Le crépuscule assombrissait peu à peu la salle de l’Auberge du Cochon Siffleur. La brise soufflant de la baie de Balifor et qui s’infiltrait entre les fenêtres disjointes avait donné à l’établissement une partie de son nom. Un simple coup d’œil au patron justifiait l’animal peint sur l’enseigne. Selon ce qui se disait en ville, le jovial et débonnaire Guillaume Deaudouce avait été frappé par le sort le jour de sa naissance. Un cochon baladeur ayant culbuté son berceau, bébé Guillaume en avait conçu une telle frayeur qu’il adopta l’apparence d’un pourceau.
Cette fâcheuse ressemblance n’avait pas altéré l’avenant caractère de l’homme. Marin de profession, il avait fini par satisfaire son désir de toujours : tenir une auberge.
Il n’y avait pas d’aubergiste plus aimé ni plus respecté à Port Balifor que Guillaume Deaudouce. Rien ne le faisait autant rire que les plaisanteries sur les cochons, auxquelles il répondait par des imitations et des grognements qui déclenchaient l’hilarité de ses clients.
Guillaume n’avait plus guère l’occasion de pousser ses grognements. Les buveurs se faisaient rares, et l’ambiance était plutôt morose. Port Balifor était en effet une ville occupée. Les armées des seigneurs draconiens, dont les navires mouillaient dans le port, avaient déversé leurs contingents d’abominables reptiliens dans la ville.
La consternation régnait parmi la population à majorité humaine de Balifor. Si les habitaient avaient su ce qu’il en était du reste du monde, ils se seraient sans doute réjouis de leur sort. Les dragons n’avaient pas brûlé la ville, et les soldats laissaient la population tranquille. La partie orientale de l’Ansalonie n’intéressait pas les Seigneurs des Dragons. Elle n’était peuplée que de communautés humaines dispersées et de kenders, dont le Kendermor était la patrie. Le gros des forces des armées draconiennes était concentré au nord et à l’ouest. Tant qu’ils pouvaient disposer du port, les Seigneurs des Dragons ne voyaient pas la nécessité de détruire Balifor.
Bien que les habitués se fissent rares, les affaires marchaient bien. La soldatesque draconienne et hobgobeline était bien rémunérée, ce qui lui permettait de sacrifier à sa faiblesse : l’ivrognerie. Mais Guillaume n’avait pas ouvert une taverne pour faire fortune. Ce qu’il aimait, c’était remplir son auberge d’amis. Ce qu’il détestait, c’était les troupes draconiennes.
Un soir qu’il trinquait avec de vieux compagnons, marins de leur état, des étrangers se présentèrent dans la taverne. Guillaume les dévisagea. Comme ils n’étaient pas draconiens, mais de simples voyageurs exténués, il les accueillit cordialement et les installa dans un coin de la salle.
Les nouveaux venus commandèrent de la bière, sauf un personnage en robe rouge, qui demanda de l’eau chaude. Après une longue discussion ayant pour centre le nombre de pièces contenues dans une bourse de cuir, ils finirent par choisir du pain et du fromage.
— Ils ne sont pas d’ici, dit Guillaume à ses amis. Ils ont l’air d’être plus fauchés qu’une bande de marins après huit jours de bordée !
— Ce sont des réfugiés, conclut un habitué en les jaugeant du regard.
— Drôle de mélange, ajouta un autre. Le barbu est un demi-elfe, et le grand transporte un arsenal qui ferait peur à toute l’armée draconienne !
— Je parierais qu’il en a déjà tenu quelques-uns au bout de son épée, grommela Guillaume. Ils doivent être en cavale. Regardez comme le barbu fixe la porte. Bon, on ne peut pas les aider à se battre contre le seigneur, mais je vais veiller à ce qu’ils ne manquent de rien. (Il approcha.) Remballez votre monnaie, dit-il d’un ton bourru en déposant du fromage et de la viande sur la table. Vous traversez quelques difficultés, c’est aussi évident que le groin au milieu de ma figure.
L’une des deux jeunes femmes lui sourit. Guillaume n’en avait jamais vu d’aussi belle. Ses cheveux d’or et d’argent débordaient en vagues de sa capuche, et ses yeux étaient bleus comme la mer. Ce sourire lui fit l’effet d’un verre de gnôle à jeun.
L’homme au visage et aux cheveux sombres qui était assis à côté d’elle poussa les pièces d’argent vers l’aubergiste.
— Nous ne demandons pas la charité !
— Rivebise ! dit la jeune femme d’un ton plein de reproche.
Le demi-elfe allait ajouter quelque chose quand le personnage en robe rouge qui avait commandé de l’eau chaude prit une des pièces.
Il la posa en équilibre sur le dos de sa main et la fit aller et venir jusqu’à son poignet. Guillaume ouvrit de grands yeux. Curieux, ses amis approchèrent. La pièce fit plusieurs tours en virevoltant sur la main de l’homme en rouge, puis disparut… et réapparut au-dessus de la tête de Guillaume, où elle orbitait en compagnie de cinq de ses sœurs.
Les spectateurs en restèrent bouche bée.
— Prends-en une pour la peine ! dit le mage.
Timidement, Guillaume tendit la main. Elle se referma sur le vide. Les six pièces avaient disparu. Il n’en restait qu’une, qui se trouvait dans la paume du mage.
— Je te l’offre en paiement, dit celui-ci avec un sourire malin, mais prends garde qu’elle ne te brûle pas les poches !
L’aubergiste la saisit délicatement et l’inspecta avec méfiance. Brusquement, elle s’enflamma. Avec un hurlement, il la laisser tomber et la piétina pour l’éteindre. Ses amis pouffèrent de rire. Il la ramassa, et à sa grande surprise, la trouva intacte.
— Cela vaut bien un plat de viande ! dit Guillaume d’un air réjoui.
— Et une nuit à l’auberge ! ajouta un de ses compères en jetant une poignée de pièces sur la table.
— Je crois que nous avons résolu nos problèmes, dit Raistlin à ses compagnons.
« Le Magicien Rouge et ses Merveilleux sortilèges », un spectacle ambulant dont on parle encore entre Balifor et les Ruines-Nord, était né.
Dès le lendemain soir, Raistlin exécuta ses tours devant le cercle admiratif des amis de Guillaume. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Après que le mage se fut produit pendant une semaine, Rivebise, opposé à cette idée, fut forcé d’admettre que Raistlin avait résolu leurs ennuis pécuniaires, et d’autres problèmes tout aussi pressants.
Le manque d’argent était leur première préoccupation. Ils avaient besoin de fonds pour louer un navire qui les emmènerait à Sancrist. Ensuite, il leur fallait pouvoir traverser sans encombre des territoires occupés par l’ennemi.
Dès sa prime jeunesse, Raistlin avait eu recours à ses talents de prestidigitateur pour assurer sa subsistance et celle de son frère. Son habileté et la pratique lui avaient donné une aisance absolue. Il faisait voguer des bateaux aux ailes blanches sur le comptoir de la taverne, et des oiseaux s’envolaient des soupières tandis que des dragons apparaissaient aux fenêtres. Le clou final consistait à se transformer lui-même en une torche vivante qui se consumait totalement, pour réapparaître quelques instants plus tard sur le seuil de l’auberge dans un tonnerre d’applaudissements.
En une semaine, l’Auberge du Cochon Siffleur fit plus de recette qu’en une année. Hélas le spectacle n’avait pas manqué d’attirer des hôtes indésirables. Guillaume enrageait de voir des draconiens et des gobelins se mêler à l’auditoire. Mais Tanis le calma rapidement.
Le demi-elfe ne se plaignait nullement de la présence de l’ennemi. Si les draconiens appréciaient le spectacle, ils en parleraient autour d’eux, et leur renommée leur permettrait de traverser le pays sans encombre.
Leur projet était de se rendre à Flotsam pour trouver un bateau, que personne à Balifor ne consentirait à leur louer. Flotsam s’intéressait plus à l’argent qu’à la guerre.
Les compagnons passèrent un mois fructueux à l’Auberge du Cochon Siffleur. Guillaume les hébergea pour rien et ne préleva pas un sou sur l’argent qu’ils avaient tiré de leurs talents de saltimbanques.
Les premiers temps, les spectacles de Raistlin reposaient sur ses seuls tours. Comme il commençait à fatiguer, Tika proposa de danser entre ses numéros pour lui permettre de se reposer. Raistlin se montra sceptique ; quand Tika apparut dans l’affriolant costume qu’elle s’était confectionnée, ce fut Caramon qui blêmit.
Mais elle leur rit au nez.
Dès sa première prestation, la recette fit un bond spectaculaire. Raistlin décida de la laisser participer au spectacle. Songeant que les foules aiment la variété dans le divertissement, il réussit à persuader Caramon, que cette idée faisait rougir jusqu’aux oreilles, de présenter des tours de force. L’instant où le colosse soulevait Guillaume d’une seule main jusqu’au plafond devint un temps fort de la représentation.
Tanis fut chargé de surprendre les spectateurs avec son aptitude à voir dans l’obscurité. Mais Raistlin resta pantois quand Lunedor vint le trouver un soir avant le spectacle.
— Je voudrais chanter, déclara-t-elle sans ambages.
Le mage la regarda d’un air incrédule. Il interrogea Rivebise du regard, mais le barbare hocha la tête.
— Tu as une voix prenante, je m’en souviens très bien. La dernière fois que je t’ai entendue chanter, c’était à l’Auberge du Dernier Refuge, où tu as déclenché une émeute qui a failli nous coûter la vie.
Lunedor rougit au rappel de l’événement, grâce auquel elle avait fait connaissance avec les compagnons. Rivebise se rembrunit et posa un bras protecteur sur son épaule.
— Allons-nous-en, dit-il en jetant un regard haineux à Raistlin. Je t’avertis…
Lunedor secoua la tête avec obstination.
— Je chanterai, dit-elle froidement, et Rivebise m’accompagnera. Nous avons écrit une ballade.
— Très bien, répondit le mage, nous essayerons demain.
Ce soir-là, la taverne était bondée. Il y avait des parents et leurs enfants, des marins, des draconiens, des gobelins et des kenders.
Raistlin fit voltiger ses pièces de monnaie, puis apparaître un cochon, qui se tortilla sur le comptoir. Enfin il déclencha une panique générale en faisant surgir un gigantesque troll derrière les carreaux d’une fenêtre. Comme à l’accoutumée, le public l’applaudit à tout rompre. Tika prit la relève.
Sa danse souleva les acclamations, surtout chez les draconiens qui se mirent à cogner leurs chopes contre les tables.
Puis ce fut le tour de Lunedor. Sa chevelure or et argent cascadant sur sa tunique bleu clair, elle était si resplendissante que son apparition provoqua un silence immédiat.
Rivebise s’installa à ses pieds et commença à jouer de sa flûte de roseau. Après quelques mesures, Lunedor entonna leur ballade de sa voix profonde. Ce chant doux et mélodieux avait quelque chose d’envoûtant. Mais ce furent surtout les paroles qui retinrent l’attention de Tanis. Il échangea un regard inquiet avec Caramon.
— Je crains le pire ! souffla le mage, assis à côté de son jumeau. Nous risquons une émeute !
— Pas sûr. Regarde le public.
Les femmes appuyaient la tête sur l’épaule de leurs maris et les enfants écoutaient attentivement. Les draconiens, à la manière des animaux que la musique hypnotise, semblaient fascinés. Seuls les gobelins se morfondaient, mais ils n’osaient pas manifester leur ennui devant les draconiens.
Le chant de Lunedor parlait des dieux d’antan. Il racontait comment ils avaient déclenché le Cataclysme pour punir le Prêtre-Roi d’Istar et le peuple de Krynn de leur orgueil. La ballade leur rappela que le peuple, se croyant abandonné, avait vénéré des idoles. Elle leur apportait un message d’espoir : les vrais dieux ne les avaient pas délaissés. Ils attendaient simplement d’être reconnus.
Quand la flûte se tut, l’assistance parut sortir d’un rêve. Les gens ne savaient plus vraiment ce que disait la chanson, dont ils avaient oublié les paroles. Les draconiens commandèrent à boire, et les gobelins réclamèrent Tika et ses danses. Cependant certains restaient sous l’emprise du chant. Timidement, une jeune femme au teint sombre approcha de Lunedor.
— Je ne veux pas te déranger, ma dame, mais ta ballade m’a bouleversée. Je veux connaître les dieux d’antan.
— Viens me voir demain, répondit Lunedor en souriant, et je t’apprendrai ce que je sais.
C’est ainsi que, peu à peu, les dieux de jadis commencèrent à revivre dans le cœur du peuple. Quand les compagnons quittèrent Balifor, la jeune femme à la peau sombre et quelques autres personnes arboraient le talisman de Mishakal, déesse de la Guérison. Secrètement, ils répétaient le message des dieux, pour faire renaître l’espoir dans un pays en proie à la désolation.
— Enfin, je déclare Sturm de Lumlane coupable de lâcheté devant l’ennemi, articula lentement Dirk.
Un murmure parcourut l’assemblée des chevaliers, qui s’étaient réunis dans le château du seigneur Gunthar.
Face à eux, les trois hommes assis à une table de chêne se penchèrent l’un vers l’autre pour se concerter à voix basse.
Jadis, trois juges présidaient le tribunal de la chevalerie : le Grand Maître, le Grand Prêtre, et le Juge Suprême. Depuis le Cataclysme, il n’y avait plus de Grand Prêtre, et la place de Grand Maître se trouvait vacante. Quant au Juge Suprême, sa position était précaire, car le prochain Grand Maître pourrait à son gré le démettre de ses fonctions.
En dépit de l’absence de chef, l’Ordre continuait à fonctionner selon des règles strictes. Le seigneur Gunthar, qui n’était pas assez puissant pour briguer la position très convoitée de Grand Maître, assurait cette fonction par intérim. Pour juger le jeune écuyer Sturm de Lumlane, il était flanqué du Juge Suprême MarKenin, et du jeune seigneur Geoffroi, qui tenait lieu de Grand Prêtre.
Dans la grande salle du château de Uth Wistan, vingt chevaliers venus des quatre coins de Sancrist assistaient au procès, selon les exigences de la Règle de l’Ordre.
Après avoir témoigné, le seigneur Dirk s’inclina devant le seigneur Gunthar et reprit place parmi ses pairs. Il ne restait plus qu’à entendre ce qu’avait à dire Sturm pour sa défense, et le jugement serait rendu.
Sturm avait subi sans broncher le réquisitoire infamant de Dirk. Impassible, il s’était entendu accuser de désobéissance, d’insubordination, et d’usurpation du titre de chevalier. Pas un mot n’était sorti de sa bouche.
Depuis le début du procès, le seigneur Gunthar ne quittait pas l’accusé des yeux. Il l’avait vu flancher une seule fois, lorsque Dirk avait parlé de sa lâcheté. Son visage avait pris l’expression… Oui, Gunthar avait déjà vu cette expression-là sur celui d’un homme transpercé par une lance. Mais Sturm s’était immédiatement ressaisi.
Gunthar était tellement captivé par l’attitude de Lumlane qu’il faillit perdre le fil de la conversation de ses collègues. Il saisit au vol les derniers mots du seigneur MarKenin.
— … pas droit à la défense.
— Et pourquoi donc ? demanda sèchement le seigneur Gunthar. C’est le droit le plus strict de l’accusé.
— Mais nous n’avons jamais eu un cas de la sorte, répondit MarKenin. Jusqu’à maintenant, quand un écuyer comparaissait devant le Conseil pour briguer le titre de chevalier, il y avait de nombreux témoins. On donne à Lumlane la possibilité d’expliquer ses actes, alors que ni lui, ni personne ne les conteste. Ils sont avérés. La seule défense de Lumlane…
— Est de prétendre que Dirk a menti, acheva le seigneur Geoffroi. Et c’est une chose impensable ! La parole d’un écuyer ne vaut rien contre celle d’un chevalier de la Rose !
— Le jeune homme aura néanmoins le droit de se justifier, répliqua Gunthar. C’est prévu par notre Loi. Auriez-vous l’intention de la contester ?
— Non…
— Non, bien sûr, mais…
— Parfait.
Gunthar se lissa les moustaches et se pencha pour taper sur la table avec le pommeau d’une épée – celle de Sturm. Dans son dos, les deux juges échangèrent des signes de connivence qui ne lui échappèrent pas. L’atmosphère était lourde des intrigues qui empoisonnaient la chevalerie.
Dans d’autres circonstances, et s’il avait été plus jeune, Gunthar aurait sans aucun doute mis bon ordre aux conspirations. Il s’attendait à l’attitude déloyale de MarKenin, qui avait depuis longtemps pris le parti de Dirk, mais il fut surpris de celle de Geoffroi, qui l’avait toujours fidèlement suivi.
Grâce à sa fortune et à ses appuis, Dirk Gardecouronne était le seul à pouvoir rivaliser avec Gunthar dans la course au titre de Grand Maître. Espérant gagner des voix supplémentaires, Dirk s’était porté volontaire pour aller chercher les légendaires orbes draconiens. Gunthar n’avait pu que s’incliner : il ne fallait pas laisser penser que la puissance grandissante de Dirk était redoutable. Selon la Loi, Dirk était l’homme le mieux qualifié pour la mission. Mais Gunthar se méfiait de lui. L’homme était avide de gloire et de pouvoir ; s’il était loyal, c’était surtout envers lui-même.
Le retour triomphal de Dirk avec l’orbe lui donnait à présent le beau rôle. Certains chevaliers s’étaient rangés derrière lui ; quelques partisans de Gunthar avaient suivi leur exemple.
Seuls les jeunes chevaliers de l’Ordre mineur de la Couronne s’opposaient à Dirk. Peu nombreux, ils brillaient par la loyauté plus que par les richesses. Tous s’étaient ralliés à la cause de Lumlane.
Gunthar savait que Gardecouronne allait se tailler la part du lion. En se débarrassant d’un homme qu’il haïssait, il évincerait du même coup son rival pour la place de Grand Maître.
L’amitié bien connue de Gunthar pour la famille Lumlane était un handicap. C’était lui qui avait appuyé la requête de Sturm, quand celui-ci avait revendiqué la succession paternelle. La protection qu’il assurait au fils de son ami défunt risquait de lui nuire considérablement.
Gunthar songea avec tristesse que Lumlane, qu’il tenait pour un homme de valeur digne de marcher sur les traces de son père, allait voir sa carrière anéantie.
— Sturm de Lumlane, demanda-t-il dès que le silence fut revenu, as-tu entendu l’accusation ?
— Oui, mon seigneur.
— Sturm, es-tu conscient de la gravité des charges qui pèsent contre toi, et qui peuvent amener le Conseil à te déclarer indigne de la chevalerie ?
— Oui, mon seigneur.
Gunthar se lissa la moustache et réfléchit à la manière de mener l’interrogatoire ; il savait que tout ce que Sturm dirait sur Dirk se retournerait contre lui.
— Quel âge as-tu, Lumlane ?
À cette question inattendue, Sturm marqua un temps d’arrêt.
— Trente ans passés, je crois ? poursuivit Gunthar.
— Oui, mon seigneur.
— D’après ce qu’a rapporté le seigneur Dirk, tes exploits devant le Mur de Glace prouvent ta maîtrise du métier des armes…
— C’est une chose que je n’ai jamais niée, mon seigneur, intervint Dirk.
— Mais tu l’accuses de lâcheté, lança Gunthar. Si mes souvenirs sont bons, tu as dit qu’il avait refusé de se battre quand les elfes ont attaqué.
Dirk devint rouge de colère.
— Puis-je rappeler à Sa Seigneurie que ce n’est pas moi l’accusé ?
— Tu accuses Lumlane de lâcheté devant l’ennemi, continua Gunthar, mais il y a longtemps que les elfes ne sont plus nos ennemis.
Dirk hésita. Autour de lui, les chevaliers semblaient mal à l’aise. Les elfes siégeaient au Conseil de Blanchepierre, mais ils ne prenaient pas part au vote. Avec la réapparition de l’orbe draconien, ils ne manqueraient pas d’assister au Conseil. Il était préférable que ce malheureux faux pas ne leur vienne pas aux oreilles.
— « Ennemi » est exagéré, mon seigneur. Mon seul tort est d’avoir appliqué la Loi à la lettre. Lors de cet incident, les elfes, bien qu’ils ne soient pas nos ennemis, ont tout fait pour nous empêcher d’emmener l’orbe à Sancrist. Par cette attitude, ils s’opposaient à ma mission, ce qui me contraignit à les considérer comme des ennemis.
Canaille ! se dit Gunthar.
Dirk s’inclina en s’excusant d’être intervenu et se rassit. Sturm prit la parole :
— La Loi prescrit qu’il faut veiller à épargner la vie, et se battre uniquement pour se défendre, soi ou les autres. Les elfes ne nous menaçaient pas. Nous ne courions aucun danger.
— Ils vous ont pourtant décoché bon nombre de flèches, l’ami ! dit le seigneur MarKenin en frappant la table de son poing ganté.
— C’est vrai, mon seigneur, admit Sturm. Mais chacun sait qu’ils sont des tireurs hors pairs. S’ils avaient voulu nous tuer, ils n’auraient pas visé les arbres.
— Que serait-il arrivé si vous aviez attaqué ? demanda Gunthar.
— Les conséquences auraient été tragiques, mon seigneur, répondit Sturm d’une voix grave. Pour la première fois depuis des générations, les elfes et les humains se seraient entretués, ce qui n’aurait pas manqué de plaire aux draconiens.
Les jeunes chevaliers de la Couronne applaudirent. Le seigneur MarKenin, scandalisé par ce manquement, leur lança un regard offusqué.
— Seigneur Gunthar, puis-je te rappeler que le seigneur Dirk n’est pas l’accusé. Il a souvent prouvé sa valeur sur le champ de bataille. Je pense que nous pouvons lui faire confiance quand il s’agit d’apprécier une action hostile. Sturm, prétends-tu que les accusations portées contre toi par le seigneur Dirk Gardecouronne sont fausses ?
— Mon seigneur, je n’affirme pas que le chevalier ait menti. Néanmoins, il a déformé les faits.
— Dans quel but, selon toi ? demanda le seigneur Geoffroi.
— Je préfère ne pas répondre, mon seigneur.
— Pour quelle raison ? demanda gravement Gunthar.
— Parce que, selon la Loi, cela nuirait à l’honneur de la chevalerie, répondit Sturm.
— L’accusation est grave. Sais-tu que tu n’as aucun témoin pour confirmer ton témoignage ?
— Oui, mon seigneur, et c’est pourquoi je préfère ne pas répondre.
— Et si je t’ordonne de parler ?
— Dans ce cas, je m’exécuterai.
— Alors parle, Lumlane. Les données de ce procès sont exceptionnelles, et je ne vois pas comment nous rendrions un jugement équitable sans avoir tout entendu. En quoi le seigneur Dirk Gardecouronne a-t-il déformé les faits ?
Sturm s’empourpra. Sa cause était perdue, il le savait. Jamais il ne serait chevalier, jamais il ne réaliserait le rêve qui lui tenait plus à cœur que la vie.
Il se décida à prononcer les paroles qui feraient de Dirk son ennemi juré jusqu’à la mort.
— Je crois que le seigneur Dirk Gardecouronne m’a discrédité dans le but de servir ses ambitions, mon seigneur.
La salle se fit houleuse. Dirk bondit, prêt à se jeter sur Sturm. Ses amis l’arrêtèrent.
Gunthar frappa sur la table pour réclamer le silence, mais Dirk avait eu le temps de provoquer Lumlane en duel pour obtenir réparation.
Gunthar toisa froidement le chevalier de la Rose.
— Tu sais fort bien, seigneur Dirk, que les duels d’honneur sont interdits en temps de guerre ! Reprends-toi, ou je serai contraint de t’expulser de cette cour !
Dirk se laissa retomber sur son siège.
— As-tu quelque chose à ajouter pour ta défense, Sturm de Lumlane ?
— Non, mon seigneur.
— Alors tu peux te retirer, nous allons délibérer.
Sturm s’inclina devant les juges, puis se retourna pour saluer l’assemblée. Deux chevaliers le conduisirent dans l’antichambre.
Resté seul, il s’assit sur un banc et sourit avec amertume. La situation était sans issue. L’expression préoccupée de Gunthar ne lui avait guère laissé d’espoir. Quelle serait la sentence ? L’exil, la confiscation de ses terres et de ses biens ? Il ne possédait rien, et il avait quitté la Solamnie depuis si longtemps que l’exil ne signifiait pas grand-chose pour lui. La mort ? Il la souhaitait presque, si elle pouvait l’arracher à la souffrance qui le rongeait.
Plusieurs heures s’écoulèrent. L’après-midi passa en discussions animées, dont les éclats retentissaient dans les couloirs.
Vers le soir, une cloche retentit.
— Lumlane ! appela un chevalier.
Sturm se recueillit un instant pour prier Paladine de lui donner du courage. Flanqué de deux chevaliers, il entra dans la salle du Conseil.
L’épée de ses ancêtres était là, posée sur la grande table devant les juges. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il baissa la tête.
Symbole de sa culpabilité, une couronne de roses noires entourait l’épée.
— Faites avancer le nommé Sturm de Lumlane, ordonna le seigneur Gunthar.
Le nommé Lumlane ! songea Sturm, désespéré.
Sachant que Dirk le regardait, il releva la tête. Il était hors de question de donner sa douleur en spectacle. Il se redressa fièrement, le regard rivé sur le seigneur Gunthar.
— Sturm, le tribunal t’a déclaré coupable. Nous sommes disposés à rendre la sentence. Es-tu prêt à l’entendre ?
— Oui, mon seigneur.
Gunthar se lissa la moustache, geste qu’il ne manquait jamais de faire avant de se battre.
— Sturm, il t’est interdit de porter la tenue et l’équipement des Chevaliers de Solamnie. Par conséquent, le Trésor de l’Ordre ne t’accordera ni gages, ni biens, ni récompenses…
Une vague de murmures traversa l’assistance. La sentence ne tenait pas debout ! Personne ne recevait quoi que ce soit du Trésor de l’Ordre depuis le Cataclysme. Il se tramait quelque chose.
— Enfin…
Le seigneur Gunthar marqua une pause. Jouant négligemment avec les roses noires de l’épée, il parcourut l’auditoire d’un regard pénétrant, comme s’il comptait faire monter la tension avant de rendre le verdict.
— Sturm de Lumlane, chevaliers ! C’est la première fois qu’un cas aussi singulier se présente devant notre tribunal. Mais par les temps qui courent, cette singularité n’a rien de très étonnant. Ce jeune écuyer est connu pour sa valeur et ses talents de combattant. Même l’accusation en convient. Sturm est en même temps accusé de désobéissance et de lâcheté. Il ne nie pas les faits, mais déclare qu’ils ont été mal interprétés.
« Selon la Loi, la parole d’un chevalier tel que Dirk Gardecouronne prime sur celle d’un écuyer encore indigne de son bouclier. Mais la Loi donne à l’accusé le droit de produire des témoins. En raison des circonstances actuelles, Lumlane ne peut faire venir ses témoins. Dirk Gardecouronne, pour les mêmes motifs, n’a pu produire les siens pour confirmer ses accusations. Par conséquent, les juges sont d’accord sur la procédure suivante, qui déroge légèrement à l’habitude. »
Sturm regardait Gunthar sans comprendre. Que se passait-il ? Il observa les deux autres juges. MarKenin ne cachait pas son mécontentement ; il était clair que le compromis avait été conclu de haute lutte.
