. Les voitures n’avaient plus besoin d’une surface plane et dure pour se déplacer. En certains endroits, on avait même supprimé les routes pour les remplacer par des ceintures vertes. Le Christ n’était pas revenu sur Terre.

Le rêve de l’intelligence artificielle n’était toujours pas devenu réalité. Quoique les ordinateurs parlants soient légion, aucun ne montrait la moindre étincelle de conscience.

La fertilité du sperme masculin continuait à baisser dans le monde entier. Dans les régions développées, l’insémination artificielle était maintenant chose commune, et couverte par des programmes médico-sociaux au Canada, dans toute l’Union européenne et même aux États-Unis. Dans le tiers-monde, la natalité chutait pour la première fois.

Le 6 août2030 — pour le quatre-vingt-cinquième anniversaire de la bombe atomique de Hiroshima — une cérémonie se tint dans cette ville, au cours de laquelle fut annoncée l’interdiction mondiale du développement des armes nucléaires.

En dépit de l’interdiction de les chasser, les cachalots n’existaient plus en 2030. Plus d’une centaine se suicidaient en 2022 en s’échouant sur les plages, dans diverses régions du globe. Personne n’avait pu expliquer pourquoi.

Dans une victoire du bon sens, quatorze grands journaux d’Amérique du Nord s’accordaient pour cesser de publier des horoscopes, déclarant qu’imprimer de telles absurdités était contraire à leur mission première, la propagation de la vérité.

Un remède au SIDA était découvert en 2014 ou 2015. Le nombre total de décès dus à cette maladie était estimé à soixante-quinze millions d’individus, soit l’équivalent des ravages que la peste noire avait causés sept siècles plus tôt. On n’avait toujours pas trouvé de remède au cancer, mais la plupart des formes de diabètes pouvaient être diagnostiquées et corrigées avant la naissance.

La nanotechnologie n’était toujours pas au point.

George Lucas n’avait pas terminé de tourner les neufs volets de la saga Star Wars.

Il était maintenant interdit de fumer dans tous les lieux publics, y compris extérieurs, aux États-Unis et au Canada. Une coalition de pays du tiers-monde poursuivait en justice les États-Unis devant la Cour internationale de justice de La Haye pour avoir sciemment promu la consommation du tabac dans les pays en voie de développement.

Bill Gates était ruiné : l’action Microsoft dévissait sévèrement en 2027, suite à une nouvelle version du bug de l’an 2000. Les vieux logiciels de Microsoft enregistraient les dates sous forme de chaînes de trente-deux bits représentant le nombre de secondes écoulées depuis le 1er janvier 1970. Or, en 2027 ils arrivaient à bout de leur capacité de stockage. Quand des cadres supérieurs de la compagnie avaient essayé de revendre leurs propres actions, le titre avait plongé encore plus bas. La société finissait par faire une demande de redressement judiciaire en 2029.

Le revenu moyen aux États-Unis semblait s’établir aux alentours de 157 000 dollars l’an. Une baguette coûtait 4 dollars.

Le film le plus rentable de tous les temps était le remake de 2026 de La Guerre des mondes.

À la Harvard Business School, l’apprentissage du japonais était maintenant obligatoire pour tous les étudiants en maîtrise de gestion.

Pour 2030, les couleurs dominantes de la mode étaient le jaune pâle et l’orange foncé. Les femmes portaient de nouveau les cheveux longs.

Les rhinocéros étaient maintenant élevés dans des fermes, pour leurs cornes toujours très prisées en Orient. Ils n’étaient plus menacés d’extinction.

Au Zaïre, tuer un gorille était devenu un crime capital.

Donald Trump faisait construire une pyramide destinée à accueillir sa dépouille, dans le Nevada. Achevée, elle serait de dix mètres plus haute que la grande pyramide de Gizeh.

L’équipe des Volcanoes de Honolulu seraient les vainqueurs de la série mondiale de base-ball en 2029.

Les îles Turques-et-Caïques étaient devenues partie du Canada en 2023 ou 2024.

Après que des tests ADN eurent prouvé cent cas d’erreurs judiciaires après l’exécution des prisonniers, les États-Unis abolissaient la peine de mort.

Pepsi gagnait la guerre des sodas.

Il y aurait un autre krach financier. Ceux qui savaient en ^quelle année gardaient apparemment cette information pour eux.

Les États-Unis finissaient par adopter le système métrique.

L’Inde établissait la première base permanente sur la Lune.

Une guerre se profilait entre le Guatemala et l’Équateur.

En 2030, la population mondiale atteignait les onze milliards d’êtres humains, dont quatre milliards nés après 2009 qui n’avaient donc jamais eu de vision.

Michiko et Lloyd prenaient un dîner tardif dans l’appartement de celui-ci. Il avait préparé une raclette, plat traditionnel suisse qu’il avait appris à aimer, et ils l’arrosèrent d’une bouteille de Blauburgunder. Lloyd n’avait jamais beaucoup bu, mais le vin coulait si facilement en Europe et il arrivait à un âge où un ou deux verres par jour étaient salutaires pour son cœur.

— Nous ne saurons jamais, n’est-ce pas ? dit Michiko après avoir mangé un petit morceau de pomme de terre. Nous ne saurons jamais qui était cette femme que tu as vue dans ta vision, ni qui était le père de mon enfant dans la mienne.

— Oh si, nous le saurons, dit Lloyd. D’ici à douze ou treize ans, avant la naissance de ta fille, tu sauras qui est le père. Et je saurai qui est cette femme le jour où je la rencontrerai. Je la reconnaîtrai certainement, même si elle est plus jeune de plusieurs années qu’elle m’est apparue dans la vision.

Michiko acquiesça, comme si la chose était évidente.

— Mais je veux dire, nous ne saurons pas à temps, pour notre propre mariage, dit-elle d’une petite voix.

— Non, nous ne saurons pas.

Elle soupira.

— Que veux-tu faire ?

Il leva les yeux de son assiette et la regarda. Elle serrait les lèvres, peut-être pour les empêcher de trembler. Elle portait sa bague de fiançailles, bien moins belle qu’il l’aurait souhaitée, bien plus coûteuse qu’il pouvait réellement se le permettre.

— Ce n’est pas juste, fit-il. Je veux dire, bon sang, même Elizabeth Taylor devait penser que c’était « jusqu’à ce que la mort nous sépare » chaque fois qu’elle se mariait. Personne ne devrait aller au mariage en sachant que celui-ci est condamné à finir en échec.

— Alors, quelle est ta décision ? demanda-t-elle. Tu veux annuler nos fiançailles ?

— Je t’aime vraiment, dit-il enfin. Tu le sais.

— Alors quel est le problème ?

Quel était le problème ? Était-ce l’idée du divorce qui le terrifiait — ou seulement celle d’un divorce douloureux, comme celui que ses parents avaient enduré ? Qui aurait pensé qu’une chose aussi simple que le partage des biens puisse dégénérer en une guerre totale, avec des accusations vicieuses de chaque côté ? Qui aurait imaginé que deux personnes qui avaient économisé et s’étaient sacrifiées des années durant pour acheter à l’autre de somptueux cadeaux de Noël comme gages de leur amour finiraient par faire appel à la loi pour reprendre ces présents à la seule personne au monde pour qui ils avaient de l’importance ? Qui aurait cru qu’un couple qui avait si malicieusement choisi pour ses enfants des prénoms qui étaient en fait des anagrammes — Lloyd et Dolly — utiliserait ces mêmes enfants comme des pions, des armes ?

— Je suis désolé, chérie, dit Lloyd. Ça me déchire le coeur, mais je ne sais pas ce que je veux faire.

— Tes parents ont depuis longtemps réservé leurs places d’avion pour venir à Genève, ma mère aussi, dit Michiko. Si nous ne devons pas aller jusqu’au mariage, il faut prévenir les gens. Tu dois prendre une décision.

Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas que sa décision était déjà prise, que quoi qu’il fasse/ait fait était décrit pour l’éternité dans l’univers-bloc. Ce n’était pas qu’il devait prendre une décision, mais plutôt que cette décision qui avait toujours été prise soit révélée, tout simplement.

Et donc…

Chapitre 16

Il était temps pour Théo de rentrer chez lui. Non pas à l’appartement de Genève qui avait été son lieu de résidence ces deux dernières années, mais chez lui, à Athènes. Là où se trouvaient ses racines.

Et en toute franchise, il valait mieux pour lui ne pas se trouver à proximité de Michiko, au moins pendant quelque temps. Il ne cessait d’avoir des idées folles quand il pensait à elle.

Il n’imaginait pas que quelqu’un de sa famille ait un rapport avec sa mort ; même si, quand il s’était documenté sur le sujet, il était devenu manifeste que c’était généralement le cas, depuis que Caïn avait massacré Abel, Livia empoisonné Auguste, O.J. Simpson tué sa femme, et cet astronaute à bord de la Station spatiale internationale été arrêté, malgré un alibi apparemment parfait, pour le meurtre de sa propre sœur.

Mais non, Théo ne soupçonnait aucun membre de sa famille. Et pourtant, si des visions pouvaient jeter un peu de lumière sur sa mort, ce seraient sûrement celles de ses proches parents. Certains d’entre eux auraient sans doute mené des recherches pour chercher à savoir qui avait tué leur cher Théo.

Il prit un vol de la compagnie aérienne Olympic pour Athènes. Les réductions étaient terminées, car les gens reprenaient l’avion comme avant, assurés que le déplacement temporel de la conscience ne se reproduirait pas. Il passa le temps du vol à trouver les failles dans un modèle théorique pour expliquer le Flashforward reçu par e-mail d’une équipe du DESY, le Deutsches Elektronen-Synchroton, l’autre grand site d’accélérateurs de particules en Europe.

Théo n’était pas revenu au pays depuis quatre ans et il le regrettait. Il serait peut-être mort dans vingt et un ans et il avait laissé s’écouler l’équivalent d’un cinquième de ce temps sans serrer sa mère dans ses bras et savourer sa cuisine, sans revoir son frère, sans profiter de la beauté de sa terre natale. Certes, les Alpes étaient d’une beauté à couper le souffle, mais il y avait quelque chose de stérile dans ces paysages. À Athènes, vous pouviez toujours lever les yeux et apercevoir l’Acropole qui dominait la ville, le soleil à son zénith qui miroitait sur le marbre restauré du Parthénon. Des êtres humains habitaient là depuis des milliers d’années, des millénaires de pensée, de culture, d’art.

Bien sûr, enfant, il avait visité tous ces célèbres sites archéologiques. H se souvenait, à dix-sept ans, d’un voyage de classe en bus à Delphes. Il pleuvait des cordes et il n’avait pas voulu descendre du bus. Mais son professeur, Mme Megas, avait insisté. Ils avaient escaladé des rochers sombres et glissants pour atteindre une forêt luxuriante et arriver à l’endroit où l’on pensait que l’oracle s’asseyait pour dispenser ses visions énigmatiques du futur.

Ce genre d’oracle avait été bien meilleur, songea-t-il. Ces avenirs étaient prétextes à interprétations et débats, pas comme les réalités froides et dures que le monde avait connues récemment.

Ils s’étaient également rendus à Épidaure, un grand cirque creusé dans le paysage, avec ses gradins en cercles concentriques. Ils y avaient vu jouer Œdipe Tyrannos. Il avait refusé de faire comme les touristes qui appelaient la pièce Œdipes Rex. C’était la traduction latine du texte, et en tant que Grec cela l’irritait.

La pièce se jouait en grec ancien. Elle aurait aussi bien pu être déclamée en chinois, pour ce que Théo comprenait des dialogues. Mais ils avaient étudié l’histoire en classe et il savait ce qui se passait. Le futur d’Œdipe lui avait été révélé : il épouserait sa mère et assassinerait son père. Et Œdipe, comme Théo, avait pensé qu’il pourrait changer sa destinée. Préparé par la connaissance de ce qu’il était supposé faire, eh bien, il avait simplement évité de commettre ces horreurs et il avait connu une vie longue et paisible avec sa reine, Jocaste.

Mais Jocaste était en vérité sa propre mère et l’homme qu’Œdipe avait tué des années plus tôt lors d’une querelle sur la route de Thèbes, cet homme n’était autre que son père.

Sophocle avait écrit sa version de l’histoire d’Œdipe deux mille quatre cents ans plus tôt, mais les élèves continuaient à l’étudier car c’était le plus grand exemple d’ironie tragique dans la littérature occidentale. Et que pouvait-il y avoir de plus ironique qu’un Grec confronté au dilemme des anciens : un futur prophétisé, une fin tragique déjà connue, un destin inévitable ? Dans la tragédie grecque, chaque héros avait une hamartia — un défaut fatal — qui rendait sa chute inévitable. Chez certains, l’hamartia était évidente : cupidité, concupiscence ou une inaptitude à respecter la loi.

Mais quel avait été le défaut fatal d’Œdipe ? Quelle facette de son personnage l’avait mené à sa perte ?

En classe, ils en avaient discuté longuement. La forme narrative qu’employaient les tragédiens de la Grèce antique était assez rigide : il y avait toujours une hamartia.

Et Œdipe était… Qu’était-il ?

Pas cupide, stupide ou lâche…

Non, s’il avait un défaut, c’était l’arrogance, cette conviction intime qu’il pouvait contrecarrer la volonté des dieux.

Mais, avait protesté le jeune Théo de l’époque, c’était là un argument faussé. Théo avait toujours été le logicien, avec assez peu de goût pour les lettres classiques, il devait l’admettre. Donc, selon lui, l’arrogance d’Œdipe n’était prouvée que dans la volonté de ce dernier d’échapper à son destin. Si celui-ci avait été moins terrible, il n’aurait jamais eu à se rebeller contre lui et, en conséquence, Œdipe n’aurait jamais été taxé d’arrogance.

Non, avait répondu son professeur, son arrogance était perceptible dans mille petites choses qu’il faisait pendant la pièce. En fait, avait-elle dit d’un ton sarcastique, bien que son nom signifie « Pieds gonflés » — allusion aux séquelles persistantes après que son père lui eut ligoté les pieds et l’eut abandonné, alors qu’il n’était qu’un enfant, en espérant sa mort —, on pouvait aussi bien l’appeler « Tête gonflée ».

Mais Théo ne le voyait pas ainsi. Il ne voyait pas l’arrogance, pas plus que la condescendance. Pour lui Œdipe, qui avait résolu l’énigme vexante du Sphinx, était une intelligence imposante, un grand penseur. Exactement ce que Théo estimait être.

L’énigme du Sphinx : « quel est l’animal qui a quatre pieds au matin, deux à midi et trois au soir ? » Mais l’homme, bien sûr, qui dans son enfance se traîne sur ses pieds et ses mains, à l’âge adulte se tient debout, et s’aide d’un bâton dans sa vieillesse. Quel bel exemple de raisonnement incisif de la part d’Œdipe !

Mais à présent Théo ne vivrait jamais assez vieux pour avoir besoin d’une canne et il ne verrait jamais le crépuscule de son espérance de vie normale. Non : il serait assassiné en pleine force de l’âge… comme le véritable père d’Œdipe, Laïos, qui avait été laissé mort sur le bord d’une route.

À moins, bien sûr, qu’il parvienne à modifier le futur. À moins qu’il puisse se jouer des dieux et éviter sa destinée.

De l’arrogance ? songea-t-il. De l’arrogance ? Quelle blague.

L’avion entama sa descente dans le ciel nocturne d’Athènes.

— Tes parents ont depuis longtemps réservé leurs places d’avion pour venir à Genève, ma mère aussi, dit Michiko. Si nous ne devons pas aller jusqu’au mariage, il faut prévenir les gens. Tu dois prendre une décision.

— Que veux-tu faire ? demanda Lloyd pour gagner du temps.

— Qu’est-ce que je veux faire ? répliqua Michiko, qui semblait abasourdie par cette question. Je veux me marier. Je ne crois pas en un futur immuable. Les visions ne deviendront réalité que si nous faisons en sorte qu’il en soit ainsi. Si tu en fais des prophéties défaitistes qui se réaliseront forcément.

La balle était de nouveau dans le camp de Lloyd. Il haussa les épaules.

— Je suis tellement désolé, chérie. Vraiment, je le suis, mais…

— Écoute, coupa-t-elle pour qu’il ne prononce pas des mots qu’elle refusait d’entendre. Je sais que tes parents ont commis une erreur. Mais pas nous.

— Les visions…

Pas nous, dit-elle avec fermeté. Nous nous convenons parfaitement. Nous sommes faits l’un pour l’autre.

Lloyd resta silencieux quelques secondes. Finalement, d’un ton doux, il revint à la charge :

— Tu as déjà dit que peut-être j’acceptais trop facilement l’idée que le futur est immuable. Mais ce n’est pas vrai. Je ne cherche pas un moyen d’éviter de me culpabiliser et certainement pas un moyen d’éviter de me marier avec toi. Mais d’après mes connaissances en physique la seule conclusion possible est que ces visions sont réelles. Les mathématiques sont bien absconses, je te l’accorde, mais elles constituent une excellente base théorique pour soutenir l’interprétation de Minkowski.

— La physique peut évoluer en vingt et un ans, répliqua-t-elle. Il y avait beaucoup de choses auxquelles on croyait en 1988 et qu’aujourd’hui nous savons fausses. Un nouveau paradigme, un nouveau modèle pourraient remplacer Minkowski ou Einstein.

Lloyd ne savait que répondre.

— Ça peut arriver, insista Michiko.

Il s’efforça de conserver un ton posé.

— J’ai besoin… j’ai besoin de plus que la ferveur de ton souhait. Il me faut une théorie solide qui puisse expliquer pourquoi les visions sont autre chose que le seul futur immuable… Un futur dans lequel nous ne sommes pas censés être ensemble.

— Bon, d’accord, dit-elle d’une voix où commençait à percer le désespoir, d’accord, peut-être que les visions concernent un futur réel — mais pas en 2030.

Lloyd savait qu’il ne devrait pas pousser le sujet plus avant, que Michiko était vulnérable, et lui aussi, bon sang ! Mais il fallait qu’elle voie la réalité en face.

— Les preuves puisées dans les journaux semblent très concluantes, dit-il doucement.

— Non… non, pas du tout, répondit-elle, de plus en plus inflexible. Elles ne le sont pas vraiment. Les visions pourraient appartenir à un futur beaucoup plus lointain.

— Que veux-tu dire ?

— Tu sais qui est Frank Tipler ?

Il fronça les sourcils sans répondre.

— Il a écrit Physique de l’immortalité, précisa-t-elle.

— Physique de quoi ?

— De l’immortalité. La vie éternelle. C’est ce que tu as toujours voulu, non ? Disposer de tout le temps au monde pour faire toutes les choses que tu veux faire. Eh bien, Tipler dit qu’au point Oméga — la fin du temps — nous serons tous ressuscités et que nous vivrons éternellement.

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

— Je reconnais que ç’a l’air d’un bien gros bobard, dit-elle. Mais il présente un très bon argumentaire en appui.

— Oh ? fit Lloyd, et cette seule syllabe exprimait à merveille l’étendue de son scepticisme.

— Il dit que la vie fondée sur l’informatique finira par supplanter la vie biologique et que les aptitudes à traiter l’information continueront à se développer année après année, jusqu’à un certain point, situé dans un lointain futur, où aucun problème informatique concevable ne sera impossible à solutionner. Il n’y aura rien que cette future vie informatisée n’aura pas la puissance et les ressources de calculer.

— Ben, supposons…

— Or, prends une description exacte, spécifique de chaque atome composant un corps humain : de quel type il est, à quelle place il se trouve, et quelles sont ses relations avec les autres atomes du corps. Si tu possédais ce savoir, tu pourrais ressusciter une personne dans son intégralité : un double parfait, jusqu’aux souvenirs uniques stockés dans le cerveau et la séquence exacte de nucléotides qui constituent son ADN. Tipler dit que, dans un lointain futur, un ordinateur suffisamment perfectionné pourra aisément te recréer, simplement en construisant un simulacre qui soit le reflet des mêmes informations : les mêmes atomes à la même place.

— Mais il n’y a aucun enregistrement des composants de ma personne. Tu ne peux pas me reconstruire sans, je ne sais pas, une sorte de scan de moi… quelque chose comme ça.

— C’est sans importance. Tu pourrais être reproduit sans aucune info spécifique te concernant.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— D’après Tipler, un être humain est constitué d’environ cent dix mille gènes actifs. Ce qui signifie que toutes les permutations possibles de ces gènes — tous les êtres humains biologiquement distincts qui pourraient exister — s’élèveraient à un nombre d’individus différents d’environ dix puissance dix puissance six…

— Une simulation de dix puissance dix puissance six êtres humains ? fit Lloyd. Allons !

— Tout découle du fait que tu as des aptitudes de traitement de l’information essentiellement infinies, dit Michiko. Il peut y avoir des tas d’humains possibles, mais leur nombre est un nombre fini.

A peine fini.

Il existe aussi un nombre fini d’états possibles de la mémoire. Avec une capacité de stockage suffisante, non seulement tu pourrais reproduire n’importe quel être humain, mais aussi tous les souvenirs possibles que chacun d’entre eux pourrait avoir.

— Mais il faudrait un humain simulé pour chaque état possible de la mémoire, dit Lloyd. Un dans lequel j’ai mangé une pizza hier soir ; ou au minimum qui se souvient d’avoir fait ça. Un autre dans lequel j’ai mangé un hamburger. Et cetera, et cetera, adnauseum.

— Exactement. Mais Tipler dit que tu pourrais reproduire tous les humains qui pourraient jamais exister et tous les souvenirs possibles qu’ils pourraient jamais avoir, dans dix puissance dix puissance vingt-trois différents exemplaires.

— Dix puissance dix puissance…

— Dix puissance dix puissance vingt-trois.

— C’est de la démence, dit Lloyd.

— C’est une quantité finie. Et tout pourrait être reproduit sur un ordinateur suffisamment perfectionné.

— Mais pourquoi quelqu’un ferait-il ça ?

— Eh bien, Tipler dit que le point Oméga nous aime et que…

— Nous aime ?

Tu devrais réellement lire son bouquin. Il rend sa théorie beaucoup plus raisonnable que je sais le faire.

— Il a foutrement intérêt, fit Lloyd, pince-sans-rire.

— Et souviens-toi que l’écoulement du temps se ralentit à mesure que l’univers approche de la fin, s’il doit finir par s’effondrer dans un Big Crunch…

— La plupart des études indiquent que ça ne se produira pas, tu sais. Il n’y a pas assez de masse, même si l’on prend en compte la matière noire, pour clore l’univers.

— Mais s’il s’effondre bien, le temps sera tellement prolongé que l’univers semblera prendre une éternité pour le faire. Et ça signifie que les humains ressuscités sembleront vivre éternellement. Ils seront immortels.

— Oh, allons donc. Un jour, si j’ai de la chance, je décrocherai peut-être le Nobel. Mais c’est à peu près ce qui se rapproche le plus de l’immortalité qu’on puisse espérer.

— Pas selon Tipler, dit Michiko.

— Et tu gobes sa théorie ?

