Le vieux nain était à l’article de la mort.
Cloué sur sa couchette, les entrailles nouées, il luttait contre la nausée. Ses yeux suivaient le balancement de la lampe à huile accrochée au plafond. De toute évidence, sa lueur vacillante annonçait sa fin prochaine.
Les lattes du plancher craquèrent imperceptiblement. Quelqu’un avait dû approcher sur la pointe des pieds, sans doute pour l’observer à la dérobée… Flint se tourna vers le trublion.
— Qui est là ? coassa-t-il.
— Tass, répondit le kender d’une voix pleine de sollicitude.
Flint poussa un soupir et tendit la main à son visiteur, qui la serra avec effusion.
— Alors, gamin ? Je suis content que tu sois venu à temps pour me dire adieu, gémit le nain. Je suis à l’agonie, mon garçon. Je vais rejoindre Reorx…
— Qui ? fit Tass en se penchant vers lui comme s’il était dur d’oreille.
— Reorx ! répéta le nain, agacé. Reorx m’ouvre tout grand les bras…
— Quoi ? fit Tass en se rapprochant encore du nain.
— Reorx ! Je-vais-re-join-dre-Reorx, scanda le nain, excédé.
— Mais non, voyons ! Nous allons à Sancrist. Reorx, c’est une auberge, non ? Il faut que je demande à Sturm.
— Reorx, le dieu des nains, crétin ! explosa Flint, à bout de nerfs.
— Ah ! fit Tass. Reorx ! Oui, Reorx…
— Écoute, mon garçon, dit Flint, décidé à rester digne pour ne pas gâcher ses derniers instants, je voudrais te léguer mon heaume. Tu sais, celui que tu m’as donné à Xak Tsaroth, avec une crinière de griffon.
— Vraiment ? répondit Tass, impressionné. C’est extrêmement gentil, Flint, mais que vas-tu devenir sans casque ?
— Mon garçon, là où je serai, je n’aurai pas besoin de casque.
— À Sancrist, on ne sait jamais, fit Tass, l’air dubitatif. Dirk pense que le Seigneur des Dragons prépare une attaque en règle, et ton casque pourrait s’avérer plutôt pratique…
— Je me moque de Sancrist ! rugit Flint. Je n’ai pas besoin de casque puisque je vais mourir !
— Moi aussi, j’ai failli mourir, fit Tass d’un air solennel. C’était à Tarsis, le jour où le dragon démolissait les maisons. Une s’est écroulée sur moi. Elistan m’a dit que j’avais failli y passer…
Flint émit un grognement et se laissa retomber sur sa couchette. Il prit à témoin la lampe qui se balançait au-dessus de sa tête :
— Serait-ce trop demander que de mourir sans être harcelé par un poison de kender ?
— Oh ! arrête, Flint ! Tu n’es pas mourant du tout. Tu as le mal de mer, voilà tout.
— Je me meurs, décréta le nain, buté. J’ai contracté une maladie incurable, à laquelle je vais succomber.
Et c’est de votre faute ! C’est vous qui m’avez traîné sur ce fichu rafiot…
— Navire ! coupa Tass.
— Rafiot ! répéta Flint, furieux. Vous m’y avez traîné, et vous me laissez crever de mon abominable maladie dans un cagibi infesté de rats !
— Nous aurions peut-être mieux fait de te laisser au Mur de Glace en compagnie des hommes-morses, murmura Tass.
Flint se redressa d’un bond, considérant le kender d’un œil noir. Tass battit prudemment en retraite et se dirigea vers la porte.
— Euh, eh bien, je crois que je vais y aller… J’étais juste venu voir si tu n’avais pas envie de manger quelque chose. Le cuistot à préparé une mixture baptisée soupe aux pois cassés…
Calée à l’abri du vent entre les cordages, Laurana sursauta. Un rugissement venait d’ébranler le pont, suivi d’un bruit de vaisselle brisée. Elle regarda Sturm, debout à côté d’elle, d’un air interrogateur.
— Flint, dit-il avec un sourire.
Dégoulinant de soupe aux pois cassés, Tass arriva sur le pont.
– J’ai l’impression que Flint va mieux, déclara le kender. Mais il est incapable d’avaler quoi que ce soit…
Depuis qu’ils avaient quitté le Mur de Glace, ils naviguaient en maintenant une belle vitesse. Porté par les courants et les vents dominants, le navire volait littéralement sur les vagues.
Selon les dires de Tass, un des orbes se trouvait au Mur de Glace. Les compagnons s’y étaient rendus. Non seulement ils avaient retrouvé l’orbe, mais aussi vaincu son gardien, Feal-Thas, un seigneur draconien. Avec l’aide des barbares des Glaces, ils avaient réussi à s’enfuir avant la destruction du château. Puis ils s’étaient mis en route pour Sancrist.
Les épisodes cauchemardesques vécus au Mur de Glace n’étaient rien comparés au rêve hallucinant de réalité qui les avait hantés un mois auparavant. Aucun ne se risquait à y faire allusion.
En dehors du nain, embarqué de force et tombé aussitôt malade, le moral semblait au beau fixe. Outre l’orbe, ils ramenaient un objet plus important encore, bien qu’ils n’en aient pas eu conscience au moment de sa découverte…
Accompagnés de Dirk et des deux jeunes chevaliers qui les avaient libérés à Tarsis, les compagnons s’étaient mis à la recherche de l’orbe draconien dans le château du Mur de Glace. L’entreprise n’était pas allée sans mal, car ils avaient dû affronter des hommes-morses, des loups et des ours.
Au hasard d’une halte inopinée, ils étaient tombés en arrêt devant un spectacle saisissant : un dragon aux écailles argentées d’au moins cinquante pieds de haut se dressait devant eux, emprisonné dans un mur de glace. Malgré son air féroce, il dégageait une impression de noblesse et ne provoquait en rien la terreur qu’ils avaient éprouvée face aux dragons rouges. Au contraire, la magnifique créature leur inspirait une compatissante tristesse.
Autre fait étrange, le dragon avait un cavalier. D’après son antique armure, il s’agissait d’un Chevalier de Solamnie. Entre ses mains gantées, il tenait ce qui avait dû être une grande lance.
« — Que fait un Chevalier de Solamnie sur le dos d’un dragon ? » demanda Laurana, qui songeait aux seigneurs draconiens.
« — Il est arrivé que des chevaliers basculent du côté du Mal, répondit Dirk, bien que j’aie peine à le reconnaître. »
« — Pourtant, je ne sens pas l’aura du Mal, dit Elistan. Plutôt un grand chagrin. Je me demande qui les a tués. Ils n’ont pas l’air d’être blessés. » Tass fronça les sourcils.
« — Cela me rappelle quelque chose… une image que je connais bien ! Elle représente un homme à cheval sur un dragon argenté. J’ai vu…»
« — Tout ce que tu vois… ! Tu as même vu des éléphants à fourrure ! » coupa Flint en ricanant. « – Je parle sérieusement, » protesta le kender. « – Où était-ce, Tass ? demanda Laurana. T’en souviens-tu ? »
« — Je crois que… ce devait être à Pax Tharkas, et cela me rappelle Fizban…»
« — Fizban ! Un comble ! explosa Flint. Ce vieux mage est encore plus fêlé que Raistlin, si la chose est possible…»
« — Je ne vois pas de quoi Tass veut parler, intervint Sturm, les yeux fixés sur le dragon, mais je me souviens de ce que racontait ma mère sur Huma chevauchant un dragon d’argent, Lancedragon au poing, avant l’ultime combat…»
« — Et moi je me rappelle que ma mère me demandait de laisser des gâteaux pour l’Ancien en robe blanche qui venait au château pendant les fêtes ! s’esclaffa Dirk. Non, c’est à coup sûr un chevalier renégat, enchaîné par le Mal. »
« — Tu as raison, Sturm ! s’exclama Tass. C’est une Lancedragon ! J’ignore comment je le sais, mais j’en suis sûr ! » « – L’aurais-tu vu dans le livre de la bibliothèque de Tarsis ? » demanda Sturm.
Le sérieux inhabituel du kender avait quelque chose d’effrayant.
« — Peut-être devrions-nous emporter la Lancedragon, suggéra timidement Laurana. Cela ne nuirait à personne. »
« — Allons, viens, Lumlane, fit Dirk. Les Thanoïs ne vont pas tarder à retrouver notre trace ! »
Sturm ne répondit pas.
« — Comment pourrions-nous prendre cette lance ? dit-il, pensif. Elle est encastrée dans dix pouces de glace ! »
« — Je sais comment faire ! » s’exclama Gilthanas.
Il commença à escalader la paroi lisse et glacée. À quatre pattes sur l’aile du dragon, il avança au plus près de la lance. Pressant la main contre la glace qui l’enveloppait, il prononça une incantation.
Une lueur rouge s’échappa de ses doigts. La chaleur fit fondre la glace, et il parvint à saisir la lance. Hélas, le poing du chevalier était refermé comme un étau sur la hampe. Gilthanas essaya en vain de lui ouvrir les doigts.
Le froid qui le pénétrait jusqu’à la moelle devenait insupportable. Il dut renoncer, et redescendit.
« — C’est impossible ! La lance est soudée à sa main. »
« — On pourrait peut-être lui briser les doigts ? » suggéra le kender, toujours animé de bonnes intentions.
Sturm le foudroya du regard.
« — Profaner un mort, jamais ! Je vais essayer de faire glisser la lance. »
À son tour, Sturm escalada la paroi. À l’instant où il empoignait la lance, la tête du chevalier remua imperceptiblement. Ses doigts gelés s’ouvrirent. Sturm faillit tomber à la renverse de stupeur. Il lâcha la lance et recula à quatre pattes sur l’aile du dragon.
« — Sturm, le chevalier t’offre la lance, prends-la ! cria Laurana. C’est qu’il veut la remettre à un pair. » « – Je ne suis pas chevalier ! rétorqua Sturm. C’est sûrement un signe, mais est-il de bon augure ? »
Il retourna sur ses pas et, saisissant la lance avec détermination, il la retira de la main du chevalier sans rencontrer de résistance.
« — Fantastique ! dit Tass, impressionné. Tu as vu, Flint, quand le corps s’est mis à bouger ? »
« — Non, je n’ai rien vu ! Et toi non plus ! Fichons le camp d’ici, » dit le nain en frissonnant.
Laurana prit la lance des mains de Sturm et l’enveloppa dans une fourrure. Les compagnons continuèrent leur chemin à travers les couloirs glacés du château.
« — Et si c’était une arme maléfique ? » souffla Sturm à Laurana, qui marchait à son côté.
La jeune elfe se retourna sur le dragon et le cavalier. Le soleil blême des pays du sud les nimbait d’une brume sinistre. Elle crut voir le corps du chevalier s’affaisser.
« — Crois-tu à la légende de Huma ? » demanda-t-elle en guise de réponse.
« — Je ne sais plus en quoi je dois croire, répondit Sturm. Il n’y a pas si longtemps, les choses étaient claires et simples ; si ce n’était pas noir, c’était blanc. Je croyais en l’histoire de Huma. Ma mère m’en parlait comme d’un événement réel. Et puis un jour, je suis allé en Solamnie. »
Il s’arrêta, craignant de lire de la réprobation sur le visage de Laurana. Mais celle-ci le considérait avec intérêt, et il se risqua à lui faire une confidence.
« — Je n’ai jamais parlé de cela, pas même à Tanis, poursuivit-il. Dans mon pays, en Solamnie, j’ai découvert que la chevalerie n’était pas l’ordre honorable et dévoué que ma mère m’avait décrit, mais un lieu d’intrigues et de complots politiques. Les meilleurs de ses membres étaient à l’image de Dirk, honorables, mais inflexibles et d’esprit rigide, imbus de leur supériorité et dédaignant tout ce qu’ils considéraient comme inférieur. Pire encore : lorsque je leur ai parlé de Huma, ils m’ont ri au nez. Pour eux, Huma n’est qu’un chevalier errant, qui aurait été exclu de l’Ordre pour avoir enfreint ses règles. Battant la campagne afin de rameuter les paysans, il serait devenu grâce à eux une figure de légende. »
« — Mais a-t-il réellement existé ? » insista Laurana, émue par la tristesse du chevalier.
« — Oui, sans aucun doute. Son nom figure sur les registres des Ordres mineurs de chevalerie que le Cataclysme a épargnés. Mais personne ne croit plus aux légendes du Dragon d’Argent, de l’Ultime Bataille, ni de Lancedragon. Comme Dirk l’a fait remarquer, il n’existe pas de preuves. Nul ne peut en témoigner. « Ce ne sont que des contes pour les enfants », comme dirait Raistlin.
« Tu sais, je ne l’aurais jamais cru, mais Raistlin me manque… Ils me manquent tous. C’est comme si on m’avait retiré une part de moi-même. J’ai ressenti la même chose lorsque j’étais en Solamnie et c’est pourquoi je suis parti sans même attendre les épreuves d’initiation à la chevalerie. Ces gens, qui sont mes amis, agissaient davantage contre le Mal que l’Ordre au grand complet. Y compris Raistlin, bien que j’aie peine à le comprendre. Lui pourrait nous dire tout ce que cela signifie. Au moins, il y croirait. Si seulement il était là. Si Tanis était là…»
« — Oui, si seulement Tanis était là…», dit Laurana.
Réalisant que la douleur de la jeune elfe dépassait la sienne, Sturm la serra affectueusement contre lui. La voix cinglante de Dirk leur intimant l’ordre de ne pas traîner en arrière gâcha ce bref moment de réconfort.
Le fort vent du sud qui soufflait des glaciers donnait des ailes au navire. Selon les dires du capitaine, si ces conditions se maintenaient sur la mer de Sirrion, ils seraient dans deux jours à Sancrist.
— Nous allons longer la pointe sud de l’Ergoth, dit-il à Elistan, un doigt sur la carte. Cette nuit, vous verrez l’île de Cristyne. Après, nous aborderons à Sancrist. On raconte de drôles d’histoires sur l’Ergoth du Sud, ajouta-t-il en regardant Laurana. La contrée serait remplie d’elfes, à ce qu’on dit ; moi, je ne suis jamais allé voir.
— Des elfes ! s’exclama Laurana.
— Ils ont été obligés de fuir leur pays, chassés par les armées draconiennes, d’après ce que j’ai entendu dire.
— C’est peut-être notre peuple ! dit Laurana à Gilthanas, qui, lui aussi, scrutait l’horizon.
— Plus vraisemblablement les elfes du Silvanesti, répondit Gilthanas. Je crois que dame Alhana nous a parlé de l’Ergoth. Te souviens-tu, Sturm ?
— Non, répondit le chevalier.
Il alla s’appuyer au bastingage et fixa les flots embrasés par le levant. Laurana le vit tirer un objet de son ceinturon et le caresser amoureusement. L’étoile miroita au soleil. Aussitôt, Sturm la fit disparaître.
Intriguée, Laurana allait le rejoindre quand le capitaine poussa une exclamation.
— Quel est ce bizarre nuage, là-bas, au sud ? Que quelqu’un grimpe au mât !
Le capitaine régla sa longue-vue et scruta le ciel.
— Si c’est un nuage, je n’en ai jamais vu de cette sorte ! cria la vigie.
— Je vais voir ! déclara Tass en commençant à grimper.
La masse blanche avait bien l’air d’un nuage. Mais elle se déplaçait à une vitesse singulière et…
— Donne-moi ça, dit Tass en arrachant la longue-vue des mains de la vigie. Ben ça alors ! s’exclama-t-il, l’œil collé à la lentille de verre.
Il se laissa glisser le long du cordage et atterrit sur le pont, tout essoufflé.
— C’est un dragon ! cria-t-il.
Le dragon s’appelait Neige. Il appartenait à une espèce de taille plus modeste que les autres dragons de Krynn. Originaire des contrées arctiques, ces créatures, capables de supporter le froid le plus rigoureux, contrôlaient les régions glaciaires du sud de l’Ansalonie.
Leur petite taille leur valant d’être plus rapides, les seigneurs draconiens les chargeaient des missions de reconnaissance. Neige se trouvait donc au loin lorsque les compagnons étaient arrivés au château du Mur de Glace.
La Reine des Ténèbres avait appris qu’une bande d’aventuriers s’étaient introduits au Silvanesti, avaient réussi à vaincre Cyan Sangvert et avaient emporté l’orbe draconien.
Pour récupérer l’artefact au plus vite, la Reine des Ténèbres rappela Neige et son escadrille, et les dépêcha sur les Plaines Arides qui séparaient le Silvanesti de Sancrist. Quand Neige arriva au Mur de Glace, il était trop tard. Feal-Thas était mort, et l’orbe avait disparu. Leurs alliés thanoïs, des hommes-morses, lui firent une description détaillée des coupables et lui indiquèrent la seule route qu’ils avaient pu emprunter : celle du nord, vers Sancrist.
Quand Neige fit son rapport à la Reine des Ténèbres, celle-ci entra dans une effroyable colère. À présent, il lui manquait deux orbes ! Son pouvoir maléfique était solidement établi sur l’ensemble de Krynn, mais les forces du Bien continuaient de la narguer, voire de la tenir en échec. Un jour ou l’autre, l’ennemi pouvait découvrir le secret des orbes.
Neige fut donc chargé de récupérer l’orbe et de le remettre à la Reine des Ténèbres. Ces artefacts extraordinaires étaient pétris d’intelligence et dotés d’une résistance inouïe. Ils avaient largement survécu à leurs créateurs.
Neige s’élança au-dessus de la mer de Sirrion. Rapidement, il fut en vue du navire. C’est là que se posait le problème, et il était de taille : comment récupérer l’orbe ?
L’intelligence n’était pas le point fort des dragons blancs. Jamais on ne les avait entraînés à penser : Feal-Thas était là pour ça.
Sa première idée avait été d’emprisonner le navire dans la glace en soufflant dessus. Mais l’orbe serait alors enfermé dans une carcasse gelée qui risquait de couler à pic. D’autre part, il était hors de question de prendre le bateau dans ses serres pour le poser à terre ; il était bien trop lourd. Neige décrivit de grands cercles autour de l’esquif en se creusant la cervelle.
Au-dessous de lui, sur le pont du navire, régnait une agitation de fourmilière.
Il plana ainsi toute la journée, observant, amusé, l’effet de la panique qu’il suscitait. Au coucher du soleil, il eut une idée, qu’il mit à exécution sans tarder.
À bord, l’annonce de l’arrivée d’un dragon créa un fameux remue-ménage. Bien que le combat fût perdu d’avance, chacun fourbit ses armes. Laurana et Gilthanas tendirent leurs arcs, Sturm et Dirk vérifièrent leurs épées, Tass fit tournoyer son bâton et Flint tenta même de se lever.
Elistan priait Paladine.
Anxieux, ils suivaient des yeux le mouvement des ailes blanches qui se laissaient porter par les vents. Le dragon n’attaquait pas.
L’attente devint insupportable. Les voiles étaient en berne, et le navire oscillait au gré des courants. Les nuages qui s’étaient amoncelés au nord obscurcirent peu à peu le ciel.
Laurana baissa son arc.
Le dragon ne s’intéresse nullement à nous. Ce qu’il veut, c’est l’orbe, songea-t-elle. Sinon, il aurait attaqué depuis longtemps. Mais il ne fallait pas trahir ce secret devant l’équipage.
L’après-midi passa, le dragon tournant toujours au-dessus du bateau avec la patience d’un charognard. Le capitaine, conscient de la menace qui pesait sur son navire, était de plus en plus nerveux. Redoutant une mutinerie, il demanda aux compagnons de se mettre à couvert sous le pont.
— Terre à tribord !
Au cri de la vigie, le capitaine prit un air sinistre.
— C’est l’Ergoth ! Les courants nous entraînent sur les récifs !
Le dragon cessa de tourner. Son vol parut se suspendre. Puis il reprit son essor. Se croyant tirés d’affaire, les matelots poussèrent des cris de joie. Mais Laurana, se souvenant de Tarsis, comprit ce qui allait arriver.
— Le dragon passe à l’attaque ! cria-t-elle. Il se prépare à piquer sur nous !
– Tout le monde dans la cale ! ordonna Sturm.
Le capitaine se précipita sur le gouvernail. Sachant qu’il risquait sa vie, Sturm lui ordonna de rejoindre ses hommes. Devant son refus, il l’assomma d’un coup de poing et le jeta dans la coursive.