Gunthar poursuivit l’explication de la procédure :
— Attendu que je réponds de lui sur l’honneur, le Conseil a décidé d’admettre Sturm de Lumlane dans l’Ordre mineur de la Couronne. (Il y eut des exclamations dans la salle.) Par conséquent, il occupera le troisième poste de commandement du détachement qui lèvera les voiles pour Palanthas. Conformément à la Loi, chacun des trois Ordres sera représenté dans le commandement. Dirk Gardecouronne assurera le haut-commandement au nom de l’Ordre de la Rose. Le seigneur MarKenin représentera l’Ordre de l’Épée, Sturm de Lumlane me remplacera pour celui de la Couronne.
L’assemblée était abasourdie. Cette fois, Sturm ne songeait plus à dissimuler les larmes qui roulaient sur ses joues. Il entendit derrière lui un remue-ménage et un cliquetis d’armes. Furieux, Dirk et ses compagnons quittaient la salle.
Les jeunes chevaliers que Sturm allait commander applaudirent. Il eut un pincement au cœur ; il venait de remporter une victoire, mais ce qu’était devenue la chevalerie l’écœurait : un nid de factions rivales assoiffées de pouvoir. La fraternité dans l’honneur n’était plus qu’un souvenir.
— Félicitations, Lumlane, siffla MarKenin. J’espère que tu es conscient de ce que le seigneur Gunthar a fait pour toi.
— Certainement, mon seigneur, répondit Sturm en s’inclinant. Je jure sur l’épée de mon père que je resterai digne de sa confiance.
— Je te le conseille, conclut MarKenin.
Il tourna les talons, suivi de Geoffroi, qui n’avait pas daigné desserrer les dents.
Les jeunes chevaliers entourèrent Sturm et le félicitèrent. Un peu plus tard, Gunthar l’emmena faire quelques pas dans le vestibule.
— Laisse-moi te remercier, mon seigneur, déclara Sturm d’une voix émue.
— Tu n’as pas à me remercier, mon fils. Viens ! Quittons cet endroit morose et allons nous réchauffer avec un bon verre de vin.
Les deux chevaliers traversèrent les couloirs de l’antique château.
— Je te dois beaucoup, mon seigneur, insista Sturm. Tu as pris des risques énormes. J’espère prouver que j’en suis digne…
— Des risques ! Foin de ces bêtises !
Ils pénétrèrent dans une pièce décorée de roses, de plumes de martin-pêcheur et de petites couronnes dorées pour les fêtes de Yule. Gunthar s’assit devant le feu et se fit apporter du vin chaud fleurant bon les épices.
— Combien de fois ton père m’a-t-il protégé de son bouclier lorsque j’étais à terre… !
— Et tu as fait la même chose pour lui, continua Sturm. Tu ne lui dois rien. Pour moi, tu as mis ton honneur en jeu ; si j’échoue, tu seras déchu de ton rang, dépouillé de tes titres et de tes terres. Dirk y veillera…
Sirotant son vin, Gunthar observait Sturm qui osait à peine tremper les lèvres dans le sien.
— As-tu jamais failli, Sturm ?
— Non, mon seigneur, jamais. Je le jure !
— Alors je n’ai rien à craindre de l’avenir. Je bois à tes succès au combat, Sturm de Lumlane ! dit le seigneur en levant sa coupe.
Sturm ferma les yeux. Les épreuves avaient été rudes. La tête posée sur les bras, il pleura comme son père l’avait fait le jour où sa femme et son fils étaient partis en exil.
Gunthar s’en souvenait comme si c’était hier.
— Je te comprends, dit-il en lui passant un bras autour des épaules.
Épuisé, Sturm finit par s’endormir.
Pendant les quelques jours qui précédèrent le départ de la flotte, Sturm eut tant de choses à régler qu’il ne vit pas le temps passer.
La bataille de Palanthas serait d’importance. De son issue dépendait le contrôle du nord de la Solamnie.
Les remparts de la ville seraient défendus par l’armée locale. Les chevaliers occuperaient la Tour du Grand Prêtre, qui gardait le col du Mont Vingaard. Au-delà de ces dispositions, les chefs n’avaient pas réussi à se mettre d’accord, et l’atmosphère restait tendue.
Le jour du départ, tout le monde se rassembla sur l’embarcadère. Gunthar fit ses adieux à ses fils. Il échangea avec Dirk les formules d’usage des chevaliers et gratifia MarKenin d’une accolade. Puis il chercha des yeux Sturm, qu’il découvrit un peu à l’écart de la foule.
— Lumlane, j’ai été pris par le temps et je n’ai pas pu te voir ces derniers jours. Tu m’as parlé d’amis qui devaient se rendre à Sancrist. Pourraient-ils témoigner en ta faveur devant le Conseil ?
Sturm réfléchit. La première personne à laquelle il pensa fut Tanis, qui lui avait beaucoup manqué ces derniers jours. Longtemps il avait espéré le voir arriver, mais il n’y comptait plus. Le demi-elfe avait ses propres problèmes, et nombre de risques à affronter.
Mais il pouvait placer ses espoirs ailleurs. Inconsciemment, Sturm tâta l’étoile de diamants qu’il portait sous sa cuirasse. Elle lui communiqua une douce chaleur ; il comprit qu’Alhana était avec lui malgré la distance qui les séparait.
— Laurana ! déclara-t-il.
— Une femme ? s’étonna Gunthar, qui fronça les sourcils.
— Oui, mais c’est la fille de l’Orateur du Soleil, roi du Qualinesti. Il y a aussi son frère Gilthanas. Tous deux peuvent témoigner en ma faveur.
— La famille royale…, dit Gunthar, songeur. Ce serait parfait, d’autant que l’Orateur participera à la réunion du Conseil à propos de l’orbe. Si tout va bien, mon garçon, tu finiras par revêtir l’armure des chevaliers !
— Et j’aurais payé ma dette envers toi, dit Sturm.
— N’y pense plus, répondit le seigneur en levant la main. (Sturm s’agenouilla respectueusement devant lui.) Reçois ma bénédiction, Sturm de Lumlane, et accepte-la comme celle de ton père absent. Fais ton devoir et reste digne de lui. Que l’esprit de Huma inspire ton cœur !
— Merci, mon seigneur. Adieu !
— Adieu, Sturm ! dit Gunthar en l’embrassant.
Les chevaliers embarquèrent sous un ciel plombé.
Le soleil était absent de cette aube hivernale. Nulle acclamation ne résonnait sur le quai, seuls les ordres, les grincements des treuils et le claquement des voiles égayèrent les adieux.
Les vaisseaux levèrent l’ancre et prirent la direction du nord. Bientôt une pluie glacée tomba, tirant un rideau entre ceux qui restaient et ceux qui étaient partis.
Debout devant le chariot, Raistlin contemplait de ses étranges yeux dorés les bois alentour. Les fêtes de Yule étaient passées ; l’hiver avait pris possession de la nature. La terre s’était endormie sous un épais tapis de neige.
Les compagnons de Raistlin étant occupés chacun de leur côté, le mage était seul. Hochant la tête d’un air lugubre, il rentra dans le chariot et referma la porte derrière lui.
Depuis quelques jours, les compagnons avaient établi leur camp aux abords du Kendermor. Leur voyage, qui contre toute attente avait été un succès, touchait à sa fin. Dès ce soir, ils se mettraient en route pour Flotsam, où ils comptaient louer un navire.
Le mage traversa le chariot encombré de malles et de ballots. Son regard s’attarda sur la tunique de scène d’un rouge phosphorescent que Tika lui avait confectionnée. Elle prétendait l’empaqueter, mais il l’avait vertement rabrouée. Haussant les épaules, la jeune femme était partie se promener dans le bois, où elle savait qu’elle retrouverait Caramon, comme à l’accoutumée.
Raistlin palpa l’étoffe chatoyante si douce au toucher. Il regrettait déjà la période de sa vie qui venait de s’achever.
J’ai été heureux, se dit-il, et c’est bizarre. Je ne peux pas dire que ça m’est arrivé souvent. Certainement pas quand j’étais jeune, ni durant ces dernières années, après ce qu’ils ont fait à mon corps et à mes yeux. Mais je n’ai jamais couru après le bonheur. Quelle fadeur, comparé à la magie ! Encore que… Ces dernières semaines ont été un moment de paix. Et même de joie. En connaîtrai-je d’autres, après ce que je vais être obligé de faire ?
Il gagna le fond du chariot et tira le rideau sur l’espace personnel qu’il s’était réservé.
Parfait. Il serait tranquille jusqu’à la tombée de la nuit. Tanis et Rivebise étaient partis à la chasse. En principe, Caramon aussi. Mais chacun savait qu’il s’agissait d’une excuse pour retrouver Tika. Quant à Lunedor, elle était occupée à préparer les vivres pour leur voyage.
Il sortit d’une poche un petit sac d’aspect ordinaire, qui contenait pourtant l’orbe draconien. Les mains tremblantes d’excitation, il défit les cordons, prit l’artefact dans sa paume et l’examina.
Rien n’avait changé. La lueur verte puisait faiblement à l’intérieur du globe, toujours glacial. Raistlin le plaça sur le socle qu’il avait fabriqué et attendit. Comme il l’espérait, l’orbe commença à grossir. Mais était-ce l’objet qui grandissait, ou lui qui rapetissait ? Impossible à dire.
Il savait qu’il devait absolument rester maître de soi pour résister à l’influence que l’orbe exercerait sur lui.
Il avait la gorge serrée. Du calme, se dit-il. Il faut que je me détende. Il n’y a rien à craindre. Je suis fort. Regarde de quoi je suis capable ! lança-t-il à l’intention de l’orbe. Mesure la puissance que j’ai acquise ! Tu sais ce que j’ai réussi dans le Bois des Ombres. Et au Silvanesti ! Je suis fort. Je n’ai pas peur.
L’orbe ne se manifesta pas.
Le mage ferma les yeux pour s’arracher à son attraction. Quand il eut repris son contrôle, il les rouvrit : l’orbe avait récupéré ses dimensions initiales. Raistlin eut la vision des mains de Lorac serrant la sphère ; il frissonna.
Il se ressaisit vite et tendit ses longs doigts aux reflets métalliques vers l’objet magique. Après un instant d’hésitation, il posa la main sur l’orbe et prononça l’antique formule :
— Ast bilak moiparalan suh akvlar tantangusar.
Comment lui était-elle venue aux lèvres ? Comment savait-il qu’il fallait la prononcer pour signaler sa présence à l’orbe draconien ? Raistlin ne se l’expliquait pas. Mais au plus profond de lui, il savait ! Était-ce la même voix qui lui avait soufflé ces mots au Silvanesti ? Peut-être…
Il répéta la formule d’une voix forte :
— Ast bilak moiparalan suh akvlar tantangusar.
La lueur verte devint une myriade d’étincelles qui tourbillonnaient à l’intérieur du globe. Il était si froid que le mage fut tenté de retirer sa main. Serrant les dents, il fit taire la douleur et répéta la formule.
Le tourbillon multicolore s’arrêta. Une lueur qui semblait composée de toutes les couleurs mais qui n’en avait aucune éclaira l’intérieur de la sphère.
Avant que Raistlin ait pu retirer la sienne, deux mains jaillirent de la clarté indéfinissable et l’agrippèrent. L’orbe avait disparu ! Le chariot avait disparu ! Il n’y avait plus rien autour de lui. Ni lumière ni ténèbres ! Rien que deux mains qui retenaient les siennes.
À qui appartenaient-elles ? À un humain, à un elfe, à un vieux, à un jeune ? Impossible à dire. Des doigts très longs le retenaient dans un étau implacable. S’il se laissait aller, il tomberait dans le vide, et le néant l’engloutirait. Il résista avec l’énergie du désespoir aux mains qui l’entraîneraient sûrement dans…
Soudain, il revint à lui, comme s’il avait reçu un seau d’eau froide sur la tête. Non ! dit-il intérieurement à l’esprit qui le tenait prisonnier. Je n’irai pas ! Et j’imposerai ma force !
Faisant appel à toute son énergie, il tira vers lui les mains spectrales.
Elles opposèrent une farouche résistance. Deux volontés farouches s’affrontaient. Raistlin sentit ses forces diminuer. Il perdait du terrain.
En un effort surhumain, le mage mobilisa tout ce que son corps pouvait lui donner de puissance pour rétablir l’équilibre.
Au moment où il pensa que son cœur et sa tête allaient exploser, les mains cessèrent d’exercer leur traction. Elles le tenaient toujours, mais ne cherchaient plus à prendre le pas sur lui. Deux pouvoirs antagonistes s’étaient jaugés.
L’extase de la victoire et le miracle de la magie avaient transfiguré Raistlin, qui irradiait une lumière dorée. Son corps était complètement détendu. À présent, les mains le soutenaient et lui communiquaient leur force.
— Qui es-tu ? demanda intérieurement le mage. Un bon ou un mauvais génie ?
— Ni l’un ni l’autre. Je suis tout et rien. En moi est tapi l’esprit des dragons.
— Comment fonctionnes-tu ? Commandes-tu vraiment les dragons ? demanda Raistlin.
— Si tu m’en donne l’ordre, je les appellerai. Ils obéiront.
— Se retourneront-ils contre leur maître ? Seront-ils en mon pouvoir ?
— Cela dépend de la puissance de leur maître et du lien qu’ils ont avec lui. Dans certains cas, il est si fort que le maître garde son emprise sur le dragon. Mais la plupart feront ce que tu leur demandes. Ils ne peuvent pas agir autrement.
— Il faut que j’étudie tout cela, murmura Raistlin, qui se sentait de plus en plus faible. Je ne comprends pas…
— Repose-toi. Je t’aiderai. Maintenant que nous nous sommes trouvés, tu peux compter sur moi. Je détiens des secrets oubliés depuis longtemps. Tu les connaîtras.
— Quels secrets ?
Raistlin se sentit défaillir. L’effort avait été trop grand. Ses doigts tentèrent en vain de conserver leur prise.
Les mains spectrales le retinrent délicatement, comme une mère son enfant.
— Détends-toi, je ne te laisserai pas t’effondrer. Dors. Tu es fatigué.
— Parle-moi ! Il faut que je sache !
— Je ne te dirai qu’une chose, car tu dois te reposer : dans la bibliothèque d’Astinus de Palanthas, attendent des centaines de livres abandonnés par les magiciens à l’époque de la Bataille Perdue. Ils passent pour d’obsolètes recueils, remplis d’un fatras ennuyeux pondu par des sorciers tombés dans l’oubli.
Raistlin sentit les ténèbres le gagner. Il s’agrippa aux mains de l’esprit.
— Que contiennent réellement ces livres ? murmura-t-il.
Il eut une vision de la réponse. Puis il fut submergé par une vague noire, qui l’emporta.
Non loin de là, dans une grotte, Tika et Caramon reposaient dans les bras l’un de l’autre. Tika caressait amoureusement le visage du guerrier et couvrait ses lèvres de baisers.
— Je t’en prie, Caramon, murmura-t-elle. C’est une torture ! Nous avons envie l’un de l’autre. Maintenant, je n’ai plus peur. Je t’en prie, aime-moi !
Caramon ferma les yeux. Le désir le faisait souffrir, et cela devenait insupportable. Il fallait mettre fin à cette délicieuse extase. Il hésita. Le parfum des boucles rousses de Tika lui montait à la tête, ses lèvres semblaient irrésistibles…
Avec un grand soupir, il la prit par les poignets et la repoussa. Puis il se releva.
— Non, je ne souhaite pas conduire les choses aussi loin.
— Moi, si ! s’écria Tika. Je n’ai plus peur du tout !
C’est faux, pensa-t-il en massant ses tempes douloureuses, je te sens trembler comme un lapin pris au piège.
Les yeux pleins de larmes, Tika entreprit de rajuster sa tunique, si nerveusement qu’elle cassa le lacet de son corselet.
— Et voilà ! Regarde ce qui arrive ! J’ai abîmé ma tunique, il va falloir la raccommoder. Tout le monde s’imaginera que…
La tête entre les mains, elle s’abandonna à ses larmes.
— Je me moque de ce que pensent les autres ! s’exclama Caramon. D’ailleurs, ils ne pensent rien du tout ! Ce sont nos amis, ils nous aiment.
— Je sais bien ! C’est à cause de Raistlin, n’est-ce pas ? Lui ne m’aime pas. Il me déteste !
— Ne dis pas ça, Tika, répondit Caramon. Si c’était le cas, et s’il n’était pas si faible, cela n’aurait aucune importance. Je ne me préoccupe pas de ce dit ou pense le voisin. Les autres veulent que nous soyons heureux. Ils ne comprennent pas pourquoi nous ne sommes pas encore amants. Tanis m’a dit en face que j’étais idiot…
— Il a raison.
— C’est possible. Mais ce n’est pas sûr.
La voix de Caramon avait une telle intonation que Tika s’arrêta de pleurer. Le guerrier la regarda dans les yeux.
— Tu ne sais pas ce qui est arrivé à Raistlin dans la Tour des Sorciers. Aucun de vous ne le sait, et ne le saura jamais. Moi, j’y étais. Et j’ai vu. Ils m’ont forcé à regarder ! (Il se prit la tête entre les mains.) Ils ont dit que sa force sauverait le monde. Quelle force ? Sa force intérieure ? Sa force physique, c’est moi ! Je ne comprends pas ce qu’il entend par là, mais Raist m’a dit pendant le rêve que nous étions une seule et même personne qu’une malédiction divine avait divisée en deux corps. Nous avons besoin l’un de l’autre. Du moins pour le moment.
Il se tut. Tika essuya ses larmes et releva la tête. Elle voulut lui répondre, mais il l’interrompit :
— Attends, laisse-moi finir. Tika, je t’aime autant qu’un homme peut aimer une femme en ce monde, et je te désire comme un fou. Si nous n’étions pas engagés dans cette guerre stupide, tu serais déjà mienne. Mais je ne peux pas te consacrer ma vie. Alors tu es libre de trouver quelqu’un qui…
Tika fondit en larmes.
— Caramon ! Caramon ! Viens vite ! cria une voix.
— Raistlin ! rugit le grand guerrier en se précipitant dehors.
Tika le vit s’éloigner.
— Que se passe-t-il ? dit Caramon en entrant dans le chariot. Raist ?
Tanis hocha la tête.
— Je l’ai trouvé comme ça.
Le mage était étendu sur le sol, livide. Il respirait faiblement et du sang coulait de sa bouche. Caramon le prit dans ses bras.
— Raist, que s’est-il passé ?
— Voilà ce qui s’est passé, répondit Tanis en désignant du doigt l’orbe animé d’un tourbillon de couleurs indéfinissables.
Caramon en eut le souffle coupé. D’horribles visions de Lorac lui revinrent à l’esprit…
Raistlin releva la tête et ouvrit les yeux.
— À moi…, souffla-t-il faiblement. Les sorts… des anciens mages… ils sont à moi maintenant… À moi…
Il dodelina de la tête et n’acheva pas sa phrase. Sur son visage se lisaient le calme et la placidité. Sa respiration était régulière.
Un sourire fleurit sur ses lèvres.
Après les fêtes de Yule, le seigneur Gunthar mit plusieurs jours à regagner son château. Les intempéries avaient transformé la route en bourbier, et son cheval s’enlisa plusieurs fois dans les fondrières. Quand Gunthar arriva chez lui, trempé jusqu’aux os, il était épuisé et transi. Son fidèle majordome l’accueillit avec soulagement.
— Mon seigneur ! annonça-t-il. Nous avons des visiteurs. Ils sont arrivés il y a quelques heures.
— Qui donc, Wills ? Quelqu’un des environs ?
— Un vieil homme, seigneur, accompagné d’un kender.
— Un kender ? répéta Gunthar, peu enthousiaste.
— Hélas. Mais rassure-toi, j’ai mis l’argenterie à l’abri et ton épouse a caché ses bijoux à la cave.
— On se croirait en état de siège !
— Avec ces satanées créatures, on n’est jamais trop prudent !
— Mais qui sont ces gens ? Des mendiants ? Pourquoi les as-tu laissés entrer ? Donne-leur quelques sous et un peu à manger, et renvoie-les. À commencer par le kender, bien sûr.
— C’était mon intention, seigneur, mais ces gens n’ont pas l’air d’être n’importe qui. À mon avis, le vieux est cinglé, mais il est malin. Il sait des choses qui pourraient nous être utiles.
— Que racontes-tu là ? demanda Gunthar en dévisageant le vieux domestique, dont il respectait le sens de l’observation.
— Le vieil homme m’a chargé de te dire qu’il avait des nouvelles à propos de l’orbe draconien, seigneur !
— L’orbe draconien ! (L’affaire était secrète, du moins en théorie ; en réalité tous les chevaliers étaient au courant.) Tu as bien fait, Wills, comme toujours. Où sont les visiteurs ?
— Dans la salle d’armes, c’est là où ils pourront faire le moins de dégâts.
— Je vais changer de vêtements et je les verrai après. Leur as-tu servi quelque chose ?
— Oui, seigneur, du vin chaud, de la viande froide et du pain. Il ne m’étonnerait pas que le kender ait déjà dérobé les assiettes…
L’oreille aux aguets, Gunthar et Wills restèrent un moment devant la porte de la salle d’armes avant d’entrer.
— Remets ça en place ! entendirent-ils crier.
— Mais c’est à moi ! Regarde, c’était dans mon sac !
— Bah ! Je t’ai vu l’y mettre il y a cinq minutes.
— Eh bien, tu te trompes, protesta une voix pointue. Regarde, mon nom est inscrit dessus…
— « À Gunthar, mon époux bien-aimé, pour son anniversaire », lut lentement la voix grave.
Il y eut un moment de silence. Wills pâlit. La voix aiguë se fit à nouveau entendre :
— Ce truc a dû tomber, Fizban. Voilà, c’est exactement ça ! Regarde, mon sac est juste sous la table. C’est ce qu’on appelle de la chance ! Tu imagines, il aurait pu atterrir par terre et se casser…
Le seigneur Gunthar ouvrit la porte.
— Joyeuses fêtes, messieurs !
Les étrangers se retournèrent. Wills bondit vers le plus âgé des deux et lui arracha la chope qu’il tenait. Après un coup d’œil indigné au kender, il la posa hors de sa portée, au-dessus de la cheminée.
— Puis-je faire quelque chose, seigneur ? Dois-je rester pour le garder à l’œil ? demanda Wills en jetant au kender un regard qui en disait long.
Avant que Gunthar ait pu ouvrir la bouche, le vieil homme répondit :
— Oui, merci bien, mon brave. Apporte-nous de la bière, mais pas ce bouillon tiède réservé aux cuisines ! Va en tirer au tonneau, sous l’escalier de la cave. Tu sais, celui qui est couvert de toiles d’araignées…
Wills en resta bouche bée.
— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Ne reste pas planté là, la bouche ouverte comme un poisson échoué ! (Il se tourna vers Gunthar :) Il est un peu demeuré, non ?
— Pas du tout, balbutia Gunthar. C’est très bien, Wills. Je crois qu’une bière me fera du bien, une bière du tonneau… euh, sous l’escalier. Comment sais-tu tout cela, vieil homme ?
— Il est magicien, répondit Tass, en se laissant tomber sur un siège.
— Un magicien ? s’exclama le vieillard. Où ça ?
Tass marmonna quelque chose en lui tapant sur l’épaule.
— Moi ? C’est vrai ? Que me bayes-tu là ! C’est fabuleux. Mais attends, maintenant que tu me le dis, je me souviens d’un sort… La boule de feu. Comment ça marche, déjà ?
Le magicien récita une formule magique.
Affolé, le kender bondit de son siège et le tira par la manche.
— Non, mon vieux ! Pas maintenant !
— Ah ! on ne me laisse pas faire… C’est pourtant un sort époustouflant…
— Je n’en doute pas, murmura Gunthar, décontenancé. Maintenant, expliquez-vous. Qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ? Wills m’a parlé d’un orbe draconien…
— Mon nom est…
— Fizban, acheva le kender avec un soupir. Et moi, je suis Tass Racle-Pieds, dit-il en tendant la main. Je te souhaite également de bonnes fêtes de Yule, seigneur.
— Ah oui ! L’orbe draconien ! s’écria Fizban, en rivant des yeux inquisiteurs sur Gunthar. Où est-il ? Nous avons fait du chemin pour le trouver !
— Je crains de ne pouvoir vous le dire, répondit Gunthar, en admettant qu’un objet de la sorte se trouve dans ce château…
— Oh ! mais il est passé par ici, répliqua Fizban. C’est un chevalier de la Rose, un certain Dirk Gardecouronne, qui l’a apporté. Sturm de Lumlane était avec lui.
— Ce sont des amis à moi, expliqua Tass. Je les ai aidés à trouver l’orbe, ajouta-t-il, l’air faussement modeste. Nous l’avons pris à un sorcier, dans un palais de glace. C’est une merveilleuse histoire… Tu veux que je te la raconte ?
— Non, fit Gunthar en les regardant, hébété. Je ne vais pas avaler une histoire à dormir debout… Attendez ! Sturm a fait allusion à un kender. Qui compose votre groupe ?
— Flint le nain, Théros le forgeron, Gilthanas et Laurana…
— Oui, je crois que c’est ça ! s’exclama Gunthar. Mais il n’a pas parlé d’un magicien…
— C’est parce que je suis mort, déclara Fizban en mettant ses pieds sur la table.
Wills entra dans la salle avec les chopes de bière. Il foudroya le kender du regard.
— Voilà trois chopes, seigneur. Avec celle de la cheminée, cela fait quatre. J’aimerais bien les revoir toutes quand je reviendrai !
Il quitta la salle en claquant la porte.
— Je les surveille, ne t’inquiète pas, seigneur, promit Tass avec magnanimité. Vous avez des problèmes de chopes qui disparaissent ?
— Euh… je… mais non ! Tu disais « mort » ? demanda Gunthar, qui perdait le contrôle de la situation.
— C’est une longue histoire, dit Fizban en vidant d’un trait sa chope. Ah ! Exquise, cette bière ! Bon, où en étais-je ?
— Mort ! dit Tass.
— Ah oui. C’est une trop longue histoire. Passons à l’orbe. Où est-il ?
Excédé, Gunthar se leva, prêt à appeler les gardes pour faire jeter dehors ses visiteurs. Mais le regard intense du vieux mage le retint.
Les Chevaliers de Solamnie avaient toujours craint la magie et les magiciens.
— Que veux-tu savoir ? demanda le seigneur, mal à l’aise.
— Cela ne regarde que moi, répondit Fizban. Qu’il te suffise de savoir que je suis venu pour cet orbe, sur lequel je sais beaucoup de choses…
Ne sachant quel parti prendre, Gunthar hésitait. Après tout, l’orbe était sous la protection des chevaliers. Si le vieillard savait vraiment de quoi il retournait, pourquoi ne pas lui dire où il se trouvait ? D’ailleurs, était-ce à lui de décider ?
— L’orbe draconien est chez les gnomes.
La chope de Fizban s’écrasa avec fracas sur les dalles.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? fit Tass en regardant les débris d’un air navré.
Aussi loin qu’ils se souvinssent, les gnomes avaient toujours habité le Mont Sasufi. En tout cas, ils étaient déjà là quand les premiers chevaliers arrivèrent à Sancrist pour bâtir des châteaux aux confins du royaume de Solamnie nouvellement créé.
Méfiants à l’égard de tout ce qui venait de l’extérieur, ils furent très inquiets de voir débarquer d’un navire des hordes d’hommes de haute taille à l’allure guerrière et au visage sévère.
Décidés à garder secret ce qu’ils considéraient comme un paradis, les gnomes passèrent à l’action. De loin la race la plus évoluée sur le plan technologique (ne leur devait-on pas l’invention de la machine à vapeur et le ressort à spirale ?), ils prirent la décision d’escamoter leur montagne.
Après des mois de labeur acharné, leurs plus grands cerveaux estimèrent que le plan était au point.
À ce moment précis certains membres de la Guilde des Philosophes se demandèrent si les humains n’avaient pas déjà remarqué la montagne, point culminant de l’île. Sa disparition soudaine ne risquait-elle pas d’éveiller la curiosité ?