— Pas dans son intégralité. Mais même si tu mets de côté les sous-entendus religieux, ne pourrais-tu envisager un futur très, très lointain dans lequel… je ne sais pas, un étudiant qui s’ennuie en cours décide de simuler tous les humains possibles et tous les états de mémoire possibles ?

— Je suppose. Peut-être.

— En fait, il n’a pas à simuler tous les états possibles. Il pourrait en simuler un seul, pris au hasard.

— Oh, je vois. Et tu vas me dire que ce dont nous avons fait l’expérience — les visions — ne sont pas le futur réel dans vingt et un ans, mais plutôt qu’elles viennent d’une expérience scientifique menée dans ce lointain futur. Une simulation, un enregistrement possible. Un seul parmi les futurs infinis… excuse-moi : parmi les futurs presque infinis.

— Exactement !

Lloyd eut une moue ouvertement sceptique.

— C’est très difficile à avaler.

— Ça l’est réellement ? Est-ce plus difficile à avaler que l’idée que nous avons entrevu notre futur, et que ce futur est immuable, que même le fait de le connaître à l’avance ne suffira pas à nous permettre d’empêcher ce futur de se réaliser ? Enfin, voyons ! Si dans ta vision tu te vois en Mongolie dans vingt et un ans, pour annuler la réalité de cette vision il suffit de ne pas te rendre en Mongolie. Tu ne prédis quand même pas que tu seras obligé d’aller là-bas, contre ton gré ? Tu as sûrement un peu de volonté.

Lloyd fournissait de gros efforts pour conserver son calme. Il était habitué aux débats scientifiques houleux avec d’autres personnes, mais pas avec Michiko. Même un débat intellectuel avait une dimension personnelle.

— Si la vision te situe en Mongolie, tu finiras par te retrouver là. Oh, tu peux tout à fait avoir la ferme intention de ne pas t’y rendre, mais ça arrivera, et sur le moment ça te paraîtra très naturel. Tu le sais aussi bien que moi, les êtres humains sont très peu doués pour la réalisation de leurs désirs. Tu peux faire aujourd’hui le serment que tu vas te mettre au régime et avoir l’intention de le continuer dans un mois, mais, curieusement et sans que tu aies l’impression de n’avoir aucun libre arbitre, tu peux très bien te retrouver à ne plus faire ce régime dans un mois.

Michiko prit un air soucieux.

— Tu penses que je devrais faire un régime ? (Mais elle sourit.) Je plaisante.

— Mais tu comprends ce que je veux dire. Il n’y a aucune preuve, même à court terme, que nous puissions éviter les choses par un simple acte de volonté. Alors pourquoi devrions-nous penser que dans plusieurs décennies nous aurons plus de détermination personnelle ?

— Parce qu’il le faut, répondit Michiko avec sérieux. Parce que si nous ne le faisons pas, il n’y a pas moyen de nous en sortir. (Elle chercha à aimanter son regard.) Tu ne vois donc pas ? Il faut que Tipler ait raison. Et s’il se trompe, il doit y avoir une autre explication. Ce futur ne peut pas être notre futur.

Lloyd soupira. Il l’aimait, oui, mais… bon sang, bon sang, bon sang. Il se rendit compte qu’il secouait la tête en signe de négation.

— Je ne veux pas plus que toi de ce futur.

— Alors ne le laisse pas arriver, dit Michiko en lui prenant la et en entrelaçant leurs doigts. Ne le laisse pas arriver.


— Allô ?

Une voix féminine au timbre agréable.

Chapitre 17

— Hem, bonjour, c’est… c’est le docteur Tompkins ?

— Elle-même.

— Ah. Ici, c’est… c’est Jake Horowitz. Vous savez, du CERN ?

Jake ne savait pas trop à quoi il s’était attendu. De l’affection ? Du soulagement parce qu’il prenait contact ? De l’étonnement ? Mais aucune de ces émotions n’habitait la voix de Carly quand elle parla :

— Oui ? dit-elle d’un ton égal.

C’était tout : juste « oui ? »

Il sentit son cœur se serrer. Peut-être qu’il devrait raccrocher, lâcher ce foutu téléphone. Ça ne changerait rien. Si Lloyd avait raison, ils étaient destinés à se retrouver ensemble. Mais il ne put se résoudre à cette petite lâcheté.

— Je… je suis désolé de vous déranger, bredouilla-t-il.

Il n’avait jamais été très doué pour téléphoner aux femmes. Et, à la réflexion, il n’en avait pas appelé — pas de cette façon — depuis le lycée, depuis ce jour où il avait rassemblé assez de courage pour contacter Julie Cohan et lui proposer de sortir avec lui. Il lui avait fallu des jours de préparation et il se remémorait encore le tremblement de son index quand il avait composé le numéro sur le téléphone, dans le sous-sol de la maison parentale. Il entendait son frère aîné qui se déplaçait au-dessus de sa tête et chacun de ses pas pesants faisait craquer le plancher. Il avait été terrifié à l’éventualité que David descende alors qu’il était en communication.

C’était le père de Julie qui avait décroché et qui ensuite avait crié à sa fille de prendre l’appel sur un autre poste. Il n’avait pas jugé utile de couvrir le microphone de sa main et Jake avait noté qu’il parlait avec une certaine rudesse à la jeune fille. Pas du tout comme lui l’aurait fait. Et puis elle avait obéi, son père avait raccroché et elle avait dit, de sa voix merveilleuse :

— Allô ?

— Euh, salut, Julie. C’est Jake… Tu sais, Jake Horowitz. (Silence total.) De ta classe d’histoire américaine.

— Oui ?

Un ton perplexe, comme s’il venait de lui demander de calculer le dernier chiffre du nombre pi.

— Je me demandais…, avait-il dit en essayant de paraître nonchalant, sans laisser percevoir que toute sa vie dépendait de ces quelques secondes et que son cœur était proche de l’explosion tant il battait fort. Je me demandais si tu… si ça te dirait de, tu sais, de sortir avec moi, peut-être samedi… si tu es libre, évidemment.

Nouveau silence. Dans sa prime enfance, les lignes téléphoniques crachouillaient à cause des parasites. Ce bruit de fond lui avait beaucoup manqué, à cet instant.

— Pour voir un film, peut-être…, avait-il ajouté pour meubler le vide.

Quelques battements de cœur de plus, et puis :

— Qu’est-ce qui te fait penser que je pourrais avoir envie de sortir avec toi ?

Sa vision s’était troublée, il avait senti son estomac se contracter horriblement, l’air s’enfuir de ses poumons. Il ne se souvenait plus de ce qu’il avait dit ensuite, mais il s’était débrouillé pour abréger la conversation et il avait raccroché.

Il avait même réussi à ne pas pleurer. Et il était resté assis là, dans le sous-sol, à écouter les pas de son frère aîné.

C’était la dernière fois qu’il avait téléphoné à une femme pour lui proposer de sortir avec lui. Oh, il n’était pas vierge ; bien sûr que non, bien sûr que non : cinquante dollars avaient effacé ce handicap particulier, une nuit à New York. Après la séance il s’était senti minable et sale. Mais un jour il serait avec une femme qui lui plairait et d’une certaine façon il devrait être… eh bien, peut-être pas très talentueux, mais au moins assez averti pour ne pas trop tâtonner.

Et maintenant, maintenant il semblait bien qu’il serait avec une femme : Carly Tompkins. Il se souvenait du fait qu’elle était jolie, avec des cheveux châtains et des yeux verts. Ou gris. Il avait aimé la regarder, aimé l’écouter quand elle avait fait sa présentation à la conférence sur l’APS. Mais les détails exacts de son apparence lui échappaient un peu. Il conservait le souvenir de taches de rousseur, ça oui, elle en avait sûrement, mais pas autant que lui, juste un léger saupoudrage sur l’arête de son nez et ses pommettes bien dessinées. Il n’imaginait certainement pas ça…

Le « oui ? » perplexe de Carly résonnait toujours à son oreille. Elle devait pourtant connaître la raison de son appel…

— Nous allons être ensemble, lâcha-t-il subitement, en le regrettant aussitôt. Dans vingt ans, nous serons ensemble.

Elle resta silencieuse un moment, puis :

— Il paraît, oui.

Jake fut soulagé, car il avait redouté qu’elle nie la vision.

— Alors j’ai pensé, peut-être que nous pourrions apprendre à nous connaître, poursuivit-il. Vous savez, prendre un café, par exemple.

Son cœur battait la chamade, son estomac s’était noué. Il avait dix-sept ans de nouveau.

— Jacob…dit-elle.

Personne ne s’apprêtait à lui révéler de bonnes choses quand son prénom venait en premier. « Jacob », pour lui rappeler qui il était réellement. « Jacob, qu’est-ce qui vous fait penser que je pourrais… »

— Jacob, je vois quelqu’un.

Et voilà, songea-t-il. Bien sûr elle voyait quelqu’un. Une telle beauté brune, avec ces taches de rousseur… Rien de plus normal.

— Je suis désolé.

Il voulait qu’elle comprenne qu’il était désolé de l’avoir dérangée. Mais il était aussi désolé au sens littéral du terme.

— Et puis, fit Carly, je suis ici, à Vancouver, et vous êtes en Suisse.

— Je dois me rendre à Seattle dans le courant de la semaine prochaine. Ici, je suis juste diplômé, mais mon domaine c’est la modélisation informatique des réactions entre particules de haute énergie, et le CERN m’envoie chez Microsoft pour un séminaire. J’aurais pu… enfin, j’avais pensé arriver en Amérique du Nord un ou deux jours en avance, peut-être par Vancouver. J’ai un tas de points de fidélité, le vol ne me coûterait rien.

— Quand ? demanda-t-elle.

— Je… je pourrais être là dès après-demain, répondit-il en adoptant un ton léger qui sonnait faux. Mon séminaire commence jeudi. Vous savez, le monde peut bien être en crise, Microsoft continue malgré tout.

Au moins pour l’instant, ajouta-t-il en pensée.

D’accord, dit Carly.

— D’accord ?

— D’accord. Venez au TRIUMF, si vous voulez. Je serai heureuse de faire votre connaissance.

— Et votre copain ?

— Qui a dit que c’était un garçon ?

— Oh… Oh.

Carly se mit à rire.

— Mais non, je plaisante. Oui, c’est un garçon. Il s’appelle Bob. Mais ce n’est pas si sérieux que ça, et…

— Oui ?

— Et je suppose que nous devrions effectivement apprendre à nous connaître.

Jacob fut heureux que le grand sourire qui fendait son visage ne produise aucun son. Ils convinrent d’une heure de rendez-vous, puis se dirent au revoir et raccrochèrent.

Son cœur battait trop vite. Il avait toujours su que la femme qui lui convenait croiserait son chemin, un jour ou l’autre. Il n’avait jamais perdu espoir. Il ne lui apporterait pas de fleurs ; jamais il ne passerait la douane avec un bouquet. Non, il choisirait quelque chose de franchement décadent chez Micheli. Après tout, la Suisse était le pays du chocolat.

Mais, avec la chance qu’il avait, elle allait lui dire qu’elle était diabétique.

Dimitrios, le jeune frère de Théo, vivait avec trois autres colocataires dans la banlieue d’Athènes, mais, quand Théo arriva tard ce soir-là, Dim était seul à la maison.

Il étudiait la littérature européenne à l’université nationale capodistrienne d’Athènes. Depuis qu’il était petit, il avait toujours voulu être écrivain. Il maîtrisait l’alphabet avant son entrée à l’école et il ne cessait de monopoliser l’ordinateur familial pour taper ses histoires. Théo lui avait promis des années plus tôt de transférer sa production littéraire des disquettes trois pouces et demi sur des clés USB. Il songea à réitérer son offre, mais il ne savait pas s’il ne valait pas mieux que Dim pense qu’il avait tout bonnement oublié, plutôt que de se rendre compte que des années — des années ! — s’étaient écoulées sans que son grand frère trouve trois minutes pour lui rendre ce service.

Le Dim qui ouvrit la porte était en blue-jean et tee-shirt jaune portant le logo d’Anaheim, une série télé américaine à succès. Apparemment, même un étudiant en littérature européenne succombait au charme de la culture populaire américaine.

— Salut, Dim, dit Théo.

Il n’avait jamais embrassé son frère auparavant, mais il éprouvait maintenant l’envie de le faire. Être confronté à la perspective de sa propre mort favorisait grandement ce genre de pulsions. Mais Dim ne saurait comment réagir, Théo le savait. Leur père, Constantin, n’avait jamais été un homme ni un père très affectueux. L’ouzo pouvait bien avoir coulé à flots, il pincerait peut-être les fesses d’une serveuse, mais jamais il ne lui viendrait à l’idée d’ébouriffer les cheveux d’un de ses fils.

— Eh, Théo, répondit Dimitrios, comme s’ils s’étaient vus la veille.

Il fit un pas de côté pour le laisser entrer.

La maison ressemblait à ce qu’on pouvait attendre du foyer de quatre garçons d’une vingtaine d’années : une porcherie avec des vêtements jetés sur les meubles, des emballages de plats à emporter empilés sur la table de la salle à manger et toutes sortes de gadgets, dont une stéréo haut de gamme et des jeux de réalité virtuelle.

Il était agréable de pouvoir parler de nouveau le grec. Théo en avait assez du français et de l’anglais.

— Comment tu vas ? demanda-t-il. Et l’école ?

— L’université, tu veux dire, corrigea Dim.

Théo acquiesça. Il avait toujours fait référence à ses études supérieures en employant le terme d’» université », mais pour son frère, qui suivait une voie artistique, c’était toujours l’école. Peut-être l’affront implicite n’était-il pas une simple erreur. Huit ans les séparaient, un écart assez grand, mais pas suffisant pour assurer l’absence de rivalité entre frères.

— Excuse-moi : comment ça se passe, à l’université ?

— Ça va, fit Dim en le regardant droit dans les yeux. Un de mes professeurs est mort pendant le Flashforward et un de mes meilleurs amis a dû partir pour s’occuper de sa famille parce que ses parents ont été blessés.

Il n’y avait rien à dire.

— Désolé. C’était totalement inattendu.

Dim détourna la tête.

— Tu as déjà vu papa et maman ?

— Non, pas encore. Plus tard.

— Ça été dur pour eux, tu sais. Tous leurs voisins savent que tu travailles au CERN… Papa n’arrêtait pas de dire : « Mon fils le scientifique », « Mon fils le nouvel Einstein ». Il ne le dit plus. Ils ont dû supporter la colère des gens qui ont perdu quelqu’un.

— Désolé, dit Théo une fois de plus.

Il laissa son regard errer sur le champ de bataille qu’était la pièce, à la recherche de quelque chose qui lui permettrait de changer de sujet.

— Tu veux un verre ? proposa Dimitrios. Bière ? Eau minérale ?

— Non, merci.

Son frère ne dit rien pendant un moment. Il passa dans le salon et Théo le suivit. Dim s’assit sur le canapé après avoir posé papiers et vêtements sur la moquette, pour libérer un peu de place. Théo trouva un fauteuil épargné par le désordre et s’y installa.

— Tu as bousillé ma vie, déclara Dim, dont les yeux passèrent sur son frère presque sans s’arrêter. Je veux que tu le saches.

Théo avait soudain du mal à respirer.

— Comment ?

— Ces… ces visions. Bordel, Théo, tu sais à quel point il est difficile d’affronter le clavier chaque jour ? Tu sais comme il est facile de se laisser aller au découragement ?

— Mais tu es un écrivain génial, Dim. J’ai lu ce que tu écris. La façon dont tu manies la langue est superbe. Ce texte que tu as fait sur l’été que tu as passé en Crête… tu rends parfaitement Cnossos.

— Ça n’a pas d’importance. Rien de tout ça n’a d’importance. Tu ne vois donc pas ? Dans vingt et un ans, je ne serai pas célèbre. Je n’aurai pas réussi. Dans vingt et un ans, je travaillerai dans un restaurant et je servirai des souvlaki et du tzatziki aux touristes.

— Peut-être que c’était un rêve… Peut-être que tu rêvais, en 2030.

— Non. J’ai trouvé le restaurant, il est près de la tour des Vents. J’ai rencontré le patron : c’est le même type que dans vingt et un ans. Il m’a reconnu d’après sa vision et je l’ai reconnu d’après la mienne.

Théo tenta de l’amadouer :

— Beaucoup d’écrivains ne gagnent pas leur vie avec leur plume. Tu le sais.

— Mais combien persévéreraient, année après année, s’ils ne pensaient pas qu’un jour, peut-être pas demain, peut-être pas l’année prochaine, mais un jour, ils allaient percer ? Qu’ils atteindraient leur but ?

— Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé cette question.

— C’est le rêve qui pousse les artistes à continuer. Combien d’acteurs baissent les bras, aujourd’hui, en ce moment même, parce que leurs visions leur ont démontré que ça ne marcherait jamais pour eux ? Combien de peintres dans les rues de Paris ont mis leur palette dans la première poubelle parce qu’ils savent que dans plus de vingt ans ils seront toujours inconnus ? Combien de groupes de rock qui répétaient dans le garage des parents se sont sabordés ? Tu as enlevé le rêve à des millions d’entre nous. Certaines personnes ont eu de la chance : elles dormaient, dans le futur. Et parce qu’elles dormaient au moment de la vision, leurs vrais rêves n’ont pas été brisés.

— Je… je n’avais pas vu les choses sous cet angle.

— Bien sûr ! Tu es tellement obsédé par la découverte de ton assassin que tu ne vois plus rien d’autre. Mais j’ai une grande nouvelle pour toi, Théo. Tu n’es pas le seul à être mort en 2030. Je suis mort, moi aussi — un serveur dans un restaurant pour touristes ! Je suis mort, oui, ainsi que des millions d’autres. Et c’est toi qui les as tués : tu as tué leurs espoirs, leurs rêves, leur futur.

Chapitre 18 Jour 8 : mardi 28 avril 2009

Jake et Carly Tompkins auraient pu se rencontrer au TRIUMF, mais ils décidèrent d’un autre endroit que le labo canadien et lui préférèrent une grande librairie de la chaîne Chapters à Burnaby, dans la banlieue de Vancouver. Celle-ci consacrait encore la moitié de sa surface aux livres préimprimés : des succès de Stephen King, John Grisham et Coyote Rolf. Mais le reste du magasin était occupé par les copies de titres qui pouvaient être imprimés à la demande. Il fallait environ un quart d’heure pour produire un exemplaire de n’importe quel livre, en édition de poche ou reliée. Les éditions grand format étaient disponibles aussi, ainsi que les traductions par ordinateur dans vingt-quatre langues différentes, avec un délai d’attente de quelques minutes supplémentaires. Et aucun titre n’était jamais en rupture de stock.

Dans un exemple brillant de préadaptation à l’évolution, les grandes librairies incluaient des cafés depuis déjà vingt ans, ce qui offrait aux clients l’endroit parfait où passer le temps en attendant que leurs livres soient imprimés. Jake arriva au Chapters en avance, entra dans le Starbucks intégré au magasin, commanda un grand Sumatra décaféiné et alla s’asseoir dans un coin.

Carly arriva avec dix minutes de retard sur l’heure convenue. Elle portait un trench-coat London Fog dont la ceinture bien serrée mettait en valeur la finesse de sa taille, un pantalon bleu et allait en chaussures à talons plats. Jake se leva pour l’accueillir. Alors qu’il s’approchait, il eut la surprise de constater qu’elle n’était pas aussi jolie que dans son souvenir.

Mais c’était bien elle, aucun doute. Ils se dévisagèrent un moment, lui se demandant comment il convenait de saluer quelqu’un avec qui vous saviez que vous feriez l’amour un jour. Elle devait se poser la même question. Mais ils se connaissaient déjà et en maintes occasions il avait rencontré des gens moins proches avec qui il avait échangé une bise sur la joue, spécialement en France, bien sûr… Carly décida pour lui et tendit sa main droite. Il réussit à sourire et la serra. Elle avait la poigne ferme et la peau fraîche au toucher.

Une employée du Chapters vint prendre la commande de la jeune femme. Jake se souvenait de l’époque où les Starbucks n’offraient que le service au comptoir, mais de toute façon quelqu’un devait bien vous apporter vos livres une fois qu’ils étaient imprimés. Carly choisit un grand Ethiopia Sidamo.

Elle ouvrit son sac à main et y chercha son portefeuille. Jake glissa un oeil à l’intérieur. Tout le café était non-fumeur, bien sûr. Dans toute l’Amérique du Nord, les restaurants l’étaient et même à Paris de telles lois entraient en vigueur. Il fut quand même soulagé de voir qu’il n’y avait pas de paquet de cigarettes dans son sac. Il ne savait pas ce qu’il aurait fait si elle avait été fumeuse.

— Eh bien, dit-elle, placide.

Jake se força à sourire. La situation était vraiment bizarre. Il savait à quoi elle ressemblait quand elle était nue. Dans plus de vingt ans, évidemment. Elle avait à peu près son âge, vingt-deux ou vingt-trois ans. Elle aurait donc franchi le cap de la quarantaine et elle serait encore très appétissante, pas du tout décatie. Et pourtant…

Dans sa vision, elle était attirante. Donc elle devait l’être encore plus maintenant…

Oui, oui, il y avait encore du désir, encore de l’émerveillement, et de la tension.

Bien sûr, elle l’avait vu nu lui aussi, avec vingt ans de plus. Il savait comment elle serait. Ses cheveux étaient naturellement châtains, à moins qu’elle ait teint les deux endroits. Elle avait les mamelons lie-de-vin, ces mêmes taches de rousseur adorables parsemaient sa poitrine. Mais lui ? À quoi ressemblerait-il dans vingt ans ? Maintenant il n’était pas ce qu’on pouvait appeler un athlète, loin de là. Et s’il prenait du poids ? Si les poils sur son torse viraient au gris ?

Peut-être que sa réticence actuelle était due à ce qu’elle avait vu qu’il deviendrait. Il ne pouvait pas promettre de faire du sport et d’ailleurs il ne pouvait rien promettre : elle savait comment il serait en 2030, même si lui n’en avait pas la plus petite idée.

— C’est bon de vous revoir, dit-il en espérant qu’il ne paraissait pas trop emprunté, mais plutôt calme et chaleureux.

— Vous aussi, dit Carly.

Et elle sourit.

— Quoi ?

— Non, rien.

— Allez, dites-moi…

Elle sourit encore, puis baissa les yeux.

— Je nous revoyais nus…

Il sentit sa bouche s’étirer sur un sourire.

— Moi aussi.

— C’est étrange, fit-elle, avant d’ajouter : Autant que vous le sachiez tout de suite, je ne couche jamais dans la foulée du premier rendez-vous. Je veux dire…

Jake leva les mains comme si elle le menaçait avec une arme.

— Eh, moi non plus !

Sa réflexion accentua le sourire de la jeune femme. Peut-être qu’elle était aussi belle que dans le futur, finalement.

Le projet Mosaïque n’eut pas pour seul résultat de révéler le futur d’êtres humains individuels. Il en dévoila également beaucoup sur l’avenir des gouvernements, des entreprises et des organisations, dont le CERN.

