— Le Marteau de Kharas !
L’annonce éclata dans la vaste salle d’audience du roi des nains des montagnes. Elle fut suivie d’une salve d’ovations et d’applaudissements. Dans le brouhaha des voix des nains et de celles, plus aiguës, des humains, les portes massives s’ouvrirent. Elistan, prêtre de Paladine, fit une entrée triomphale.
La salle était pleine à craquer. Les huit cents réfugiés de Pax Tharkas occupaient la promenade tandis que les nains s’entassaient sur les gradins de pierre.
Le gigantesque marteau de guerre entre les mains, Elistan s’engagea dans la longue allée centrale. À la vue du prêtre de Paladine revêtu de sa tunique blanche, les exclamations d’enthousiasme redoublèrent. L’écho assourdissant qui se répercutait sous les voûtes faisait vibrer les murs.
Tanis grimaça de douleur. L’elfe avait l’impression que sa tête allait éclater. Il avait horreur d’être sous terre, et bien que le plafond fût si haut que les torches ne parvenaient pas à l’éclairer, il se sentait enfermé, comme pris au piège.
— Vivement qu’on en finisse, murmura Sturm, plus sombre encore qu’à l’ordinaire. Je ne suis pas d’accord avec ce qu’il se passe, maugréa-t-il en croisant Ses bras sur son armure avec un air de défi.
— Je sais, je sais, répliqua Tanis avec humeur, tu l’as déjà dit. Maintenant, il est trop tard. Il n’y a plus rien à faire sinon tirer le meilleur parti de la situation.
Il y eut un nouveau tollé : Elistan venait de brandir le Marteau au-dessus de lui pour le présenter à l’assistance. Tanis se prit la tête entre les mains ; de la foule massée dans la salle émanait une chaleur étouffante.
Elistan était au milieu de l’allée centrale quand Hornfel, baron des nains de Hylar, se campa sur l’estrade pour l’accueillir. Derrière le roi des nains s’alignaient sept trônes sculptés dans la pierre, tous inoccupés. Hornfel se trouvait devant le septième et le plus beau : celui du roi de Thorbardin. Hornfel accéderait à ce trône, resté vide si longtemps, dès qu’il aurait reçu le Marteau de Kharas des mains d’Elistan.
Avoir récupéré cette ancienne relique était un triomphe pour Hornfel. Une fois en possession du Marteau, il pourrait unifier les baronnies rivales et les maintenir sous sa coupe.
— Nous nous sommes battus pour reprendre le Marteau, dit Sturm, les yeux fixés sur l’arme. Le légendaire Marteau de Kharas ! Le seul à pouvoir forger les Lancedragons. Perdu depuis des siècles, puis retrouvé, et perdu à nouveau. Et voilà qu’on le donne aux nains !
— Il avait déjà été confié aux nains autrefois, rappela Tanis avec lassitude. Flint te racontera l’histoire, si tu l’as oubliée. De toute façon, maintenant il est à eux.
Arrivé devant l’estrade royale, Elistan s’agenouilla face au baron couvert des chaînes d’or qu’affectionnent tant les nains. C’était un geste de pure diplomatie, car le prêtre à l’impressionnante stature était à la même hauteur que le nain juché sur son estrade. Les nains applaudirent à tout rompre cette marque de courtoisie. Les humains se montrèrent moins enthousiastes de voir leur chef se baisser devant une demi-portion.
— Voici le cadeau de notre peuple…
— Cadeau ! maugréa Sturm. Rançon serait plus juste.
— En retour, continua Elistan, nous remercions les nains de nous faire une place dans leur royaume.
— Pour avoir le droit de vivre dans un tombeau…, grommela Sturm.
— Nous faisons le serment de soutenir les nains si la guerre arrivait jusqu’ici ! déclara Elistan d’une voix forte.
Un tonnerre d’applaudissements retentit quand le baron Hornfel se baissa vers Elistan pour recevoir le Marteau.
Tanis fut pris de nausées. S’il quittait la salle, songea-t-il, personne ne s’apercevrait de son absence : Hornfel ferait un discours, les six autres barons aussi, sans compter les membres du Conseil des Questeurs. Tanis fit signe à Sturm de le suivre. Ils se faufilèrent dehors et retrouvèrent avec soulagement l’air froid de la nuit.
— Tu es malade ? demanda Sturm à Tanis, livide sous sa barbe.
— Ça va mieux, répondit le demi-elfe, honteux de sa faiblesse. C’est à cause du bruit… et de la chaleur.
— Nous n’allons pas vivre éternellement ici. Tout dépend, bien sûr, du vote du Conseil des Questeurs. Sont-ils pour aller à Tharsis ?
— Oh ! le résultat du scrutin ne sera pas une surprise, dit Tanis en haussant les épaules. Elistan a les choses bien en main, depuis qu’il a conduit le peuple en lieu sûr. Pas un Questeur n’ose s’opposer à lui, du moins en face. Mon ami, dans un mois environ, nous mettrons les voiles pour Tharsis la Magnifique.
— Sans le Marteau de Kharas, ajouta Sturm avec amertume. (Il se mit à réciter :) « Et ainsi qu’il avait été dit, les chevaliers prirent le Marteau doré, le Marteau béni par Paladine le dieu suprême, et le remirent à l’Homme au Bras d’Argent pour qu’il forge la Lancedragon de Huma, Pourfendeur de dragons ; puis le Marteau fut donné au nain Kharas, le chevalier, pour son extraordinaire bravoure. C’est ainsi que l’arme sacrée prit le nom de Kharas. Alors le Marteau de Kharas passa dans le royaume des nains avec la promesse qu’ils s’en serviraient à leur tour pour défendre…»
— Et il a servi, dit Tanis, réprimant sa colère.
Sturm lui avait rebattu les oreilles avec cette ritournelle.
— Ils s’en sont servi et ils l’ont égaré ! vociféra Sturm. Nous aurions pu l’emporter en Solamnie et forger nos propres Lancedragons…
— Et tu serais le nouvel Huma, rayonnant de gloire avec Lancedragon entre les mains ! siffla Tanis. Entre-temps, cela aurait coûté la vie de huit cents personnes…
— Jamais je ne les aurais laissés massacrer ! cria Sturm. C’était notre seule chance d’avoir des Lancedragons et tu l’as vendue pour…
Les deux hommes arrêtèrent net leur querelle. Une ombre s’était approchée furtivement de l’endroit où ils se trouvaient.
« Sharak ! » murmura une voix. Une lumière jaillit dans la nuit. Elle provenait d’une boule de cristal montée sur un simple bâton de bois que tenait un homme en tunique rouge.
Tandis qu’il approchait des deux compagnons, il fut pris d’une quinte de toux. À la lumière de son bâton, son visage et ses étranges prunelles luisirent d’un reflet métallique doré.
— Raistlin ! Que veux-tu ? demanda Tanis.
Le jeune mage resta indifférent aux regards hostiles qui l’accueillaient ; il était apparemment accoutumé à l’aversion qu’on lui manifestait. Il tendit la main devant lui et prononça une formule. « Akular-alan suh tagolann jistrathar. » L’image lumineuse d’une arme apparut devant les deux hommes.
C’était une lance de douze pieds de long, à pointe d’argent et hampe de bois.
— Comme c’est beau ! Mais c’est quoi ? demanda Tanis.
— Une Lancedragon, répondit Raistlin.
Il brandit l’arme entre les deux hommes, qui s’écartèrent comme s’ils redoutaient son contact. Raistlin se tourna vers Sturm et la lui tendit.
— La voilà, ta Lancedragon, chevalier, et sans l’aide du Marteau de Bras d’Argent ! Combattras-tu pour la gloire de Huma jusqu’à ce que la mort t’en empêche ? Les yeux de Sturm brillèrent. Retenant son souffle, il tendit la main vers la Lancedragon. À sa grande stupeur, il n’empoigna que le vide. L’arme s’était évanouie à l’instant où il l’avait touchée.
— Encore un de tes maudits tours ! grogna-t-il, s'étouffant de rage.
— Tu trouves ça drôle, Raistlin ? demanda tranquillement Tanis. C’est une très mauvaise plaisanterie.
— Une plaisanterie ? s’exclama le mage en suivant vies yeux le chevalier qui s’éloignait. Je croyais que tu me connaissais mieux…
Il éclata du rire cynique que Tanis lui avait déjà entendu une fois. S’inclinant ironiquement devant le demi-elfe, Raistlin emboîta le pas au chevalier et se fondit dans la nuit.
Le Conseil était en session. Bien que les Questeurs aient officiellement renoncé à leurs fausses croyances, ils avaient conservé leur titre et leur autorité sur les huit cents réfugiés.
— Nous sommes tous reconnaissants aux nains d’avoir pu trouver refuge chez eux, bien entendu, déclara Hederick, le Grand Questeur. Notre gratitude va également aux héros qui ont reconquis le Marteau de Kharas, et qui ont ainsi rendu la chose possible, continua-t-il en s’inclinant devant Tanis. Cela dit, nous ne sommes pas des nains !
Des murmures encouragèrent Hederick à poursuivre avec plus de vigueur.
— Les humains n’ont pas été faits pour vivre sous terre ! Nous sommes des paysans. Nous ne pouvons pas faire pousser de quoi nous nourrir à l’intérieur d’une montagne. Il nous faut des terres comme celles que nous avons été obligés de quitter. Je dis que ceux qui nous ont contraints à quitter notre pays devraient nous en donner un nouveau !
— Veut-il parler du Seigneur des Dragons ? ironisa Sturm à l’oreille de Tanis. Il se fera sûrement un plaisir d’accéder à sa demande.
— Ces idiots devraient se réjouir qu’on leur ait laissé la vie sauve, murmura Tanis. Regarde-les se tourner vers Elistan, comme si c’était lui qui avait tout fait !
Le prêtre de Paladine, chef des réfugiés, se leva de son siège et répondit à Hederick.
— Nous avons besoin de reconstruire nos foyers et notre existence, dit-il de sa voix de baryton. C’est pourquoi je propose d’envoyer un groupe en mission dans le sud, à Tarsis la Magnifique.
En pensée, Tanis retourna quelques semaines en arrière, au moment où ils étaient revenus du Tombeau de Derkin avec le Marteau.
Les nains, désormais sous la tutelle de Hornfel, avaient voulu être armés contre le fléau venu du nord. Le Marteau assurait leur défense, bien qu’ils n’aient pas grand-chose à redouter : caché sous la montagne, leur royaume était pratiquement imprenable.
Ils avaient tenu leur promesse : en contrepartie du Marteau, ils avaient laissé les réfugiés de Pax Tharkas s’installer dans l’extrême sud du royaume de Thorbardin, où ils tentaient tant bien que mal de refaire leur vie. Mais le grand air et le soleil leur manquaient ; le sol rocailleux n’était guère fertile.
Elistan s’était souvenu de la légendaire Tarsis et de ses navires aux blanches ailes. Plus personne n’avait entendu parler de cette cité depuis le Cataclysme, trois cents ans plus tôt, à l’issue duquel les nains avaient coupé toute communication entre le nord et le sud en fermant la frontière du royaume de Thorbardin.
Le Conseil des Questeurs approuva à l’unanimité la suggestion d’Elistan. Il fut proposé d’envoyer un petit groupe d’hommes prendre des renseignements et acheter un navire à Tarsis.
Les regards se tournèrent tout naturellement vers le demi-elfe, le désignant pour la mission. Avant que Tanis ait pu ouvrir la bouche, Raistlin se leva, et fixa les Questeurs de ses étranges yeux dorés.
— Vous êtes fous, dit-il avec véhémence, et vous vivez dans des rêves de fous. Combien de fois faudra-t-il que je le répète ? Combien de fois devrais-je vous rappeler les présages des étoiles ? À quoi pensez-vous quand vous regardez le ciel, et que vous ne voyez qu’un trou noir là où brillaient deux constellations ?
Les membres du Conseil échangèrent des regards accablés d’ennui. Raistlin s’en rendit compte et continua d’un air méprisant :
— Je sais, certains d’entre vous considèrent qu’il s’agit d’un phénomène naturel, comme la chute des feuilles en automne. Mais je le répète, vous déraisonnez. La constellation qu’on appelle la Reine des Ténèbres a quitté le ciel ; la Reine est à présent sur Krynn. D’après ce qu’ont révélé les Anneaux, la constellation du Guerrier, représentant l’ancien dieu Paladine, est aussi sur Krynn pour la combattre.
« Retenez bien mes paroles ! Avec l’arrivée de la Reine des Ténèbres, le Cantique a annoncé des « meutes hurlantes » !
— Tout cela, nous le savons, coupa Hederick avec impatience. Où veux-tu en venir ?
— Il n’existe plus un seul îlot de paix sur Krynn, siffla le mage. Prenez le bateau, partez où bon vous semble ! Où que vous soyez, quand vous regarderez le ciel étoilé, vous verrez ces trous noirs ! Où que vous alliez, il y aura les dragons !
Raistlin fut pris d’une violente quinte de toux. Son frère jumeau, Caramon, vint le soutenir, et l’emmena hors de la salle.
Tout le monde poussa un soupir de soulagement. Vraiment, d’où le mage sortait-il cette idée saugrenue de Krynn englouti par la guerre ! En Ansalonie, le Seigneur des Dragons, Verminaard, avait été défait et son armée avait battu en retraite.
Les membres du Conseil levèrent la séance pour regagner leurs foyers ou l’auberge. Ils avaient complètement oublié de demander à Tanis de prendre le commandement du groupe partant pour Tarsis. Pour eux, cela devait aller de soi.
Tanis prit son tour de garde à la porte de la Cité du Sud. Son regard errait sur les bois alentour quand il vit arriver Sturm, Elistan et Laurana. Ils avaient dû parler de lui, car ils s’interrompirent d’un air gêné en s’arrêtant devant lui.
— Comme tu es solennel, dit doucement Laurana en posant sa main sur son bras. Tu penses que Raistlin a raison, n’est-ce pas, Tanthal… Tanis ?
La jeune femme savait qu’entendre son nom elfe ravivait les tourments de Tanis. Il posa affectueusement sa main sur la sienne. Quelques mois plus tôt, le contact de cette peau l’aurait irrité, tant il s’était pris d’amour pour une humaine. À présent, il s’étonnait du réconfort et du calme que lui procurait ce contact.
— Je crois qu’il faut prendre au sérieux ce que dit le mage, répondit-il, sachant que ses amis seraient choqués. Cette fois-ci, je pense qu’il a raison. Nous avons remporté une victoire, mais nous sommes loin d’avoir gagné la guerre. Nous savons que le nord est en feu. Il est évident que ce n’est pas pour conquérir la seule Abanasinie que les forces du Mal se battent.
— Tu n’émets que des suppositions ! argumenta Elistan. Ne te laisse pas influencer par les visions pessimistes du jeune mage. Il dit peut-être vrai, mais ce n’est pas une raison de désespérer, ni de renoncer à entreprendre. Là-bas, nous trouverons quelqu’un qui pourra nous dire si la guerre a gagné tout Krynn. Si c’est le cas, nous trouverons sûrement quelque part un havre de paix où nous pourrons nous établir.
— Tanis, écoute Elistan, dit Laurana avec douceur. C'est un homme sage. Quand le peuple des elfes a quitté le Qualinesti, il ne s’est pas enfui à l’aveuglette. Les elfes ont cherché un refuge où régnait la paix. Mon père avait un plan, qu’il n’osait pas révéler…
Tanis retira brusquement sa main de celle de Laurana, et regarda Elistan avec colère.
— Raistlin dit que l’espoir est la négation de la réalité, dit-il froidement. (Voyant le visage consterné et soucieux d’Elistan, le demi-elfe esquissa un sourire contraint.) Pardonne-moi, Elistan. Je suis fatigué, c’est tout. Ta suggestion est bonne. Nous irons porter nos espoirs à Tarsis.
Elistan acquiesça et s’éloigna sans mot dire en compagnie de Sturm. Tanis éteignit les torches et commença à fermer les portes. Le visage de Laurana, qui le regardait, debout dans le passage, se durcit : Tanis l’ignorait complètement.
— Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle au bout d’un moment. On dirait que tu prends le parti de ce mage à l’âme noire contre Elistan, un des hommes les plus sages et les meilleurs que je connaisse !
— Ne juge pas Raistlin, Laurana, dit Tanis avec rudesse. Rien n’est tout noir ni tout blanc, comme vous autres les elfes inclinez à le croire. Le mage nous a sauvé la vie plusieurs fois. J’en suis venu à compter avec ce qu’il pense. D’ailleurs je trouve plus simple d’écouter ses avis que me fier à une foi aveugle.
— « Vous autres les elfes » ! cria Laurana. C’est bien une parole d’humain ! Il y a plus d’elfe en toi que tu veux l’admettre, Tanthalas ! Je consens à te croire quand tu dis porter la barbe pour ne pas escamoter ta part humaine. Mais je n’en suis plus si sûre. J’ai suffisamment vécu parmi les humains pour savoir ce qu’ils ressentent envers les elfes ! Moi, je suis fière de mes origines. Toi, non. Tu en as honte. Pourquoi ? Parce que tu es amoureux d’une humaine ! Kitiara, c’est bien ainsi qu’elle s’appelle ?
— Tais-toi ! cria Tanis en jetant une torche par terre. Si tu veux discuter sur ce ton, parle-moi donc de tes relations avec Elistan. Il est prêtre de Paladine, mais il n’en est pas moins homme, ce dont tu peux sans aucun doute témoigner ! Je n’entends plus que ça, articula-t-il en imitant la jeune elfe, « Elistan est si sage », « Demande à Elistan, il le sait », « Tanis, écoute Elistan »…
— Comment peux-tu me reprocher tes propres langues ? rétorqua Laurana. J’apprécie Elistan et j’ai du respect pour lui. C’est l’homme le plus sage que j’ai rencontré, et le meilleur. Il est prêt à se sacrifier pour les autres, c’est le but de sa vie.
« Mais l’homme que j’aime, le seul que j’ai jamais aimé, le voilà, bien que je commence à me demander si ce n’est pas une erreur.
« Tu m’as dit dans le Sla-Mori que je n’étais qu’une petite fille et que je ferais bien de grandir, Tanis Demi-Elfe, c’est ce que j’ai fait. J’ai souffert mille morts, j’ai affronté des frayeurs que je croyais insurmontables et j’ai appris à me battre pour défendre ma vie. J’ai tellement souffert que je crains d’être devenue insensible à la douleur. Mais ce qui me fait le plus mal, c’est de te voir tel que tu es vraiment. »
— Je n’ai jamais prétendu être parfait, Laurana, dit tranquillement Tanis.
La lune d’argent et la lune rouge se levaient à peine, brillant assez pour que Tanis vît des larmes dans les yeux de Laurana. Il tendit ses mains vers elle, mais elle fit un pas en arrière.
— Tu ne l’as jamais prétendu, dit-elle avec colère, mais tu te complais à nous le faire croire !
Elle prit une torche accrochée au mur et franchit la porte de Thobardin. Tanis la regarda s’éloigner de sa démarche aérienne.
Il resta planté là, caressant sa barbe rousse qu’aucun autre elfe sur Krynn ne pourrait jamais se laisser pousser.
Bizarrement, il pensa à Kitiara, évoquant ses épaisses boucles noires et son sourire carnassier, son tempérament fougueux et son corps sensuel de combattante aguerrie.
Il y eut un grondement de tonnerre dans la montagne. Le mécanisme qui actionnait les portes s’était mis en branle. Le grand portail de pierre allait se refermer. Tanis décida de ne pas rentrer. « Enterrés dans un tombeau », avait dit Sturm. Il n’avait pas tort. Le demi-elfe resta figé devant la porte qui s’était refermée entre Laurana et lui. Derrière, il y avait la montagne, impénétrable, glacée, hostile.
Tanis marcha vers le bois. Pour passer la nuit, un tapis de neige était préférable au sol glacé.
Après l’altercation avec Laurana, Tanis se réjouit de l’heureuse diversion qu’offrait un voyage. Tous les compagnons avaient accepté d’y participer.