Ce problème les plongea dans un abîme de perplexité et donna matière à des discussions interminables.
Pendant ce temps, les cerveaux, outrés, décidèrent de mettre leur projet à exécution.
Ce qui arriva fut consigné dans les annales de Sancrist sous le nom de Jour des Œufs Pourris.
Ce matin-là, un lointain ancêtre du seigneur Gunthar se réveilla en se demandant si son fils n’était pas tombé du toit du poulailler, ce qui était arrivé une semaine auparavant alors qu’il poursuivait un coq.
— Va plonger le petit dans la mare, il pue ! dit l’ancêtre de Gunthar à sa femme en se pelotonnant sous les couvertures.
— Mais non, c’est la cheminée qui tire mal !
Quand les époux furent complètement éveillés, ils constatèrent que la fumée qui remplissait la maison ne sortait pas de la cheminée et que la puanteur ne venait pas du poulailler.
Imités par la population de la colonie, ils sortirent de la maison et furent pris à la gorge par l’odeur. Dehors, on ne voyait rien. Une épaisse fumée jaunâtre aux relents d’œufs décomposés couvrait le pays.
En quelques heures, l’odeur les rendit tous malades. Alors ils se précipitèrent vers les plages, où ils respirèrent avec soulagement l’air frais de la mer.
Pendant qu’ils se demandaient avec inquiétude s’ils pourraient revenir un jour dans leurs maisons, des petites créatures à la peau brune sortirent du nuage jaunâtre et s’effondrèrent à leurs pieds.
Avenant, le peuple de Solamnie vint immédiatement en aide aux malheureux gnomes. Les deux ethnies de Sancrist firent ainsi connaissance.
La rencontre se passa le plus aimablement du monde. Les Solamniens plaçaient quatre vertus au-dessus de tout : l’honneur, le Code, la Loi, et la technique. Ils furent impressionnés par les inventions des gnomes, parmi lesquelles il convient de citer la poulie, l’arbre de transmission, la vis, et l’engrenage, destinés à leur faciliter la vie.
Ce fut lors de cette première rencontre que la montagne fut baptisée Sasufi.
Comme les chevaliers le constatèrent rapidement, les gnomes ressemblaient aux nains par leur petite taille et leur aspect trapu, la similitude s’arrêtant là. Leurs voisins étaient de maigres créatures à la peau brune et aux cheveux blancs, extrêmement nerveux et de tempérament bouillant. Ils parlaient à une telle vitesse que les chevaliers crurent d’abord entendre une langue étrangère. La cause de ce débit précipité fut mise en évidence lorsqu’un des anciens commit l’erreur de demander à un gnome le nom de leur montagne.
Une traduction sommaire de la réponse donnerait à peu près ceci :
« — Une belle et haute élévation de terre, énorme amas composé de plusieurs strates de roches différentes, parmi lesquelles nous avons pu recenser du granité, de l’obsidienne, du quartz veiné d’une autre roche en cours d’identification, dotée d’un système de réchauffement dont nous étudions le fonctionnement pour le copier, car il permettra d’élever la chaleur de la roche à de telles températures qu’elle se transforme en liquide et en gaz jaillissant occasionnellement à l’air libre, d’où elle coule sur le versant de la belle et haute élévation de terre, énorme amas de…»
« – Ça suffit ! » s’écria le chevalier.
Sasufi ! Les gnomes furent impressionnés. Que ces humains fussent capables de désigner une chose aussi fantastique et aussi gigantesque d’un mot si simple relevait du prodige ! De ce jour, la montagne fut appelé Mont Sasufi, au grand soulagement de la Guilde gnomique des Cartographes.
Chevaliers et gnomes vivaient depuis dans l’harmonie, les premiers ayant quantité de problèmes technologiques à résoudre, les seconds leur fournissant à un rythme soutenu une foule d’inventions.
Quand l’orbe draconien arriva, les chevaliers voulurent savoir comment il fonctionnait. Sous la garde de deux chevaliers, ils le confièrent aux gnomes. L’idée qu’il pût être magique ne leur traversa jamais l’esprit.
— Et souviens-t’en, il n’existe pas un gnome qui termine sa phrase. La seule façon de s’en sortir est de leur couper la parole. Ne crains pas de les fâcher, ils ont l’habitude.
Le vieux magicien fut interrompu par l’arrivée d’un gnome en longue robe de bure qui s’inclina respectueusement devant eux.
Tass examina le nouveau venu avec une insolente curiosité. Selon la légende, ces petits êtres auraient eu une lointaine parenté avec les kenders. En fait, les gnomes avaient bien l’expression mobile et le regard vif et touche-à-tout des kenders, mais il leur manquait leur insouciance. Ce petit homme à l’air sérieux était du genre nerveux et pointilleux.
— Tass Racle-Pieds, dit poliment le kender en tendant la main.
Le gnome lui prit la main, l’examina avec attention, puis la trouvant sans intérêt, la laissa retomber. Le kender allait lui présenter Fizban, mais le gnome s’était déjà saisi de son bâton à frondes.
— Ah ! s’exclama-t-il, les yeux brillants. Faites-venir-quelqu’un-de-la-Guilde-des-Armes ! ordonna-t-il à une vitesse vertigineuse.
Le garde n’attendit pas la fin de la phrase pour abaisser un levier, qui déclencha une sirène mugissante. Persuadé qu’un dragon avait atterri derrière lui, Tass se retourna, prêt à se battre.
— Un simple coup de sifflet, dit Fizban, tu ferais bien de t’y habituer.
— Sifflet ? Je n’ai jamais rien entendu de pareil ! En plus, il crache de la fumée ! Hé ! Revenez ! Rendez-moi mon bâton ! cria-t-il aux trois gnomes qui emportaient son bien avec des regards avides.
— Salle-d’études-Skimbosh ! commenta le gnome.
— Quoi ?
— Salle d’études, traduisit Fizban, je n’ai pas compris le reste. Tu devrais parler plus lentement, dit-il au gnome en faisant tournoyer son bâton.
— Étrangers, je-m’efforcerai-de-faire-attention. Ne vous-inquiétez-pas, le-bâton-est-en-sécurité, nous-allons-simplement-en-faire-un-dessin…
— Vraiment ? l’interrompit Tass, très flatté. Je peux vous faire une démonstration, si vous voulez.
— Ce-serait-extrêmement-intéressant, lâcha le gnome, rayonnant.
— Dis-moi plutôt comment tu t’appelles, coupa le kender, ravi d’avoir conquis son interlocuteur.
Fizban fit un geste, mais il était déjà trop tard.
— Gnoshoshallamarionininillisyylphanitdisdisslish die…
— C’est ton nom ? s’enquit Tass, stupéfait.
— Oui, répondit le gnome, presque hors d’haleine. En-fait-c’est-mon-prénom. D’ailleurs-si-tu-voulais-me-laisser-poursuivre…
— Attends ! intervint Fizban. Comment t’appellent les chevaliers ?
— Oh ! fit le gnome, déçu. Si-c’est-ce-que-tu-veux-savoir… Gnosh…
— Merci. Écoute, Gnosh, nous sommes assez pressés ; il y a la guerre et d’autres embêtements. Le seigneur Gunthar vous a avertis que nous sommes venus pour voir l’orbe draconien.
— Mais-bien-sûr-que-vous-verrez-cet-orbe, puisque-le-seigneur-Gunthar-1’a-demandé. Mais-puis-je-savoir-ce-qui-vous-intéresse-en-lui…
— Je suis magicien, coupa Fizban.
— Magicien ! Suis-moi-immédiatement-à-la-salle-d’études-puisque-l’orbe-est-l’œuvre-de-magiciens-renommés…
Fizban et Tass se regardèrent d’un air ahuri.
— Oh ! venez, lâcha le gnome avec impatience.
Ils arrivèrent devant la porte de la salle centrale. Le gnome tira sur une corde ; un son strident s’éleva, suivi d’un tintement de cloches et de coups de gong. Dans un gigantesque nuage de vapeur qui faillit les ébouillanter, les deux battants d’airain glissèrent sur leurs gonds. Sans cause apparente, ils s’immobilisèrent. En un clin d’œil, des centaines de gnomes vociférants fourmillèrent autour des portes, se chamaillant pour se reprocher mutuellement la panne.
À l’instant où Tass pénétra à l’intérieur de la montagne Sasufi, il décida qu’il reviendrait vivre chez les gnomes quand cette aventure serait finie. Le kender n’avait jamais rien vu d’aussi extraordinaire. Pétrifié, il ouvrit de grands yeux.
Gnosh le regarda d’un œil réjoui.
— Impressionnant, n’est-ce-pas ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas vraiment mon univers, murmura Fizban.
Ils se trouvaient au centre de la cité, bâtie au cœur d’un volcan éteint. Large de plusieurs milliers de pieds, la ville avait été construite par paliers tout autour de la cheminée du volcan.
— Combien de niveaux y a-t-il jusqu’en haut ? demanda le kender, le nez en l’air.
— Trente-cinq-et…
— Trente-cinq ! répéta Tass, admiratif. Je n’aimerais pas vivre au trente-cinquième étage ! Combien cela fait-il de marches à gravir ?
— Nous-avons-beaucoup-amélioré-nos-plans-d’origine, et-à présent-voici-l’une-des-merveilles-technologiques-que-nous-avons…
— Je vois, fit Tass. Vous vous préparez à une guerre d’envergure. De ma vie, je n’ai encore vu autant de catapultes…
Un coup de sifflet déchira les tympans du kender, tandis qu’un gnome filait dans les airs comme une comète. Tass comprit que ce n’était pas des machines de guerre qu’il avait sous les yeux, mais des engins servant à remplacer les escaliers.
Le rez-de-chaussée était rempli de tous les types de catapultes jamais conçus par les gnomes. Autour des catapultes, sur les catapultes, sous les catapultes, et dans les catapultes, s’entrelaçaient des milliers de coudées de cordages reliés à un assortiment de poulies, d’engrenages et de rouages, qui tournaient dans d’effroyables grincements. Du sol, des machines, des murs, de partout sortaient des dizaines de gnomes qui manipulaient des leviers.
— Oserais-je espérer que la salle d’études se trouve au rez-de-chaussée ? demanda Fizban d’un ton désenchanté.
Gnosh secoua énergiquement la tête.
— Salle-d’études-niveau-quinze.
Le vieux magicien poussa un soupir à fendre l’âme.
Un son aigu fit grincer les dents du kender.
— Ah ! c’est-à-nous, dit Gnosh. On-nous-attend, venez…
Tass sauta de joie à l’idée de monter dans une catapulte géante. D’un air hargneux, un gnome lui indiqua du doigt une longue file d’attente. Sans vergogne, le nez pointé vers le ciel, Tass sauta sur le siège.
— Les-anciens-d’abord-jeune-homme ! Sors-d’ici-immédiatement, dit Gnosh en tirant le kender avec une énergie inattendue. Le magicien-doit-monter-le-premier.
— Euh…, c’est très aimable, dit Fizban en reculant. Je crois me rappeler un sort que j’ai utilisé souvent… qui m’emmènera là-haut. Lévitation ! C’était ça… Voyons, par quoi commençait-il, déjà ? Attends, laisse-moi réfléchir…
— C’est-toi-qui-es-pressé, dit sévèrement Gnosh, environné de gnomes qui le poussaient et le chahutaient.
— Bon, bon, très bien, grogna le vieux mage en grimpant dans la catapulte.
— Niveau-Skimbosh ! cria Gnosh au gnome qui actionnait le levier de propulsion.
Le machiniste baissa l’un des cinq leviers placés en face de lui. Un nombre incalculable de cordes se tendirent. Fizban se terra au fond de la catapulte, essayant de se rappeler la formule magique salvatrice.
— Le-machiniste-va-donner-le-signal, dit Gnosh au kender.
Il désigna le gnome, qui tira sur une des cordes.
— Que fait-il exactement ? s’enquit Tass.
— La-corde-actionne-une-cloche-au-quinzième-niveau, appelé Skimbosh, pour-annoncer-une-arrivée.
— Que se passe-t-il quand la cloche ne sonne pas ? demanda Fizban.
— Une-deuxième-cloche-retentit-pour-avertir-que-la-première-n’a-pas-sonné…
— Que se passe-t-il au rez-de-chaussée quand la cloche ne sonne pas ?
— Rien. C’est-le-problème-de-Skimbosh-et-pas-le-nôtre…
— Mais c’est mon problème, s’ils ne savent pas que j’arrive ! s’écria Fizban. Je ne vais pas filer là-haut comme une flèche pour leur faire une surprise !
— Ah ! Eh-bien-vois-tu, c’est-que…
— Je descends, déclara Fizban.
— Non, attends ! Ils-sont-prêts-à-te-réceptionner-dans-le-filet…
— Un filet ! répéta Fizban, livide. Il ne manquait plus que cela, dit-il en passant une jambe par-dessus bord.
Le machiniste actionna le premier levier. La catapulte pivota en grinçant ; Fizban fut projeté en arrière.
— Ils-sont-en-train-de-mettre-la-catapulte-en-position, dit Gnosh. Après-le-calcul-des-coordonnées, elle-doit-être-orientée-correctement-pour-diriger-le-passager-sur…
— Et le filet ? l’interrompit Tass.
— Le-magicien-sera-propulsé-en-hauteur, mais-rassure-toi-l’expé-rience-prouve-que-la-marche-est-plus-dangereuse-que-le-vol. Et-quand-il-sera-au-bout-de-sa-trajectoire, il-amorcera-sa-descente-et-il-sera-cueilli-par-le-filet-que-lui-tendra-Skimbosh.
Pour illustrer son explication, Gnosh fit le geste d’attraper une mouche avec la main.
— Il doit falloir une incroyable précision pour que ça réussisse ! fit remarquer Tass.
— En-effet-le-système-de-synchronisation-est-très-ingénieux-car-nous-y-avons-adjoint-une-sorte-de… crochet. Malgré-tout-ça-il-y-parfois-des-interférences… Mais-une-commission-d’experts-a-été-nommée.
Le machiniste abaissa un levier. Avec un ululement strident, Fizban s’éleva dans les airs.
— Ouh-là-là, fit Gnosh, on-dirait-que…
— Quoi ? On dirait quoi ? cria Tass, essayant de voir ce qu’il se passait au-dessus d’eux.
— Le-filet-s’est-encore-ouvert-trop-tôt, dit Gnosh en secouant la tête. C’est-la-deuxième-fois-aujourd’hui. Il-devient-impératif-de-mettre-cette-question-à-l’ordre-du-jour-du-prochain-congrès-de-la-Guilde-des-Filets…
Les yeux écarquillés, Tass suivit la trajectoire de Fizban, propulsé à une vitesse extraordinaire, et comprit ce que Gnosh voulait dire. Au lieu de s’ouvrir après le passage du magicien, le filet s’était déployé avant qu’il atteigne le quinzième niveau.
Fizban s’aplatit contre le filet tendu et y resta collé un instant comme une araignée, puis retomba dans le vide.
Une batterie de cloches et de gongs se déchaîna.
— Ne me dis pas que c’est l’alarme pour la panne de filet, souffla Tass, effondré.
— Tout-juste, mais-ne-te-fais-pas-de-souci, gloussa Gnosh, essayant de plaisanter. Le-signal-d’alarme-déclenche-le-filet-du-niveau-treize-pour-qu’il-récupère-le-passager. Ouille-ouille-un-tout-petit-peu-tard, dirait-on… Bon, il-reste-encore-le-niveau-douze…
— Mais fais quelque chose ! hurla Tass.
— Inutile-de-te-mettre-dans-des-états-pareils ! répondit Gnosh, furieux. Et-laisse-moi-finir-ma-description-du-dispositif-de-sécurité-en-cas-d’urgence… Ouh ! Eh-bien-ça-y-est…
Médusé, Tass vit le fond de six énormes barriques s’ouvrir au niveau trois ; elles crachèrent une avalanche d’éponges qui recouvrit rapidement le sol du rez-de-chaussée. Tous les cas de figures avaient apparemment été prévus.
Par bonheur, au niveau huit, le filet s’enroula in extremis autour de Fizban et le déposa sur la terre ferme. Entendant le magicien proférer force imprécations et jurons, les gnomes ne montrèrent aucun empressement à dérouler le filet.
— Tout-va-bien-à-présent-c’est-à-toi ! déclara Gnosh.
— Une dernière question ! s’écria Tass en prenant place dans la catapulte. Que se passe-t-il quand le système des éponges se coince ?
— Une-solution-très-pratique ! répondit joyeusement Gnosh. Si-les-éponges-sont-en-retard, le-signal-d’alarme-libère-l’eau-d’une-gigantesque-citerne-centrale. Il-ne-reste-plus-qu’à-nettoyer-les-dégâts.
Le machiniste abaissa le levier.
Alors qu’il s’attendait à découvrir une infinité d’objets fascinants dans la salle d’études, Tass fut déçu. La pièce n’était meublée que de trois tables. Elle était éclairée par une ouverture qui laissait entrer la lumière du jour. Un nain en visite chez les gnomes leur avait soufflé cette invention simple et néanmoins géniale, qu’il appelait « fenêtre ». Sur la table centrale, trônaient l’orbe draconien et le bâton à frondes, autour desquels se pressaient les gnomes.
Tass nota que l’orbe avait repris ses dimensions initiales. C’était une simple boule de cristal habitée de volutes laiteuses. L’expression d’ennui du chevalier qui la gardait changea à l’arrivée des étrangers.
— Calme-toi-tout-va-bien, le rassura Gnosh, ils-sont-envoyés-par-le-seigneur-Gunthar.
Il poussa ses hôtes vers la table centrale.
— Par tous les dieux ! s’écria-t-il.
L’orbe avait changé d’aspect. Un tourbillon de couleurs fluorescentes l’animait.
Murmurant des mots étranges, Fizban avança et passa la main au-dessus de l’artefact, qui noircit instantanément. Le magicien se retourna avec une expression si sévère que même Tass recula.
— Sortez ! tonna Fizban. Tout le monde dehors !
— J’ai des ordres, et il n’est pas question…, commença le chevalier.
Fizban prononça quelques mots dans sa barbe : le garde glissa sur le sol, endormi. Les gnomes ne demandèrent pas leur reste. Seul Gnosh demeura dans la pièce.
— Viens, dépêche-toi, Gnosh ! lui cria Tass. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Mieux vaut faire ce qu’il dit. Sinon, il est capable de nous transformer en nain des ravins ou quelque chose d’aussi dégoûtant !
Gnosh voulut jeter un dernier regard sur l’orbe, mais la porte s’était refermée en claquant.
— Ma mission…, gémit-il.
— Tout ira bien, le rassura Tass, qui n’en croyait pas un mot.
L’expression de Fizban ne lui disait rien qui vaille. D’ailleurs, le mage était méconnaissable. Le kender en avait l’estomac noué. Autour de lui, les gnomes marmonnaient en lui jetant des regards hostiles. Il attira Gnosh à l’écart.
— Dis-moi, as-tu découvert quelque chose sur cet orbe ?
— Après-avoir-passé-des-jours-à-le-fixer-sans-rien-voir, j’ai-ob-servé-qu’il-y-avait-quelque-chose-de-bizarre-à-1’intérieur. Des-mots-se-sont-inscrits-sur-l’espèce-de-brume-du-cristal.
— Des mots ? Qui signifiaient quoi ?
— Je-n’en-sais-rien-du-tout. Je-n’ai-pas-réussi-à-les-déchiffrer. Personne-n’a-pu, pas-même-les-membres-très-éminents-de-la-Guil-de-des-Langues-Etrangères.
— De la magie, évidemment ! marmonna Tass.
— Oui, répondit Gnosh, l’air malheureux, c’est-ce-que-nous-en-avons-conclu…
La porte s’ouvrit comme sous l’effet d’une explosion. Gnosh se retourna, terrifié. Fizban se tenait sur le seuil, un petit sac noir dans une main, le bâton de Tass dans l’autre. Gnosh se précipita dans la salle des études.
— L’orbe ! glapit-il, exceptionnellement concis. Tu-l’as-pris !
— Oui, Gnosh, dit Fizban d’un ton las.
Le vieux mage était au bord de l’épuisement. Le visage cendreux, les paupières rougies, il ne tenait debout que grâce à son bâton.
— Viens avec moi, mon garçon, dit-il au gnome, et ne t’inquiète pas. Tu pourras accomplir ta mission. Mais pour l’instant, il faut emmener l’orbe au Conseil de Blanchepierre.
— Aller-avec-vous ? Au-Conseil ! s’exclama Gnosh en battant des mains. Je-pourrai-peut-être-faire-un-rapport, ne-crois-tu-pas-que…
— Je n’en doute pas le moins du monde, répondit Fizban.
— J’arrive-tout-de-suite ! Laissez-moi-le-temps-de-préparer-mes-papiers…
Il partit comme une flèche.
— As-tu découvert quelque chose ? demanda Tass en approchant prudemment de Fizban. Les gnomes se sont-ils servis de l’orbe ?
— Non, non, soupira Fizban, heureusement pour eux. Car cet objet a des pouvoirs inimaginables. Le sort du monde dépendra de la décision de quelques-uns.
— Que veux-tu dire ? La décision ne se prendra pas au Conseil ?
— Tu ne peux pas comprendre, mon garçon, dit doucement Fizban. Arrête un moment, je dois me reposer. Écoute, Tass, je concentre toute ma volonté sur l’orbe. Oh ! pas pour contrôler les dragons, ajouta-t-il devant la stupeur du kender. Je regarde dans le futur.
— Et qu’as-tu vu dans le futur ? demanda timidement Tass, qui redoutait la réponse.
— J’ai vu deux routes se présenter à nous. Si nous prenons la plus facile, ce sera simple au début, mais fatal à la fin du parcours, sans espoir de retour. Si nous choisissons l’autre, il y aura des embûches et ce sera pénible. Cela coûtera peut-être la vie à des êtres que nous aimons, mon garçon. Pire, cela peut leur coûter leur âme. Mais si nous sommes capables de sacrifices, nous finirons par trouver l’espoir.
— Et l’orbe joue un rôle là-dedans ? demanda Tass.
— Oui.
— Sais-tu ce qu’il faut faire pour emprunter… la route difficile ?
— Oui, je le sais, répondit Fizban d’une voix grave. Mais je ne peux pas prendre cette décision. Elle est entre les mains d’autres personnes.
— Je vois, soupira Tass. Des gens importants, je suppose. Des gens comme les rois, les seigneurs elfes et les chevaliers.
Cela coûtera peut-être la vie à des êtres que nous aimons… Le kender, la gorge serrée, se cacha la tête dans les mains. Cette aventure tournait au tragique ! Où était Tanis ? Et ce cher vieux Caramon ? Et la jolie Tika ? Il s’était efforcé de ne pas penser à eux, après l’affreux cauchemar.
Et Flint ? Je n’aurai jamais dû le quitter. Il est peut-être mort à l’heure qu’il est ! Jamais je n’ai songé que l’un de nous puisse mourir. J’ai toujours cru qu’en restant ensemble, nous pouvions résister à tout. Mais nous sommes dispersés, et tout va de mal en pis !
Tass sentit la main de Fizban tapoter la queue-de-cheval dont il était si fier. Pour la première fois de sa vie, il se sentait seul et il avait peur. Il fourra la tête dans la manche de son compagnon et pleura amèrement.
— Oui, répéta le mage en lui caressant le crâne, des gens importants.
Le Conseil de Blanchepierre se réunissait le vingt-huit décembre, Jour de la Famine, qui honorait les souffrances du peuple pendant l’hiver suivant le Cataclysme. Le seigneur Gunthar estimait que ce moment de jeûne et de méditation était idéal pour siéger.
Cela faisait un mois que les armées s’étaient embarquées pour Palanthas. Les nouvelles que Gunthar avait reçues le matin même n’étaient pas pour le réjouir. Il les lut plusieurs fois d’un air préoccupé, puis remit le parchemin dans sa poche.
Peu de temps auparavant, le Conseil s’était tenu d’urgence à cause des réfugiés elfes de l’Ergoth du Sud et de la prise de la Solamnie du Nord par les draconiens. Les membres du Conseil avaient été réunis au grand complet : les chevaliers, les gnomes, les nains des collines, les peaux sombres, les marins de l’Ergoth du Nord, et les colons de Sancrist. Les elfes, les nains des montagnes et les kenders étaient présents mais, n’avaient pas pris part au vote.
Ce premier Conseil s’était mal passé. Les vieilles rancœurs avaient réveillé les antagonismes entre les différents peuples. On avait dû séparer Arman Kharas, le roi des nains des montagnes, et Duncan Briseroc, celui des nains des collines, qui en étaient venus aux mains.
Alhana Astrevent, qui représentait son père, souverain du Silvanesti, refusa de dire un mot. Elle était venue pour empêcher Porthios, le seigneur elfe du Qualinesti, de s’allier avec les humains.
Il n’y avait rien à craindre de ce côté-là, les elfes et les humains ne s’adressant pas la parole en dehors des politesses d’usage. Le discours passionné du seigneur Gunthar, qui déclara que : « l’unité était le commencement de la paix et les divisions la mort de l’espoir ! », n’avait fait aucune impression.
Porthios avait répondu en accusant les humains d’avoir causé la réapparition des dragons. Par conséquent, ils n’avaient qu’à se tirer eux-mêmes du désastre. Aussitôt après, Alhana Astrevent s’était retirée, sans laisser planer le moindre doute sur la position du Silvanesti.
Le nain des montagnes, Arman Kharas, avait déclaré que son peuple acceptait la collaboration interethnique, mais qu’on ne pourrait pas compter là-dessus tant qu’on n’aurait pas retrouvé le Marteau de Kharas. Le seul à offrir son aide avait été Kronin Bélépine, le chef des kenders. Comme la collaboration des compatriotes de Tass était la dernière chose que souhaitaient les autres membres, la proposition avait été accueillie par des sourires polis, tandis que des coups d’œil horrifiés s’échangeaient dans le dos de Kronin.
Le Conseil s’était achevé sur ce constat d’échec.
Gunthar attendait davantage de la deuxième réunion. La présence de l’orbe, qui constituait un nouveau facteur, changeait les choses.
Les deux partis elfes seraient présents. L’Orateur du Soleil avait avec lui un humain du nom d’Elistan, qui se prétendait prêtre de Paladine. Le chevalier Gunthar, pour avoir entendu parler de lui par Sturm, était impatient de le rencontrer. Quant au Silvanesti, le chevalier se demandait qui le représenterait. Sans doute le régent qui avait remplacé Alhana Astrevent pendant sa mystérieuse absence.
Les elfes étaient arrivés à Sancrist deux jours plus tôt, la seule race étrangère à être représentée. Les nains des montagnes n’avaient pu être avertis à temps, et aucun messager n’était parvenu à franchir les lignes draconiennes qui assiégeaient les nains des collines.
Gunthar espérait que les humains et les elfes s’uniraient pour livrer une bataille décisive aux armées draconiennes en Ansalonie. Mais ses espoirs s’envolèrent avant même que le Conseil débute.
Le seigneur avait quitté sa tente pour faire une dernière fois le tour de la clairière de Blanchepierre.
Son fidèle serviteur le rattrapa.
— Mon seigneur, il faut revenir tout de suite à ta tente.
Hors d’haleine, Wills n’en dit pas plus long. Gunthar lui emboîta le pas.
Revêtu de son armure, le seigneur Mikael faisait les cent pas devant la tente de son chef.
— Que se passe-t-il ? demanda Gunthar, inquiet à la vue de la mine défaite du jeune chevalier.
— Seigneur, nous venons d’apprendre que les elfes exigent la restitution de l’orbe. Si nous n’obtempérons pas, ils nous déclareront la guerre pour le récupérer !