Il semblait qu’en 2022 une équipe du CERN — dont Théo et Lloyd étaient membres — développerait un appareil de physique de toute nouvelle génération : le Collisionneur tachyon-tardyon, connu sous son sigle anglais : le TTC. Les tachyons étaient des particules qui voyageaient plus rapidement que la vitesse de la lumière, et plus ils transportaient d’énergie, plus ils se rapprochaient de la vitesse de la lumière. Quand leur énergie décroissait, leur vitesse croissait — pour atteindre des vélocités presque infinies.

Les tardyons, par contre, étaient de la matière ordinaire : ils voyageaient à des vitesses inférieures à la lumière. Plus vous mettiez d’énergie dans un tardyon et plus il allait vite. Mais, comme l’avait dit Einstein, plus il va vite et plus le tardyon devient massif. Les accélérateurs de particules tels que le Grand collisionneur de hadrons, du CERN, fonctionnaient en transmettant de hautes énergies aux tardyons, les propulsant ainsi à des vitesses élevées et les faisant se percuter entre eux, ce qui dégageait toute cette énergie quand les particules entraient en collision. De tels appareils étaient énormes.

Mais imaginez que nous prenions un tardyon stationnaire — un proton, disons, maintenu immobile par un champ magnétique — et que nous faisions en sorte qu’un tachyon entre en collision avec lui. Il n’y aurait pas besoin d’un immense anneau d’accélération pour donner de la vitesse au tachyon, puisque celui-ci se déplace naturellement à des vitesses dépassant celle de la lumière. Tout ce que vous auriez à faire serait de vous assurer qu’il percute le tardyon.

Et c’était ainsi que le TTC était né. Il n’avait pas besoin d’un tunnel de vingt-sept kilomètres de circonférence, comme le LHC.

Il ne coûta pas des milliards à construire.

Il n’exigeait pas des milliers de personnes pour l’utiliser et pour le garder en état.

Un TTC avait à peu près la taille d’un gros four à microondes. Les premiers modèles — ceux qui furent disponibles en 2030 — coûtaient environ quarante millions de dollars et il n’y en avait que neuf dans le monde entier. Mais on prédisait qu’il finirait par devenir assez peu onéreux pour que toutes les universités en possèdent un exemplaire.

L’effet sur le CERN fut dévastateur : plus de deux mille quatre cents personnes furent licenciées. L’impact sur les villes de Saint-Genis et de Thoiry fut également énorme : soudain un millier de maisons et d’appartements furent disponibles quand les gens quittèrent la région. Le LHC resterait opérationnel, apparemment, mais on s’en servirait rarement. Il était tellement plus facile de faire et de refaire des expériences avec le TTC.

— Vous savez que c’est dingue, dit Carly Tompkins après avoir bu une petite gorgée de son café éthiopien.

Jake la regarda, l’air étonné.

— Ce qui s’est passé dans cette vision, dit-elle en baissant les yeux une nouvelle fois. C’était passionné. Pas comme ce qui se passe entre deux personnes vivant ensemble depuis vingt ans.

Jake fit la moue.

— Je ne veux pas que ça devienne routinier. Les gens peuvent avoir une vie amoureuse très satisfaisante pendant des dizaines d’années.

— Pas comme ça. Pas au point de s’arracher mutuellement les vêtements sur leur lieu de travail.

Jake fronça les sourcils pour exprimer son désaccord.

— On ne sait jamais.

Carly prit le temps de la réflexion avant de demander :

— Vous voulez venir chez moi ? Vous savez, juste pour prendre un café…

Ils étaient assis dans un établissement spécialisé dans la vente de cafés et la proposition n’avait pas grand sens, sauf si elle en avait un bien précis. Le cœur de Jake s’était mis à cogner dans sa poitrine.

— Bien sûr, répondit-il. Avec plaisir.

Chapitre 19

Une autre nuit à l’appartement de Lloyd, lui et Michiko assis sur le canapé, qui n’échangeaient pas un mot.

Il pinçait les lèvres, plongé dans ses réflexions. Pourquoi ne pouvait-il tout simplement se décider et s’engager avec cette femme ? Il l’aimait sincèrement. Pourquoi ne parvenait-il pas à ignorer ce qu’il avait vu ? Des millions de gens faisaient la même chose, après tout : pour la majeure partie du monde, l’idée d’un futur immuable était ridicule. On l’avait vu cent fois dans les séries télévisées et les films : Jimmy Stewart se rend compte que la vie est merveilleuse après avoir vu le monde continuer sans lui. Rendu furieux par la mort de Lois Lane, Superman vole autour de la Terre si vite qu’il la fait tourner à l’envers, ce qui lui permet de revenir avant le drame et de la sauver. César, fils des scientifiques chimpanzés Zira et Cornélius, mène le monde sur la voie de la fraternité entre les espèces, dans l’espoir de sauver la Terre de la destruction par l’holocauste nucléaire.

Les scientifiques eux-mêmes parlaient en termes d’évolution contingente. Empruntant une métaphore au film de Jimmy Stewart, Stephen Jay Gould affirmait à la face du monde que si vous parveniez à remonter le temps aux origines et à recommencer tout, la vie sur Terre se déroulerait sans aucun doute différemment, avec en fin de compte des créatures prédominantes autres que les êtres humains.

Mais Gould n’était pas physicien. Ce qu’il proposait comme expérience par la pensée était impossible à réaliser.

Le mieux qu’on pouvait faire était une redite sur ce qui s’était passé pendant le Flashforward — déplacer le curseur « moment présent » sur un autre instant. Le temps était bien immuable. Dans la boîte, chaque photo déjà prise. Le futur n’était pas un travail en cours. Il était déjà fixé et quel que soit le nombre de fois que Stephen Jay Gould regardait La vie est belle, Clarence gagnerait toujours ses ailes…

Lloyd caressa les cheveux de Michiko et il se demanda quelle était la légende inscrite sur cette tranche dans le bloc spatio-temporel.

Jake était étendu sur le dos, un bras replié derrière la tête. Pelotonnée contre lui, Carly jouait avec les poils de sa poitrine. Ils étaient nus tous les deux.

— Tu sais, dit-elle, nous avons une chance de vivre quelque chose de vraiment merveilleux.

— Ah oui ?

— Combien de couples ont ça, aujourd’hui ? La garantie qu’ils seront toujours ensemble dans vingt ans ! Et pas simplement ensemble, mais toujours passionnément…

Elle ne termina pas sa phrase. C’était une chose de discuter du futur, c’en était une autre, apparemment, de prononcer prématurément le mot « amoureux ».

Ils restèrent silencieux un moment.

— Il n’y a personne d’autre, hein ? demanda-t-elle d’une petite voix. À Genève ?

Jake secoua la tête négativement et ses cheveux roux frottèrent contre l’oreiller.

— Non, dit-il, puis il déglutit et rassembla tout son courage. Mais il y a quelqu’un d’autre ici, non ? Ton petit ami… Bob.

Carly exhala lentement.

— Je suis désolée, dit-elle. Je sais qu’un mensonge est une très mauvaise manière d’entamer une relation. Je… écoute, je ne savais rien de toi. Et les physiciens sont de vrais boucs en rut. Je ne plaisante pas, c’est la vérité. Au point que je porte souvent une vieille alliance quand je vais à des conférences. Il n’y a pas de Bob. Je l’ai inventé uniquement pour avoir une porte de sortie, tu comprends, si la situation n’avait pas évolué dans le bon sens.

Jake ne savait pas s’il devait se vexer ou pas. Une fois, il avait seize ans, peut-être dix-sept, il avait bavardé avec la petite amie de son cousin Howie, juste devant la maison de ce dernier. C’était une nuit de juillet claire et il y avait un tas de gens alentour. Ils se régalaient d’un barbecue dans le jardin, derrière la maison. Elle avait engagé la conversation avec lui après avoir remarqué qu’il observait les étoiles. Elle n’en connaissait aucune par son nom et il l’avait impressionnée en lui désignant Polaris, puis Vega, Deneb et Altaïr qui formaient le Triangle des nuits d’été. Il voulait lui montrer Cassiopée, mais celle-ci était difficile à voir à cause des arbres qui s’élevaient derrière la maison. Et pourtant il tenait à ce qu’elle l’admire, ce grand W dans le ciel, une des constellations les plus faciles à repérer une fois que vous saviez où la chercher. C’est pourquoi il lui avait proposé de traverser la rue avec lui, pour apercevoir Cassiopée de l’autre côté. C’était une petite rue de banlieue, sans circulation à cette heure du soir, avec des maisons aux fenêtres éclairées et précédées de pelouses soigneusement entretenues.

Elle l’avait regardé dans les yeux et avait dit :

— Non.

Pendant une demi-seconde, il n’avait pas saisi. Puis tout était devenu clair : elle craignait qu’il essaie de la culbuter derrière un buisson. Les émotions avaient déferlé en lui : la vexation de ce qu’elle suggérait — il était le cousin d’Howie, quand même ! — et une tristesse diffuse devant l’attitude que devait avoir une femme, toujours sur ses gardes, toujours apeurée, toujours à chercher comment fuir.

Jake avait fait la moue et s’était éloigné, trop abasourdi pour trouver quelque chose à dire. Les nuages avaient envahi le ciel peu après et caché les étoiles.

— Ah, fit-il à l’attention de Carly, parce qu’il n’avait pas d’autre commentaire sur son mensonge au sujet de Bob.

Elle se colla un peu plus contre lui.

— Désolée. Une femme doit se montrer prudente.

Il n’avait pas songé à vivre avec elle, mais… quel cadeau ! Elle était là, une femme belle, intelligente, qui travaillait dans la même branche que lui, et ils partageaient l’assurance qu’ils seraient toujours ensemble et heureux dans plus de vingt ans.

— À quelle heure tu commences demain, au boulot ? demanda-t-il.

— Je pensais à me faire porter pâle, répondit Carly.

Il se dressa sur un coude et se tourna vers elle.

Dimitrios Procopides était assis sur le canapé encombré de choses diverses, et il regardait le mur en face de lui. Il y pensait depuis la visite de son frère, deux jours plus tôt. Que des milliers, peut-être même des millions de personnes soient en train d’envisager la même chose ne la lui rendait pas plus facile.

Ce serait tellement simple à faire : il avait acheté les somnifères à la pharmacie et il n’avait eu aucun mal à trouver sur Internet les renseignements quant à la dose exacte de ce produit à ingérer pour arriver au résultat voulu. Pour quelqu’un de soixante-quinze kilos, comme lui, dix-sept cachets suffiraient peut-être, et vingt-deux certainement, mais trente provoqueraient probablement des vomissements et l’échec de la manoeuvre.

Oui, il pouvait réussir. Et ce serait sans douleur : il tomberait simplement dans un profond sommeil dont il ne ressortirait jamais.

Mais c’était une situation sans issue, comme dans Catch-22, un des rares romans américains qui l’aient introduit à ce concept. En se suicidant — il n’avait pas peur du mot — il prouverait que son futur n’était pas fixé. Après tout, dans sa vision, mais aussi dans celle du patron de restaurant, il était toujours vivant dans vingt et un ans. Donc, s’il se tuait aujourd’hui — s’il avalait ces cachets tout de suite— il démontrerait de façon concluante que son futur n’était pas immuable. Mais ce serait une victoire à la Pyrrhus, avec un coût exorbitant. Car s’il pouvait effectivement se suicider, alors l’avenir qui le déprimait tant n’était pas inévitable. Mais bien sûr il ne serait plus là pour poursuivre son rêve.

Il existait peut-être des façons moins radicales de mettre à l’épreuve la réalité de cet avenir. Il pouvait s’arracher un œil, se couper un bras, se faire tatouer la joue, toute chose qui rendrait son apparence différente de ce que les autres avaient vu de lui dans leurs visions.

Mais non. Ça ne marcherait pas.

Ça ne marcherait pas parce que la permanence de ces altérations n’était pas certaine. On pouvait faire enlever un tatouage, fixer une prothèse à la place d’un bras et placer un œil de verre dans une orbite vide.

À la réflexion, pour l’œil de verre, non. Dans sa propre vision de ce maudit restaurant, il avait une vue normale, stéréoscopique. Donc se rendre borgne constituerait un test probant pour savoir si le futur était immuable.

Oui, mais on progressait tous les jours dans le domaine des prothèses et de la génétique. Qui pouvait affirmer que dans vingt ans on ne serait pas capable de lui cloner un nouvel œil, ou un nouveau bras ? Et qui pouvait affirmer qu’il refuserait une chance d’annuler le handicap qu’il se serait infligé dans l’impétuosité extrémiste de la jeunesse ?

Son frère Théo voulait à toute force croire que le futur n’était pas déterminé. Mais le partenaire de Théo — ce grand type, le Canadien… ah, oui, Simcoe — disait exactement le contraire. Dim l’avait vu à la télé, quand il expliquait que le futur était déjà « gravé dans le marbre ».

Et si le futur était bien gravé dans le marbre, ou la pierre, si Dim devait ne jamais réussir comme écrivain, alors il ne voulait pas continuer. Les mots étaient son seul amour, sa seule passion et, pour être honnête, son seul talent. Il était nul en maths — il avait beaucoup souffert de passer dans les mêmes écoles après Théo, avec ces professeurs qui l’espéraient aussi doué que son frère ! — mauvais en sport, il chantait comme une casserole, ne savait pas dessiner et l’informatique restait pour lui un mystère.

S’il devait mener une vie aussi misérable, autant l’écourter.

Mais à en croire les apparences, il ne l’avait pas fait.

Non, bien sûr. Les jours et les semaines s’écoulaient sans heurt et il était facile de ne pas remarquer qu’on stagnait, qu’on ne devenait pas ce dont on avait rêvé. Le genre d’existence qu’il avait découverte dans sa vision s’imposait à vous insidieusement, jour après jour.

Mais il était né avec un don. Ce Simcoe avait comparé la vie à un film déjà tourné. Or, lors du Flashforward, le projectionniste avait diffusé la mauvaise bobine et il avait mis deux minutes à se rendre compte de son erreur. Il y avait eu un saut de montage, un passage brutal d’aujourd’hui à un lointain futur, puis un retour tout aussi abrupt au présent. Cette perspective était différente de l’existence considérée comme un film se déroulant image après image. Dim voyait maintenant avec une clarté impitoyable que ce qui l’attendait ne correspondait en rien à ses espoirs et que, dans un sens très réel pour lui, alors qu’il servirait de la moussaka, il serait déjà mort.

Il regarda le flacon de pilules. Oui, en ce moment même beaucoup d’autres personnes de par le monde réfléchissaient pareillement à leur avenir et se demandaient si, maintenant qu’elles savaient ce qui les attendait, continuer valait le coup.

Si une seule d’entre elles passait à l’acte et mettait fin à sa vie, alors cela prouverait que le futur n’était pas immuable. Il était certain que cette pensée était venue à d’autres. Certain que beaucoup attendaient que quelqu’un d’autre ose, pour apprendre la nouvelle aux infos : « Un homme vu par d’autres en 2030 retrouvé mort », « Le suicidé prouve que le futur n’est pas déterminé ».

Une fois de plus Dim prit le flacon en plastique ambré et le fit rouler dans sa paume. Il écouta les pilules qui dans le mouvement glissaient les unes sur les autres, à l’intérieur.

Il serait si facile de soulever le couvercle — ce qu’il faisait maintenant — et de libérer les pilules.

De quelle couleur sont-elles ? se demanda-t-il. C’était insensé, ça : il pensait à se suicider et il n’avait aucune idée de la couleur qu’avait l’agent de sa fin.

Il ouvrit le flacon. Il y avait un petit tampon de coton, qu’il ôta.

Les pilules étaient vertes. Qui aurait pu l’imaginer ? Des pilules vertes. Une mort verte.

Il inclina lentement le flacon et tapota sa base jusqu’à ce qu’une pilule tombe dans sa paume. Il y avait une rainure qui la traversait en son centre et une pression de l’ongle du pouce suffirait à la casser en deux, pour prendre une dose plus réduite.

Mais il ne voulait pas d’une dose réduite.

Il avait une bouteille d’eau minérale à portée, plate contrairement à sa préférence habituelle, pour que le gaz n’interfère pas avec les effets du somnifère. Il mit la pilule dans sa bouche. Il s’attendait presque à un parfum citronné, ou mentholé, mais elle n’avait aucun goût. Il prit la bouteille et but une gorgée. La pilule fut emportée et glissa sans problème au fond de sa gorge.

Il renversa une nouvelle fois le flacon, fit tomber trois autres pilules vertes et les avala avec une bonne quantité d’eau minérale.

Cela faisait quatre. D’après ce qui était inscrit sur le flacon, la dose maximale pour un adulte était de deux et il était déconseillé de la prendre plusieurs soirs de suite.

Les trois étaient passées sans problème. Il ajouta un deuxième trio, procéda de même.

Sept. Un chiffre qui portait chance. Enfin, c’est ce qu’on disait.

Est-ce qu’il désirait vraiment faire ça ? Il était encore temps d’arrêter. Il pouvait appeler le numéro des urgences, s’enfoncer deux doigts dans la gorge…

Ou bien… il pouvait y réfléchir encore un peu. S’accorder quelques minutes de plus pour étudier la question.

Sept pilules ne suffiraient certainement pas pour le mettre vraiment en danger. Ce genre de surdose mineure devait se produire souvent. Et puis, d’après le site Web il aurait fallu qu’il en prenne au moins dix…

Il en versa quelques-unes dans sa paume et observa ce petit tas de minuscules pierres vertes.

Chapitre 20 Jour 9 : mercredi 29 avril 2009

Je veux te montrer quelque chose, dit Carly.

Jake sourit et d’un geste de la main lui donna son accord. Ils se trouvaient au TRIUMF — pour « Tri-University Meson Facility » —, le premier labo canadien spécialisé dans la physique des particules.

Elle s’engagea dans un couloir et il la suivit. Ils passèrent devant des portes sur lesquelles étaient scotchés des dessins humoristiques en rapport avec les sciences. Ils croisèrent aussi quelques personnes qui portaient des dosimètres cylindriques. Ceux-ci, bien que totalement différents d’aspect, avaient le même rôle que les badges en usage au CERN.

Enfin, Carly fit halte devant une porte. D’un côté de l’encadrement se trouvait un tuyau d’incendie enroulé, derrière un verre protecteur, de l’autre une fontaine à eau. La jeune femme frappa doucement à la porte. Il n’y eut pas de réponse, et elle tourna le bouton et ouvrit. Elle entra et de l’index replié accompagné d’un sourire elle invita Jake à la suivre. Ce qu’il fit. Dès qu’il fut à l’intérieur, Carly referma la porte.

— Alors ? dit-elle.

Il eut une moue d’incompréhension.

— Tu ne reconnais pas ? fit-elle.

Il regarda autour de lui. C’était un labo de belle taille, aux murs beiges, et…

Oh !mon Dieu !

Oui, les murs étaient beiges actuellement, mais d’ici à vingt ans on les aurait repeints en jaune.

C’était la pièce de sa vision. Il y avait le tableau de Mendeleïev, exactement à la place où il l’avait vu. Et ce plan de travail, juste là… celui où ils avaient fait l’amour.

Il sentit une chaleur subite envahir son visage.

— Chouette, hein ? dit-elle.

— Ça, c’est sûr, répondit-il.

Évidemment, ils ne pouvaient pas inaugurer la pièce maintenant. On était en plein milieu d’une journée de travail…

Mais dans la vision… eh bien, si l’heure estimée était la bonne, il était 19 h 21 à Genève, soit 13 h 21 à New York et — voyons… — 10 h 21 ici, à Vancouver. Presque dix heures et demie du matin… un mercredi. Le TRIUMF serait très certainement en pleine effervescence, comme aujourd’hui. Comment pourraient-ils faire l’amour ici, à cette heure, un jour de semaine ? Oh, il ne faisait aucun doute que les moeurs en la matière continueraient à se libéraliser au cours des vingt prochaines années comme elles l’avaient fait pendant les cinquante précédentes, mais même en 2030 il était peu probable qu’elles auraient permis des galipettes en plein boulot. Mais peut-être que ce 23 octobre 2030 tomberait pendant des vacances ou serait un jour férié. Jake avait bien l’impression que le Thanksgiving canadien survenait pendant le mois d’octobre.

Il fit le tour de la pièce et compara sa réalité présente avec ce que sa vision lui avait révélé. Il y avait une douche d’urgence, installation assez commune dans les labos où l’on maniait des produits chimiques, et des casiers pour ranger le matériel, ainsi qu’un poste de travail informatisé. Dans la vision, il y avait eu un PC à la même place, mais d’un modèle très différent, bien sûr. Et juste à côté…

À côté de l’ordinateur, il avait vu un appareil de forme cubique, de cinquante centimètres de côté environ, avec deux feuilles plates parallèles qui saillaient de la partie supérieure.

— Ce boîtier qu’il y avait là, fit Jake, enfin qu’il y aura là, plutôt, tu as une idée de ce que ça peut être ?

— Pourquoi pas un Collisionneur tachyon-tardyon ?

— Tu crois vraiment que…

La porte s’ouvrit et un Canadien massif entra.

— Oh, excusez-moi, dit-il. Je ne voulais pas vous interrompre.

— Pas du tout, affirma Carly, qui sourit ensuite à Jake. Nous reviendrons plus tard.

— Tu veux une preuve ? dit Michiko. Tu veux savoir avec certitude si nous devrions nous marier ? Il y a un moyen pour être fixés.

Lloyd tourna vers elle un regard étonné. Il s’était trouvé seul dans son bureau du CERN, à étudier les résultats des expériences menées l’année précédente avec le LHC à quatorze TeV, à la recherche de toute indication d’une instabilité antérieure à la première expérience à mille cent cinquante TeV : celle qui avait provoqué le déplacement temporel. Michiko venait d’entrer dans la pièce et c’étaient ses premières paroles.

— Un moyen d’être fixés ? répéta-t-il. Comment ?

— Répète l’expérience. Pour voir si tu obtiens les mêmes résultats.

— Nous ne pouvons pas faire ça, répondit Lloyd après un instant de stupéfaction.

Il pensait à tous les gens qui étaient morts la dernière fois. Il n’avait jamais été adepte de la philosophie « Il y a certaines choses que l’humanité n’est pas censée savoir », mais s’il y avait une expérience qu’il ne fallait surtout pas réitérer, c’était indubitablement celle qui avait engendré le Flashforward.

— Il faudrait que tu annonces ce nouvel essai à l’avance, bien sûr, poursuivit Michiko. Prévenir tout le monde, pour qu’il n’y ait pas d’avions en vol, que personne ne conduise de véhicule, ne nage ou ne soit perché sur une échelle. Il faudrait faire en sorte que tout le monde soit assis ou allongé quand l’expérience aura lieu.

— Impossible de parvenir à ce résultat.

— Bien sûr que si, dit-elle. CNN. NHK. La BBC. La CBC.

— Il y a des endroits sur cette planète où l’on ne reçoit toujours pas la télé, ou même la radio. Nous ne pourrions pas prévenir tout le monde.