Le dragon heurta le pont avec une telle violence que le navire faillit chavirer. Les compagnons et les matelots furent précipités les uns sur les autres.
— C’est le moment d’invoquer ton dieu ! cria Dirk en s’extirpant d’un amas de corps.
— C’est ce que je suis en train de faire, dit froidement Elistan en aidant le nain à se relever.
Agrippée à une poutrelle, Laurana, terrorisée, attendait que tombe un déluge de feu. Soudain, un froid mordant lui coupa le souffle, pénétrant ses os jusqu’à la moelle.
— Les dragons blancs ne crachent pas de feu ! s’exclama-t-elle. Ils soufflent de la glace ! Elistan ! Tes prières ont été entendues !
— Un dragon qui souffle de la glace ! s’écria Tass. Si seulement je pouvais voir ça !
— Que va-t-il advenir du bateau ? demanda Laurana. Il craque de toutes parts.
— Nous ne pouvons rien y faire, répondit Sturm. Le gréement cédera sous le poids de la glace et entraînera les voiles avec lui. Le grand mât sera abattu comme un arbre dans la tempête. Les courants feront dériver la coque sur les récifs et ce sera le naufrage. Que pourrions-nous faire…
— Essayer d’abattre le dragon en vol ! dit Gilthanas.
— Le pont doit être couvert d’une bonne couche de glace, objecta le chevalier. Nous sommes coincés à l’intérieur.
Je comprends comment le dragon compte récupérer l’orbe, songea Laurana. Une fois que le navire se sera échoué, il nous tuera, et pourra cueillir son butin.
Un nouveau choc ébranla la coque, qui glissa sur l’eau. Ils comprirent que le dragon soufflait sur le navire pour le pousser vers la côte.
Neige était fier de son plan, qu’il trouvait excellent. Il lui suffisait de planer derrière le bateau et de souffler dessus de temps en temps pour aider les courants à le propulser vers le rivage. Hélas, il ne tarda pas à découvrir la faille de son ingénieux stratagème. Le clair de lune fit apparaître des récifs acérés émergeant des flots.
D’énormes nuages vinrent voiler les rayons de lune ; il fit bientôt un noir d’encre. Neige ne voyait plus rien. Il maudit les nuages qui, dans le nord, servaient si bien les desseins des seigneurs draconiens. Il entendit le fracas de planches qui se brisaient sur les rochers et les cris des matelots. Alors il se mit à planer au ras de l’eau dans l’espoir de les prendre dans ses filets de glace en attendant le petit matin.
Un autre bruit, plus inquiétant encore, lui parvint à travers les ténèbres. Un arc s’était détendu, une flèche avait sifflé. On lui tirait dessus !
Atteint à l’aile, il poussa un hurlement de douleur et reprit promptement de l’altitude. Qui pouvait faire mouche ainsi dans la nuit ? Neige se souvint qu’il existait des gens capables de voir dans l’obscurité. Ces maudits elfes ! De plus, il faisait une cible idéale, maintenant qu’il avait une aile endommagée.
Ses forces commencèrent à décliner. Il avait volé toute la journée et sa blessure le faisait souffrir. Soudain, il décida de rentrer au Mur de Glace. La Reine des Ténèbres ne serait pas contente, mais après tout, sa mission était accomplie : le navire avait fait naufrage et l’orbe n’atteindrait jamais Sancrist. La Reine et son vaste réseau d’espions le retrouveraient sans peine…
— Le dragon est parti ! s’écria Gilthanas.
— Bien sûr ! lança Dirk. Il n’est pas doué de vision elfique ! D’ailleurs, ta flèche a fait mouche.
— C’est Laurana qui l’a touché, pas moi ! dit Gilthanas en souriant à sa sœur, qui aidait à sauver vivres et bagages du naufrage.
Le navire venait de sombrer. Sturm, qui avait pris Flint sur son dos, le déposa sur le rivage.
Dans une gerbe d’éclaboussures, Tass sortit de l’eau en claquant des dents, un sourire jusqu’aux oreilles. Suivaient Elistan et le capitaine.
— J’ai perdu six de mes hommes, dit celui-ci d’un ton abattu, et mon navire, qui était tout ce que je possédais.
— Je suis désolé, fit Dirk d’un ton hautain. Toi et tes hommes avez tenté ce que vous avez pu. Mais ce qui est fait est fait.
— Capitaine, nous avons envoyé tes hommes sur cette plage pour qu’ils se mettent à l’abri, dit Laurana en pointant un doigt vers le nord.
Comme pour illustrer ses paroles, un grand feu se mit à flamboyer dans la zone qu’elle indiquait.
— Quels idiots ! maugréa Dirk. Ils vont attirer l’attention du dragon.
— Il faut choisir : ou nous prenons ce risque ou nous mourons de froid. En ce qui me concerne, tu peux bien faire ce que tu veux…, marmonna le capitaine avant de disparaître dans l’obscurité.
Tout le monde grelottait. Laurana, prise jusqu’ici dans le feu de l’action, se mit à trembler de froid. Elle s’inquiéta de ce qui avait pu être sauvé du naufrage.
— L’orbe est bien là ? demanda-t-elle avec anxiété.
— Oui, dans ce coffre, répondit Dirk, avec la lance et l’épée elfe que vous appelez Dracantale. Bon, eh bien, autant aller profiter de ce bon feu…
— Pas si vite…, fit une voix qui sonnait étrangement.
En un clin d’œil, les compagnons furent entourés de torches qui les éblouirent. Ils se précipitèrent sur leurs armes. Laurana examina attentivement les nouveaux venus.
— Attendez ! cria-t-elle. Ils sont des nôtres ! Ce sont des elfes !
— Silvanesti ! dit chaleureusement Gilthanas.
Il laissa tomber son arc et s’avança en tendant les bras.
— Nous avons fait un long voyage dans les ténèbres, dit-il en elfe, content de te retrouver, mon frère…
Il ne put aller plus loin. Le chef des elfes lui flanqua un coup de gourdin sur la tête. Assommé, Gilthanas s’écroula sur le sable. Sturm et Dirk se mirent aussitôt en garde. Dans les rangs elfes, les lames étincelèrent.
— Arrêtez ! cria Laurana. (Elle s’agenouilla près de son frère et retira la capuche qui couvrait son visage.) Nous sommes vos cousins du Qualinesti ! Ces humains sont des Chevaliers de Solamnie !
— Nous savons très bien ce que vous êtes : des espions du Qualinesti ! Rien d’étonnant que vous voyagiez avec des humains ; il y a bien longtemps que votre race est polluée ! Emmenez-les ! dit le chef à ses hommes. S’ils résistent, vous savez ce que vous avez à faire. Et trouvez l’orbe draconien dont ils parlaient.
Les elfes firent un pas vers les compagnons,
— Non ! cria Dirk en se campant devant le coffre qui contenait l’artefact. Sturm, ils n’auront pas l’orbe !
Sturm avait déjà adressé son salut à l’ennemi et marchait à sa rencontre, l’épée brandie.
— Ils veulent en découdre, dit le chef des elfes en levant son arme. Eh bien soit !
— Vous êtes tous devenus fous ! hurla Laurana en se dressant entre les deux partis. Même les gobelins et les draconiens, malgré leur vilenie, ne vont pas jusqu’à se décimer ! Tandis que les elfes, jadis incarnation du Bien, ne pensent qu’à s’entre-tuer ! (D’un geste bref, elle ouvrit le coffre.) Regardez ! L’espoir du monde est là ! C’est un orbe draconien, conquis au péril de notre vie au château du Mur de Glace. Notre navire s’est échoué sur les récifs, mais nous avons chassé le dragon qui voulait nous ravir l’orbe. Après ces épreuves, nous voilà confrontés à un danger plus grand encore : notre propre peuple menace nos vies. S’il en est ainsi, si nous sommes tombés si bas, alors tuez-nous, et je vous jure que nous ne ferons rien pour nous défendre !
Sturm, qui ne comprenait pas la langue des elfes, vit ses adversaires baisser leurs armes. Je me demande ce qu’elle leur a raconté, mais on dirait que ça a marché, se dit-il en rengainant sa lame.
— Je vais réfléchir à cette histoire, fit le chef des elfes en langue commune. (Il regarda Laurana, penchée sur son frère.) Nous avons peut-être agi un peu trop vite, mais quand vous aurez passé un peu de temps ici, vous comprendrez pourquoi.
— Je n’approuverai jamais un acte comme celui-ci !
Un elfe sorti de l’ombre et s’avança vers le chef.
— Il y a là-bas des humains, on dirait des marins, qui prétendent avoir été attaqués par un dragon. Ils auraient fait naufrage.
— Vous avez vérifié ?
— Nous avons trouvé des débris de bois sur le rivage. Nous ferons des recherches demain matin. Les humains sont trempés et en piteux état. Ils n’ont opposé aucune résistance. Je crois qu’ils disent la vérité.
— Tu sembles avoir parlé sincèrement, dit le chef des elfes en langue commune à Laurana. Mes hommes rapportent que les humains capturés sont des matelots. N’ayez crainte : nous les gardons prisonniers, car nous ne pouvons pas nous permettre de problèmes supplémentaires sur cette île. Mais ils seront bien traités ; nous ne sommes pas des gobelins ! Je regrette d’avoir frappé ton ami…
— C’est mon frère, répliqua Laurana. Il est le fils cadet de l’Orateur du Soleil. Je suis Lauralanthalasa, et voici Gilthanas. Nous appartenons à la famille royale du Qualinesti.
Le chef pâlit, mais reprit vite contenance. !
— Ton frère sera bien soigné. Je vais envoyer chercher un guérisseur…
— Nous n’avons pas besoin de ton guérisseur ! répliqua Laurana. Cet homme est un prêtre de Paladine, dit-elle, faisant un geste vers Elistan. Il s’occupera de mon frère…
— Un humain ?
— Oui, un humain ! cria Laurana. Les elfes ont assommé mon frère, donc je préfère demander aux humains de le soigner. Elistan…
Le prêtre s’avança. Sur un signe de leur chef, les elfes s’emparèrent de lui. Sturm volait déjà à son secours, mais Elistan l’arrêta d’un regard et jeta un coup d’œil éloquent à Laurana. Sturm comprit l’avertissement muet. Leur sort était entre les mains de la jeune elfe.
— Lâchez-le ! fit Laurana. Laissez-le soigner mon frère !
— Dame Laurana, je ne peux croire en l’existence d’un prêtre de Paladine. Tous ses adeptes ont disparu quand les dieux se sont détournés de Krynn. Je ne sais d’où sort ce charlatan ni comment il a pu t’abuser, mais je ne le laisserai pas poser la main sur un elfe.
— Même sur un elfe ennemi ?
— Même si un elfe avait tué mon propre père, répondit le chef. À présent, dame Laurana, je voudrais te parler seul à seul de ce qu’il se passe en Ergoth du Sud.
Voyant qu’elle hésitait, Elistan prit la parole :
— Va, chère Laurana. Tu es la seule qui puisse faire quelque chose pour nous. Je resterai auprès de Gilthanas.
— Très bien, fit Laurana, pâle comme une morte.
Elle se releva et suivit le chef.
— Je n’aime pas ça, dit Dirk en fronçant les sourcils. Elle n’aurait pas dû leur parler de l’orbe draconien.
— Ils nous ont entendus en parler avant ! laissa tomber Sturm.
— Soit, mais elle leur a montré où il était ! Je n’ai pas confiance en elle, ni en son peuple. Qui sait ce qu’ils sont en train de manigancer ?
— Ça suffit ! gronda une voix sourde.
Les deux hommes se retournèrent. Le nain approchait en titubant. Il claquait des dents, mais ses yeux lançaient des éclairs.
— J’en ai plus qu’assez de toi, haut et puissant seigneur, tonna-t-il en s’efforçant de serrer les dents.
Sturm voulut s’interposer entre Dirk et lui, mais le nain le repoussa. Sturm réprima un sourire. Trempé jusqu’aux os, la barbe collée sur la poitrine, Flint, qui arrivait à peine à la ceinture du chevalier, le toisait d’un regard mauvais.
— Vous autres, les chevaliers, à force de macérer dans votre carcan de ferraille, vous avez réduit vos cervelles en purée ! À supposer que vous en ayez jamais possédé une once, ce dont je doute… J’ai vu un jour arriver une petite elfe de rien, et la voilà devenue une femme magnifique ! Et je vous le dis, il n’y en a pas un sur Krynn qui égale son courage et sa noblesse. Il se trouve qu’elle t’a sauvé la vie, et ça, tu n’arrives pas à le digérer !
Dirk s’empourpra.
— Je n’ai besoin ni des elfes ni des nains pour…, commença-t-il, hors de lui.
Il fut interrompu par l’arrivée de Laurana, qui revenait en courant, l’œil brillant.
— Nous n’avions vraiment pas besoin de ça ! murmura-t-elle entre ses dents. Le Mal est en train de se propager dans mon propre peuple !
— Que se passe-t-il ? demanda Sturm.
— Voilà où nous en sommes : trois tribus se partaient le territoire de l’Ergoth du Sud… – Trois ? interrompit Tass. Quelle est cette troisième tribu ? D’où sortent-ils ? On peut les voir ? Je n’ai jamais entendu parler…
— Tass ! coupa Laurana, exaspérée. Va voir Gilthanas et reste auprès de lui. Et demande à Elistan de venir nous rejoindre.
— Mais…
— Va ! ordonna Sturm en lui flanquant une bourrade.
Humilié, Tass s’en alla d’un pas traînant. Il s’assit près de Gilthanas et bouda. Elistan lui tapota gentiment l’épaule et rejoignit les autres. Laurana poursuivit son récit :
— La troisième tribu, ce sont les elfes du Kaganesti plus connus sous le nom d’elfes sauvages en langue commune. Ils se sont battus à nos côtés pendant les guerres de Kinslayer. Pour les récompenser de leur loyauté, Kith-Kanan leur octroya les Monts de l’Ergoth, bien avant que le Cataclysme sépare le Qualinesti de l’Ergoth. Cela ne m’étonne pas que vous n’ayez jamais entendu parler d’eux. C’est un peuple secret, qui vit replié sur lui-même. On les appelait jadis elfes des confins, car ce sont de féroces guerriers, fidèles à Kith-Kanan, mais ils détestent les villes. Ils ont fraternisé avec les druides dont ils ont reçu le savoir en héritage, mais ils pratiquent le mode de vie des anciens elfes. Mon peuple les considère comme des barbares.
« Il y a quelques mois, quand les elfes du Silvanesti ont été contraints de quitter leur pays, ils se sont réfugiés ici, avec la permission des elfes du Kaganesti, à condition que cela soit provisoire. Peu après, mon peuple est arrivé du Qualinesti. Ainsi, les trois groupes se trouvent réunis pour la première fois depuis des siècles. »
— Je ne vois pas en quoi…, l’interrompit Dirk.
— Tu vas vite comprendre, coupa Laurana d’une voix haletante, car nos vies dépendent des tristes circonstances qui règnent sur cette île.
« Au début, tout s’est bien passé. Les cousins exilés avaient beaucoup de points communs ; tous deux avaient été chassés de leur chère patrie par le fléau. Les elfes du Silvanesti s’installèrent sur la côte ouest, ceux du Qualinesti sur la côte est. Ils étaient séparés par un détroit où se jette un fleuve, le Than-Tsalarian, ce qui signifie Fleuve des Morts en langage kaganesti. Les Kaganestis, eux, vivent dans la région des collines, au nord du fleuve.
« Pendant un temps, il y eut des tentatives de rapprochement entre les elfes du Silvanesti et ceux du Qualinesti. C’est alors que les ennuis commencèrent. Car même après des siècles, les vieilles haines et les anciens préjugés refirent surface. Le détroit pourrait être rebaptisé Than-Tsalaroth, Fleuve de la Mort. »
Flint posa sa main sur celle de Laurana.
— Tu sais, chez les nains, c’est du pareil au même. Vous avez vu comment j’ai été traité à Thobardin, chez les nains des ravins. De toutes les plaies qui accablent les hommes, les plus atroces sont les haines familiales.
— Le sang n’a pas été versé, mais les anciens ont eu tellement peur de ce qui risquait d’arriver qu’ils ont interdit de traverser le détroit, sous peine d’emprisonnement. Voilà la situation. Chaque camp se défie de l’autre. Ils s’accusent mutuellement de trahison pour le compte du Seigneur des Dragons ! On a démasqué des espions des deux côtés.
— Je comprends pourquoi ils nous ont attaqués, murmura Elistan.
— Et les elfes du Kaganesti ? demanda Sturm.
— Eux qui ont offert leur hospitalité ont été bien mal récompensés. Ils n’ont jamais vécu dans la richesse. D’après nos critères, ils subsistent pauvrement de la cueillette et de la chasse. Ils ne cultivent pas la terre et ne savent pas forger le métal. Quand nous sommes arrivés, ils ont été éblouis par les bijoux et les armes. Ils ont cherché à découvrir les secrets de l’or, de l’argent, de l’acier…
« J’ai honte de le dire, mais mon peuple a profité de leur pauvreté. Les elfes du Kaganesti ont travaillé pour les nôtres. À cause de cela, les anciens, fâchés de voir leur jeunesse partir pour mener une autre vie, abandonnant leurs coutumes ancestrales, sont devenus hostiles et belliqueux. »
— Laurana ! appela Tass.
Laurana tourna la tête.
— Regardez ! Voilà justement une elfe kaganesti ! s’exclama-t-elle.
Une jeune femme svelte, habillée comme un homme, s’était agenouillée près de Gilthanas et lui massait le front. Le jeune seigneur elfe grogna de douleur. La jeune femme entreprit de mélanger des ingrédients dans une coupe en terre. ? – Que fait-elle ? s’enquit Elistan.
— Apparemment, c’est elle qu’ils ont envoyée en guise de guérisseur. Les Kaganestis sont renommés pour leurs connaissances druidiques.
Le nom d’elfe sauvage leur va comme un gant, se dit Elistan. Jamais il n’avait rencontré d’être pensant qui eût un aspect si primitif. Entièrement vêtue de peaux de bêtes, la jeune femme avait la pâleur et la maigreur des populations sous-alimentées. Sa chevelure terne était si emmêlée et sale qu’elle n’avait plus de couleur. Mais ses mains étaient longues et fines. Sur son visage se lisait de la compassion pour le blessé.
— Eh bien, qu’allons-nous devenir dans cette histoire ? demanda Sturm.
— Les Silvanestis sont d’accord pour nous escorter auprès de ma tribu, répondit-elle en rougissant. Il y a eu un litige. Ils ont insisté pour nous présenter d’abord aux anciens, mais j’ai protesté, affirmant que je n'irais nulle part sans demander l’accord de mon père. Ils n’ont plus rien dit. Dans toutes les tribus, la fille dépend de la maison paternelle jusqu’à sa maturité. Me garder ici contre ma volonté équivaudrait à un rapt, et ce serait la guerre. Personne n’en veut.
— Et ils nous laissent partir, sachant que nous sommes en possession de l’orbe ? demanda Dirk, surpris.
— Ils ne nous laissent pas partir, répliqua Laurana. J’ai dit qu’ils nous escortaient auprès de ma tribu.
— Il y a un avant-poste solamnique au nord, souffla Dirk. Nous pourrions y trouver un bateau qui nous emmènerait à Sancrist !
— Essaye d’atteindre la lisière de ce bois, tu verras bien si tu y arrives vivant ! dit Flint en éternuant bruyamment.
— Flint a raison, renchérit Laurana. Il faut que nous allions chez les elfes du Qualinesti pour convaincre mon père de nous aider à transporter l’orbe vers Sancrist. Maintenant, assez parlé. Ils m’ont donné le temps de vous expliquer la situation, mais ils sont pressés de partir. Je vais m’occuper de Gilthanas. Sommes-nous tous d’accord ?
Laurana regarda les deux chevaliers. Ce n’était pas leur approbation qu’elle cherchait, mais plutôt un acquiescement. Calme et déterminée, elle faisait tellement penser à Tanis que Sturm ne put s’empêcher de sourire. Mais Dirk, lui, ne souriait pas du tout. Vexé de ne pouvoir prendre les choses en main, il était furieux.
Il marmonna entre ses dents qu’il fallait tirer le meilleur parti de la situation, et à grands pas rageurs il partit chercher le coffre.