Quand ils se mirent en route, il faisait doux et le ciel était clair. Raistlin était le seul à porter un épais manteau. Ils évoquèrent leurs bons souvenirs de Solace sans citer les mauvais, comme si leurs nouvelles perspectives d’avenir occultaient des événements douloureux.
Le soir, Elistan leur racontait ce qu’il avait appris des Anneaux de Mishakal. Ses paroles leur faisaient du bien et renforçaient leur ferveur. Même Tanis, qui avait passé sa vie à la recherche de la foi, et dont le scepticisme s’était éveillé, commençait à se dire qu’il valait mieux croire en ce dieu-là qu’en un autre.
Il ne demandait pas mieux que de croire, mais il ne parvenait pas à résoudre sa dualité intérieure, écartelé qu’il était entre sa nature d’elfe et sa partie humaine.
Au bout de quelques jours, l’heureux état d’esprit des compagnons commença à se dégrader. Le vent du nord se mit à souffler et le ciel s’emplit de nuages. La neige les força à se réfugier dans une caverne. Ils sentirent monter la menace d’un danger, sans vraiment savoir lequel. Le sentiment d’être vus et entendus ne fit que s’accentuer.
Mais de quoi pouvait-il s’agir, dans ces Plaines Poudreuses où la vie s’était éteinte depuis trois cents ans ?
Le dragon déploya ses immenses ailes et s’arracha aux eaux chaudes de la source. Il s’élança au-dessus des nuages de vapeur pour gagner l’air frais. Le froid hivernal le prit à la gorge, mais il résista à la tentation de retourner à la chaleur et grimpa sur un escarpement.
Au contact de l’air glacial, la vapeur des sources se transformait en glace et rendait les rochers glissants, ce qui irrita le dragon.
Les sommets s’illuminèrent des lueurs de l’aube. Les rayons du soleil vinrent caresser ses écailles sans pour autant le réchauffer. Le dragon frissonna. L’hiver n’était pas fait pour les dragons bleus, pas plus que les voyages dans ces contrées abyssales. Zephir n’avait cessé de ressasser ces pensées au long de la rude nuit qu’il venait de passer. Des yeux, il chercha son maître.
Sur une corniche, il repéra sa haute stature couronnée de son heaume à cornes recourbées, et vêtu d’une armure d’écailles de dragon. Sa cape flottant au vent, il scrutait la plaine qui s’étendait à ses pieds.
— Seigneur, rentre dans ta tente, dit Zephir. (Et laisse-moi retourner aux sources chaudes, ajouta-t-il mentalement.) Ce vent me transperce les os. Que fiable es-tu venu faire par ici ?
Zephir avait supposé que son maître était venu reconnaître les lieux avant de livrer bataille. Mais ce n’était pas le cas. L’invasion de Tarsis avait été planifiée depuis longtemps par un autre Seigneur des Dragons, car ce territoire était sous la dépendance des dragons rouges.
Les dragons bleus et leur maître contrôlent le nord, et moi je suis là, dans ces contrées gelées du sud, pensa Zephir avec irritation. Et derrière moi, tout un escadron de dragons bleus…
Les imbéciles, se dit-il encore en les regardant s’ébattre dans les sources chaudes. Tout ce qu’ils attendent, c’est que le maître donne le signal de l’attaque. La seule chose qui les intéresse est de sillonner le ciel en pilonnant les cités de leurs éclairs de feu mortels. Leur fidélité à leur seigneur est aveugle. Il est vrai qu’il les a menés de victoire en victoire à travers tout le nord, et sans pertes.
Ils me laissent le soin de poser les questions, parce que je suis sa monture. Puisqu’il en est ainsi… Il faut dire que nous nous entendons bien, le maître et moi.
— Nous n’avons aucune raison d’aller à Tarsis, déclara le dragon.
Zephir pouvait se permettre de dire ce qu’il pensait. Il n’avait pas peur. Contrairement à beaucoup de dragons, qui obéissaient à contrecœur parce qu’en réalité c’étaient eux qui faisaient la loi, Zephir respectait et aimait son maître.
— Les rouges ne veulent pas de nous ici, reprit le dragon, d’ailleurs, ils n’ont nul besoin de notre présence. Cette douce cité qui t’attire si étrangement tombera facilement. Il n’y a plus d’armée ; ils ont mordu à l’hameçon et franchi la frontière.
— Si nous sommes là, c’est parce que mes espions m’ont dit qu’ils y étaient, ou qu’ils y seront sous peu.
— Eux…, grommela le dragon, allant et venant le long du promontoire. Nous avons quitté le front au nord, perdu un temps précieux, et dilapidé une fortune en acier. Tout ça pour quoi ? Pour une poignée d’aventuriers errants…
— La richesse ne signifie rien pour moi, tu le sais. Je pourrais acheter Tarsis si je voulais. Dans le nord, la guerre va bon train. Le seigneur Ariakus peut se passer de mon aide. Bakaris est un jeune chef fort habile, et il connaît l’armée presque aussi bien que moi. N’oublie pas, Zephir, qu’il ne s’agit pas de simples vagabonds. Ces aventuriers errants, comme tu dis, ont liquidé Verminaard.
— Bah ! Cet homme avait déjà creusé lui-même sa tombe. Dominé par ses obsessions, il avait perdu de vue nos vrais objectifs. On pourrait en dire autant de certains autres…
— Obsédé, Verminaard ? Oui, sans doute, et certains feraient bien de prendre plus au sérieux cette obsession. Il était prêtre, il savait quels ravages nous causait la dévotion du commun pour les vrais dieux. D’après les rapports, le peuple suit à présent un humain du nom d’Elistan, prêtre de Paladine. De nouveau, les adeptes de Mishakal portent la guérison à travers le pays. Non, Verminaard voyait loin. Le danger est réel. Nous devons en prendre conscience et lui faire barrage, au lieu de le négliger.
Le dragon répliqua par la dérision :
— Cet Elistan n’est pas à la tête du peuple. Il est le chef de huit cents réfugiés, des anciens esclaves de Verminaard à Pax Tharkas, terrés dans la Cité du Sud chez les nains des montagnes. D’autre part, nos espions affirment que ces aventuriers sont actuellement en route pour Tarsis. Dès ce soir, Elistan sera entre nos mains et l’affaire sera close. Voilà pour le serviteur de Paladine !
— Elistan ne m’est d’aucune utilité, dit le Seigneur des Dragons en haussant les épaules. Ce n’est pas lui que je cherche.
— Ah bon ? fit Zephir. Qui alors ?
— Il y en a trois qui m’intéressent plus particulièrement. Je te donnerai leur signalement, car c’est pour les capturer que nous participons demain à la mise à sac de Tarsis. Ceux que nous cherchons y seront.
Chacun de leurs pas faisait craquer l’épais tapis de neige, les compagnons marchaient en file indienne. Tanis était à leur tête, flanqué du fidèle Sturm, qui malgré sa pesante armure calquait son allure sur celle du demi-elfe. Venaient ensuite Caramon et Raistlin. Le guerrier, bardé de son équipement et de son frère sur le dos ressemblait à un grand ours.
De tous les compagnons, Gilthanas était celui dont Tanis aurait pu se sentir le plus proche. Mais il était le fils d’un seigneur, l’Orateur du Soleil, qui régnait sur les elfes du Qualinesti. Tanis, lui, était un bâtard, rejeton d’une elfe violée par une brute humaine. Pire, Tanis avait osé nourrir des sentiments tendres, bien qu’enfantins, à l’égard de Laurana, la sœur de Gilthanas. Tanis avait l’impression que loin de trouver en lui un ami, le jeune elfe se serait réjoui de le voir disparaître.
Rivebise et Lunedor marchaient derrière Gilthanas. Emmitouflés dans leurs fourrures, ils résistaient fort bien au froid. Depuis un mois qu’ils étaient mariés, leur amour avait mûri, leurs sentiments devenant de plus en plus profonds maintenant qu’ils découvraient de nouveaux moyens de les exprimer.
Derrière eux venaient Elistan et Laurana. Laurana et Elistan. Toujours ensemble. Toujours engagés dans de profondes conversations. Elistan resplendissait dans sa tunique claire qui se détachait à peine sur la neige. Avec sa haute stature, sa barbe blanche, et malgré ses cheveux clairsemés, il avait fière allure. Le type d’homme qui plaît aux jeunes filles. Croiser son regard bleu glacier ne laissait personne indifférent.
Laurana était sa fidèle auxiliaire. Cédant à un amour d’adolescente, la jeune elfe avait fui son Qualinesti natal pour rejoindre Tanis. Confrontée à la souffrance et au malheur, elle avait vite mûri. Considérée par le groupe comme un poids mort, elle avait dû se battre pour faire ses preuves. Avec Elistan, elle avait saisi sa chance. Elle l’avait aidé à s’occuper des réfugiés et si bien allégé sa tâche qu’elle lui était devenue indispensable. Tanis avait du mal à l’accepter.
Le regard de Tanis passa de Laurana à Tika. La jeune servante de l’auberge, entrée par hasard dans l'aventure, s’était placée auprès de Raistlin sur l’injonction de son frère, Caramon, parti vaquer à autre chose. Elle soutenait le mage chancelant, qui avançait en toussant, et la rabrouait avec sévérité.
Du vieux nain qui marchait à leur suite, on voyait surtout le haut du casque, où dansait une touffe de poils en forme de pompon provenant selon lui de la crinière d’un griffon. Tanis avait expliqué à Flint que c’était du crin de cheval, mais le nain, qui éternuait dès qu’il voyait un équidé, n’avait rien voulu savoir.
À côté de Flint, Tass le kender sautillait en pépiant d’une voix de fausset. Tass régalait le nain d’une merveilleuse histoire « vécue », à savoir sa rencontre avec une sorte d’éléphant à fourrure, ou quelque chose d’approchant, tenu prisonnier par deux magiciens fous. Tanis soupira ; le kender lui portait sur les nerfs. Il avait déjà dû le tancer à cause de boules de neige envoyées à la figure de Sturm. Les kenders ne vivant que pour l’aventure et la découverte, Tass jouissait de chaque minute d’un voyage plutôt pénible.
Oui, tout le monde est bien là. Ils le suivaient tous. Pourquoi moi ? se demanda-t-il, contrarié. Je ne sais pas mener ma vie, et on attend de moi que je conduise les autres. Je ne suis pas à la recherche de la Lancedragon, comme Sturm et son héros Huma. Je n’ai pas la vocation d’Elistan pour les vrais dieux, ni de mission envers le monde. Et je ne suis pas en quête de pouvoir comme l’ambitieux Raistlin.
Sturm interrompit ses mélancoliques pensées en pointant le doigt vers les collines qui se découpaient sur l’horizon. Si la carte du kender était exacte, la cité de Tarsis devait se trouver juste derrière. Tarsis, ses navires aux blanches ailes et ses minarets d’albâtre scintillants. Tarsis la Magnifique.
Tanis déplia la carte du kender. Les compagnons étaient arrivés au pied des collines arides qui surplombaient Tarsis.
— Il serait risqué de gravir ces collines en plein jour, fit remarquer Sturm. On nous repérerait à dix lieues à la ronde.
— C’est juste, acquiesça Tanis. Nous allons bivouaquer ici. Je grimperai là-haut pour avoir une idée de la ville.
— Je n’aime pas ça du tout, répliqua Sturm d’un air sombre. Il y a quelque chose qui cloche, je le sens. Et si je t’accompagnais ?
— Occupe-toi plutôt d’aider les autres à dresser le camp.
Caché sous une cape blanche, Tanis s’apprêtait à grimper sur la colline quand Raistlin l’arrêta d’un geste.
— Je viens avec toi, murmura le mage. Perplexe, Tanis regarda la pente. Pour Raistlin, ce ne serait pas une mince affaire d’arriver au sommet. Le mage comprit son hésitation.
— Mon frère m’aidera, dit-il en faisant signe à Caramon. J’aimerais jeter un œil sur Tarsis la Magnifique.
Tanis le regarda sans aménité, mais le visage du mage resta impassible.
— Très bien, dit le demi-elfe, le regard rivé sur le mage. Mais avec ta cape rouge, tu seras repérable comme une tache de sang sur la neige. Couvre-toi d’un vêtement blanc. Tu n’as qu’à demander à Elistan de te prêter quelque chose, ajouta-t-il, sardonique.
Au sommet de la colline, Tanis promena son regard sur la cité et lâcha un juron. Quelle déception !
À son côté, Caramon tarabustait son jumeau.
— Raist, qu’est-ce qui arrive ? Je ne comprends pas.
— Tout ce que tu possèdes de cervelle est dans ton épée, mon frère, répondit le mage. Regarde donc cette légendaire cité portuaire. Que vois-tu ?
— Eh bien… (Caramon, embarrassé, toussota.) C’est une des plus grandes villes que j’ai jamais vues. Il y a les navires dont nous disions…
— Les navires aux blanches ailes de Tarsis la Magnifique, récita Raistlin d’un ton amer. Regarde ces navires. Leur trouves-tu quelque chose de particulier ?
— Ils ne sont pas en très bon état. Les voiles sont déchirées, et… il n’y a pas d’eau !
— Finement observé, ironisa Raistlin.
— Mais la carte du kender…
— … Date d’avant le Cataclysme, l’interrompit Tanis. Malédiction, j’aurais dû y penser ! J’aurais pu envisager ce cas de figure ! Tarsis la Magnifique, un port légendaire, maintenant enchâssée dans les terres !
— Et depuis trois cents ans, susurra Raistlin. Quand les montagnes se sont déversées sur la terre, des mers se sont formées, comme nous l’avons vu à Xak Tsaroth, mais d’autres ont disparu. Maintenant, qu’allons-nous faire des réfugiés, Demi-Elfe ?
— Je n’en sais rien, grogna Tanis. Inutile de rester ici, cela ne fera pas revenir la mer.
— Qu’allons-nous devenir ? demanda Caramon à son frère. Nous ne pouvons quand même pas retourner dans la Cité du Sud. Je suis sûr que quelque chose ou quelqu’un nous observe, dit-il en jetant des regards inquiets autour de lui. Je sens des yeux posés sur nous. À l’instant même.
— Tu fais bien d’écouter ton instinct, mon frère, dit doucement Raistlin. Un grand danger plane sur nous, il semble de plus en plus menaçant depuis que les réfugiés sont arrivés à la Cité du Sud. J’ai bien essayé de les avertir, mais…
— Comment le sais-tu ? demanda Caramon.
— Tu n’as toujours rien compris ? s’écria Raistlin. Je le sais, un point c’est tout. J’ai payé pour ce savoir quand j’étais dans la Tour des Sorciers. J’ai payé de mon corps, et j’ai failli y laisser ma raison. J’ai payé de…
Raistlin s’arrêta devant la mine défaite de son frère. Chaque fois qu’on abordait l’épisode de la Tour des sorciers, Caramon devenait livide.
— Il y a une chose que je ne comprends pas…, bredouilla-t-il.
Raistlin secoua la tête en soupirant. Appuyé sur son bâton, il commença à descendre la colline.
— Tu ne la comprendras jamais, murmura-t-il. Jamais.
Trois cents ans auparavant, Tarsis la Magnifique était la capitale des pays d’Abanasinie. C’était de là que partaient les fabuleux « vaisseaux aux blanches ailes » pour faire route à travers Krynn, rapportant toutes sortes de marchandises extraordinaires. La place du marché de la ville était un lieu de rencontres et d’échanges connu du monde entier.
D'étranges acheteurs venaient s’y approvisionner.
Des magiciens vêtus de rouge, mais aussi de noir ou de blanc, couraient les échoppes à la recherche d’ingrédients rares. Des prêtres y trouvaient les plantes et les poudres nécessaires à la fabrication de leurs remèdes. Car il y avait des prêtres sur Krynn avant le Cataclysme. Certains vénéraient les dieux du Bien, d’autres les dieux du Mal, d’autres encore des dieux « neutres ». Le pouvoir de ces prêtres se révélait immense, et leurs prières, en Bien comme en Mal, étaient toujours exaucées.
Parmi cette population bigarrée, on reconnaissait facilement les Chevaliers Solamniques chargés de maintenir l’ordre et de surveiller les frontières. Disciples de Paladine, ils étaient d’une grande piété et observaient à la lettre leur code de l’honneur.
Les premières guerres draconiennes n’affectèrent pas la splendide cité. Ses fortifications, sa flotte et son armée, appuyée par la vigilance des chevaliers, découragèrent la Reine des Ténèbres. Avant qu’elle ait pu donner l’assaut à la ville, Huma avait refoulé ses dragons au fin fond des cieux. Pendant toute l’Ère de la Force, Tarsis resta l’une des cités les plus brillantes de Krynn.
Mais comme beaucoup d’autres mégalopoles, sa magnificence la rendit prétentieuse. Ses exigences envers les dieux devinrent exorbitantes : richesses, pouvoir, gloire. Le peuple révérait le Prêtre-Roi Istar ; s’indignant de voir encore de la souffrance à Tarsis, le monarque réclama aux dieux ce qu’ils avaient accordé à Huma pour son mérite et sans qu’il le demande. Même les chevaliers tombèrent sous la coupe d’Istar et ne surent mettre un frein à son outrecuidance.
Survint alors le Cataclysme. La terre se souleva et se constella de crevasses. Pour punir Istar et son peuple de leur vanité, les dieux, dans leur juste colère, envoyèrent un déluge de rochers sur Krynn. Le feu se déversa du ciel et les terres s’entrouvrirent. La mer s’engouffra par les murailles effondrées, et un raz-de-marée emporta la ville et ses navires. Le peuple appela les chevaliers à son secours, mais il n’y avait rien qu’ils pussent faire. Au matin de cette nuit d’horreur, Tarsis se retrouva au milieu des terres. Les vaisseaux aux blanches ailes gisaient, échoués sur le sable comme de grands oiseaux blessés.
Les survivants tentèrent de rebâtir leur ville en espérant que les chevaliers leur viendraient en aide. Mais les difficultés les retenaient dans le nord. Personne ne vint ; d’ailleurs personne ne pouvait venir : un nouvel océan séparait désormais les différentes contrées de l'Abanasinie. Le passage par la montagne était également impossible ; les nains avaient fermé les portes de leur royaume de Thorbardin. Les elfes se retirèrent au Qualinesti pour panser leurs plaies, rejetant sur les humains la responsabilité du Cataclysme. Tarsis perdit tout contact avec les peuples du nord.
Lorsque la cité comprit qu’elle ne pouvait plus compter sur les chevaliers, elle décréta officiellement leur bannissement. Le seigneur de la ville se trouva dans une position embarrassante. Il ne croyait pas à la culpabilité des chevaliers, mais il fallait un bouc émissaire pour satisfaire le peuple, qui les accusait de corruption. Quand la populace se mit à les lapider, le seigneur ferma les yeux. Ainsi il garda son pouvoir.
Au bout de quelque temps, l’ordre fut rétabli dans la rue. Mais rien n’était plus comme avant. Le peuple convaincu que les dieux s’étaient détournés de lui, adora d’autres divinités. Le savoir et la sagesse que transmettaient les anciens prêtres se perdirent. Les faux prophètes se multiplièrent et les guérisseurs improvisés colportèrent partout d’illusoires panacées. Le glorieux passé de la ville n’était plus qu’un rêve dont bien peu d’hommes avait gardé le souvenir.
Les rumeurs d’une guerre étaient parvenues jusqu’à Tarsis. Le seigneur avait envoyé un bataillon protéger la frontière. Mais pour le peuple, tout ce qu’on racontait n’était que rumeurs provenant du nord, où ces maudits chevaliers essayaient désespérément de rétablir leur influence. Le retour des dragons ! Vraiment, quelles incroyables histoires ces traîtres allaient-ils encore inventer ?
Voilà où en était Tarsis la Magnifique au moment où les compagnons y firent leur entrée, au lever du soleil.
Les quelques gardes qui somnolaient sur les remparts furent tirés de leur hébétude par un petit groupe qui désirait entrer dans la ville. Un demi-elfe à la barbe rousse comme ils n’en avaient plus vu depuis des lustres, leur demanda de lui indiquer une auberge où ses compagnons pourraient se reposer. Les gardes envoyèrent ces paisibles voyageurs à l’auberge du Dragon Rouge.