— Nous ne pourrions pas le faire facilement, corrigea-t-elle, mais nous pourrions y arriver, avec un taux de réussite de l’ordre de 99%.

Lloyd fronça les sourcils.

— 99 %, hein ? Nous sommes sept milliards sur cette Terre. Si nous en rations seulement 1 %, il resterait quand même soixante-dix millions de personnes qui n’auraient pas été prévenues.

— Nous pourrions faire mieux que ça. J’en ai la conviction. Nous pourrions abaisser ce nombre à quelques centaines de milliers. Et puis, soyons réalistes, ces gens-là se trouveraient dans des zones non technologiques, de toute façon. Aucune chance qu’ils conduisent des voitures ou pilotent des avions.

— Ils pourraient se faire dévorer par des animaux sauvages.

— Vraiment ? L’hypothèse est intéressante. J’imagine que les animaux n’ont pas perdu connaissance pendant le Flashforward, n’est-ce pas ?

Lloyd se gratta la tête.

— En tout cas nous n’avons pas vu le sol jonché d’oiseaux qui seraient tombés du ciel. Et, d’après les infos, personne n’a mentionné de girafes s’étant brisé les pattes en s’écroulant.

Le phénomène semble n’avoir atteint que les êtres doués de conscience. J’ai lu dans La Tribune de Genève que les gorilles et les chimpanzés qu’on avait interrogés grâce au langage des signes avaient rapporté certains effets — plusieurs s’étaient retrouvés en un endroit différent —, mais ils n’avaient pas le vocabulaire et le cadre de référence psychologique pour confirmer ou infirmer qu’ils aient entrevu leur avenir.

— Peu importe. La plupart des animaux sauvages ne dévoreraient pas des proies inconscientes, de toute façon. Ils les croiraient mortes et la sélection naturelle a depuis longtemps interdit à la plupart des formes de vie de se nourrir de cadavres. Non, je suis sûre que nous pourrions contacter presque tout le monde et les quelques-uns qui nous échapperaient ne courraient que très peu de risques de se trouver dans une situation dangereuse.

— Tout ça est bien gentil, fit Lloyd, mais nous ne pouvons pas annoncer simplement que nous allons répéter l’expérience. Pour commencer, les autorités françaises ou suisses s’y opposeraient.

— Pas si nous avions leur permission. Pas si nous avions la permission de tout le monde.

— Oh ! allons ! Les scientifiques peuvent bien être curieux de savoir si le résultat est reproductible, mais qui d’autre s’en soucierait ? Pourquoi le monde l’autoriserait ? À moins, bien sûr, qu’ils aient besoin de reproduire les résultats afin de pouvoir accuser le CERN, ou moi.

— Tu ne réfléchis pas, Lloyd, dit Michiko. Tout le monde veut voir de nouveau dans le futur. Nous sommes loin d’être les seuls à avoir un tas de questions sans réponses après la première vision. Les gens veulent savoir ce que demain leur réserve. Si tu leur dis que tu peux leur permettre d’entrevoir l’avenir une nouvelle fois, personne ne s’opposera à toi. Au contraire, on remuera ciel et terre pour que tu puisses le faire.

Il resta calme, à envisager cette hypothèse.

— Tu le penses vraiment ? dit-il enfin. J’aurais plutôt cru qu’il y aurait de multiples oppositions.

— Non, tout le monde est curieux. Toi, tu ne veux pas savoir qui était cette femme ? (Une pause.) Tu ne veux pas savoir avec certitude qui est le père de la fillette avec qui je me trouvais ? Par ailleurs, si tu te trompes sur l’immuabilité du futur, alors nous verrons peut-être tous quelque chose de complètement différent, un futur dans lequel Théo ne se fait pas assassiner. Ou bien nous entrapercevrons un autre moment, à une autre date, dans cinq ans, ou cinquante. Mais le fait est qu’il n’y a pas une personne sur cette planète qui ne souhaiterait pas avoir une deuxième vision.

— Je n’en suis pas si sûr…

— Alors envisage les choses sous cet angle : tu laisses la culpabilité te torturer. Si tu essaies de reproduire le Flashforward et que tu échoues, alors le LHC n’y est pour rien, finalement. Et tu peux te détendre.

— Tu as peut-être raison, dit Lloyd. Mais comment obtenir l’autorisation de renouveler l’expérience ? Et qui serait en mesure de la donner ?

Michiko haussa les épaules.

— La ville la plus proche est Genève. Elle est célèbre pour quoi ?

Le visage de Lloyd se ferma pendant qu’il passait en revue les différentes réponses possibles. Et la bonne s’imposa très vite à lui : la Société des Nations, ancêtre des Nations unies, avait été créée là en 1920.

— Tu suggères que nous portions l’affaire devant les Nations unies ?

— Oui. Tu pourrais te rendre à New York et présenter ton projet.

— Les Nations unies n’arrivent jamais à se mettre d’accord sur quoi que ce soit, fit-il remarquer.

— Ils seront d’accord sur ta proposition, affirma Michiko. Elle est trop séduisante pour être repoussée.

Théo avait parlé à ses parents et aux voisins de sa famille, mais personne ne semblait avoir de renseignement utile concernant sa future mort. Aussi prit-il le vol 7117 d’Olympic vers l’aéroport international de Genève, à Cointrin. À l’aller, Franco délia Robbia l’avait déposé, mais pour le retour il prit un taxi et regagna directement le CERN. On ne lui avait rien servi à bord et il décida d’aller à la cafétéria du centre de contrôle du LHC afin de manger un bout. Dès qu’il entra dans la salle, il repéra Michiko Komura assise seule à une table, au fond. Il prit une petite bouteille de jus d’orange, un plat de saucisses, et se dirigea vers elle. Au passage il entendit plusieurs groupes de physiciens qui grignotaient en discutant des différentes théories qui pouvaient expliquer le Flashforward et il comprit pourquoi la jeune femme préférait s’isoler : la dernière chose qu’elle pouvait souhaiter était d’entendre parler de l’événement qui avait causé la mort de sa fille.

— Salut, Michiko, fit-il.

Elle leva les yeux vers lui.

— Oh, salut, Théo. Contente de vous revoir.

— Merci. Je peux m’asseoir ?

Elle lui désigna la chaise vide qui lui faisait face.

— Comment s’est passé le voyage ?

— Je n’ai pas appris grand-chose, dit-il, et il se serait volontiers cantonné à cette réponse, mais c’était elle qui avait posé la question. Dimitrios, mon frère… il dit que la vision a ruiné ses rêves. Il veut devenir un grand écrivain, mais il semble qu’il ne percera jamais.

— C’est triste, commenta-t-elle.

— Et vous, comment va ? dit Théo. Vous tenez le coup ?

Elle écarta un peu les bras, comme s’il n’y avait pas de réponse facile à cette question.

— Je survis. Il m’arrive de passer plusieurs minutes d’affilée sans penser à Tamiko.

— Je suis vraiment désolé, lui dit Théo, pour la centième fois peut-être. Et sinon ?

— Ça va.

— Ça va, c’est tout ?

Michiko mangeait une quiche au bleu de Gex. Elle avait à moitié bu son gobelet de thé. Elle en avala une autre gorgée pour prendre le temps de rassembler ses esprits.

— Je ne sais pas. Lloyd… il n’est plus sûr de vouloir que nous nous mariions.

— Vraiment ? Mon Dieu !

Elle regarda aux alentours pour s’assurer qu’ils étaient hors de portée d’oreilles indiscrètes. La personne la plus proche était séparée d’eux par quatre tables et elle était absorbée dans sa lecture. Avec un soupir, la Japonaise fit une petite moue.

— J’aime Lloyd et je sais qu’il m’aime. Mais il ne peut pas se remettre de la possibilité que notre mariage ne dure pas.

Théo ne fit rien pour dissimuler son étonnement.

— Eh bien, il vient d’une famille brisée. Le divorce a été assez dur, à ce qu’il paraît.

Elle acquiesça.

— Je sais. Je m’efforce de le comprendre. Vraiment… Comment a été le mariage de vos parents ?

La question le prit au dépourvu et il lui fallut un temps pour répondre.

— Réussi, je suppose. Ils semblent être toujours heureux ensemble. Mon père n’a jamais été très démonstratif, mais ça n’a pas l’air de gêner ma mère.

— Le mien est mort, dit Michiko. C’était le Japonais typique de sa génération. Il gardait tout à l’intérieur et son travail était toute sa vie… Une crise cardiaque à quarante-sept ans. J’en avais vingt-deux.

Théo chercha les mots qui convenaient.

— Je suis sûr qu’il serait très fier de vous s’il avait vécu pour voir ce que vous êtes devenue.

La jeune femme lui donna l’impression de prendre ce commentaire au sérieux et non comme une platitude polie.

— Peut-être. Mais il était très traditionaliste dans sa façon de voir les choses et pour lui les femmes ne pouvaient pas embrasser une carrière d’ingénieur.

Théo ne répondit pas immédiatement. Il ne savait pas grand-chose de la culture japonaise. Il y avait des congrès au Japon auxquels il aurait pu assister, mais s’il avait voyagé dans toute l’Europe, aux États unis une fois et à Hong Kong pendant son adolescence, il n’avait jamais éprouvé l’envie de visiter ce pays. Mais Michiko était tellement fascinante : le moindre de ses gestes, de ses expressions, sa façon de parler, son sourire et la manière dont elle plissait son petit nez, son rire mélodieux… Comment pouvait-il être fasciné par elle et indifférent à sa culture ? Ne devrait-il pas désirer en savoir plus sur son peuple, sur son pays, sur tous les aspects du creuset dont elle était issue ?

Ou devait-il seulement être honnête et voir la vérité en face : son intérêt était purement sexuel. Michiko était indéniablement séduisante, mais le CERN comptait trois mille employés, dont la moitié étaient des femmes. Ce n’était pas la seule jolie fille qu’il croisait ici.

Et pourtant il y avait quelque chose de spécial chez elle, quelque chose de différent. Et puis, elle était manifestement attirée par les Occidentaux…

Non, ce n’était pas cela. Ce n’était pas ce qui la rendait fascinante. Pas quand il allait au fond des choses, sans chercher d’excuses. Le plus fascinant chez elle, c’était qu’elle ait jeté son dévolu sur Lloyd Simcoe, le partenaire de Théo. Ils étaient tous les deux célibataires et disponibles. Lloyd avait dix ans de plus que la jeune femme. Théo huit de moins qu’elle.

Ce n’était pas comme si Théo avait été une sorte de drogué du travail alors que Lloyd s’arrêtait dès qu’il y avait le parfum d’une rose à humer. Le Grec louait souvent un dériveur pour faire de la voile sur le lac Léman. Il jouait au croquet et au badminton dans les équipes du CERN. Il prenait le temps d’aller écouter du jazz au Chat Noir de Genève, et allait voir des pièces de théâtre à L’Usine. Parfois même il faisait un tour au Grand Casino.

Et cette femme fascinante, belle, intelligente avait choisi Lloyd, l’archétype de l’homme rangé.

Et à présent, il semblait bien que ce même Lloyd n’était pas décidé à se marier avec elle.

Ce n’était certainement pas une raison suffisante pour la désirer lui-même. Mais le cœur n’entrait pas dans le cadre de la physique et on ne pouvait prédire ses réactions. Il la désirait, oui, et si Lloyd la laissait lui échapper, eh bien…

Théo finit par répondre à la remarque de la jeune femme sur les réticences de son père à la voir devenir ingénieur.

— Il devait quand même admirer votre intelligence, non ?

— Bah, pour ce que j’ai pu constater dans son comportement, je suppose que oui. Mais il n’aurait pas approuvé mon mariage avec un Occidental.

Le cœur de Théo s’arrêta de battre pendant une seconde. Mais il n’aurait pu dire si c’était pour Lloyd ou lui-même.

— Oh, souffla-t-il.

— Il n’avait pas confiance en l’Occident. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais c’est très à la mode au Japon, ces jeunes qui portent des vêtements décorés de phrases imprimées en anglais. Peu importe quel sens elles ont, l’important est qu’elles donnent l’impression qu’on est au diapason de la culture américaine. En fait ces slogans sont plutôt amusants quand on parle couramment l’anglais. « Consommer avant : voir date sur le fond de la boîte », « Manier avec précaution », « En vue de former un oignon plus parfait »[2]. (Elle sourit et son nez adorable se plissa.) « Oignon ». Je n’ai pas pu m’arrêter de rire la première fois que j’ai vu celle-là. Mais un jour je suis revenue à la maison avec une chemise décorée de mots anglais — juste des mots, même pas une phrase, des mots de couleurs variées sur un fond noir : « ketchup », « sait », « pepper », « mustard », et « delicious ». Mon père m’a punie.

Théo s’efforça de donner l’impression qu’il sympathisait, mais il se demandait surtout quelle forme avait prise la punition. Plus d’argent de poche ? Mais les Japonais en donnaient-ils à leurs enfants ? Elle avait été consignée dans sa chambre ? Il décida de ne pas poser la question.

— Lloyd est quelqu’un de bien, dit-il.

Il avait parlé sans penser avant au sens des mots. Peut-être provenaient-ils d’un sentiment inné de fair-play chez lui, en quel cas il était heureux d’apprendre qu’il le possédait.

Michiko réfléchit un moment. Elle avait cette façon très personnelle de chercher en chaque commentaire la vérité qu’il pouvait recéler.

— Oh oui, dit-elle, c’est quelqu’un de très bien. Il s’inquiète parce que cette vision stupide semble prouver que notre mariage ne durera pas éternellement. Mais il y a tant de choses dont je sais que je n’aurai jamais à me soucier si je suis avec lui. Il ne me frappera pas, c’est sûr. Il ne m’humiliera jamais, ne me mettra jamais dans l’embarras. Et il a un véritable don pour se souvenir des détails. Il y a des mois, je lui ai dit les prénoms de mes nièces, en passant. Ils sont revenus dans la conversation la semaine dernière et il les a cités instantanément. Alors je peux être certaine qu’il n’oubliera pas la date à laquelle nous nous sommes mis ensemble, ni celle de mon anniversaire. J’ai déjà connu des hommes, japonais et étrangers, mais il n’y en a jamais eu un avec lequel je me suis sentie autant en confiance, avec la certitude qu’il sera toujours gentil et affectueux.

Théo n’était pas très à l’aise. Il estimait être quelqu’un de bien, lui aussi, et il n’aurait jamais levé la main sur une femme. Mais bon, il avait hérité du mauvais caractère de son père, il ne pouvait le nier. Et dans une discussion, il lui arrivait de dire des choses destinées à blesser son contradicteur. D’ailleurs, un jour quelqu’un le haïrait suffisamment pour vouloir le tuer. Est-ce que Lloyd, Lloyd le gentil garçon, éveillerait jamais ce genre de sentiments chez un autre être humain ?

Théo secoua la tête doucement, pour chasser ces pensées.

— Vous avez fait le bon choix, dit-il.

Michiko inclina la tête pour montrer qu’elle le remerciait du compliment.

— Lloyd aussi, ajouta-t-elle.

La réflexion surprit Théo. Cette immodestie ne ressemblait pas à la Japonaise. Mais ses paroles suivantes dissipèrent le malentendu.

— Il n’aurait pas pu choisir meilleur partenaire.

Je n’en suis pas aussi sûr, songea le jeune homme, mais il se garda bien de le dire.

Il ne pouvait poursuivre Michiko de ses assiduités, bien sûr. Elle était fiancée à Lloyd.

Et puis…

Ce n’était pas à cause de ses yeux magnifiques, ensorcelants.

Ce n’était même pas par jalousie ou fascination née de son choix de Lloyd et non de lui.

Au plus profond de lui-même, il connaissait la raison de l’intérêt soudain qu’il ressentait pour elle. Il imaginait que s’il s’embarquait dans une vie complètement nouvelle, s’il prenait un tournant décisif, qu’il faisait quelque chose de complètement imprévisible, comme de s’enfuir et de se marier avec la fiancée de son partenaire, alors d’une certaine façon ce serait comme adresser un bras d’honneur au destin et cela changerait son futur de manière tellement radicale que jamais il ne finirait face au canon d’une arme chargée.

Michiko possédait une intelligence incroyable et elle était très, très belle. Mais il ne chercherait pas à la séduire. Agir ainsi serait une folie.

Théo fut surpris quand un rire bas monta dans sa gorge ; mais c’était très amusant, d’une certaine façon. Peut-être Lloyd avait-il raison : peut-être l’univers entier n’était-il qu’un bloc solide, avec un temps immuable. Oh, Théo avait envisagé un acte délirant, mais après une très courte réflexion il en était arrivé au même point que si l’idée ne lui était jamais venue.

Le film de sa vie continuait à se dérouler, image après image déjà enregistrée.

Chapitre 21

Michiko et Lloyd avaient prévu de ne pas s’installer ensemble avant le mariage, mais, à part pendant le séjour de la jeune femme à Tokyo, elle avait passé toutes les nuits chez lui depuis la mort de Tamiko. De fait, elle n’était allée chez elle que deux fois, et brièvement, depuis le Flashforward. Tout ce qu’elle avait vu là-bas était prétexte à pleurer : les petites chaussures de Tamiko sur la natte près de la porte, sa poupée Barbie perchée sur un des fauteuils, dans le salon (la fillette laissait toujours sa Barbie installée confortablement), ses peintures faites avec les doigts, collées à la porte du frigo par des aimants, et même l’endroit du mur où elle avait inscrit son nom au Magic Marker, et que Michiko n’avait jamais réussi à effacer totalement.

Ils étaient donc restés chez Lloyd, pour éviter tous ces souvenirs douloureux.

Mais il arrivait toujours à la Japonaise de se laisser aller et de regarder dans le vide. Lloyd ne supportait pas de la voir aussi triste, mais il n’y pouvait rien, il en avait conscience. Elle continuerait à avoir de la peine, probablement à jamais.

Et, bien sûr, il n’était pas ignare. Il avait lu quantité d’articles sur la psychologie et sur les relations humaines, et il avait même vu pas mal d’émissions télévisées consacrées à ces sujets. Il savait qu’il n’aurait pas dû dire cela, mais parfois les mots sortaient de sa bouche sans qu’il réfléchisse. Il avait seulement voulu meubler le silence qui pesait entre eux.

— Tu sais, dit-il, tu vas avoir une autre fille. Ta vision…

Elle le fit taire d’un simple regard.

Elle ne répondit rien, mais dans ses yeux il comprit ce qu’elle aurait pu dire. On ne peut pas remplacer un enfant par un autre. Chaque enfant est spécial.

Lloyd le comprenait, même s’il n’avait — encore — jamais été père. Des années plus tôt, il avait vu un vieux film de Mickey Rooney, La Comédie humaine, qui n’avait en réalité rien de drôle et, vers la fin, rien de très humain non plus, à son avis. Rooney incarnait un soldat américain de la Seconde Guerre mondiale parti à l’étranger. Il n’avait pas de famille, mais il aimait les contacts indirects avec les gens pour qui il combattait à travers les lettres des siens reçues par son camarade de chambrée. Rooney finissait par les connaître tous : le frère de son ami, sa mère, sa fiancée aux États unis. Puis son camarade était tué au combat et Rooney retournait dans la ville de celui-ci avec ses affaires personnelles. Il rencontrait le jeune frère du mort devant la maison familiale et c’était comme s’il l’avait toujours connu. Le frère finissait par rentrer dans la maison en lançant : « Maman… le soldat est de retour ! »

Et le générique de fin défilait.

Les spectateurs étaient supposés croire que Rooney prendrait la place du fils aîné4de cette femme, tué en France.

C’était une tromperie grotesque. Même à son jeune âge — il avait seize ans quand il avait vu le film à la télévision —, Lloyd avait su qu’une personne ne pouvait jamais en remplacer une autre.

Et à présent, sottement, pendant un court instant, il avait donné à penser que d’une certaine façon la future fille de Michiko pourrait prendre dans le coeur de celle-ci la place de la pauvre Tamiko.

— Je suis désolé, dit-il.

Elle ne sourit pas, mais eut un hochement de tête presque imperceptible.

Il ignorait si c’était le bon moment. Toute sa vie il avait été tourmenté par son incapacité à sentir quand arrivait le bon moment : quand déclarer sa flamme à une fille au lycée, quand demander une augmentation, quand interrompre la conversation de deux personnes lors d’une soirée, afin de se présenter, quand s’excuser lorsque les gens désiraient être seuls. Certains avaient un sens inné pour ces choses. Pas lui.

Pourtant le sujet devait être abordé, et résolu.

Le monde s’était relevé. Les gens reprenaient le cours de leur existence. Certes, beaucoup marchaient avec des béquilles et quelques compagnies d’assurances s’étaient déjà déclarées en faillite. Le nombre de morts était encore inconnu. Mais la vie devait continuer et les gens allaient au travail, rentraient chez eux, sortaient au restaurant et au cinéma, et essayaient de se remettre en route, avec plus ou moins de succès.

— En ce qui concerne le mariage…, dit-il sans terminer.

— Oui ?

Lloyd souffla silencieusement.

— Je ne sais pas qui est cette femme… celle de ma vision. Je n’ai aucune idée de qui elle peut bien être.

— Et tu penses qu’elle pourrait être mieux que moi, c’est Ça ?

— Non, non, non. Bien sûr que non. C’est juste que…

Il s’interrompit. Mais Michiko le connaissait trop bien.

— Tu penses qu’il y a sept milliards d’êtres humains sur cette planète, n’est-ce pas ? Et que c’est pur hasard si nous nous sommes rencontrés.

Il acquiesça. Reconnu coupable.

— Peut-être, dit-elle. Mais quand tu réfléchis aux probabilités que nous ne nous soyons pas rencontrés, je pense qu’il y a plus que ça. Ce n’est pas comme si tu t’étais retrouvé avec moi sur les bras, ou le contraire. Tu vivais à Chicago, moi à Tokyo, et nous avons fini ensemble, ici, sur la frontière franco-suisse. Est-ce le hasard, ou notre destin ?

— Je ne suis pas certain qu’on puisse croire au destin et en même temps au libre arbitre, dit-il doucement.

Elle baissa les yeux.

— Je suppose que tu n’as pas tort. Eh bien, peut-être que tu n’es pas prêt pour le mariage. Il y a tant de mes amies qui se sont mariées parce qu’elles pensaient que c’était leur dernière chance. Tu sais : elles avaient atteint un certain âge et elles se sont dit que si elles ne se mariaient pas rapidement elles ne le feraient jamais. S’il y a une chose que ta vision a démontrée, c’est que je ne suis pas ta dernière chance. J’imagine que ça te retire la pression, non ? Plus besoin de prendre une décision dans l’urgence.

— Ce n’est pas ça, dit-il, mais sa voix était mal assurée.

— Non ? Alors décide-toi, maintenant. Prends un engagement. Est-ce que nous allons nous marier ?

Elle avait raison. Sa croyance en un futur immuable l’aidait à modérer la culpabilité qu’il éprouvait pour ce qui s’était passé, mais c’était toujours la position qu’il avait eue en tant que physicien : l’espace-temps est un cube de Minkowski immuable. Ce qu’il allait faire, il l’avait déjà fait : le futur était aussi indélébile que le passé.