— Quoi ? La guerre ? Contre nous ? C’est grotesque ! Ils ne vont pas… Es-tu certain de cette information ? Est-elle fiable ?
— On ne peut plus fiable, seigneur Gunthar, dit un homme sortant de l’ombre.
— Mon seigneur, je te présente Elistan, prêtre de Paladine, dit Mikael. Pardon de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais cette nouvelle m’a bouleversé.
— J’ai beaucoup entendu parler de toi, dit Gunthar en tendant la main au prêtre.
Le seigneur dévisagea Elistan. Il s’attendait à un personnage falot et éthéré, non à un gaillard robuste qui n’aurait pas déparé les rangs des chevaliers. L’antique emblème de Paladine, un dragon sculpté dans le platine, brillait sur sa poitrine.
Tout ce que Sturm avait dit d’Elistan lui revint à la mémoire. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le prêtre déclara avec un sourire fatigué :
— Oui, j’ai échoué. Tout ce que j’ai pu faire, c’est persuader les elfes d’assister au Conseil. Je crains qu’ils soient venus dans le seul but de lancer un ultimatum : ou vous leur rendez l’orbe draconien, ou ils vous feront la guerre pour le récupérer.
Gunthar se laissa tomber sur un siège et fit signe à ses hôtes de s’asseoir. Son regard erra un moment sur les cartes, où des masses sombres signalaient la progression des armées draconiennes en Ansalonie. Il les repoussa d’un geste impatient.
— Autant abandonner tout de suite ! s’exclama-t-il. On pourrait même envoyer un message aux seigneurs draconiens : « Inutile de prendre la peine de tout détruire. Nous nous débrouillons très bien tout seuls ! »
D’un geste rageur, il sortit le parchemin qu’il avait reçu.
— Voilà les nouvelles de Palanthas. La population a contraint les chevaliers à quitter la ville. Les notables négocient avec les seigneurs draconiens, et la présence de nos troupes compromettrait les accords. Ils refusent de nous aider. Une armée de mille Palanthiens est en train de se tourner les pouces !
— Où se trouve le seigneur Dirk ? demanda Mikael.
— Avec ses chevaliers et mille fantassins réfugiés du Throtyl, il tient la Tour du Grand Prêtre, une forteresse au sud de Palanthas. C’est le seul col qui permette de franchir les Monts Vingaard. Palanthas tiendra donc un certain temps, mais les draconiens finiront par percer… (Il fit une pause.) Dire qu’il suffirait de deux mille hommes pour tenir ce col !
Quels imbéciles ! Et maintenant, pour couronner le tout, les elfes s’en mêlent ! Que penses-tu de ça, prêtre ? demanda-t-il, se tournant vers Elistan.
— Il est écrit sur les disques de Mishakal que le Mal, par nature, finit par se retourner contre lui-même. Il deviendra l’artisan de sa propre défaite.
« J’ignore ce qui sortira de ce Conseil. Les dieux ne m’ont pas éclairé à ce sujet. Peut-être ne savent-ils rien eux-mêmes. Le sort du monde est sur le fil du rasoir, et il dépend de nous. Voilà ce dont je suis sûr : si nous baissons les bras, nous assurons au Mal sa première victoire ! »
Elistan se leva et quitta la tente.
Gunthar garda le silence. Le monde entier lui semblait plongé dans un mutisme pesant. Les nuages étouffaient jusqu’au son clair des trompettes.
— Qu’en penses-tu, Mikael ?
— De quoi ? Des elfes ?
— Ce prêtre…
— Je ne m’attendais pas à un personnage de la sorte, répondit Mikael. Il ressemble plus aux prêtres de l’ancien temps, qui guidaient les chevaliers avant le Cataclysme, qu’aux charlatans qu’on rencontre maintenant. Elistan est un homme qui pourrait prendre part au combat, invoquant Paladine d’une main, une massue dans l’autre. Il porte l’emblème qu’on n’a plus revu depuis que les dieux nous ont abandonnés. Mais est-il un véritable prêtre ? Il en faut plus pour me convaincre.
— Je partage ton avis, répondit Gunthar en se levant. Il va bientôt être l’heure… Reste ici, il peut nous arriver d’autres messages.
Sur le seuil de la tente, il se retourna.
— C’est étrange, Mikael. Nous avons toujours mis nos espoirs dans les dieux, nous sommes un peuple qui se défie de la magie. Aujourd’hui, nous attendons tout de la magie, et quand se présente une chance de renouer avec la foi, nous nous en défions.
Mikael ne répondit pas. Gunthar hocha la tête et partit vers la clairière de Blanchepierre.
Comme venait de le dire Gunthar, le peuple de Solamnie avait toujours révéré les dieux, la clairière de Blanchepierre ayant été un des hauts lieux de la foi.
Le mystère de la pierre blanche intriguait et fascinait les fidèles. Le Prêtre-Roi d’Istar en personne avait consacré aux dieux et interdit aux hommes le rocher blanc dressé au milieu d’une végétation éternellement luxuriante.
Après le Cataclysme, la clairière de l’éternel printemps était restée un lieu sacré. À en croire la légende, quand la montagne s’était éboulée, la terre s’était ouverte, mais Blanchepierre était restée intacte.
Dès qu’il entra dans la clairière, Gunthar se sentit le cœur plus léger. La brise tiède lui fit du bien.
D’un coup d’œil, il s’assura que tout était prêt. Des fauteuils de bois sculpté avaient été disposés sur l’herbe. Cinq étaient destinés aux membres votants, trois aux « consultants ». Des bancs accueilleraient l’assemblée des témoins exigés par la Loi.
Certains avaient déjà pris place. Les suites de l’Orateur du Qualinesti et du représentant du Silvanesti s’étaient regroupées à l’écart des humains. Les gnomes, qui ne célébraient pas le Jour de la Famine, se tenaient coi.
Gunthar vit arriver Porthios, le fils de l’Orateur, en compagnie d’un groupe de guerriers elfes qui prit place au premier rang. Il se demanda où était passé Elistan, qu’il voulait prier de prendre la parole.
Parmi les participants déjà installés, il découvrit d’étranges figures : un vieux mage au chapeau cabossé, accompagné d’un kender et d’un gnome de la montagne Sasufi, était assis au premier rang.
Les membres consultatifs firent leur entrée. Ils n’étaient que deux : le seigneur Quinath, du Silvanesti, et l’Orateur du Soleil, du Qualinesti. Les cheveux blanchis, le visage hagard, l’Orateur était si voûté qu’on l’aurait pris pour un infirme. Mais il avait gardé l’œil vif et brillant. Gunthar trouvait le seigneur Quinath aussi fier et arrogant que Porthios, l’intelligence en moins. Quant à Porthios, il avait toutes les qualités qu’admiraient les chevaliers, à l’exception d’une seule : la pondération.
Il était temps pour Gunthar de gagner son siège. Mir Kar-Thaon de l’Ergoth du Nord, un homme au teint sombre et aux cheveux gris acier, et le représentant des exilés de Sancrist, Serdin Mar Thasal, avaient déjà pris place dans leurs fauteuils.
Derrière eux, la pierre blanche diffusait son étrange lumière. Sur un signe de Gunthar, deux chevaliers s’approchèrent avec un socle doré et un coffre en bois. Un silence de mort salua l’apparition de l’orbe draconien.
Un des chevaliers posa le coffre sur le socle et l’ouvrit. L’autre sortit l’orbe, qui avait repris sa taille normale.
Un murmure parcourut la foule. Gunthar regarda l’assemblée, puis le Conseil, et nota que les elfes était armés. Ce n’était pas bon signe, mais que pouvait-il y faire ?
Le seigneur Gunthar Uth Wistan adopta un ton solennel et déclara d’une voix forte :
— Que le Conseil de Blanchepierre commence !
Il ne fallut pas deux minutes à Tass pour comprendre la situation. Avant que le seigneur Gunthar ait achevé son message de bienvenue, l’Orateur du Soleil se leva.
— Mon discours sera bref, dit-il d’une voix glaciale. Après que l’orbe nous eut été enlevé, les elfes du Silvanesti, du Qualinesti et du Kaganesti se sont réunis. C’était la première fois que ces communautés se rencontraient depuis les guerres fratricides !
« Nous avons décidé de mettre un terme à nos querelles et de revendiquer la propriété de l’orbe. Il appartient aux elfes et à nulle autre race. Nous sommes ici pour exiger que notre bien nous soit rendu. En retour, nous promettons d’assurer sa protection jusqu’à ce que se présente une occasion de l’utiliser. »
Des murmures parcoururent l’assemblée. Les membres du Conseil hochèrent la tête d’un air consterné. Serrant les poings, le chef à la peau sombre de l’Ergoth du Nord chuchota quelque chose à l’oreille du seigneur Gunthar.
Celui-ci se leva pour répondre. D’un ton calme, avec une politesse exquise, il informa les elfes qu’ils n’étaient pas près de revoir « leur » orbe, et qu’ils ne devaient pas compter dessus avant d’avoir rejoint les Abysses.
L’Orateur comprit parfaitement le message et se leva pour répliquer. Il ne prononça qu’une seule phrase, qui fit lever toute l’assemblée :
— Dans ce cas, seigneur Gunthar, les elfes vous déclarent la guerre !
Les réactions ne se firent pas attendre. Dans le brouhaha, les chefs des diverses délégations eurent du mal à calmer leurs sujets, qui s’invectivaient dans leurs langues respectives. Un semblant d’ordre fut rétabli, mais l’atmosphère était à l’orage. Gunthar reprit la parole. L’Orateur lui répondit, polémiquant de plus belle. Gunthar répliqua encore. Le marin à la peau sombre ne put s’empêcher de faire des remarques cinglantes sur les elfes. Le seigneur du Silvanesti lui cloua le bec avec des sarcasmes.
Des chevaliers s’esquivèrent. Armés jusqu’aux dents, ils revinrent se placer autour de Gunthar. Sous l’impulsion de Porthios, les elfes se massèrent autour de leurs chefs.
Gnosh commençait à comprendre qu’il avait peu de chance de prendre la parole.
Tass scrutait la foule pour tenter de découvrir Elistan. Lui seul pouvait calmer le jeu. Et Laurana ?
Où était-elle passée ? Les elfes avaient froidement dit au kender qu’ils n’avaient aucune nouvelle de ses amis. Je n’aurais jamais dû les quitter, songea Tass. Je ne devrais pas être ici. Pourquoi ce vieux fou de mage m’a-t-il emmené avec lui ? Mais lui, il pourrait peut-être trouver une solution ?
Tass jeta un coup d’œil au vieux magicien, qui dormait à poings fermés.
— Je t’en prie, Fizban, réveille-toi ! Il faut faire quelque chose !
À cet instant, il entendit le seigneur Gunthar répondre à l’Orateur :
— Vous n’avez aucun droit sur l’orbe draconien ! Dame Laurana et ses compagnons nous l’ont remis ! Vous le gardiez de force en Ergoth, et ta propre fille…
— Ne parle pas de ma fille ! cracha l’Orateur d’une voix sépulcrale. Je n’ai plus de fille !
Quelque chose se brisa en Tass. Les souvenirs affluèrent : Laurana se battant contre le reptilien qui gardait l’orbe, Laurana décochant ses flèches sur le dragon blanc, Laurana le soignant si tendrement.
Laurana rejetée par les siens après avoir tant fait pour sauver son peuple…
— Assez ! Silence et écoutez-moi ! s’entendit-il crier à pleins poumons.
À sa grande surprise, il constata que tout le monde s’était arrêté de parler et le regardait.
Face à un public inattendu qui lui en imposait, il ne sut que faire. Après tout, c’est ma faute, songea-t-il, c’est moi qui ai lu ce que disaient les livres au sujet des orbes. Il quitta son banc et se dirigea vers la grande pierre blanche. Du coin de l’œil, il vit les deux factions ennemies se masser autour de lui, et Fizban esquisser une sorte de sourire.
— J-je…, balbutia-t-il, indécis.
Une inspiration le tira d’affaire.
— Je réclame le droit de représenter mon peuple, dit-il fièrement, et de prendre place parmi le conseil consultatif.
Lançant sa queue-de-cheval par-dessus son épaule, il vint se camper devant l’orbe draconien. Levant les yeux vers le sommet de la pierre blanche qui le dominait de toute sa hauteur, il se retourna résolument vers Gunthar et l’Orateur du Soleil.
À présent il savait ce qu’il devait faire. En même temps, la peur s’était emparée de lui. Il tremblait de tous ses membres, lui, Tass Racle-Pieds, que rien n’avait jamais effrayé de sa vie ! Ses mains étaient glacées comme quand il faisait des boules de neige sans ses gants ; sa langue semblait paralysée. Mais sa résolution était prise. Il fallait qu’il parle et qu’il les fasse parler, pour qu’ils ne devinent rien de son dessein.
— Vous n’avez jamais pris les kenders au sérieux, commença-t-il d’une voix qui lui parut suraiguë. Je ne peux pas vous en vouloir ; le sens des responsabilités n’est pas notre qualité la plus développée, et nous sommes probablement trop curieux. Mais comment faire avancer les choses sans curiosité, je vous le demande ?
Le visage de l’Orateur s’assombrit ; le seigneur Gunthar fronça les sourcils. Tass approchait de plus en plus de l’orbe.
— Il nous arrive de créer quelques petits problèmes, j’en conviens, et certains d’entre nous s’approprient des objets qui ne leur appartiennent pas. Mais il y a une chose que savent les kenders…
Tass bondit. Glissant entre les mains qui tentaient de le retenir, il atteignit l’orbe en un éclair. Autour de lui, les gens se récrièrent.
Trop tard !
D’un mouvement leste, Tass lança l’orbe draconien contre la pierre blanche.
La boule de cristal resta comme suspendue dans les airs, puis frappa le roc et éclata.
Il n’en resta plus qu’un nuage de fumée blanche que la brise dissipa bientôt.
Dans un silence de mort, le kender regarda sereinement les milliers d’éclats de cristal qui brillaient dans l’herbe.
— Vous savez, c’est contre les dragons que nous devrions nous battre, et pas les uns avec les autres.
Personne ne bougea. Seul le bruit d’une chute troubla le silence.
Gnosh s’était évanoui.
— Te rends-tu compte de ce que tu as fait ! s’écria le seigneur Gunthar, en secouant le kender comme un prunier.
— Tu as signé notre arrêt de mort ! vociféra l’Orateur en lui plantant ses ongles dans le bras.
— Mais il sera le premier à mourir ! dit quelqu’un.
Porthios brandit son épée au-dessus du kender.
Coincé entre le roi elfe et le chevalier, Tass garda une attitude de défi. Il avait agi en connaissance de cause.
Tanis ne va pas être content, pensa-t-il. Mais au moins, il saura que je suis mort avec bravoure.
— Allons, allons, dit une voix ensommeillée. Personne ne doit mourir, du moins pour le moment. Arrête d’agiter cette épée, Porthios, tu pourrais blesser quelqu’un.
Entre les bras qui le tenaient prisonnier, Tass vit Fizban enjamber le corps de Gnosh et avancer vers eux. Mus par une force invisible, elfes et humains lui ouvrirent le passage.
Écumant de rage, Porthios se tourna vers le mage.
— Prends garde, vieillard, si tu ne veux pas connaître le même sort que lui !
— Je t’ai dit d’arrêter avec cette épée, grogna Fizban, le doigt pointé sur la lame.
Avec un cri de douleur, Porthios baissa son arme. Il examina sa main lacérée, puis la garde de son épée, hérissée de pointes. Fizban le morigéna :
— Tu es un bon petit jeune homme, mais on a oublié de t’inculquer le respect des aînés ! Je t’ai dit d’arrêter, et tu ne l’as pas fait. Tu t’en souviendras, la prochaine fois. Et toi, Solostaran, tu étais un brave homme, il y a deux cents ans de ça ! Tu as élevé trois beaux enfants – j’ai bien dit trois. Ne vas pas me dire que tu es gâteux au point d’avoir oublié ta fille. Tu en as une, et c’est quelqu’un ! Elle doit tenir de sa mère… Où en étais-je ? Ah oui ! Tu as aussi élevé Tanis Demi-Elfe. Solostaran, avec ces quatre jeunes gens, tu tiens de quoi sauver le monde !
« Maintenant, je veux que chacun se rasseye. Oui, toi aussi, seigneur Gunthar. Viens, Solostaran, je vais t’accompagner. Les vieux doivent se serrer les coudes. Quel dommage que tu sois devenu sénile…»
Lentement, tous regagnèrent leur place. Fizban fit rasseoir l’Orateur avec un regard moqueur au seigneur Quinath, qui renonça à intervenir. Satisfait, le vieux mage revint vers Tass, toujours debout devant la pierre blanche.
— Toi, va t’occuper de ce pauvre gnome ! dit-il au kender comme s’il le voyait pour la première fois.
Les genoux tremblants, Tass s’exécuta, trop heureux d’échapper aux regards haineux de l’assistance.
— Gnosh, souffla-t-il, du fond du cœur je suis désolé pour ta mission et pour tout le reste… Mais je ne savais vraiment pas quoi faire d’autre…
Fizban se tourna vers l’assemblée :
— Oui, j’ai des remontrances à vous faire, et vous les méritez ! Inutile de prendre ces airs hypocrites. Ce kender a plus de cervelle sous sa queue-de-cheval que vous tous réunis. Savez-vous ce qui serait arrivé s’il n’avait pas eu le courage d’agir ? Le savez-vous ? Bon, je vais vous le dire. Laissez-moi m’asseoir… (Il regarda autour de lui.) Ah ! voilà.
Hochant la tête avec satisfaction, le vieux mage s’assit dans l’herbe, le dos contre la pierre sacrée.
Les chevaliers éclatèrent en protestations indignées. Gunthar se leva d’un bond et cria au sacrilège.
— Nul mortel n’a le droit de toucher cette pierre ! hurla-t-il en s’avançant.
— Un mot de plus, dit gravement le mage, et je fais tomber ta moustache. Assieds-toi, et que je ne t’entende plus !… Où en étais-je ? reprit Fizban. Ah oui ! Je voulais vous raconter une histoire. Une faction aurait eu l’orbe, bien entendu. Elle l’aurait annexé pour le mettre en sécurité, ou pour sauver le monde. L’orbe en est capable, à condition qu’on sache s’en servir. Lequel d’entre vous a-t-il ce pouvoir ? Qui en aurait la force ? L’orbe a été conçu par les meilleurs magiciens d’une époque révolue. Les plus puissants qui aient jamais existé, est-ce bien clair ? Créé par des Robes Noires et des Robes Blanches. Il porte en lui la quintessence du Bien et du Mal. Les Robes Rouges ont fait la synthèse de ces deux éléments. Rares sont ceux qui pourraient percer ses mystères et maîtriser son fonctionnement. Bien rares… et surtout parmi les gens ici présents !
L’assistance l’écoutait maintenant dans un silence absolu.
— Si l’un de vous avait essayé de se servir de l’orbe, il aurait été détruit aussi sûrement que le kender l’a anéanti. Quant à votre espoir ruiné, laissez-moi rire : il vient de renaître, au contraire.
Une rafale emporta le chapeau du vieux mage, qui se mit à tourner autour de lui. Pestant, il essaya de le rattraper.
Au moment où il allait mettre la main dessus, le soleil perça à travers les nuages. Dans une détonation assourdissante, un éclair d’argent illumina le ciel.
Blanchepierre se fendit en deux.
Le vieux magicien gisait au pied du monument, les bras repliés sur la tête. Au-dessus de lui, à l’endroit où il s’était appuyé, brillait une longue lame argentée. L’homme au bras d’argent qui l’avait brandie avança.
Trois personnes l’accompagnaient : une elfe en cuirasse, un nain à la barbe blanche, et Elistan.
Devant la foule, que le choc avait rendue muette, l’homme retira la lame du roc et la brandit au-dessus de sa tête.
— Je suis Théros Féral, dit-il d’une voix profonde, et j’ai passé des mois à forger cette arme ! J’ai recueilli de l’argent en fusion caché au cœur du Monument du Dragon d’Argent. Avec le bras dont m’ont pourvu les dieux, j’ai forgé la lance dont la légende avait annoncé la venue. Et je vous l’apporte, gens de Krynn, pour que nous nous unissions contre le Mal qui menace de nous engloutir.
« Voici Lancedragon ! »
Théros planta la lance en terre. Telle une flèche brillante dressée au milieu des éclats de cristal, elle semblait défier le ciel, d’où viendraient les dragons.
— Ma tâche est achevée, dit Laurana, à présent, je suis libre de m’en aller.
— Laurana, je comprends pourquoi tu songes à partir, répondit Elistan, mais où veux-tu te rendre ?
— Au Silvanesti. C’est là que je l’ai vu pour la dernière fois.
— En rêve…
— C’était plus qu’un rêve. Il était là-bas, vivant, et je veux le retrouver.
— Je te crois, chère Laurana, mais tu ferais mieux de rester ici. Dans ton rêve, il avait trouvé un orbe draconien. Si c’est le cas, il ira à Sancrist.
Elle ne répondit pas et continua de regarder par la fenêtre du château de Gunthar, dont elle était l’hôte avec Elistan, Flint et Tass.
Mais elle aurait dû être avec les elfes. Avant de quitter Blanchepierre, son père l’avait priée de retourner avec eux en Ergoth du Sud. Laurana avait refusé. Sans l’avouer, elle savait qu’elle ne pourrait plus vivre parmi les siens.
Son père n’avait pas insisté ; il avait lu dans ses pensées. Elle le voyait vieillir à vue d’œil, ce qui la chagrinait d’autant plus qu’elle n’avait pas de bonnes nouvelles à lui annoncer.
Gilthanas n’était pas revenu et Laurana n’osait pas lui dire qu’il était tombé amoureux et avait entrepris un voyage des plus périlleux.
« — Sais-tu seulement où il est ? » demanda l’Orateur.
« — Oui, père, ou plutôt, je sais où il veut aller. »
« — Et tu ne peux pas en parler, pas même à moi, ton père ? »
« — Non, Orateur, je ne le peux pas. Pardonne-moi, mais nous nous sommes promis de ne rien dire à personne de cette entreprise. À personne. »
« – Ainsi, tu n’as pas confiance en moi…»
« – Père, dit-elle en soupirant, tu as failli déclarer la guerre au seul peuple qui puisse nous aider…»
L’Orateur ne répondit pas. Il chercha appui auprès de son fils aîné et s’éloigna. Laurana comprit que, désormais, son père n’avait plus qu’un enfant.
Théros était parti avec les elfes. Après la retentissante irruption de Lancedragon, le Conseil de Blanchepierre avait décidé à l’unanimité de fabriquer des armes semblables et de s’unir pour vaincre les armées draconiennes. Théros avait alors demandé aux elfes de l’aider à fabriquer les lances.
Ils acceptèrent de lui fournir des bras pour forger, non pour se battre.
« — C’est un point dont il faudra discuter », avait décrété l’Orateur.
« — Bien sûr, avait lancé Flint Forgefeu, et tu finiras la discussion avec les draconiens ! »
« — Les elfes sont capables de prendre une décision sans les conseils d’un nain, répliqua sèchement l’Orateur. D’ailleurs, nous ne savons pas si ces lances sont efficaces. »
« — Mais tu as vu ce que Lancedragon a fait de Blanchepierre », plaida Théros.
« — Nous verrons ce qu’elle vaudra contre les dragons », répliqua l’Orateur.
Laurana repensait à cette scène en regardant le paysage hivernal. Bientôt il neigerait dans la vallée.
Si je reste ici, je deviendrai folle, se dit-elle.
— J’ai étudié les cartes de Gunthar, murmura-t-elle à Elistan, et j’ai vu où campaient les troupes draconiennes. Tanis ne pourra jamais arriver jusqu’à Sancrist. Et s’il a avec lui un orbe draconien, il ne se doute pas du danger que cela représente. Je dois le prévenir.
— Tu dis n’importe quoi, répondit doucement Elistan. S’il n’est pas possible pour Tanis de rejoindre Sancrist, comment veux-tu le retrouver ? Sois logique…
— Au diable la logique ! s’emporta la jeune elfe, tapant du pied. J’en ai par-dessus la tête d’être raisonnable ! J’ai fait ce qu’il fallait, et même plus ! Ce que je veux, c’est retrouver Tanis !
Elistan la regarda avec sympathie.
— Pardon, mon ami, dit-elle en soupirant, je sais que tu as raison. Mais je ne peux pas rester ici à ne rien faire !
Laurana avait un autre souci, dont elle ne parlait pas. Kitiara, était-elle avec Tanis, comme dans le rêve ? Elle dut s’avouer que l’image de Kitiara et Tanis enlacés la préoccupait davantage que la vision prophétique de sa propre mort.
Sans s’annoncer, le seigneur Gunthar poussa la porte de la salle.
— Oh ! je suis désolé, dit-il en regardant tour à tour Elistan et Laurana. J’espère que je ne vous dérange pas…
— Non, je t’en prie, entre, répondit Laurana.
— Merci, dit le chevalier en les rejoignant près de la fenêtre. Il faut que je vous parle. Inutile que tout le monde entende.
Encore des intrigues, pensa Laurana. Tout au long du voyage, elle avait sans cesse entendu parler des complots qui minaient la chevalerie.
Scandalisée par la façon dont s’était déroulé le procès de Sturm, elle avait tenu à témoigner en sa faveur devant le tribunal. Bien que la présence d’une femme fût un fait sans précédent, les chevaliers avaient été ébranlés par la superbe avocate qui prenait passionnément la défense de Lumlane.
Les partisans de Dirk n’avaient pas osé la récuser. Les chevaliers n’étaient pas parvenus pour autant à se mettre d’accord sur une décision. Ils avaient demandé un temps de réflexion, et renvoyé l’audience à l’après-midi. Gunthar venait de là. À voir son visage épanoui, les choses s’étaient sans doute bien passées.
— Ont-ils pardonné Sturm ? demanda Laurana.
Gunthar sourit en se frottant les mains.
— Pardonné, non, cela sous-entendrait qu’il est coupable. Il a été innocenté ! J’ai tout fait pour ça. Le pardon ne nous aurait servi à rien. Maintenant, il pourra devenir chevalier. Sa nomination à un poste de commandement sera entérinée officiellement. Voilà Dirk en mauvaise posture !
— Je suis heureuse pour Sturm, dit Laurana en échangeant un regard soucieux avec Elistan.
Élevée dans une cour royale, elle savait fort bien que Lumlane n’était qu’un pion sur un échiquier.
— Dame Laurana, dit Gunthar, je devine ce que tu penses : Sturm n’est qu’une marionnette dont je tire les ficelles. Pardonne ma brutale franchise. Les chevaliers sont divisés ; une partie me soutient, l’autre est pour Dirk. Nous savons l’un et l’autre ce qui arrive quand un arbre se scinde. Il dépérit, puis il meurt. Il faut mettre fin à ces déchirements. Je vous estime et j’ai confiance en vous. Vous connaissez le seigneur Dirk et vous me connaissez. Quel chef choisiriez-vous pour la chevalerie ?
— Toi, bien sûr, dit Elistan.
— Je pense de même, approuva Laurana. J’ai vu à quel point ces querelles nuisent à la chevalerie. Mais je songe d’abord à mon ami Sturm.
— Je suis heureux de t’entendre parler ainsi, car j’ai une grande faveur à te demander. Je voudrais que tu ailles à Palanthas.