Les choses auraient pu en rester là. Après tout, on voyait défiler de plus en plus d’étrangers à Tarsis. Mais quand les nouveaux venus franchirent la porte, le pan d’un manteau se souleva, découvrant en partie une armure brillant sous le soleil du matin. Un garde reconnut immédiatement le blason abhorré des Chevaliers de Solamnie.
L’homme les laissa entrer dans l’auberge du Dragon Rouge. Il attendit qu’ils fussent montés dans leurs chambres et s’approcha de l’aubergiste, à qui il glissa quelques mots. Puis il s’en fut faire son rapport.
Assis avec ses compagnons dans la salle commune de l’auberge, Tass s’ennuyait ferme. Ses amis discutaient de ce qu’il fallait faire. Le kender, lui, n’avait qu’une idée en tête : explorer une cité si prometteuse. Il avait entrevu la fabuleuse place du marché, remplies de choses si séduisantes que Flint avait été obligé de le tirer par la manche pour l’en arracher. Tass avait même repéré d’autres kenders, et il aurait bien voulu leur parler. Le sort de son pays le tracassait.
Vigilant, Flint lui flanqua un coup de pied sous la table. Avec un gros soupir, Tass reporta son attention sur Tanis.
— Nous allons passer la nuit ici et prendre le plus de renseignements possible, puis nous enverrons un message à la Cité du Sud, dit le demi-elfe. Il existe peut-être un autre port, plus au sud. Quelques-uns d’entre nous pourraient y aller faire des recherches. Qu’en penses-tu, Elistan ?
— Je crois que nous n’avons guère d’autres choix. Pour ma part, je retournerai à la Cité du Sud. Je ne peux pas laisser le peuple seul trop longtemps. J’aimerais que tu viennes avec moi, Laurana, car je pourrai difficilement me passer de ton aide.
Laurana lui répondit d’un sourire, qui mourut dès qu’elle vit la mine renfrognée de Tanis.
— Rivebise et moi en avons déjà discuté, dit Lunedor. Nous repartirons avec Elistan. Ses gens ont besoin de mes talents de guérisseuse.
— Je t’accompagnerai, mon ami, proposa Sturm au demi-elfe.
— Nous aussi, bien sûr, se hâta d’ajouter Caramon.
Sturm fronça les sourcils en fixant Raistlin, assis près du feu où chauffait sa potion contre la toux.
— Je ne crois pas que ton frère soit en état de voyager, Caramon…
— Quelle soudaine sollicitude ! ironisa le mage. Ce n’est pas ma santé qui te préoccupe, n’est-ce pas, Sturm de Lumlane, mais plutôt mes pouvoirs qui ne cessent d’augmenter. Tu as peur de moi…
— Assez ! tonna Tanis, voyant Sturm s’empourprer de colère.
— Si le mage ne se retire pas, ce sera moi, dit sèchement le chevalier.
— Écoute, Sturm…, commença Tanis.
Tass sauta sur l’occasion pour s’esquiver. Il franchit le seuil de l’auberge en sautillant de joie. « Le Dragon Rouge », quel nom amusant pour une taverne ! Mais Tanis n’avait pas trouvé ça drôle.
En chemin, Tass songea à Tanis, qui, justement, ne riait plus du tout. On eût dit que le poids du monde pesait sur ses épaules. Mieux valait le parcourir en quête de nouvelles aventures ! Évidemment, Tass irait vers le sud avec Flint et Tanis. Le kender était persuadé qu’ils ne pouvaient se passer de lui. Mais avant, il allait jeter un coup d’œil sur cette fascinante cité.
Il demandait le chemin de la place du marché à un marchand ambulant quand il remarqua quelque chose qui rendait la ville encore plus attrayante…
Tanis était parvenu à mettre un terme à la dispute entre Sturm et Raistlin, au moins provisoirement. Le mage décida de rester à Tarsis pour rechercher des grimoires dans les anciennes bibliothèques. Caramon et Tika lui tiendraient compagnie, tandis que Tanis, Sturm et Flint (et Tass) s’en iraient dans le sud. À leur retour, ils se retrouveraient à Tarsis.
Les décisions étant prises, Tanis se leva pour sortir, Laurana le rejoignit dans le hall de l’auberge.
— Tanis, j’aimerais bien me rapprocher d’Elistan, nos chambres sont éloignées l’une de l’autre…, commença la jeune fille.
— Et pourquoi donc ? demanda l’elfe d’une voix légèrement altérée.
— Nous n’allons pas revenir là-dessus, n’est-ce pas ? soupira Laurana.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire, répondit froidement Tanis.
— Pour la première fois de ma vie, je fais quelque chose de sensé et d’utile, dit-elle en lui prenant le bras. Et tu voudrais que j’abandonne parce que tu es vaguement jaloux d’Elistan…
— Je ne suis pas jaloux ! coupa Tanis, écarlate. Je t’ai dit au Qualinesti que le sentiment qui nous liait quand nous étions enfants est mort.
Il s’arrêta, se demandant intérieurement s’il disait vrai. La beauté de Laurana l’émouvait au plus profond de lui-même. Leur amour d’enfance aurait-il été remplacé par un sentiment plus fort et plus tenace ? Il était peut-être trop tard ; son indécision et son entêtement étaient la cause du désastre. Il réalisa que ses réactions étaient typiquement humaines : refuser ce qui est à sa portée, pour pouvoir se lamenter quand l’objet vous échappe.
— Si tu n’es pas jaloux, pourquoi ne me laisses-tu pas continuer en paix le travail que j’ai commencé avec Elistan ? Tu…
— Chut !
Tanis la retint fermement par le bras et dressa l’oreille. Devant l’expression du demi-elfe, Laurana se tut.
Oui, il avait bien entendu. Il perçut à nouveau le sifflement des lanières de cuir du bâton de Tass. C’était un son étrange, que le kender obtenait en faisant tournoyer l’objet au-dessus de lui ; un bruit à faire dresser les cheveux sur la tête. Tass leur signalait un danger imminent.
— Il se passe quelque chose, dit Tanis. Va rejoindre les autres.
Notant son air sérieux, Laurana obéit sans poser de question. L’aubergiste, qui s’affairait au comptoir, s’était précipité dans les cuisines.
Inopinément, Tass fit irruption sur le seuil de l’établissement.
— Je viens de voir des gardes, Tanis ! Ils se dirigent dans cette direction !
— Mais ce n’est pas pour nous qu’ils sont là ; que pourraient-ils nous vouloir ? répondit Tanis. Tass ! cria-t-il tout à coup, pris d’une inspiration soudaine.
— Je n’y suis pour rien, je le jure ! protesta le kender. Je n’ai même pas réussi à atteindre la place du marché ! À peine arrivé au bout de la rue, j’ai vu une troupe de gardes en marche !
— Que signifie cette histoire de gardes ? Encore un coup du kender, grommela Sturm en entrant dans le hall.
— Non, écoute plutôt, dit Tanis.
Chacun retint son souffle. On entendait distinctement un martèlement de bottes qui se rapprochait. Les compagnons échangèrent des regards pleins d’appréhension.
— L’aubergiste s’est esquivé, dit Tanis, conscient qu’il fallait prendre une décision. Il me semble que nous sommes entrés bien facilement dans cette ville… J’aurais dû m’attendre à un retour de bâton.
« Laurana ! Elistan et toi, regagnez vos chambres. Sturm et Gilthanas, vous restez avec moi. Les autres, montez ! Rivebise, tu prends le commandement ! Raistlin, Caramon et toi, vous assurerez notre protection. Emploie ton bâton s’il le faut Flint…»
— Je reste avec toi, dit le nain.
Tanis sourit et posa sa main sur l’épaule de Flint.
— Bien sûr, mon vieux, cela va sans dire.
Flint sourit de plaisir et tendit sa hache de guerre à Caramon.
— Prends-la. Mieux vaut qu’elle ne tombe pas aux mains de cette racaille.
— Bonne idée, dit Tanis.
Il détacha de son ceinturon Tranchedragon, l’épée magique qu’il avait trouvée près du squelette du roi des elfes Kith-Kanan. Gilthanas remit son arc et son carquois à Caramon.
— Toi aussi, chevalier, dit le grand guerrier, la main tendue vers Sturm.
Sturm se rembrunit. Son antique épée à deux mains et son bouclier étaient le seul héritage que lui avait légué son père, un Chevalier de Solamnie. Il détacha lentement son ceinturon et le tendit à Caramon.
— J’en prendrai grand soin, tu le sais, Sturm…
— Je sais, dit le chevalier avec un sourire triste. De plus, Catyrpelius le Grand Ver la protège, n’est-ce pas, mage ?
Raistlin eut un sursaut. La question de Sturm lui rappela un souvenir de Solace : le mage avait fait croire aux hobgobelins que l’épée de Sturm était enchantée. C’était la seule fois que le chevalier lui avait manifesté un sentiment voisin de la gratitude. Raistlin eut un bref sourire.
— Oui, le Ver la protège toujours. Ne crains rien, chevalier. Ton arme est en sécurité, ainsi que les compagnons que tu nous confies… Du moins autant qu’on puisse l’être. Au revoir, mes amis, continua-t-il, les yeux luisant d’un éclat étrange. Ce sera peut-être un « au revoir » lointain. Certains d’entre nous ne se reverront plus en ce monde.
Il s’inclina devant ses compagnons, et commença à monter l’escalier.
On peut dire qu’il ne rate jamais ses sorties, pensa Tanis, irrité, tandis que le bruit de bottes approchait de l’auberge.
La déclaration du mage troublait le demi-elfe plus qu’il ne voulait l’admettre. Au cours des années, il avait vu Raistlin acquérir de plus en plus de pouvoir grâce à ses connaissances occultes.
— Si vous ne nous voyez pas revenir, que tout le monde retourne à la Cité du Sud, conclut Tanis.
— Ce ne sera probablement qu’un simple contrôle de routine, dit Sturm, baissant la voix en voyant les gardes passer devant la fenêtre. Ils vont nous poser quelques questions, c’est tout. Cela n’empêche pas qu’ils ont le signalement de chacun de nous !
— J’ai l’impression qu’il ne s’agit pas de routine : même l’aubergiste a pris le large. Ils veulent savoir qui compose notre groupe, répondit Tanis.
Les gardes apparurent dans l’encadrement de la porte.
— Ce sont eux ! cria un homme en montrant les compagnons du doigt. Voilà le chevalier, je te l’avais bien dit ! Ainsi que l’elfe barbu, le nain et le kender. Et le seigneur elfe.
— Parfait, dit l’officier. Où sont les autres ?
Il fit un geste vers ses soldats, qui pointèrent aussitôt leurs armes sur les compagnons.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir, dit doucement Tanis. Nous sommes des étrangers en route pour le sud. Est-ce ainsi que vous nous souhaitez la bienvenue ?
— Nous n’aimons pas beaucoup les étrangers par ici, répliqua l’officier. Surtout quand il s’agit d’un Chevalier de Solamnie. Si vous êtes aussi inoffensifs que tu le prétends, vous ne verrez pas d’inconvénient à répondre aux questions du seigneur de la ville et de son Conseil. Où sont les autres ?
— Mes amis sont fatigués. Ils se reposent dans leurs chambres du long et pénible voyage que nous avons fait. Comme nous n’avons pas l’intention de causer le moindre trouble, nous vous suivrons et répondrons à vos questions. Inutile de déranger les autres.
— Allez les chercher ! ordonna l’officier à ses hommes.
À l’instant où deux gardes posaient le pied sur la deuxième marche, les flammes envahirent le haut de l’escalier. Des nuages de fumée les forcèrent à redescendre. Tout le monde se rua vers la porte d’entrée. Tanis attrapa Tass par le collet et le traîna dehors.
L’officier lâcha plusieurs coups de sifflet rageurs, tandis que ses hommes s’égayaient dans la rue pour aller donner l’alarme. Mais les flammes s’éteignirent aussi vite qu’elles s’étaient allumées.
Livide, l’officier arrêta de siffler et rentra dans l’auberge. Tanis secoua la tête, inquiet de la façon dont tournaient les choses. Les flammes n’avaient pas laissé de traces, ni la moindre odeur de fumée. Venant du fond du couloir, il entendit la voix étouffée de Raistlin, qui s’arrêta net quand l’officier approcha de l’escalier.
— Le magicien doit être là-haut, marmonna-t-il. (Il se tourna vers Sturm :) Prêts à nous suivre sans opposer de résistance ?
— Tu as ma parole, répondit le chevalier. Peu m’importe ce que tu penses, mais tu sais que mon honneur est ma vie.
— Parfait. Deux gardes resteront ici et se posteront près de l’escalier. Les autres boucleront toutes les issues. Ne laissez sortir ou entrer personne. Vous avez le signalement des étrangers.
Les gardes hochèrent la tête en échangeant des regards gênés. Les hommes affectés à la surveillance de l’escalier s’en tenaient aussi loin que possible. Ils semblaient en avoir peur.
Les cinq compagnons suivirent l’officier hors de l’auberge. Tanis jeta un rapide coup d’œil en arrière. Laurana, debout devant la fenêtre de sa chambre, lui lança un regard plein d’inquiétude. Elle lui fit signe de la main et ses lèvres remuèrent. Il y lut : « Je suis désolée » en langage elfe. Les paroles de Raistlin lui revinrent à l’esprit, et il frissonna. Son cœur était lourd. À la pensée qu’il ne la reverrait peut-être plus, le monde lui sembla soudain vide. Il réalisa que Laurana s’était insinuée en lui sans qu’il s’en rende compte. Sa foi, son courage, son espérance étaient indéfectibles ! Comme elle se révélait différente de Kitiara !
Un garde poussa Tanis dans le dos.
— Avance ! N’essaie pas de prévenir quiconque !
Tanis pensa à Kitiara. La guerrière n’aurait jamais agi ainsi. Elle n’aurait pas aidé les autres comme Laurana. Kit aurait perdu patience et les aurait abandonnés à leur destin. Elle détestait et méprisait les gens plus faibles qu’elle.
La vieille douleur qui le tenaillait quand il pensait à Kitiara n’était plus aussi vive. Non, c’était Laurana, encore une enfant gâtée il y a quelques mois, qui lui faisait bouillir les sangs. Et maintenant, il était peut-être trop tard.
Au bout de la rue, il jeta un dernier coup d’œil en arrière dans l’espoir de lui faire savoir qu’il avait compris. Qu’il avait été idiot. Lui « dire » que…
Devant la fenêtre, le rideau était tiré.
— Maudit chevalier !
La pierre atteignit Sturm à l’épaule. Il chancela, bien que le projectile ait rebondi sur son armure. Tanis devina que la douleur physique n’était pas en cause.
À mesure que la nouvelle de l’arrestation se répandait, la foule envahissait les rues. Sturm marchait la tête haute, ignorant avec superbe les insultes et les projectiles. Les gardes ne montrant guère d’empressement à contenir la populace, les compagnons durent essuyer une pluie de pierres et de légumes divers.
Tanis savait que Sturm ne s’abaisserait pas à répondre mais il redoutait les réactions bouillantes de Flint. Il en oublia le kender.
Outre leur conception très personnelle de la propriété, les kenders avaient une autre caractéristique : la maîtrise d’une ironie particulièrement mordante. C’était un moyen, pour cette race fragilisée par sa petite taille, de survivre dans un monde de chevaliers et de guerriers, de trolls et de hobgobelins. Cette ironie meurtrière leur permettait d’énerver l’ennemi jusqu’à ce qu’il perde la tête et l’habileté au combat.
Tass, passé maître dans cet art, décida de profiter de son statut.
Il renvoya insulte pour insulte à la populace.
Tanis réalisa trop tard ce qui arrivait. Des imprécations comme « maudit chevalier » ou « racaille d’elfe » apparaissaient dénuées d’imagination au kender. Il fallait révéler à ces imbéciles les ressources de la langue commune. Tass leur concocta des chefs-d’œuvre d’invectives, qu’il débita sur le ton le plus charmant.
— Ah ! c’est ton nez, j’ai cru que c’était une maladie ! Les puces qui grouillent sur ta tête sont-elles dressées ? demandait-il en prenant un air extasié. Ta maman était bien une naine des ravins, n’est-ce pas ? ajoutait-il d’une voix exquise.
Les petites phrases de Tass firent leur chemin dans la foule. Les gardes jetèrent des regards anxieux autour d’eux ; l’officier donna l’ordre d’accélérer l’allure. La procession où il comptait exhiber ses prisonniers tournait à l’émeute.
— Faites taire ce kender ! brailla-t-il.
Tanis essayait d’atteindre Tass, mais il était trop loin. Gilthanas trébucha et tomba. Sturm se pencha vers lui pour le protéger, tandis que Flint donnait de furieux coups de pied à la ronde.
— Hé, l’officier ! Sais-tu ce que tu pourrais faire de ton sifflet…
Le kender n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une main puissante l’avait extrait de la mêlée, une autre lui avait clos le bec. Soulevé dans les airs, il ne vit et ne sentit plus que la toile de jute du sac qui l’emprisonnait.
Sturm aida Gilthanas à se relever et essuya le sang qui coulait sur son front. Flint jurait comme un charretier en enlevant les fanes de carottes accrochées à sa barbe.
— Où est passé ce satané kender ! rugit le nain. Je vais… (Il s’arrêta et le chercha des yeux.) Où est-il donc passé ? Tass ! Aidez-moi… !
— Tais-toi ! chuchota Tanis, pensant que le kender avait réussi à prendre la fuite.
L’officier les poussa à l’intérieur de la Salle de Justice. Tanis réussit à se rapprocher de Sturm.
— Qui rend la justice dans cette ville ? demanda-t-il au chevalier.
— Avec un peu de chance, c’est encore le bourgmestre, répondit Sturm à voix basse. À Tarsis, les seigneurs qui remplissent cette charge ont toujours été des hommes d’honneur. De toute façon, que veux-tu qu’on nous reproche ? Nous n’avons rien fait ! Au pire, on nous reconduira aux portes de la ville.
Le bourgmestre trônait au milieu de ses six conseillers juchés sur une estrade. L’odeur de la salle obscure était si rebutante que l’un d’eux reniflait des oranges truffées de clous de girofle.
En voyant le chevalier, le bourgmestre arrondit les sourcils et le salua d’un signe de tête. Tanis reprit espoir. Les compagnons avancèrent jusqu’à l’estrade, devant laquelle ils restèrent debout.
— Quelle accusation pèse sur ces hommes ? demanda le bourgmestre.
— Incitation à l’émeute, seigneur !
— Mensonge ! explosa Flint. Nous n’avons rien à voir avec ce cirque.
Un personnage vêtu d’une tunique ample émergea de l’ombre et vint murmurer quelque chose à l’oreille du seigneur. Les compagnons ne le remarquèrent qu’à cet instant.
Flint se tut. Il lança un regard à Tanis, qui soupira, soudain découragé. Gilthanas, pâle comme un linceul, s’épongea le front. Seul Sturm resta impassible devant le demi-homme aux traits reptiliens de draconien qui se penchait vers le seigneur.
Les compagnons retenus à l’auberge s’étaient regroupés dans la chambre d’Elistan. Cela faisait une heure que les cinq autres avaient été arrêtés. Caramon montait la garde près de la porte et Rivebise regardait de temps à autre par la fenêtre. Il écoutait attentivement Lunedor qui élaborait avec Elistan des projets pour les réfugiés.
Seule Laurana restait assise près de la fenêtre, regardant Caramon et Tika qui parlaient à voix basse. Le guerrier lui racontait une de ses batailles et les yeux de la jeune fille brillaient d’enthousiasme.
Au cours de leur voyage pour retrouver le Marteau de Kharas, la jeune servante de l’auberge de Solace avait acquis une expérience de guerrière. Elle ne savait toujours pas très bien manier l’épée, mais elle était passée maître dans l’art d’utiliser son bouclier comme une arme. L’air joyeux, Caramon était penché vers elle, qui le buvait des yeux.
Laurana détourna le regard. Elle se sentit soudain terriblement seule. Les paroles de Raistlin lui revinrent à l’esprit et l’angoisse l’étreignit.