Laurana s’en alla rejoindre son frère. L’elfe sauvage entendit ses pas crisser sur le sable. Elle leva la tête et regarda la jeune femme d’un air apeuré, puis recula à la manière d’un animal craintif. Tass, qui avait bavardé avec elle dans un galimatias de langues commune et d’elfe, la retint par le bras.
— Ne t’en va pas, c’est la sœur du seigneur elfe. Regarde, Laurana, Gilthanas revient à lui. Ce doit être à cause de la boue qu’elle lui a collée sur le front. J’aurais juré qu’il ne se remettrait pas avant des lunes… Laurana, voici mon amie… Comment t’appelles-tu, déjà ?
L’elfe sauvage, qui tremblait de tous ses membres, garda les yeux fixés sur le sol. Elle murmura quelque chose que personne ne comprit.
— Qu’as-tu dit, jeune fille ? demanda Laurana d’une voix si douce que l’elfe leva timidement les yeux.
— Silvart…
— Cela signifie « cheveux d’argent » en kaganesti, n’est-ce pas ?
Laurana se pencha vers son frère et l’aida à se redresser. Gilthanas porta instinctivement la main à son front.
— Ne touche pas l’emplâtre ! dit vivement Silvart en arrêtant son bras. Cela te fera du bien.
Elle avait parlé dans une langue commune claire et précise. Après avoir jeté un coup d’œil furtif à Laurana, elle fit un pas en arrière.
— Attends, Silvart !
L’elfe sauvage se figea et regarda Laurana avec un tel effroi que celle-ci eut honte.
— N’aie pas peur. Je voudrais te remercier d’avoir soigné mon frère. Tass avait raison, sa blessure était sérieuse, mais tes soins font merveille. Reste auprès de lui, si tu le peux.
— Je demeurerai près de lui, maîtresse, si tu me l’ordonnes, répondit Silvart, les yeux toujours baissés.
— Ce n’est pas un ordre, Silvart, c’est un souhait. Je m’appelle Laurana.
Silvart leva les yeux.
— Alors je resterai près de lui, Laurana, si c’est ce que tu veux. Mon vrai nom est Silvara, et signifie « cheveux d’argent ». Silvart est le nom qu’ils me donnent. S’il te plaît, appelle-moi Silvara.
Les elfes du Silvanesti apportèrent le brancard de branchages qu’ils avaient confectionné et y déposèrent Gilthanas. Silvara marchait d’un côté de la litière, accompagnée de Tass, ravi d’avoir quelqu’un à qui raconter ses histoires. De l’autre côté cheminaient Laurana et Elistan, suivis de Dirk, qui portait le coffre.
L’aube pointait lorsqu’ils atteignirent la lisière du bois qui bordait le rivage.
— Je crains que nous ayons une nouvelle traversée à effectuer, Flint, déclara Sturm. Nous allons sur une presqu’île.
— Mais qu’allons-nous fiche là-bas ? demanda le nain, en éternuant. On est vraiment obligés ?
— Oui, à cause de l’orbe draconien.
— Mais nous ne savons pas nous en servir !
— Les chevaliers apprendront, répondit tranquillement Sturm. L’avenir du monde en dépend.
— Et moi, tout ce que je sais, rétorqua Flint, fixant les flots d’un œil hostile, c’est qu’on a failli me noyer deux fois, et qu’une maladie mortelle…
— Flint, tu as eu le mal de mer, voilà tout !
— Non, j’ai dit « mortelle », et je pèse mes mots, Sturm de Lumlane ! Écoute-moi bien. Les bateaux nous portent la poisse. Depuis que nous avons posé le pied sur le rafiot du lac de Crysalmir, nous n’avons pas cessé d’avoir des ennuis. C’est là que ce cinglé de magicien s’est aperçu de la disparition des constellations célestes, et depuis, nous allons de catastrophe en catastrophe. Tant que nous utiliserons des bateaux, cela ira de mal en pis !
Sturm sourit. Si seulement les choses étaient si simples, songea-t-il.
L’Orateur du Soleil, le chef des elfes du Qualinesti, résidait dans une cabane de bois et d’argile séchée que les Kaganestis lui avaient construite. Ce qu’il considérait comme une hutte était pour les elfes sauvages une merveilleuse habitation digne d’abriter plusieurs familles. Aussi avaient-ils été choqués d’apprendre que l’habitation serait à peine suffisante pour l’Orateur et son épouse.
Ce qu’ils ne pouvaient pas deviner, c’était que cette demeure devait assurer la fonction de palais des elfes du Qualinesti, où l’Orateur tiendrait ses conseils coutumiers et quotidiens, avec la même autorité et dans le même costume d’apparat qu’au pays. Pourtant, l’Orateur avait bien changé au cours des derniers mois, au grand dam de son peuple. Pour commencer, il avait confié à son fils cadet une mission considérée comme suicidaire. Ensuite, sa fille chérie s’était enfuie à la recherche de son bien-aimé, un demi-elfe. L’Orateur ne reverrait sans doute jamais ses enfants.
La perte de Gilthanas était somme toute acceptable, puisqu’il avait accompli un acte héroïque. Le jeune homme était parti à la tête d’une bande d’aventuriers pour les mines de Pax Tharkas, dans le but de libérer les humains retenus prisonniers et de détourner ainsi les troupes draconiennes du Qualinesti. Contre toute attente, ce plan avait été couronné de succès. L’armée draconienne était revenue en toute hâte à Pax Tharkas, ce qui avait permis aux elfes du Qualinesti de s’enfuir vers l’Ergoth du Sud.
Mais ce que ne pouvait accepter l’Orateur, c’était la disparition de sa fille, un déshonneur. Courir après un ami d’enfance, Tanis Demi-Elfe ! Cela le rendait malade. Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? Jeter l’opprobre sur la famille ! Une princesse à la poursuite d’un bâtard !
La fuite de Laurana avait fait pâlir l’image de l’Orateur du Soleil. Mais le peuple avait besoin d’un chef fort. Et s’il abdiquait en faveur de son fils Porthios, qui s’occupait efficacement des affaires de l’État ? Le jeune seigneur s’était révélé avisé et habile, même si certains déploraient sa dureté envers les elfes du Kaganesti et du Silvanesti.
L’Orateur comptait parmi ceux-là. La dureté de son aîné le retenait de lui confier les rênes du pouvoir. Il avait souvent tenté de lui prouver que la patience et la modération payaient davantage que les menaces et les armes, mais Porthios trouvait son père trop mou et trop sentimental. Conscient de l’esprit de caste des Silvanestis, qui considéraient tout juste les Qualinestis comme des elfes à part entière, sans parler des Kaganestis, une race jugée inférieure, le jeune seigneur elfe pensait sans le dire que tout cela finirait dans un bain de sang.
De l’autre côté du Than-Tsalarian, un seigneur rigide et insensible nommé Quinath, le fiancé de la princesse Alhana Astrevent, partageait ce point de vue. En l’absence inexpliquée et inexplicable de la princesse, il exerçait le pouvoir sur les Silvanestis. Les deux hommes s’entendaient à merveille pour entretenir les dissensions ; ils partagèrent l’île en deux factions, au total mépris de la troisième tribu elfe.
Comme un chien qu’on ne laisse pas entrer dans la cuisine, les Kaganestis se virent refoulés aux confins de l’île. Les elfes sauvages, connus pour leur tempérament, furent scandalisés de voir leur territoire partagé sous leur nez. Le gibier se fit rare ; il finissait généralement dans les marmites des réfugiés. Comme l’avait dit Laurana, le Fleuve des Morts risquait bien de devenir le Fleuve de la Mort, les eaux qui charrient le sang…
L’Orateur se trouvait de fait dans un camp retranché. Accablé de chagrins et de soucis, il déléguait de plus en plus ses pouvoirs à Porthios.
Levé de bon matin pour préparer son audience quotidienne, l’Orateur fut surpris du tapage qui troublait Qualin-Mori, comme ses elfes appelaient leur terre d’adoption. Allons bon ! Que se passe-t-il encore ? se dit-il en soupirant. Porthios avait dû arrêter des jeunes des deux bords qui se querellaient. Mais le tapage persistait.
Là-dessus, on frappa à la porte. Celle-ci s’ouvrit sur une fine silhouette encapuchonnée qui se rua vers l’Orateur. Pris de court, le potentat recula au fond de la pièce.
La capuche tomba. Le roi elfe découvrit sous un flot de cheveux dorés le ravissant visage de sa fille.
— Père ! s’écria Laurana en se précipitant dans ses bras.
Gilthanas avait été pleuré comme un mort par le peuple. Son retour fut l’occasion d’une fête aussi fastueuse que celle donnée au Qualinesti avant son départ pour le Sla-Mori.
Gilthanas s’était vite remis de sa blessure, dont il ne gardait qu’une cicatrice sur le front. Laurana et ses amis, témoins de la violence du coup, s’émerveillaient de cette guérison, mais son père considéra la chose d’un œil indifférent. Laurana, déçue de son absence de réaction, voulut en parler avec Elistan. Mais le prêtre de Paladine était en grande conversation avec l’Orateur, fort impressionné par l’étendue de son savoir.
Malgré le bonheur d’être rentrée au bercail, la jeune femme se rendait compte que les choses avaient changé.
Les gens semblaient contents de la revoir, mais ils la traitaient avec la même courtoisie que Dirk, Sturm, Flint et Tass. En quelque sorte, elle était devenue une étrangère. Même son père et sa mère gardaient leurs distances. Elle n’en aurait pas été autrement étonnée, s’ils ne s’étaient pas montrés si empressés auprès de Gilthanas. Pourquoi faisaient-ils cette différence ? Laurana n’y comprenait rien.
Ce fut Porthios qui lui ouvrit les yeux au cours du festin.
— Notre vie doit te sembler différente de ce qu’elle était au Qualinesti, dit l’Orateur à Gilthanas, attablé auprès de lui. Mais tu t’y habitueras vite.
Il se tourna vers Laurana, et lui dit d’un ton froid :
— J’aurais aimé que tu reprennes ta place de scribe auprès de moi, comme par le passé, mais je vois que tu es bien trop occupée.
Laurana n’en crut pas ses oreilles. Non qu’elle eût l’intention de rester sur l’île, mais elle ne s’attendait pas à être évincée de la sorte. En outre, elle avait fait part à son père de son projet de départ pour Sancrist, mais celui-ci semblait n’avoir rien entendu.
— Père, dit-elle en essayant de contenir son irritation, je te l’ai déjà dit, nous ne pouvons pas rester ici. Tu n’as pu oublier ce qu’Elistan et moi nous t’avons confié. Nous avons trouvé l’orbe draconien ! Nous avons désormais les moyens de neutraliser les dragons et de mettre fin à la guerre ! Il faut que nous portions l’artefact à Sancrist…
— Tais-toi, Laurana ! coupa l’Orateur. Tu ne sais pas ce que tu dis. L’orbe draconien est en effet une précieuse conquête, mais il ne convient pas d’en parler ici. Quant à l’emmener à Sancrist, il n’en est pas question…
— Je te demande pardon, seigneur, déclara Dirk en s’inclinant, mais c’est une affaire qui ne te concerne pas. L’orbe draconien n’est pas ta propriété. L’Ordre m’a chargé de le retrouver, et j’y suis parvenu. J’ai l’intention de remplir ma mission jusqu’au bout. Tu n’as pas le droit de m’en empêcher.
— Vraiment ? répliqua l’Orateur, courroucé. C’est mon fils Gilthanas qui l’a amené dans notre terre d’exil. Cet orbe nous revient de droit.
— Je n’ai jamais prétendu une chose pareille, père ! protesta Gilthanas, rougissant sous les regards des compagnons. L’orbe ne m’appartient pas, il est à nous tous…
Porthios foudroya son cadet du regard. Intimidé, Gilthanas se tut.
— Si quelqu’un devait revendiquer l’orbe, ce serait Laurana ! s’exclama Flint Forgefeu. C’est elle qui a tué Feal-Thas, le sorcier elfe !
— Si l’orbe est à elle, alors il est à moi, tonna l’Orateur. Selon la loi elfique, ma fille n’a pas atteint la maturité, donc ce qui est à elle m’appartient. Il en va ainsi aussi bien chez les elfes que chez les nains, que je sache ?
Rouge comme une écrevisse, Flint allait répondre, mais Tass ne lui en laissa pas le temps.
— Et alors, quelle importance. ? fit-il remarquer d’un ton enjoué. D’après la loi kender, si toutefois il y en a une, tout appartient à tout le monde.
Tass ne parlait pas en l’air. Les kenders avaient leur propre conception de la propriété d’autrui ; rien ne restait bien longtemps dans la maison d’un kender, à moins d’être vissé au sol. Un voisin pouvait entrer, admirer un objet et partir nonchalamment avec. Chez les kenders, le patrimoine familial se résumait à ce qui avait réussi à rester plus de trois semaines dans la maison.
Personne ne releva les paroles de Tass. Après que Flint lui eut envoyé un coup de pied sous la table, le kender se réfugia dans un silence boudeur jusqu’à ce qu’il découvre un nouveau centre d’intérêt, sous la forme d’un sac abandonné sur le banc. Il passa le reste du repas à faire l’inventaire de son contenu.
Flint concentra son attention sur les convives. Les choses avaient l’air de s’envenimer.
Dirk était furieux. Seul son code de bienséance le faisait tenir tranquille. Laurana chipotait dans son assiette sans mot dire. Flint poussa Sturm du coude.
— Et nous qui pensions que la conquête de l’orbe avait été une épreuve ! dit-il à voix basse. Nous n’avions affaire qu’à un magicien fou et à quelques hommes-morses. Ici, c’est toute une tribu d’elfes qui nous encercle !
— Nous discuterons raisonnablement avec eux, dit Sturm.
— Raisonnablement ! s’esclaffa le nain. Il serait plus facile d’obliger deux cailloux à faire la conversation !
Flint avait vu juste. À la demande de l’Orateur, les compagnons restèrent assis après que les elfes eurent pris congé. Dirk se leva pour engager les pourparlers.
— L’orbe restera en notre possession, déclara-t-il froidement. Tu n’as aucun droit sur lui. Il n’appartient ni à ta fille, ni à ton fils. J’ai accepté qu’ils m’accompagnent après les avoir libérés, à Tarsis. Je suis heureux d’avoir pu les escorter jusque chez eux, et je te remercie de ton hospitalité. Mais je partirai demain matin pour Sancrist, avec l’orbe.
Porthios se campa face à Dirk.
— Le kender, lui aussi, peut dire que l’orbe lui appartient. Et alors ? Il est à présent entre les mains des elfes et il y restera. Croyez-vous que nous soyons assez bêtes pour laisser un objet de cette importance à des humains qui mènent le monde à sa perte ?
— Nous menons le monde à sa perte ? explosa Dirk. Savez-vous seulement dans quel état il se trouve ? Les dragons vous ont chassés de votre pays. Maintenant, ils vont s’emparer du nôtre ! Contrairement à vous, nous n’avons pas l’intention de fuir. Nous resterons pour combattre. Cet orbe représente notre seul espoir…
— Eh bien, retournez dans votre pays et laissez-vous rôtir comme des alouettes, je ne vous retiens pas, cracha Porthios. C’est vous qui avez réveillé le Mal, affrontez-le, maintenant ! Le Seigneur des Dragons a obtenu de nous ce qu’il voulait, il nous laissera tranquilles. Ici, en Ergoth, l’orbe est en sécurité.
— Imbéciles ! cria Dirk en frappant du poing sur la table. Le Seigneur des Dragons a une seule idée en tête, c’est la conquête de toute l’Ansalonie ! Ce qui inclut cette île ! Vous aurez sans doute la paix un temps, mais si nous venons à périr, vous périrez également !
— Tu sais que ce qu’il dit est vrai, fit timidement Laurana. Porthios, père nous a déjà dit au Qualinesti que le Seigneur des Dragons ne se contenterait pas de nos terres, mais qu’il nous exterminerait ! L’as-tu oublié ?
— Bah ! Il s’agissait de Verminaard. Il est mort…
— Oui, grâce à nous, et pas grâce à vous ! s’écria Laurana.
— Laurana ! s’exclama l’Orateur de toute sa hauteur. Tu t’égares ! Tu n’as pas le droit de parler ainsi à ton frère aîné. Nous avons aussi affronté des dangers au cours de l’exode. Porthios respecte ses devoirs et assume ses responsabilités. Gilthanas aussi ! Eux, ils ne se sont pas enfuis pour courir après un bâtard de demi-elfe comme une pu…
Le Grand Orateur s’arrêta net. Laurana devint livide. Gilthanas fit mine de venir à son secours, mais elle le repoussa.
— Père, dit-elle d’une voix méconnaissable, qu’allais-tu dire ?
— Viens, Laurana, supplia Gilthanas. Il ne le pense pas. Nous en reparlerons demain.
Froid et figé comme une statue, l’Orateur resta muet.
— Tu allais me traiter de putain, dit Laurana en insistant sur chaque syllabe.
— Retourne dans ta chambre, Laurana, ordonna l’Orateur d’une voix tendue.
— Voilà ce que tu penses de moi, dit-elle, la gorge serrée. C’est pourquoi tout le monde se tait quand j’arrive quelque part : je suis une putain…
— Ma sœur, fais ce que te dit notre père. Quant à ce que nous pensons de toi, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Mais que crois-tu ? Regarde-toi ! Tu es habillée comme un homme. Tu portes une épée souillée de sang. Tu parles de tes « aventures » ! Tu cours les routes avec des humains et des nains ! Tu passes tes nuits avec eux ! Avec ton bâtard d’amant ! D’ailleurs, où est-il celui-là ? Il t’a sans doute déjà laissée tomber…
La lumière des torches dansa devant les yeux de Laurana, puis ce furent les flammes qui lui brûlèrent le corps, faisant place à un froid intense. Sa vue se troubla. Elle se sentit aspirée par un gouffre sans fond. Au-dessus d’elle, des gens parlaient, des visages sans forme s’agitaient.
— Laurana, ma fille…
Puis ce fut le trou noir.
— Maîtresse…
— Quoi ? Qui est-ce ? Où suis-je ? Je ne vois rien ! Au secours !
— Là, là, maîtresse, prends ma main, c’est moi, Silvara. Tu te souviens ?
Deux mains très douces saisirent celles de Laurana et la relevèrent lentement.
— Bois, maîtresse.
Laurana sentit le bord d’une coupe contre ses lèvres.
Elle avala l’eau fraîche. Ses forces revenaient, ses yeux se dessillèrent.
Une chandelle brûlait à côté de son lit ; elle était dans la maison de son père.
— Je ne me souviens pas de…
— Chut ! Il faut parler doucement, dit Silvara, un doigt sur les lèvres. Tu t’es évanouie. C’est ce qu’ils ont dit quand ils t’ont ramenée ici. Ton père est effondré. Il ne pensait pas ce qu’il a dit. C’est arrivé parce qu’il souffre terriblement de ton attitude.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Je suis restée cachée dans l’ombre, c’est facile pour nous autres…
— Mais pourquoi t’occupes-tu de moi ? Pourquoi te donnes-tu cette peine ? demanda Laurana en regardant la jeune fille, dont la beauté sous la crasse, la frappa.
L’elfe sauvage capta le regard curieux de Laurana. Elle rougit.
— J’ai quitté les elfes du Silvanesti quand nous avons traversé le fleuve, maîtresse…
— Laurana. S’il te plaît, appelle-moi Laurana.
— Bien…, Laurana. Je… je suis venue te demander de m’emmener avec toi quand tu partiras.
— Partir ? Mais je ne pars…
— Tu ne pars pas ? demanda doucement Silvara.
— Je… je ne sais plus…
— Je peux t’être utile, reprit Silvara. Je connais le chemin qui mène à l’avant-poste des chevaliers, où se trouvent les grands bateaux ailés. Je vous aiderai à y aller !
— Pourquoi ferais-tu cela pour nous ? demanda Laurana. Écoute, je suis désolée, ce n’est pas de la méfiance, mais tu ne nous connais pas, et notre mission est dangereuse. Je crois que tu t’en sortirais mieux toute seule.
— Je sais que vous transporterez l’orbe draconien, murmura Silvara.
— Comment connais-tu son existence ?
— J’ai entendu les Silvanestis en parler près du fleuve.
— Et tu as compris de quoi il s’agissait ?
— Mon peuple connaît beaucoup d’histoires, répondit Silvara. Je sais qu’il importe de mettre fin à la guerre. C’est pour cette raison, et pour… (Elle s’arrêta et resta un moment silencieuse.) Tu es la première personne que je rencontre qui connaît la signification de mon nom.