— Quoi ! Pourquoi moi ? Je ne comprends pas…
— Laisse-moi t’expliquer. Toi et moi, jeune dame, nous connaissons les intrigues politiques. Je vais te dévoiler mon jeu. Vous irez très officiellement à Palanthas pour enseigner aux chevaliers le maniement des Lancedragons. Quoi de plus normal ? En l’absence de Théros, le nain et toi êtes les seuls à connaître ces armes. Flint est trop petit pour les maîtriser, il faut voir les choses en face. C’est donc toi qui emporteras les lances à Palanthas, en même temps que l’acte officiel de réhabilitation de Sturm, qui lui rendra son honneur. Cela portera un coup fatal aux ambitions de Dirk. Dès l’instant où Sturm endossera une armure complète, tout le monde saura que j’ai le Conseil derrière moi. Il ne me surprendrait pas que le retour de Dirk soit une dure épreuve.
— Pourquoi m’avoir choisie ? demanda Laurana. Je peux apprendre le maniement de la lance au seigneur Mikael, par exemple, qui partira pour Palanthas avec l’acte de réhabilitation…
— Ma dame, tu n’as toujours pas compris, dit Gunthar. Je ne peux faire confiance ni à Mikael ni à aucun des chevaliers. J’ai besoin de quelqu’un qui connaît Dirk et qui prend à cœur les intérêts de Sturm !
— Les intérêts de Sturm me tiennent plus à cœur que ceux de la chevalerie.
— N’oublie pas, dame Laurana, dit Gunthar en lui baisant la main, que l’intérêt majeur de Sturm est la chevalerie. Qu’adviendrait-il de lui, si elle venait à disparaître ? Quel serait son sort si Dirk prenait le pouvoir ?
Comme Gunthar s’y attendait, Laurana finit par accepter de partir pour Palanthas. Par égard pour Sturm, et de peur de devoir avouer à Tanis qu’elle avait préféré le rejoindre plutôt que d’aider le chevalier, elle s’en tint sa décision.
L’absence de Tanis la tourmentait. Elistan l’avait quittée. Un émissaire des elfes était venu le chercher pour le ramener dans l’Ergoth du Sud. Laurana ne s’était jamais sentie aussi seule de sa vie.
Tass fit ses adieux à Gnosh et au vieux magicien et partit avec Laurana pour Palanthas.
En compagnie du jeune Doug, Elistan arpentait la plage de Sancrist en attendant le bateau qui les ramènerait dans l’Ergoth du Sud. Le prêtre parlait des anciens dieux à son interlocuteur attentif.
Soudain, Elistan reconnut dans le lointain le vieux magicien qu’il avait vu au Conseil de Blanchepierre. Il avait tenté plusieurs fois de le rencontrer, mais Fizban s’était acharné à l’éviter. Marmonnant entre ses dents, le mage marchait vers eux, tête basse. Elistan crut qu’il allait passer sans les voir, mais il releva la tête au moment où ils se croisaient.
— Oh ! qui vois-je ? Ne nous sommes-nous pas déjà aperçus ?
Elistan voulut répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Se reprenant, il s’éclaircit la gorge.
— Oui, nous nous sommes déjà vus, répondit-il d’une voix enrouée. Bien que cette rencontre soit récente, il me semble te connaître depuis des années.
— Vraiment ? s’étonna le vieil homme, les sourcils froncés. Tu veux sans doute faire allusion à mon âge ?
— Pas du tout ! répliqua Elistan en souriant.
Le visage du mage s’éclaira.
— Eh bien, je te souhaite une excellente journée. Que tout aille bien pour toi ! Bon voyage !
S’aidant d’un bâton noueux, le vieil homme passa son chemin en claudiquant. Quelques pas plus loin, il s’arrêta et se retourna.
— Ah ! pendant que j’y pense… Mon nom est Fizban.
— Je m’en souviendrai, répondit Elistan en s’inclinant.
Le vieux magicien poursuivit son chemin. Étrangement calme et pensif, Elistan reprit ses allées et venues le long du rivage.
— C’est de la folie ! protesta Caramon.
— Si nous étions des gens normaux, nous ne serions pas ici, souffla Tanis entre ses dents.
Les deux hommes marchaient à l’ombre des façades d’une ruelle fréquentée principalement par les rats, les ivrognes et les malfrats.
Le port de Flotsam s’accrochait au rivage de la Mer de Sang d’Istar comme un navire échoué sur les rochers. Flotsam abritait la lie de toutes les races de Krynn. Pour corser le tout, la ville était occupée par les draconiens et une théorie de gobelins et de mercenaires de toutes provenances, attirés par des soldes substantielles et le butin du pillage.
« À l’instar de cette racaille », comme Raistlin l’avait fait remarquer, les compagnons y avaient échoué, entraînés par la guerre. Ils espéraient trouver un bateau pour rejoindre Sancrist, au nord de l’Ansalonie.
Raistlin guéri, ils avaient âprement discuté de leur destination. Depuis que le mage avait affronté l’orbe, ils s’inquiétaient de ce qui pourrait arriver.
« — Vous n’avez rien à craindre, leur avait dit Raistlin. Je ne suis pas aussi fou, ni aussi faible que le roi elfe. Je maîtrise l’artefact. Ce n’est pas lui qui a le pouvoir sur moi. »
« — Et alors ? avait demandé Tanis. Sais-tu au moins t’en servir ? »
« — L’effort que j’ai fait pour le dominer m’a coûté toute mon énergie, et il me reste beaucoup à apprendre avant de l’utiliser. Il faut que j’étudie les livres des anciens magiciens. Nous devrons aller à Palanthas, dans la bibliothèque d’un certain Astinus. » Succédant à la neige du matin, la pluie tambourinait sur le toit du chariot. Le ciel était lourd de gros nuages gris. Le demi-elfe était gelé jusqu’à la moelle des os.
« — Tanis, je suis épuisé. J’ai besoin de sommeil. Laisse-moi dormir ! Mais n’oublie pas : Palanthas ! » Tanis avait dû admettre qu’il voulait aller à Sancrist pour des raisons strictement personnelles. Il espérait y retrouver Laurana, Sturm et les autres, et il avait promis d’y amener l’orbe. Mais il fallait considérer l’obstination de Raistlin, buté sur Palanthas.
Leur arrivée à Flotsam avait été un choc. La ville comptait plus de draconiens qu’ils en avaient vus sur leur chemin depuis Balifor. Les rues grouillaient de soldats armés jusqu’aux dents, et particulièrement intéressés par les étrangers.
Ils s’étaient hâtés de prendre des chambres dans la première auberge venue, une bicoque délabrée des faubourgs.
« — Comment diable irons-nous jusqu’au port ? Arriverons-nous seulement à négocier notre passage sur un bateau ? avait dit Caramon en prenant possession de leurs misérables chambres. Que signifie le branle-bas de combat de cette ville ? »
« — L’aubergiste prétend qu’un seigneur draconien est arrivé. Les hommes-reptiles sont à la recherche d’espions, ou quelque chose dans ce goût-là », avait dit Tanis.
« — C’est peut-être nous qu’ils recherchent…», avait lancé Caramon.
« — C’est ridicule ! Cela va devenir une obsession à la fin ! Personne ne peut savoir que nous sommes ici, ni ce que nous transportons. »
« — Je me demande…», avait commencé Rivebise en fixant Raistlin.
« — Je ne vois qu’une seule solution, avait tranché Tanis. Cette nuit, Caramon et moi irons guetter des soldats pour leur prendre leur uniforme. Des mercenaires humains, bien sûr, pas des draconiens. Nous pourrons ainsi nous déplacer plus librement. »
Après une discussion animée, il était apparu que ce plan était le seul valable.
La capuche rabattue sur ses oreilles d’elfe, Tanis déambulait avec Caramon dans les rues obscures de Flotsam. Ils cherchaient deux gardes de leurs tailles, ce qui, pour le guerrier, risquait d’être problématique.
Il fallait faire vite. Les draconiens qu’ils croisaient leur jetaient des regards méfiants.
— Je me demande ce qu’ils mijotent, murmura Tanis, inquiet.
— Peut-être la guerre fait-elle aussi des dégâts chez les seigneurs draconiens, répondit Caramon. Là-bas, Tanis, regarde ! Ceux qui entrent dans la taverne…
— Je vois. C’est à peu près ta taille. Allons nous cacher, et attendons qu’ils ressortent.
Minuit approchait. La pluie avait cessé, mais les nuages continuaient de voiler les lunes jumelles. Malgré leurs lourdes capes, les deux hommes grelottaient. Les rats qui leur filaient entre les jambes mettaient leur patience à l’épreuve. Ils commençaient à désespérer quand ils entendirent des éclats de voix et des rires d’ivrognes.
Les deux officiers sortirent de la taverne en titubant. Leurs armures bleu acier rutilantes laissaient supposer qu’ils venaient de fêter une promotion.
— Prêt ? souffla Caramon.
Tanis acquiesça. Caramon brandit son épée.
— Saleté d’elfe ! rugit-il de sa voix profonde. Je te tiens ! Attends un peu, je vais te traîner chez le Seigneur des Dragons, ordure d’espion !
— Tu ne m’auras pas vivant ! répondit Tanis.
Les officiers s’arrêtèrent pour regarder la rixe.
— Vite ! Aidez-moi à le capturer ! cria Caramon. Sa tête est mise à prix !
Sans hésiter, les soldats dégainèrent leur épée et se précipitèrent sur Tanis.
— Coincez-le ! pressa Caramon.
Quand les gardes l’eurent dépassé, le guerrier les attrapa au collet et cogna leurs têtes l’une contre l’autre. Ils s’effondrèrent.
— Dépêche-toi ! grogna Tanis.
Ils traînèrent les corps inanimés à l’écart et leur retirèrent leurs armures.
— Pouah ! Celui-ci doit avoir du sang troll dans les veines ! s’exclama Caramon en se servant de sa main pour dissiper l’odeur nauséabonde.
— Ne fais pas ta mijaurée ! rétorqua Tanis, empêtré dans les sangles et les boucles de l’armure. Toi qui as l’habitude de porter ces frusques, aide-moi donc.
Caramon sourit et lui vint en aide.
— Un elfe en armure de plaques ! On aura tout vu…
— Eh oui, quelle époque ! fit Tanis. À quelle heure devons-nous rencontrer le capitaine en jupons dont Guillaume a parlé ?
— Il a dit qu’on la trouverait sur son bateau à la tombée de la nuit.
— Je suis Maquesta Kar-Thaon, déclara la femme avec aplomb. Quant à vous, vous n’avez guère l’air d’officiers de l’armée draconienne. À moins qu’ils se soient décidés à recruter des elfes ?
Tanis retira le heaume draconien.
— Ça se voit tant que ça ?
— Pour moi, oui, pour les autres… Heureusement, tu portes une barbe. Es-tu un demi-elfe ? À moins de mettre un masque, ces jolis yeux en amande signeront ton arrêt de mort. Encore que les draconiens ne soient pas du genre à regarder les hommes dans les yeux, non ?
Elle se laissa retomber contre le dossier de son siège et posa ses pieds bottés sur la table en le dévisageant froidement.
Caramon étouffa un ricanement. Tanis rougit jusqu’aux oreilles.
Le capitaine Maquesta Kar-Thaon les recevait dans sa cabine du Perechon. Elle appartenait à un peuple à la peau sombre vivant dans le nord de l’Ergoth. Les hommes y étaient marins de père en fils ; selon la croyance populaire, ils parlaient le langage des mouettes et des dauphins. Avec sa peau noire et luisante, ses cheveux frisés retenus par un bandeau doré, Maquesta faisait penser à Théros Féral. Ses yeux sombres étincelaient comme le poignard pendu à son ceinturon.
— Nous sommes ici pour affaires, capitaine Kar…, fit Tanis, butant sur ce nom étrange.
— Je m’en serais doutée, répondit la femme. Appelez-moi Maquesta, ce sera plus simple pour tout le monde. Sans la lettre de Guillaume Tête-de-Cochon, je ne vous aurais pas reçus. Mais comme il me dit que vous êtes réguliers et que vous avez de l’argent, je vous écoute. Qu’est-ce qui vous amène ?
Tanis échangea un regard avec Caramon : il n’avait guère envie de dévoiler leur destination réelle. Palanthas était la capitale de la Solamnie, tandis que Sancrist était un fief des chevaliers.
— Oh ! mais pour l’amour de… (Maquesta parut hésiter, puis ôta ses pieds de la table, l’air maussade.) Vous me faites confiance, oui ou non ?
— Est-il possible de se fier à toi ? demanda Tanis à brûle-pourpoint.
— Combien d’argent avez-vous ?
— Suffisamment. Disons que nous voudrions aller vers le nord, aux alentours du cap de Nordmaar. Arrivés là, si nous sommes encore en bons termes, nous déciderons de notre destination. Sinon, nous te paierons et tu nous débarqueras dans un port libre.
— À Kalaman, répondit Maquesta, amusée. C’est un endroit sûr. Autant qu’il est possible par les temps qui courent. Vous me paierez la moitié maintenant ; le reste à Kalaman. Après, nous négocierons la fin du voyage.
— À condition que nous arrivions sains et saufs à Kalaman, corrigea Tanis.
— Je ne peux rien vous promettre, fit Maquesta en haussant les épaules. C’est la plus mauvaise saison pour prendre la mer.
Elle se leva et s’étira de tout son long avec la grâce d’un chat. Caramon la regarda d’un œil admiratif.
— Marché conclu ! dit-elle. Venez, je vais vous montrer le bateau.
Tanis le trouva en bon état. Maquesta s’était radoucie. Elle parlait avec passion du Perechon qui devait être le grand amour de sa vie.
L’équipage étant à terre, le bateau était désert. Un seul homme, sur le pont, ravaudait une voile. Voyant les armures draconiennes des nouveau venus, il ouvrit de grands yeux.
— Nocesta, Berem, dit Maquesta en lui tapotant l’épaule pour le rassurer. Clients ! Argent ! fit-elle en désignant Tanis et Caramon.
Rassuré, l’homme se replongea dans son travail. La visite continua.
— Qui est-ce ? demanda Tanis à Maquesta.
— Qui ? Ah ! Berem ? C’est le timonier. Je ne sais pas grand-chose à son sujet.Il est arrivé il y a quelques mois pour demander du travail. Je l’ai pris comme mousse. Un jour le timonier a été tué dans une rixe. Berem l’a remplacé, et il est bien meilleur que l’autre ! C’est un homme bizarre, qui ne parle pas. Il ne va jamais à terre, à moins d’y être obligé.
Tanis observait le marin avec attention.
Grand et bien bâti, Berem devait avoir une cinquantaine d’années. Ses cheveux grisonnaient et son visage était buriné par le soleil. Mais ses yeux francs et clairs le faisaient paraître très jeune. Ses mains puissantes semblaient celles d’un adolescent. Possible qu’il ait du sang elfe, pensa Tanis, bien qu’il lui manque les autres signes distinctifs.
— Il me semble l’avoir déjà vu quelque part, murmura le demi-elfe. Caramon, il ne te dit rien ?
— Ouh ! Tu me demandes des choses… ! Avec les spectacles, on a vu des milliers de personnes, ces derniers temps.
— Pas ces derniers temps ; la première fois que je l’ai vu, je crois que c’était à Pax Tharkas, avec Sturm…
— Demi-Elfe, je n’ai pas que cela à faire ! coupa Maquesta. Tu n’as jamais vu un homme ravauder une voile ? On ne va pas passer la nuit à le regarder… Venez !
Elle s’engagea dans l’écoutille. Caramon la suivit. À contrecœur, Tanis les rejoignit. Il se retourna une dernière fois sur l’homme. Celui-ci lui renvoya un étrange regard pénétrant qui surprit le demi-elfe.
— Va retrouver les autres à l’auberge, et moi, je m’occupe d’acheter le ravitaillement. Dès que le bateau aura hissé les voiles, nous partirons. D’après Maquesta, ce ne sera pas avant trois ou quatre jours.
— J’aurais bien aimé lever l’ancre plus tôt, marmonna Caramon.
— Et moi donc ! Il y a vraiment trop de draconiens par ici. Mais il faut attendre la marée. Interdiction de sortir de l’auberge ! Je serai de retour dans quelques heures.
Tanis s’enfonça dans les ruelles de Flotsam. Dans son armure d’officier draconien, il n’attirait pas l’attention.
Perdu dans ses pensées, il contemplait l’étal d’une échoppe quand il sentit une main saisir sa botte. Avant d’avoir compris ce qu’il lui arrivait, il s’écrasa sur le sol, le souffle coupé. Sa tête avait violemment heurté le pavé. La main continua de le tirer par le pied vers le coin de la ruelle.
Il tourna la tête vers son agresseur. C’était un elfe. Sale, déguenillé, le visage haineux, il brandissait une lance au-dessus de Tanis.
— Draconiens maudits ! vociféra-t-il. Les monstres que vous êtes ont massacré ma femme et mes enfants ! Sans pitié pour leurs larmes, vous les avez égorgés dans leurs lits ! Tu vas payer pour ça !
— Arrête ! Je ne suis pas un draconien ! cria Tanis en tirant sur son heaume pour l’enlever.
Mais l’elfe ne voyait rien, n’entendait rien. Il baissa sa lance vers Tanis.
Ses yeux se dilatèrent et l’arme lui tomba de la main. La pointe d’une épée sortit de son ventre. Il poussa un dernier cri et s’effondra sur le sol.
Tanis chercha des yeux son sauveur. La silhouette d’un seigneur draconien se découpa près du cadavre.
— J’ai entendu crier, dit le seigneur en tendant sa main gantée au demi-elfe pour l’aider à se relever.
Craignant de se trahir, Tanis se releva. Baissant la tête pour ne pas être découvert, il bredouilla quelques remerciements. Les yeux du masque draconien s’agrandirent d’étonnement.
— Tanis ?
Le demi-elfe eut la sensation d’être transpercé par un éclair. Incapable d’articuler une syllabe, il vit le seigneur draconien enlever son masque.
— C’est toi !
Tanis reconnut les grands yeux bruns et le sourire charmeur. – Kitiara !
— Tanis, officier ! Et sous mes ordres ! Je devrais passer plus souvent mes troupes en revue, dit Kitiara en souriant. Mais tu trembles ! Tu as fait une mauvaise chute. Viens, mes quartiers sont près d’ici. Nous allons boire quelque chose, panser ta blessure et discuter.
Hébété, Tanis se laissa entraîner. Tout était allé trop vite. Parti acheter des provisions, il se retrouvait au bras d’un seigneur draconien qui lui avait sauvé la vie et qui se révélait être la femme qu’il aimait depuis des années.
Il ne pouvait détacher les yeux de la guerrière.
L’armure bleue en écailles de dragon la moulait avantageusement et soulignait ses longues jambes fuselées.
Nombre de draconiens la saluèrent sur son passage dans l’espoir de se faire remarquer, mais Kitiara continua de bavarder avec Tanis comme si elle l’avait quitté la veille. Il ne l’écoutait pas. Encore sous le choc de la rencontre, il tentait de comprendre ce qu’il lui arrivait.
La présence de Kitiara lui faisait toujours le même effet. Mais la vie de ses amis dépendait de ce qu’il ferait. Il fallait jouer serré.
— Tanis ! Tu n’as pas changé, dit-elle d’un ton enjôleur en se collant contre lui. Tu rougis toujours comme une jouvencelle. Tu ne seras jamais comme les autres…
Elle le serra contre elle et pressa ses lèvres sur les siennes.
— Kit…, dit Tanis d’une voix étranglée, s’arrachant à son étreinte, pas ici ! En pleine rue !
Kitiara le foudroya du regard et haussa les épaules. Bras dessus, bras dessous, ils poursuivirent leur chemin sous les ricanements et les plaisanteries des draconiens.
— Toujours le même, reprit-elle en soupirant. Je me demande pourquoi je suis si indulgente avec toi. Si un autre m’avait résisté de la sorte, il l’aurait payé de sa vie.
Elle l’amena à l’Auberge de la Brise Salée, la meilleure de Flotsam. Construite au sommet de la falaise, elle dominait la Mer de Sang d’Istar.
— Ma chambre est prête ? demanda-t-elle sèchement à l’aubergiste.
— Oui, seigneur, répondit l’homme avec force courbettes.
Il l’introduisit dans la chambre. Kitiara se débarrassa de son heaume et se laissa tomber dans un fauteuil, où elle étira langoureusement ses longues jambes.
— Mes bottes, dit-elle en souriant à Tanis.
Esquissant un sourire contraint, le demi-elfe les lui retira. Combien de fois avaient-ils déjà joué à ce petit jeu, qui se terminait inéluctablement par… Tanis préféra ne pas y penser.
— – Apporte-nous ton meilleur vin, dit Kitiara à l’aubergiste qui attendait ses ordres. Après, tu nous laisseras seuls.
— Mais, Vôtre Grâce, protesta l’aubergiste, le seigneur Ariakus m’a confié plusieurs messages…
— Si tu réapparais dans cette chambre après avoir apporté le vin, je te couperai les oreilles, dit-elle d’un ton enjoué en sortant son poignard de son fourreau. Voilà une bonne chose de faite ! dit-elle en battant des jambes. Maintenant, à mon tour d’enlever les tiennes…
— Il faut que j’y aille, répondit vivement Tanis. Le commandant de ma compagnie va remarquer mon absence.
— C’est moi le commandant de ta compagnie ! Demain, tu seras capitaine, ou mieux, si tu veux. Pour le moment, assieds-toi.
Tanis ne pouvait que s’exécuter. Au fond de lui-même, il ne désirait rien d’autre.
— Je suis heureuse de te revoir, dit Kitiara, tirant sur ses bottes. Je regrette d’avoir manqué le rendez-vous de Solace. Comment vont les autres ? Et Sturm ? Il se bat au côté des chevaliers, je présume ? Je ne m’étonne pas que vous vous soyez séparés. Je n’ai jamais compris votre amitié…
Tanis n’écoutait plus. Il avait oublié à quel point elle était belle et attirante. Mais il fallait garder la tête froide ; hélas, le souvenir des nuits délicieuses passées avec elle lui revenait à l’esprit.
Leurs regards se croisèrent. Elle laissa tomber ses bottes. Presque involontairement, il l’attira à lui. Elle passa ses bras autour de son cou et pressa ses lèvres contre les siennes.
Au contact de son corps, le désir qui le tourmentait depuis cinq ans le submergea. L’odeur de ses cheveux, l’ardeur de son baiser l’atteignirent comme une douleur.
Tanis savait comment y mettre fin.
L’aubergiste frappa à la porte, mais n’obtint pas de réponse. Hochant la tête avec admiration – c’était le troisième homme en trois jours –, il posa le vin sur le seuil et s’en alla.
— Parle-moi de mes petits frères, murmura Kitiara, blottie dans les bras de Tanis. La dernière fois que je les ai vus, vous fuyiez Tarsis en compagnie de cette femme elfe…
— C’était donc toi ! s’exclama Tanis, se rappelant le dragon bleu.
— Bien sûr ! dit Kitiara en se serrant contre lui. J’aime ta barbe, elle atténue tes traits elfiques par trop féminins. Comment t’es-tu enrôlé dans l’armée ?
— Nous… avons été faits prisonniers au Silvanesti. Un des officiers m’a convaincu que j’étais idiot de vouloir résister à la Reine des Ténèbres.
— Et mes frères ?
— Nous nous sommes séparés.
— Quel dommage, soupira Kitiara. J’aurais bien aimé les revoir. Caramon doit être un vrai géant, à présent. Et Raistlin ? J’ai entendu dire qu’il était devenu très savant. Il porte encore la Robe Rouge ?
— Sans doute. Je ne l’ai pas vu depuis longtemps…
— Cela ne tardera pas, dit gentiment Kitiara. Il est comme moi. Raist a toujours aimé le pouvoir…
— Et toi ? Que fais-tu ici, loin du front ? On se bat plus au nord…
— Eh bien, je suis là pour les mêmes raisons que toi, répondit-elle en le regardant dans les yeux. Je cherche l’homme à la gemme verte.
— Je sais maintenant où je l’ai rencontré ! s’exclama Tanis. L’homme du Perechon ! C’est le malheureux qui a pris la fuite avec ce misérable Ebène. L’homme à la gemme verte enchâssée dans la poitrine !
— Tu l’as trouvé ! s’exclama Kitiara, les yeux brillants. Où est-il, Tanis ? Dis-moi ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit lui… Je ne peux t’en faire qu’une vague description…
— Il a environ une cinquantaine d’années humaines, dit Kitiara, mais ses yeux et ses mains ont l’air étrangement jeunes. Une gemme verte est incrustée dans sa poitrine. Des espions nous ont signalé sa présence à Flotsam. C’est pourquoi la Reine des Ténèbres m’a envoyée. C’est lui, la clé du pouvoir absolu ! Si nous le trouvons, rien sur Krynn ne pourra nous résister !
— Pourquoi ? Que possède-t-il de si essentiel pour que la victoire dépende de lui ?
— Qui le sait ? répondit-elle en haussant les épaules. La seule chose qu’on nous a dite, c’est que pour gagner la guerre, il fallait retrouver cet homme. Te rends-tu compte ? Si nous le dénichons, Krynn sera à nos pieds ! La Reine des Ténèbres nous récompensera au-delà de nos espérances ! Toi et moi, ensemble pour toujours !
Les paroles de la guerrière résonnaient dans la tête de Tanis. Ensemble, pour toujours. Mettre fin à la guerre. Régner sur Krynn. Non, c’était de la folie ! Il en avait la gorge serrée. Et mon peuple, mes amis ? Leur dois-je quelque chose ? Rien du tout ! Ce sont eux qui m’ont blessé, ridiculisé ! Toutes ces années où je n’étais qu’un paria ! Pourquoi penserais-je à eux ? Et moi dans tout ça ? Je pourrais y penser, pour changer. Je suis avec la femme que j’aime, et qui peut devenir mienne. Kitiara, si belle, si désirable…
— Non, dit-il d’une voix rauque.
Il tendit la main vers elle et l’attira contre lui.
— Non, répéta-t-il plus doucement. Nous verrons demain si c’est bien lui. Là où il est, il ne peut nous échapper. Je sais…
Kitiara lui sourit. Tanis se pencha sur elle et l’embrassa passionnément. Au loin, on entendait les vagues de la Mer de Sang d’Istar se fracasser sur les rochers.
Au matin, la tempête qui avait fait rage sur la Solamnie s’était apaisée. Un pâle soleil la remplaça. Les chevaliers cantonnés dans la Tour du Grand Prêtre n’avaient jamais vécu une nuit pareille depuis le Cataclysme.
Le tapis de neige qui s’étendait à perte de vue était constellé de centaines de points lumineux d’où montaient des fumées noirâtres.
C’étaient les feux de camp de l’armée draconienne.
Entre le Seigneur des Dragons et la victoire, se dressait un ultime obstacle : la Tour du Grand Prêtre.
Construite par Vinas Solamnus, fondateur de la chevalerie, sur l’unique col franchissant les Monts Vingaard, la Tour protégeait Palanthas, capitale de la Solamnie, et le port appelé « Les Portes de Paladine ». Si elle tombait aux mains des draconiens, Palanthas basculerait avec elle.
Cette belle et riche cité s’était délibérément fermée au monde extérieur et s’abîmait dans sa propre contemplation. Le seigneur draconien n’aurait aucun mal à prendre le contrôle de la ville, puis du port, et enfin de la Solamnie.
C’en serait alors fini des chevaliers.
Le Seigneur des Dragons, que ses troupes appelaient la Dame Noire, avait quitté le camp pour une affaire urgente qui l’appelait à l’est. Elle avait confié le commandement à de fidèles capitaines, prêts à tout pour obtenir ses faveurs.
Des seigneurs draconiens, la Dame Noire était la mieux considérée par la Reine des Ténèbres. Ses troupes de draconiens, de gobelins, d’ogres et de mercenaires humains attendaient avec impatience de passer à l’attaque pour se distinguer et gagner ainsi son estime.
La Tour était défendue par une importante garnison de chevaliers arrivés de Palanthas quelques semaines plus tôt.