Pour ce qu’ils en savaient, personne n’avait eu de vision corroborant le fait que Michiko Komura et Lloyd Simcoe s’étaient seulement mariés. Personne n’avait déclaré s’être trouvé dans une pièce décorée d’une photo de mariage encadrée montrant un grand Occidental aux yeux bleus et une petite et ravissante Asiatique.

Pourtant ce qu’il dirait maintenant avait toujours été dit, et le serait toujours. Mais il n’avait aucune idée de la réponse que l’espace-temps avait enregistrée. Sa décision, à cet instant, sur cette image du film, était inconnue, non révélée. Pour autant, elle n’était pas plus facile à prononcer, même s’il savait inévitable qu’il la fasse/l’ait faite.

— Alors ? insista Michiko. Est-ce que nous allons nous marier ?

Théo était encore au travail, tard ce soir-là, occupé à orchestrer une autre simulation de leur expérience avec le LHC, quand il reçut le coup de fil.

Dimitrios était mort.

Son petit frère. Mort. Suicidé.

Il refoula ses larmes et sa colère.

Les souvenirs déferlèrent en lui. Ces occasions où il s’était montré gentil avec Dim, celles où il avait fait preuve de méchanceté. La terreur de la famille, toutes ces années plus tôt, quand ils s’étaient rendus à Hong Kong et que Dim s’était perdu. Théo n’avait jamais été aussi heureux de voir quelqu’un que lorsqu’il avait aperçu Dim, perché sur l’épaule d’un policier qui avançait vers lui dans la foule.

Mais aujourd’hui Dim était mort. Théo devrait faire un autre voyage à Athènes pour les funérailles.

Une partie de lui-même — une très grande partie — était incroyablement attristée par le décès de son frère.

Mais une autre partie était… euphorique.

Pas parce que Dim n’était plus, bien sûr.

Mais parce que le fait de sa mort changeait tout.

Car Dimitrios avait eu une vision pendant le Flashforward, une vision authentifiée par celle d’une autre personne. Or, pour avoir cette vision, il fallait qu’il soit toujours en vie dans vingt et un ans.

S’il était mort maintenant, en 2009, il était impossible qu’il soit vivant en 2030.

Ainsi donc l’univers-bloc s’était fracassé. Ce que les gens voyaient constituait certes une description cohérente de l’avenir… mais ce n’était qu’un avenir parmi d’autres. Et puisque cet avenir avait inclus Dimitrios Procopides, il n’était même plus possible.

Selon la théorie du chaos, une modification infime dans les conditions initiales pouvait avoir des effets considérables avec le temps. Sûrement le monde de 2030 ne serait pas tel qu’il avait été décrit dans les milliards d’aperçus que les gens en avaient déjà eus.

Théo arpenta les couloirs du centre de contrôle du LHC. Il passa devant la grande mosaïque, la plaque sur laquelle figurait le nom intégral de l’institution, les bureaux, les laboratoires, les toilettes.

Si le futur était maintenant incertain, et en tout cas différent de ce que les visions en avaient révélé, alors Théo pourrait peut-être abandonner la recherche de son assassin. Oui, dans un futur qui avait été possible, quelqu’un avait jugé bon de le tuer. Mais tant de choses changeraient pendant les deux décennies à venir que cette conséquence ne se produirait certainement jamais. De fait, il pouvait très bien ne jamais rencontrer la personne qui l’avait tué, n’avoir aucun contact avec elle. Cette personne pouvait elle-même mourir avant 2030. D’une façon comme d’une autre, le meurtre de Théo n’avait plus rien d’inéluctable.

Néanmoins il pouvait toujours se produire. Certaines choses arriveraient certainement comme les visions l’avaient montré. Ceux qui ne mourraient pas de causes non naturelles vivraient le même laps de temps. Ceux qui avaient des emplois sûrs aujourd’hui les conserveraient peut-être. Ceux dont les mariages étaient solides n’avaient aucune raison de se séparer.

Non.

Assez de doutes, assez de temps perdu.

Théo décida de continuer sa vie sans plus se soucier de cette quête stupide. Il ferait face au lendemain, quoi qu’il arrive. Bien entendu, il se montrerait prudent, parce qu’il n’avait aucune envie qu’un des points de convergence entre le 2030 des visions et le 2030 réel soit sa propre mort. Mais il poursuivrait son chemin et ferait en sorte de tirer le maximum du temps dont il disposait, quelle que soit sa durée.

Si seulement Dimitrios avait eu la volonté de faire de même…

Ses pas l’avaient ramené à son bureau. Il y avait quelqu’un qu’il devait appeler, quelqu’un qui avait besoin de l’entendre de la bouche d’un ami avant que la nouvelle fasse la une de tous les médias du monde.

Les paroles de Michiko étaient comme suspendues entre eux : « Est-ce que nous allons nous marier ? »

L’heure était donc venue. L’heure d’éclairer l’image appropriée : le moment de vérité, l’instant auquel la décision que l’espace-temps avait déjà enregistrée serait révélée. Il regarda Michiko dans les yeux, ouvrit la bouche et…

Le téléphone sonna.

Lloyd jura et posa un regard furieux sur l’appareil. Le petit écran à cristaux liquides affichait la provenance de l’appel : CERN LHC. Personne n’appellerait du bureau à cette heure tardive si ce n’était pas une urgence. Il décrocha.

— Allô ?

— Lloyd, c’est Théo.

Il allait lui dire que ce n’était pas le moment, lui demander de rappeler plus tard, mais le Grec le prit de vitesse.

— Lloyd, je viens de recevoir un coup de fil. Mon frère Dimitrios est mort.

— Oh, mon Dieu…, balbutia Lloyd.

— Que se passe-t-il ? chuchota Michiko, les yeux agrandis par l’inquiétude.

Il couvrit le microphone de sa paume.

— Le frère de Théo est mort.

Michiko porta une main à sa bouche.

— Il s’est tué, disait Théo. Une surdose de somnifères.

— Je suis désolé, Théo, fît Lloyd. Est-ce que je peux… faire quelque chose ?

— Non. Non. Rien. Mais j’ai pensé que vous deviez le savoir au plus tôt.

Lloyd ne comprenait pas où le jeune homme voulait en venir.

— Ah, merci, répondit-il d’un ton incertain.

— Lloyd, Dimitrios avait eu une vision.

— Quoi ? Oh… (Un long silence.) Oh.

— Il m’en a parlé lui-même.

— Il a dû l’inventer de toutes pièces.

— Lloyd, c’est mon frère. Il n’a rien inventé.

— Mais il est impossible…

— Vous savez qu’il n’est pas le seul. On a déjà signalé d’autres morts. Mais celle-ci… celle-ci est corroborée. Il travaillait dans un restaurant, en Grèce. Le patron de l’établissement en 2030 est le même en 2009. Il a vu Dim dans sa vision, et Dim l’a vu dans la sienne. Quand ils en parleront à la télé…

— Je… Ah, merde, grogna Lloyd dont le cœur venait de s’emballer. Merde !

— Désolé, dit Théo. La presse va s’en donner à cœur joie… Comme j’ai dit, j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir.

Lloyd essaya de se calmer. Comment avait-il pu se tromper à ce point ?

— Merci, dit-il enfin. Bon, écoutez, ce n’est pas important. Vous, comment ça va ?

— Ça va.

— Parce que si vous ne voulez pas rester seul, Michiko et moi pouvons venir.

— Non, ça va aller. Franco délia Robbia est toujours ici, au CERN. Je vais aller le voir.

— D’accord. D’accord… Écoutez, il faut que je…

— Je sais, dit Théo. Au revoir.

— Au revoir.

Lloyd raccrocha.

Il n’avait jamais rencontré Dimitrios Procopides. En fait, Théo parlait peu de son frère. Rien de très surprenant. Pour sa part, Lloyd mentionnait rarement sa soeur Dolly dans le cadre du travail. À bien y réfléchir, ce n’était qu’un décès de plus dans une semaine qui en avait connu un nombre gigantesque, mais…

— Pauvre Théo, dit Michiko en secouant doucement la tête. Et son frère… Le pauvre…

Il la regarda. Elle avait perdu sa propre fille, mais à cet instant elle trouvait la place dans son coeur pour regretter un homme qu’elle n’avait jamais connu.

Lloyd était toujours très tendu. Les paroles qu’il allait prononcer quand le téléphone avait sonné roulaient toujours dans sa tête. Que pensait-il, à présent ? Qu’il tenait à continuer à avoir autant de liaisons amoureuses qu’il voulait ? Qu’il n’était pas prêt à se ranger ? Qu’il devait absolument connaître cette Occidentale, la trouver, et faire un choix sensé entre elle et Michiko ?

Non.

Non, ce n’était pas ça. Ce ne pouvait être ça.

Ce qu’il pensait maintenant, c’était : Je suis un imbécile.

Et il pensait aussi : Elle s’est montrée d’une patience incroyable.

Et il se disait aussi que l’avertissement que le mariage ne durerait pas automatiquement était la meilleure chose qui lui était arrivée. Comme n’importe quel couple, ils penseraient s’aimer jusqu’à ce que la mort les sépare. Mais maintenant il savait, à partir du premier jour, d’une façon que personne n’avait jamais connue, pas même ceux qui comme lui étaient issus d’un foyer brisé, que l’amour n’était pas nécessairement éternel. Qu’il ne serait permanent que s’il luttait et travaillait pour le rendre ainsi à chaque instant de sa vie. Il savait que s il venait à se marier, cela deviendrait sa priorité. Pas sa carrière, pas l’obtention hypothétique du Nobel, pas son poste de chercheur.

Elle.

Michiko.

Michiko Komura.

Ou… Michiko Simcoe.

Quand il était encore adolescent, dans les années 1970, il semblait que les femmes se débarrasseraient définitivement de cette idiotie consistant à prendre le nom de quelqu’un d’autre. Pourtant, jusqu’à ce jour, la plupart d’entre elles adoptaient le nom de leur époux. Ils en avaient déjà discuté, et Michiko avait déclaré qu’elle faisait partie de cette majorité. Certes, Simcoe ne sonnait pas aussi bien que Komura, mais c’était un petit sacrifice.

Mais non.

Non, il ne fallait pas qu’elle prenne son nom. Combien de divorcées portaient non pas leur nom de naissance, mais celui de leur ex-mari dont elles s’étaient séparées des années auparavant, comme le rappel quotidien des erreurs de jeunesse, d’un amour déçu, d’une période douloureuse ? D’ailleurs ce n’était pas Komura le nom de jeune fille de Michiko, mais Okawa. Elle traînait avec elle le patronyme de son ex-mari, Hiroshi.

Il n’empêche, il fallait qu’elle le conserve. Elle devait rester une Komura, de sorte qu’il soit rappelé à Lloyd, chaque jour, qu’elle ne lui appartenait pas, qu’il devait oeuvrer sans cesse à la réussite de leur union et que demain était entre ses mains.

Il la regarda : son teint sans défaut, son regard envoûtant, ses cheveux si noirs…

Tout cela changerait peu à peu avec le temps, et il voulait être auprès d’elle pour le voir, et savourer chaque instant, profiter des saisons de la vie avec elle.

Oui, avec elle.

Lloyd Simcoe fit alors quelque chose qu’il n’avait pas fait la première fois. Oh, il y avait bien pensé, mais il avait rejeté l’idée en la jugeant stupide, démodée et inutile.

Mais c’était maintenant ce qu’il voulait faire, ce qu’il avait besoin de faire.

Il mit un genou au sol.

Et il prit la main de Michiko dans la sienne.

Et il leva les yeux vers son ravissant visage.

Et il dit :

— Veux-tu m’épouser ?

Et le moment s’étira, avec une Michiko manifestement stupéfaite.

Et puis un sourire envahit lentement son visage.

Et elle répondit, presque dans un murmure :

— Oui.

Lloyd battit des paupières plusieurs fois, car sa vision se brouillait un peu.

L’avenir allait être radieux.

Chapitre 22 Dix jours plus tard : mercredi 6 mai 2009

De façon assez surprenante, Gaston Béranger n’avait eu aucun mal à convaincre le CERN de réitérer l’expérience avec le LHC. Mais, bien entendu, il estimait qu’ils n’avaient rien à perdre et tout à gagner, même si la tentative échouait : il serait très difficile de démontrer la responsabilité du CERN dans le premier déplacement temporel si la seconde expérience n’en provoquait pas.

Et le moment de vérité était arrivé.

Lloyd s’avança sur l’estrade en bois ciré. Le grand emblème des Nations unies, avec son globe terrestre flanqué des deux branches de laurier, s’étalait derrière lui. L’air était trop sec. Lloyd eut un choc quand il toucha de la main le bord métallique du pupitre. Il prit une profonde inspiration, pour se calmer. Puis il se pencha vers le micro.

— J’aimerais tout d’abord remercier…

Il fut surpris du manque d’assurance perceptible dans sa voix. Mais, bon sang, il s’adressait à certains des hommes politiques les plus puissants du monde. Il s’interrompit, déglutit et reprit d’un ton plus ferme.

— Je disais donc que j’aimerais tout d’abord remercier le secrétaire général Stephen Lewis pour m’avoir permis de m’adresser à vous aujourd’hui.

Il constata avec satisfaction qu’au moins la moitié des délégués présents écoutaient la traduction de ses propos dans leur casque sans fil.

— Mesdames et messieurs, je suis le docteur Lloyd Simcoe, un Canadien qui vit actuellement en France et travaille pour le compte du CERN, le centre européen d’étude de la physique des particules. Comme vous l’avez sans doute appris, c’est selon toute probabilité une expérience menée au CERN qui a provoqué le phénomène de déplacement temporel de la conscience. Et, mesdames et messieurs, je sais qu’en première analyse la chose pourra vous sembler assez folle, mais je suis venu solliciter de vous, en tant que représentants de vos gouvernements respectifs, la permission de réitérer cette expérience.

Il y eut une éruption de discussions croisées, une cacophonie de langues encore plus diverses que ce qu’on pouvait entendre à la cafétéria du CERN. Bien évidemment, tous les délégués savaient à l’avance ce que Lloyd allait dire, au moins dans les grandes lignes : on ne s’exprimait pas devant l’assemblée des Nations unies sans un tas de discussions préliminaires qui vendaient forcément la mèche sur la teneur générale du discours. La salle de l’Assemblée générale était une sorte de caverne aux proportions monstrueuses, au point que la vue de Lloyd n’était pas assez bonne pour distinguer tous les visages. Il remarqua cependant la colère sur ceux des délégués russes et ce qui ressemblait fort à de la terreur sur ceux des délégués allemands et japonais. Il se tourna alors vers le secrétaire général, un Occidental à la prestance certaine, âgé de soixante-douze ans. Lewis lui adressa un petit sourire d’encouragement et Simcoe se lança :

— Il n’y a peut-être aucune raison valable de faire cela, admit-il. Il semble que nous ayons maintenant des preuves multiples et concluantes que ce qui nous est apparu comme étant le futur dans la première série de visions ne devienne jamais réalité. Du moins, pas exactement. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que beaucoup de gens ont tiré des enseignements cruciaux de cet aperçu de leur avenir.

Il marqua un temps de pause.

— Cela me rappelle une histoire de Charles Dickens, Un chant de Noël. Son personnage Ebenezer Scrooge a une vision du Noël à venir, dans laquelle le résultat de ses actes a poussé nombre d’autres personnes à la misère et lui-même à être détesté et méprisé jusque dans la mort. Et, bien sûr, une telle vision aurait été une chose terrible, si elle avait été celle d’un futur immuable. Mais il fut dit à Scrooge que, non, l’avenir qu’il voyait n’était que l’extrapolation logique de sa vie, s’il continuait sur la voie qu’il avait empruntée jusque-là. Il pouvait changer en mieux sa vie, et la vie de ceux qui l’entouraient. Cet aperçu du futur était donc un cadeau merveilleux.

Il but une gorgée d’eau avant de poursuivre :

— Mais la vision de Scrooge concernait un moment très spécifique : le jour de Noël. Nous n’avons pas tous eu des visions d’événements significatifs. Nombre d’entre nous ont vu des scènes très banales, d’une ambiguïté frustrante parfois, ou même, pour presque un tiers d’entre nous, nous avons vu nos rêves ou simplement l’obscurité, parce que nous étions endormis durant ces deux minutes situées dans vingt et un ans. (Il s’interrompit et haussa les épaules, comme s’il ignorait lui-même quelle était la bonne chose à faire.) Nous croyons que nous pouvons reproduire l’expérience de ces visions. Nous pouvons offrir à l’humanité un autre aperçu du futur. (Il leva une main.) Je sais que certains gouvernements ont montré une grande méfiance envers ces visions, qu’ils n’ont pas apprécié certaines des choses qu’elles révélaient, mais maintenant que nous savons que le futur n’est pas fixe, j’espère que vous nous autoriserez à donner ce cadeau, et les bénéfices de l’effet Ebenezer, aux peuples du monde une nouvelle fois. Avec la coopération de vous tous et toutes, et celle de vos gouvernements, nous pensons pouvoir répéter l’expérience en toute sécurité. C’est à vous de décider.

Lloyd franchit les grandes portes vitrées du building de l’Assemblée générale. L’air de New York lui piqua les yeux. Le ciel était gris, lacéré par les traînées de condensation des avions. Une petite foule de journalistes — peut-être une cinquantaine en tout — se précipita vers lui, caméscopes et micros brandis.

— Docteur Simcoe ! cria un homme d’une cinquantaine d’années. Docteur Simcoe ! Que se passera-t-il si la conscience ne revient pas au jour présent ? Que se passera-t-il si nous sommes tous coincés vingt et un ans dans le futur ?

Lloyd était las. Il ne s’était pas senti aussi nerveux devant un public depuis son oral pour le doctorat. Il ne désirait qu’une chose : rentrer à son hôtel, savourer un scotch bien tassé et se mettre au lit.

— Nous n’avons aucune raison de penser qu’une telle chose pourrait arriver, répondit-il. Le phénomène a paru totalement temporaire, il a commencé à l’instant où nous avons provoqué la collision des particules, et a cessé au moment où nous avons arrêté cette collision.

— Et les familles des gens qui risquent de mourir, cette fois encore ? Assumerez-vous une responsabilité personnelle dans leur décès ?

— Et les gens qui sont déjà morts ? Vous n’estimez pas avoir une dette envers eux ?

— Tout ça n’est-il pas simplement de votre part la recherche d’une certaine gloriole ?

Lloyd inspira lentement, à fond. Il était vraiment las, et il avait une migraine infernale.

— Mesdames et messieurs, vous avez apparemment l’habitude d’interviewer des politiques qui ne peuvent se permettre de perdre leur sang-froid devant vous, et vous vous permettez de leur poser des questions sur ce même ton agressif.

Pour ma part, je ne fais pas de politique. Je suis, entre autres choses, professeur d’université, et je suis habitué à des échanges plus civilisés. Si vous ne pouvez pas poser vos questions poliment, je mettrai un terme à cet échange.

— Mais, docteur Simcoe… n’est-il pas vrai de dire que toutes ces morts et ces destructions sont votre faute ? N’êtes-vous pas celui qui a mis au point l’expérience qui a dérapé ?

— Je ne plaisante pas, dit Lloyd d’un ton égal. J’ai déjà eu plus que ma part d’exposition aux médias. Une autre question de cet acabit et je m’en vais.

Il y eut un moment de silence stupéfait. Les journalistes s’entre-regardèrent, puis se tournèrent de nouveau vers lui.

— Mais toutes ces morts…, commença l’un d’eux.

— C’est bon, interrompit sèchement Lloyd. Je m’en vais.

Il commença à s’éloigner d’un pas décidé.

— Attendez ! cria un reporter.

— Stop ! lança un autre.

Lloyd se retourna.

— Seulement si vous arrivez à poser des questions intelligentes.

Après un moment d’hésitation une femme leva la main, presque timidement.

— Oui ? fit-il.

— Docteur Simcoe, quelle décision les Nations unies vont-elles prendre, d’après vous ?

Il hocha la tête à son adresse, approuvant ainsi la validité de sa question.

— Honnêtement, je n’en suis pas sûr. J’ai l’intime conviction que nous devrions essayer de reproduire les résultats. Mais je suis un scientifique et la reproduction de résultats fait partie de mon quotidien. Je pense que les habitants de cette planète le souhaitent aussi, mais reste à savoir si leurs dirigeants seront d’accord avec eux.

Théo était à New York, lui aussi, et le soir venu les deux chercheurs profitèrent de l’extravagant buffet de fruits de mer de l’Ambassador Grill, dans l’hôtel Plaza-Park Hyatt des Nations unies.

— L’anniversaire de Michiko approche, dit Théo en cassant une pince de homard.

— Je sais, fit Lloyd.

— Vous allez organiser une petite fête à son insu ?

Lloyd mit un moment à répondre.

— Non.

Théo lui lança un regard qui disait « Si vous l’aimiez vraiment, c’est ce que vous feriez ». Lloyd n’avait pas envie de s’expliquer. Il n’avait pas encore vraiment réfléchi à la question, mais la réponse lui était venue naturellement, comme s’il l’avait toujours connue. Ce genre de fête surprise était une tromperie. Vous laissez croire à une personne supposément chère à votre coeur que vous avez oublié la date de son anniversaire. Vous la déprimez sciemment, en lui donnant l’impression qu’elle est négligée, que vous ne l’appréciez pas à sa juste valeur. Puis vous lui mentez — vous mentez ! — pendant des semaines afin de préparer l’événement. Tout ça pour qu’au moment où les invités crieraient « Surprise ! », cette personne se sente aimée.

Dans le mariage qui allait les réunir, Lloyd n’aurait pas besoin de mettre en scène de telles situations pour que Michiko se sente aimée. Elle en aurait la preuve chaque jour, à chaque minute, et jamais elle n’en douterait. L’amour de Lloyd l’accompagnerait constamment, jusqu’au dernier jour.

Et, bien sûr, il ne lui mentirait jamais, pas même pour son bien.

— Vous en êtes bien certain ? dit Théo. Je serais heureux de vous aider à organiser une petite fête inattendue.

Le Grec était si jeune, si naïf… Lloyd secoua doucement la tête.

— Non. Non, merci.

Chapitre 23

Les débats aux Nations unies se poursuivaient. Pendant qu’il se trouvait à New York, Théo reçut une autre réponse à ses annonces sollicitant des renseignements sur sa propre mort. Il allait rédiger quelques lignes de remerciements polis — il avait l’intention de mettre un terme à ces recherches, de toute façon —, mais le message était trop alléchant pour ne pas essayer d’en savoir plus. « Je ne vous ai pas contacté auparavant, » disait-il entre autres choses, « parce que j’ai été amené à penser que le futur était fixe et que ce qui allait se produire, y compris mon rôle dans cette histoire, était inévitable. Mais je lis maintenant un peu partout qu’il n’en sera pas ainsi et c’est pourquoi je me dois de vous demander votre aide. »

Le message provenait de Toronto, à tout juste une heure d’avion de la Grosse Pomme. Théo décida de s’y rendre pour rencontrer l’homme qui lui avait écrit. C’était sa première visite au Canada et il ne s’était pas préparé à la chaleur qui y régnait en été. Rien à voir avec la chaleur méditerranéenne, car la température dépassait rarement les trente-cinq degrés, mais elle le surprit quand même.