Laurana la considéra avec étonnement. La jeune fille avait l’air sincère. Mais Laurana ne la croyait pas. Pourquoi aurait-elle risqué sa vie pour eux ? Peut-être était-elle une espionne, envoyée par les elfes du Silvanesti pour récupérer l’orbe ? C’était peu vraisemblable, mais les choses les plus étranges sont toujours possibles…
La tête entre les mains, Laurana réfléchit. Pouvaient-ils faire confiance à Silvara, au moins pour quitter le pays ? Ils devraient traverser le Kaganesti ; Silvara serait une aide précieuse.
— Il faut que je parle à Elistan. Peux-tu le faire venir ?
— Il attend à côté que tu te réveilles…
— Et les autres ? Où sont mes amis ?
— Le seigneur Gilthanas est chez votre père, bien sûr, répondit Silvara en baissant les yeux, et les autres sont dans leur hutte.
Silvara alla ouvrir la porte et fit un signe. Elistan entra.
— Elistan !
Laurana se jeta au cou du prêtre et se serra contre lui. Elle se sentit aussitôt rassurée. Tout irait bien maintenant, elle en était sûre. Elistan saurait comment agir.
— Comment te sens-tu, Laurana ? Ton père…
— Oui, je sais. Elistan, il faut que tu décides ce que nous devons faire. Silvara propose de nous aider à quitter ce pays. Nous pourrions récupérer l’orbe et partir cette nuit.
— Si c’est là ce que tu penses devoir faire, il n’y a pas de temps à perdre.
— Qu’en penses-tu ? Viendras-tu avec nous ? demanda-t-elle en prenant sa main.
— Non, Laurana. Si tu veux partir, ta décision ne peut reposer que sur toi-même. J’ai fait appel à Paladine : mon devoir est de rester avec les elfes. Ainsi, je parviendrai peut-être à convaincre ton père que je suis au service des vrais dieux. Si je pars, il continuera à croire que je suis un charlatan.
— Et l’orbe ?
— À toi de voir. Les elfes sont dans l’erreur. Espérons qu’ils s’en rendront compte avec le temps. Mais nous n’allons pas discuter pendant cent ans, le temps presse. Je pense que tu devrais emmener l’orbe à Sancrist.
— Moi ? Mais je ne peux pas !
— Chère Laurana, si tu prends cette décision, tu devras assurer le commandement de l’expédition. Sturm et Dirk sont trop distraits par leurs querelles de chevaliers, et ce sont des humains. Toi, tu as affaire aux elfes – ton propre peuple. Gilthanas a pris le parti de son père. Tu es la seule à avoir une chance de réussir.
— Mais je suis incapable de…
— Tu es capable de beaucoup plus que tu crois, Laurana. Les épreuves que tu as subies n’étaient peut-être destinées qu’à préparer ce qui va suivre. Ne perds plus de temps. Bonne chance, chère Laurana. Que Paladine te bénisse et t’assiste, comme je le fais moi-même.
— Elistan !
Le prêtre était parti. Silvara referma la porte derrière lui.
Laurana se laissa retomber sur le lit. Elistan avait raison : l’orbe ne devait pas rester ici. Si elle décidait de partir, il fallait le faire de suite. Mais tout était si précipité ! Quel poids sur ses épaules ! Pouvait-elle se fier à Silvara ? Une question superflue : qui d’autre pourrait la guider ?
Il ne lui restait plus qu’à aller chercher l’orbe, la lance et ses amis. Pour l’orbe et la lance, elle savait comment faire. Pour les amis…
Elle réalisa qu’elle s’engageait sur un chemin sans retour. Et Gilthanas ? Ils étaient devenus si complices qu’elle ne pouvait le laisser. Mais il serait épouvanté à l’idée de subtiliser l’orbe et de partir comme un voleur. S’il ne venait pas avec eux, les trahirait-il ?
La tête sur les genoux, elle ferma les yeux. Tanis, où es-tu ? Que dois-je faire ? Pourquoi moi ? Je ne suis pour rien dans tout ce qui arrive !
Elle se souvint du visage triste et tourmenté du demi-elfe. Sans doute s’était-il posé souvent les mêmes questions. Moi qui ai toujours cru qu’il ne doutait jamais. Peut-être s’était-il senti aussi seul et apeuré qu’elle ? Nous comptions tous sur lui, qu’il l’ait voulu ou non. Il l’avait accepté, faisant ce qu’il croyait être juste.
Moi aussi.
Incapable de trouver le sommeil, Sturm arpentait la cabane attribuée aux « hôtes forcés » de l’Orateur. Seul le nain ronflait comme une forge. Soudain, le chevalier s’immobilisa, l’oreille aux aguets. La cabane de rondins rectangulaire ne comportait que deux ouvertures : la porte, et un orifice pratiqué dans le toit pour l’aération.
Le bruit que Sturm avait entendu provenait du toit. C’était une alternance de craquements de solives et de raclements.
— C’est sûrement une bête sauvage ! grommela Dirk. Et dire que les gardes nous ont pris nos armes !
— Je ne crois pas, dit Sturm. Un animal serait plus silencieux. À propos, que font nos gardes ?
Dirk regarda dehors par une fente de la porte.
— Ils sont assis autour du feu. Deux sont endormis. Ils ne doivent pas nous trouver bien inquiétants…
Une masse sombre venait de masquer l’ouverture du toit. Sturm se pencha sur le feu et saisit une bûche enflammée.
— Sturm ? Sturm de Lumlane ?
La masse sombre avait parlé. Cette voix lui disait quelque chose.
— Théros ! Théros Féral ! s’exclama le chevalier. Quel bon vent t’amène ? La dernière fois que je t’ai vu, c’était à Solace, et tu étais plus près de la mort que du pays des elfes…
L’imposant forgeron réussit à grand-peine à passer par le trou. Il atterrit lourdement sur le plancher.
— La princesse Laurana m’a chargé de vous faire sortir d’ici. Nous devons la retrouver dans le bois. Dépêchez-vous. Nous avons quelques heures avant le lever du jour, et il faudra traverser le fleuve avant.
Réveillé en sursaut, Flint regarda le forgeron d’un air hébété. Le kender, lui aussi, ouvrait de grands yeux. Il semblait fasciné par le bras droit du nouveau venu, qui brillait comme de l’argent.
— Théros, interrogea Tass, qu’est-il arrivé à ton bras ?
— Les questions à plus tard ! Pour l’heure, il faut faire vite, et en silence !
— Traverser le fleuve, gémit Flint. Encore des bateaux, toujours des bateaux…
— Je viens voir l’Orateur ! dit Laurana à la sentinelle postée devant la maison de son père.
Suivie de Silvara, enveloppée dans une ample cape, Laurana entra.
— L’orbe est dans le coffre, au pied de son lit, chuchota-t-elle à l’elfe sauvage. Tu es sûre de pouvoir le porter ? Il est assez lourd.
— Il n’est pas très volumineux, répondit Silvara en écartant les deux mains comme si elle tenait une balle.
— Non, tu ne l’as pas vu. Il a près de deux pieds de diamètre. C’est pour cela que je t’ai fait mettre cette cape.
Silvara la regarda avec étonnement.
— Bon, nous n’allons pas rester plantées là toute la nuit. Nous trouverons bien une solution.
Elles se glissèrent dans la chambre. Quand elles refermèrent la porte, il y eut un horrible grincement. Silvara se mit à trembler comme une feuille. Laurana eut toute les peines du monde à garder son calme. Elle voyait son père, allongé à côté de sa mère, qui continuait de dormir profondément.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Le coffre se trouvait au pied de leur lit. Laurana ouvrit le couvercle. L’orbe était là, signalant sa présence par une petite lueur bleue. Ce n’était pas le même orbe ! Ou si c’était le même, il avait singulièrement rétréci. Comme l’avait dit Silvara, il avait les dimensions d’une balle. Elle le sortit du coffre. Il n’était pas aussi lourd qu’elle croyait. Laurana tendit l’orbe à Silvara, qui le fit disparaître dans les replis de sa cape. Elle prit la Lancedragon brisée, pensant la donner à Sturm.
Au fond du coffre, il y avait aussi Dracantale, l’épée que Kith-Kanan avait remise à Tanis. Laurana hésita. Fallait-il se charger de deux armes ? Silvara la regardait.
— Que fais-tu ? N’hésite pas, prends-la aussi !
Surprise, Laurana dévisagea l’elfe sauvage. Puis d’un coup sec, elle rabattit le couvercle du coffre.
L’Orateur se retourna dans son sommeil. Il se dressa sur un coude.
— Qui est là ? Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix enrouée.
Laurana serra le bras de Silvara pour la rassurer.
— C’est moi, père. Laurana ! répondit-elle d’une petite voix. Je voulais te dire que je regrette ce qui s’est passé. Et te prier de me pardonner.
— Ah ! Laurana, fit l’Orateur en se laissant retomber sur son oreiller. Je te pardonne, ma fille. À présent, retourne dans ton lit. Nous en parlerons demain matin.
La jeune femme attendit que sa respiration redevienne régulière. Serrant contre elle la Lancedragon, elle entraîna Silvara hors de la chambre royale.
— Qui va là ? appela en langue elfe une voix d’humain.
— Qui parle ? répondit une voix d’elfe.
— Gilthanas, c’est toi ?
— Théros ! Mon ami !
Le seigneur elfe sauta au cou du forgeron. Submergé par l’émotion, il le serra contre lui.
— Théros, tu es en possession de tes deux bras ! À Solace, les draconiens t’avaient bien coupé le droit ? Tu serais mort, s’il n’y avait pas eu Lunedor.
— Te souviens-tu de ce que m’avait dit ce porc de Toede ? demanda Théros de sa belle voix grave. « Si tu veux retrouver ton bras, forge-le toi-même ! » Eh bien, c’est ce que j’ai fait ! Le récit de mes aventures pour trouver ce bras d’argent serait interminable…
— Et ce n’est guère le moment, grommela une voix derrière lui. À moins que tu veuilles les faire entendre à quelques milliers d’elfes. Ainsi tu as réussi à t’échapper, Gilthanas ! (Dirk sortit de l’ombre.) As-tu l’orbe ?
— Je ne me suis pas échappé, répliqua le seigneur elfe. J’ai quitté la maison paternelle pour accompagner ma sœur et Sil… sa suivante à travers les ténèbres. Laurana, il est encore temps de renoncer à cette folie. Rapporte l’orbe. Ne te laisse pas égarer par les âneries de Porthios. Si l’orbe reste ici, nous pourrons défendre notre peuple. Nous finirons par savoir comment l’utiliser, nous avons des magiciens…
— Allons nous rendre aux gardes séance tenante, nous passerons la nuit au chaud ! s’écria Flint, grelottant.
— Soit tu donnes tout de suite l’alarme, soit tu nous concèdes le temps de filer. Laisse-nous une chance avant de nous trahir, déclara Dirk.
— Je n’ai pas la moindre intention de vous trahir, grogna Gilthanas, furieux. Laurana ?
— Je suis décidée à aller au bout. J’ai bien réfléchi. Je crois que ce que nous faisons est juste. Elistan le pense aussi. Silvara nous montrera le chemin…
— Je connais aussi les montagnes, dit Théros. Et vous aurez besoin de moi pour passer la barrière des gardes.
— Eh bien, le sort en est jeté.
— C’est bon, soupira Gilthanas, je viens avec vous. Si je reste, Porthios me soupçonnera toujours de complicité.
— Parfait ! coupa Flint. Pourrions-nous filer dès maintenant ? Ou y a-t-il encore d’autres personnes à réveiller ?
— Par ici ! dit Théros. Les gardes ont l’habitude de mes escapades nocturnes. Restez dans l’ombre, et laissez-moi parlementer.
Avec des précautions de chats, les compagnons suivirent la haute silhouette du forgeron le long de l’enceinte du camp. Laurana avait pourtant l’impression qu’ils faisaient autant de tapage qu’un cortège de mariage. Le nain, qui trébuchait sur la moindre racine, manquait de s’étaler dans chaque flaque d’eau.
Pendant ce temps les elfes ronflaient, confits dans une autosatisfaction aveugle. Avoir échappé au pire leur donnait l’illusion que rien ne pouvait les atteindre.
Silvara, qui portait l’orbe, le sentit se réveiller au contact de son corps. Il commençait à se réchauffer…
Le silence et le froid dominaient la nuit. Des nuages masquaient les lunes et les étoiles. La pluie et le vent restaient en suspens dans l’atmosphère, pesante comme une chape de plomb. La nature semblait en état d’alerte. Laurana avait laissé les elfes derrière elle, au chaud dans leur cocon de peurs et de haines médiocres. Que sortirait-il de cette singulière chrysalide ?
Les compagnons franchirent les barrages de gardes sans difficulté. Reconnaissant Théros, les elfes bavardèrent avec lui tandis que les autres se faufilaient à travers bois. À l’aube, le petit groupe avait atteint le fleuve.
Arrivée au bord de l’eau, Silvara mit ses doigts sur ses lèvres et imita un cri d’oiseau. Elle répéta cet appel à trois reprises.
Portée par l’onde, la réponse lui parvint de l’autre rive du fleuve. Silvara retourna vers les compagnons, postés à la lisière du bois.
— Kargai Sargaron, dit-elle précipitamment au forgeron, mes amis vont arriver. Je voudrais que tu restes avec moi pendant que je leur explique la situation. Ils n’accepteront pas sans mal d’accueillir des chevaliers et des Qualinestis sur leur territoire, je le crains.
— Je leur parlerai, répondit Théros. Tiens, les voilà qui arrivent !
Laurana regarda les deux silhouettes sombres qui glissaient sur l’eau grise. Les elfes du Kaganesti doivent monter la garde un peu partout, pensa-t-elle. Cette fille jouit d’une étrange liberté pour une esclave. S’il était si facile de s’échapper, pourquoi était-elle restée chez les elfes du Silvanesti ? À moins que la fuite ne soit pas son véritable but…
— Théros, que signifie le nom de « Kargai Sargaron » qu’elle te donne ? demanda Laurana.
— « L’homme au bras d’argent », répondit le forgeron avec un large sourire.
— On dirait qu’ils te font une totale confiance.
— C’est vrai. J’ai passé la plupart de mon temps chez les elfes du Kaganesti. (L’expression de Théros se crispa.) Je ne veux pas te manquer de respect, mais tu n’as aucune idée des tourments que ton peuple leur inflige. Ils déciment leur gibier, corrompent les jeunes au moyen de l’or, de l’argent et de l’acier. (Il poussa un soupir.) J’ai fait tout ce que j’ai pu. Je leur ai montré comment forger des outils et des armes pour la chasse. Mais l’hiver sera long et rude ! Le gibier se fait de plus en plus rare. Si on en arrive à laisser les elfes sauvages mourir de faim, ou à les tuer…
— Et si je restais ? murmura Laurana. Je pourrais les aider…
Elle réalisa que c’était une idée ridicule. Que pouvait-elle pour eux, alors qu’elle était rejetée par son propre peuple ?
— Tu ne peux être partout à la fois, dit Sturm. C’est aux elfes de résoudre leurs problèmes.
— Je sais, répondit-elle en soupirant. J’étais comme eux, Sturm. Mon merveilleux petit univers tournait autour de moi et je m’en croyais le centre. J’ai couru rejoindre Tanis parce que j’étais certaine de me faire aimer de lui. Tout le monde m’aimait. Pourquoi pas lui ? J’ai vite découvert que le monde ne tournait pas autour de moi, qu’il se moquait éperdument de mon existence. Puis j’ai côtoyé la souffrance et la mort. J’ai dû tuer pour ne pas être tuée. Et j’ai vu ce qu’était l’amour vrai. Lunedor et Rivebise m’ont montré qu’on pouvait tout lui sacrifier, même la vie. Je me suis sentie méprisable. Aujourd’hui, c’est mon peuple que je trouve méprisable. Et misérable. Je le croyais parfait. À présent, je comprends ce qu’éprouvait Tanis, et pourquoi il est parti.
Les embarcations des Kaganestis avaient atteint le rivage. Silvara et Théros vinrent au-devant d’eux.
Sur un geste du forgeron, les compagnons sortirent de l’orée du bois, les mains bien en évidence pour témoigner de leurs intentions pacifiques. Les elfes sauvages s’entretinrent un moment avec Silvara et Théros, sans résultat positif apparent.
Le son d’un cor retentit dans le lointain. Laurana et Gilthanas se regardèrent avec inquiétude. Théros les désigna et se frappa la poitrine de son bras d’argent, pour signifier qu’il se portait garant des compagnons. ! Le cor retentit de nouveau. Silvara supplia de plus belle. À contrecœur, les elfes sauvages finirent par accepter.
Les compagnons se ruèrent vers les embarcations. Tous avaient pris conscience du danger qui menaçait. Leur fuite avait été découverte, on était à leur poursuite.
Aidés par le courant qui entraînait les pirogues vers l’ouest, les elfes sauvages pagayèrent frénétiquement. Le visage fouetté par un vent glacé, les compagnons voyaient les arbres dressés le long du rivage défiler à toute vitesse. Sur les berges, toute vie semblait absente. Quelques silhouettes apparaissaient de temps à autre entre les buissons, sans doute des Kaganestis à l’affût des intrus. Parmi ces esclaves, il devait y avoir des espions, pensa Laurana. Son regard se posa sur Silvara.
Ils arrivèrent en vue d’un confluent. À leur jonction, deux cours d’eau formaient un large fleuve qui descendait vers le sud pour déboucher sur la mer.
— Regardez ! dit Théros. Voilà pourquoi on l’appelle le Than-Tsalarian, le « Fleuve des Morts ».
Une embarcation qui semblait vide voguait au fil de l’eau. Les elfes sauvages arrêtèrent de ramer et inclinèrent respectueusement la tête sur le passage de l’esquif. Soudain, Laurana comprit.
— Une barque funéraire !
L’embarcation arriva à leur hauteur. Un jeune guerrier kaganesti en cuirasse y était étendu avec son arc et son carquois, une épée posée sur la poitrine.
— C’est une coutume ancestrale de mon peuple, déclara Silvara de sa voix profonde et mélodieuse. Les morts retournent à la mer, où ils sont nés. C’est un des principaux points de discorde entre les elfes. (Elle regarda Gilthanas.) Ceux du Silvanesti considèrent ce rite comme un sacrilège. Ils veulent nous contraindre à l’abandonner.
— Un de ces jours, ce seront des cadavres qualinestis ou silvanestis qui descendront ce fleuve avec une flèche kaganestie dans la poitrine, dit Théros. Alors, ce sera la guerre.
— Je crois que les elfes auront à affronter des ennemis bien plus redoutables, dit Sturm en hochant la tête. Regardez !
Au pied du guerrier mort, gisait une rondache prise à l’ennemi. Laurana reconnut l’emblème qui l’ornait.
— Un bouclier draconien ! s’exclama-t-elle.
Le voyage sur le Than-Tsalarian n’était pas de tout repos ; la force des courants et les remous mettaient les rameurs à dure épreuve. Tass avait été mobilisé, mais il avait lâché sa pagaie, et failli faire chavirer la pirogue en tentant de la récupérer. Dirk l’avait repêché de justesse, sur quoi les elfes sauvages lui avaient fait comprendre qu’ils le passeraient par-dessus bord s’il n’arrêtait pas de faire l’imbécile.
Depuis le kender essayait de tromper son ennui en guettant les poissons.
— Tiens, c’est bizarre ! dit-il brusquement en retirant sa main de l’eau. ! L’eau scintille ! Flint, cria-t-il au nain calé dans le fond de l’autre pirogue, regarde l’eau !
La main du kender était couverte d’une fine pellicule d’argent qui brillait sous la lumière matinale.
— Tu as raison, petit kender, dit Silvara en souriant. Les Silvanestis appellent ce cours d’eau Than-Sargon, ce qui signifie Route d’Argent. Quel dommage que le ciel soit couvert ! Quand Solinari est à son zénith, le fleuve roule des flots d’argent en fusion. C’est très beau !
— Comment est-ce possible ? demanda Tass en considérant sa main avec émerveillement.
— Personne n’en sait rien. Il y a bien une légende qu’on raconte chez nous…
Silvara rougit.
— Quelle légende ? demanda Gilthanas, assis en face d’elle à la proue de la pirogue.