Seule la crainte des légendes qui circulaient sur l’édifice avait retenu les draconiens de la prendre d’assaut. Un siège serait plus simple.
« — Le temps joue en notre faveur, avait dit la Dame Noire avant de partir. Nos espions savent de source sûre que les chevaliers n’ont pas reçu l’appui de Palanthas. Nous leur avons coupé la route du Donjon de Vingaard. Laissons-les crever de faim. Tôt ou tard, ils feront une erreur. À ce moment, nous agirons. »
« — Avec une formation de dragons, nous les écraserions, murmura un jeune commandant nommé Bakaris. »
Sa bravoure au combat et sa belle prestance avaient attiré l’attention de la Dame Noire. Elle le toisa d’un air dubitatif.
« — Ce n’est pas si sûr, répliqua-t-elle froidement. Tu ne sais pas qu’ils ont trouvé Lancedragon ? »
« — Cela tient du conte de fées ! » répliqua Bakaris en l’aidant à enfourcher Nuage, son dragon bleu, qui darda un œil féroce sur le fringant commandant.
« — Il ne faut jamais sous-estimer les contes de fées, répondit la Dame Noire. N’oublie pas qu’on disait la même chose des dragons. Ne t’inquiète pas, mon petit. Si je réussis à mettre la main sur l’Homme à l’Émeraude, nous nous passerons de l’attaque de la Tour, car elle sera détruite à coup sûr. Sinon, je te ramènerai ta formation de dragons. »
Le dragon bleu déploya ses ailes et s’envola vers l’orient pour rejoindre une misérable bourgade au bord de la Mer de Sang d’Istar, Flotsam.
Comme la Dame Noire l’avait prédit, les chevaliers ressentirent les effets de la famine, pendant que les draconiens, bien nourris, se reposaient à la chaleur de leurs feux de camp.
Mais pis que cela, il y avait leurs dissensions internes.
Les jeunes chevaliers que Sturm commandait depuis leur départ de Sancrist avaient appris à connaître leur chef et ils l’adoraient. Malgré sa mélancolie et son cœur solitaire et distant, l’honnêteté et l’intégrité du chevalier avaient forcé le respect et l’admiration de ses hommes.
Cette victoire lui coûtait cher ; contraint d’obéir aux ordres de Dirk, il ne manquait jamais de faire connaître le fond de sa pensée, car l’hypocrisie n’était pas son point fort. Ce comportement aggravait les choses.
Dirk s’était mis à dos la population de Palanthas. Méfiants, remplis d’amertume et de haine, les habitants de la superbe cité avaient pris ombrage des menaces du chevalier, à qui ils avaient refusé d’héberger sa garnison. Les approches plus prudentes de Sturm avaient permis d’obtenir de la ville la fourniture de quelques vivres.
La situation ne s’améliora pas quand les chevaliers investirent la Tour du Grand Prêtre. Et les divisions ne faisaient qu’aggraver le moral des troupes, déjà entamé par les privations.
La Tour devint le théâtre d’un conflit ouvert entre le parti de Dirk et celui de Gunthar, représenté par Sturm. Seule l’obéissance stricte à la Loi avait empêché que le conflit dégénère. La présence des troupes draconiennes et la faim exacerbaient la tension nerveuse.
Le seigneur MarKenin avait mesuré trop tard le danger. Il regrettait amèrement d’avoir soutenu Dirk qui, à l’évidence, commençait à perdre la raison.
Gardecouronne était dévoré par un délire de puissance qui ne laissait place à rien d’autre. Mais le seigneur MarKenin, selon les exigences de la Loi, ne pouvait le déchoir de son rang sans l’aval du Conseil, qui ne se réunirait pas avant longtemps.
Comme l’avait annoncé Gunthar, la nouvelle de la réhabilitation de Sturm avait ruiné les ambitions de Dirk. Mais il n’avait pas prévu qu’elle porterait un coup fatal à sa raison.
Le matin suivant, les chevaliers se rassemblèrent dans la cour de la forteresse. Un pâle soleil d’hiver présidait à l’adoubement d’un nouveau membre de l’Ordre.
Le son clair des trompettes retentit. Au milieu d’un cercle de chevaliers en armures, le seigneur Alfred MarKenin, sa cape rouge flottant sur ses épaules, sortit de son fourreau une antique épée gravée des symboles de la chevalerie : la rose, le martin-pêcheur et la couronne.
Contrairement à ce qu’il avait espéré, la célébration, loin de réunir tous les preux, avait dégarni les rangs. Dirk et son entourage étaient absents.
À une seconde salve de trompettes succéda un silence religieux. Vêtu d’une longue tunique blanche, Sturm de Lumlane sortit de la chapelle du Grand Prêtre, où il avait passé une nuit de recueillement et de méditation, conformément à la Loi. Une garde d’honneur singulière marchait à ses côtés.
Une elfe d’une beauté éblouissante avançait entre un vieux nain à la barbe blanche et un kender en pantalon bleu vif.
Le petit groupe s’arrêta devant le seigneur MarKenin. Laurana portait son heaume, Flint son bouclier, et Tass ses éperons.
Sturm inclina la tête pour saluer le seigneur. À trente ans, les cheveux qui lui tombaient sur les épaules étaient déjà mêlés de fils d’argent. Sur un signe d’Alfred, il s’agenouilla.
— Sturm de Lumlane, après avoir entendu le témoignage de Lauranlathasala, de la famille royale du Qualinesti, et celui de Flint Forgefeu, nain des collines et citoyen de Solace, le Conseil de la chevalerie te blanchit des accusations portées contre toi. Pour les hauts faits témoignant de ta bravoure et de ton courage, nous te faisons chevalier !
Des larmes coulèrent sur les joues émaciées du jeune homme.
— As-tu passé la nuit en prières, Sturm de Lumlane ? demanda le seigneur. Te sens-tu digne de ce grand honneur ?
— Non, mon seigneur, répondit Sturm, mais je l’accepte avec humilité et je jure d’employer ma vie à m’en rendre digne. (Il leva les yeux vers le ciel.) Avec l’aide de Paladine, j’y arriverai.
Le seigneur Alfred fut frappé par la ferveur qui animait Lumlane. Se tournant vers Laurana, Flint grommela dans sa barbe :
— Si seulement Tanis était là.
La jeune elfe était pâle et morose. La situation, à Palanthas comme dans la Tour, semblait sans issue. L’avenir était sombre.
Elle avait décidé de rester. Les gens de Palanthas avaient vite adopté une jeune femme si belle et de si noble lignée. Ils s’étaient montrés très intéressés par les Lancedragons et en avait demandé… un exemplaire pour leur musée. Quand elle leur avait parlé des armées draconiennes, ils avaient souri poliment en haussant les épaules.
Par un messager qu’elle avait interrogé, Laurana avait appris que les chevaliers étaient assiégés dans la Tour du Grand Prêtre. Ils auraient besoin des Lancedragons, mais il n’y avait personne pour les leur apporter et leur apprendre à s’en servir. Elle décida alors de ne pas suivre l’ordre de Gunthar de rentrer à Sancrist.
Le voyage de Palanthas jusqu’à la Tour fut un cauchemar. Laurana partit avec deux chariots remplis de quelques vivres et des précieuses lances. À trois lieues de la cité, le premier versa dans la neige, et il fallut répartir son contenu entre les membres de l’escorte et le second véhicule. À son tour, celui-ci s’enlisa dans une fondrière. Chargeant les lances et les vivres sur les chevaux, Laurana, Flint, Tass et les chevaliers firent le reste du chemin à pied. Ils furent les derniers à atteindre la Tour avant que la tempête rende le chemin impraticable.
À la garnison, il restait des vivres pour quelques jours. Les armées draconiennes, elles, semblaient avoir pris leurs quartiers d’hiver en connaissance de cause.
Sur ordre de Dirk, les lances furent empilées dans la cour. Quelques chevaliers les inspectèrent, puis s’en désintéressèrent, les trouvant lourdes et rudimentaires.
Lorsque Laurana proposa de leur en apprendre le maniement, Dirk déclina son offre en ricanant. La jeune femme se tourna vers Sturm, qui confirma ses craintes.
— Laurana, dit-il en lui prenant la main, je crois que le seigneur ennemi n’aura pas à se donner la peine de nous envoyer ses dragons. Si nous ne pouvons pas rétablir la liaison et nous ravitailler, la Tour tombera, faute de survivants pour la défendre.
La neige voila peu à peu l’argent étincelant des Lancedragons abandonnées dans la cour de la forteresse.
Sturm et Flint échangeaient leurs souvenirs en arpentant le chemin de ronde. Sturm s’arrêta devant une meurtrière pour regarder les feux de camp qui brillaient à l’horizon. Le nain le trouva plus réservé qu’à l’ordinaire. Ce n’était pas sa mélancolie habituelle, mais la sérénité que confère l’absence d’espoir.
— Flint, il suffirait d’une journée de soleil pour que le chemin soit en état. Promets-moi que ce jour-là, tu partiras avec Tass et Laurana.
— Nous devrions tous partir, si tu veux mon avis ! Il faudrait que les chevaliers se replient sur Palanthas. Dans une ville comme celle-là, nous pourrons contenir les dragons. Elle est construite en bonne pierre. Ce n’est pas comme ici ! À Palanthas, on se défendrait bien mieux.
— La population s’y oppose. Les habitants craignent que leur cité soit abîmée. Ils croient pouvoir la sauver sans être obligés de se battre. Nous sommes contraints de rester ici !
— Mais nous n’avons aucune chance !
— Si ! répliqua Sturm. À condition de tenir jusqu’à ce que les voies d’approvisionnement soient rétablies.
Nos effectifs sont importants. C’est pourquoi les draconiens n’ont pas attaqué…
— Il y a une autre solution, dit une voix derrière eux.
— Laquelle, seigneur Dirk ? demanda Sturm avec une politesse appuyée.
— Gunthar et toi croyez m’avoir vaincu ! Mais vous vous trompez ! Par un acte héroïque, je rassemblerai toute la chevalerie derrière moi ! Gunthar et toi êtes des hommes finis !
— Il me semblait que c’était contre les draconiens que nous luttions, répliqua Sturm.
— Cesse de te gargariser de ta suffisance, rugit Dirk. Réjouis-toi d’être chevalier, Lumlane, tu as payé assez cher pour y arriver. Quelles mirobolantes promesses as-tu faites à la femme elfe pour qu’elle colporte ses mensonges ? Le mariage ? La respectabilité ?
— Je ne peux me battre contre toi, conformément à la Loi, mais je ne laisserai pas insulter une femme dont la bonté égale le courage.
Sturm allait tourner les talons.
— Je t’interdis de te dérober ! cria Dirk en l’empoignant par les épaules.
Sturm se retourna, la main sur la garde de son épée. Dirk en fit autant. Tous deux étaient sur le point de contrevenir à la Loi.
Flint arrêta la main de Sturm.
— Dis ce que tu as à dire, Dirk ! s’écria Lumlane d’une voix qui tremblait.
— Tu es un homme fini. Demain, je mènerai les chevaliers à l’assaut des draconiens. Nous ne croupirons pas dans cette misérable geôle ! Demain soir, mon nom entrera dans la légende !
Flint regarda Sturm, l’air inquiet. Ses yeux étaient injectés de sang, mais ce fut d’un ton calme qu’il répondit au seigneur :
— Dirk, tu es devenu fou. Ils sont des milliers ! Ils vous tailleront en pièces !
— C’est ce que tu aimerais voir, n’est-ce pas ? Eh bien, sois prêt à l’aube, Lumlane.
Cette nuit-là, Tass, affamé, gelé et périssant d’ennui, décida qu’il allait se changer les idées et explorer les environs. Cette étrange forteresse ne devait pas manquer de chambres secrètes.
La Tour du Grand Prêtre avait été construite pendant l’Ère de la Force. Fin connaisseur de l’architecture de cette époque, Flint s’était demandé qui pouvait être le maître d’œuvre d’un édifice aussi aberrant. Sans doute un ivrogne ou un fou ; en tout cas, pas un nain.
Comme la Tour, le mur d’enceinte était octogonal. À chaque intersection, il était pourvu d’une tourelle, reliée à la Tour par des arcs-boutants.
Ce schéma classique n’avait rien d’étonnant, mais ce qui confondait le nain, c’est l’absence de points de défense. Au lieu d’une seule porte centrale, il y en avait trois. Elles donnaient sur de vastes vestibules se terminant par une simple herse placée devant le pont-levis.
« — On dirait qu’on attend l’ennemi pour le thé, avait un jour grommelé Flint. C’est la plus crétine des forteresses que j’aie jamais vues. »
À part le Grand Prêtre, personne n’avait le droit de pénétrer dans la Tour sacrée. Comme elle avait été conçue pour garder le col, et non pour le barrer, les Palanthiens avait dû ajouter des bâtiments pour loger les troupes. C’était là que les chevaliers avaient leurs quartiers.
Personne ne se serait risqué à entrer dans la Tour. En dehors de Tass, bien sûr !
Poussé par son insatiable curiosité et tenaillé par la faim, le kender longeait le chemin de ronde. Il se faufila au nez et à la barbe des gardes et descendit l’escalier menant à la cour centrale. Elle n’était pas gardée. Tass marcha jusqu’à la herse et regarda entre les barreaux. Hélas, l’obscurité était totale.
Déçu, il essaya machinalement la herse. Seul Caramon ou dix chevaliers auraient pu la déplacer. À sa surprise, elle bougea légèrement, non sans produire un abominable grincement. Tass jeta des coups d’œil angoissés aux baraques, certain de voir débouler la garnison au grand complet.
Mais rien n’arriva. Examinant la herse de plus près, il vit que l’espace entre les pointes de la grille et la pierre était suffisant pour qu’il s’y glissât. Il n’hésita pas.
Avec le briquet de Flint, il alluma la torche accrochée au mur et découvrit une immense salle vide. Dans l’espoir de tomber sur quelque chose de plus intéressant, il se risqua jusqu’au bout de la salle. La deuxième herse ne lui posa pas plus de problème que la première, ce qui l’attrista. « Si c’est facile, ça n’en vaut pas la peine », disait un vieux proverbe kender. La salle où il était semblait plus petite que les deux autres. Mais elle était défendue par deux énormes portes de fer verrouillées.
Voilà qui allait lui occuper l’esprit et lui faire oublier ses crampes d’estomac ! Il fouilla ses poches et finit par trouver sa série de passe-partout, accessoires quasi emblématiques de tout kender qui se respecte.
En un tour de main, la serrure céda. Tass referma la porte derrière lui et dressa l’oreille. Pas un bruit. À l’exception d’une fontaine au milieu de la grande salle circulaire, il n’y avait rien.
Les deux autres portes de la salle devaient donner sur les couloirs menant aux entrées principales de la forteresse, déduisit le kender. Donc il était parvenu au cœur de la Tour, et se trouvait dans le sanctuaire.
Tout ce tintouin pour une cave vide !
Il n’y avait rien à voir.
Tass fit le tour de la salle en scrutant les coins à la lueur de sa torche puis, dépité, il revint vers la fontaine au milieu du sanctuaire. De près, il constata qu’il s’agissait plutôt d’un objet arrondi, posé sur un trépied. Couvert d’une épaisse couche de poussière, l’objet s’élevait à hauteur de son nez.
Tass vida ses poumons pour chasser la poussière.
Son cœur se figea dans sa poitrine.
— Oh non ! s’écria-t-il.
Il sortit un mouchoir avec lequel il astiqua l’objet.
— Fichtre ! C’est bien ce que je craignais. Et maintenant, que faire ?
Le disque rouge du soleil perçait à peine la brume qui enveloppait les camps draconiens. Dans la Tour du Grand Prêtre régnait déjà une grande agitation. Une centaine de chevaliers et un millier de fantassins achevaient leurs préparatifs.
Du haut de la galerie, Sturm, Laurana et le seigneur Alfred regardaient le seigneur Dirk caracoler sur son cheval, interpellant joyeusement ses hommes. Sur son armure, la rose de son Ordre brillait sous les premiers rayons du soleil. Ses braves semblaient de bonne humeur ; l’approche de la bataille leur faisait oublier la faim.
— Tu devrais leur demander de renoncer, mon seigneur, dit Sturm.
— Je n’ai aucun droit de m’opposer à Dirk, répondit Alfred MarKenin, dont les traits tirés signalaient une nuit sans sommeil. La Loi l’autorise à prendre ses décisions sans consulter personne.
Il avait essayé de convaincre Dirk de patienter quelques jours, car le vent commencer à tourner, annonçant le redoux. En vain.
Dirk était resté inflexible. Rien ne l’empêcherait de défier les armées draconiennes. Il se moquait éperdument de leur supériorité numérique. Depuis quand les gobelins mettaient-ils des chevaliers en péril ? À cinquante contre un, les ogres et eux n’avaient-ils pas été mis en déroute par les chevaliers, au Donjon de Vingaard, une centaine d’années plus tôt ?
— Cette fois, c’est aux draconiens que vous aurez affaire, objecta Sturm. Rien à voir avec les gobelins. Ceux-là sont intelligents et expérimentés. Même à l’agonie, ils peuvent encore tuer…
— Je crois pouvoir faire face, Lumlane ! coupa Dirk. Maintenant, va réveiller tes hommes, et qu’ils se tiennent prêts !
— Je ne te suivrai pas, et je n’ai pas l’intention d’ordonner à mes hommes de le faire.
— Dirk devint livide de rage. Même le seigneur Alfred se montra indigné.
— Sturm, dit-il doucement, réalises-tu ce que tu es en train de faire ?
— Parfaitement, mon seigneur. Nous sommes le seul obstacle entre l’armée draconienne et Palanthas. Il est hors de question de laisser cette forteresse désarmée. Je resterai ici pour remplir ma mission.
— Tu n’obéis pas à mes ordres ! triompha Dirk. Seigneur Alfred, tu es témoin. Cette fois, je tiens sa tête !
Sturm résolut de laisser le choix à ses hommes. Étant sous ses ordres, rien ne les obligeait à suivre Dirk. La majorité d’entre eux choisirent de rester avec le chef qui avait gagné leur respect.
Ils observaient d’un air morose les préparatifs de leurs camarades. L’instant était grave, car il marquait la première rupture dans la longue histoire de la chevalerie.
— Réfléchis bien, Sturm, dit le seigneur Alfred au jeune homme qui l’aidait à se mettre en selle. Les draconiens ne sont pas aussi bien entraînés que nous. Nous avons des chances de les mettre en déroute.
— Je prie les dieux pour qu’il en soit ainsi, mon seigneur.
— Si c’est le cas, Dirk te fera juger, et tu seras exécuté. Gunthar lui-même ne pourra pas l’en empêcher.
— Je suis prêt à mourir, seigneur, si cela peut éviter ce qui va arriver, répondit Sturm.
— Sacrebleu ! explosa Alfred. Si nous sommes battus, à quoi t’aura-t-il servi de rester ici ? Avec tes d’hommes, tu ne pourrais pas faire face à une armée de nains des ravins ! À supposer que les routes soient rouvertes, comment veux-tu tenir jusqu’à l’arrivée des renforts de Palanthas ?
— Cela laissera au moins le temps aux habitants d’évacuer la ville…
L’œil vif, Dirk Gardecouronne avança entre les deux hommes.
— Sturm de Lumlane, conformément à la Loi, je t’accuse de conspiration et de…
— Au diable la Loi ! rugit Sturm, perdant patience. Où nous a-t-elle menés ? Divisions, jalousies, folies ! Nos concitoyens en sont à préférer traiter avec l’ennemi ! La Loi a vécu !
Un silence sinistre tomba sur les chevaliers réunis dans la cour.
— Prie pour que je sois tué dans la bataille, Sturm, dit doucement Dirk, ou je jure par les dieux que je te trancherai la gorge de mes mains !
Il fit volter son cheval et prit la tête de la colonne.
— Ouvrez les portes ! cria-t-il.
Le soleil montait au-dessus de la brume matinale. Le vent soufflait du nord, fouettant les bannières restées longtemps en berne. Dans le cliquetis des harnais, des boucliers et des armures, la sonnerie du clairon entraîna les chevaliers vers le pont-levis.
Dirk leva son épée au ciel et fit le salut à l’ennemi. Puis il partit au galop. Les chevaliers s’élancèrent derrière lui, suivis des fantassins. Le martèlement des sabots mêlé au bruit de leur pas cadencé résonna dans la citadelle.
Les portes se refermèrent. Les hommes de Sturm se précipitèrent sur les remparts pour suivre des yeux la colonne.
Seul Sturm, la mine impénétrable, resta dans la cour.
Le beau commandant qui remplaçait la Dame Noire à la tête de l’armée ennemie se préparait à affronter une journée aussi ennuyeuse que les autres, quand un éclaireur arriva au galop, renversant hommes et marmites sur son passage.
— Le Seigneur des Dragons ! appela-t-il. Je dois le voir absolument !
— C’est moi qui le remplace. Que veux-tu ? demanda Bakaris en sortant de sa tente.
L’éclaireur, qui ne voulait pas commettre d’erreur, hésita. Mais la redoutable Dame Noire n’était pas dans les parages.
— Les chevaliers sont passés à l’attaque !
— Quoi ? fit Bakaris, qui n’en crut pas ses oreilles. Es-tu certain de ce que tu dis ?
— Oui, sûr et certain ! Je les ai vus de mes yeux ! Une centaine de cavaliers, des lances, des épées ! Un millier de fantassins…
— Elle avait raison ! murmura Bakaris, admiratif. Ces imbéciles ont fini par commettre une erreur !
Il rentra dans sa tente et appela ses ordonnances.
— Sonnez le rappel ! Branle-bas de combat ! Tous les capitaines ici dans cinq minutes ! Envoyez un message au seigneur, à Flotsam !
Les gobelins sillonnèrent le camp pour battre le rappel et activer les troupes. Après un dernier coup d’œil à la carte, le commandant courut rejoindre ses officiers.
— Dommage, songea-t-il tout haut. La bataille sera probablement terminée quand elle recevra le message. Ce n’est pas de chance. Elle aurait aimé être là pour voir tomber la Tour du Grand Prêtre. Quoi qu’il en soit, nous passerons demain la nuit à Palanthas, ensemble…
Le soleil était déjà haut dans le ciel. Perchés au sommet des remparts, les chevaliers scrutaient l’horizon.
Le choc entre les deux armées avait eu lieu. Les hommes de Sturm l’avaient suivi à travers le voile de brume gris qui envahissait la plaine. À présent, seule la Tour émergeait du brouillard d’où montait le tumulte de la bataille.
La journée n’en finissait pas. Laurana faisait les cent pas dans sa chambre, où on avait dû allumer les chandelles tant il faisait sombre. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et distingua sur les remparts les ombres fantomatiques de Sturm et de Flint.
Près d’eux, quelque chose bougea dans la brume. Laurana reconnut un homme en cuirasse couverte de boue, qui approcha de Sturm. Sûrement un messager !
— Tu viens avec moi ? demanda-t-elle à Tass, noyé dans ses pensées. Une estafette vient d’arriver de Palanthas.
Le kender, en proie à une inhabituelle mélancolie, ne releva même pas la tête.
— Une estafette, répéta-t-il sans conviction. Ne t’en fais pas, ajouta-t-il pour rassurer Laurana, qui le dévisageait d’un air inquiet. C’est cette grisaille qui m’assomme.
Laurana n’insista pas et descendit l’escalier.
— Quelles nouvelles ? demanda-t-elle à Sturm. Je viens de voir passer un messager…
— Ah oui ! dit-il en esquissant un sourire. De bonnes nouvelles, je crois. La neige a suffisamment fondu et la route de Palanthas est ouverte. J’ai demandé qu’un messager se tienne prêt, au cas où… (Il s’arrêta net, n’osant prononcer le mot fatidique.) J’aimerais que tu acceptes de partir avec lui.
Laurana s’y attendait. Elle avait réfléchi à sa réponse. Au pied du mur, elle était incapable de parler. Pourquoi se le cacher ? Elle avait peur. En vérité, elle voulait retourner à Palanthas, quitter cet endroit sinistre où rôdait la mort. Serrant les poings, elle frappa la pierre pour se donner du courage.
— Je reste ici, dit-elle. Je sais ce que tu vas me dire, mais écoute-moi d’abord. Tu auras besoin de guerriers habiles. Or, tu sais ce que je vaux.
Sturm acquiesça. Elle avait raison. À l’arc comme à l’épée, rares étaient les hommes qui pouvaient rivaliser avec Laurana. En outre, elle avait l’expérience du champ de bataille, ce qui manquait à ses jeunes chevaliers. Mais il était déterminé à l’éloigner de la forteresse.
— Je suis la seule à savoir manier les Lancedragons…
— Avec Flint, coupa Sturm.
Laurana regarda le nain avec insistance. Pris entre deux feux, Flint, qui aimait et respectait l’un et l’autre, s’éclaircit la gorge en rougissant.
— C’est vrai, dit-il d’une voix enrouée, mais je… euh, il faut bien avouer que… je suis un peu petit.
— De toute façon, nous n’avons pas repéré l’ombre d’un dragon. Ils sont plus au sud, occupés par la prise de Thelgaard.
— Mais tu n’es pas sans savoir qu’ils ne tarderont pas à arriver, n’est-ce pas ?
Sturm rougit.
— Possible, marmonna-t-il.
— Tu ne sais pas mentir, Sturm. Alors inutile d’essayer. Je reste. C’est ce que ferait Tanis…
— Par les dieux, Laurana ! s’écria Sturm. Vis ta vie ! Tu n’es pas Tanis ! Personne ne peut prendre sa place. Il n’est pas là !
Flint poussa un gros soupir en regardant Laurana d’un œil soucieux. Personne ne fit attention à Tass, qui venait d’arriver.
Laurana prit le chevalier par le cou.
— Je sais que Tanis est irremplaçable pour toi et je n’ai pas l’intention de prendre sa place dans ton cœur, mais je veux t’aider de toutes mes forces. C’est ce que j’ai voulu dire. Considère-moi comme l’un de tes chevaliers…
— Je sais ce que tu vaux, Laurana. Pardonne-moi de t’avoir parlé durement. Tu comprends pourquoi je veux que tu partes d’ici. Tanis ne me pardonnerait pas s’il t’arrivait quelque chose.
— Il comprendrait. Il m’a dit un jour qu’il arrivait qu’on doive donner sa vie pour quelque chose de plus important encore. Me comprends-tu, Sturm ? Si je fuyais le danger, abandonnant mes amis à leur sort, il le comprendrait. Mais au fond de lui, il ne l’accepterait pas. C’est trop éloigné de ce qu’il ferait lui-même. D’ailleurs, avec ou sans Tanis, jamais je ne pourrais vous laisser.
Sturm ne dit rien. Ses bras se refermèrent sur Laurana et sur Flint.
Fondant en larmes, Tass se joignit à eux. Il sanglotait à perdre haleine.
— Tass ! Que se passe-t-il ? demanda Laurana, stupéfaite de la réaction inattendue du kender.
— Tout est ma faute ! J’en ai déjà liquidé un ! Suis-je condamné à errer à travers le monde pour casser ces trucs ? hoqueta-t-il.
— Calme-toi, Tass, fit Sturm. De quoi parles-tu ?
— J’en ai trouvé un autre…, balbutia le kender. En bas, dans une grande salle vide.
— Un autre quoi, tête de linotte ? s’exaspéra Flint.
— Un orbe draconien !
La nuit tomba, rendant le brouillard plus opaque. Dans la Tour, on alluma les torches. Toujours muets, les chevaliers guettaient le premier indice qui les avertirait de l’issue de la bataille.
À l’approche de minuit, un cliquetis de harnais et des hennissements leur firent dresser l’oreille. Les sentinelles se penchèrent au-dessus du rempart et tendirent leurs torches dans l’obscurité.
— Qui va là ? cria Sturm.