Pour bénéficier d’un tarif moins élevé, Théo devait passer une nuit à Toronto au lieu de faire l’aller-retour dans la journée, comme il en avait eu l’intention. C’est ainsi qu’il se trouva avec une soirée à tuer dans cette ville. Son agent de voyage lui suggéra de choisir un hôtel au long du Danforth, une partie de l’axe principal est-ouest. C’est là qu’était réunie la communauté grecque, assez importante à Toronto. Théo suivit ce conseil et fut ravi de constater que dans ce quartier les enseignes et les panneaux de signalisation étaient rédigés dans les alphabets latin et grec.

Son rendez-vous ne se trouvait pas sur le Danforth, mais plus haut, dans North York, une zone qui apparemment avait jadis été une agglomération distincte, avant d’être englobée dans Toronto, à présent forte de trois millions d’habitants. Le métro l’y mena le lendemain. Il fut amusé de découvrir que ce réseau était appelé le « TTC » (pour « Toronto Transit Commission »), la même abréviation qui s’appliquerait sans doute aucun en langue anglaise au Tachyon-Tardyon Collider, le Collisionneur tachyon-tardyon dont Théo était censé diriger les essais un jour futur.

Les voitures du métro étaient spacieuses et propres, même s’il avait entendu dire qu’elles étaient bondées aux heures de pointe. Il fut particulièrement impressionné par le passage au-dessus de la Don Valley Parkway. Ici la rame filait à cent mètres au-dessus du sol, et la vue était spectaculaire. Mais le plus étonnant était que le pont enjambant Don Valley avait été construit des dizaines d’années avant que Toronto ait sa première ligne de métro, et pourtant on l’avait conçu pour qu’il puisse accueillir deux séries de rails. On ne voyait pas souvent la preuve de villes qui avaient pensé aussi loin dans le futur.

Il changea à Yonge Station en direction de North York Centre. Il fut surpris de découvrir qu’il n’avait pas besoin de sortir dans la rue pour rejoindre la tour d’appartements qu’on lui avait indiquée, car on y accédait directement depuis la station. Le même complexe abritait une librairie — d’une chaîne appelée « Indigo » —, un cinéma multisalles et un grand magasin d’alimentation baptisé « Loblaws », qui diffusait une ligne de produits nommée « Le Choix du Président ». Théo en fut quelque peu étonné. Dans ce pays, il se serait plutôt attendu au Choix du Premier ministre.

Il se présenta à l’accueil et on lui indiqua les ascenseurs, à l’autre extrémité du grand hall au dallage de marbre. Il monta au trente-cinquième étage et trouva sans difficulté l’appartement qu’il recherchait.

Il frappa à la porte qui s’ouvrit presque aussitôt, révélant un Asiatique âgé.

— Bonjour, dit celui-ci dans un anglais parfait.

— Bonjour, monsieur Cheung, dit Théo. Merci d’avoir accepté de me recevoir.

— Entrez donc.

L’homme, qui pouvait avoir soixante-cinq ans, s’effaça pour laisser passer son visiteur. Théo ôta ses chaussures et pénétra dans un appartement splendide. Cheung le mena dans le salon. La baie vitrée ouvrait sur le sud. Au loin on apercevait le centre de Toronto avec ses gratte-ciel, la pointe effilée de la CN Tower et, au-delà, le lac Ontario qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

— Je tiens à vous remercier pour votre e-mail, déclara Théo. Comme vous pouvez l’imaginer, tout ça n’a pas été très facile pour moi.

— Je n’en doute pas, dit Cheung. Puis-je vous offrir un thé ? Un café ?

— Non, rien, merci.

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Théo s’installa sur un canapé tendu de cuir orange. Sur la table basse trônait un vase en porcelaine peinte.

— Il est magnifique, fit Théo.

Cheung acquiesça.

— Dynastie Ming. Il a presque cinq cents ans. La sculpture est le plus grand des arts. Un texte écrit ne signifie plus rien lorsque la langue n’est plus parlée, mais un objet physique qui reste le même pendant des siècles ou des millénaires… voilà quelque chose qu’il faut chérir. Aujourd’hui, n’importe qui peut apprécier la beauté des objets anciens des civilisations chinoise, égyptienne ou aztèque. Je collectionne les trois. Les artistes qui les ont créés vivent toujours à travers eux.

Théo approuva poliment. Sur le mur en face de lui était accrochée une huile représentant le port de Kowloon. Il la désigna.

— Hong Kong, dit-il.

— Oui. Vous connaissez ?

— En 1996, quand j’avais quatorze ans, mes parents nous y ont emmenés en vacances. Ils voulaient que mon frère et moi voyions la ville avant sa rétrocession à la Chine communiste.

— Oui, ces deux dernières années ont connu une affluence de touristes exceptionnelle, dit Cheung. Mais ce fut aussi une très bonne période pour quitter le pays. C’est précisément à ce moment que je suis parti de Hong Kong pour venir m’établir ici. Plus de deux cent mille citoyens de Hong Kong sont venus au Canada avant que les Britanniques rendent notre pays à la Chine.

— Je pense que j’aurais fait la même chose, commenta Théo.

— Ceux d’entre nous qui pouvaient se le permettre n’ont pas hésité. Et, d’après les visions qu’ont eues les gens, la situation ne va pas s’améliorer pendant les vingt et une prochaines années, aussi suis-je très heureux d’être parti. Je ne pouvais supporter l’idée de perdre ma liberté… Mais vous, mon jeune ami, vous risquez de perdre encore plus, n’est-ce pas ? Pour ma part, je pensais être mort dans vingt ans et j’ai été ravi de ma vision, qui impliquait évidemment que je sois toujours en vie alors. En fait, comme je me sens raisonnablement alerte, je commence à soupçonner que j’ai encore bien plus que vingt et une années à vivre. Toutefois une vie peut toujours se trouver abrégée. Dans ma vision, comme je vous l’ai dit dans mon e-mail, votre nom était mentionné. Je n’avais jamais entendu parler de vous auparavant, vous m’excuserez de vous le dire. Mais ce nom, Theodosios Procopides, était suffisamment mélodieux pour marquer mon esprit.

— Vous avez dit que dans votre vision quelqu’un vous avait parlé de son projet de m’assassiner.

— C’est inquiétant, pour le moins. Mais comme je l’ai précisé, je n’en sais guère plus.

— Je ne mets pas en doute votre parole, monsieur Cheung. Mais si je parvenais à localiser la personne avec qui vous parliez dans votre vision, il est évident qu’elle serait en mesure de m’en apprendre beaucoup plus.

— Mais, comme je l’ai dit, je ne sais pas qui est cet homme.

— Si vous pouviez me le décrire…

— Bien sûr. C’est un Blanc. Blanc comme un Européen du Nord, pas avec le teint olivâtre comme vous-même. Dans ma vision, il n’avait pas plus de cinquante ans, ce qui veut dire qu’il devrait avoir à peu près votre âge aujourd’hui. Nous conversions en anglais, et il avait l’accent américain.

— Il existe de nombreux accents américains, remarqua Théo.

— Oui, c’est vrai. Je veux dire par là qu’il s’exprimait comme quelqu’un de Nouvelle-Angleterre. De Boston, peut-être.

La vision de Lloyd l’avait apparemment situé en Nouvelle-Angleterre, lui aussi. Mais ce ne pouvait être avec lui que Cheung avait parlé, puisqu’au moment du Flashforward Lloyd était au lit avec cette vieille sorcière…

— Que pouvez-vous me dire d’autre concernant la façon de parler de cet homme ? Il vous a semblé cultivé ?

— Oui, maintenant que vous le dites, c’est l’impression qu’il m’a donnée. Il a utilisé le mot « appréhension ». Ce n’est pas un terme spécialement recherché, mais quelqu’un manquant d’un minimum de culture ne l’aurait sans doute pas prononcé.

— Qu’a-t-il dit, exactement ? Pourriez-vous me relater votre conversation ?

— Je vais m’y efforcer. Nous étions à l’intérieur, quelque part. C’était en Amérique du Nord. Je l’ai su à cause de la forme des prises de courant. Ici, j’ai toujours trouvé qu’elles ressemblent au visage d’un bébé étonné… Enfin, bref. Donc cet homme m’a dit : « Il a tué Théo. »

— L’homme avec qui vous parliez m’a tué ?

— Non, non. Je vous cite ses propos. Il a dit « il » —quelqu’un d’autre — « a tué Théo. ».

— Vous êtes certain qu’il a dit « il » ?

— Oui.

Eh bien, c’était déjà ça. D’un mot quatre milliards de suspectes potentielles avaient été écartées.

— Il a dit : « Il a tué Théo », reprit Cheung, et j’ai demandé : « Théo qui ? » Et l’homme a répondu : « Vous savez, Theodosios Procopides. » Et j’ai dit : « Ah, ouais. » C’est très précisément ce que j’ai dit : « Ah, ouais. » Je crains que ma maîtrise de la langue anglaise n’ait pas encore atteint ce degré de spontanéité, mais dans vingt et un ans il semble que ce sera le cas. Quoi qu’il en soit, en 2030 je vous connaîtrai, ou je saurai au moins qui vous êtes.

— Poursuivez.

— Eh bien, ensuite mon interlocuteur m’a dit : « Il nous a pris de vitesse. »

— Je… je vous demande pardon ?

— Il a dit : « Il nous a pris de vitesse », fit Cheung en baissant la tête. Oui, je sais ce qu’on serait en droit de déduire de cette phrase : que moi et mon associé avions également pour projet d’attenter à votre vie. (Le vieil homme écarta les bras.) Docteur Procopides, je suis riche, très riche, même. Je ne prétendrai pas qu’on atteint mon niveau de vie sans jamais se montrer impitoyable, car nous savons tous les deux ce qu’il en est. J’ai connu des affrontements très durs avec mes adversaires, pendant toutes ces années, et il se peut même que j’aie plus ou moins contourné la loi, à l’occasion. Mais je ne suis pas qu’un homme d’affaires, je suis aussi un chrétien. (Il leva une main.) Je vous en prie, n’ayez pas d’inquiétude, je ne vais pas vous faire la leçon. Je sais que dans certains milieux occidentaux le fait de déclarer sa foi aussi franchement engendre une certaine gêne, comme si on venait d’aborder un sujet dont il vaut mieux ne jamais discuter en bonne compagnie. Je ne mentionne ma religion que pour établir un fait important : il se peut que je sois un homme dur, surtout en affaires, mais je suis aussi un homme qui craint Dieu. Et jamais je n’approuverais un meurtre. À mon âge, vous pouvez aisément imaginer que j’ai des convictions solides. Je ne peux pas croire que dans les dernières années de mon existence j’enfreindrai le code moral qui est le mien depuis l’enfance. Je sais ce que vous pensez. L’interprétation évidente des mots « il nous a pris de vitesse » implique que quelqu’un d’autre vous a tué avant que mes associés aient pu le faire. Mais, je le répète, je ne suis pas un assassin. Par ailleurs, je sais que vous êtes physicien et mon principal domaine d’investissement, en dehors de l’immobilier, est la recherche biologique : produits pharmaceutiques, génétiques, ce genre de choses. Je ne suis pas un scientifique moi-même, comprenez-moi bien, simplement un capitaliste. Mais je pense que vous l’admettrez, un physicien ne peut constituer un obstacle aux buts que je poursuis et, comme je l’ai dit, je ne suis pas un tueur. Restent ces mots, que je vous cite avec la plus grande exactitude : « Il nous a pris de vitesse. »

Théo observait cet homme et réfléchissait. Il finit par prendre la parole, en choisissant avec soin ses mots :

— Si c’est bien le cas, pourquoi me racontez-vous tout ça ?

Cheung eut l’ombre d’un sourire, comme s’il s’était attendu à cette question.

— Bien entendu, on ne discute pas de projets de meurtre avec la victime visée. Mais, comme je l’ai dit, monsieur Procopides, je suis chrétien. En conséquence je crois que non seulement votre vie est en jeu, mais aussi le salut de mon âme. Je ne vois aucun intérêt à être impliqué, même indirectement, dans un péché tel que l’homicide. Et puisque le futur peut être changé, je souhaite qu’il le soit. Vous êtes sur la piste de la personne qui vous tuera. Si vous réussissez à empêcher votre mort des mains de cette personne, quelle qu’elle soit, eh bien, mes associés ne seront pas pris de vitesse. Je vous mets dans la confidence dans l’espoir que non seulement vous éviterez de tomber sous les balles — il s’agissait d’une mort par arme à feu, si je ne me trompe pas ? —, non seulement de cette personne, mais aussi de quiconque aurait un rapport avec moi. Je ne veux pas avoir sur les mains votre sang, ni celui de personne d’ailleurs.

Théo souffla bruyamment. Il était déjà assez ahurissant de penser qu’un jour quelqu’un voudrait sa mort, mais apprendre que plusieurs personnes différentes auraient ce même souhait était pour le moins choquant.

Peut-être ce vieil homme était-il fou — bien qu’il ne semble pas du tout l’être. Pourtant, dans vingt et un an il aurait… quel âge exactement ?

— Pardonnez mon impertinence, dit Théo, mais puis-je me permettre de vous demander votre date de naissance ?

— Certainement : le 29 février 1932. Et donc, à la date qui nous occupe, j’aurai quatre-vingt-dix-neuf ans.

Théo sentit qu’il écarquillait les yeux. Pas de doute, il avait devant lui un aimable dingue…

Mais Cheung sourit.

— Parce que je suis né un 29 février, vous comprenez ? Ce qui n’arrive que tous les quatre ans… Pour parler sérieusement, j’ai aujourd’hui soixante-dix-sept ans.

Il était nettement plus vieux que Théo l’avait supposé, et en 2030 il aurait… quatre-vingt-dix-huit ans. Mon Dieu !

Une idée vint au Grec. Il avait discuté avec de nombreuses personnes qui rêvaient en 2030. Généralement, il était facile de distinguer un rêve de la réalité. Mais si Cheung avait alors quatre-vingt-dix-huit ans, se pouvait-il qu’il soit atteint d’Alzheimer ? Quelles seraient les pensées d’un esprit malade ?

— Je vais vous éviter de poser la question, dit Cheung. Je n’ai pas le gène de la maladie d’Alzheimer. Je suis aussi étonné que vous à l’idée que je serai toujours en vie dans vingt et un ans, et aussi choqué de me dire que, bien qu’ayant déjà vécu une existence bien remplie, je survivrai apparemment à un homme aussi jeune que vous.

— Vous êtes réellement né un 29 février ?

— Oui. Mais ce n’est pas si rare qu’on le croit. Il y a environ cinq millions de personnes qui partagent actuellement cette date d’anniversaire avec moi.

Théo revint au sujet qui l’intéressait :

— Donc cet homme vous a dit : « Il nous a pris de vitesse. » Et vous, qu’avez-vous dit ensuite ?

— Une fois encore, je vous demande de pardonner mes propos. J’ai dit : « C’est aussi bien. »

Théo fronça les sourcils.

— Et j’ai ajouté : « Qui est le prochain ? », poursuivit Cheung. Ce à quoi mon associé a répondu : « Korolov. » Korolov, qui je suppose s’écrit K-O-R-O-L-O-V. Un nom russe, non ? Il vous est familier ?

— Non, fit Theo. Donc vous alliez — vous allez — éliminer ce Korolov aussi ?

— C’est l’interprétation la plus évidente, oui. Mais je n’ai aucune idée de qui est cet homme, ou cette femme.

— Cet homme.

— Je croyais que vous ne connaissiez pas cette personne ?

— Je ne la connais pas. Mais Korolov est un nom masculin. En Russie, les noms féminins se terminent par « ova », les noms masculins par « ov ».

— Ah, dit Cheung. Quoi qu’il en soit, après que mon interlocuteur eut dit : « Korolov », j’ai répondu : « Eh bien, je n’imagine pas que quelqu’un d’autre soit après lui. » Et mon associé a dit : « Aucune raison d’avoir de l’appréhension, Ubu… » — Ubu est un surnom que seuls mes amis très proches utilisent, même si, comme je l’ai déjà précisé, je n’ai pas encore rencontré cet homme. « Aucune raison d’avoir de l’appréhension, Ubu… », a-t-il dit. « Le type qui a eu Procopides ne peut pas s’intéresser à Korolov, impossible. » Et j’ai dit : « Très bien. Occupe-t’en, Darryl. » Je suppose que c’était le nom de la personne avec qui je parlais. Il a ouvert la bouche pour ajouter quelque chose, mais je me suis subitement retrouvé ici, en 2009.

— Et donc c’est tout ce que vous savez ? Que vous et ce dénommé Darryl traquerez différentes personnes pour les assassiner, dont moi et un certain Korolov, mais que quelqu’un d’autre, un homme qui ne s’intéresse nullement à Korolov, me tuera avant que vous puissiez le faire ?

Cheung eut un haussement d’épaules pour s’excuser, mais Théo n’aurait pu dire si c’était de regret à cause des renseignements qui manquaient ou parce qu’un jour il souhaiterait apparemment la mort de son visiteur actuel.

— C’est tout, oui.

— Ce Darryl… Ressemblait-il à un boxeur ? Vous savez, un boxeur professionnel ?

— Non. Je dirais qu’il était trop enrobé pour être un athlète quelconque.

Théo restait perplexe.

— Merci de m’avoir mis au courant de ce que vous savez, dit-il enfin.

— C’était le moins que je pouvais faire, déclara Cheung. Les âmes sont en relation directe avec la vie éternelle, docteur Procopides, et la religion traite seulement de récompenses. J’ai le sentiment que de grandes choses vous attendent, et que vous serez récompensé comme vous le méritez — mais seulement si vous réussissez à vivre assez longtemps, bien sûr. Alors rendez-vous service, rendez-nous service à tous les deux : n’abandonnez pas votre quête.

Chapitre 24

Théo revint à New York et raconta tout de son entrevue avec Cheung à Lloyd. Celui-ci se montra aussi déconcerté que le Grec par les propos du vieil homme. Ils restèrent à New York encore huit jours, pendant que les Nations unies débattaient avec vigueur de leur proposition.

La Chine se déclara en faveur de la motion autorisant une reproduction de l’expérience. Bien qu’il soit maintenant établi que le futur n’était pas immuable, le fait qu’au cours de la première série de visions le gouvernement totalitaire de Chine régnait toujours d’une main de fer avait beaucoup calmé les dissidents de ce pays. Pour la Chine, c’était là le sujet principal. Il n’y avait que deux versions possibles de l’avenir : soit la dictature communiste perdurait, soit elle n’existait plus. Les premières visions avaient prouvé qu’elle se poursuivait. Si les visions suivantes révélaient la même chose, alors la dissidence serait anéantie par le désespoir. Parfait exemple de ce que Libération appelait « Un avenir Diminué », calembour d’un goût douteux faisant allusion au jeune Dimitrios Procopides et à sa vie brisée par des lendemains qui ne l’enchantaient guère.

Mais si dans la deuxième série de visions le système communiste s’était écroulé ? Alors la Chine ne serait pas plus mal qu’elle l’était avant le premier Flashforward, avec son avenir en question. Pour Pékin, c’était un pari qui valait d’être tenté.

Les ambassadeurs de l’Union européenne allaient manifestement voter en bloc pour la reproduction, et ce pour deux raisons. Si l’expérience se soldait par un échec, alors le flot sans fin des procès intentés au CERN et à ses pays membres se tarirait peut-être. Et si la reproduction était un succès, eh bien, ce second aperçu du futur serait gratuit, mais d’autres expériences du même type seraient vendues à l’humanité contre des milliards d’euros chacune. Certes, d’autres nations pourraient construire des collisionneurs capables de produire les mêmes énergies que celles provoquées par le LHC, mais la première série de visions avait montré un monde plein de Collisionneurs tachyon-tardyon, et pourtant il semblait que les visions ne pouvaient être déclenchées aisément. Si le CERN était responsable, il était apparemment dans une configuration unique, avec une combinaison spécifique de paramètres qui avait rendu possible le Flashforward, et qu’un autre accélérateur aurait bien du mal à imiter.

Les objections les plus véhémentes à la reproduction du phénomène vinrent des populations de l’hémisphère occidental, de ces pays où les gens étaient pour la plupart éveillés quand leur conscience avait été projetée en 2030 et, par conséquent, où il y avait eu le plus de morts et de blessés. Ces objections se fondaient surtout sur la colère qu’avaient engendrée les dégâts commis la première fois, et la peur qu’un carnage et des destructions similaires accompagnent la deuxième série de visions.

Dans l’hémisphère est, les dommages avaient été comparativement réduits. Dans nombre de pays, 90 % des gens dormaient quand le Flashforward s’était produit, et on n’avait dénombré que des dommages négligeables aux biens. Pour eux, une reproduction organisée et annoncée à l’avance ne ferait pas courir de risques à beaucoup de monde. Ils dénonçaient les arguments contre la reproduction du phénomène comme étant plus de nature émotionnelle que rationnelle. De fait les études effectuées à l’échelle planétaire démontraient que ceux qui avaient eu une vision en étaient plus que satisfaits, même s’ils savaient maintenant que le futur n’était pas immuable. Et puisque justement l’avenir pouvait être modifié, ceux qui avaient découvert un futur personnel négatif à leurs yeux étaient en moyenne encore plus satisfaits que ceux ayant eu une vision qu’ils qualifiaient de positive.

Bien que n’ayant pas un droit d’expression reconnu au sein des débats des Nations unies, le pape Benoît XVI pesa de tout son poids en annonçant que les visions étaient parfaitement compatibles avec la doctrine catholique. La fréquentation des églises, en très nette hausse depuis le Flashforward, n’était sans doute pas étrangère à la position du souverain pontife.

De la même manière, le Premier ministre canadien soutint les visions puisqu’elles montraient que le Québec faisait toujours partie du pays. Le président des États-Unis, pour sa part, afficha un enthousiasme beaucoup plus modéré. Même si dans vingt ans l’Amérique demeurait toujours la puissance dominante, les conseillers du président s’inquiétaient des dommages que le premier Flashforward avait infligés à la sécurité nationale, avec des gens — des enfants, parfois — qui avaient eu accès à toutes sortes d’informations secrètes. Et, bien sûr, le président démocrate en exercice digérait très mal que le républicain Franklin Hapgood, actuellement professeur de sciences politiques à Purdue, soit apparemment destiné à occuper sa place en 2030.