Son ardeur à pagayer était considérablement tempérée par l’intérêt qu’il portait à l’elfe sauvage. Chaque fois qu’elle levait les yeux, Silvara rencontrait ceux du jeune homme, ce qui augmentait son trouble.
— Cela ne vous intéressera pas beaucoup, répondit-elle en fixant les flots pour échapper au regard de Gilthanas. C’est un conte de Huma, qu’on raconte aux enfants…
— Huma ! s’exclama Sturm, qui ramait pour deux. Raconte-nous ta légende de Huma, elfe sauvage.
— Oui, raconte, répéta Gilthanas en souriant.
— Eh bien, commença-t-elle en s’éclaircissant la voix, selon les elfes du Kaganesti, le chevalier Huma à la fin des terribles guerres draconiennes, parcouru le monde pour secourir les gens. Au comble du désespoir, il réalisa qu’il était sans pouvoir face à l’acharnement des dragons. Alors il invoqua l’aide des dieux.
Silvara jeta un coup d’œil à Sturm, qui acquiesça.
— Paladine répondit à ses prières et lui envoya le Cerf Blanc. Mais personne ne sait où le Cerf l’a emmené.
— Les gens de chez nous le savent, dit doucement Silvara, parce que le Cerf Blanc, après de nombreuses épreuves, le conduisit dans une paisible clairière du pays d’Ergoth. Il y rencontra une femme belle et vertueuse, qui soulagea sa peine. Ils tombèrent amoureux l’un de l’autre. Mais la femme refusa d’abord l’amour du chevalier. Finalement, incapable d’étouffer plus longtemps le feu qui la consumait, elle l’accepta. Leur bonheur fut un clair de lune d’argent dans un ciel d’orage.
Les yeux dans le vague, Silvara interrompit son récit. Machinalement, elle tâta l’étoffe de sa cape, qui couvrait l’orbe posé à ses pieds.
— Continue ! la pressa Gilthanas.
Charmé par la voix et les yeux magnifiques de Silvara, il avait arrêté de pagayer.
— Leur bonheur fut de courte durée. La belle avait un secret. Un terrible secret. Elle n’était pas née d’une femme, mais d’un dragon. Seuls ses pouvoirs magiques lui conféraient une apparence humaine. Hélas, elle ne parvenait plus à supporter le poids de ce secret, et se refusait à mentir à Huma, qu’elle aimait d’amour. Elle lui révéla sa véritable nature en lui apparaissant une nuit sous son autre forme, celle d’un dragon d’argent. Elle espérait qu’il la tuerait, car elle souffrait tant qu’elle n’avait plus envie de vivre. Mais face à cette resplendissante créature, le chevalier vit le reflet de l’âme noble de la femme qu’il aimait. Alors elle reprit sa forme humaine et conjura Paladine de la lui garder à jamais si elle renonçait à ses pouvoirs magiques et à la longue vie des dragons pour demeurer avec Huma dans le monde des humains.
Le visage de Silvara se crispa ; elle ferma les yeux. Gilthanas se demanda pourquoi la légende la troublait tant. Touché, il tendit une main vers elle, mais elle se retira si violemment que la pirogue fit une embardée. !
— Je suis désolé, dit Gilthanas, je ne voulais pas t’effrayer. Alors, qu’est-il arrivé ? Qu’a répondu ! Paladine ?
— Paladine accéda à ses désirs, mais il lui imposa une terrible condition. Il lui fit voir l’avenir. Si elle restait dragon, Huma et elle recevraient la Lancedragon, seule capable d’anéantir le fléau draconien. Si elle devenait mortelle, elle pourrait vivre avec Huma, mais les dragons continueraient de dévaster le monde. Huma lui jura qu’il donnerait tout ce qu’il avait, plus la chevalerie et son honneur, pour rester avec elle. L’écoutant, elle vit que la lumière qui brillait dans ses yeux s’était voilée. Alors elle sut quelle réponse donner au dieu. Son choix était fait. Les dragons devaient être bannis du monde. La rivière d’argent, dit-on, est le torrent de larmes qu’elle versa sous sa forme de dragon lorsque Huma la quitta pour partir à la recherche de la Lancedragon.
— Jolie histoire, dit Tass en bâillant, mais plutôt triste. Ce vieil Huma est-il revenu ? Est-ce que ça finit bien ?
— L’histoire se termine mal, dit Sturm en fixant le kender d’un air excédé. Huma est mort glorieusement au combat, après avoir défait le chef des dragons, bien qu’il fût blessé mortellement. J’ai entendu dire, ajouta-t-il d’un air pensif, qu’il était allé à l’assaut monté sur un dragon d’argent.
— Et nous avons vu un chevalier sur un dragon d’argent au Mur de Glace, dit Tass. Il a donné à Sturm…
D’une bourrade, le chevalier fit taire le kender, qui avait oublié que c’était un secret.
— J’ignore tout du dragon d’argent, dit Silvara. Et nous savons peu de choses sur Huma. Après tout, c’est un humain. Je crois que cette légende s’est perpétuée parce que nous révérons le fleuve, qui emporte nos morts.
Un des elfes sauvages gesticula en direction de Gilthanas et parla d’un ton acide à Silvara. Le jeune seigneur la regarda d’un air interrogateur.
— Il demande si tu es trop important pour ramer ; dans ce cas, il t’autorisera volontiers à nager.
Gilthanas eut un sourire confus. Il reprit la pagaie et l’enfonça dans les flots.
Malgré leurs efforts, il devenait de plus en plus difficile d’avancer contre le courant. Ils finirent par aborder, vaincus par leurs muscles endoloris et les ampoules qui saignaient dans leurs mains. Les pirogues furent tirées sur la berge.
— Crois-tu que nous avons semé nos poursuivants ? demanda Laurana à Théros.
— Satisfaite de la réponse ? dit-il en pointant une main vers l’horizon.
Dans l’obscurité croissante, Laurana distingua plusieurs formes sombres à peine visibles à la surface de l’eau. Elles étaient encore très éloignées ; cependant la nuit risquait d’être agitée… Le forgeron hocha la tête, l’air bonhomme.
— Ne t’inquiète pas. Nous ne risquons rien jusqu’à demain matin. Personne n’ose s’aventurer de nuit sur le fleuve, pas même les Kaganestis, qui pourtant le connaissent comme leur poche. Et pour cause ! D’étranges créatures à têtes de lézard hantent la forêt. Demain, nous ramerons aussi loin que possible, mais nous serons vite obligés de continuer à pied.
— Demande à ces gens s’ils sont prêts arrêter les Qualinestis qui nous poursuivent, dit Sturm à Théros.
Le forgeron posa la question dans un étrange mélange de langue commune et de kaganesti. Un elfe sauvage hocha la tête. De tout son être se dégageait quelque chose d’animal.
Laurana comprit pourquoi son peuple voyait en ces gens des créatures à mi-chemin entre l’humain et l’animal. Ils étaient imberbes, grâce à leur sang elfe, mais possédaient des traits humains caractéristiques. L’homme lui rappela Tanis par sa façon de parler, sa forte musculature et ses gestes vifs.
Théros traduisit sa réponse à Laurana.
— Il dit que si les Qualinestis veulent vous poursuivre sur ce territoire, ils doivent respecter les règles et demander l’autorisation aux anciens de pénétrer dans leur pays. Ils l’obtiendront certainement. Il se peut même qu’on leur prête main-forte. Ils n’ont pas plus envie d’accepter des humains que leurs cousins de l’Ergoth du Sud. En fait, il a dit qu’ils nous ont aidés à cause des services que je leur ai rendus et pour faire plaisir à Silvara.
Laurana tourna la tête vers Silvara, en grande conversation avec Gilthanas. Son visage se durcit. Théros devina ce qui lui avait traversé l’esprit.
— Je trouve étrange que tu sois choquée, toi qui, d’après les rumeurs, as tout quitté pour suivre ton amoureux, mon ami Tanis Demi-Elfe. Je te croyais différente des autres, Laurana.
— Ce n’est pas ça du tout ! répondit-elle d’un ton acerbe. Je ne suis pas l’amante de Tanis. Mais là n’est pas la question. Je n’ai pas confiance en cette fille, tout simplement. Elle montre beaucoup trop d’empressement à nous aider.
— Ton frère y est peut-être pour quelque chose…
— Mais il est de sang royal ! répliqua-t-elle, indignée. (Elle réalisa ce qu’impliquaient ses paroles, et changea de sujet.) Que sais-tu au juste de Silvara ?
— Pas grand-chose, répondit Théros, ce qui la mit hors d’elle. Je sais que les gens l’aiment et la respectent surtout pour ses talents de guérisseuse.
— Et d’espionne ?
— Écoute, Laurana, ces gens luttent pour leur survie. Ils le font parce qu’ils sont bien obligés. Tu m’as servi un bien beau discours ce matin sur la berge. J’y aurais presque cru !
Le forgeron rejoignit les elfes, occupés à cacher les pirogues sous les branchages. Furieuse contre elle-même, Laurana se mordit les lèvres. Théros aurait-il vu juste ? Était-elle choquée de l’intérêt que Gilthanas portait à Silvara ? Était-elle vraiment indigne de lui ? Gilthanas considérait Tanis indigne de sa sœur. Y avait-il deux poids, deux mesures ?
Laisse parler ton cœur, lui avait dit Raistlin. C’était bien joli, mais encore fallait-il comprendre ses sentiments ! Son amour pour Tanis ne lui avait-il donc rien appris ?
Lentement, les idées de Laurana se remirent en place. Elle pensait réellement ce qu’elle avait dit à Théros. Il y avait chez Silvara quelque chose dont elle se méfiait, et qui n’avait rien à voir avec l’attirance que son frère éprouvait pour elle…
Ce malentendu avec Théros était simplement regrettable, et elle suivrait le conseil de Raistlin. Elle se fierait à son instinct.
Bref, elle garderait un œil vigilant sur l’elfe sauvage.
Bien qu’il fût courbatu et suffisamment épuisé pour ne penser qu’à dormir, Gilthanas ne parvenait pas à trouver le sommeil. Poussés par la brise marine qui soufflait de l’ouest, de gros nuages cachaient les lunes. De temps à autre, il apercevait quand même les étoiles ; la lune rouge fit une brève apparition entre deux cumulus.
Le seigneur elfe se tourna dans tous les sens pour essayer de trouver une position confortable sur le sol gelé. Il réussit seulement à s’emmêler dans ses couvertures.
Les autres ne semblaient pas avoir ce problème, nota-t-il avec envie. Laurana dormait paisiblement, la main sous sa joue, comme lorsqu’elle était petite. Son comportement devient de plus en plus étrange, ces derniers temps, se dit Gilthanas. Mais il ne pouvait lui en vouloir. Elle avait tout abandonné pour faire ce qu’elle croyait juste, et il fallait bien emmener l’orbe à Sancrist. Avant cette histoire, leur père aurait accepté qu’elle reprenne la vie familiale. Maintenant, il était trop tard. Elle resterait une paria.
Et lui, avait-il changé ? À Qualin-Mori, il avait d’abord jugé que son père avait raison. Mais était-ce vraiment sincère ?
Les apparences prouvaient plutôt le contraire, puisqu’il était parti avec Laurana. Par les dieux, il devenait aussi fou qu’elle ! Pour commencer, sa haine viscérale de Tanis s’était peu à peu muée en admiration et en affection. Ensuite, son mépris des autres races menaçait de s’éteindre. Il n’avait pas rencontré beaucoup d’elfes aussi nobles et dévoués que Sturm de Lumlane. Il n’aimait pas beaucoup Raistlin, mais il enviait son savoir, lui qui n’avait jamais eu la patience, ou le courage, d’approfondir sa science. Enfin, il fallait admettre qu’il aimait bien le kender et le vieux, nain râleur. Mais jamais il n’avait pensé tomber amoureux d’une elfe sauvage.
— Voilà ! J’ose me l’avouer à présent : je l’aime.
Était-ce vraiment de l’amour, ou une banale attirance physique ? Cette pensée le fit sourire ; séduisante, Silvara, avec son visage barbouillé, ses cheveux crasseux, ses haillons grossiers ? Il avait dû la regarder avec les yeux du cœur ! Il tourna la tête vers ses compagnons, roulés à même le sol dans leurs couvertures. La place de Silvara était vide.
Gilthanas regarda autour de lui. Il faisait sombre. Les compagnons avaient renoncé à faire du feu pour ne pas attirer l’attention des draconiens.
Il décida d’aller à la recherche de la jeune femme. Il avança à pas de loup, le moindre bruit pouvant attirer l’attention de Dirk et de Sturm, qui montaient la garde.
Soudain un frisson lui parcourut l’échine. L’orbe ! Il tâta fébrilement les affaires de Silvara. L’artefact était bien là.
Un bruit lointain d’éclaboussures traversa le silence. Un oiseau ou un poisson ? Gilthanas jeta un coup d’œil vers le fleuve, puis aux deux chevaliers, qui discutaient à voix basse, et se glissa hors du camp.
Aussi silencieux que son ombre, il avança dans le bois. Le fleuve miroitait entre les fûts noirs des arbres. Il arriva en vue de pierres rocailleuses qui formaient une petite baie bordée d’arbustes. Son cœur s’arrêta de battre.
On n’entendait rien d’autre que le doux murmure de l’eau coulant entre les pierres. Silvara, immergée jusqu’aux épaules, semblait insensible à la température, plutôt glaciale. Ses longs cheveux flottaient autour d’elle. Gilthanas retint son souffle. Il fallait qu’il s’en aille tout de suite, il le savait, mais quelque chose de plus fort que lui le retenait. Il était fasciné.
La brise écarta les nuages. Le croissant de la lune d’argent, Solinari, inonda le fleuve de sa clarté tamisée. Silvara sortit de l’eau, le corps et les cheveux ruisselants de perles argentées. Touché au plus profond de lui-même, Gilthanas ne put retenir une exclamation.
Silvara sursauta et jeta autour d’elle des regards terrifiés. Elle se précipita sur ses vêtements et en tira un couteau. Elle le brandit, prête à se défendre.
Son corps scintillant sous le clair de lune rappela à Gilthanas une biche qu’il avait forcée après une longue chasse. Silvara avait dans les yeux la même lueur de bête traquée. Elle ne le voyait pas.
Brusquement, elle se retourna, prête à bondir pour échapper au danger.
— Attends, Silvara ! C’est moi, Gilthanas ! Tu n’aurais pas dû partir seule…, c’est risqué…
Elle s’arrêta près des buissons. Obéissant à son instinct de chasseur, Gilthanas avança lentement vers elle, les yeux dans les siens, la voix caressante :
— Tu ne devrais pas t’aventurer si loin. Je vais te tenir compagnie. Et j’ai des choses à te dire, Silvara. Je ne veux pas non plus rester seul ici. Ne t’en va pas. J’ai déjà dû renoncer à tant de choses. Ne t’en va pas…
Il continuait d’approcher en parlant sur le même ton rassurant quand il la vit faire un pas en arrière. Alors il s’assit tranquillement sur un rocher. Elle s’arrêta et le regarda sans faire un geste pour aller reprendre ses vêtements. Apparemment, elle avait davantage à défendre que sa pudeur.
Bien que gêné par sa nudité, Gilthanas admira sa détermination. Toute femme elfe bien élevée se serait évanouie depuis longtemps. Bien sûr, il aurait dû détourner les yeux, mais il ne pouvait s’empêcher de la regarder. Il décida qu’il fallait continuer de parler, peu importait ce qu’il raconterait. De phrase en phrase, il s’aperçut qu’il lui confiait ses pensées les plus intimes :
— Silvara, je me demande pourquoi je suis ici ! Mon père a grand besoin de moi, mon peuple aussi. Pourtant je suis là, bravant la loi. Mon peuple est exilé, j’ai trouvé le moyen de le sauver – l’orbe – et au lieu de ça, je risque ma vie pour voler l’orbe et le donner aux humains, qui en ont besoin pour gagner leur guerre.
« Pourquoi, Silvara ? Pourquoi me suis-je ainsi déshonoré ? Pourquoi ai-je trahi les miens ? »
Silvara jeta un coup d’œil vers le bois, puis sur Gilthanas. Elle va fuir, pensa-t-il.
Lentement, elle baissa son couteau. Son regard était empli d’une telle tristesse que Gilthanas eut honte de lui.
— Pardonne-moi. Je ne veux pas te charger de mes soucis. Je ne sais plus où j’en suis. Tout ce que je sais…
Baissant les yeux sur les flots argentés, il semblait accablé.
— … C’est que tu dois agir ainsi, acheva Silvara à sa place.
Il leva les yeux. Elle s’était drapée dans sa couverture. Ce louable effort de pudeur raviva le désir de Gilthanas.
Il quitta son rocher et marcha vers elle. Immobile devant les buissons, elle restait sur la défensive. Sa peur ne s’était pas apaisée, mais elle avait abandonné le couteau.
— Silvara, ce que j’ai fait est contraire au code des elfes. Quand ma sœur m’a parlé de subtiliser l’orbe, j’aurais dû aller trouver mon père.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
— Pare que je suis convaincu que les elfes ont tort. Leurs lois et leurs coutumes sont devenues iniques. C’est Laurana qui a raison. Sturm aussi. Il faut donner l’orbe aux humains. Cette guerre, nous devons la faire. Au fond de mon cœur, je le sais. Mais ma tête n’écoute pas ce qu’il lui dicte. Je souffre de tout cela…
En face de lui, Silvara marchait à pas lents le long du rivage.
— Je te comprends, dit-elle avec douceur. Mon peuple ne saisit pas non plus ce que je fais ni pourquoi je le fais. Mais je sais ce qui est juste, et j’y crois.
— Je t’envie, chuchota-t-il.
Il grimpa sur une grosse pierre plate. Silvara n’était plus qu’à trois pas de lui.
— Silvara, une autre raison m’a fait quitter mon peuple, et tu la connais.
Il lui tendit la main. Elle tressaillit et eut un mouvement de recul. Il fit un pas vers elle.
— Silvara, je t’aime. Tu sembles être si seule, aussi seule que moi. Je t’en prie, tu ne seras plus jamais seule. Je te le jure.
Elle leva une main hésitante. D’un mouvement bref, il la saisit et l’attira sur la pierre plate.
La biche aux abois réalisa un peu tard qu’elle était prise au piège. Non par les bras de l’homme, dont elle aurait pu facilement se défaire, mais par son amour pour celui qui l’avait attirée dans ses filets.
L’amour de Gilthanas était aussi tendre et profond que le sien, et ce sentiment réciproque devenait leur destin. Lui aussi s’était laissé prendre.
Gilthanas la serra contre lui ; elle était tremblante non de frayeur, mais de passion. Il prit son visage entre ses mains et le baisa. Les lèvres de Silvara étaient aussi douces que brûlantes. Sa main se pressa, toute chaude, contre la sienne. Gilthanas sentit la saveur salée d’une larme sur ses lèvres.
— Ne pleure pas. Je suis désolé, dit-il, relâchant son étreinte.
— Ton amour n’est pas la cause de mes larmes. Je pleure sur moi-même… Tu ne peux pas comprendre.
Silvara passa un bras autour de son cou et l’attira à elle. Sa main lâcha le lin qui l’enveloppait.
La couverture glissa vers les flots argentés, qui l’emportèrent…
Vers midi, les fuyards durent renoncer à remonter le fleuve, qui n’était plus qu’un torrent. De nombreuses pirogues kaganesties avaient déjà été remisées sur les rives. Les compagnons tiraient les leurs sur la berge quand un groupe d’elfes sauvages sortit du bois. Ils transportaient les corps de deux guerriers. Comme ils s’apprêtaient à mettre les compagnons en joue, Théros et Silvara allèrent au-devant d’eux pour engager la conversation.
Le forgeron revint la mine morose ; Silvara était rouge de colère.
— Les miens refusent de nous aider, expliqua-t-elle. Ils ont été attaqués deux fois en quelques jours par les hommes-lézards. Ils affirment que ce sont les humains qui les ont amenés sur l’île dans un navire aux ailes blanches.
— C’est ridicule, s’écria Laurana. Théros, tu ne leur as pas parlé des draconiens ?
— Si, mais je crains que les circonstances ne plaident pas en votre faveur : Les Kaganestis ont repérer le dragon blanc au-dessus du navire, mais ils ne vous ont pas vu l’abattre. Ils ont fini par accepter de nous laisser traverser leurs terres, mais ils ne feront rien pour nous. Silvara et moi, nous nous sommes portés garants de votre conduite.