Au pied du mur une torche s’illumina. Laurana sentit ses genoux trembler. Les chevaliers poussèrent des cris horrifiés.
Le cavalier à la torche portait l’armure des officiers draconiens ; son beau visage cruel était encadré de cheveux blonds.
Il tenait par la bride un cheval chargé d’un corps décapité et d’un autre affreusement mutilé.
— Je vous ramène vos officiers ! Comme vous le voyez, l’un est mort. Je crois que l’autre vit encore. Du moins était-il vivant quand nous nous sommes mis en route. J’espère qu’il tiendra assez longtemps pour vous raconter la bataille. Si on peut appeler ça une bataille…
L’officier draconien mit pied à terre et détacha les corps ficelés sur la selle. Puis il se tourna vers le haut des remparts.
— Je sais que vous pourriez m’abattre sans difficulté, car je suis une cible idéale. Mais vous ne le ferez pas. Vous êtes des Chevaliers de Solamnie, railla-t-il, votre honneur est votre vie ! Vous ne tueriez pas un homme désarmé, qui vous ramène vos chefs.
Il acheva de dérouler la corde ; les deux corps glissèrent à terre. Il jeta sa torche sur le sol et la piétina. Les chevaliers entendirent cliqueter son armure. Il s’était remis en selle.
— De l’honneur, vous en trouverez à revendre sur le champ de bataille ! cria-t-il. Je vous donne jusqu’à demain matin pour vous rendre. Au lever du soleil, hissez le drapeau blanc. Le Seigneur des Dragons saura faire preuve de clémence…
La corde d’un arc vibra, puis on entendit le son mat d’une flèche s’enfonçant dans la chair. Un cri monta de l’assistance. Surpris, les chevaliers se tournèrent vers la silhouette debout sur le crénelage, un arc à la main.
— Je ne suis pas chevalier ! Je suis Lauralanthalasa, du Qualinesti ! Les elfes ont leur propre code de l’honneur, et comme tu le sais sûrement, ils voient dans l’obscurité. J’aurais pu te tuer. Mais il te sera difficile de te servir de ton bras avant longtemps. Il est même possible que tu ne puisses plus jamais tenir une épée.
— C’est la réponse que tu rapporteras à ton seigneur ! dit Sturm. Si vous voulez notre bannière, il faudra nous tuer jusqu’au dernier !
— Pour ça, comptez sur nous ! cracha l’officier.
Le bruit du galop de son cheval se perdit dans le lointain.
Sturm ordonna qu’on rentre les corps à l’intérieur de la citadelle.
Penché sur le chevalier décapité, il prit sa main dans la sienne et reconnut l’anneau qu’il portait au doigt.
— C’est Alfred MarKenin, annonça-t-il d’une voix blanche.
Il s’inclina devant le cadavre et se recueillit.
— Chevalier, le seigneur Dirk vit encore ! déclara l’un des hommes de Sturm.
Les yeux de Dirk luisaient comme des braises dans un visage exsangue. Ses lèvres étaient maculées de sang. Il fut incapable de boire l’eau qu’on lui tendit.
Les mains pressées sur le ventre, Gardecouronne tentait de retenir la vie qui le fuyait inexorablement. Avec un atroce sourire, il empoigna Sturm par le bras.
— Victoire ! dit-il d’une voix caverneuse. Ils ont détalé devant nous comme des lapins ! Nous nous sommes couverts de gloire ! Ce fut grandiose ! Je… je vais devenir Grand Maître de la chevalerie !
Secoué de hoquets, il vomit un flot de sang et retomba dans les bras du jeune chevalier qui le soutenait. Celui-ci leva vers Sturm des yeux pleins d’espoir.
— Crois-tu qu’il dise vrai ? C’est peut-être…
Devant la mine de Sturm, le jeune chevalier ne poursuivit pas. Il regarda Dirk avec pitié.
— Il a perdu la raison, n’est-ce pas ?
— Il meurt en brave, répondit Sturm, comme un vrai chevalier.
— Victoire ! murmura Dirk, les yeux dans le vide.
La vie le quitta.
— Non, il ne faut pas le briser ! s’écria Laurana.
— Mais Fizban a dit…
— Je sais ce qu’il pense. L’artefact n’est ni bon ni mauvais, mais l’un et l’autre. Il n’est rien, mais il est tout ! C’est… comme Fizban !
Ils restèrent immobiles devant l’orbe draconien. Le silence était si pesant dans la salle obscure qu’ils chuchotaient.
Laurana réfléchit à ce qu’il fallait faire. Tass la regardait avec appréhension, redoutant ses conclusions.
— Les orbes doivent être utilisés, Tass ! Ils ont été créés par des magiciens extrêmement puissants ! Des gens comme Raistlin, qui ne tolèrent aucun échec. Si nous savions comment…
— Je sais, souffla Tass timidement.
— Quoi ? Tu sais ? Pourquoi n’as-tu pas…
— Je ne savais pas que je savais, balbutia le kender, je viens de le découvrir ! Gnosh, le gnome, m’a parlé d’inscriptions qu’il avait vues dans les volutes du cristal. Il n’a pas pu déchiffrer cet étrange langage…
— Parce qu’il est magique !
— Oui, c’est ce que je lui ai dit et…
— Cela ne nous avance guère ! Aucun d’entre nous ne peut le lire. Si Raistlin était là…
— Pas besoin de lui ! Je n’y connais rien non plus, mais je peux déchiffrer les inscriptions. Tu sais, j’ai une paire de lunettes, que Raistlin appelle lunettes de vérité. Grâce à elles, je peux comprendre tous les écrits, même magiques. Je le sais, parce qu’il m’a menacé, si j’osais me servir de ces lunettes pour lire ses grimoires, de me changer en grenouille et de m’avaler tout cru.
— Et tu crois que tu sauras lire dans l’orbe ?
— Je peux toujours essayer. Mais Sturm a dit que les dragons ne viendraient probablement pas, alors pourquoi nous embêter avec cet orbe ? Fizban affirme que seuls les super-magiciens peuvent s’en servir.
— Écoute-moi, Tass, dit Laurana en le regardant dans les yeux. S’ils nous envoient un seul de leurs monstres, nous sommes perdus. C’est pourquoi ils nous ont donné jusqu’à demain matin pour nous rendre, au lieu d’investir la forteresse. Cela laisse aux dragons le temps d’arriver. Il faut que nous profitions de ce répit, c’est notre seule chance !
Un chemin aisé, et un chemin semé d’embûches, se rappela Tass. Fizban avait dit aussi : « La mort d’êtres aimés, mais il faut en avoir le courage. »
Tass plongea la main dans la poche de son gilet et sortit les lunettes, dont il ajusta gravement les branches sur ses oreilles pointues.
Avec l’aube, le brouillard disparut. Le ciel était si clair que Sturm apercevait les prairies couvertes de neige qui entouraient le Donjon de Vingaard, son pays natal maintenant occupé par les troupes draconiennes. Les premiers rayons du soleil frappaient la rose, la couronne et le martin-pêcheur de l’étendard qui flottait au-dessus de la Tour. Ce fut alors que retentit l’appel du cor.
Les armées draconiennes marchaient sur la Tour du Grand Prêtre.
Du haut des remparts, les quelques cent chevaliers restés sous les ordres de Sturm regardèrent l’imposant corps d’armée submerger la plaine comme un nuage de sauterelles.
Les dernières paroles de Dirk revinrent à la mémoire de Sturm. « Ils ont détalé devant nous. » Il comprit que les draconiens avaient tiré parti de la témérité des chevaliers en employant une manœuvre vieille comme le monde : reculer juste assez pour les encercler et les tailler en pièces.
Flint déboula sur le chemin de ronde.
— Au moins je mourrai sur le plancher des vaches, bougonna-t-il.
L’humeur du nain arracha à Sturm un sourire. Lui aussi songeait à la mort en regardant le pays où il était né et qu’il avait aussi peu connu que son père, un pays qui l’avait contraint, lui et sa famille, à l’exil. Il allait donner sa vie pour le défendre. Pourquoi ?
Après tout, il aurait très bien pu partir pour Palanthas et tout laisser derrière lui.
Toute sa vie il avait suivi la Loi et respecté le Code. « Mon honneur est ma vie. » Il ne restait plus que le Code. Trop rigide, la Loi avait enfermé les chevaliers dans un carcan plus pesant que leur armure. Isolés, désemparés, ils s’étaient raccrochés à elle, sans se rendre compte qu’elle était une ancre qui les tirait vers le fond.
Pourquoi suis-je différent d’eux ? se demanda Sturm. Quand Flint était apparu en grommelant, il avait eu la réponse. C’était à cause du nain, du kender, du mage, du demi-elfe… Ils lui avaient appris à regarder le monde avec d’autres yeux. Dirk le voyait en noir et blanc. Sturm en avait goûté les nuances les plus subtiles.
— Il est temps, dit-il à Flint.
Les premières flèches sifflèrent au-dessus des remparts. Dans les hurlements, les sonneries de cors et le fracas des armes, la bataille décisive était engagée.
À la tombée de la nuit, l’étendard des chevaliers flottait encore sur la Tour.
Mais la moitié de ses défenseurs étaient tombés. Avec l’obscurité vint l’accalmie, les armées draconiennes se retirant jusqu’au lendemain.
Les chevaliers s’occupèrent des dépouilles de leurs camarades tandis que Sturm arpentait sans cesse les remparts.
La cadence de son pas ferme rassurait tout le monde, sauf lui. Mille angoisses l’assaillaient. Il pensait à la défaite, à la possibilité d’une mort ignominieuse et au déshonneur. Il voyait son corps dépecé par les draconiens. Serait-il capable de tenir jusqu’au bout ?
Assez ! se dit-il. Tu vas devenir plus fou que Dirk.
Il s’arrêta de marcher et se retourna brusquement… pour se trouver nez à nez avec Laurana, dont il avait oublié la présence. Leurs regards se croisèrent. Les yeux de la jeune elfe dégageaient une telle lumière qu’elle chassa ses idées noires. Tant qu’existaient dans le monde une telle beauté et une telle sérénité, l’espoir était sauf.
Il lui sourit.
— Va te reposer, dit-il. Tu as l’air épuisée.
— J’ai essayé, mais j’ai fait un cauchemar. Des mains enchâssées dans le cristal, d’énormes dragons volant entre des murs de pierre…
Tass somnolait, couché en chien de fusil à côté d’elle. Sturm sourit de nouveau ; décidément, rien ne pouvait démonter le kender.
Flint était occupé à sculpter un morceau de bois, comme à l’accoutumée.
— Quand cela va-t-il recommencer ? demanda-t-il à Sturm.
— À l’aube. Nous n’avons plus que quelques heures devant nous.
— Pourrons-nous tenir ?
— Il le faudra bien. Le messager arrivera ce soir à Palanthas. S’ils se mettent tout de suite en route, ils seront ici dans deux jours. Il faut résister jusque-là.
— Oui, s’ils ne perdent pas de temps ! grogna le nain.
— Bien sûr… Laurana, tu devrais partir. Va à Palanthas. Il faut les convaincre qu’un danger les menace.
— Ton messager s’en chargera, répondit Laurana. S’il n’y parvient pas, ce n’est pas moi qui y arriverai.
— Laurana…, commença Sturm.
— As-tu besoin de moi ? demanda-t-elle avec rage. Te suis-je utile ici ?
— Tu sais très bien que oui, répondit Sturm.
L’adresse, le courage et la ténacité de la jeune femme le stupéfiaient.
— Alors je reste.
Elle s’enroula dans les couvertures et ferma les yeux. Quelques instants plus tard, elle était endormie.
Le nain et le chevalier échangèrent un long regard.
Flint baissa la tête et reprit son travail en soupirant.
Ils n’avaient pas échangé un mot, mais ils savaient qu’ils pensaient à la même chose. Si les draconiens investissaient la Tour, une mort atroce les attendait.
Celle de Laurana relèverait du cauchemar.
Aux premières lueurs de l’aube, le clairon tira les chevaliers du sommeil. Ils empoignèrent leurs armes et se précipitèrent sur les remparts pour prendre leur poste, les yeux fixés sur l’horizon.
Les feux de camp de l’armée draconienne s’éteignaient les uns après les autres dans la lumière naissante. Les chevaliers perçurent les bruits coutumiers de la fourmilière qui se réveillait.
Ils s’interrogèrent mutuellement du regard. Était-ce possible ? Ils n’en croyaient pas leurs yeux !
Les armées draconiennes se retiraient ! Dans la clarté blême de l’aube, on distinguait nettement les troupes qui reculaient. Sturm demeura perplexe.
Les draconiens eurent vite fait de disparaître derrière la ligne d’horizon. Mais ils étaient encore là. Sturm le sentait.
Un des jeunes chevaliers poussa une exclamation de joie.
— Tiens-toi tranquille ! lui ordonna Sturm, les nerfs à vif.
Laurana le regarda avec étonnement. Son visage était livide, ses yeux hagards, ses mains convulsivement serrées.
Sentant la peur l’envahir, Laurana frissonna. Elle se souvint de ce qu’elle avait dit à Tass.
— C’est ce que nous redoutions, non ? demanda-t-elle en prenant le bras de Sturm.
— J’espère que nous nous trompons, répondit-il d’une voix rauque.
Les minutes passèrent comme des heures. Flint les rejoignit et le kender se réveilla.
— C’est l’heure du petit déjeuner ? s’écria-t-il, toujours en verve.
Personne ne répondit.
— He ! fit le kender, en tapotant le bras de Flint, qu’y a-t-il à voir, au juste ?
— Rien, grogna le nain, maussade.
— Alors pourquoi tout le monde regarde ? Sturm… !
— Qu’y a-t-il ? demanda le chevalier.
Tass scrutait l’horizon. Les autres aussi, mais ils n’avaient pas la vue perçante d’un kender.
— Les dragons… Des dragons bleus.
— C’est ce que je pensais, souffla Sturm, la terreur des dragons ! C’est ce qui fait reculer leurs armées. Les mercenaires humains ne résistent pas à cette phobie. Combien y a-t-il de dragons ?
— J’en vois trois, répondit Laurana.
— Trois !
— Sturm, dit Laurana en l’attirant à l’écart, nous ne voulions pas te le dire, parce que ce n’était pas absolument nécessaire. Mais ça l’est devenu. Tass et moi savons nous servir de l’orbe.
— De l’orbe draconien ? lâcha distraitement Sturm.
— L’orbe qui est ici, Sturm ! insista Laurana en le prenant par les épaules. Celui qui se trouve au fond de cette Tour. Tass me l’a montré.
Elle s’arrêta. Ce qu’elle avait rêvé, des dragons volant entre des murs de pierre, lui revenait à l’esprit.
— Sturm ! cria-t-elle. Je sais comment tuer les dragons ! Pourvu que nous ayons encore le temps…
Le chevalier la regarda intensément. Jamais il ne l’avait vue aussi belle. Elle était transfigurée.
— Raconte ! ordonna-t-il.
Laurana débita l’histoire comme une somnambule. Flint et Tass, debout derrière Sturm, contemplaient la scène avec effroi.
— Et qui manipulera l’orbe ?
— Moi.
— Mais Laurana, Fizban a dit…, s’écria Tass.
— Tais-toi ! Je t’en prie, Sturm ! C’est notre seul espoir. Nous avons les Lancedragons et l’orbe draconien !
Il regarda la jeune femme puis les dragons qui se découpaient sur le fond du ciel clair.
— Flint, Tass et toi descendez, et rassemblez tous les hommes dans la cour !
— Es-tu sûr de devoir le faire ? demanda le nain avant de s’éloigner.
Sturm regarda Laurana.
Absolument certain, mon ami. Prends soin de toi et du kender. Et bon vent !
Laurana s’ébroua.
— Sturm, nous t’attendons ! Si tu veux, je peux expliquer aux hommes, après quoi tu les placeras pour la bataille.
— Laurana, c’est toi qui prends le commandement, dit Sturm.
— Quoi ?
— Tu as dit qu’il te fallait un peu de temps, continua-t-il en évitant son regard. Tu as raison. À toi d’indiquer aux hommes leurs positions et de t’occuper de l’orbe. Moi j’essayerai de gagner du temps.
— Ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas faire ça ! J’ai besoin de toi, et voilà que tu cours au suicide ! Sturm, tu ne peux pas me faire une chose pareille…
— Tu es capable de prendre le commandement ! Adieu, jeune elfe. Ta lumière illuminera le monde. Pour la mienne, le temps est venu de s’éteindre. Ne sois pas triste, et ne pleure pas. La Maîtresse de la Forêt nous a dit dans le Bois Sombre que nous ne devions pas pleurer sur ceux qui accomplissent leur destinée. La mienne se noue aujourd’hui. Maintenant, dépêche-toi, chaque seconde compte.
— Prends au moins une Lancedragon, implora-t-elle.
— Je ne saurais pas m’en servir, répondit-il, la main sur l’épée de son père. Adieu, Laurana, dis à Tanis… Non, c’est inutile, il comprendra…
— Sturm…
La voix de Laurana s’étouffa. Elle lui lança un appel muet.
— Va !
Aveuglée par les larmes, elle descendit l’escalier. Une main puissante la saisit au passage.
— Flint ! hoqueta-t-elle, Sturm…
— Je sais, Laurana. Je l’ai lu dans ses yeux. Je crois que je l’ai toujours su, aussi loin que je me souvienne. À toi de jouer maintenant. Ne le déçois pas.
Elle s’essuya les yeux et respira profondément.
— Voilà, dit-elle en relevant la tête, je suis prête. Où est Tass ?
— Ici, répondit une toute petite voix.
— Allons-y. Tu as déjà lu les inscriptions dans le cristal. Il faut le refaire. Je veux que tu y arrives parfaitement.
– Oui, Laurana.
Il partit au pas de course.
— Les chevaliers attendent tes ordres, rappela Flint à la jeune femme.
Hésitante, elle leva les yeux vers les remparts. Le soleil faisait briller l’armure de Sturm, qui gravissait l’escalier. Dans la cour, les chevaliers attendaient.
Les premières lueurs de l’aube gagnaient sur le bleu sombre de la nuit. Au sommet de la Tour encore dans l’ombre, l’or scintillait sur l’étendard des chevaliers sous les premiers rayons du soleil.
Parvenu au sommet de la fortification, Sturm arriva sur un muret de cent pieds de long, complètement à découvert.
Il regarda à l’est : les dragons approchaient.
Un Seigneur des Dragons en armure d’écailles bleues rutilantes chevauchait le monstre de tête. Son masque à cornes et sa cape noire flottant dans le vent se découpaient sur le ciel. Sturm ne prêta guère attention aux deux autres dragons. C’était le Seigneur des Dragons qui l’intéressait.
Il jeta un coup d’œil sur la cour, que les rayons du soleil commençaient à éclairer. Les pointes rouges des Lancedragons des chevaliers brillaient autour de Laurana. Les hommes levèrent les yeux vers leur chef.
Sturm dégaina son épée et la brandit. Souriant à travers ses larmes, Laurana lui répondit en levant sa Lancedragon.
Il se retourna face à l’ennemi et avança à pas lents le long du mur, hiératique silhouette flottant entre le ciel et la terre. Il ne fallait pas que les dragons le contournent sans le voir, mais attirer leur attention pour qu’ils l’attaquent.
Gagner du temps…
Rengainant son épée, Sturm prit son arc et encocha une flèche. Il visa le dragon de tête et retint son souffle, attendant qu’il arrive à sa hauteur.
Après une minute qui lui parut interminable, le cavalier et sa monture furent à portée de tir. Il décocha sa flèche. Elle atteignit le dragon au cou, éraflant quelques écailles bleues. Furieux, le monstre secoua la tête, et ralentit son vol. Sturm décocha une deuxième flèche.
Touché à l’aile, le deuxième dragon poussa un mugissement de rage. Sturm tira de nouveau. Cette fois, le dragon de tête évita la flèche. Mais le chevalier avait atteint son but : devenir une menace suffisante pour que l’ennemi s’en prenne à lui. Il entendit les pas des hommes qui s’affairaient dans la cour et le grincement du pont-levis.
Debout sur sa monture, le Seigneur des Dragons s’était mis en position de combat, lance au poing. Renonçant à l’arc, Sturm dégaina son épée, et défia le dragon qui approchait, les babines retroussées sur ses crocs luisants.
Au loin, il entendit le son cristallin d’une trompette, dont la pureté lui rappela les montagnes enneigées de son pays. Cette musique qui s’élevait au-dessus d’un monde de mort et de désespoir lui déchira le cœur.
Sturm répondit à son appel en poussant le cri de guerre des chevaliers, puis il pointa son arme sur l’ennemi. Le soleil fit miroiter la lame. Le dragon descendit en piqué.
La trompette retentit de nouveau ; Sturm y répondit encore par le cri de guerre, qui cette fois mourut sur ses lèvres. Il réalisa soudain qu’il l’avait déjà entendu quelque part.
Dans le rêve, au Silvanesti !
Sturm s’arrêta, sa main ruisselante de sueur serrant la garde de l’épée. Le dragon fonça sur lui. La lance de son cavalier rougeoyait dans le soleil.
Baigné de sueur froide, le chevalier sentit son estomac se nouer. La trompette retentit encore. Dans le rêve, elle avait sonné trois fois, puis il avait sombré. La terreur des dragons le submergea. Fuis ! commanda son esprit en déroute.
Fuir ! Les dragons en profiteraient pour piquer droit sur la Tour. Pris au piège, ils mourraient tous : les chevaliers, Laurana, Flint, Tass… La Tour du Grand Prêtre tomberait aux mains de l’ennemi.
Non ! Sturm se ressaisit. Tout s’était envolé : son idéal, ses espoirs, ses rêves. La chevalerie en était à ses ultimes soubresauts. La Loi avait rencontré ses limites. Son existence n’avait plus aucun sens. Mais sa mort pouvait en avoir un. Pour aider Laurana, il devait gagner du temps, qu’il paierait de sa vie, puisque c’était tout ce qu’il lui restait. Il mourrait ainsi en accord avec le Code, la seule instance à laquelle il tenait encore.
Il leva son épée et exécuta le salut des chevaliers face à l’ennemi. À sa surprise, le Seigneur des Dragons le lui rendit avec dignité. Les mâchoires grandes ouvertes, le dragon fondit sur lui.
Sturm lança un coup habile qui contraignit le monstre à faire un écart pour éviter d’être décapité. Mais il était mené de main de maître et se rétablit aussitôt.
Face à l’orient, Sturm, aveuglé par le soleil, ne vit plus du dragon qu’une tache noire dans le ciel bleu. L’animal décrivit une courbe pour prendre de l’élan et permettre à son cavalier de passer à l’attaque. Les deux autres dragons volaient autour de leur chef, attendant l’instant propice pour lui prêter main-forte et en finir.
Un instant, le dragon resta invisible, puis il surgit dans le soleil en poussant un rugissement à percer les tympans. Sturm crut que sa tête allait exploser. L’air lui manqua. Titubant sur ses jambes, il frappa comme un fou. Sa lame atteignit le mufle du monstre ; un flot de sang noir jaillit de ses naseaux.
Le coup avait consumé les dernière forces de Sturm.
Le Seigneur des Dragons leva lentement sa lance et la planta dans le cœur du chevalier.
Sturm sombra dans les ténèbres qui l’attendaient depuis le jour de sa naissance.
Les chevaliers s’empressèrent de prendre leur poste comme Laurana leur avait demandé. Sceptiques au début, ils avaient repris espoir quand elle leur avait expliqué son plan.
L’elfe resta seule dans la cour. Elle savait qu’elle devait faire vite et rejoindre Tass dans la salle de l’orbe. Mais elle ne se résolvait pas à quitter l’homme perché en haut du mur.
Alors arrivèrent les dragons. Une épée et une lance s’entrechoquèrent. L’épée se couvrit de sang. Le dragon poussa un mugissement. La lance resta suspendue dans les airs et dans le temps.
Puis elle frappa.
Un objet brillant tomba dans la cour de la forteresse. C’était l’épée de Sturm, qui avait glissé de sa main privée de vie. Le corps du chevalier resta empalé sur la lance du Seigneur des Dragons. Les ailes déployées, le monstre planait au-dessus de la victime.
Tout semblait s’être figé pour l’éternité.
Le seigneur retira sa lance du cadavre de Sturm et sa bête poussa un rugissement vengeur. Une gerbe de flammes jaillit de sa gueule. Avec un fracas assourdissant, les murs de la Tour éclatèrent. Les deux autres dragons piquèrent sur la cour à l’instant où l’épée de Sturm rebondissait sur les dalles.
Le temps recommença à s’écouler.
Laurana vit les dragons fondre sur elle. Le sol trembla. Une pluie de pierres s’abattit autour d’elle dans des nuages de fumée. L’elfe resta clouée sur place, certaine que si elle ne bougeait pas, cette tragédie ne serait qu’un rêve.
L’épée était bien là, gisant sur les dalles, et le Seigneur des Dragons levait sa lance pour donner aux armées le signal de la curée. Au son du cor, Laurana revit l’image des troupes avançant dans la plaine couverte de neige.
La terre trembla de nouveau. Sans hésiter, elle ramassa l’épée de Sturm et la darda vers le ciel en signe de défi.
— Soliasi arath ! cria-t-elle en elfe.
Les cavaliers des deux dragons ricanèrent et lancèrent leurs montures déchaînées sur Laurana.
Elle courut vers la grande herse de l’entrée de la tour. Derrière elle retentissait le souffle rauque d’un dragon. Freinant de justesse, son cavalier l’empêcha d’entrer dans la Tour.
Laurana franchit la deuxième herse, que les chevaliers s’apprêtaient à baisser.
— Laissez-la ouverte ! N’oubliez surtout pas cet ordre !
Dans la salle à colonnades, elle distingua les visages livides des hommes qui la regardaient passer, stupéfaits.
— Retirez-vous derrière les colonnes, et qu’on ne vous voie pas ! cria-t-elle.
— Et Sturm ? demanda quelqu’un.
Elle secoua la tête, incapable de dire un mot. Après avoir franchi la troisième herse, elle retrouva Flint et quatre chevaliers. Ils tenaient la position clé ; Laurana l’avait voulu ainsi. Un regard avec Flint lui suffit pour qu’il comprenne ce qui était arrivé à son ami. Il baissa la tête, accablé de chagrin.
Elle pénétra dans la salle de l’orbe. Les lunettes magiques sur le nez, le kender contemplait les volutes multicolores qui dansaient à l’intérieur du cristal.
— Que dois-je faire ? demanda-t-elle, hors d’haleine.
— Ne fais rien ! supplia Tass. J’ai lu que si tu ne parvenais pas à contrôler l’essence des dragons contenue dans l’orbe, c’est elle qui te contrôlerait !
— Dis-moi ce qu’il faut faire !
— Mettre la main sur l’orbe et… Non, attends, Laurana !
Il était trop tard. Sa main frôlait déjà le globe de cristal, qui s’illumina aussitôt d’une clarté éblouissante.
— Laurana ! cria Tass en se protégeant les yeux. Écoute-moi ! Tu dois te vider l’esprit et te concentrer sur l’orbe ! Laurana !
L’avait-elle entendu ? En tout cas, elle ne répondit pas. Car elle s’était jetée corps et âme dans la conquête de l’objet magique. Tass se souvint de l’avertissement de Fizban. « La mort d’êtres aimés, ou la perte de leur âme. » Il comprenait vaguement les inscriptions de l’orbe, mais il en savait assez pour deviner que l’âme de Laurana était en jeu.
Elle resta un long moment immobile, la vie semblant se retirer peu à peu de son visage. Ses yeux bougeaient au rythme du tourbillon de couleurs dansant dans le cristal. À force de la regarder, Tass eut le tournis.
Dehors, retentit une autre explosion. De la poussière tomba du plafond, mais Laurana ne bougea pas.