Le mage s’appliquait à apprendre ses formules magiques, son pensum quotidien. C’était la malédiction des magiciens de devoir les potasser sans cesse pour les savoir par cœur. Chaque invocation lui coûtait une telle énergie qu’il devait se reposer ensuite.
Plus son pouvoir et sa science augmentaient, plus les compagnons se méfiaient de lui. Personne n’avait de raison valable pour ce faire, d’autant qu’il leur avait sauvé la vie à maintes reprises. Mais il émanait de lui quelque chose d’inquiétant ; son côté secret, renfermé, sa retenue et sa solitude d’huître dans sa coquille n’arrangeaient pas les choses.
Le mage caressait distraitement le grimoire bleu acquis à Xak Tsaroth, ses étranges pupilles en forme de sabliers dardées sur le ciel.
Bien qu’elle redoutât de lui adresser la parole, Laurana brûlait de l’interroger. Qu’avait-il voulu dire, par un au revoir lointain ?
— Que vois-tu donc, quand tu regardes ainsi fixement devant toi ? demanda-t-elle avec douceur en s’asseyant près de lui.
— Ce que je vois ?… répéta-t-il d’une voix triste, exempte de la sécheresse à laquelle Laurana était habituée. Je vois que le temps altère tout. La chair flétrit et meurt sous mes yeux. Les fleurs n’éclosent que pour se faner. Les arbres perdent leurs feuilles, qui meurent elles aussi. Pour moi, c’est toujours l’hiver, c’est toujours la nuit.
— Est-ce à cause de ce qui t’est arrivé dans la Tour des Sorciers ? demanda Laurana, émue. Mais pourquoi est-ce arrivé ?
Raistlin eut un de ses rares et étranges sourires.
— Pour me rappeler ma condition de simple mortel. Pour m’apprendre la compassion. J’étais orgueilleux et plein d’arrogance dans ma prime jeunesse. Le plus jeune à passer l’Épreuve, je voulais leur montrer à qui ils avaient affaire !
« Oh ! pour ça, je leur ai montré ! Ils ont dépecé mon corps et disloqué mon âme jusqu’à ce que, finalement, je sois capable de…»
Il s’arrêta. Son regard se posa sur Caramon.
— Capable de quoi ? demanda Laurana, fascinée, mais redoutant la réponse.
— Rien. Je n’ai pas le droit d’en parler.
Ses mains tremblaient. Son souffle devint haletant, et il se mit à tousser. Laurana se sentit coupable d’avoir provoqué cette réaction.
— Pardonne-moi de t’avoir fait du mal. Je ne voulais pas te blesser…, dit-elle, se cachant derrière ses longs cheveux.
Raistlin se pencha, la main tendue vers la cascade de fils d’or ondulant sous la lumière. Apercevant sa propre chair flétrie, il retira vivement la main et se laissa retomber contre le dossier de sa chaise, un sourire amer aux lèvres. Ce que Laurana n’avait pas vu, et ce qu’elle ne pouvait pas savoir, c’est qu’il admirait en elle la beauté qui lui échapperait toute sa vie. L’elfe restait jeune et intacte, même aux yeux de Raistlin qui ne voyaient pourtant que la mort.
Il n’avait pas répondu à la question de Laurana.
— Je voulais te demander… Lis-tu dans vraiment l’avenir ? Tanis m’a dit que ta mère avait le don de prescience. Je sais qu’il te consulte…
— Le demi-elfe me demande un avis, non une prédiction. Je ne sais pas lire dans le futur. Je ne suis pas voyant. Il me questionne parce que je suis le seul capable de penser parmi cette bande de fous !
— Mais… ce que tu as dit tout à l’heure : « Certains d’entre nous ne se reverront pas en ce monde ». Tu as certainement eu la vision de quelque chose ! Il faut que je le sache ! S’agissait-il de… Tanis ?
— Je l’ignore, répondit Raistlin comme s’il se parlait à lui-même. Je ne sais même pas pourquoi j’ai dit cela. Ça s’est fait tout seul ; en un instant j’ai su que…
Il s’efforça de se souvenir, puis haussa les épaules.
— Tu as su quoi ? insista Laurana.
— Rien. Ce doit être un effet de mon imagination débordante, comme dirait Sturm. Ainsi, Tanis t’a parlé de ma mère, dit-il d’un ton léger, cherchant à changer de sujet.
Déçue, Laurana ne se découragea pas :
— Il prétend qu’elle avait prescience de ce qui se passerait dans l’avenir.
— C’est exact, dit-il avec un sourire sardonique, et cela lui a vraiment beaucoup servi ! Le premier homme qu’elle a épousé était un séduisant guerrier du nord. Leur passion dura quelques mois, puis ils se rendirent mutuellement la vie impossible. Ma mère était de santé fragile, et encline à sombrer pendant des heures dans des phases d’inconscience. Ils étaient pauvres et devaient se contenter de ce qu’il gagnait avec son épée. Bien que noble, il ne parla jamais de sa parentèle. Je ne crois pas que ma mère ait jamais su son vrai nom. Mais il l’a dit à Kitiara, j’en suis sûr. C’est pourquoi elle est partie pour le nord à la recherche de sa famille.
— Kitiara…, souffla Laurana mue par le seul désir d’en savoir plus sur la femme humaine que Tanis aimait. Alors, ce noble guerrier était le père de Kitiara ?
Raistlin la dévisagea.
— Oui, c’est ma demi-sœur. Elle a huit ans de plus que Caramon et moi. Elle ressemble beaucoup à son père. Résolue, impétueuse, c’est une guerrière intrépide et forte. Son père lui a enseigné la seule chose qu’il savait : l’art de faire la guerre. Il partait pour des campagnes de plus en plus lointaines, jusqu’au jour où on ne l’a plus revu. Ma mère a convaincu les Questeurs de le déclarer officiellement mort. Elle s’est remariée avec notre père. C’était un homme simple, bûcheron de métier. Une fois encore, son don de voyance ne lui a servi à rien.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— D’abord parce qu’il y a eu la naissance de mon frère et la mienne, répondit Raistlin, aussitôt submergé par une quinte de toux. Caramon ! Où en est ma potion ? Tu es en bonne compagnie, alors je ne compte plus ?
— Mais non, Raist, je m’en occupe.
Le mage fixa un moment Laurana, puis il poursuivit son récit comme si de rien n’était :
— Ma mère ne s’est jamais remise de son accouchement. La sage-femme m’avait donné quelques heures à vivre, et je ne serais sûrement pas là s’il n’y avait pas eu Kitiara. Sa première bataille contre la mort, a-t-elle coutume de dire, elle l’a gagnée avec moi. C’est elle qui nous a élevés. Ma mère était incapable de prendre soin de ses enfants et mon père travaillait nuit et jour pour nous nourrir. Il est mort accidentellement quand Caramon et moi avions dix ans. Ma mère est alors retombée dans sa léthargie. (Sa voix s’altéra.) Elle n’en est plus jamais sortie. Elle est morte d’inanition.
— Quel malheur ! murmura Laurana en frissonnant.
Les yeux fixés sur le ciel gris, Raistlin resta un long moment silencieux.
— J’en ai tiré une excellente leçon : il faut apprendre à contrôler le pouvoir pour ne pas se laisser contrôler par lui.
Laurana semblait n’avoir rien entendu. C’était une occasion unique d’apprendre ce qu’elle voulait savoir, mais elle n’osait pas se dévoiler devant un homme qu’elle craignait et dont elle se méfiait. Sa curiosité l’emporta. Elle ne se rendit pas compte qu’elle tombait dans un piège savamment préparé. Car Raistlin adorait s’approprier les secrets les plus intimes des autres.
— Que t’est-il arrivé ensuite ? Kitiara t’a-t-elle…
Elle buta sur le nom de sa rivale et s’efforça de prendre un air naturel.
Non sans intérêt, Raistlin la regarda se débattre avec ses conflits intérieurs.
— Kitiara était déjà partie. Elle a quitté la maison à quinze ans pour gagner sa vie avec son épée. Elle est remarquable, d’après Caramon, et n’a aucun mal à se faire engager comme mercenaire. Oh, elle est souvent revenue nous voir. Quand nous avons été un peu plus grands, elle nous a emmenés avec elle. C’est là que Caramon et moi avons appris à nous battre, lui avec son épée, moi, avec mes tours de magie. Ensuite, elle a rencontré Tanis, et elle a beaucoup voyagé avec nous.
— Avec qui ? Et où ?
— Il y avait Sturm de Lumlane, qui rêvait déjà de chevalerie, le kender, Tanis, Caramon et moi. Nous avons voyagé avec Flint. Les routes devenant dangereuses, il a renoncé. Pendant tout ce temps, nous avons beaucoup appris les uns des autres. Mais nous étions incapables de nous fixer, nous ne tenions pas en place. Tanis a jugé qu’il était temps pour nous de se séparer.
— Et vous avez fait ce qu’il a dit ? Était-il déjà votre chef ?
Elle se rappela comment il était avant de quitter Qualinost, imberbe et sans les sillons qui lui striaient le visage. Tourmenté par le sentiment d’appartenir à deux races, il se montrait déjà morose et renfermé. À l’époque, elle ne l’avait pas compris.
— Il a les qualités considérées comme essentielles pour diriger. L’esprit vif, il est intelligent et imaginatif. Mais pourquoi suit-on Tanis ? Sturm est un noble, membre d’un ordre qui remonte loin dans l’histoire. Pourquoi obéit-il à un bâtard demi-elfe ? Et Rivebise ? Il se méfie de tout ce qui n’est pas humain. Pourtant, Lunedor et lui suivraient Tanis jusqu’aux Abysses. Pourquoi ?
— Je me le suis déjà demandé, répondit Laurana, et je pense…
— Tanis ne fait pas taire ses sentiments. Il ne les nie pas, comme le chevalier, il ne les cache pas, comme le barbare. Tanis a compris qu’un chef doit parfois penser avec son cœur et non avec sa tête. Souviens-t’en.
— Tu ne parles pas de toi ! Si tu es aussi intelligent et puissant que tu le prétends, pourquoi suis-tu Tanis, toi aussi ?
— Je ne suis pas Tanis, répondit le mage en regardant Laurana dans les yeux. Nous empruntons simplement la même route. Au moins pour le moment.
— À Tarsis, les Chevaliers de Solamnie sont considérés comme indésirables, déclara le bourgmestre d’un ton solennel. Ainsi que les elfes, les kenders, les nains, et tous ceux qui les accompagnent. J’ai cru comprendre qu’il y avait également un magicien en costume rouge parmi vous. Vous portez l’armure. Vos lames sont encore maculées de sang et vous êtes prompts à les dégainer. À l’évidence, vous êtes des guerriers chevronnés.
— Des mercenaires, indiscutablement, bourgmestre, fit l’officier.
— Nous ne sommes pas des mercenaires, dit Sturm avec dignité. Nous venons des plaines du nord de l’Abanasinie. Nous avons libéré huit cents personnes de la tutelle du Seigneur des Dragons, Verminaard, à Pax Tharkas. Pour échapper à l’armée draconienne, nous avons caché les réfugiés dans une vallée, au cœur des montagnes, et nous nous sommes rendus dans le sud, espérant trouver les navires de la légendaire cité de Tarsis. Nous ignorions que la ville se trouvait à présent au milieu des terres, sinon nous ne serions pas ici.
— Vous venez du nord ? dit le bourgmestre en fronçant les sourcils. C’est impossible. Personne n’a jamais traversé les montagnes des nains de Thorbardin.
— Si tu connaissais un peu les Chevaliers de Solamnie, tu saurais que nous préférons mourir plutôt que mentir, même à l’ennemi. Nous avons pénétré dans le royaume des nains grâce au Marteau de Kharas, que nous leur avons restitué.
Mal à l’aise, le bourgmestre, jeta un bref coup d’œil au draconien qui se tenait derrière lui.
— Je connais les chevaliers, dit celui-ci d’un ton contraint, par conséquent, je dois croire à ton histoire, bien qu’elle sonne plus comme un conte de fées que…
Les battants de la porte s’étaient ouverts brutalement, livrant passage à deux gardes qui traînaient un prisonnier. Écartant les compagnons debout devant l’estrade, ils jetèrent le captif sur le sol. C’était une femme enveloppée de voiles épais. En un effort qui semblait surhumain, elle se redressa. Le bourgmestre la regarda d’un air consterné. Derrière lui, le draconien la considérait avec intérêt. Empêtrée dans ses jupes et ses voiles, la femme essaya de se relever sans que personne ne vienne à son aide.
Sturm avança vers elle.
L’ignoble traitement réservé à cette malheureuse horrifiait le chevalier. Il jeta un coup d’œil à Tanis, qui, d’un signe, lui enjoignit la prudence, mais le spectacle de la femme luttant pour se redresser brisa ses dernières résistances. Il allait se pencher vers elle quand une hallebarde lui barra le chemin.
— Tue-moi si ça te fait plaisir, dit le chevalier au garde, mais tu ne m’empêcheras pas de prêter mon bras à cette dame.
Le soldat recula d’un pas et consulta du regard le bourgmestre. Dissimulant un bref sourire derrière sa main, celui-ci hocha la tête.
— Ma dame, permets-moi de t’aider, dit Sturm avec une digne courtoisie.
Il la tira doucement et la remit sur ses jambes.
— Tu aurais mieux fait de me laisser où j’étais, chevalier, dit la femme d’une voix à peine audible. Ignores-tu que tu risques ta vie…
Au son de sa voix, Tanis et Gilthanas se regardèrent, retenant une exclamation de surprise.
— C’est un privilège pour moi, ma dame, dit Sturm en s’inclinant.
— C’est une elfe du Silvanesti ! chuchota Gilthanas à Tanis. Crois-tu que Sturm l’a compris ?
— Bien sûr que non. Comment le pourrait-il ? Moi-même, j’ai à peine reconnu son accent.
— Que peut-elle bien faire ici ? Le Silvanesti est loin de Tarsis…
Le bourgmestre interpella la prisonnière.
— Dame Alhana, dit-il avec froideur, tu as reçu l’ordre de quitter cette cité. Tu as bénéficié de ma clémence la dernière fois, parce que tu étais l’émissaire de ton peuple. À Tarsis, nous respectons le protocole. Je t’ai dit qu’il ne fallait rien attendre de nous, et je t’ai donné un délai d’une journée pour partir. Tu es encore là. (Il se tourna vers l’officier.) Quelles charges avons-nous contre elle ?
— Elle a tenté d’acheter des mercenaires. Nous l’avons arrêtée dans une auberge de l’ancien front de mer. Une chance qu’elle n’ait pas rencontré ces quatre-là. Personne dans Tarsis n’aiderait un elfe.
— Alhana, murmura Tanis. Pourquoi ce nom m’est-il si familier, Gilthanas ?
— As-tu déjà tout oublié de ton peuple ? Il n’y a qu’une personne parmi nos cousins du Silvanesti qui s’appelle Alhana. C’est la fille de l’Orateur des Étoiles, princesse de son peuple, et reine après la mort de son père, puisqu’elle n’a pas de frère.
Alhana ! Tanis se rappelait maintenant la plus belle et la plus inaccessible des elfes, semblable à la lune d’argent qui présida à sa naissance.
Le draconien conversa brièvement avec le bourgmestre, qui se renfrogna. Il secoua la tête, puis finit par opiner du chef. Le draconien se retira dans l’ombre.
— Tu es arrêtée, dame Alhana, déclara le bourgmestre.
Les gardes avancèrent vers la jeune femme. Sturm se rapprocha d’elle et darda sur les soldats des yeux pleins de morgue. Son allure était si noble et si fière qu’ils hésitèrent.
— Fais quelque chose, Tanis, grommela Flint. Je ne suis pas contre la chevalerie, mais chaque chose en son temps ; ce n’est ni le moment, ni l’endroit.
— J’attends tes suggestions, coupa Tanis.
Le nain, comme les autres, savait qu’il n’y avait plus rien à faire. Tanis pensa à se jeter sur les gardes, mais ils étaient bien trop nombreux. Il s’aperçut que Gilthanas avait fermé les yeux et remuait les lèvres. L’elfe était magicien, bien qu’il ne fasse pas grand usage de ce talent.
Perdant patience, le bourgmestre s’adressa au chevalier d’une voix cinglante.
— Assez ! dit-il avec une autorité digne de son rang.
Sturm, vaincu, baissa sa garde. Tanis poussa un soupir de soulagement.
— Il est hors de question qu’on verse le sang dans la salle du Conseil. La dame n’a pas tenu compte des lois de ce pays, que vous, les chevaliers, deviez faire respecter. Toutefois, ce n’est pas une raison pour manquer de respect à la prisonnière. Gardes, conduisez-la au cachot avec tous les égards qui lui sont dus. Quant à toi, chevalier, tu lui tiendras compagnie, puisque son bien-être te préoccupe.
Les gardes poussèrent les prisonniers devant eux. Dame Alhana marchait en écartant les plis de ses jupes, comme si elle cherchait quelque chose.
— J’ai une faveur à te demander, chevalier. J’ai dû laisser tomber une babiole, qui cependant m’est précieuse. Pourrais-tu jeter un coup d’œil…
Sturm mit un genou en terre et vit immédiatement l’objet, qui scintillait entre les godets de ses jupes. C’était une broche en forme d’étoile constellée de diamants. Une babiole ! Le bijou était d’une valeur incalculable ! Évidemment, elle n’avait aucune envie qu’il tombe aux mains des gardes. Le chevalier referma la main sur la broche et feignit de continuer à chercher. Toujours à genoux, il leva les yeux vers Alhana, qui avait retiré ses voiles. Pour la première fois, un regard humain se posa sur le visage de l’elfe.
Ses semblables l’appelaient Muralasa, Princesse de la Nuit. Ses cheveux noirs, retenus par un filet arachnéen, scintillaient comme un ciel étoilé. Sa peau renvoyait la lumière diaphane de la lune et ses yeux avaient la couleur bleu-violet du crépuscule.
Le chevalier remercia Paladine d’être déjà à genoux ; il songea ensuite que mourir ne serait pas trop cher payé pour avoir l’honneur de servir une femme pareille ; enfin, il s’avisa qu’il fallait dire quelque chose. Mais quoi ? Les mots lui manquaient.
— Je te remercie, noble chevalier, dit doucement Alhana, ses yeux plongeant dans ceux de Sturm. Je te l’ai dit, ce n’est qu’une babiole. Relève-toi. Je suis très fatiguée, et puisque nous allons au même endroit, veux-tu m’offrir ton bras ?
— Je suis à tes ordres, répondit Sturm.
Il se releva et glissa la broche dans son ceinturon. Il lui tendit le bras. La main blanche qu’Alhana posa sur lui le fit tressaillir.
Elle rabattit son voile sur son visage. Il sembla à Sturm que le ciel se couvrait. Ce fut à peine s’il eut conscience que Tanis lui emboîtait le pas.
Lui aussi était chaviré par la beauté d’Alhana. Il savait que cette grâce avait pénétré le cœur du chevalier comme une flèche empoisonnée. Cet amour coulerait dans ses veines comme un venin : les elfes du Silvanesti étaient fiers et hautains. Craignant de perdre leurs coutumes, ils refusaient tout contact avec les humains.
Cette femme est aussi accessible à Sturm que la lune d’argent, songea Tanis en soupirant. Il ne nous manquait plus que cela…
Les gardes poussèrent les prisonniers hors de la Salle de Justice et prirent le chemin des cachots. Sur le passage du petit groupe, deux silhouettes encapuchonnées se tenaient en retrait à l’ombre des façades. Il aurait été difficile de dire à quel peuple elles appartenaient. Leur visage et leurs mains étaient enveloppées d’étoffe. Elles se parlaient à voix basse.
— Regarde ! s’exclama l’une. Ce sont eux. Il n’en manque pas un.
— Tous ne correspondent pas au signalement que nous avons reçu, répondit l’autre.
— Mais il y a le demi-elfe, le nain et le chevalier. Je te dis que ce sont eux ! Je sais où sont les autres j’ai interrogé un garde.
— Tu as peut-être raison. Nous devrions aller avertir tout de suite le maître.
— Il faudrait suivre les prisonniers ! Ils vont certainement tenter de s’échapper.