Pour toutes ces raisons, la délégation américaine continuait à ferrailler contre la reproduction. « Nous n’avons pas encore fini d’enterrer nos morts », déclara un de ses représentants. Mais les Japonais ripostèrent en expliquant que, si les visions n’avaient pas décrit le futur tel qu’il serait, elles avaient révélé un futur qui fonctionnait. Selon eux, les États-Unis, où un grand nombre de personnes avaient bénéficié de visions diurnes très intéressantes, essayaient tout simplement d’accaparer les bénéfices de la technologie aperçue dans les visions. Le premier Flashforward avait projeté les consciences en avant vers le 23 octobre 2030, à 10 h 21 heure locale à Los Angeles et 13 h 21 à New York, mais à 2 h 21 heure locale à Tokyo. Dans leur grande majorité, les Japonais avaient eu des visions d’eux-mêmes rêvant. L’Amérique comptait capitaliser sur les nouvelles technologies et les inventions détaillées dans les visions de ses citoyens. Le Japon et le reste de l’hémisphère est s’estimaient injustement lésés.

La délégation chinoise exploita au maximum ce prétexte. Elle semblait avoir attendu que quelqu’un aborde ce sujet. Le Flashforward s’était déroulé à 1 h 21 heure de Pékin. Comme pour les Japonais, les Chinois avaient pour la plupart eu des visions d’eux-mêmes en plein rêve. Si un autre Flashforward était organisé, il devrait être déclenché avec un décalage de douze heures par rapport au premier. De cette manière, si le bond des consciences humaines était également de vingt et un ans, deux jours et deux heures, alors les habitants de l’hémisphère est tireraient le plus grand bénéfice de leurs visions, et ainsi l’équilibre serait rétabli.

Le gouvernement japonais annonça aussitôt qu’il soutenait la proposition chinoise sur ce point. L’Inde, le Pakistan et les deux Corées s’alignèrent sur cette position.

L’Asie avait sans doute raison de penser que l’Amérique cherchait à reprendre la main dans le domaine technologique. S’il devait y avoir une reproduction du phénomène, les États-Unis insistaient pour qu’elle ait lieu à la même heure du jour. Ils habillèrent leur exigence d’arguments scientifiques : une reproduction était une reproduction, et autant qu’il était humainement possible elle se devait de réunir les mêmes paramètres expérimentaux que son modèle.

On fit revenir Lloyd Simcoe devant l’Assemblée générale, pour qu’il s’exprime sur ce point.

— Je tiens à mettre en garde contre toute modification non indispensable d’un des facteurs, déclara-t-il, mais puisque nous ne disposons pas d’un modèle pleinement opérationnel pour le phénomène, je ne peux pas affirmer catégoriquement que la reproduction de l’expérience en pleine nuit plutôt que de jour changerait quoi que ce soit au résultat. Après tout, le tunnel du LHC est entouré d’un épais bouclier destiné à empêcher toute fuite de radiations, et ce bouclier a aussi pour effet d’arrêter les radiations externes et solaires. Cependant, je serais d’avis de ne pas modifier l’heure de l’expérience.

Un délégué d’Éthiopie fit remarquer que Simcoe était Américain et par conséquent susceptible de vouloir protéger les intérêts de son pays. Lloyd répondit qu’en fait il était Canadien, ce qui ne parut pas impressionner l’Africain, car le Canada avait également profité de façon disproportionnée de l’aperçu que ses citoyens avaient eu du futur.

Pendant ce temps, le monde musulman avait majoritairement estimé que les visions étaient un ilham (un conseil divin s’exerçant directement sur l’esprit et l’âme de l’être humain) plutôt qu’un wahy (une révélation divine de l’avenir) puisque, par définition, seuls les prophètes pouvaient avoir ce dernier. Que les visions soient celles d’un futur malléable confirmait apparemment la position des musulmans et, même si les grandes autorités de l’Islam n’invoquèrent pas la métaphore de Scrooge, le concept de visions qui permettaient à chacun de s’améliorer dans les domaines religieux et spirituel était interprété par la plupart comme parfaitement en phase avec le Coran.

Certains toutefois estimaient que les visions étaient d’origine démoniaque et préfiguraient la destruction prochaine du monde plutôt qu’elles prouvaient une intervention divine. Mais dans les deux cas, les leaders musulmans rejetèrent l’idée qu’une expérience de physique ait pu avoir ce résultat : c’était là une position profane erronée, une interprétation typiquement occidentale des faits. Les visions étaient évidemment d’essence spirituelle et les ordinateurs ne jouaient aucun rôle dans ce genre d’expérience.

Lloyd avait craint que les nations islamiques s’opposent à la reproduction sur cette base. Mais d’abord le Wilayat al-Faqih en Iran, puis le cheik al-Azhar en Égypte, et ensuite cheik après cheik et imam après imam dans tout le monde musulman se prononcèrent en faveur de la reproduction du phénomène, précisément parce que lorsque l’expérience aurait échoué les infidèles auraient la preuve que le Flashforward avait été de nature spirituelle, et non pas scientifique.

Bien entendu, les gouvernements des nations islamiques se trouvèrent souvent en opposition avec les plus croyants au sein de leur peuple. Pour les pays qui faisaient des courbettes à l’Occident, soutenir la reproduction à la condition qu’elle soit décalée de douze heures, comme l’exigeaient les Asiatiques, était un scénario gagnant-gagnant : si l’expérience était un échec, les scientifiques occidentaux seraient ridiculisés et le monde séculier prendrait une bonne raclée ; si elle était couronnée de succès, les économies des nations musulmanes seraient dopées car leurs citoyens auraient des visions identiques à celles que les Américains avaient déjà connues concernant les technologies futures. Lloyd avait pensé que ceux qui n’avaient pas eu de vision la première fois — et qui donc, selon toute hypothèse, étaient morts dans vingt et un ans — seraient farouchement contre une redite de l’expérience. Dans les faits, ils se déclarèrent en majorité favorables à un nouvel essai. Les plus jeunes citaient souvent un désir de prouver qu’une autre explication que leur mort expliquait leur absence de vision lors du Flashforward. Les plus âgés, souvent résignés à l’idée de ne plus être de ce monde dans vingt et un ans, étaient simplement curieux d’en savoir plus, par l’intermédiaire des visions d’autrui, sur un avenir qu’eux-mêmes ne connaîtraient pas.

Certaines nations, parmi lesquelles le Portugal et la Pologne, demandèrent que la reproduction de l’expérience n’ait pas lieu avant un an. Trois contre-arguments convaincants furent avancés. Premièrement, fît remarquer Lloyd, plus le temps passait et plus croissait la possibilité qu’un facteur externe change suffisamment pour empêcher une reproduction satisfaisante. Deuxièmement, le besoin d’une sécurité absolue pendant la reproduction était évident pour le public actuellement. Mais plus la sévérité des accidents survenus pendant le Flashforward s’estomperait dans les mémoires et plus les gens se montreraient négligents dans leurs préparatifs. Troisièmement, les gens désiraient avoir de nouvelles visions qui confirmeraient ou infirmeraient les événements décrits dans leurs premières visions, ce qui permettrait à ceux ayant eu un aperçu déplaisant du futur de savoir s’ils étaient maintenant sur la bonne voie pour y remédier. Si les nouvelles visions concernaient également un moment situé vingt et un ans, six mois, deux jours et deux heures plus tard, chaque jour qui passait diminuait les chances que la seconde vision soit assez liée à la première pour rendre possible une comparaison entre les deux.

Il existait également un excellent argument économique qui jouait en faveur d’une reproduction rapide, si elle devait jamais se produire. Nombre de secteurs d’activité travaillaient actuellement à un rythme réduit à cause des dommages que le Flashforward avait infligés au matériel ou au personnel. Un arrêt total du travail dans un futur proche aurait pour répercussion une perte de productivité moindre que dans quelques mois, quand toutes les activités auraient repris à plein.

Les débats abordèrent d’innombrables sujets : l’économie, la sécurité nationale (que se passerait-il si une nation lançait une attaque nucléaire contre une autre juste avant que le monde entier perde conscience ?), la philosophie, la religion, les sciences, les principes démocratiques. Une décision affectant chaque personne sur la planète devait-elle être prise sur la base d’un vote par nation ? Les votes devaient-ils reproduire l’importance démographique de chaque pays, en quel cas celle de la Chine serait prépondérante ? Pourquoi ne pas confier la décision à un référendum global ?

Finalement, après bien des prises de bec et des arguties, les Nations unies arrêtèrent leur décision : l’expérience avec le LHC serait bien réitérée, avec un décalage de douze heures par rapport à la première, comme beaucoup de pays l’avaient demandé.

Les ambassadeurs de l’Union européenne insistèrent tous sur une condition avant que le CERN soit autorisé à reproduire l’expérience : il n’y aurait aucune poursuite au niveau des États contre le CERN, les pays qui participaient au programme ou n’importe quel membre de son personnel. Une résolution des Nations unies fut adoptée interdisant toute poursuite devant une instance mondiale. Bien entendu, rien ne pouvait empêcher les procès au civil, même si les gouvernements suisse et français avaient tous deux déclaré que leurs cours respectives ne tiendraient pas de tels procès, et même s’il était difficile d’établir la compétence de toute autre cour.

Le tiers-monde posait le plus gros problème logistique, avec ses régions primitives ou sous-développées, où les nouvelles arrivaient et se diffusaient lentement, voire pas du tout. Il fut donc décidé que la date de l’expérience serait repoussée de six semaines. Ce délai paraissait suffisant pour que tout le monde soit contacté et averti.

Et c’est ainsi que l’humanité se prépara à jeter un autre coup d’oeil sur son futur.

Michiko surnomma l’expérience l’» opération Klaatu ». Dans le film Le Jour où la Terre s’arrêta, Klaatu, un extraterrestre, neutralise toute source électrique dans le monde entier, pendant trente minutes, à midi pile, heure de Washington, pour démontrer le besoin d’une paix mondiale, mais il le fait avec un soin remarquable, pour que personne ne soit blessé. Les avions restent en vol, tout le matériel des salles d’opération continue à fonctionner. Cette fois ils allaient s’efforcer de se montrer aussi prudents que Klaatu, même si, comme Lloyd le glissa à la Japonaise, dans le film Klaatu avait été abattu en récompense de ses efforts. Heureusement, étant extraterrestre, il avait pu revenir à la vie…

Lloyd se sentait frustré. La première fois, pour une raison qui lui échappait, l’expérience n’avait pas réussi à produire un boson de Higgs. Il aurait aimé modifier très légèrement certains paramètres dans l’espoir de produire enfin cette particule insaisissable. Mais il savait qu’il devait tout reproduire à l’identique. Il n’aurait probablement jamais d’autre occasion de peaufiner sa technique, et jamais il ne générerait pas le Higgs. Ce qui signifiait qu’il n’aurait sans doute jamais le prix Nobel.

À moins…

À moins qu’il trouve une explication physique à ce qui s’était passé. Mais même si c’était bien son expérience qui avait provoqué ce bond de vingt et un ans dans le futur, et même s’il s’était creusé les méninges, comme tous les autres scientifiques du CERN, pour déterminer la cause du phénomène, il n’en avait toujours aucune idée. Il était tout aussi probable que quelqu’un d’autre — quelqu’un qui ne soit pas un spécialiste de la physique des particules — devine ce qui était arrivé.

Chapitre 25 Jour j.

Presque tout était identique. Bien évidemment, il était maintenant 5 heures et non 17 heures, mais comme la salle de contrôle du LHC n’avait aucune fenêtre donnant sur l’extérieur, l’heure était impossible à définir ici. Il y avait aussi beaucoup plus de gens présents. Il avait toujours été difficile de faire venir un nombre correct de journalistes pour une expérience de physique, mais pour celle-ci le service médias du CERN avait dû tirer au sort pour déterminer la dizaine de journalistes présents. Les caméras retransmettaient la scène en direct, et dans le monde entier.

Sur toute la planète, les gens s’étaient allongés dans leur lit, sur leur canapé, à même le sol, sur leur pelouse. Personne ne buvait de breuvage chaud. Aucun avion n’était en vol, qu’il soit des lignes commerciales, de l’armée ou de quelque milliardaire. La circulation dans les grandes agglomérations s’était arrêtée. En réalité, elle avait cessé depuis déjà plusieurs heures, pour avoir la certitude qu’il n’y aurait besoin d’aucune intervention d’urgence — d’ailleurs hypothétique — pendant la reproduction du Flashforward. Les autoroutes et les échangeurs étaient vides, quand ils ne s’étaient pas transformés en parkings géants.

Deux navettes spatiales — une américaine, l’autre japonaise— étaient actuellement en orbite, mais il n’y avait aucune raison de penser qu’elles couraient le moindre risque, puisque les astronautes à bord s’étaient réfugiés sur leurs couchettes. Les neuf personnes présentes dans la Station spatiale internationale avaient fait de même.

Aucune intervention chirurgicale n’était en cours. Pas une seule pizza n’était en train de cuire. Aucun appareil n’était en marche. À tout moment et en temps normal, environ un tiers de l’humanité dort. Mais à cet instant précis la presque totalité des sept milliards d’êtres humains sur la planète étaient éveillés. De façon assez ironique, d’ailleurs, leur activité n’avait jamais atteint un niveau aussi bas.

Comme lors de la première expérience, la collision était contrôlée par ordinateur. Dans les faits, Lloyd n’avait pas grand-chose à faire. Les journalistes avaient monté leurs caméras sur les trépieds, mais ils étaient maintenant étendus sur le sol ou sur les tables. Théo s’était déjà allongé par terre, comme Michiko — un peu trop près l’un de l’autre, au goût de Lloyd. Il restait de la place devant la console principale. Lloyd s’y installa. D’où il se trouvait maintenant, il voyait une des horloges, et il entama à haute voix le compte à rebours :

— Quarante secondes.

Se retrouverait-il en Nouvelle-Angleterre ? La vision ne reprendrait certainement pas au moment où elle s’était interrompue, des mois plus tôt, et il ne serait pas au lit avec… Seigneur, il ne connaissait même pas son prénom. Elle n’avait pas dit un mot. Elle pouvait être américaine, canadienne, australienne, britannique, Scandinave, française… Comment savoir ?

— Trente secondes, dit-il.

Où s’étaient-ils rencontrés ? Depuis combien de temps étaient-ils mariés ? Avaient-ils des enfants ?

— Vingt secondes.

Leur mariage était-il heureux ? Il l’avait semblé, pendant ce bref aperçu. Mais il lui était aussi arrivé de voir ses parents se montrer de l’affection, à l’occasion…

— Dix secondes.

Cette femme n’apparaîtrait peut-être même pas dans sa prochaine vision…

— Neuf secondes.

Il était très possible qu’il dorme — sans même rêver — dans vingt et un ans.

— Huit secondes.

Les chances étaient à peu près nulles qu’il voie une nouvelle fois à quoi il ressemblait — que ce soit dans un miroir ou sur un circuit vidéo fermé.

— Sept.

Mais il remarquerait certainement un détail révélateur…

— Six.

Quelque chose qui apporterait au moins quelques réponses aux questions qui le taraudaient.

— Cinq.

Quelque chose qui l’aiderait à en finir avec ce qu’il avait vu la première fois.

— Quatre.

Il aimait Michiko, c’était une évidence.

— Trois.

Et elle et lui se seraient mariés, quoi que la première vision, ou celle-ci, puisse afficher.

— Deux.

Mais quand même, il aurait aimé savoir qui était cette autre femme…

— Un.

Il ferma les yeux, comme si cette attitude lui permettrait d’avoir une vision plus claire.

— Zéro.

Rien. Les ténèbres. Bon sang, il dormait à cet instant, dans le futur ! Ce n’était pas juste. C’était son expérience, quand même ! Si quelqu’un méritait d’avoir une seconde vision, c’était bien lui, et…

Il ouvrit les yeux. Il était toujours étendu sur le dos. Au-dessus de lui, très loin, il voyait le plafond du centre de contrôle du LHC.

Oh, mon Dieu… Mon Dieu…

Dans vingt et un ans, il aurait soixante et un ans.

Et vingt et un an après cette vision…

Il serait mort.

Tout comme Théo.

Bon sang…

Il tourna la tête de côté, et il aperçut la pendule.

Les chiffres bleutés avançaient en silence : 22 :00 :11, 22 :00 :12, 22 :00 :13…

Il n’avait pas perdu connaissance.

Rien n’était arrivé.

La tentative de reproduction du Flashforward avait échoué, et…

Les témoins lumineux verts.

Les lumières vertes sur la console de l’ALICE !

Lloyd se mit debout. Théo se redressait, lui aussi.

— Que s’est-il passé ? demanda un des journalistes.

— Un bon gros rien du tout, répondit un autre.

— S’il vous plaît, disait Michiko. S’il vous plaît, tout le monde reste allongé sur le sol… Nous ne savons pas encore s’il n’y a pas de risques…

Théo flanqua une grande claque entre les omoplates de Lloyd. Celui-ci souriait largement. Il se tourna et embrassa le Grec.

— Les gars, dit Michiko en se redressant sur un coude, rien ne s’est produit.

Lloyd et Théo se séparèrent, et le Canadien traversa la pièce en direction de Michiko. Il lui saisit les mains et d’une traction la mit debout, avant de la serrer dans ses bras.

— Chéri, dit-elle, qu’y a-t-il ?

Il désigna la console. Elle écarquilla les yeux.

Shinjirarenai !s’exclama-t-elle. Tu as réussi !

Le sourire de Lloyd s’agrandit encore, si c’était possible.

— Nous l’avons eu !

— Vous avez eu quoi ? fit un des journalistes. Il ne s’est rien produit, bon Dieu !

— Oh, si ! répliqua Lloyd.

Théo était aux anges, lui aussi.

— Oh que si ! appuya-t-il.

— Mais quoi ? insista le même journaliste.

— Le boson ! fit Lloyd.

— Le quoi ?

— Le boson de Higgs ! Nous avons obtenu le boson de Higgs !

Un autre reporter étouffa un bâillement.

— Tu parles d’une nouvelle, grommela-t-il.

Lloyd était interviewé par un des journalistes.

— Que s’est-il passé ? demanda l’homme, un correspondant grognon du Times de Londres. Ou, plus précisément, pourquoi ne s’est-il rien passé ?

— Comment pouvez-vous affirmer qu’il ne s’est rien passé ? Nous avons eu le boson de Higgs !

— Personne ne s’y intéresse. Ce que nous voulons, c’est…

— Vous avez tort, coupa Lloyd d’un ton plein d’emphase.

C’est une avancée majeure. Ce qui pouvait arriver de plus énorme. Dans toute autre circonstance, ce résultat ferait la une de tous les journaux du monde.

— Mais les visions…

— Je n’ai aucune explication pour le fait qu’elles ne se soient pas reproduites. Mais l’événement d’aujourd’hui n’a rien d’un échec. Les scientifiques essaient de trouver le boson de Higgs depuis que Glashow, Salam et Weinberg ont prédit son existence, il y a un demi-siècle…

— Mais les gens espéraient entrevoir une autre tranche de l’avenir et…

— Je comprends, dit Lloyd. Mais trouver le Higgs est la raison d’être du Grand collisionneur de hadrons, laquelle n’est pas la quête débile d’une sorte de précognition. Nous savions qu’il nous faudrait aller bien au-delà des dix billions d’électronvolts pour produire le Higgs. C’est pourquoi les vingt pays qui participent au CERN ont construit ensemble le LHC. C’est pourquoi les États-Unis, le Japon, Israël et d’autres pays ont versé des milliards pour ce projet. C’était un programme scientifique primordial…

— Admettons, dit un journaliste. Le Wall Street Journal a. estimé à plus de quatorze milliards de dollars le coût de l’arrêt de tout travail dans le monde. Ce qui fait de l’opération Klaatu l’entreprise la plus chère de toute l’histoire de l’humanité.

— Mais nous avons obtenu le Higgs ! Vous ne comprenez pas ? La théorie de l’interaction électrofaible et l’existence du champ de Higgs viennent d’être prouvées. Nous savons maintenant ce qui fait que les objets — vous, moi, cette table, cette planète — ont une masse. Le boson de Higgs charrie un champ fondamental qui dote les particules élémentaires d’une masse — et nous venons de confirmer son existence !

— Personne ne s’intéresse à votre boson, grinça le journaliste. Les gens ne peuvent pas prononcer ce mot sans ricaner.

— Appelez-le « la particule de Higgs », alors, beaucoup de physiciens le font. Mais quel que soit le nom que vous lui donnerez, c’est la découverte la plus importante qui ait été faite dans le domaine de la physique au XXIe siècle. C’est vrai, nous ne sommes que dans la première décennie de ce siècle, mais je suis prêt à parier qu’à l’aube du xxif les gens regarderont en arrière et reconnaîtront que c’est la découverte la plus importante des cent années écoulées, dans le domaine de la physique.

— Tout ça n’explique pas pourquoi nous n’avons rien eu…

— Nous avons eu quelque chose ! répliqua Lloyd, exaspéré.

— Je voulais dire : pourquoi nous n’avons pas eu de visions.

Lloyd gonfla les joues et souffla brusquement.

— Écoutez, nous avons fait de notre mieux. Il est possible que le phénomène d’origine ait été un hasard impossible à reproduire. Le tout dépendait peut-être de conditions initiales qui ont changé subtilement. Peut-être que…

— Vous l’avez fait exprès, dit le journaliste.

Lloyd en resta bouche bée une seconde.

— Pardon ?

— Vous avez fait exprès d’échouer. Vous avez délibérément fait rater l’expérience.

— Nous n’avons absolument pas…

— Vous vouliez torpiller toute possibilité de poursuite judiciaire. Même après votre petit numéro devant les Nations unies, vous cherchiez un moyen pour que personne ne vous traîne devant les tribunaux. Et si vous démontriez que le CERN n’était pour rien dans le Flashforward la première fois…

— Nous n’avons rien simulé. Nous n’avons pas simulé le Higgs. Nous avons accompli une avancée scientifique majeure, bon sang !

— Vous nous avez tous trompés, dit l’homme du Times. Vous avez trompé la planète entière.

— Ne soyez pas ridicule, dit Lloyd.

— Oh ! ça va ! Si vous n’avez pas triché, alors pourquoi n’avez-vous pas réussi à nous donner un autre aperçu du futur ?

— Je… je ne sais pas. Nous avons essayé. Vraiment, nous avons essayé.

— Il y aura une enquête, vous savez…

Lloyd leva les yeux au ciel, mais il savait que le journaliste avait sans doute raison.

— Écoutez : nous avons fait tout ce que nous pouvions. Les fichiers informatiques le prouveront. Ils démontreront que le moindre paramètre expérimental a été scrupuleusement respecté. Bien sûr, il y a le problème du chaos et de la sensibilité aux conditions initiales, mais nous avons vraiment fait de notre mieux. Et le résultat n’a rien d’un échec… Il s’en faut même de beaucoup.

Le journaliste semblait sur le point d’objecter, peut-être de sous-entendre que les fichiers informatiques pouvaient avoir été maquillés, mais Lloyd leva une main pour le prendre de court.

— Néanmoins vous avez peut-être raison. Il est possible que cette expérience prouve que le CERN n’a rien à voir avec ce qui est arrivé auparavant. En quel cas…

— En quel cas, vous êtes tiré d’affaire, dit le reporter avec aigreur.

Lloyd se rembrunit. Sur le plan légal, il était hors de cause pour ce qui était arrivé la première fois, bien évidemment. Mais sur le plan moral ? Sans l’absolution que pouvait conférer un univers-bloc, il était en effet hanté par toutes les morts et les destructions qu’il avait causées, et ce depuis le suicide de Dim.