Les yeux fermés, elle bascula la tête en avant, penchée sur l’orbe qu’elle serrait de toutes ses forces en gémissant.
— Non ! murmura-t-elle comme si elle ne parvenait pas à détacher les mains de la sphère.
L’orbe la tenait.
Tass ne savait que faire. Il aurait voulu l’arracher à ce maudit objet et le briser en mille morceaux, mais il restait les bras ballants, incapable d’agir.
Laurana tremblait convulsivement. En sueur, marmonnant des mots en langue elfe, elle luttait pour rester maîtresse de soi. Millimètre par millimètre, elle réussit à se redresser.
Dans l’orbe, les couleurs se mélangèrent jusqu’à devenir un magma brumeux. Puis l’artefact irradia une intense lueur blanche. Laurana sourit et se détendit.
Un instant plus tard, elle perdit connaissance et s’effondra sur le sol.
Dans la cour de la forteresse, les dragons démolissaient tout ce qui tenait debout. L’armée approchait rapidement de la Tour, où elle n’aurait qu’à s’engouffrer pour massacrer ses défenseurs.
Le Seigneur des Dragons supervisait les opérations du haut de son dragon. Tout se déroulait à merveille, quand une lumière blanche jaillit des trois entrées de la Tour.
Les cavaliers des dragons considérèrent avec étonnement l’étrange phénomène. Leurs montures eurent une tout autre réaction. L’œil vide, elles tendirent le cou et écoutèrent l’appel de l’orbe draconien.
Capturée par d’anciens magiciens, contrôlée par une jeune elfe, l’essence des dragons prisonnière du cristal fit ce qu’elle devait faire quand on la dominait.
Elle lança son appel, auquel les dragons ne résistaient pas. Subjugués, ils n’avaient d’autre choix que de répondre.
Leurs cavaliers essayèrent en vain de leur faire tourner bride. Les dragons piquèrent droit sur les portes de la Tour. Quand la lumière blanche atteignit les premiers rangs de l’armée draconienne, on eût dit que les soldats devenaient subitement fous.
L’orbe attirait les dragons à lui. Les draconiens, qui n’étaient que des avatars de dragons, entendirent l’appel de différentes façons.
Certains tombèrent à genoux et se frappèrent la tête en hurlant de douleur. D’autres fuirent à toutes jambes. D’autres encore abandonnèrent leurs armes et coururent vers la Tour.
L’assaut méthodiquement organisé se muait en une pagaille indescriptible. Les draconiens courant en tous sens, les gobelins en profitèrent pour prendre la tangente, alors que les humains, hébétés, attendaient des ordres qui ne venaient pas.
Le Seigneur des Dragons dut recourir à toute sa volonté pour retenir sa monture. Mais rien ne put stopper les deux autres.
Le premier dragon bleu plongea comme une flèche dans une des portes de la Tour. Son cavalier eut à peine le temps de baisser la tête pour éviter de la perdre au passage. Les ailes immenses du dragon effleuraient les murs de salles qu’il traversait, freinant son élan. Il sentit au passage l’odeur de l’acier et de la chair humaine. Obnubilé par l’orbe, il n’y prêta pas attention.
En quelques cent quarante années de vie, Flint n’avait jamais vu une chose pareille. Accrochés à leurs lances, les jeunes chevaliers se plaquèrent contre les murs pour ne pas se faire voir de l’énorme masse bleue qui passait en trombe devant eux.
Posté près de la herse, la main sur le levier, Flint dut se coller au mur pour ne pas être emporté. Sa terreur était telle que la mort lui serait apparue comme une délivrance.
Conscient que le dragon ne devait pas arriver jusqu’à l’orbe, Flint baissa instinctivement le levier. La herse s’abattit sur le cou du monstre.
Il y eut un moment de silence. Puis un hurlement aigu résonna sous les voûtes. Les chevaliers frappaient le dragon de leurs lances. Pris au piège, il allait mourir dans d’atroces douleurs.
Tass se boucha les oreilles pour ne plus entendre sa plainte déchirante. Oubliant les villes anéanties dans les flammes, les innocents massacrés, il se mit à pleurer. Conscient que le dragon l’aurait tué sans vergogne, et qu’il avait sans doute massacré Sturm, le kender tenta de se reprendre.
Une main se posa sur son épaule.
— Tass, chuchota une voix.
— Laurana ! Oh, pardonne-moi, je ne devrais pas me soucier du dragon, mais je ne peux pas supporter son agonie ! Pourquoi doit-on toujours s’entretuer ?
Ses larmes redoublèrent.
— Je comprends, murmura Laurana, qui revoyait en esprit les derniers instants de Sturm. Tu n’as pas à avoir honte, Tass. Il est heureux que tu sois capable de ressentir de la pitié pour ceux qui souffrent. Le jour où nous cesserons d’avoir ces sentiments, même pour l’ennemi, nous aurons perdu la bataille.
Le hurlement s’éleva de nouveau, plus fort. Tass tendit les bras à Laurana. Elle le serra contre elle. Enlacés, ils entendirent les chevaliers les appeler pour les mettre en garde. Un deuxième dragon avait pénétré dans une autre salle, en démolissant l’entrée.
La Tour trembla sur ses fondations.
— Venez ! cria Laurana. Il faut que nous sortions d’ici !
Traînant Tass, elle ouvrit la porte au moment où la tête du dragon apparaissait dans la salle de l’orbe. Le kender ne put s’empêcher de regarder, fasciné par le spectacle. Le monstre était tombé dans le même piège que le premier. Ses yeux injectés de sang lançaient des éclairs. Au bord de la suffocation, il feulait de rage et de douleur.
Un éclair aveuglant précéda une gigantesque explosion. Derrière eux, la salle avait pris feu. La lumière blanche de l’orbe draconien fut occultée par un déluge de pierres. La Tour du Grand Prêtre venait de s’effondrer.
Il n’y avait pas une minute à perdre. Haletants, Tass et Laurana reprirent leur course vers la lumière du jour.
L’avalanche de pierres avait pris fin. Ils ne percevaient plus que des grondements et des craquements assourdis.
— Et l’orbe ? demanda Tass.
— Mieux vaut qu’il soit détruit.
À la lumière du jour, le kender découvrit avec stupeur le visage de Laurana. Elle était d’une pâleur mortelle, les lèvres exsangues, des cernes violacés autour de ses yeux verts.
— Jamais je recommencerai ce que je viens de faire, dit-elle. J’ai failli renoncer. Les mains… Non, c’est trop horrible, je ne peux pas t’expliquer ! Puis j’ai pensé à Sturm, seul sur le rempart, affrontant la mort. Si j’abdiquais, son sacrifice aurait été vain. Je ne pouvais pas le laisser tomber… J’ai forcé l’orbe à m’obéir, mais j’ai compris que je ne pourrais le faire qu’une fois. Plus jamais je ne veux revivre ça !
— Est-ce que Sturm est… mort ? demanda Tass d’une petite voix.
Laurana remarqua son expression anxieuse ; son regard s’adoucit.
— Pardon, Tass, je n’ai pas réalisé que tu n’avais rien vu. Il… il est mort en combattant le Seigneur des Dragons.
— Est-ce que… est-ce que… ? hoqueta le kender.
— Oui, tout est allé très vite. Il n’a pas souffert.
Tass baissa la tête et la releva aussitôt. Une explosion venait de déchiqueter ce qui restait de la forteresse.
— Les draconiens…, murmura Laurana. Notre combat n’est pas terminé. Allons chercher Flint.
Quand Laurana émergea du souterrain, elle fut éblouie par la lumière. Il s’était passé tant de choses, qu’elle s’étonna qu’il fit encore jour.
La Tour du Grand Prêtre était un amas de décombres. Seuls les entrées et les tunnels menant à la salle de l’orbe avaient résisté. Excepté quelques brèches, le mur d’enceinte était resté debout.
Le silence régnait, troublé par les gémissements étouffés du dragon que les chevaliers achevaient dans le souterrain. Où était passée l’armée draconienne ? Laurana inspecta les baraquements. Nulle trace de combat.
Au sommet des remparts, le soleil déclinant se réfléchissait sur du métal. Sturm ! À la vue du chevalier mort, des images revinrent à l’esprit de Laurana. Dans le rêve, Sturm avait été taillé en pièces par les draconiens. Il fallait à tout prix empêcher cela.
Laurana dégaina l’épée de Sturm, et comprit vite qu’elle serait trop lourde à manier. Les Lancedragons ! Elle en ramassa une dans la cour et s’élança vers l’escalier.
Du haut du rempart, elle contempla la plaine déserte. Qu’est-ce que ça signifie ? D’un seul coup, son élan et sa fougue l’avaient abandonnée. Avec l’épuisement, elle sentit monter le chagrin.
À genoux dans la neige qui tapissait le mur et elle se pencha sur le corps de Sturm et plongea le regard dans ses yeux grands ouverts. Pour la première fois, elle le voyait serein. Prenant sa main glacée dans la sienne, elle lui parla :
— Dors, mon ami. Que les dragons ne viennent plus jamais troubler ton sommeil !
Près du corps elle aperçut quelque chose qui scintillait plus que les cristaux de neige au soleil. L’objet qu’elle ramassa était couvert de sang séché. Intriguée, elle le frotta et découvrit qu’il s’agissait d’un bijou. Comment était-il arrivé là ?
Elle fut détournée de ses réflexions par une ombre gigantesque qui occulta le soleil. Effrayée par le souffle rauque et le bruissement d’ailes qui l’accompagnaient, elle se retourna.
Un dragon bleu avait atterri sur le rempart. Son cavalier, un Seigneur des Dragons, fixait Laurana d’un œil froid à travers son horrible masque aux cornes effilées.
Tétanisée par la peur, Laurana fit un pas en arrière. Le bijou lui échappa des doigts et tomba dans la neige. En reculant, elle trébucha sur le corps de Sturm.
Laurana se revit mourir comme dans le rêve. Sturm aussi avait eu une vision de la mort. L’image des écailles bleues du dragon s’agitant au-dessus d’elle se superposa à celles du cauchemar.
La Lancedragon ! Ses mains tâtonnèrent dans la neige, puis se refermèrent sur la tige de bois. Elle allait enfoncer l’arme dans la gorge du monstre !
Le talon d’une botte noire s’abattit sur la hampe de l’arme, écrasant la neige marbrée du sang de Sturm.
— Si tu touches à cet homme, je te tuerai, déclara Laurana. Même ton dragon n’y pourra rien. Ce chevalier était mon ami, et je ne laisserai pas son assassin profaner sa dépouille !
— Je n’ai jamais eu l’intention de le faire, répondit le Seigneur des Dragons.
Avec une lenteur cérémonieuse, il se pencha sur le cadavre et lui ferma les yeux. Quand il se releva, il retira son pied de la Lancedragon.
— C’était aussi mon ami. Je le savais, pourtant je l’ai tué.
— Je ne te crois pas, dit Laurana. C’est impossible !
Pour toute réponse, le Seigneur des Dragons enleva son affreux masque.
— Je crois que tu as entendu parler de moi, Lauralanthalasa. C’est ton nom, n’est-ce pas ?
Laurana hocha la tête et se releva. Le Seigneur des Dragons démasqué lui fit un sourire charmeur.
— Et je m’appelle…
— Kitiara.
— Comment le sais-tu ?
— Un rêve…, murmura l’elfe.
— Ah oui, le rêve. Tanis m’en a parlé. Je crois que vous l’avez tous fait en même temps. Du moins, ses amis. (Elle se tourna vers le cadavre du chevalier.) Étrange, n’est-ce pas, que la mort de Sturm soit devenue réalité ? Tanis m’a dit que pour lui aussi, tout s’était réalisé : je lui ai sauvé la vie, comme dans le rêve.
Laurana devint blanche comme un linceul.
— Tanis ? Tu as vu Tanis ?
— Il y a deux jours de cela, répondit Kitiara. Je l’ai laissé à Flotsam, où il s’occupe de mes affaires pendant mon absence.
Les paroles que la guerrière prononçait d’un ton calme et froid percèrent le cœur de Laurana comme sa lance la poitrine de Sturm. La jeune elfe crut que le sol se dérobait sous ses pieds.
Cette femme ment, se dit-elle.
Mais elle sentait que Kitiara disait vrai.
Laurana perdit contenance. Elle chancela et faillit tomber. Seule la crainte de donner sa faiblesse en spectacle la tenait debout. Kitiara semblait n’avoir rien remarqué. Elle ramassa la Lancedragon et l’examina avec intérêt.
— C’est ça, une Lancedragon ?
— Oui, fit Laurana. Si tu veux savoir de quoi elle est capable, descend voir ce qui reste de tes monstres.
Kitiara jeta un bref coup d’œil vers la cour de la forteresse.
— Ce n’est pas cette lance qui a attiré mes dragons dans un piège, ni elle qui a dispersé mon armée aux quatre vents. Tu as gagné. Pour l’instant ! Savoure ta victoire, car elle sera de courte durée.
Kitiara pointa la lance sur la poitrine de Laurana.
Puis d’un mouvement souple, elle écarta l’arme en souriant.
— Merci pour la lance, dit-elle, la plantant dans la neige. Nous pourrons bientôt vérifier si elle est aussi redoutable que tu le proclames.
Kitiara s’inclina devant la jeune fille, remit son heaume et reprit la Lancedragon. Avant de tourner les talons, elle jeta un dernier regard au cadavre de Sturm.
— Veille à ce qu’il soit enterré dignement, dit-elle. Il me faudra trois jours pour reformer mon armée. C’est le temps que je te laisse pour préparer la cérémonie.
— Ne t’inquiète pas pour nos morts ! C’est notre affaire !
Comme pour protéger son ami, Laurana s’interposa entre le cadavre de Sturm et la guerrière.
— Que diras-tu à Tanis ? demanda-t-elle à Kitiara.
— Rien. Absolument rien.
Laurana la regarda s’éloigner d’une démarche aérienne, sa cape noire flottant sur ses épaules.
Elle savait qu’elle aurait pu récupérer la Lancedragon ; il y avait une armée de chevaliers dans la forteresse. Il aurait suffit de les appeler.
Mais son corps ne voulait plus obéir. Seul l’orgueil la tenait encore droite.
Prends la Lancedragon, ça ne peut pas te faire de mal, dit-elle intérieurement à Kitiara, qui s’en allait rejoindre sa monture.
Les chevaliers avaient traîné la tête du deuxième dragon dans la cour. À cette vue, Nuage poussa un mugissement sauvage. Les chevaliers, stupéfaits, levèrent les yeux en brandissant leurs armes.
Laurana les arrêta d’un geste. Kitiara leur jeta un regard dédaigneux et caressa l’encolure de son dragon pour le calmer. Soucieuse de montrer qu’elle n’avait pas peur, elle prenait son temps.
À contrecœur, les chevaliers baissèrent leurs armes. Avec un rire méprisant, Kitiara enfourcha sa monture.
— Adieu, Lauralanthalasa !
Elle leva la lance et éperonna Nuage. Le dragon bleu déploya ses ailes immenses et s’éleva dans le ciel.
Kitiara le fit tournoyer en cercles lents au-dessus de Laurana. L’elfe ne détourna pas le regard malgré les yeux injectés de sang du dragon. Kitiara ouvrit la main et lâcha la Lancedragon. Heurtant la pierre avec un bruit sec, elle atterrit aux pieds de Laurana.
— Garde-la ! cria Kitiara. Tu en auras besoin ! Les ailes de Nuage battirent dans le vent du nord. Il prit son essor et s’envola vers le soleil.
Il faisait une nuit d’encre. Le vent soufflait en rafales, charriant des grêlons qui rebondissaient comme des flèches sur les armures des chevaliers. Personne ne montait la garde sur les remparts. Les hommes auraient gelé sur place.
D’ailleurs, c’eût été inutile. L’armée draconienne n’avait pas réapparu.
En cette nuit d’hiver où le vent hurlait dans les ruines comme les dragons agonisants, les Chevaliers de Solamnie enterraient leurs morts.
On avait déposé les corps dans la crypte, là où on enterrait les chevaliers à l’époque glorieuse de Huma. Depuis, ce sanctuaire était tombée dans l’oubli, dont l’insatiable curiosité du kender l’avait tiré.
Appelée Chambre de Paladine, cette crypte se trouvait à une profondeur telle qu’elle avait échappé à la destruction. Un escalier en colimaçon conduisait à ses grandes portes de fer ornées du dragon de platine, un antique symbole de la mort et de la résurrection.
Le long des murs s’alignaient les pierres tombales portant le nom des chevaliers défunts, leur appartenance et la date de leur mort. Une allée centrale menait à un autel de marbre. Les chevaliers y déposèrent leurs morts.
Le temps de construire des sarcophages faisait défaut ; les armées draconiennes ne tarderaient pas à revenir. Simplement on enveloppa les corps dans des linceuls de fortune, leur épée posée sur la poitrine. À leurs pieds, gisait ce qui avait été pris à l’ennemi : des flèches, des boucliers, et même une griffe de dragon.
Rassemblés dans la crypte, les chevaliers accueillirent dans un silence religieux les trois derniers corps, que la garde d’honneur amenait sur des civières.
En un autre temps, les preux auraient eu droit à des funérailles grandioses. Le Grand Maître en armure de cérémonie aurait été devant l’autel en compagnie du Prêtre de Paladine et du Juge Suprême. L’autel aurait été paré de roses et des emblèmes de l’Ordre.
À la place des trois officiants habituels se tenaient une jeune elfe en armure cabossée et tachée de sang, un vieux nain à la toison blanche et un kender rongé de chagrin. Les seuls ornements de l’autel étaient une rose noire trouvée dans le ceinturon de Sturm et une Lancedragon maculée de sang.
La garde d’honneur déposa les corps devant les trois amis : à droite, la dépouille du seigneur Alfred MarKenin, entièrement couverte pour dissimuler sa décapitation ; à gauche, celle du seigneur Dirk Gardecouronne. Entre les deux gisait Sturm de Lumlane, vêtu de l’armure de son père. Dans ses mains croisées sur sa poitrine reposait l’antique épée de ses ancêtres, et un bijou dont la présence troublait les chevaliers.
C’était l’étoile de diamants que Laurana avait ramassée dans la neige près du cadavre de Sturm. Le bijou s’était terni dès qu’elle l’avait touché.
Alors certaines choses s’étaient éclaircies dans son esprit. C’était à cause de l’étoile de diamants qu’ils avaient tous fait le même rêve. Sturm connaissait-il le pouvoir du bijou ? Savait-il qu’il le liait à Alhana ? Laurana en doutait. Le chevalier ignorait qu’il symbolisait les liens de l’amour. Aucun humain ne le savait.
Laurana songea avec tristesse à la jeune elfe aux cheveux noirs qui devait déjà avoir appris que le cœur de Sturm ne battait plus sous le bijou.
La garde d’honneur les salua et attendit.
Il était de mise de faire un discours pour rappeler les exploits du défunt. Laurana regarda sans mot dire le visage serein du chevalier. Le vieux nain étouffa un sanglot. Le kender continua de renifler.
Un instant, Laurana envia Sturm, désormais au-delà de la souffrance et de la solitude.
Tu m’as abandonnée ! Et tu me laisses le monde sur les bras ! D’abord Tanis, puis Elistan, et maintenant, toi ! Je n’y arriverai pas ! Sturm, tu ne peux pas partir. Ta mort n’a pas de sens ! Je ne te laisserai pas partir comme ça…
Elle releva la tête. La lumière des torches fit étinceler ses yeux verts.
— Vous vous attendiez à un discours de circonstance, un éloge des héros vantant leurs exploits. Eh bien, n’y comptez pas !
Les chevaliers se regardèrent, perplexes.
— Ces hommes, qui auraient dû être liés par une fraternité ancestrale, sont morts dans la discorde, victimes de l’orgueil, de l’ambition et de la cupidité ! Vos yeux se tournent vers Dirk Gardecouronne, mais il n’est pas le seul à blâmer. Vous êtes tous responsables, pour avoir pris part à la course au pouvoir !
Certains chevaliers baissèrent la tête, d’autres pâlirent de colère.
Des larmes montèrent aux yeux de Laurana. Elle sentit la main de Flint serrer la sienne.
— Seul un homme a su rester au-dessus de la mêlée. Un seul a respecté le Code à chaque instant de sa vie. Pourtant, il n’était pas encore chevalier.
Laurana saisit la Lancedragon posée sur l’autel et la leva au-dessus de sa tête. Ce geste chassa immédiatement ses idées noires. Les chevaliers regardèrent avec stupeur sa beauté rayonner comme une aube de printemps.
— Demain, je quitterai la forteresse, dit-elle, j’irai à Palanthas. J’emporterai avec moi le souvenir de cette journée. J’apporterai aux habitants cette lance et la tête d’un dragon et je les exhiberai sur les marches de leurs superbes palais pour qu’ils m’écoutent. Palanthas sera contrainte de m’entendre ! Ensuite, j’irai à Sancrist, en Ergoth, et partout où les gens refusent de s’unir. Tant que nous n’aurons pas vaincu nos démons, nous ne terrasserons pas le fléau qui menace de nous anéantir !
Elle joignit les mains et leva les yeux vers le ciel.
— Paladine ! Nous venons à toi pour te confier les âmes de ces nobles chevaliers. Donne à ceux qui sont encore dans ce monde déchiré par la guerre, la grâce et la noblesse de Sturm de Lumlane.
Laurana ne cherchait plus à retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Ce n’était plus sur Sturm qu’elle pleurait, mais sur ce que serait sa vie sans ce noble ami pour la soutenir.
À sa prière, les chevaliers répondirent en chœur, entonnant un chant à Paladine, leur dieu antique.
Un par un, les preux vinrent s’incliner devant l’autel. Serrés les uns contre les autres, Laurana, Flint et Tass se recueillirent devant leur compagnon.
— Kharan bea Reorx, dit Flint. Les vrais amis se retrouveront un jour chez Reorx.
Il sortit de sa poche un bout de bois sur lequel il avait sculpté une rose et le posa à côté de l’étoile de diamants d’Alhana.
— Au revoir, Sturm, dit Tass, l’air gêné. Je n’ai qu’une petite chose à te laisser, qui pourrait te plaire, je crois. Mais je ne suis pas sûr que tu puisses comprendre. Après tout, là où tu es, peut-être devient-on omniscient…
Il glissa une petite plume blanche dans la main glacée du chevalier.
— Quisalan elevas, murmura Laurana. Les liens d’amour sont éternels.
— Viens, Laurana, dit Flint à la jeune femme, incapable de s’arracher à Sturm. Il faut le laisser s’en aller. Reorx l’attend.
Ils s’éloignèrent en silence et ne se retournèrent pas.
Loin des plaines glacées de Solamnie, quelqu’un d’autre faisait ses adieux au chevalier.
Les mois avaient passé, et le Silvanesti ne changeait pas. Le cauchemar de Lorac avait pris fin, son corps reposant dans la terre qu’il avait tant aimée.
Mais l’air était toujours chargé de relents de pourriture et de mort. Les arbres distordus n’en finissaient pas de mourir. Des créatures difformes rôdaient dans les bois, cherchant à abréger une existence intolérable.
Du haut de la Tour des Étoiles, Alhana guettait en vain le signe d’un changement.
Comme elle l’avait prévu, les griffons étaient revenus après le départ du dragon. Elle aurait voulu quitter le Silvanesti et retourner en Ergoth, mais les griffons lui avaient apporté d’affligeantes nouvelles : elfes et humains se faisaient la guerre.
Alhana déplorait cette guerre, parce qu’elle avait changé. Avant de rencontrer Tanis et ses amis, elle aurait accepté, et même encouragé un affrontement entre son peuple et les humains. À présent, elle voyait là l’œuvre du Mal qui s’était abattu sur le monde.
Elle redoutait de devoir annoncer aux siens la destruction de leur pays. Son père leur avait promis qu’ils retourneraient au Silvanesti, maintenant ravagé.
Elle craignait aussi – autant qu’elle le désirait –, de revoir l’humain qu’elle aimait et dont elle partageait l’intimité au moyen de l’étoile de diamants.
Ainsi avait-elle constamment remis la date de son départ. Elle attendait un signe. Un signe d’espoir qu’elle pourrait donner à son peuple, ou qu’il lui donnerait.
Mais rien ne venait.
Avec l’hiver, les nuits devinrent plus longues. Un soir qu’elle se promenait sur les remparts de la Tour des Étoiles, Alhana éprouva une sensation étrange, comme si le monde avait cessé de tourner. C’était l’après-midi où Sturm Lumlane affrontait la Dame Noire et son dragon bleu. Folle de désespoir, l’elfe vit l’étoile de diamants qu’elle portait au cou noircir en quelques secondes.
— Voilà le signe ! hurla-t-elle en tendant le bijou vers le ciel. Il n’y a plus aucun espoir ! Ne me restent que la désespérance et la mort !
Elle retourna dans sa chambre, tira les volets et ferma les portes.
Que le monde se débrouille comme il voudra, songea-t-elle avec amertume. Que mon peuple aille à sa perte. Le Mal sera toujours le plus fort, car il n’y a rien qui puisse l’arrêter. Je mourrai ici, près de mon père.
Jetant une cape sur ses épaules, elle sortit et se rendit sur une tombe surmontée d’un arbre aux branches torturées. Dans sa paume, elle serrait l’étoile de diamants.
À genoux, Alhana creusa à mains nues le sol gelé. Ses doigts saignaient, mais elle n’avait cure de la douleur, qui lui faisait oublier son chagrin.
Lunitari, la lune rouge, montait avec lenteur dans le ciel pour rejoindre la lune d’argent qu’elle nimbait déjà d’ocre.
Alhana regarda l’étoile de diamants à travers ses larmes. Puis elle la posa dans le trou qu’elle avait creusé et la couvrit de terre.
Brusquement, elle s’arrêta.
D’une main hésitante, elle prit le bijou et chassa la terre, se demandant si le chagrin l’avait rendue folle. Non, l’objet irradiait une faible lueur, qui grandissait.
Elle le retira du trou.
— Pourtant il est mort ! dit-elle en s’adressant au bijou. Je sais que son cœur ne bat plus. Alors pourquoi cette lueur…
Un bruissement de feuillage la fit sursauter. Elle fit un pas en arrière, craignant que l’arbre de la tombe de Lorac la saisisse de ses branches. Mais elles n’étaient plus aussi tordues qu’avant, comme si…
Le tronc se redressa. Son écorce devint lisse et brillante sous la lumière des deux lunes. L’arbre cessa de saigner et la sève irrigua de nouveau ses feuilles.
Alhana se releva et regarda autour d’elle. Rien n’avait changé. Un seul arbre renaissait à la vie : celui de la tombe de Lorac.
Je deviens folle, pensa-t-elle. Puis elle regarda de nouveau l’arbre. Il devenait de plus en plus beau.
Alhana passa le bijou autour de son cou, et retourna à la Tour. Elle avait encore beaucoup à faire avant de partir pour l’Ergoth.
Le lendemain matin, un pâle soleil se leva sur le Silvanesti. Alhana regarda la forêt. Rien n’a changé et rien ne changera, tant que les elfes ne reviendront pas faire revivre le pays. Rien n’a changé, sauf l’arbre planté sur la tombe de Lorac.
— Adieu, Lorac ! Nous reviendrons bientôt ! cria Alhana.
Elle siffla son griffon qui accourut, et monta sur son dos. L’animal déploya ses ailes et prit son envol. Alhana lui indiqua la direction de l’ouest. Le long voyage vers l’Ergoth avait commencé.
Sous eux, un arbre verdoyant et magnifique se dressait dans une forêt noire et désolée. Balancées au vent d’hiver, ses branches berçaient d’une douce musique la tombe de Lorac, qu’elles protégeraient des ténèbres en attendant le printemps.