— Bien sûr, qu’ils vont essayer ! Et nous savons où ils iront : ils rejoindront leurs amis, à l’auberge. De toute façon, dans quelques heures, tout cela n’aura plus d’importance…
La neige commençait à tomber quand les compagnons, sous la conduite des gardes, s’engagèrent dans une ruelle obscure. Tanis et Sturm s’étaient consultés du regard. Gilthanas et Flint, eux, étaient prêts à passer à l’attaque. Le demi-elfe jeta un coup d’œil alentour. Quelque chose avait bougé dans l’ombre. Soudain, trois silhouettes encapuchonnées, épée au poing, bondirent devant les gardes. L’officier se saisit de son sifflet, mais une des silhouettes lui abattit le plat de son épée sur la tête tandis que les deux autres assaillaient les gardes. Voyant leur chef par terre, inconscient, ils détalèrent.
— Qui êtes-vous ? demanda Tanis aux inconnus.
Les silhouettes masquées lui rappelaient les draconiens qu’il avait combattus à Solace.
— Aurions-nous échappé à la prison pour tomber sur pire ? grommela le demi-elfe devant leur mutisme. Démasquez-vous !
L’une des silhouettes se tourna vers Sturm, le bras tendu vers le ciel.
— Oth tsarthon e paran.
Sturm eut un sursaut.
— Est tsarthai en paranaith, répondit-il. Ce sont des Chevaliers de Solamnie, déclara-t-il à Tanis.
— Des chevaliers ? Mais…
— Ne perdons pas de temps en explications, Sturm de Lumlane, coupa un des hommes en langue commune. Les gardes ne vont pas tarder. Suivez-nous.
— Pas si vite ! grogna Flint en brisant en deux une hallebarde pour l’adapter à sa taille. Il faudra prendre le temps de nous expliquer, si vous voulez qu’on vous suive ! Comment sais-tu le nom du chevalier, et pourquoi nous avoir guettés…
— Ne vous embarrassez pas de lui ! cria une voix aiguë. Laissez-le là, il servira de pâture aux corbeaux. D’ailleurs, ils n’y toucheront pas ; personne au monde n’arrive à digérer un nain…
— Satisfait de la réponse ? demanda Tanis à Flint, qui écumait de rage.
— Ce kender, je le tuerai !
Des sifflets retentirent dans les rues voisines. Sans plus hésiter, les compagnons suivirent les chevaliers à travers les ruelles. Tass déclara qu’il avait à faire et disparut avant que Tanis puisse l’attraper.
Les chevaliers semblèrent trouver cela tout naturel. Sans mot dire, ils marchèrent au pas de charge jusqu’à ce qu’ils arrivent dans un quartier en ruine.
Ils se trouvaient dans la vieille ville, à présent désertée. Plus personne ne venait dans ces rues. Ce chaos rappelait Xak Tsaroth, songea Tanis. Tandis que Sturm parlait en solamnique avec les chevaliers, le demi-elfe songea à ce qu’avait dû être la cité au temps de sa splendeur, avant le Cataclysme. Il ne restait plus que des pierres envahies par les herbes folles.
Il rejoignit Gilthanas qui conversait avec Alhana et s’assit près d’eux sur un banc.
— Alhana Astrevent, dit le seigneur elfe, je te présente Tanis Demi-Elfe. Il a passé de nombreuses années au Qualinesti. Il est le fils de l’épouse de mon oncle.
Alhana retira son voile et toisa Tanis avec froideur. « Le fils de l’épouse de mon oncle » évitait à Gilthanas de dire que Tanis n’était pas vraiment son cousin. Le demi-elfe rougit, se demandant s’il se débarrasserait un jour de ce douloureux problème.
— Ma mère fut enlevée par des guerriers humains pendant les sombres années qui suivirent le Cataclysme. Après sa mort, l’Orateur a eu la bonté de me recueillir et de m’élever comme son fils.
Les yeux d’Alhana s’obscurcirent.
— Quel besoin as-tu de t’excuser de tes origines ? demanda-t-elle d’une voix glaciale.
— Non… non, ce n’est pas ! bredouilla-t-il, écarlate.
— Alors ne le fais pas, répliqua-t-elle en se tournant vers le seigneur elfe. Gilthanas, tu voulais savoir pourquoi je suis à Tarsis. C’est pour chercher de l’aide, et je dois retourner au Silvanesti afin de retrouver mon père.
— Au Silvanesti ? s’étonna Gilthanas. Je ne savais pas que les elfes du Silvanesti avaient quitté leur ancien pays. Il n’est pas étonnant que nous ayons perdu le contact…
— C’est vrai, dit tristement Alhana, le malheur qui vous a contraints à quitter le Qualinesti nous a frappés également. Longtemps, nous nous sommes battus. À la fin, nous avons dû fuir pour sauver notre existence. Mon père a envoyé son peuple sous ma conduite dans le sud de l’Ergoth. Il a voulu rester au Silvanesti pour défendre coûte que coûte notre patrie. Je m’y suis opposée, mais il a prétendu pouvoir empêcher la destruction de notre pays. Le cœur lourd, j’ai conduit mon peuple en lieu sûr, et je suis revenue chercher mon père. Le temps a passé, et je n’ai pas eu de nouvelles de lui.
— Ma dame, tu n’as pas pris d’escorte pour t’accompagner dans un voyage aussi dangereux ? demanda Tanis.
Alhana le regarda d’un air offensé, comme s’il avait fait intrusion dans la conversation. D’abord, elle ne répondit pas. Puis, après l’avoir attentivement observé, elle changea d’avis.
— Bon nombre de braves ont proposé de m’escorter, dit-elle avec hauteur. Mais il n’y a plus un seul endroit sûr en ce monde. J’ai donc laissé les guerriers auprès de mon peuple pour assurer sa défense. Je suis venue à Tarsis dans l’espoir de trouver des mercenaires qui m’accompagneraient au Silvanesti. Je me suis présentée devant le Conseil, comme l’exige la loi.
Tanis hocha la tête en fronçant les sourcils.
— C’est idiot, dit-il brutalement. Tu connaissais leurs façons d’agir avec les elfes, même avant la guerre avec les draconiens ! Tu as eu de la chance qu’ils se bornent à te chasser de la ville.
Alhana pâlit. Ses yeux sombres étincelèrent.
— Je me suis conformée à la loi, répliqua-t-elle en contenant sa colère. Je me serais conduite comme une barbare en agissant autrement. Quand le bourgmestre a refusé ma requête, je lui ai fait part de mon intention de recruter des guerriers. Mon honneur m’interdisait une autre conduite.
Flint, qui n’avait saisi que quelques bribes de la conversation, poussa Tanis du coude.
— La dame et le chevalier devraient parfaitement s’entendre. Si leur sens de l’honneur ne les tue pas avant…
L’arrivée de Sturm empêcha Tanis de répondre.
— Tanis, s’exclama le chevalier, mes sauveurs ont découvert l’ancienne bibliothèque ! C’est la raison de leur présence ici. Selon des documents exhumés à Palanthas, tout ce qui concerne les dragons est dans la bibliothèque de Tarsis. L’Ordre leur a confié la mission de retrouver la bibliothèque et de récupérer les documents.
Sturm fit signe aux chevaliers de les rejoindre, et les présenta à ses compagnons.
— Voici Brian Tonnerre, chevalier de l’Épée ; Aran Grandarc, chevalier de la Couronne, et Dirk Gardecouronne, chevalier de la Rose.
Les trois hommes s’inclinèrent.
— Et voici Tanis Demi-Elfe, notre chef, continua Sturm.
Alhana ouvrit de grands yeux. Elle regarda Sturm, se demandant si elle avait bien entendu. Le chevalier présenta Gilthanas et Flint. Puis vint le tour d’Alhana.
— Dame Alhana, commença le chevalier, gêné de ne pas savoir le nom de la jeune femme.
— Alhana Astrevent, compléta Gilthanas, fille de l’Orateur des Étoiles, princesse des elfes du Silvanesti.
Les trois chevaliers s’inclinèrent profondément.
— Acceptez ma gratitude, dit froidement Alhana à Dirk, dont le titre était le plus élevé. Avez-vous les documents que vous cherchiez ?
— Nous avons trouvé un livre, ma dame, répondit Dirk, rédigé dans une langue que nous ne comprenons pas. Mais il contient des images de dragons, et nous pensions le recopier pour le soumettre aux érudits de Sancrist, quand nous avons rencontré quelqu’un qui a pu le déchiffrer. Le kender…
— Tass ! explosa Flint.
— Tass ? s’étonna Tanis. Il arrive à peine à lire l’écriture commune. Comment saurait-il déchiffrer une langue ancienne ? Le seul parmi nous qui pourrait en être capable est Raistlin.
Dirk haussa les épaules.
— Le kender possède une paire de lunettes magiques. Il les a posées sur son nez, et aussitôt il s’est mis à lire le texte. Le livre relate…
— J’imagine ce qu’il relate ! coupa Tanis. Des histoires d’automates, d’anneaux magiques qui se promènent tous seuls et de plantes qui flottent dans l’air. Où est-il ? J’aimerais avoir une petite explication avec Tasslehoff Racle-Pieds.
— Des lunettes magiques ! grommela Flint. Et moi, je suis un nain des ravins !
Les compagnons suivirent Dirk à l’intérieur d’un bâtiment délabré. Il alluma une torche et les entraîna vers un escalier.
— La bibliothèque a été construite en sous-sol. C’est pourquoi elle a résisté au Cataclysme, expliqua-t-il.
Ils pénétrèrent dans une vaste salle remplie de livres du plancher au plafond. Par terre gisaient des volumes provenant des rayons qui s’étaient effondrés.
— Mais il y a des milliers de manuscrits ! s’exclama Tanis. Comment avez-vous pu trouver celui que vous cherchiez ?
— Cela n’a pas été sans mal. Quand nous l’avons enfin découvert, nous nous sommes aperçus qu’il était intransportable. Dès qu’on touche une page, elle tombe en poussière. Nous redoutions le temps qu’il faudrait passer à les recopier. Mais le kender…
— À propos, le kender ! coupa Tanis. Où est-il ?
— Par ici ! piailla une voix aiguë.
Tanis scruta l’obscurité et repéra la lueur d’une bougie posée sur une table. Tass y était assis devant un gros livre, les lunettes sur le nez.
— C’est bon, Tass, dis-moi où tu les as trouvées ? demanda Tanis.
— De quoi parles-tu ? répondit Tass d’un air innocent. Ah ! ce truc-là… Je les avais dans ma sacoche. Enfin, si tu veux vraiment le savoir, je les ai dénichées dans le royaume des nains.
Flint poussa un grognement ulcéré et se prit la tête entre les mains.
— Elles étaient posées sur une table ! protesta le kender, voyant que les choses devenaient sérieuses. Je le jure ! Il n’y avait personne. J’ai pensé que quelqu’un les avait oubliées, et je les ai prises pour les mettre en sûreté. J’ai bien fait. Un voleur aurait pu passer par là. C’est un objet de prix ! Je pensais les rendre, mais nous avons été si occupés, entre les nains, les draconiens et le Marteau de Kharas, que je les ai oubliées. Quand elles me sont revenues à l’esprit, nous étions à des lieues du royaume et je ne pensais pas que tu m’y renverrais juste pour les rendre, alors…
— À quoi servent-elles ? l’interrompit Tanis, sachant que les explications de Tass pouvaient durer des heures.
— Elles sont fantastiques ! répondit le kender, soulagé de ne pas être grondé. Un jour, je les ai laissées sur une carte, et j’ai compris tout ce que je voyais à travers les verres. Je ne pouvais pas lire cette carte avant de la regarder avec ces lunettes ! Essayant avec mes autres cartes, j’ai pu les lire toutes !
— Pourquoi n’en as-tu jamais parlé ? demanda Tanis.
— L’occasion ne s’est pas présentée. Si tu m’avais demandé : « Tass, possèdes-tu des lunettes magiques ? », je t’aurais tout de suite dit oui. Mais tu ne l’as jamais fait, Sturm de Lumlane, alors arrête de rouler des yeux réprobateurs. Quoi qu’il en soit, je vais vous lire ce que…
— Comment sais-tu qu’elles sont magiques ? C’est peut-être un objet truqué inventé par les nains ? insista Tanis, sentant que Tass lui cachait quelque chose.
Tass sursauta. Il avait espéré que Tanis ne lui poserait pas cette question.
— Euh, je… je crois que j’ai fait une sorte de remarque, pourrait-on dire, à Raistlin, un soir où tout le monde était occupé. Il m’a dit qu’elles pouvaient être magiques. Pour le savoir, il a prononcé une de ses incantations, et elles se sont illuminées. Ces lunettes sont enchantées. Je lui ai montré ce qu’elles étaient capables de faire ; alors il m’a déclaré que c’était des « lunettes de vérité ». Les magiciens nains s’en servaient pour lire les langues étrangères et… les grimoires.
— Qu’a-t-il dit d’autre ?
— Il a dit que si j’essayais de déchiffrer son livre ou si je ne faisais que jeter un œil dessus, il me transformerait en sauterelle et m’avalerait sur-le-champ, chuchota le kender. Je l’ai cru sur parole.
Tanis secoua la tête. Il faisait confiance à Raistlin pour proférer des menaces capables de doucher la curiosité du kender.
Raistlin avait dit autre chose au sujet de ces lunettes, mais Tass n’avait pas bien compris. D’après le mage, elles révéleraient des choses trop vraies. Comme ça ne voulait rien dire, il était inutile d’en parler.
— Alors, qu’as-tu découvert dans le livre ? demanda Tanis, resté sur sa faim.
— Des choses très intéressantes, répondit Tass, soulagé que l’interrogatoire soit terminé. (Il tourna une page avec précaution. Elle s’effrita entre ses mains.) Cela arrive presque à chaque fois ! Mais regardez : il y a des images de dragons. Des bleus, des rouges, des noirs et des verts. Je ne savais pas qu’il y en avait tant. Voilà autre chose. C’est une grosse boule de verre. D’après le texte, si on possède une de ces boules, on peut se rendre maître des dragons. Avec ça, ils font tout ce qu’on leur demande !
— Des boules de verre ! dit Flint en éternuant. Il ne faut pas le croire, Tanis. La seule propriété de ces lunettes, c’est de décupler son imagination de mégalomane.
— Mais c’est la pure vérité ! protesta le kender, indigné. Les boules s’appellent orbes de dragon, tu peux demander à Raistlin ! Il le sait certainement, car elles ont été créées par les magiciens des temps anciens.
— Je te crois, dit Tanis, voyant le kender réellement fâché. Mais je crains que cela ne nous apporte rien de bon. Elles ont été probablement détruites pendant le Cataclysme ; de toute façon, nous ne saurions pas quoi en faire.
— Si ! dit Tass, excité. Il y a une liste des endroits où elles se trouvaient. Regardez… (Il s’arrêta, dressant l’oreille.) Chut !
Les compagnons firent silence. D’abord, ils n’entendirent rien, puis perçurent peu à peu ce que l’ouïe fine du kender avait détecté.
Tanis sentit l’angoisse l’envahir. Des centaines de cors résonnaient dans le lointain. Il avait déjà entendu leur son. C’étaient ceux de l’armée draconienne qui approchait, et avec elle, les dragons.
Le chant funèbre du cor…
Les compagnons venaient d’atteindre la place du marché quand les dragons fondirent sur la cité de Tarsis.
Tanis et ses amis s’étaient séparés des chevaliers ; cela ne s’était pas fait sans mal. Contrariés par la défection de Sturm et du kender, qui refusèrent d’abandonner leurs camarades, les chevaliers avaient promis de se venger en complotant contre la promotion de Sturm au grade suprême de son ordre.
Personne n’eut le temps de s’appesantir sur ce problème. Le son des cors, porté par le vent, se rapprochait à une vitesse inquiétante. Les chevaliers regagnèrent leur campement, dans les collines, et les compagnons prirent le chemin de la ville.
Les habitants, descendus dans la rue, s’interrogeaient sur ces étranges sonneries de cors qu’ils n’avaient jamais entendues. Mais, un homme dans Tarsis avait compris ce qui se passait. Au premier écho des cors, le bourgmestre interpella le draconien qui était à son côté.
— Nous étions convenus que la ville serait épargnée ! dit-il, les dents serrées. Nous sommes en cours de négociations…
— Le Seigneur des Dragons est las de négocier, répondit le draconien en étouffant un bâillement. La cité sera épargnée, mais il fallait lui donner une petite leçon.
Le bourgmestre s’effondra, la tête entre les mains. Les membres du Conseil, ne comprenant pas ce qui arrivait, virent avec effroi des larmes couler sur le visage de leur seigneur.
Leurs ailes flamboyant sous le soleil couchant, des centaines de dragons rouges sillonnaient le ciel. Le peuple de Tarsis ne comprit qu’une chose : c’était la mort qui arrivait à tire-d’aile.
Les dragons survolèrent la ville, planant au ras des édifices pour semer une panique bien plus destructrice que les flammes qu’ils allaient cracher. Les habitants ne pensèrent plus qu’à fuir.
Mais il n’y avait pas d’échappatoire.
Sachant qu’ils ne rencontreraient plus de résistance, les dragons passèrent à l’attaque. Les uns après les autres, ils fondirent sur les maisons qui s’enflammèrent aussitôt. Les incendies se propagèrent rapidement, soulevant des nuages de suie noire.
Les cris de terreur se muèrent en hurlements de douleur et de désespoir. Ne sachant où aller, les villageois se précipitaient éperdument dans la cohue.
Le flot de la populace disloqua le groupe des compagnons. Ils furent foulés aux pieds et catapultés contre les façades. La fumée qui noyait les rues acheva de les disperser.
La ville devenait une fournaise. La chaleur était telle que les maisons implosaient. Tanis empoigna Gilthanas à l’instant où il était projeté contre une façade. Impuissant, il vit ses amis emportés par la marée humaine.
— Retournez à l’auberge ! cria-t-il. Nous nous retrouverons l’auberge !
Restait à espérer qu’ils l’avaient entendu. Sturm prit Alhana dans ses bras et la traîna autant qu’il la porta à travers les rues jonchées de cadavres. Scrutant les nuages de fumée à la recherche de ses compagnons, il luttait pour garder l’équilibre et éviter d’être piétiné par la foule.
Dans la bousculade, Alhana lui fut arrachée. Sturm plongea vers elle et réussit à la rattraper par un poignet. Livide, elle tremblait de terreur. Une ombre immense plana sur la rue. Avec d’effroyables rugissements, le dragon chargea ce qui grouillait sous lui. Sturm tira la jeune femme sous un porche et se campa devant elle pour la protéger. Les flammes crachées, des hurlements déchirants s’élevèrent, envahissant la rue.
— Ne regarde pas ! murmura Sturm à Alhana, des larmes pleins les yeux.
Le dragon était passé. Cloués sur place, ils écoutèrent le silence mortel qui succédait au tumulte. Dans la rue, plus rien ne bougeait.
— Allons-y pendant qu’il est encore temps, dit Sturm d’une voix blanche.
Hébétés, butant contre les cadavres, ils avançaient, mus par leur seul instinct de survie. L’odeur de la chair brûlée et la fumée les prirent à la gorge. Ils s’arrêtèrent sous un porche pour reprendre haleine.
Alhana posa sa tête contre l’armure de Sturm. Le contact du métal froid lui fit du bien. À l’abri de bras puissants, elle sentait des mains lui caresser les cheveux.
Chaste enfant d’un peuple à la morale rigide, Alhana avait toujours su qui serait son époux. Même la date de son mariage était fixée. Son promis était un seigneur qu’elle avait approché en de rares occasions. Il était resté avec les elfes en Ergoth, tandis qu’elle retournait chercher son père. Égarée dans le monde des humains, elle ne s’était pas remise du choc. Elle détestait les hommes ; en même temps, ils l’attiraient. Ils semblaient forts avec leurs sentiments bruts et tranchés. Alors qu’elle pensait les haïr et les mépriser définitivement, voilà que l’un d’eux paraissait différent des autres.