Sans même le vouloir, il sentit ses sourcils se soulever.

— Je crois que vous avez raison, dit-il. Je crois que je suis tiré d’affaire.

Chapitre 26

Chaque année, comme tout physicien, Theo attendait avec intérêt de savoir qui aurait l’honneur de recevoir le prix Nobel — qui rejoindrait Bohr, Einstein, Feynman, Gell-Mann et Pauli. Les chercheurs du CERN avaient décroché plus de vingt Nobel au fil du temps. Bien sûr, quand il vit l’en-tête du message dans sa BAL Internet, il n’eut pas besoin de décacheter une enveloppe pour savoir que son nom ne figurait pas sur la liste annuelle des personnes distinguées. Mais il était curieux de connaître le nom des collègues et amis qui avaient eu cette chance. Il cliqua donc sur le bouton « OUVRIR ».

Les lauréats étaient Perlmutter et Schmidt pour leurs travaux, réalisés en majeure partie plus de dix ans auparavant, et qui prouvaient que l’univers était en expansion perpétuelle et non menacé de s’effondrer sur lui-même. C’était typique : la récompense allait à des travaux achevés des années plus tôt, parce qu’il fallait du temps pour reproduire les résultats avancés, et qu’on devait explorer les ramifications de la recherche exposée.

Bien, se dit Théo, le choix de cette année n’était pas si mauvais. Il y aurait un peu d’amertume au CERN, à n’en pas douter. D’après la rumeur, McRainey préparait déjà une petite fête pour le triomphe de ses amis, même si c’était certainement un ragot calomnieux. Pourtant, Théo se demandait comme chaque année à la même époque si un jour il verrait son nom sur la liste.

Théo et Lloyd passèrent les quelques jours suivants à travailler sur la rédaction d’un texte concernant le Higgs. Bien que la presse ait déjà annoncé — sans grand enthousiasme — la production de la particule au monde entier, ils devaient encore exposer leurs résultats dans une publication spécialisée.

— Pourquoi cette différence ? demanda Lloyd pour la dixième fois peut-être. Pourquoi n’avons-nous pas obtenu le Higgs au premier essai ?

— Je n’en sais rien, répondit Théo. Nous n’avons rien modifié. Bien sûr, nous n’avons pas pu reproduire exactement les mêmes conditions d’expérimentation. Des semaines se sont écoulées depuis le premier essai, donc la Terre s’est déplacée de millions de kilomètres sur son orbite autour du soleil, et le soleil lui-même s’est déplacé dans l’espace, et…

— Le soleil ! s’exclama Lloyd.

Théo le regarda sans comprendre.

— Vous ne voyez donc pas ? La première fois que nous avons fait cette expérience, le soleil était levé, mais pas la dernière fois. Et si la première fois les vents solaires avaient créé des interférences avec notre matériel ?

— L’anneau du LHC se trouve cent mètres sous la surface et nous avons la meilleure protection contre les radiations qu’on puisse imaginer. Il n’y a aucun moyen qu’une quantité significative de particules ionisées ait pu l’atteindre.

— Hmm…, fit Lloyd. Et pour les particules dont on ne peut pas se protéger ? Les neutrinos ?

Théo grimaça.

— Pour eux, il ne devrait pas y avoir de différence, que nous soyons exposés au soleil ou non.

Seul un ou deux neutrinos sur deux cents millions qui traversent la Terre touchent réellement quelque chose, le reste se contentant de passer de l’autre côté sans aucun effet.

Très concentré, Lloyd pinça les lèvres.

— Mais il se peut que la quantité de neutrinos ait été particulièrement élevée le jour où nous avons effectué la première expérience, dit-il.

Quelque chose le titillait, en rapport avec ce que Gaston Béranger lui avait dit quand il avait énuméré tout ce qui était arrivé à 17 heures ce 21 avril.

— Béranger m’a dit que quelqu’un au Sudbury Neutrino Observatory avait relevé une éruption juste avant que nous lancions notre expérience.

— Je connais quelqu’un au SNO, dit Théo. Wendy Small. Nous étions ensemble après la licence.

Inauguré en 1998, le Sudbury Neutrino Observatory se trouvait sous deux kilomètres d’épaisseur de roche précambrienne et c’était le détecteur de neutrinos le plus sensible au monde.

Lloyd désigna le téléphone et Théo s’en approcha.

— Vous connaissez l’indicatif ?

— Pour Sudbury ? 705, probablement, c’est celui en vigueur pour tout le nord de l’Ontario.

Théo composa le numéro, parla à une standardiste, raccrocha, recommença.

— Allô, dit-il en anglais. Wendy Small, je vous prie. (Un moment d’attente.) Wendy, ici Théo Procopides. Quoi ? Oh, très amusant… (Il couvrit le microphone de sa main libre et glissa à Lloyd :) Elle a dit : « Je te croyais mort. » (Lloyd fit mine de réprimer un grand sourire.) Wendy, je t’appelle du CERN, et je suis avec quelqu’un : Lloyd Simcoe. Ça ne te dérange pas que je mette le haut-parleur ?

Le Lloyd Simcoe ? fit la voix de Wendy. Ravie de faire votre connaissance.

— Bonjour, dit Lloyd d’une petite voix.

— Voilà, reprit Théo, comme tu le sais certainement, hier nous avons essayé de reproduire le phénomène de déplacement temporel et ça n’a pas marché.

— J’ai cru le remarquer, oui, dit Wendy. Tu sais, dans ma vision je regardais la télé. Sauf que c’était en trois dimensions. On en était au dénouement d’un policier et depuis je meurs d’envie de savoir qui est le meurtrier.

Moi aussi, songea Théo.

— Désolé que nous ayons échoué.

Lloyd décida d’intervenir :

— J’ai cru comprendre que le Sudbury Neutrino Observatory avait relevé un afflux de neutrinos juste avant que nous lancions notre première expérimentation, le 21 avril. Ces neutrinos étaient dus à des taches solaires ?

— Non, ce jour-là le soleil était plutôt calme. Ce que nous avons détecté, c’était un jaillissement extra-solaire.

— Extra-solaire ? Vous voulez dire : qui provenait d’ailleurs que du système solaire ?

— Exact.

— Quelle en était la source ?

— Vous vous souvenez de la supernova 1987A ? demanda Wendy.

Théo secoua la tête. Lloyd sourit.

— C’était le son produit par Théo quand il a fait « non » de la tête.

— J’ai entendu les grincements, dit Wendy. Bon, écoutez : en 1987, on a détecté la plus grande supernova depuis trois cent quatre-vingt-trois ans. Une étoile supergéante bleue de type B3 baptisée « Sanduleak — 69°202 » a explosé en bordure du Grand Nuage de Magellan.

— Le Grand Nuage de Magellan ! dit Lloyd. Ce n’est pas la porte à côté !

— Cent soixante-six mille années-lumière, pour être précis, dit la voix de Wendy. Ce qui signifie, évidemment, qu’en réalité Sanduleak a explosé au pléistocène, mais que nous n’avons vu l’explosion qu’il y a vingt-deux ans. Mais les neutrinos voyagent sans entrave presque éternellement. Et, pendant l’explosion de 1987, nous avons détecté un jaillissement de neutrinos qui a duré près de dix secondes.

— Je vois.

— Sanduleak était une étoile très particulière. Normalement, ce sont les supergéantes rouges, et pas les bleues, qui se transforment en supernova. Quoi qu’il en soit, après avoir explosé sous forme de supernova, ce qui reste de l’étoile s’effondre en général pour former une étoile à neutrons ou un trou noir. Si Sanduleak s’était effondrée sur elle-même pour former un trou noir, nous n’aurions jamais dû détecter les neutrinos, parce qu’ils n’auraient pas pu s’échapper. Mais avec une masse de vingt fois le soleil, nous avons pensé que Sanduleak était trop petite pour former un trou noir, du moins d’après les théories de l’époque.

— Hmm, fît Lloyd.

— Mais en 1993, Hans Bethe et Gerry Brown ont formulé une théorie selon laquelle les condensais de kaons permettent à une étoile de plus petite masse de s’effondrer sur elle-même pour créer un trou noir. Les kaons n’obéissent pas au principe d’exclusion de Pauli.

Le principe d’exclusion professait que deux particules d’un type donné ne pouvaient occuper simultanément le même état énergétique.

— Pour qu’une étoile se transforme en étoile à neutrons, poursuivit Wendy, tous les électrons doivent se combiner avec les protons pour former des neutrons, mais comme les électrons obéissent au principe d’exclusion, quand vous essayez de les mettre ensemble ils ne cessent d’occuper des niveaux d’énergie de plus en plus élevés au lieu de se regrouper, ce qui produit une résistance à l’effondrement continu. C’est en partie pourquoi il faut commencer par une étoile assez massive pour créer un trou noir. Mais si les électrons étaient convertis en kaons, alors ils pourraient tous occuper le niveau d’énergie le plus bas, ce qui créerait beaucoup moins de résistance et rendrait théoriquement possible l’effondrement d’une étoile plus petite en trou noir. Gerry et Hans ont donc dit : supposons que c’est ce qui s’est passé pour Sanduleak. Supposons que ses électrons se sont transformés en kaons. Alors l’étoile aurait pu se transformer en trou noir. Et combien de temps faudrait-il pour que s’opère la conversion des électrons en kaons ? Ils ont défini qu’il faudrait dix secondes, ce qui veut dire que des neutrinos ont pu s’échapper pendant les dix premières secondes de la supernova, mais qu’ensuite les autres ont été aspirés dans le trou noir. Et, comme je l’ai dit, dix secondes est la durée exacte du jaillissement de neutrinos observé en 1987.

— Fascinant, lâcha Lloyd. Mais quel rapport y a-t-il avec le jaillissement qui s’est produit quand nous avons fait notre expérience la première fois ?

— Eh bien, ce qui se forme à partir d’un condensât de kaons n’est pas réellement un trou noir, expliqua Wendy. C’est plutôt une parasingularité intrinsèquement instable. Aujourd’hui nous les appelons des « trous bruns », d’après l’expression de Gerry Brown. En fait, cette chose devrait s’inverser à un certain moment, avec les kaons qui se reconvertissent spontanément en électrons. Quand ce phénomène se produit, le principe d’exclusion de Pauli entre en action, ce qui provoque une pression massive en opposition à la dégénérescence et force l’ensemble à une expansion presque instantanée. À ce stade, les neutrinos devraient être en mesure de s’échapper — au moins jusqu’à l’inversion complète du processus, quand les électrons redeviennent des kaons. Sanduleak était donc vouée à rebondir, à un moment ou à un autre, et, dans les faits, cinquante-trois secondes avant votre déplacement temporel, notre détecteur de neutrinos a enregistré un jaillissement en provenance de Sanduleak. Bien sûr, le détecteur et tout son matériel d’enregistrement ont cessé de fonctionner dès le début du déplacement temporel, c’est pourquoi j’ignore quelle a été la durée du second jaillissement, mais en théorie il aurait dû être plus long que le premier. Peut-être de l’ordre de deux à trois minutes. (Elle ajouta, d’un ton soudain presque nostalgique :) Pour tout dire, au début j’ai pensé que le jaillissement dû à l’inversion de Sanduleak était la cause du déplacement temporel. J’étais prête à prendre un billet d’avion pour Stockholm quand vous avez déclaré que c’était votre collisionneur qui avait tout provoqué.

— Eh bien, c’était peut-être le jaillissement, effectivement, dit Lloyd. Ce qui expliquerait pourquoi nous n’avons pas réussi à réitérer les effets présumés de l’expérience.

— Non, non, dit Wendy. Ce n’était pas le jaillissement dû à l’inversion, du moins pas seul. Souvenez-vous, le jaillissement a commencé cinquante-trois secondes avant le déplacement temporel, et ce déplacement a parfaitement coïncidé avec le début de vos collisions. Mais peut-être que la concomitance du jaillissement touchant la Terre et de votre expérience a créé les conditions qui ont provoqué le déplacement temporel. Et sans le même jaillissement quand vous avez reproduit votre expérience, il ne s’est rien produit.

— Si je comprends bien, dit Lloyd, en gros nous avons recréé des conditions sur Terre qui n’ont pas existé depuis une fraction de seconde après le Big Bang, et dans le même temps nous avons été bombardés par un paquet de neutrinos qu’un trou brun en inversion avait crachés ?

— C’est à peu près ça, approuva Wendy. Comme vous pouvez l’imaginer, les chances que la chose se reproduise sont incroyablement faibles. Ce qui n’est sans doute pas plus mal.

— Sanduleak va-t-elle subir de nouveau le phénomène d’inversion ? demanda Lloyd. Pouvons-nous nous attendre à un autre jaillissement de neutrinos ?

— C’est probable. En théorie, l’inversion se produira encore à plusieurs reprises, c’est une sorte d’oscillation entre l’état de trou brun et celui d’étoile à neutrons, jusqu’à ce qu’un état de stabilité soit atteint et que Sanduleak devienne une étoile à neutrons permanente, mais non rotative.

— Quand se produira la prochaine inversion ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Mais si nous attendons le prochain jaillissement, et que nous faisons notre expérience à ce moment précis, peut-être que nous parviendrons à reproduire l’effet de déplacement temporel, non ?

— C’est quelque chose qui n’arrivera jamais, répondit Wendy.

— Pourquoi donc ? demanda Théo.

— Réfléchissez, les gars. Il vous a fallu des semaines entières pour préparer cet essai de reproduction de votre expérience, et que personne ne coure de risque. Mais les neutrinos n’ont quasiment pas de masse. Ils voyagent dans l’espace à une vitesse qui approche celle de la lumière. Il est impossible de prédire quand ils arriveront, et puisque la première inversion a duré moins de trois minutes — elle était terminée quand mes détecteurs se sont remis en marche —, vous ne seriez pas au courant à temps du prochain jaillissement. Une fois qu’il se serait déclenché, vous n’auriez que trois minutes ou moins pour mettre en marche votre accélérateur.

— Mince…, souffla Théo. Mince alors…

— Désolée de ne pas avoir de meilleures nouvelles à vous annoncer, dit encore Wendy. Bon, j’ai une réunion dans cinq minutes. Désolée, mais il faut que j’y aille.

— D’accord, merci, dit Théo. Au revoir.

— Au revoir.

Le Grec coupa le haut-parleur et se tourna vers Lloyd.

— Impossible à reproduire, laissa-t-il tomber. Le monde ne va pas aimer ça…

Il alla s’asseoir sur la chaise la plus proche.

— Merde, marmonna Lloyd.

— J’allais le dire. Vous savez, maintenant que nous savons que le futur n’est pas immuable, je ne m’inquiète plus autant au sujet du meurtre. Il n’empêche, j’aurais bien aimé voir quelque chose. N’importe quoi. J’ai l’impression… Bon sang, j’ai l’impression qu’on m’a laissé en plan, vous comprenez ce que je veux dire ? Comme si tout le monde sur la planète voyait le vaisseau mère, alors que moi j’étais dans un coin en train de pisser.

Chapitre 27

Le LHC réalisait maintenant quotidiennement des collisions de noyaux de plomb à mille cent cinquante TeV. Certaines correspondaient à des expériences planifiées de longue date, remises au goût du jour. D’autres participaient des tentatives continues visant à établir une base théorique originale pour le déplacement temporel. Théo interrompit ses contrôles des données informatisées relatives à ALICE et au CMS pour lire ses e-mails :

« Des Nobélisés supplémentaires annoncés », disait le titre du premier message.

Bien évidemment, on ne décerne pas le Nobel uniquement aux physiciens. Cinq autres prix étaient attribués chaque année, et leur annonce avait lieu des jours à l’avance : en chimie, en physiologie ou médecine, en économie, en littérature, et pour la promotion de la paix dans le monde. Le seul qui intéressait vraiment Théo était celui de physique, même s’il portait un certain intérêt à celui de chimie. Il ouvrit le message pour en lire le contenu.

Il ne s’agissait pas du Nobel de chimie, mais de celui de littérature. Théo allait expédier cet e-mail dans le néant informatique quand le nom du lauréat retint son attention.

Anatoly Korolov. Un romancier russe.

Après que M. Cheung de Toronto lui eut cité ce nom dans sa vision, Théo avait effectué des recherches. Le nom de Korolov s’était révélé très répandu, et sans réel relief. Aucune personne le portant ne sortait du lot.

Mais un écrivain nommé Korolov venait de remporter un prix Nobel. Théo passa aussitôt sur le site Britannica Online. Le texte de présentation concernant Korolov était des plus succincts :

« Korolov, Anatoly Sergueïevich : Romancier et polémiste russe, né le 11 juillet 1965 à Moscou. »

Théo fit la moue. Ce type était d’un an plus jeune que Lloyd. Bien sûr que personne n’avait à reproduire les résultats expérimentaux décrits dans un roman. Il poursuivit sa lecture :

« Publié en 1992, le premier roman de Korolov, Pered voskhodom solntsa (« Avant le lever du soleil ») décrit de l’intérieur la période suivant l’effondrement de l’Union soviétique. Le personnage principal, Sergueï Dolonov, est un membre déçu du parti communiste, qui traverse une série tragi-comique de rituels attachés à son passage à l’âge adulte, alors que dans le même temps il tente de comprendre les bouleversements qui affectent son pays. Il finit par devenir un homme d’affaires prospère à Moscou. Parmi les autres romans de Korolov, on peut citer Na kulichkakh (A la fin du monde), 1995 ; Obyknovennaya istoriya (« Une histoire banale »), 1999 ; et Moskvityanin (« Le Moscovite »), 2006. De ces œuvres, seule Na kulichkakh a été traduite et publiée en langue anglaise. »

Nul doute qu’il aurait droit à une notice plus fournie dans la prochaine édition, se dit Théo. Il se demanda si Dim avait lu les écrits de ce romancier au gré de ses études sur la littérature européenne.

Etait-il possible que la vision de Cheung se soit référée à ce Korolov ? Et en ce cas, quel lien avait-il avec Theo ? Ou avec Cheung, d’ailleurs, dont les intérêts semblaient plus orientés vers le commerce que vers la littérature ?

Michiko et Lloyd se promenaient dans les rues de Saint-Genis, en se tenant la main, et ils profitaient à plein de la brise tiède du soir. Après quelques centaines de mètres parcourus en silence, la jeune femme fit halte.

— Je pense savoir ce qui n’a pas marché.

Lloyd la regarda sans répondre, mais tout son visage posait la question qu’il n’exprimait pas.

— Réfléchis à ce qui s’est passé, dit-elle. Tu as conçu une expérience qui aurait dû produire le boson de Higgs. La première fois que tu l’as lancée, pourtant, elle s’est soldée par un échec. Et pourquoi ?

— Le flux de neutrinos venu de Sanduleak, répondit-il.

— Oh ? Il se peut que ce paramètre ait joué dans le déplacement temporel… mais comment aurait-il pu empêcher la production du boson ?

Lloyd haussa les épaules.

— Eh bien, il… il… Hmm, c’est une bonne question.

Ils se remirent à marcher d’un pas tranquille.

— Il ne pouvait pas avoir d’effet sur la production de bosons, reprit la Japonaise. Je ne doute pas qu’il y ait eu un flux de neutrinos au moment de l’expérience, mais il n’aurait pas dû interférer avec la production de bosons de Higgs. Les bosons auraient dû apparaître.

— Mais ils ne sont pas apparus.

— Précisément, dit-elle. Mais il n’y avait personne pour les observer. Pendant presque trois minutes, il n’y a eu aucun esprit conscient sur Terre — personne, nulle part, qui aurait pu constater la création d’un boson de Higgs. De plus, il n’y avait personne pour observer quoi que ce soit. C’est pourquoi les cassettes vidéo semblaient vides. Elles semblaient vides, comme s’il n’y avait rien sur les bandes que de la neige électronique. Mais imagine qu’elles aient justement enregistré autre chose que cette neige, imagine que les caméras aient bien enregistré ce qui se produisait : un monde non résolu. Sans observateurs qualifiés — puisque la conscience de tout le monde était ailleurs —, il n’y avait aucun moyen de résoudre la mécanique quantique à l’oeuvre. Impossible de choisir entre les diverses réalités possibles. Ces enregistrements vidéo montrent une sorte de néant fait de parasites, ce qui peut être en réalité la superposition de tous les états possibles.

— Je doute fort que la superposition de tous les états possibles prenne l’aspect de la neige qu’on voit sur les écrans quand il n’y a plus d’émission.

— Eh bien, ce n’est peut-être pas l’image réelle. Mais, que ce soit ça ou pas, il est évident que toutes les informations rattachées à cette période de trois minutes ont été oblitérées, d’une façon ou d’une autre. Les lois physiques régissant ce qui s’est passé ont empêché tout enregistrement de données pendant ce laps de temps. Sans aucun être conscient pour la connaître, la réalité n’existe pas.

Lloyd fronça les sourcils. Se pouvait-il qu’il se soit trompé du tout au tout ? L’interprétation transactionnelle de Cramer expliquait tout dans le domaine de la mécanique quantique sans avoir recours à des observateurs qualifiés… mais peut-être que de tels observateurs avaient un rôle à jouer dans le processus.

— Il est possible que…, commença-t-il. Mais non, non, ça ne peut pas marcher. Si tout était irrésolu, alors comment les accidents se produiraient-ils ? Un avion qui s’écrase, c’est un fait résolu, une possibilité qui devient un fait concret.

— Bien sûr, dit Michiko. On ne parle pas de trois minutes écoulées pendant lesquelles les avions, les trains, les voitures et les chaînes de montage ont continué à fonctionner sans intervention humaine. On parle de trois minutes pendant lesquelles rien n’était résolu, où toutes les possibilités existaient, rassemblées dans une sorte de « blanc ». Mais à la fin de ces trois minutes, la conscience est revenue et le monde s’est de nouveau réduit à un état unique. Et, malheureusement, mais inévitablement, cet état a été le plus logique, puisqu’il y avait eu trois minutes d’absence : il s’est résolu en un monde dans lequel les avions s’étaient écrasés et les voitures avaient eu des accidents ; mais toutes ces choses ne se sont pas produites pendant les trois minutes. Elles n’ont en fait jamais eu lieu. Nous sommes simplement passés de l’état où les choses étaient avant ces trois minutes à celui où elles devaient logiquement être ensuite.

— C’est… c’est dingue, balbutia Lloyd. Ce n’est pas… une façon réaliste de voir les choses.

Ils passaient devant un café. Une chanson braillarde, avec des paroles en français, se déversait à l’extérieur malgré les portes closes de l’établissement.

— Non, ce n’est pas irréaliste. C’est de la physique quantique. Et le résultat est le même : ces gens sont toujours aussi morts, ou aussi gravement blessés, comme si les accidents avaient réellement eu lieu. Je ne suggère pas qu’on peut changer cela… même si je le souhaiterais de tout mon cœur.

Lloyd serra un peu plus fort la main de Michiko et ils continuèrent à avancer dans la rue, vers le futur.

Загрузка...