— Que viennent faire les draconiens par ici ? interrogea Laurana. Sont-ils avec l’armée ? L’Ergoth du Sud aurait-il été envahi ? Si c’est le cas, nous ferions mieux de rebrousser chemin…
— Non, je ne crois pas, répondit Théros. Si le Seigneur des Dragons voulait envahir l’île, il aurait envoyé des milliers de soldats et ses dragons. Là il s’agit plutôt des patrouilles chargées de semer le trouble pour dresser les elfes les uns contre les autres. Les seigneurs draconiens comptent faire l’économie d’une campagne en les poussant à s’entretuer.
Silvara les conduisit sur le sentier qui menait aux collines. La pente devint très vite raide. Théros déclara qu’il fallait s’en remettre à Silvara, car il n’était jamais allé aussi loin en amont du fleuve. Laurana ne parut guère satisfaite de la tournure des événements. Elle se doutait qu’il y avait quelque chose entre son frère et l’elfe sauvage depuis qu’elle avait surpris entre eux un sourire de connivence.
La jeune fille avait troqué ses nippes contre une tunique et un pantalon de peau souple. Ses cheveux, lavés et retenus au sommet de la tête, lui tombaient en cascades argentées jusqu’à la taille, illustrant parfaitement le nom qu’elle portait.
Au coucher du soleil, le groupe arriva devant une caverne.
— Nous allons passer la nuit ici, dit Silvara. Nous avons dû semer nos poursuivants ; peu de gens connaissent ces montagnes aussi bien que moi. Mais par prudence, mieux vaut ne pas allumer de feu.
La nuit se passa calmement. Au petit matin, il neigeait un peu. Tass se glissa dehors pour aller voir ce qui se passait. Il revint précipitamment à l’intérieur de la caverne, un doigt sur les lèvres, et fit signe aux compagnons de le suivre.
Les empreintes qu’il leur montra étaient si fraîches que la neige ne les avait pas encore recouvertes. Chacun reconnut la trace de bottes d’elfes.
— Ils ont dû nous dépasser pendant la nuit, dit Silvara. Ne restons pas ici. Ils s’apercevront vite qu’ils ont perdu notre piste, et vont retourner sur leurs pas. Partons.
— Cela ne changera pas grand-chose, grommela Flint en montrant les empreintes qu’il venait de laisser dans la neige fraîche. Autant les attendre confortablement, cela nous évitera de la peine. Il est impossible de partir sans laisser d’indices !
— Nous ne pouvons pas cacher nos traces, mais nous pouvons gagner du temps et mettre quelques lieues de distance entre eux et nous.
— Peut-être, fit Dirk en dégainant son épée.
Laurana prit Sturm par le bras.
— Il faut éviter que le sang soit versé ! lui dit-elle, affolée par l’attitude du chevalier.
— Nous laisserons pas ton peuple nous empêcher d’emmener l’orbe à Sancrist !
— Je sais, dit-elle en rentrant avec les autres dans la caverne.
Tous étaient prêts à partir. Debout sur le seuil, Dirk s’impatientait.
— Allez-y ! Je vous rejoindrai, dit Laurana, qui ne voulait pas qu’on la voie pleurer. J’arrive !
Dirk ne se le fit pas dire deux fois. Théros, Sturm et compagnie passèrent sans se presser devant elle en la regardant d’un air gêné.
Laurana ne pouvait chasser l’image de la main de Dirk posée sur son épée. Non, ce n’est pas possible. Je ne peux pas me battre contre les miens. Si cela arrive un jour, les dragons auront vraiment gagné. Je préfère mourir…
Elle entendit un bruit derrière elle. Elle se retourna, la main sur son arme.
— Silvara ! s’exclama-t-elle, surprise. Je te croyais déjà partie. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Rien… Je prends seulement mes affaires, répondit l’elfe du fond de la caverne.
L’orbe, qui reposait dans un coin s’anima d’une lueur insolite. Avant que Laurana ait pu approcher, Silvara le couvrit de sa cape.
— Il faut se dépêcher, pressa-t-elle. Je suis désolée de te retarder…
— Un instant, dit Laurana en s’approchant du fond de la caverne.
L’elfe sauvage la retint au passage.
— Dépêchons-nous, dit-elle d’un ton presque impétueux, la main fermée sur le bras de Laurana.
— Lâche-moi !
Laurana avança au fond de la caverne mais ne vit rien qui lui parût digne d’intérêt. Un simple amas de brindilles et de charbon de bois parmi les cailloux. Si c’était un signal, il était vraiment sommaire ! Elle donna un coup de pied dans le tas.
— Voilà ! dit-elle à Silvara. Message ou pas, il sera difficile à déchiffrer pour tes amis.
Elle s’attendait à une réaction de colère ou de dépit, mais Silvara trembla simplement de tous ses membres. Elle regardait Laurana d’un air anxieux.
— Laurana, dépêche-toi ! cria Théros.
Elles sortirent de la caverne. Quelle idiote je suis ! Comme nous avons été stupides ! Avant que Silvara le recouvre, l’orbe draconien a brillé étrangement, je l’ai vu !
Une flèche siffla dans l’air vif du matin et vint se ficher dans un arbre à quelques pouces de la tête de Dirk.
— Les elfes ! Lumlane, ils attaquent ! cria le chevalier en dégainant son épée.
— Non ! Nous ne nous battrons pas ! Pas question de tuer !
— Tu es folle ! vociféra Dirk en se dégageant de Laurana, qui avait bondi sur lui.
Une seconde flèche siffla.
— Elle a raison ! renchérit Silvara, revenue sur ses pas. Impossible de se battre ici ! Nous aurons plus de chances de nous défendre si nous réussissons à atteindre le col.
Dirk arracha une nouvelle flèche qui s’était plantée dans sa cotte de mailles.
— Ils ne cherchent pas à nous tuer, dit Laurana. Sinon, nous serions morts depuis longtemps. Il faut filer. De toute façon, nous ne pouvons pas nous battre ici.
— Baisse ton épée, Dirk, ou c’est avec moi que tu devras ferrailler, dit Sturm.
— Tu es un lâche, Lumlane ! Tu fuis l’ennemi !
— Non, je fuis mes amis, répondit Sturm, l’épée toujours brandie. Va-t’en, sinon les elfes devront se contenter de ton cadavre !
Une troisième flèche siffla aux oreilles de Dirk, qui rengaina son épée, la rage au cœur. Le regard qu’il décocha à Sturm en s’engageant dans le sentier était si haineux que Laurana frémit.
Théros, qui fermait la marche, jetait des pierres qui dévalaient la pente à grand bruit. Les tirs avaient cessé.
— Ça ne les arrêtera pas longtemps ! souffla le forgeron en rattrapant Sturm et Laurana.
Au bord du sentier, Tass essayait vainement de relever Flint, qui n’en pouvait plus.
— Il ne nous reste plus que quelques mètres à faire ! pressa Silvara, tirant Laurana. Allez ! Continuez !
Suivis de Tass, trop fatigué pour articuler une parole, Sturm et Théros traînèrent le nain jusqu’au sommet. Épuisé, tous se laissèrent tomber sur la neige, sauf Silvara qui inspecta le pied de la montagne.
D’où tire-t-elle cette force ? se demanda Laurana.
Silvara se retourna vers eux.
— Nous devons nous séparer, dit-elle avec autorité.
Laurana la fixa sans comprendre.
— Pas question, fit Gilthanas en essaya de se relever.
— Écoutez-moi ! ordonna-t-elle. Les elfes nous suivent de si près qu’ils nous rattraperont sûrement. Nous serons obligés de nous battre ou de nous rendre.
— Nous nous battrons ! grommela Dirk.
— Il y a une meilleure solution. Toi, chevalier, tu partiras pour Sancrist seul avec l’orbe. Nous nous occuperons de nos poursuivants.
Ils regardèrent Silvara sans mot dire. Devant l’expression de Dirk, qui s’était éclairée, Sturm et Laurana échangèrent un coup d’œil inquiet.
— C’est une trop lourde responsabilité pour une seule personne, objecta Sturm. Il faudrait qu’un deuxième…
— Tu veux parler de toi, Lumlane, bien entendu ? coupa Dirk.
— Évidemment, si quelqu’un doit t’accompagner, c’est bien Sturm ! trancha Laurana.
— Je peux vous faire un plan des chemins de la montagne, proposa Silvara. La route est assez bonne, et l’avant-poste des chevaliers ne se trouve qu’à deux jours de marche.
— Comme nous ne pouvons pas voler jusqu’à cet avant-poste, protesta Sturm, les elfes retrouveront nos traces, et les vôtres. Ils sauront que nous nous sommes séparés.
— Nous pourrions déclencher une avalanche, proposa Silvara. J’en ai eu l’idée en voyant Théros jeter des pierres.
— Je connais un moyen de déclencher une avalanche par magie, dit Gilthanas. Elle couvrira toutes les traces.
— Pas toutes ! Il faut en laisser quelques-unes du groupe, pour qu’ils puissent le suivre, fit remarquer Silvara.
— Mais où irons-nous ? demanda Laurana. Je n’ai pas l’intention d’errer au hasard dans la nature.
— Je sais où aller, répondit Silvara en baissant les yeux. Il s’agit d’un endroit secret, que mon peuple est seul à connaître. Je vous y conduirai. Mais il faut se dépêcher !
— J’emmènerai seul l’orbe draconien à Sancrist, déclara Dirk. Le groupe a besoin d’un guerrier, Sturm partira avec vous.
— Nous ne manquons pas de guerriers, lui rappela Laurana. Nous avons Théros, mon frère et le nain. Quant à moi, j’ai toujours pris part au combat…
— Moi aussi ! glapit Tass.
— Et le kender ! De toute façon, il ne faut pas que le sang coule. C’est à Sturm qu’appartient la décision. Il agira selon sa conscience ; pour ma part, je pense qu’il devrait accompagner Dirk.
— Je suis d’accord avec toi, marmonna Flint. Après tout, nous ne prenons pas autant de risques qu’eux, puisque nous n’aurons pas l’orbe. Et c’est cela que veulent les elfes.
— Oui, acquiesça Silvara, sans l’orbe, nous courrons moins de dangers que les chevaliers.
— Alors ma décision est prise, dit Sturm. J’accompagnerai Dirk à Sancrist.
— Et si je t’ordonnais de rester ? demanda Dirk.
— Tu n’as pas d’ordre à me donner. Aurais-tu oublié que je n’ai pas été sacré chevalier ?
Un silence pesant accueillit la remarque.
— Non, je suis loin de l’avoir oublié, répliqua Dirk, et si cela ne tenait qu’à moi, tu ne le serais jamais !
Sturm tressaillit comme si Dirk l’avait souffleté.
Les deux hommes chargèrent leurs paquetages. Laurana s’avança vers eux.
— Tu pourrais venir avec nous, lui proposa Sturm. Tanis sait que nous allons à Sancrist, et il fera son possible pour y être.
— C’est vrai ! dit Laurana, les yeux brillants. Ce n’est pas une mauvaise idée. (Son regard revint à Silvara, qui, les yeux fermés, semblait entrer en communication avec l’Au-delà.) Non, Sturm, il faut que je reste près d’elle. Il y a quelque chose qui cloche. Je ne comprends pas… Mais revenons à Dirk. Pourquoi insiste-t-il pour partir seul ? Flint a raison : si les elfes vous capturent, ils n’hésiteront pas à vous tuer.
— Quelle question ! Le seigneur Dirk Gardecouronne, après avoir bravé d’innombrables dangers, accomplit sa périlleuse mission et rapporte l’orbe tant convoité… ! Tu imagines ! fit Sturm en haussant les épaules.
— Mais l’enjeu est capital, protesta Laurana.
— Tu as raison, Laurana. Beaucoup de choses sont en jeu… Bien plus que tu ne crois. En particulier le commandement suprême des Chevaliers de Solamnie ! Je n’ai pas le temps de te l’expliquer maintenant…
— Allons, Lumlane, si tu tiens à venir, c’est tout de suite !
Sturm s’inclina devant Laurana avec l’élégance qui lui était coutumière.
— Bon voyage, mon ami, répondit-elle en lui sautant au cou.
Il déposa un baiser sur le front de la jeune elfe.
— Nous remettrons l’orbe aux sages, qui sauront l’étudier. Le Conseil de Blanchepierre doit se réunir sous peu. Les elfes y assisteront, puisqu’ils ont leur mot à dire. Viens le plus tôt possible, Laurana, ta présence est indispensable.
— J’y serai, si les dieux le veulent, répondit-elle, les yeux fixés sur Silvara qui tendait l’orbe à Dirk.
Le visage de l’elfe sauvage prit une expression d’intense soulagement lorsque le chevalier se fut engagé.
Sturm fit un signe d’au revoir et lui emboîta le pas.
Laurana fit un pas dans leur direction.
— Attendez ! cria-t-elle. Il faut emmener la Lancedragon.
— Non ! fit Silvara en essayant de la retenir.
— Qu’est-ce qu’il te prend ? Pourquoi leur as-tu suggéré de partir ? Pourquoi es-tu si pressée que nous nous séparions ? Pourquoi l’orbe, et pas la Lancedragon ?
Silvara haussa les épaules et ne répondit pas. Laurana se sentit dominée par l’éclat intense de ses yeux bleus. Elle lui rappelait terriblement Raistlin.
Gilthanas considérait lui aussi l’elfe sauvage avec perplexité. La mine sérieuse, Théros regarda Laurana, comme pour dire qu’il commençait à partager ses doutes. Mais leur sort était entre les mains de Silvara. Subjugués, ils ne firent pas un geste. L’elfe sauvage se dirigea calmement vers le sac que Laurana avait laissé par terre et en tira le morceau de lance brisée.
— Lancedragon restera avec moi, dit Silvara en parcourant le groupe d’un regard hypnotique. Et vous aussi.
Derrière eux, l’avalanche déclenché par Gilthanas dévala la montagne comme une nappe blanche qui recouvrit leurs traces.
Sous la conduite de Silvara, les compagnons s’étaient engagés en direction de l’est. Pour masquer l’absence des deux chevaliers, ils prenaient de telles précautions à chaque pas que Laurana s’en irrita.
— Ne t’inquiète pas, ils n’auront aucun mal à nous suivre, dit Silvara.
— Comment peux-tu être aussi sûre de toi ?
— Parce qu’ils savent où nous allons. Tu ne t’étais pas trompée en pensant que je leur avais laissé des indices. Sous les brindilles et le charbon de bois que tu as dispersés d’un coup de pied, il y a une carte que j’ai tracée en vitesse. Quand ils la trouveront, ils penseront que je l’ai dessinée pour vous expliquer le chemin. Elle sera encore plus crédible avec les brindilles.
La voix de Silvara s’était adoucie lorsque son regard rencontra celui de Gilthanas. Il détourna la tête. L’elfe sauvage pâlit.
— Je ne l’ai pas fait sans raison, plaida-t-elle. Dès que j’ai vu leurs traces devant la caverne, j’ai su qu’il fallait se séparer. Il faut me croire !
— Et l’orbe ? Qu’as-tu essayé de faire ? demanda Laurana.
— Mais… rien, hésita Silvara. Il faut me croire !
— Je ne vois pas pourquoi, répliqua froidement Laurana.
— Je n’ai rien fait de mal…
— Qui nous dit que tu n’as pas attiré les chevaliers et l’orbe dans un piège mortel ? insista Laurana.
— Ce n’est pas vrai ! s’écria Silvara. Croyez-moi. Ils ne risquent rien. Il fallait sauver l’orbe, qui ne doit pas tomber entre les mains des elfes. Voilà pourquoi je les ai éloignés, et pourquoi je vous ai aidés à fuir ! (Elle huma l’air à la façon d’un animal.) Venez, nous n’avons que trop traîné !
— Encore faut-il que nous voulions te suivre ! lança Gilthanas. Que sais-tu de cet orbe ?
— Ne me demande pas ça ! répondit Silvara d’une voix triste.
Ses yeux bleus exprimaient un tel amour que Gilthanas détourna le regard. Elle le prit par le bras et lui parla d’une voix tendre.
— Je t’en prie, shalori, bien-aimé, aie confiance en moi ! Souviens-toi de notre conversation, au bord du fleuve. Tu disais t’être mis hors la loi par fidélité à tes convictions. Je t’ai dit que je te comprenais, parce que j’avais fait la même chose. Tu ne me croyais pas ?
— Je t’ai crue, répondit-il après un silence. Nous te suivrons. Viens, Laurana.
Bras dessus, bras dessous, Silvara et Gilthanas gagnèrent le sentier enneigé.
Laurana regarda ses compagnons. Ils évitèrent son regard. Ce fut Théros qui rompit le silence.
— Jeune femme, dit le forgeron, cela fait cinquante ans que je suis au monde. Cela n’impressionne pas beaucoup les elfes, je sais. Mais pour nous, les humains, le temps que nous vivons compte de manière décisive. Eh bien je t’assure que ces deux-là s’aiment autant qu’il est possible ! Un amour pareil n’a rien de maléfique. Alors, je suis prêt à les suivre jusque dans l’antre d’un dragon.
Le forgeron fit un pas vers le sentier.
— J’ai tellement froid aux pieds que je les suivrais dans l’antre d’un dragon pour me réchauffer les orteils ! déclara Flint. Allez, viens, on y va, ajouta-t-il, tirant Tass dans son sillage.
Laurana resta toute seule. Elle savait qu’elle les suivrait ; il n’y avait rien d’autre à faire. Elle ne demandait qu’à croire Théros. Pour une fois, il était bon de penser qu’il en allait ainsi dans le monde. Elle s’était trompée sur beaucoup de choses.
Pourquoi ne se serait-il pas agi d’amour entre les deux jeunes gens ?
Après avoir franchi le col, ils descendirent une forte pente. Aux rochers couverts de glace succédèrent des arbres décharnés, puis une forêt. Ils arrivèrent dans une vallée envahie par un brouillard d’une telle densité qu’on l’aurait cru palpable. Main dans la main pour ne pas se perdre, ils suivirent la chevelure d’argent de Silvara qui leur servait de repère.
Bientôt le sol s’aplanit. Ils devaient être dans une clairière tapissée de feuilles mortes et de mousse.
— Nous sommes dans le Val de Brumasil, expliqua Silvara, un des plus beaux endroits de Krynn avant le Cataclysme. Mais sa beauté n’est plus qu’un souvenir. Jadis une forteresse visible à des lieues à la ronde s’élevait au-dessus du brouillard. La nuit, la lune d’argent et la lune rouge l’irradiaient à travers la brume. Des pèlerins venaient de tous les coins de Krynn. Enfin… (Elle s’ébroua.) Nous bivouaquerons ici cette nuit.
— Quels pèlerins ? demanda Laurana en déchargeant son sac.
— Je n’en sais rien, répondit Silvara. Des légendes de chez nous… Je crois que personne ne vient plus ici depuis longtemps.
Elle ment, pensa Laurana. La voix douce et grave de Silvara semblait étrangement criarde dans l’atmosphère feutrée des bois. Le brouillard était oppressant. Les compagnons se couchèrent dans un silence troublé par le seul bruit des gouttes d’eau tombant sur le feuillage.
— Dormez, maintenant ! Car au zénith de la lune d’argent, il faudra partir, dit Silvara en s’étendant près de Gilthanas. Je vous réveillerai.
— Quand nous serons de retour de Sancrist, après le Conseil de Blanchepierre, nous nous marierons, lui dit Gilthanas.
Silvara ne répondit pas.
— Ne t’inquiète pas pour mon père, continua le jeune seigneur en caressant ses cheveux argentés qui brillaient dans la nuit. Il sera furieux au début, mais je suis le plus jeune, et personne ne se soucie vraiment de ce que je deviens. Porthios fera un scandale, mais qu’importe ! Nous ne vivrons pas avec les Silvanestis. Je ne sais pas comment cela se passe chez vous ; je peux apprendre. Je suis bon tireur à l’arc. J’aimerais que nos enfants grandissent dans la nature, heureux et libres… Mais Silvara… tu pleures !
Il la serra contre lui et sourit. Qu’avait-il dit de si terrible ? Les femmes étaient des créatures étranges…
— Calme-toi, tout ira bien. Dors, maintenant, murmura-t-il à son oreille.
Les compagnons furent aveuglés par la lumière d’une torche. C’était Silvara qui les réveillait.