Alhana regarda Sturm. Son visage reflétait la fierté, la noblesse, une discipline et un perfectionnisme indéfectible ; mais ses yeux étaient des abîmes de tristesse. Elle se sentait attirée par cet homme. Un humain ! Réconfortée par sa présence protectrice, elle sentait monter en elle une chaleur délicieuse. Brusquement, elle réalisa que ce feu-là était plus dangereux que mille dragons.
— Partons d’ici, murmura Sturm.
Elle le repoussa sans ménagement.
— Nos chemins se séparent, dit-elle d’une voix glacée. Je dois retourner à mon auberge. Merci de m’avoir accompagnée.
— Quoi ? Te laisser partir seule ? C’est de la folie, dit-il en prenant son bras. Je ne le permettrai pas.
Il comprit qu’il faisait fausse route quand il la sentit se raidir. Elle ne fit pas un geste, mais le fixa jusqu’à ce qu’il lâche prise.
— Nous avons tous deux nos amis, à qui nous devons être loyaux. Chacun doit aller son chemin.
Devant la douleur qui se peignit sur le visage de Sturm, sa voix se brisa. Un instant, elle se demanda si elle aurait la force de le quitter ainsi. Puis elle pensa à son peuple, qui comptait sur elle. Elle se reprit.
— Je te remercie de ta bonté et ta prévenance, mais il me faut partir tant que les rues sont calmes.
Sturm la regarda, l’air blessé. Son visage se durcit.
— Je suis heureux de t’avoir été utile, dame Alhana. Mais tu cours encore au-devant de grands dangers. Permets-moi de t’escorter jusqu’à ta destination, ensuite je ne te dérangerai plus.
— C’est impossible, dit Alhana, serrant les dents. Mon auberge est à deux pas, et mes amis m’attendent. Nous connaissons un chemin pour quitter la ville. Pardonne-moi, mais je ne suis pas sûre de pouvoir faire confiance à des humains.
Les yeux de Sturm étincelèrent. Elle vit qu’il tremblait. De nouveau, elle sentit faiblir ses résolutions.
— Je sais où tu loges, dit-elle. À l’auberge du Dragon Rouge. Si je retrouve mes amis, je pourrai peut-être te venir en aide ?
— Ne te soucie pas de cela, répondit Sturm d’une voix aussi froide que la sienne. Et ne me remercie pas. Je n’ai fait qu’appliquer mon code de l’honneur. Adieu.
Il tourna les talons et s’éloigna.
Elle le vit revenir sur ses pas. Il avait oublié quelque chose. Il tira la broche en diamants de son ceinturon et la tendit à Alhana.
— Tiens, dit-il en lui mettant le bijou dans la main. (Il vit son regard noyé de tristesse. Sa voix s’adoucit.) Je suis heureux que tu m’aies fait confiance, même pour quelques instants.
La jeune femme regarda l’étoile de diamants et se mit à trembler. Quand elle leva les yeux, au lieu du mépris auquel elle s’attendait, elle lut de la compassion sur le visage de Sturm. Une fois de plus, les humains la surprenaient. Incapable de soutenir le regard du chevalier, elle baissa la tête et prit ses mains dans les siennes. Elle posa le bijou dans sa paume.
— Garde-le, dit-elle avec douceur. En le voyant tu penseras à Alhana Astrevent, et tu te souviendras qu’elle pense à toi.
Les yeux de Sturm s’embuèrent. Il baissa la tête, incapable de parler. Après avoir baisé l’étoile de diamants, il la remit dans son ceinturon. Puis il tendit les bras vers Alhana, mais elle détourna la tête.
— Pars, je t’en prie.
Sturm hésita un instant. Hélas, son honneur lui interdisait de ne pas se soumettre. Il se retourna et partit à grands pas.
Le regardant s’éloigner. Alhana frémit.
— Pardonne-moi, Sturm, murmura-t-elle. Non, ne me pardonne pas, remercie-moi.
— Ah ! fit Raistlin au premier son des cors. Je vous l’avais bien dit.
— Que se passe-t-il ? demanda Elistan.
— Le Grand Seigneur des Dragons attaque la ville, répondit Rivebise, que ses responsabilités de chef rendaient inquiet.
« — Quitte la ville, si nous ne revenons pas ! lui avait dit Tanis. »
Mais le demi-elfe ne pouvait pas prévoir ce qui allait arriver !
Lunedor passa un bras autour de son cou. Il vit son sourire, ses yeux brillant de confiance, et il se détendit.
L’auberge trembla sous une onde de choc. Dans la rue, ils entendirent des cris et le ronflement des flammes.
— Il faut descendre au rez-de-chaussée, dit Rivebise. Caramon, va chercher nos armes. Si Tanis et les autres sont… (Il s’arrêta en voyant le visage anxieux de Laurana.) Si Tanis et les autres sont sains et saufs, ils reviendront ici. Nous les attendrons.
— Excellente décision ! railla le mage. Je ne vois pas où nous pourrions aller !
— Elistan, emmène-les au rez-de-chaussée. Caramon et Raistlin, restez un instant. Je crois que le mieux est de se barricader dans l’auberge. Les rues sont dangereuses.
— Combien de temps crois-tu que nous pouvons tenir ? demanda Caramon.
— Quelques heures, peut-être.
Les jumeaux le regardèrent, pensant aux cadavres torturés qu’ils avaient trouvés dans le village de Que-Shu, et à ce qui s’était passé à Solace.
Tanis et Gilthanas se frayèrent péniblement un chemin à travers la populace. De temps à autre, ils durent se mettre à l’abri ; les dragons patrouillaient en planant au ras des maisons. Gilthanas, qui s’était tordu la cheville, devait prendre appui sur l’épaule de Tanis.
Le demi-elfe remercia les dieux quand il aperçut l’auberge du Dragon Rouge, encore debout. Sa joie fut de courte durée : les silhouettes reptiliennes des draconiens s’affairaient autour de la porte. Il tira Gilthanas, au bord de l’épuisement, à l’abri d’une porte cochère.
— Ne bouge pas d’ici, dit le demi-elfe, tu es incapable de marcher. L’auberge est cernée. Je vais la contourner et entrer par-derrière.
Tanis se faufila entre les décombres, se réfugiant sous les portails pour ne pas se faire remarquer. Il n’était plus qu’à quelques mètres de l’auberge quand il entendit un grognement de rage. Il regarda autour de lui et vit Flint qui faisait de grands gestes.
Tanis traversa la rue comme une flèche.
— Que fais-tu là ? Pourquoi n’es-tu pas avec les autres ? demanda-t-il au nain.
Le visage couvert de suie et mouillé de larmes, le nain était agenouillé à côté de Tass, cloué au sol par une poutre qui lui était tombée dessus. Couvert de cendres, le kender avait l’expression surprise d’un vieil enfant.
— Ce crétin de malheur ! gémit Flint. Il fallait qu’il se trouve sous une maison qui s’écroule !
Le nain avait les mains en sang à force de lutter avec une poutre que seuls trois hommes ou un Caramon seraient parvenus à soulever. Tanis prit le pouls du kender. Le cœur battait très faiblement.
— Reste auprès de lui, souffla-t-il pour dire quelque chose. Je vais chercher Caramon.
Ensemble, ils regardèrent l’auberge, assaillie par les draconiens. Le nain secoua la tête, conscient que Tanis avait autant de chances de revenir avec Caramon que de s’envoler comme un oiseau. Il s’efforça de sourire.
— Bien sûr, mon garçon, je reste avec lui. Adieu, Tanis.
Le demi-elfe partit au pas de course.
Une quinte de toux amena Raistlin au bord de l’asphyxie. Il essuya le sang de ses lèvres et sortit un sachet de cuir de sa poche secrète. Il ne lui restait plus qu’un sort, et à peine l’énergie de le lancer. Tremblant comme une feuille, il versa le contenu du sachet dans le pichet de vin qu’il s’était procuré la veille.
Une main arrêta la sienne. C’était Laurana. Elle lui prit le sachet des doigts. Les siens étaient maculés du sang vert des draconiens.
— Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda-t-elle.
— Des ingrédients pour jeter un sort… N’en bois pas, c’est un soporifique.
— Tu ne songes pas sérieusement que nous allons dormir cette nuit ? dit-elle avec un sourire.
— Non, pas de cette façon, répondit Raistlin en la fixant. Cette potion provoque un sommeil qui simule la mort. Le cœur ne bat presque plus, la respiration est ralentie à l’extrême, le corps devient froid.
Laurana ouvrit de grands yeux.
— Pour quelle raison prépares-tu cette mixture ?
— Afin de l’utiliser en dernier recours. Pour l’ennemi, tu as l’apparence d’un mort, donc il ne s’acharne pas sur toi, du moins si la chance est ton côté. Sinon…
— Sinon ?
— Certains se sont réveillés sur un bûcher funéraire, répliqua Raistlin d’un ton enjoué. Mais je ne crois pas que ce genre de choses puisse nous arriver.
— As-tu l’intention de nous faire boire ça ?
— Cela nous épargnera d’être torturés par les draconiens.
— Comment le sais-tu ?
— Fais-moi confiance, répondit le mage en souriant.
Caramon entra. Une flèche l’avait atteint à l’épaule. Son sang, qui coulait abondamment, se mêlait à celui des draconien.
— Ils sont en train d’enfoncer la porte d’entrée. Rivebise a ordonné de se replier ici.
— Écoutez ! s’exclama le mage. Ils ne se contentent pas de la porte d’entrée !
Celle de la cuisine, qui donnait sur l’office, vola en éclats. Caramon et Laurana se retournèrent vers la brèche, prêts à affronter l’ennemi. Une haute silhouette apparut dans l’encadrement de la porte défoncée.
— Tanis ! s’écria Laurana en courant vers lui.
— Laurana ! exhala-t-il dans un souffle.
Il la serra contre lui, sanglotant de soulagement. Caramon referma ses grands bras sur eux.
— Tout le monde va bien ? demanda Tanis.
— Jusqu’à présent, ça peut aller. Mais où est…
— J’ai perdu Sturm, dit Tanis. Flint et Tass sont de l’autre côté de la rue. Le kender est coincé sous une poutre. Gilthanas est resté deux pâtés de maisons plus loin. Il est blessé. Rien de grave, mais il ne pouvait plus marcher.
Tanis vit le pichet de vin et le sachet. Il regarda Raistlin d’un air choqué.
— Non, ce n’est pas le moment de mourir. Du moins, pas comme tu… (II se ravisa.) Que tout le monde se rassemble !
Caramon battit le rappel en hurlant à pleins poumons. Rivebise surgit. Les compagnons regardèrent Tanis d’un regard plein d’espoir.
Le spectacle de leur confiance mit le demi-elfe en fureur. Un jour, je les laisserai tomber. Peut-être est-ce déjà fait, d’ailleurs.
— Écoutez-moi ! Nous allons essayer de nous enfuir par la porte arrière de l’auberge. L’ennemi ne doit pas être très nombreux. Le gros de l’armée n’est plus dans la ville.
— Alors, c’est nous qu’ils recherchent, murmura Raistlin.
— Apparemment. Nous n’avons pas de temps à perdre. Si nous arrivions à atteindre les collines…
Il s’interrompit et leva les yeux vers le plafond. Tout le monde se tut. Un cri strident déchira le silence, suivi d’un battement d’ailes de plus en plus bruyant.
— Tous à couvert ! cria Rivebise.
Mais il était trop tard. Il y eut un glapissement aigu, puis un bruit de tonnerre. Sous la déflagration, les trois étages de pierre et de bois vacillèrent comme un nid de brindilles. Après une explosion de gravats et de poussière, les flammes jaillirent. Au-dessus de leurs têtes, la charpente craqua de toutes parts. Le bâtiment entier s’effondrait.
Hypnotisés de terreur, les compagnons, impuissants regardèrent dégringoler du plafond des énormes poutres. Les étages s’affaissaient dans un bruit assourdissant.
— Il faut que nous sortions d’ici ! cria Tanis. Tout va s’écrouler !
Avec de sinistres craquements, une solive éclata puis céda. Tanis saisit Laurana par les épaules et la projeta aussi loin que possible du point de chute de la poutre. Elistan tendit les bras, et la rattrapa au vol.
Tanis entendit le mage proférer des mots bizarres. Puis il se sentit happé par le vide et entraîné dans une chute vertigineuse. Il lui sembla que le monde s’abattait de tout son poids sur lui.
Passé le coin de la rue, Sturm fut en vue de l’auberge du Dragon Rouge. Justement survolée par un dragon rouge, elle était en train de s’effondrer dans un bouillonnement de flammes et de fumée. Le cœur du chevalier se serra.
Il dut se cacher sous un porche pour éviter les draconiens qui allaient et venaient en devisant gaiement. Leur mission devait être achevée, car ils semblaient en quête de distractions. Trois autres draconiens, vêtus cette fois d’uniformes bleus, semblaient s’émouvoir de la destruction de l’auberge, et montrait le poing au dragon.
Sturm sentit le désespoir l’envahir. Où étaient les compagnons ? S’étaient-ils enfuis ? Une tache blanche attira son regard.
— Elistan !
Le chevalier avait tout de suite reconnu le prêtre qui émergeait des décombres. Il portait quelqu’un dans ses bras.
Les draconiens se ruèrent sur lui et le sommèrent de se rendre. Sturm hurla la devise des Chevaliers de Solamnie et bondit vers l’ennemi.
Déconcertés, les draconiens se retournèrent.
Sturm nota vaguement qu’une silhouette courait en même temps que lui. D’un coup d’œil, il entrevit l’éclat métallique d’un casque, et il entendit un grognement caractéristique. Flint ! Sous une porte cochère, quelqu’un commença à parler. Sturm comprit qu’il s’agissait d’incantations magiques.
Gilthanas avait rampé près des soldats ennemis et leur lançait un sort. Des flèches enflammées jaillirent de ses doigts. Un draconien tomba en se tenant la poitrine. Flint sauta sur un autre, qu’il assomma à coups de pierre. Jouant des poings, Sturm en mit un troisième hors de combat. Il se précipita aussitôt vers Elistan, qui ployait sous son fardeau.
— Laurana ! cria Gilthanas depuis la porte cochère.
Hébétée, la jeune elfe se frotta les yeux, et reconnut le chevalier.
— Sturm, ton épée et les autres armes sont par là, dit-elle, montrant du doigt l’auberge en ruine.
Le chevalier vit un bout de lame étincelant sous les décombres. Il dégagea les gravats, et ramassa sa précieuse épée et la lame de Kith-Kanan, qu’avait trouvée Tanis. À l’affût du moindre signe de vie, il tendit l’oreille. Le silence lui répondit.
— Nous devrions partir d’ici, dit-il d’un ton accablé à Elistan. Où peuvent être les autres ?
— Ils étaient dans l’auberge, répondit le prêtre. Le demi-elfe est arrivé par la porte de derrière au moment où le dragon a frappé. Tanis a vu qu’une poutre ; allait leur tomber dessus, il a voulu pousser Laurana hors de danger, puis tout s’est effondré dans la pièce. Je ne vois pas comment ils pourraient encore…
— C’est impossible ! cria Flint en bondissant au milieu des décombres.
Sturm le retint et le tira en arrière.
— Où est passé Tass ?
— Coincé sous une poutre, répondit le nain d’un ton lugubre. Il faut que je retourne près de lui. Mais je ne peux pas abandonner les autres… Caramon, se mit-il à crier, où est-il, ce grand lourdaud ! Il ne peut : pas me faire ça ! J’ai besoin de lui ! Et de Tanis ! Crénom, j’ai besoin d’eux !
Soudain Laurana poussa un long cri qui glaça Sturm. Elle se précipita dans les décombres.
À genoux, elle essaya de déblayer les pierres noircies de suie.
— Tanis ! appela-t-elle.
Désespéré, Sturm regardait la scène sans savoir quel parti prendre. Le son du cor lui parvint, de plus en plus proche. Les armées allaient envahir la ville. Sturm et Elistan se regardèrent et se comprirent. Ils coururent vers Laurana.
— Chère Laurana, commença le prêtre avec douceur, tu ne peux plus rien pour eux. Les survivants ont besoin de toi. Ton frère et le kender sont blessés. Les draconiens vont arriver. Si nous ne fuyons pas nous périrons inutilement et nous ne pourrons pas continuer à lutter contre ces monstres. Tanis a donné sa vie pour nous, Laurana. Que ce sacrifice n’ait pas été vain !
Laurana leva vers lui son visage maculé de suie, de sang et de larmes. Elle entendait les sonneries de cors, les appels de Gilthanas, les grognements désespérés de Flint, et les paroles d’Elistan. La pluie se mit à tomber. Le feu des dragons avait fait fondre la neige et l’avait changée en eau.
— Aide-moi, Sturm ! murmura-t-elle.
Il passa un bras autour d’elle et l’aida à se relever.
— Laurana ! appela Gilthanas.
Elistan avait raison. Les vivants avaient besoin d’elle. Elle ne pensait qu’à s’étendre sur ces pierres et mourir, mais il fallait continuer. Tanis l’aurait voulu ainsi.
Ils avaient besoin d’elle !
— Adieu, Tanthalas ! murmura-t-elle.
La pluie redoubla, comme si les dieux avaient décidé de noyer Tarsis la Magnifique de leurs larmes.
De l’eau glacée lui coulait sur la tête. Une agaçante façon de se réveiller. Raistlin essaya de se déplacer ; mais une masse énorme pesait sur lui. Pris de panique, il se débattit. Cela le ramena à la triste conscience de son état. La panique disparut et il s’efforça de faire le point sur la situation.
Il faisait un noir d’encre et il ne voyait rien. D’abord, il fallait se dégager de ce poids et vérifier qu’il n’avait rien de cassé. Ses bras lui obéissaient. Du bout des doigts, il sentit le contact du métal. Une armure ! C’était Caramon, il aurait pu s’en douter. Avec la dernière énergie, il poussa le corps de son frère, et se dégagea de son encombrant protecteur.
Il tâta le cou de Caramon. Les veines palpitèrent sous ses doigts et il sentit de la chaleur. Ouf ! Au moins, il n’était pas seul.
Il se demanda où il pouvait bien se trouver. Il se souvint d’avoir lancé un sort, puis de Caramon se jetant sur lui au moment où le bâtiment s’effondrait.
Ensuite, cette sensation de tomber dans le vide.
Soudain, il comprit. Nous avons dû traverser le plancher et atterrir dans la cave de l’auberge. Il tâta le sol jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait. Le cristal était intact ; seul le souffle d’un dragon pouvait détruire le bâton que lui avait donné Par-Salian dans la Tour des Sorciers.
— Sharak ! chuchota-t-il.
Le bâton s’illumina. Ils étaient bien dans la cave. Le contenu des jarres et des tonneaux, du vin et de la bière, s’était répandu sur le sol.
Il promena la lueur magique dans la pièce. Tanis, Rivebise, Lunedor et Tika gisaient non loin de Caramon. Un morceau de poutre brisée était fiché à l’oblique dans le sol. Raistlin sourit. Pas mal du tout, ce dernier petit sort ! Une fois encore, ils lui devaient la vie.
S’ils ne mouraient pas de froid entre-temps. Le mage tremblait de tous ses membres et il pouvait à peine tenir son bâton. La toux le reprit. Rester ici signifiait une mort certaine. Il fallait sortir, et vite.
— Tanis ! cria-t-il en secouant le demi-elfe.
Émergeant de l’inconscience, Tanis balbutia quelques syllabes, puis poussa un cri en se couvrant instinctivement la tête du bras.
— Tanis, tu es sain et sauf, murmura Raistlin. Reviens à toi.
— Quoi ? fit Tanis en se redressant. Où suis-je ? Où est Laurana ?
— Tu l’as mise hors de danger.
— Ah oui ! Je me souviens. Je t’ai entendu prononcer une incantation…
— Qui a évité que nous soyons écrasés.
On aurait cru que Tanis tombait de la lune.
— Où sommes-nous ?
— Dans la cave de l’auberge. Le plancher a cédé et nous sommes passés à travers.
— Par tous les dieux, fit Tanis en inspectant les lieux, nous sommes enterrés vivants !
Les compagnons prirent peu à peu conscience de leur situation. De fait, elle paraissait inextricable. Ils ignoraient depuis combien de temps ils étaient là, et ce qui avait pu se passer depuis. Pour finir, ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils pourraient faire pour sortir de la cave.
Caramon tenta de déplacer une pierre, ce qui provoqua un éboulement. Raistlin lui rappela sèchement qu’il ne pouvait plus lancer de sort.
Rivebise se demanda de quelle façon ils allaient périr : de froid, par asphyxie, écrasés sous les pierres, ou par noyade… Le niveau de l’eau montait rapidement.
— Nous pourrions appeler au secours ? suggéra Tika.
— Et ajouter ainsi les draconiens à la liste de nos ennemis…, ironisa Raistlin. Eux seuls peuvent nous entendre.
Tika rougit jusqu’aux oreilles. Caramon adressa un regard de reproche à son frère et passa un bras protecteur autour des épaules de la jeune femme. Raistlin leur jeta un regard dégoûté.
Au-dessus de leurs têtes, un son étrange interrompit leur conversation. Un autre cri aigu, plus intense encore, lui fit écho. Il ressemblait à ceux que poussent les oiseaux de proie planant sur la steppe au crépuscule.
— Qu’est-ce que ça peut être ? demanda Caramon, stupéfait. Ce n’est pas le cri d’un dragon. On dirait un immense prédateur ailé !
— Je ne sais pas ce que c’est, mais les draconiens sont en train de se faire tailler en pièces ! dit Lunedor.
Les hurlements de douleur et de terreur des draconiens s’arrêtèrent aussi abruptement qu’ils s’étaient élevés. Quel nouveau fléau allait succéder au précédent ?
Ils entendirent le bruit de pierres qui tombaient ; on jetait des poutres lancées sur le sol, où elles s’écrasaient avec fracas. À l’évidence, une créature cherchait à les atteindre.
— Après les draconiens, ça va être notre tour ! dit Caramon.
Lunedor avala sa salive ; Rivebise s’était départi de son expression stoïque et regardait en l’air avec anxiété.
— La ferme, Caramon ! jeta Raistlin en frissonnant.
— Inutile d’avoir peur, nous ne savons même pas de quoi…, commença Tanis.
Un bruit l’interrompit. Des pierres, des poutres et des blocs de mortier tombèrent dans la cave. Une gigantesque serre jaillit des débris et plongea vers eux.
Les compagnons se réfugièrent aux quatre coins de la cave, cherchant refuge sous les tonneaux éventrés. Pétrifiés, ils virent la serre sortir des décombres, laissant derrière elle une ouverture béante.
Ce fut de nouveau le silence. Personne n’osa le rompre. Nul ne se risqua à bouger.
— Il faut saisir cette chance, décida Tanis. Caramon, va voir ce qu’il se passe là-haut.
Le grand guerrier n’attendit pas la fin de la phrase pour se hisser parmi les gravats.
— Je ne vois rien, dit-il, surpris.
Tanis prit son épée et s’approcha, les yeux levés vers l’ouverture. Une silhouette noire se découpait sur le ciel rougeoyant. Derrière elle se dressait une énorme bête. Ils eurent juste le temps de reconnaître la tête d’un aigle géant, dont les yeux et le bec crochu luisaient à la lueur des flammes.
Les compagnons reculèrent, mais il était trop tard. La grande silhouette les avait repérés.
Elle s’agenouilla au bord du trou et retira le masque qui lui couvrait la tête.
— Ravi de te revoir, Tanis Demi-Elfe, dit une voix froide et claire, aussi lointaine que les étoiles.
Tandis que les dragons survolaient la cité éventrée, les armées draconiennes l’avaient envahie. À présent que les dragons s’étaient acquittés de leur tâche, leur seigneur les rappellerait à lui pour les lancer dans une nouvelle entreprise.
Rien en Krynn n’était capable de les arrêter. Parfois, cependant, un incident venait interrompre leur ronde. Un jeune dragon rouge qui conduisait un groupe fut averti qu’un combat avait lieu près d’une auberge détruite. Il s’y dirigea avec son équipe, maugréant contre l’inefficacité du commandement.
Il se remémorait les jours glorieux où Verminaard ; les menait lui-même à l’assaut, à califourchon sur Pyros. Lui au moins était un véritable Seigneur des Dragons !
— Halte ! C’est un ordre !
Le jeune dragon rouge s’arrêta net et leva les yeux. La voix claire et forte émanait d’un seigneur draconien. Malgré son ample cape et son masque rutilant, il s’agissait d’un humain, à en juger par sa voix. D’où venait-il ? Que faisait-il ici ? Pourquoi chevauchait-il un dragon bleu ?
— Quelles sont tes intentions, seigneur ? demanda le jeune dragon rouge. De quel droit nous arrêtes-tu sur un territoire où tu n’as rien à faire ?
— Mon affaire, c’est le sort de l’espèce humaine, que ce soit sur ce territoire ou ailleurs, répliqua le Seigneur des Dragons. Et mon épée me confère le droit de te donner des ordres ! Quant à mes intentions, je vous demande de capturer vivants ces misérables humains. Ils seront soumis à un interrogatoire. Amène-les-moi, tu seras bien récompensé.
— Regardez ! s’exclama un des dragons. Des griffons !
Le Seigneur des Dragons poussa une exclamation de colère. Tous regardèrent passer trois griffons qui volaient à la lisière de la fumée. Deux fois plus petits que les dragons, ils étaient redoutés à cause de leur férocité. Le groupe se dispersa à tire-d’aile devant ces créatures aux griffes et aux becs acérés, qui décapitaient les malheureux reptiliens qui se trouvaient sur leur passage.
Le jeune dragon rouge poussa un rugissement haineux, et se prépara à piquer sur les griffons. Le Seigneur des Dragons se mit en travers de son chemin.
— Je t’ai dit qu’il me les fallait vivants !
— Mais ils sont en train de s’échapper ! protesta le jeune dragon.
— Laisse-les filer. Ils n’iront pas loin. Je te décharge de ta mission. Tu peux rejoindre le reste de l’armée. Et si cet imbécile de Toede en parle, dis-lui que l’histoire de la perte du bâton au cristal bleu n’est pas oubliée. Je connais toutes les bévues de Toede, le chef des hobgobelins, et je me chargerai de les communiquer à d’autres s’il ose s’opposer à mes plans.
Éperonnant son dragon bleu, le Seigneur des Dragons s’élança à la poursuite des griffons. Grâce à leur extraordinaire rapidité, ils avaient déjà dépassé les portes de la ville.
— Inutile de me remercier, coupa Alhana Astrevent.
Chassant du revers de la main la pluie qui lui fouettait le visage, Tanis ne termina pas sa phrase. Cramponné au cou duveteux du griffon, il regarda défiler sous eux la ville réduite à néant.
— Peut-être regretteras-tu tes remerciements quand tu m’auras écoutée jusqu’au bout, déclara froidement Alhana. Je vous ai libérés pour mon propre compte. J’ai besoin de guerriers pour m’aider à retrouver mon père. Nous sommes en route pour le Silvanesti.
— Mais c’est impossible ! s’exclama Tanis. Nous devons rejoindre nos amis ! L’enjeu est beaucoup trop important ! Si nous arrivons à trouver ces orbes draconiens, nous aurons une chance d’anéantir ces horribles créatures et de mettre fin à la guerre. Après, nous pourrons aller au Silvanesti…
— Nous y allons maintenant, coupa Alhana. Ce n’est pas toi qui décides, Demi-Elfe. Les griffons n’obéissent qu’à moi. Il suffit d’un ordre de ma part pour qu’ils te mettent en pièces, comme ils l’ont fait avec les draconiens.
— Un jour, les elfes se réveilleront, et ils comprendront qu’ils appartiennent à une grande famille, dit Tanis, tremblant de colère. Ils ne pourront pas se comporter éternellement en enfants gâtés, tandis que les autres doivent se contenter des miettes.
— Nous méritons les dons que nous avons reçus des dieux. Vous autres humains et demi-humains (sa voix était cinglante comme un fouet) avez reçu les mêmes bienfaits. Mais à cause de votre avidité sans bornes, vous n’avez pas su les garder. Nous sommes ; capables de nous battre pour notre survie sans votre aide.
— Tu ne craches pas sur notre aide, en ce moment !
— Vous serez généreusement récompensés, répliqua Alhana.
— Quelles richesses possède donc le Silvanesti qui puissent nous récompenser ?
— Tu recherches les orbes draconiens. Je sais où il s’en trouve un. Au Silvanesti.
En entendant mentionner les orbes, Tanis pensa à ses amis.
— Où est passé Sturm ? demanda-t-il. La dernière fois que je l’ai vu, il était avec toi.
— Je n’en sais rien. Nous nous sommes séparés. Il est parti vous retrouver à l’auberge. Moi, j’ai fait venir mes griffons.
— Pourquoi ne lui as-tu pas demandé de t’accompagner au Silvanesti, si tu as tellement besoin de guerriers ?
— Cela ne te regarde pas, répliqua Alhana en lui tournant le dos.
Tanis était trop fatigué pour avoir les idées claires. Il se tut. Au milieu des bruissements d’ailes des griffons, une voix l’appela.
C’était Caramon, qui lui indiquait du geste quelque chose dans le lointain.
Ils avaient laissé la fumée et les nuages de Tarsis derrière eux, et volaient dans un ciel clair. La lune d’argent et la lune rouge s’étaient levées, mais Tanis n’eut pas besoin de leur lumière pour reconnaître les formes sombres qui déchiraient le ciel étoilé.
— Les dragons, dit-il à Alhana. Ils sont à nos trousses.
Tanis ne parvint jamais à se souvenir vraiment de cette fuite cauchemardesque à dos de griffons. Dans un vent glacial, il passa des jours à scruter le ciel pour surveiller leurs poursuivants.
Personne ne volait plus vite que les griffons aux ailes d’aigle. Mais les dragons bleus, les premiers qu’il voyait, les talonnaient sans relâche. Le seul événement dont Tanis garda le souvenir survint la deuxième nuit du voyage. Il était en train de raconter à ses compagnons réunis autour du feu comment il avait retrouvé Tass dans la bibliothèque de Tarsis. Quand il mentionna les orbes draconiens, les yeux de Raistlin brillèrent.
— Tu as sûrement entendu parler de ça, Raistlin, dit Tanis. À quoi servent-ils ?
Raistlin ne répondit pas tout de suite. Ses yeux dorés se posèrent sur Alhana, assise à l’écart. Si elle daignait partager la caverne avec les autres pour y passer la nuit, il était hors de question qu’elle prît part à leurs conversations. Cependant, elle tourna légèrement la tête.
— Tu dis qu’il y a un orbe draconien au Silvanesti, répondit le mage à Tanis, mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander ça.
— Je sais très peu de choses, déclara Alhana. Nous le gardons comme une relique ; c’est presque devenu une curiosité. Qui aurait cru que les humains réveilleraient les démons et ramèneraient les dragons sur Krynn ?
Avant que Raistlin ait pu répondre, Rivebise intervint d’une voix courroucée :
— Tu n’as aucune preuve de ce que tu dis !
Alhana le toisa avec mépris. Elle ne s’abaissa pas à répondre à un barbare.
Tanis poussa un soupir. Rivebise connaissait mal les elfes. Il avait mis beaucoup de temps à avoir confiance en Tanis, encore plus en Gilthanas et Laurana. Maintenant qu’il était parvenu à surmonter ses préjugés, ceux d’Alhana lui infligeaient de nouveau tourments.
— Eh bien, Raistlin, s’il te plaît, raconte-nous ce que tu sais des orbes draconiens, dit tranquillement Tanis.
Le mage s’éclaircit la voix avant de répondre :
— Pendant l’Age des Rêves, du temps où le monde de Krynn respectait et vénérait les membres de mon ordre, il existait cinq Tours des Sorciers. Quand survinrent les Deuxièmes Guerres Draconiennes, les meilleures mages de mon ordre se réunirent dans la plus grande des Tours, celle de Palanthas, et créèrent les orbes draconiens.
Le magicien s’était arrêté. Son regard se perdit dans le vague. Quand il recommença à parler, sa voix avait changé. Lorsqu’il racontait ces événements, il les revivait intensément. Sa voix s’était éclaircie, devenait forte et profonde. Il ne toussait plus. Caramon le considéra avec surprise.
— Les mages qu’on appelle les Robes Blanches entrèrent les premiers dans la salle, tout en haut de la Tour, à l’heure où Solinari, la lune d’argent, s’élevait dans le ciel. Puis Lunitari la sanglante apparut, et avec elle, les Robes Rouges. Finalement, Nuitari, le disque noir source de ténèbres au milieu des étoiles, visible pour ses seuls adeptes, rejoignit les deux astres, et les Robes Noires firent leur entrée dans la salle.
« Ce fut un moment singulier dans l’histoire, pendant lequel les différentes robes oublièrent leurs dissensions. Cela ne s’était produit qu’une fois, lorsque les magiciens se rassemblèrent pour les Batailles Perdues. Pour l’heure, il s’agissait d’endiguer le fléau. Car nous avions compris qu’il anéantirait toutes les magies du monde, pour imposer le règne d’une force à son service, assujettie aux forces du Mal. Certains parmi les Robes Noires tentèrent de s’allier avec ce nouveau pouvoir, mais ils comprirent vite qu’ils en deviendraient les esclaves. C’est ainsi que par une nuit de trois lunes pleines, sont nés les orbes draconiens. »
— Trois lunes ? s’étonna Tanis.
Raistlin ne l’écoutait pas. D’une voix qu’on ne connaissait pas, il poursuivit son récit comme dans rêve :
— Cette nuit-là, les sorciers firent appel à des pouvoirs magiques d’une force inouïe. Quelques-uns n’y résistèrent pas ; ils y laissèrent leur énergie mentale et physique. Mais à l’aube, cinq orbes draconiens trônaient sur leur piédestal, scintillant sous la lumière. Quatre furent transportés de Palanthas dans les autres Tours. Ils ont aidé le monde à chasser la Reine Ténèbres.
La lueur fiévreuse du regard de Raistlin s’éteignit. Sa voix s’altéra ; il fut pris d’une violente quinte de toux. Les compagnons le fixèrent sans mot dire.
— Pourquoi as-tu mentionné trois lunes ? demanda Tanis.
Raistlin leva vers lui des yeux éteints.
— Trois lunes ? murmura-t-il. Je n’en ai aucune idée. De quoi parlions-nous ?
— Des orbes draconiens. Tu nous as raconté comment ils ont été créés. Comment as-tu…
Tanis n’insista pas. Le mage s’était laissé tomber sur sa couche.
— Je ne vous ai rien raconté du tout, répondit-il avec irritation. À propos de quoi conversions-nous ?
— Nous parlions des orbes draconiens, répondit Lunedor. Tu allais nous expliquer ce que tu savais.
— Je ne sais pas grand-chose. Ils ont été créés par des mages tout-puissants. Eux seuls savent s’en servir. On a prédit le pire à ceux qui les utiliseraient sans avoir les pouvoirs nécessaires. Je ne sais rien de plus. Tout ce qui a trait aux orbes draconiens a disparu pendant les Batailles Perdues. Deux ont été détruits lors de la chute des Tours des Sorciers, afin qu’ils ne tombent pas aux mains de la racaille. La trace des trois autres s’est perdue à la mort de leurs créateurs.
Épuisé, il se laissa retomber sur sa couche et s’endormit.
— Les Batailles Perdues, trois lunes, cette voix étrange… Quel sens donner à tout cela ?
— Je ne crois pas un mot de ce qu’il raconte, dit froidement Rivebise.
Il arrangea ses fourrures et se prépara à dormir. Tanis allait en faire autant quand il vit Alhana s’approcher de Raistlin.
— De puissants magiciens ! Par les dieux, mon père ! murmura-t-elle, tremblante de peur.
La voyant ainsi, Tanis eut une subite illumination.
— Veux-tu dire que ton père aurait utilisé l’orbe draconien qui se trouve au Silvanesti ?
— Je le crains, gémit-elle en se tordant les mains. Il a dit qu’il était le seul à pouvoir combattre le Mal et l’empêcher d’envahir notre pays. Peut-être voulait-il parler de… (Elle se pencha vers Raistlin.) Réveillez-le ! ordonna-t-elle à Tanis. Il faut que je sache !
Caramon la retint doucement mais fermement. Alhana le foudroya du regard. Un instant, Tanis crut qu’elle allait le frapper. Il lui prit la main.
— Dame Alhana, dit-il d’un ton apaisant, il ne servira à rien de le réveiller. Il nous a dit tout ce qu’il savait. Quant à ce qu’il a raconté avec son autre voix, il ne s’en rappelle pas.
— Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, dit Caramon. Il devient quelqu’un d’autre : après, il est épuisé et il ne se souvient de rien.
Alhana retira sa main de celle de Tanis. Son visage, lisse et froid, était celui d’une statue. Elle tourna les talons, écarta la tenture qui séparait le feu de camp des dormeurs et faillit l’arracher en sortant de la caverne.
— Caramon, je prends le premier tour de garde, va te reposer, dit Tanis.
Le demi-elfe suivit Alhana.
Dehors, les griffons dormaient profondément, la tête sous une aile. Dans la nuit noire, Tanis ne vit pas tout de suite Alhana. Il entendit ses sanglots, et distingua sa silhouette, assise contre un rocher, le visage entre les mains.
Jamais elle ne lui pardonnerait s’il la surprenait dans cet état de faiblesse et de vulnérabilité, il le savait. Il revint sur ses pas et écarta la tenture.
— Je vais prendre mon tour de garde ! cria-t-il.
Tanis vit la jeune femme se redresser et s’essuyer hâtivement le visage. Elle se tourna vers lui et le regarda venir.
— La caverne était étouffante, dit-elle doucement je suis venue respirer l’air frais.
— C’est moi qui assure le premier tour de garde, fit Tanis. (Il y eut un moment de silence.) Tu sembles redouter que ton père se soit servi de l’orbe draconien. Il connaissait sûrement son histoire. Autant que je m’en souvienne, il était magicien.
— Il savait d’où venait l’orbe, dit Alhana d’une voix chevrotante. Le jeune mage avait raison lorsqu’il parlait des Batailles Perdues et de la destruction des Tours. Mais il avait tort en disant que les trois orbes avaient disparu. L’un a été mis en sécurité chez mon père.
— Les Batailles Perdues, qu’est-ce que c’est ? demanda Tanis.
— Qualinost aurait-elle perdu la mémoire ? répliqua-t-elle avec colère. Quels barbares êtes-vous devenus depuis que vous vous mêlez aux humains !
— La faute m’en incombe entièrement, répondit Tanis, je n’écoutais pas les leçons du Gardien des Traditions.
Alhana le regarda d’un air suspect, comme s’il moquait d’elle. Mais il avait l’air sérieux, et elle n’avait pas envie de se retrouver seule ; aussi se décida-t-elle à répondre à sa question :
— Pendant l’Ère de la Force, Istar vécut ses jours de gloire. Le Prêtre-Roi d’Istar et ses disciples jalousaient les magiciens. Ils trouvaient inutile de défendre un pouvoir sur lequel ils n’avaient pas de prise. Quant aux magiciens, ils étaient respectés, mais on s’en méfiait, même des Robes Blanches. Les prêtres d’Istar n’eurent aucune difficulté à monter le peuple contre les sorciers en les rendant responsables du Mal qui se propageait dans le monde. Les Tours des Sorciers, où les mages passaient une redoutable épreuve, étaient le siège de leur pouvoir. Elles devinrent des cibles pour le peuple, qui les prit d’assaut. Comme l’a dit ton jeune ami, pour la seconde fois dans leur histoire, les Robes s’allièrent pour défendre leur dernier bastion.
— Mais comment se fait-il que les mages aient été vaincus ? s’enquit Tanis, incrédule.
— Tu me le demandes, toi qui en as un exemple sous les yeux ? Ton ami le mage est puissant, mais il est contraint de s’arrêter pour prendre du repos. Les plus forts doivent avoir le temps de se régénérer pour lancer leurs sorts et entretenir leur mémoire. Même le plus expérimenté est obligé de dormir et de potasser ses grimoires. En outre, comme aujourd’hui, les magiciens n’étaient pas nombreux. Bien peu osaient affronter l’Épreuve de la Tour des Sorciers, car l’échec signifiait la mort.