— Nous avons besoin de nous éclairer, n’ayez pas peur, dit-elle pour prévenir les objections. Ce val est coupé du monde. Il y a bien longtemps, on y accédait par un chemin menant à l’avant-poste des chevaliers, et par un autre conduisant au pays des ogres. Les deux n’existent plus depuis le Cataclysme. Je vais vous guider sur un sentier que je suis seule à connaître.
— Toi et ton peuple, lui rappela sèchement Laurana.
— Oui, mon peuple aussi…, répondit Silvara, toute pâle.
— Où nous emmènes-tu ? insista Laurana.
— Vous le verrez sans tarder. Nous y serons dans une heure.
Les compagnons dévisagèrent Laurana d’un air perplexe. Qu’ils aillent au diable ! pensa-t-elle.
— Ne me regardez pas comme ça ! fulmina-t-elle. Que voulez-vous donc faire ? Rester ici à attendre dans le brouillard…
— Je ne suis pas une traîtresse ! dit Silvara, découragée. Je vous en prie, accordez-moi encore un peu de votre confiance.
— Allons-y ! Nous te suivons, répondit Laurana.
Le brouillard semblait s’épaissir au fur et à mesure qu’ils avançaient. Pas un cri de bête ou d’oiseau ne venait rompre le silence. C’était toujours les mêmes hautes herbes qu’ils foulaient sans les voir.
Silvara fit halte sans prévenir.
— Nous sommes arrivés, dit-elle en levant sa torche.
Les compagnons distinguèrent devant eux une masse escamotée par la brume. Silvara avança de quelques pas ; ils entendirent un bruit d’eau bouillonnante. L’air devint chaud, puis suffocant.
— Des sources chaudes ! s’exclama Théros, comprenant soudain où il se trouvait. Voilà la raison de ce brouillard. Et cette forme sombre…
— C’est le pont qui enjambe les sources, dit Silvara en approchant la torche. On l’appelle le Pont du Passage.
Le pont était un arceau de marbre blanc sculpté de personnages. On y reconnaissait des chevaliers évoluant symboliquement au-dessus des nuées de brouillard. Il était si ancien, que Flint ne sut reconnaître sa facture. Les humains, les elfes et les nains n’étaient pour rien dans la création de ce merveilleux édifice. Qui donc l’avait construit ?
Le nain constata l’absence de rambarde de chaque côté.
— Nous ne pourrons jamais traverser là-dessus ! dit Laurana. Nous voilà dans un cul-de-sac.
— Nous pouvons traverser, dit Silvara, car nous sommes appelés à le faire.
— Appelés ? répéta Laurana, excédée. Par qui ?
— Attendez un peu ! dit Silvara.
Ils obéirent les yeux fixés sur les tourbillons d’eau, puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire.
— Voici Solinari, déclara Silvara.
Elle jeta sa torche dans les flots. Les compagnons furent plongés dans l’obscurité. Gilthanas appela Silvara, mais elle avait disparu, comme engloutie en même temps que la torche.
Le brouillard se mit à scintiller, éclairant les contours d’une silhouette : Silvara se tenait debout devant le pont, les mains tendues vers le ciel.
La brume se déchira. La lune d’argent apparut, étincelante au milieu des étoiles.
Silvara entonna une formule magique.
Peu à peu, le clair de lune enveloppa l’elfe sauvage. Sa lumière argentée illumina les flots qui roulaient au-dessous d’elle.
Elle redonnait vie aux chevaliers sculptés dans leur éternité de marbre !
Mais ce n’est pas cette beauté irréelle qui troublait les compagnons. Le visage tendu, les larmes aux yeux, ils se serrèrent les uns contre les autres.
Dressé comme s’il allait décrocher la lune, un gigantesque dragon sculpté dans le roc les dominait de toute sa hauteur.
— Où sommes-nous tombés ? demanda Laurana d’une voix brisée.
— Quand vous aurez franchi le Pont du Passage vous vous trouverez devant le Monument du Dragon d’Argent, répondit Silvara. Il est le gardien du tombeau de Huma, ancien roi de Solamnie.
Sous la lumière de Solinari, le Pont du Passage resplendissait comme un joyau au-dessus des flots du Val Brumasil.
— Vous n’avez rien à craindre, répéta Silvara. La traversée du pont n’est périlleuse que pour les pilleurs de tombes.
Les compagnons n’étaient pas rassurés pour autant. Silvara avança la première, confiante et légère, suivie des autres, plus lents et circonspects.
Quand chacun eut franchi le pont, la tension se relâcha. Laurana ne put s’empêcher de questionner l’elfe sauvage :
— Pourquoi nous as-tu amenés ici ?
— Tu ne me fais toujours pas confiance ?
Laurana hésita à répondre. Le grand dragon de pierre, la gueule ouverte, les surplombait de ses ailes déployées, sa patte géante tendue vers eux.
— Tu t’es débarrassée de l’orbe pour nous emmener voir un monument consacré à un dragon ! Que veux-tu que je pense ? Tu veux nous montrer ce que tu prétends être le tombeau de Huma. Mais personne ne sait s’il a réellement existé ou s’il s’agit d’une légende. Qu’est-ce qui prouve que c’est sa sépulture ? Est-ce là que repose son corps ?
— Non, bredouilla Silvara. Le corps a disparu, ainsi que…
— Ainsi que… ?
— … La lance dont il s’est servi pour tuer le Dragon de Toutes les Couleurs et d’Aucune, la Lancedragon, acheva Silvara dans un soupir. Entrons à l’intérieur, nous y passerons la nuit. Demain matin, tout deviendra clair, je te le promets.
— Je ne vois pas en quoi demain…, commença Laurana.
— Rentrons à l’intérieur ! dit Gilthanas avec fermeté. Laurana, tu te conduis comme une enfant gâtée ! Pourquoi veux-tu que Silvara nous mette en danger ? S’il y avait un dragon, tout le monde le saurait ! Il y a longtemps qu’il aurait détruit toute vie sur cette île. Cet endroit ne dégage rien de maléfique. Au contraire, il en émane une sorte de sérénité. C’est une cachette parfaite ! Les elfes sauront vite que l’orbe est arrivé à Sancrist. Ils renonceront à nous poursuivre, et nous pourrons partir. N’est-ce pas, Silvara ? Nous sommes bien venus ici pour cette raison ?
— Oui…, c’est ainsi que doit se dérouler mon plan. À présent, venez tant que brille la lune d’argent. Quand elle aura disparu, nous ne pourrons plus entrer dans le tombeau.
Aussi peu convaincue par la tirade de Gilthanas que par les réponses embarrassées de Silvara, Laurana suivit le mouvement d’un pas réticent. Seule la curiosité la motivait. Tass, qui s’était précipité en avant, les interpella.
— Raistlin ! l’entendirent-ils crier d’une voix étranglée. Il s’est transformé en géant !
— Le kender est devenu fou, dit Flint d’un ton satisfait. Je le savais…
Les compagnons accoururent. Le kender gigotait sur place en désignant sa trouvaille.
— Par la barbe de Reorx ! s’exclama Flint. C’est vraiment Raistlin !
Une statue à l’effigie du jeune mage, plus vraie que nature, s’élevait au-dessus d’eux. Il n’y manquait ni l’expression de cynisme amer, ni les pupilles en forme de sabliers.
— Et là, c’est Caramon ! s’écria Tass.
Quelques pieds plus loin se dressait une statue du guerrier.
— Et voilà Tanis…, murmura craintivement Laurana. Par quel malheureux sortilège…
— Rien de maléfique, corrigea Silvara, à moins que tu aies des intentions néfastes. Dans ce cas, tu serais en présence des effigies de tes plus redoutables ennemis. Terrorisée, tu n’oserais aller plus loin. Mais ces statues sont celles de vos amis. Donc, vous passerez sans encombre.
— J’ai peine à compter Raistlin au nombre de mes amis, marmonna Flint.
— Je peux en dire autant, ajouta Laurana.
Elle passa en tremblant devant le mage en robe d’obsidienne. Des images précises du cauchemar du Silvanesti lui revinrent à la mémoire. Elle s’aperçut qu’elle était entourée d’un cercle composé des effigies de ses amis, au milieu duquel se dressait un petit temple.
C’était un simple édifice rectangulaire, décoré d’une fresque des chevaliers armés de lancedragons qui chargeaient d’énormes monstres figés dans un cri d’agonie.
— Ce temple a abrité le corps de Huma, expliqua Silvara.
Sous la pression de ses doigts, les portes de bronze s’ouvrirent sans bruit. Les compagnons, assis sur les marches, attendaient dans l’incertitude. Mais l’endroit n’avait rien d’inquiétant.
Ce temple rappela à Laurana le tombeau de la garde royale du Sla-Mori et la terreur que lui avait inspirée les spectres guerriers, gardiens du roi Kith-Kanan.
Mais ici dominait la tristesse laissée par le vide d’une victoire chèrement acquise.
Un par un, les compagnons pénétrèrent dans le tombeau. Les portes se refermèrent, les plongeant dans l’obscurité.
Une lumière jaillit. Laurana se demanda d’où Silvara avait sorti la torche qu’elle venait d’allumer.
Une stèle vide se dressait au centre de la crypte. Du chevalier Huma, ne restait que le bouclier et l’épée. Impressionnés par la solennité du lieu, les compagnons observèrent un silence respectueux.
— J’aurais aimé que Sturm soit là, murmura Laurana, les larmes aux yeux. Ce doit être vraiment la sépulture de Huma. Pourtant…
Un malaise la gagnait insidieusement. Ce n’était pas de la peur, mais une sensation qu’elle avait éprouvée dès qu’ils étaient entrés dans le Val Brumasil : une pression.
Silvara alluma les torches suspendues aux murs. Des rangées de bancs s’alignaient autour de la pièce, au fond de laquelle s’élevait un petit autel de pierre. Il était orné des symboles de la chevalerie : la couronne, la rose, le martin-pêcheur. Des pétales de roses et des plantes desséchées depuis des siècles répandaient encore leur parfum. Sous l’autel, une grande plaque de fer avait été enchâssée dans le dallage.
Curieuse, Laurana se pencha avec intérêt sur la plaque. Théros la rejoignit.
— Qu’y a-t-il là-dessous, à ton avis ? Un puits ? demanda-t-elle.
— Voyons voir, marmonna le forgeron.
Théros prit l’anneau à pleine main et tira de toutes ses forces sur la plaque. Elle laissa échapper un bruit de soufflet puis glissa sur les dalles en crissant.
— Qu’as-tu fait ? interrogea Silvara, qui s’était retournée d’un bond.
Théros tressaillit en entendant le son criard de sa voix. Inquiète, Laurana recula d’un pas.
— Ne vous approchez pas ! avertit Silvara d’une voix tremblante. Éloignez-vous ! C’est dangereux !
— Comment le sais-tu ? demanda froidement Laurana, qui avait repris ses esprits. Personne n’est entré ici depuis des années. C’est bien ça ?
— Oui, répondit Silvara en se mordant les lèvres. Je le sais par les légendes…
Laurana se campa au bord du trou. Même avec la torche, on ne voyait rien.
— Je ne crois pas que ce soit un puits, dit Tass.
— Ne t’approche pas, je t’en supplie ! implora de nouveau Silvara.
— Elle a raison, petit voleur ! dit Théros en retenant le kender par le collet. Si tu tombes là-dedans, tu peux te retrouver de l’autre côté du monde.
— Vraiment ? s’étonna Tass, enthousiaste. Je me demande à quoi cela ressemble. Y a-t-il des gens là-bas ? Sont-ils comme nous ?
— Pas comme les kenders, j’espère ! grommela Flint. Sinon, ils sont certainement tous cinglés. D’ailleurs, chacun sait que le monde repose sur l’Enclume de Reorx. Ceux qui tombent de l’autre côté sont pris entre son marteau et le monde qu’il est en train de forger. Des gens, de l’autre côté ? Tu parles ! s’esclaffa-t-il bruyamment.
Théros remit la plaque en place. Flint tira Laurana par la manche :
— Tu sais, je connais la maçonnerie. Eh bien, je trouve qu’il y a quelque chose de bizarre dans tout ça. Le tombeau et les statues ont été exécutés par des hommes, il y a fort longtemps…
— Assez longtemps pour que ce soit vraiment le tombeau de Huma ?
— Sans aucun doute ! Mais la grosse bête, dehors, chuchota-t-il en faisant un geste en direction de la statue du dragon, n’est pas l’œuvre des hommes, ni des elfes, ni des nains. (Laurana, préoccupée, semblait ne pas comprendre.) C’est une œuvre si ancienne, que tout le reste, comparé à elle, est carrément moderne.
Laurana commença à réaliser et ouvrit de grands yeux. Satisfait, Flint hocha la tête d’un air solennel.
— Aucun bipède vivant sur Krynn n’aurait pu sculpter cette falaise ! insista-t-il.
— Cela devait être une créature d’une force extraordinaire, murmura Laurana, une gigantesque créature…
— Avec des ailes…
— Avec des ailes, répéta-t-elle dans un souffle.
Elle s’arrêta, entendant psalmodier ce qui ne pouvait être qu’une formule magique.
En chantonnant Silvara émiettait des pétales de roses devant l’autel.
Laurana tenta de lutter contre l’engourdissement qui l’envahissait. Elle tomba à genoux, et heurta en jurant un banc de pierre. Entre ses paupières alourdies, elle aperçut Théros étendu sur le dallage, non loin de son frère, qui vacillait sur ses jambes. À côté d’elle, le nain ronflait déjà.
Sa dernière perception fut le bruit sec et métallique d’un bouclier qui avait dû heurter le sol. L’air était devenu oppressant, comme saturé du parfum des roses…
Lorsque Tass entendit l’incantation de Silvara, il réagit instinctivement en se mettant à l’abri sous le bouclier de la stèle. Après l’avoir bruyamment refermé sur lui comme un couvercle, il attendit que la psalmodie s’achève.
Quand le silence se fit, il patienta quelques instants, s’attendant à être changé en crapaud ou en torche vivante, enfin en quelque chose d’intéressant. Ce fut en vain, car rien ne se produisit. Taraudé d’ennui, il se décida à sortir de sa cachette.
Tous ses amis étaient endormis ! C’était donc ça, le sort de Silvara ! D’ailleurs, où était-elle passée ?
Était-elle allée quérir un monstre qui les dévorerait tous ?
Mais il la découvrit accroupie sur le seuil, se lamentant sur son sort.
— Comment vais-je me sortir de là ? gémissait-elle. Je les ai conduits jusqu’ici. N’est-ce pas suffisant ? Non ! J’ai éloigné l’orbe. Ils ne savent pas s’en servir. Je dois rompre mon serment ! Comme tu le dis, ma sœur, c’est à moi de choisir. Mais c’est si difficile ! Je l’aime…
Elle se prit la tête entre les mains et sanglota à fendre l’âme. Le kender, qui avait un cœur d’or, fut sur le point d’aller la consoler. Il se ravisa en se rappelant les paroles de l’elfe sauvage, qui n’étaient pas vraiment rassurantes.
Je ferais mieux de filer avant qu’elle se rende compte que j’ai résisté à son sort, se dit-il.
Malheureusement, Silvara bloquait la porte. Le trou ! Théros l’avait refermé mais il pouvait forcer un interstice entre la pierre et la plaque.
Après un dernier coup d’œil à Silvara, il se coula silencieusement dans l’orifice qu’il venait de se ménager.
Les échelons, trop espacés pour les petites jambes d’un kender, furent pénibles à descendre. Évidemment, tout a été construit pour les humains, songea-t-il avec irritation. Personne ne pense jamais aux petits !
Il était tellement furieux qu’il remarqua les diamants au moment où il eut le nez dessus.
— Par la barbe de Reorx ! s’exclama-t-il, empruntant à Flint ce juron qu’il adorait.
Six splendides diamants couverts de mousse étaient encastrés dans le mur du tunnel.
— Quelle idée de cacher d’aussi magnifiques joyaux dans un endroit pareil ?
Il tendit la main vers la pierre la plus proche.
Un courant d’air de la puissance d’un ouragan emporta le kender comme un fétu de paille. Tass vit la lumière diminuer jusqu’à devenir aussi petite qu’une tête d’épingle. Il se demanda s’il était aux prises avec le marteau de Reorx quand, brusquement, il cessa de tomber dans le vide. Le souffle le poussa latéralement le long d’un autre couloir. Il se sentit happé vers le haut ! Quelle sensation singulière !
Comme c’était excitant ! Il tendit les bras, et constata avec satisfaction qu’il prenait de la vitesse.
Et si j’étais mort ? songea-t-il soudain. Je suis mort, c’est pourquoi je suis plus léger que l’air. Mais non, puisque je peux agiter les bras ! Magnifique !
Ah ! voilà de la lumière !
Il se rendit compte qu’il était dans un tunnel beaucoup plus long que l’autre.
— La tête de Flint quand je vais lui raconter ça !
Le souffle faiblit peu à peu. Tass était arrivé au bout du couloir. Il se trouvait au ras d’une salle éclairée par des torches. À ses pieds, s’élevait un escalier conduisant à une galerie.
Qui avait allumé ces torches ? Se trouvait-il dans le tunnel du tombeau ou dans le roc sculpté en forme de dragon ? Pour plus de sûreté, il sortit son petit couteau et commença à gravir les marches.
— Par la barbe de Reorx ! Regardez-moi ça !
Le kender, qui n’était pas vraiment un esthète, fut ébloui. Une fresque colorée ornait le mur qui lui faisait face. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Si ! Cette peinture lui rappelait quelque chose. Mais quoi… ?
Il s’absorba dans la contemplation de dragons de toutes les couleurs assaillant des villes qui s’écroulaient au milieu des flammes tandis que les gens fuyaient, épouvantés. Comme à Tarsis.
— La Montagne du Dragon ! s’exclama-t-il en reconnaissant sur une autre peinture la coupe transversale de la gigantesque sculpture. Une belle carte ! Ah ! je vois maintenant où je suis.
D’un coup d’œil, il inspecta les lieux pour s’orienter.
— C’est la gorge du dragon, dit-il en suivant du doigt le dessin de la carte. C’est pourquoi cette pièce a une forme bizarre. Voilà le grand escalier… et la galerie dans laquelle je me trouve ! Je comprends comment j’ai atterri ici. Mais par les dieux, qui a bien pu construire un truc pareil ?
Tass poursuivit l’examen des étonnantes peintures murales. À sa droite, des dragons rouges, des bleus des noirs et des blancs se battaient avec des dragons dorés et argentés.
— Maintenant, je me rappelle ! s’exclama-t-il, aux anges.
Il se mit à sauter comme un poisson hors de l’eau, en poussant force cris de joie.
— Je me souviens ! Je me souviens ! À Pax Tharkas, Fizban m’a montré une peinture où il y avait des dragons. Je sais qu’il existe de bons dragons ! Ce sont eux qui vont nous aider à combattre les méchants ! Il suffit de les trouver. Et voilà les Lancedragons !
— C’est un comble ! grogna quelqu’un derrière le kender. On ne peut même plus dormir tranquille ! Quel boucan ! De quoi réveiller un mort !
Tass fit volte-face, le couteau brandi. Il n’était pas seul !
Un personnage en robe sombre émergea d’un recoin obscur de la pièce. Il s’étira, et se dirigea sur le kender. Dans l’impossibilité de battre en retraite, Tass s’abandonna à sa curiosité naturelle et attendit, bouche bée.
Un vieillard avançait vers lui.
Tass lâcha son couteau et prit appui contre la balustrade. Pour la première, et sans aucun doute l’unique fois de son existence, Racle-Pieds resta sans voix.
— F-f-f…
Les mots restaient coincés dans sa gorge.
— Eh bien ! Qu’y a-t-il ? Articule ! vitupéra le vieillard. Tu étais un peu plus bavard, il y a un instant ! Qu’as-tu donc ? Tu ne te sens pas bien ?
— F-f-f…
— Ah ! mon pauvre garçon, je vois ce qui ne va pas. Une extinction de voix ! Embêtant, très embêtant… Attends, je vais arranger ça.
Le vieillard fouilla dans ses poches et en sortit une pièce de monnaie qu’il fourra dans la main de Tass.
— Tiens, prends ça et file ! Va consulter un prêtre…
— Fizban ! cria Tass.
— Où ça ? fit le vieillard en regardant autour de lui. Dis-moi, reprit-il après réflexion, es-tu bien sûr d’avoir reconnu Fizban ? N’est-il pas mort ?
— Moi, je crois que c’est lui…, répondit Tass, ébranlé.
— Alors qu’a-t-il à traîner partout en faisant peur aux gens ! déclara le vieillard, indigné. Il faut que je lui parle. Hé, toi là-bas !
Tass tendit une main tremblante et toucha le bras du : vieil homme.
— Je n’en suis pas absolument certain mais… je crois que tu es Fizban.
— Ah bon ? Je ne me sentais pas dans mon assiette ce matin, – ce doit être le temps –, mais je ne me croyais pas si mal en point. (Il haussa les épaules.) Alors je suis mort. Liquidé ! On ferme la baraque ! (Il se laissa choir sur un banc.) J’ai eu droit à un bel enterrement ? Il y a eu foule, j’espère ? A-t-on tiré les vingt et un coups de canon ? J’ai toujours rêvé d’une salve pour mes funérailles…
— Euh… Eh bien, il s’agissait plutôt d’un hommage funèbre. En fait, nous avons eu beaucoup de mal à retrouver… Comment pourrais-je m’exprimer ?
— Mes restes ? demanda le vieillard avec sollicitude.
— Euh… tes restes, chuchota le kender. Nous avons cherché partout dans des nuages de plumes de poulet… Il y avait cet elfe noir… et Tanis qui disait que nous l’avions échappé belle !
— Des plumes de poulet ! s’exclama le vieillard. Que viennent faire des plumes de poulet dans mes funérailles ?
— C’est-à-dire que… Il y avait toi, Sestun et moi. Tu te rappelles Sestun, le nain des ravins ? Et puis il y avait une grosse chaîne, à Pax Tharkas, et un grand dragon rouge. Nous étions accrochés à la chaîne, le dragon a soufflé dessus et nous sommes tombés… J’ai compris que pour nous, c’en était fini. Nous allions passer. Nous avons fait une chute d’une centaine de pieds, et pendant ce temps-là, je t’entendais chantonner une incantation…
— Je suis un bon magicien, tu sais !
— Hum, sûrement, balbutia Tass. Donc, tu lançais ton sort, « chute de duvet » ou quelque chose dans le genre, quand des milliards de plumes se mirent à pleuvoir…
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— C’est là que tout devient confus. J’ai entendu un cri et un grand bruit sourd. Un éclatement, en fait. Je me suis imaginé que tu t’étais écrasé sur le sol.
— Moi ? Écrasé ? Mais qu’est-ce que tu vas chercher !
— Sestun et moi sommes tombés dans une mer de plumes. Nous t’avons cherché, dit Tass les yeux pleins de larmes à cette pensée, mais en vain… Puis le dragon a frappé, et nous avons filé…
— Ainsi tu m’as laissé enfoui sous un tumulus de plumes ?
— Tu sais, la cérémonie funèbre a été terriblement belle. Lunedor a fait un discours, Elistan aussi. Tu n’as pas rencontré Elistan, n’est-ce pas, mais tu te rappelles Lunedor ? Et Tanis ?
— Lunedor… Ah oui ! Beau brin de fille. Avec un grand type sévère, qui est amoureux d’elle.
— C’est Rivebise ! acquiesça Tass, tout excité. Et Raistlin ?
— Le maigrichon ? Un sacré magicien ! Mais il n’arrivera à rien s’il ne fait pas soigner sa toux.
— Tu es bien Fizban ! s’écria Tass en lui sautant au cou.
Du calme, du calme, dit Fizban, un peu embarrassé. Ça suffit, tu vas froisser ma robe. Arrête de renifler, c’est insupportable. Veux-tu un mouchoir ?
— Non, j’en ai un…
— Bon, voilà qui est mieux. Dis donc, je crois que ce mouchoir est à moi, je reconnais mes initiales…
— Vraiment ? Tu as dû le laisser tomber…
— Je me souvins de toi, maintenant ! s’écria Fizban. Tu es Tass, Tass-quelque chose.
— Tass Racle-Pieds.
— Et moi, je suis… Comment disais-tu, déjà ?
— Fizban.
— Fizban. Eh bien ! dire que je le croyais mort…
— Comment as-tu survécu ? demanda Tass.
Le visage de Fizban prit une expression mélancolique.
— Je ne crois pas vraiment avoir survécu, répondit-il comme pour s’excuser. J’ai bien peur d’en avoir aucune idée. Mais maintenant que j’y pense, depuis ce jour, je n’ai plus réussi à avaler du gibier à plumes. À présent, tu vas me dire ce que tu fais ici.
— Je suis arrivé avec quelques amis. Les autres se promènent je ne sais où, si toutefois ils sont encore vivants, dit Tass.
— Ils le sont, ne t’inquiète pas pour eux, le rassura Fizban.
— Tu crois ? s’exclama Tass, dont le visage s’éclaira. Quoi qu’il en soit, nous avons suivi Silvara…
— Silvara !
Le vieillard avait bondi sur ses jambes. Ses yeux pétillèrent.
— Où est-elle ? Et tes amis, où sont-ils ?
— En bas, balbutia Tass, surpris par le changement qui s’était opéré chez le vieillard. Silvara leur a jeté un sort.
— Un sort… Tu dis qu’elle leur a jeté un sort… C’est ce que nous allons voir ! Viens avec moi.
Il partit à grands pas. Tass dut courir pour le rattraper.
— Où sont-ils exactement ? demanda Fizban devant l’escalier. Sois un peu plus précis !
— Euh… dans le tombeau. Le tombeau de Huma. Enfin, d’après ce que raconte Silvara.
— Hum, au moins nous n’aurons pas à marcher beaucoup !
Fizban dévala l’escalier et pénétra dans le tunnel par lequel Tass était venu. Hors d’haleine, le kender s’agrippa à sa robe. Ils étaient portés par le tourbillon d’air frais qui s’engouffrait dans le couloir.
— En bas ! ordonna Fizban.
Ils furent aussitôt attirés vers le haut. Les cheveux de Tass se dressèrent sur sa tête.
— J’ai dit « En bas » ! vociféra le vieillard en agitant furieusement son bâton.
Le souffle d’air les aspira bruyamment et les entraîna si vite vers le fond que le chapeau de Fizban s’envola. Fasciné, Tass voulut poser des questions. Mais le vieillard lui intima l’ordre de se taire et se mit à marmonner à voix basse en décrivant des signes étranges avec son bâton.
Étendue sur un banc de pierre glacé, Laurana ouvrit les yeux, se demandant où elle était.
Silvara ! Elle se redressa d’un coup et regarda autour d’elle. Flint grommelait en se massant le cou tandis que Théros se relevait, l’air ahuri. Elle vit Gilthanas de dos, debout devant le seuil de la crypte.
Il entendit sa sœur approcher et se retourna, un doigt sur les lèvres.
La tête entre les mains, Silvara pleurait à gros sanglots.
Laurana, sur le point de se mettre en colère, fut désarmée. Elle s’attendait à tout, sauf à cela. Il lui fallait une explication. Elle avança vers l’elfe sauvage.
— Silvara…
La jeune fille leva vers elle un visage inondé de larmes.
— Comment avez-vous pu vous réveiller ? Comment vous êtes-vous libérés de mon sortilège ?
— Laissons cela ! répondit Laurana qui n’en avait aucune idée. Dis-nous plutôt…
— C’est moi qui vous ai réveillés ! claironna une voix grave.
Les compagnons se retournèrent et virent un vieil homme à barbe blanche vêtu d’une robe grise sortir majestueusement du sous-sol de la crypte.
— Fizban ! murmura Laurana sans y croire.
Un bruit mat et sourd rompit le silence. Flint s’était évanoui. Personne n’y prêta attention. Soudain un cri strident s’éleva ; Silvara se jeta sur le sol en gémissant.
Sans un regard pour le nain, Fizban traversa la crypte, s’agenouilla devant elle et la secoua.
— Qu’as-tu fait, Silvara ? demanda-t-il d’un ton sévère.
Laurana se dit qu’elle devait rêver. Cet homme plein d’autorité n’avait pas grand-chose à voir avec le vieux magicien gâteux qu’elle connaissait.
— Qu’as-tu fait, Silvara, parle ! Tu as trahi ton serment !
— Non ! gémit la jeune fille. Non, pas encore.
— Tu as pris une autre apparence, et tu t’es mêlée des histoires des humains. Ce serait déjà amplement suffisant. Mais en plus, tu les as amenés ici !
— Eh bien oui ! s’écria Silvara. J’ai rompu mon serment, du moins étais-je sur le point de le faire. Je les ai amenés ici. Il le fallait ! J’ai vu le malheur et la souffrance. En outre, ils avaient l’orbe…
— Oui, l’orbe, dit doucement Fizban. Un orbe draconien qu’ils ont trouvé au Mur de Glace. Il était en ta possession. Qu’en as-tu fait, Silvara ? Où est-il maintenant ?
— Je l’ai envoyé loin d’ici…
Fizban sembla vieillir d’un seul coup. La mine défaite, il prit appui sur son bâton en soupirant.
— Où ? Où est-il à présent ?
— Sturm l’a emmené à Sancrist, intervint Laurana en tremblant. Est-ce dangereux pour lui ?
— Qui ? demanda Fizban en se tournant vers elle. (Il reconnut Laurana et sourit.) Tiens ! bonjour, ma chère ! Heureux de te revoir. Comment va ton père ?
— Mon père…, balbutia Laurana. Écoute, vieillard, peu importe mon père. Qui…
— Et voilà ton frère ! dit Fizban en tendant la main à Gilthanas. Content de te voir. Toi aussi, dit-il en s’inclinant devant Théros. Bras d’argent ? Ça, par exemple ! Quelle coïncidence ! Théros Féral, n’est-ce pas ? J’ai beaucoup entendu parler de toi. Mon nom est…
Le vieux magicien s’arrêta, les sourcils froncés.
— Fizban, souffla Tass.
— Fizban, répéta le vieillard en hochant la tête.
Laurana crut surprendre un clin d’œil de connivence entre Fizban et Silvara. Celle-ci baissa la tête comme si elle acquiesçait à un ordre muet ou un signal secret.
Le vieux magicien se tourna vers Laurana :
— Tu dois te demander qui est réellement Silvara ? C’est à elle de le dire. Moi, je dois vous quitter. Un long voyage m’attend.
— Dois-je vraiment leur dire ? demanda doucement l’elfe sauvage, les yeux posés sur Gilthanas.
Fizban suivit son regard. En voyant le visage tourmenté du seigneur elfe, son expression s’adoucit.
Silvara tendit les mains vers le vieillard, qui les prit dans les siennes et l’attira contre lui.
— Non, Silvara, dit-il d’une voix caressante, tu n’es pas obligée de leur dire. Comme ta sœur, tu as le choix. Tu peux même leur faire oublier jusqu’au souvenir d’être venus ici.
Le sang se retira du visage de la jeune fille.
— Mais cela signifiera que…
— Oui, Silvara. À toi de décider. Adieu, dit le magicien en lui posant un baiser sur le front.
Il se tourna vers les compagnons :
— Au revoir ! Au revoir ! Content de vous avoir revus. Je vous en veux un peu pour l’histoire des plumes de poulet, mais ça ne durera pas. (Il s’arrêta, fixant Tass d’un œil impatient.) Alors, tu viens ? Je ne vais pas passer la nuit ici !
— Moi ? Tu veux que je vienne avec toi ? Et comment ! Laisse-moi le temps de prendre mon baluchon… Et Flint ?
— Il va très bien, assura Fizban. Tu ne seras pas séparé bien longtemps de tes amis. Nous les reverrons… dans sept jours ; j’ajoute trois, je retiens un ; combien font sept fois quatre ?… Bon, aux alentours de l’anniversaire de la Famine. C’est à cette date que se tiendra le Conseil. Maintenant, viens, j’ai du pain sur la planche. Tes amis sont entre de bonnes mains. Silvara va s’occuper d’eux, n’est-ce pas ?
— Je le leur dirai, promit-elle. Tu as raison. Cela fait bien longtemps que je ne tiens plus mon serment. Je dois aller au bout de ce que j’ai commencé.
— Fais ce qui te semble juste, dit Fizban en caressant les cheveux de Silvara.
— Serai-je punie ?
— Certains diront que tu es déjà assez punie comme ça, répondit-il. Mais quoi que tu aies commis, tu l’as fait par amour. Tout dépend de ton choix, même ta punition.
Le vieillard s’éloigna, Tass sur les talons.
— Au revoir Laurana ! Au revoir, Théros ! Prenez soin de Flint !
Dans le silence qui suivit, Laurana entendit le vieillard marmonner :
— Comment c’était déjà ? Fizdol ? Forban ?
— Fizban, répondit la voix aiguë de Tass.
— Ah oui, Fizban. Fizban…
Les regards des compagnons convergèrent vers Silvara. L’elfe sauvage semblait avoir retrouvé sa sérénité. Son visage restait grave, mais toute tension l’avait quitté. Calme et déterminée, elle acceptait sans regrets ce qui lui arrivait.
Elle prit les mains de Gilthanas dans les siennes en le regardant avec tant d’amour qu’il se sentit comblé. Il comprit qu’elle allait lui faire ses adieux.
— Je vais te perdre, Silvara, murmura-t-il d’une voix brisée, je le vois dans tes yeux. Je ne comprends pas pourquoi ! Tu dis que tu m’aimes…
— Oui, je t’aime, seigneur elfe, répondit doucement Silvara. Je t’ai aimé dès que je t’ai vu. Tu étais étendu sur le sable, blessé, et quand tu as levé les yeux sur moi, j’ai su que j’aurais le même destin que ma sœur. En adoptant une apparence humaine, nous prenons en même temps tous les risques liés à cette condition. Bien que nous donnions le meilleur de nous-mêmes, rien ne nous exempte des faiblesses humaines. Aimer…
— Silvara, je ne comprends pas ce que tu veux dire !
— Tu vas comprendre, assura-t-elle en baissant la tête.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, caressant doucement ses mèches argentées.
Renonçant à être témoin du chagrin des jeunes gens, Laurana préféra se détourner. Théros approcha d’elle et l’attira à l’écart.
— Qui était ce vieil homme ? demanda-t-il.
— C’est une longue histoire. Je ne sais pas quoi te répondre.
— J’ai l’impression de le connaître, dit Théros en fronçant les sourcils. Je ne me souviens pas de l’endroit où j’aurais pu le voir, et pourtant il me rappelle Solace et l’Auberge du Dernier Refuge. Mais lui me connaît… J’ai eu un choc lorsqu’il a posé les yeux sur moi. C’était comme si la foudre m’avait frappé.
Le forgeron frissonna. Son regard retourna sur Silvara et Gilthanas.
— Que penser de cette histoire ? demanda-t-il à Laurana.
— Je crois que nous n’allons pas tarder à le savoir.
— Tu avais raison, dit Théros. Tu te méfiais d’elle…
— Sans doute, mais pas pour les bon motifs, avoua Laurana, non sans remords.
Silvara se dégagea de l’étreinte de Gilthanas. Il tenta de la retenir.
— Gilthanas, dit-elle dans un souffle, prends une torche et tiens-la devant moi.
Il hésita un instant, puis obéit.
— Tiens-la comme ça…, ordonna-t-elle en le guidant, et regarde mon ombre sur le mur, derrière nous.
Quand ils découvrirent l’ombre qui se découpait sur la pierre nue, les compagnons en restèrent bouche bée.
Ce n’était pas celle de la jeune fille mais celle d’un dragon.
— Toi, un dragon ! s’exclama Laurana, incrédule.
Elle porta la main à son épée. Théros l’arrêta d’un geste.
— Non, Laurana ! fit-il fermement. Je me souviens maintenant du vieillard. Il venait souvent à l’Auberge du Dernier Refuge, habillé autrement, et il n’était pas magicien, mais c’était bien lui ! J’en jurerais ! Il racontait des histoires aux enfants. Des histoires de bons dragons, dorés et…
— Argentés, acheva Silvara. Je suis un dragon d’argent. Ma sœur était celui qui aimait Huma et qui est mort avec lui dans sa dernière bataille.
— Non, ce n’est pas possible ! s’écria Gilthanas en jetant la torche par terre.
Il la foula aux pieds et l’éteignit. Silvara le regarda avec une immense tristesse et tendit une main vers lui.
Il recula, horrifié.
Silvara laissa lentement retomber sa main et murmura :
— Je te comprends. Pardonne-moi.
Gilthanas fut pris de tremblements. Théros l’empoigna et le tira sur un banc où il le fit asseoir.
— Ça va, ça ira, balbutia le seigneur elfe. Laisse-moi seul, il faut que je reprenne mes esprits. Ce qui arrive est pure folie ! Quel cauchemar. Un dragon !
Le forgeron le couvrit de son manteau, et retourna vers Silvara.
— Où se trouvent les autres « bons dragons » ? demanda-t-il. Le vieil homme a dit qu’il y en avait beaucoup.
— Nous sommes nombreux, concéda Silvara, qui répugnait à répondre à cet interrogatoire.
— Sont-ils comme celui que nous avons vu au Mur de Glace ? demanda Laurana. Puisque vous êtes nombreux, alliez-vous et aidez-nous à vaincre les mauvais dragons !
— Non ! cria farouchement Silvara.
Ses yeux bleus étincelèrent. Effrayée, Laurana recula d’un pas.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas le dire.
— Il y a un rapport avec le fameux serment dont tu as parlé, n’est-ce pas ? insista Laurana. Ce serment que tu as rompu. Et avec la punition que Fizban et toi avez évoquée…
— Je n’ai pas le droit de le dire ! répliqua Silvara avec passion. J’ai fait assez de mal comme ça. Mais il fallait bien que je fasse quelque chose ! Je ne pouvais plus vivre ainsi dans un monde où souffrent tant d’innocents ! Je croyais pouvoir me rendre utile, alors j’ai pris l’apparence d’une elfe sauvage. Puis j’ai fait ce qui était en mon pouvoir pour empêcher qu’éclate la guerre entre les elfes, mais la situation s’est gâtée. C’est alors que vous êtes arrivés. Je vous ai vus menacés d’un danger bien plus redoutable que vous l’imaginiez, car vous étiez en possession de…
— L’orbe draconien ! coupa Laurana.
— Oui. J’ai compris qu’il fallait se décider. Vous aviez l’orbe, mais aussi la lance. Tous deux étaient à ma portée ! J’ai songé que c’était un signe, mais je ne savais pas dans quel sens agir. J’ai décidé d’emmener l’orbe jusqu’ici pour le mettre en sécurité. Au cours du voyage, j’ai compris que les chevaliers n’accepteraient jamais que l’artefact reste au Val Brumasil. Il y aurait des dissensions. À la première occasion, j’ai fait en sorte que l’orbe quitte ces lieux. Apparemment, j’ai eu tort. Mais comment aurais-je pu le savoir ?
— Pour quelle raison ? Quels sont les pouvoirs de l’orbe ? Aurais-tu envoyé les chevaliers à la mort ?
— Qui peut le dire ? Je sais que tout orbe peut le Bien comme le Mal, mais je ne sais pas me servir des orbes draconiens. Ils sont l’œuvre de magiciens très puissants.
— Mais selon le livre que Tass a lu avec les lunettes magiques, ils sont capables de maîtriser les dragons ! Tass assure que les lunettes lisent la vérité…
— C’est vrai, répondit Silvara. Mais ce n’est que trop vrai, et je crains que vos amis en fassent l’expérience à leur dépens.
— Alors, pourquoi nous as-tu amenés ici ? demanda Laurana. Pourquoi ne pas nous avoir laissés partir avec l’orbe ?
— Puis-je leur dire ? En aurais-je la force ? interrogea Silvara, comme si elle s’adressait à quelque esprit invisible.
Elle resta un long moment silencieuse, méditant sa décision.
Puis elle se leva et se dirigea vers le paquetage de Laurana. Elle le déballa et en sortit le morceau de lance brisée que les compagnons avaient été chercher jusqu’au Mur de Glace. Quand elle releva la tête, son visage était serein.
Serein, mais aussi empreint de force et de fierté. Pour la première fois, Laurana put accepter l’idée que la jeune fille soit un superbe et puissant dragon. D’une démarche majestueuse, ses cheveux d’argent ruisselants de lumière, Silvara alla se camper devant Théros.
— Théros Bras d’Argent, je te confère le pouvoir de forger des Lancedragons.