— La mort ?
— Exactement, répondit Alhana. Ton ami est très courageux d’avoir pris ce risque aussi jeune. Très courageux, ou très ambitieux. Il ne t’en a pas parlé ?
— Non, il n’aborde jamais le sujet. Mais continue…
— Quand il fut évident que la bataille était perdue, les magiciens détruisirent eux-mêmes les Tours. Les explosions dévastèrent la région sur des lieues. Il n’en resta plus que trois : la Tour d’Istar, celle de Palanthas, et celle de Wayreth. Le Prêtre-Roi d’Istar prit peur : les magiciens pouvaient anéantir les villes de Palanthas et d’Istar en même temps que leurs Tours. Il leur garantit donc la liberté s’ils laissaient leurs Tours intactes.
« Les mages sont partis pour la seule Tour qui n’ait jamais été attaquée, celle de Wayreth, dans les Monts Kharolis. C’est là qu’ils mirent en sûreté le peu de savoir magique qui restait en ce monde. Les grimoires qu’ils n’avaient pu emmener avec eux, scellés par des sorts, furent regroupés dans la bibliothèque de Palanthas, où ils ont été conservés, selon les préceptes de nos traditions. »
La lune d’argent s’était levée. Sa lumière auréola l’elfe d’une beauté glacée qui transperça le cœur de Tanis.
— Que sais-tu de la troisième lune ? demanda-t-il en frissonnant. Une lune noire…
— Très peu de choses. Les magiciens tirent leur pouvoir des lunes : Solinari pour les Robes Blanches, Lunitari pour les Robes Rouges. Pour les Robes Noires, il s’agit, selon la tradition, d’une lune qu’ils sont les seuls à voir dans le ciel.
Raistlin connaissait le nom de la lune noire. Mais il n’en avait pas fait mention.
— Comment ton père a-t-il reçu l’orbe draconien ?
— Lorac était apprenti magicien. Il se rendit à la Tour des Sorciers d’Istar pour y passer l’Épreuve, qu’il réussit. C’est là qu’il a vu les orbes pour la première fois. Je vais te dire ce que je n’ai répété à personne, et qu’il n’a confié à nul autre qu’à moi : tu as le droit de savoir ce qui t’attend.
« Pendant l’Épreuve, l’orbe draconien a communiqué avec lui par l’esprit. Il a exprimé ses craintes d’une calamité qui s’abattrait prochainement sur l’Univers. « Ne me laisse pas à Istar, lui a dit l’orbe, sinon, je périrai, et le monde avec moi. » En quelque sorte, mon père a subtilisé l’orbe draconien pour le sauver.
« La Tour d’Istar fut abandonnée. Le Prêtre-Roi en prit alors possession. Puis les mages quittèrent la Tour de Palanthas. Son destin fut terrible. Le régent de Palanthas, un disciple du Prêtre-Roi, vint pour y apposer des sceaux. En réalité, il était avide de s’emparer des merveilles, bénéfiques ou maléfiques, dont parlent les légendes.
« Le grand mage des Robes Blanches avait verrouillé les portes d’or avec une clé d’argent. Le régent tendit la main pour s’emparer de la clé, lorsqu’un mage des Robes Noires le surprit et s’écria : « Les portes resteront closes et les salles vides jusqu’au jour où le maître du présent et du passé récupérera ses pouvoirs. » Puis il se lança d’une fenêtre. Avant de s’empaler sur les pieux, il jeta un sort sur la Tour. Au moment où son sang se répandait sur le sol, les portes d’or se mirent à trembler et se ternirent, puis noircirent. La Tour étincelante de blanc et de rouge se transforma en pierre grise, ses minarets noirs tombèrent en poussière.
« Le régent et le peuple, terrorisés, s’enfuirent. De ce jour, personne n’a plus osé approcher la Tour de Palanthas. C’est en ce temps-là que mon père a rapporté l’orbe draconien au Silvanesti. »
— Il savait sûrement quelque chose sur l’orbe avant d’en prendre possession, insista Tanis. Par exemple comment l’utiliser…
— Si c’est le cas, il ne m’en a jamais parlé. Voilà, je t’ai tout dit. Maintenant, je dois me reposer. Bonne nuit ! fit-elle sans lui jeter un regard.
— Bonne nuit, dame Alhana. Ne t’inquiète pas. Ton père est un sage, il a une grande expérience. Je suis certain que tout est en ordre.
Alhana allait se retirer sans répondre, mais la sympathie que lui manifestait Tanis ne la laissait pas indifférente.
— Bien qu’il ait réussi l’Épreuve, mon père n’était pas aussi savant que ton jeune ami l’est aujourd’hui. Et s’il pensait que l’orbe draconien était notre seul espoir, je crains bien que…
— Les nains ont un dicton, dit doucement Tanis en la prenant par l’épaule. « Celui qui hypothèque l’avenir paiera les intérêts en chagrin. » Ne te fais pas de souci. Nous sommes avec toi.
Alhana ne répliqua pas. Elle resta un instant face à Tanis, puis se dirigea vers la caverne. Avant d’entrer, elle se retourna vers lui.
— Tu t’inquiètes pour tes amis, lui dit-elle. Il ne faut pas. Le kender a failli mourir, mais ils ont pu quitter la ville sains et saufs. Ils sont en route pour le Mur de Glace, à la recherche d’un orbe draconien.
— Comment peux-tu être au courant ? s’étonna Tanis.
— Je t’ai dit tout ce que j’avais à dire.
— Enfin, Alhana, comment le sais-tu ?
Ses joues rosirent sous l’émotion.
— Je… j’ai confié mon étoile de diamants au chevalier. Il ne connaît pas ses pouvoirs et ne sait pas s’en servir, bien entendu. J’ignore pourquoi je la lui ai donnée… Peut-être parce que…
— Parce que quoi ? demanda Tanis, stupéfait.
— Il a été si galant, si courageux. Il a risqué sa vie pour moi sans savoir qui j’étais. Il m’a secourue parce que j’avais des ennuis. Et il a pleuré quand le dragon tuait tout le monde. Je n’avais jamais vu un homme pleurer. Même quand les dragons nous ont chassés de chez nous, nous n’avons pas versé une larme. Je crois que nous ne savons plus le faire.
Gênée d’en avoir trop dit, elle entra précipitamment dans la caverne.
— Par tous les dieux ! s’exclama Tanis.
Une étoile de diamants ! Un cadeau rare, inestimable ! Chez les elfes, les amoureux échangeaient l’étoile de diamants quand ils étaient obligés de séparer. Par ce joyau qui reliait leurs âmes, ils partageaient leurs émotions et se soutenaient mutuellement. Qu’une elfe offre ce bijou à humain était impensable. Quel effet aurait l’étoile sur le chevalier ? Et Alhana ? Jamais elle ne pourrait aimer un humain. Elle avait dû agir dans un état de faiblesse causé par l’effroi.
Cela ne pouvait que mal finir. À moins que des changements radicaux se produisent chez les elfes, ou chez Alhana.
Soulagé de savoir Laurana et les autres en sécurité, il songea à Sturm.
Le pire était à redouter.
Au lever du soleil, ils s’envolèrent pour leur troisième jour de voyage. Apparemment, ils avaient distancé les dragons, bien que Tika prétendît avoir distingué des taches sombres à l’horizon. En fin d’après-midi, ils furent en vue de Thon-Thalas, la Rivière du Seigneur, qui séparait le Silvanesti monde extérieur.
Toute son enfance, Tanis avait entendu vanter la beauté et les merveilles de l’ancien royaume des elfes que ceux du Qualinesti évoquaient sans regret. Ces merveilles étaient devenues le symbole des différends qui divisaient les familles elfiques.
Les elfes du Qualinesti vivaient en harmonie avec la nature, qu’ils cherchaient à embellir. Leurs maisons construites dans les peupliers s’harmonisaient avec leurs troncs dorés et argentés. Ils demeuraient en des murs de quartz rose, toujours en accord avec les éléments naturels de leur contrée.
Les elfes du Silvanesti aimaient l’unicité et la diversité en toutes choses. Comme l’unicité ne se trouvait pas dans la nature, ils la rendaient conformé à leur idéal. Ils possédaient la patience, et ils avaient du temps. Qu’étaient les siècles pour des êtres dont la vie durait des centaines d’années ? Ils transformaient des forêts entières, élaguant et composant des jardins d’arbres et de fleurs d’une beauté inouïe.
Au lieu de construire des maisons, ils sculptaient les rochers, produisant de tels chefs-d’œuvre que les nains traversaient les montagnes pour venir les admirer.
Depuis les guerres fratricides, pas un elfe du Qualinesti, ni aucun être humain n’avait mis un pied dans la séculaire patrie.
Ils survolaient la cime des premiers peupliers du Silvanesti.
— Est-il exact, Alhana, demanda Tanis, que les humains, fascinés par la beauté du Silvanesti, sont incapables de s’en arracher et n’arrivent pas à le quitter ?
— Je savais que les humains étaient faibles, répondit froidement la jeune femme, mais à ce point ! S’il est vrai que les humains ne pénètrent pas au Silvanesti, c’est bien parce que nous les en empêchons. Nous ne les y retenons pas davantage. Si je pensais que vous voudriez y rester, je ne vous y aurais pas emmenés.
— Pas même Sturm ? ne put s’empêcher de demander Tanis, piqué au vif par le ton cinglant de la jeune femme.
Alhana se retourna, fouettant le visage de Tanis de ses longs cheveux. Elle était blanche de colère, et ses yeux violets avaient viré au noir.
— Ne me parle plus jamais de cela ! Ne me parle plus jamais de lui !
— Mais la nuit dernière…, balbutia Tanis, surpris.
— La nuit dernière n’a jamais existé ! J’étais affaiblie, fatiguée, j’avais peur. Exactement comme quand j’ai rencontré Stu… le chevalier. Je regrette de t’avoir parlé de lui. Et de l’étoile de diamants.
— Regrettes-tu de lui avoir donnée ?
— Je regrette le jour où j’ai posé le pied à Tarsis, répondit-elle. Je ne souhaiterais qu’une chose : n’y être jamais allée !
Les compagnons survolaient la rivière en direction de la haute Tour des Étoiles, qui brillait comme une grosse perle dans le soleil, quand les griffons piquèrent vers la terre sans raison apparente.
Il semblait peu probable que le Silvanesti eût été attaqué. Le paysage semblait paisible ; il ne présentait aucune trace d’occupation par les draconiens.
— Non, ne descendez pas ! cria Alhana aux griffons. Je vous ordonne de continuer ! Je veux arriver jusqu’à la Tour !
Les bêtes, ignorant ses ordres, tournoyèrent en planant toujours plus bas.
— Ils refusent d’obéir, souffla Alhana, soucieuse. Ils ne me disent pas pourquoi. Je n’y comprends rien. Il faudra nous rendre à la Tour par nos propres moyens.
Ce n’est pas bon signe, songea Tanis. Les griffons fiers et indépendants, avaient toujours fidèlement servis leurs maîtres ; rien ne leur faisait peur, pas même les dragons.
Cette fois, ils ne semblaient pas tranquilles. Ignorant les injonctions d’Alhana, ils se posèrent au bord de la rivière. Les compagnons n’avaient pas d’alternative. Ils déchargèrent les vivres et regardèrent les griffons déployer leurs ailes et s’envoler dans le ciel clair.
— Eh bien, nous allons marcher. Ce n’est pas très loin d’ici, dit Alhana d’un ton acide.
Les compagnons gardèrent le silence. Guettant 1e moindre bruit, ils scrutaient les bois que dorait le soleil du soir. Mais on n’entendait que le clapotis de l’eau sur le rivage.
— Tu as bien dit que ton peuple avait dû s’enfuir pour se soustraire à un siège ? finit par demander Tanis à Alhana.
— Si ce pays est occupé par les dragons, je suis un nain des ravins ! grogna Caramon.
— Nous avons été envahis par les draconiens ! Les dragons sillonnaient le ciel, comme à Tarsis ! Les armées ont détruit, pillé, brûlé…
— Ils ont dû chasser le canard sauvage, lança Caramon à Rivebise.
— Mais pourquoi nous a-t-elle amenés ici ? C’est peut-être un piège ? dit le barbare, toujours méfiant.
Caramon se tourna vers son frère, qui n’avait pas quitté des yeux la forêt de peupliers. Son regard semblait perdu dans le lointain.
— Tanis ! s’exclama Alhana, prise d’un soudain espoir. Peut-être mon père a-t-il réussi ? Oh, Tanis, traversons la rivière et allons voir ! Viens ! Le bac se trouve derrière ce méandre de la rivière…
— Attends, Alhana ! Qui sait ce qui se cache derrière ces arbres ! Raistlin…
Le mage le considéra d’un air absent. L’interpellation de Tanis le sortit de son rêve et il battit des paupières.
— Qu’y a-t-il ici, Raistlin ? demanda le demi-elfe. Que t’inspire cet endroit ?
— Rien, Tanis.
— Comment, rien ?
— On dirait un brouillard opaque, impénétrable, une sorte de mur aveugle… Je ne vois rien, je ne sens rien.
Tanis comprit que Raistlin mentait. Mais pourquoi ?
— Raistlin, supposons que Lorac, le roi des elfes, ait tenté de se servir de l’orbe draconien. Que serait-il arrivé ?
— Crois-tu qu’une chose pareille soit possible ? demanda le mage.
— Oui, répondit Tanis, d’après le peu qu’a raconté Alhana, l’orbe draconien a communiqué avec Lorac dans la Tour des Sorciers, et lui a demandé de le soustraire à une calamité imminente.
— A-t-il obéi ?
— Oui, il l’a ramené au Silvanesti.
— Alors il s’agit de l’orbe draconien d’Istar, soupira Raistlin. Je ne connais rien aux orbes, à part ce que tu m’en as dit. Mais je sais une chose, Demi-Elfe : aucun de nous ne sortira indemne du Silvanesti, si toutefois nous en sortons.
— Explique-toi ! Quel danger nous menace ?
— Que t’importe la nature du danger ? Nous sommes obligés d’entrer au Silvanesti. Tu le sais aussi bien que moi. Ou aurais-tu renoncé à retrouver l’orbe ?
— Mais tu pourrais nous dire si tu entrevois une forme de danger ! Nous y serions mieux préparés, insista Tanis, irrité.
— Alors préparez-vous, dit doucement Raistlin en arpentant la berge sablonneuse.
Les compagnons franchirent la rivière quand les derniers rayons du soleil atteignaient la berge d’en face. L’obscurité envahit peu à peu la fabuleuse forêt du Silvanesti. Les ombres de la nuit se mouvaient entre les arbres comme de l’eau tourbillonnant autour de la coque d’un bateau.
Le bac progressait lentement. Propulsé par un système de poulies et de cordages arrimés à la rive, il semblait en parfait état. Mais après être montés à bord, les compagnons s’aperçurent qu’il tombait en ruine. Les cordages étaient vermoulus. La rivière elle-même changeait d’apparence. De l’eau brun-rouge suintait de la coque, dégageant une vague odeur de sang.
À peine avaient-ils déchargé les vivres et les bagages que les amarres rompirent. Le bateau partit à 1a dérive. La nuit tomba d’un seul coup. Le ciel était clair mais sans lunes ni étoiles. Seule une lumière inquiétante émanait de la rivière.
— Raistlin, ton bâton, dit Tanis.
Sa voix résonna jusque dans le fin fond de la forêt.
Sharak ! Le cristal emprisonné dans une griffe de dragon s’alluma au bout du bâton magique. Sa lueur, faible et pâle, n’éclairait que les yeux en forme de sabliers de Raistlin.
— Entrons dans le bois, dit-il d’une voix tremblante.
Personne ne réagit. Debout sur la berge, les compagnons n’osaient pas bouger. Il n’y avait aucune raison d’avoir peur, et cela les effrayait d’autant plus. L’angoisse montait du sol, envahissait leurs membres, leur tordait les entrailles, sapait leurs forces et rongeait leur cerveau.
Peur de quoi ? Il n’y avait rien ni personne, nulle part ! Rien qu’ils ne puissent craindre.
Mais ce rien les effrayait plus que tout.
— Raistlin a raison. Il faut que nous entrions dans le bois et que nous cherchions un abri, dit Tanis en claquant des dents. Suivons-le.
Il avança d’un pas chancelant, sans se demander si les autres l’avaient entendu.
Titubant, il suivit le mage pas à pas. Quand il atteignit la lisière de la forêt, son énergie avait fondu comme neige au soleil. Il avait trop peur pour avancer encore d’un pouce. Ses genoux cédèrent. Un cri déchirant s’échappa de sa gorge sèche :
— Raistlin !
Le mage ne pouvait venir à son secours. La dernière image dont Tanis eut conscience fut le bâton magique tombant au ralenti sur le sol.
Les merveilleux arbres du Silvanesti ! Arrangés depuis des siècles en bosquets raffinés. Autour de Tanis, il n’y avait que ça. Mais les végétaux semblaient s’être retournés contre leurs maîtres pour renaître à une autre vie sous des formes grotesques. Une lueur verte filtrait entre leurs feuilles.
Horrifié, Tanis resta cloué sur place. Il sentit qu’il allait devenir fou. Autour de lui, il n’y avait que des arbres, tous les arbres du Silvanesti. Mais ils étaient devenus des objets hideux.
Comme si l’âme de chaque arbre souffrait d’être emprisonnée dans son tronc, elle se répandait de douleur jusque dans ses branches, qui se tordaient atrocement. Les racines se soulevaient du sol, comme si elles voulaient échapper à la terre ; par les plaies béantes de l’écorce, la sève putride s’écoulait. Le murmure des feuilles s’était transformé en une horrible plainte. Les arbres du Silvanesti pleuraient du sang.
Tanis avait perdu la notion du temps. Il avançait droit devant, toujours plus loin, comme si rien ne pouvait l’arrêter. Puis il entendit le kender hurler de terreur : le cri d’un petit animal qu’on torture. Il se retourna et regarda vers les arbres que Tass montrait du doigt. Tanis songea que Tass ne pouvait pas se trouver là. Puis il vit Sturm, livide de peur, et Laurana, sanglotant de désespoir, et enfin Flint, qui ouvrait de grands yeux.
Tanis prit Laurana dans ses bras. Il sentit sous ses doigts son corps et sa chaleur ; mais dès l’instant où il l’eut touchée, il sut qu’elle n’était pas réellement là.
Cette certitude le terrifia.
Il se retrouva prisonnier d’un bosquet d’arbres. Son épouvante décupla. Des animaux bondirent des branches torturées et assaillirent les compagnons.
Tanis dégaina son épée, mais ce fut en vain : sa main tremblait trop. Il se força à détourner les yeux des animaux qui se muaient en hideuses créatures ni mortes ni réellement vivantes.
Parmi ces bêtes difformes avançaient des légions de guerriers elfes au squelette décharné, dont il ne put ; soutenir l’atroce regard ; les orbites de leurs crânes lisses n’étaient que des trous noirs. Montés sur des chevaux morts, ils passaient parmi les compagnons en brandissant leurs épées maculées de sang frais. Quand une lame les atteignait, ils se volatilisaient.
Mais les blessures qu’ils infligeaient étaient bien réelles. Caramon, qui se battait contre un loup au torse hérissé de serpents, vit un elfe le viser de son javelot. Il appela son frère à son secours.
— Ast kiranann kair soth-aran suh kali jalaran, dit aussitôt le mage.
Un boule de feu jaillit de ses mains et éclata devant l’elfe, sans produire le moindre effet. Son javelot avait transpercé l’armure de Caramon et pénétré son épaule. Le grand guerrier resta cloué à un arbre.
L’elfe retira son arme des chairs de Caramon, qui s’abattit sur le sol. Raistlin, mû par une fureur qui le surprit lui-même, sortit son poignard de sa manche et le lança sur le mort-vivant. La lame se ficha dans le crâne du revenant. Le guerrier et le cheval se volatilisèrent. Caramon gisait à terre, ruisselant de sang. Son bras n’était plus rattaché à l’épaule que par un filament, Lunedor s’agenouilla près de lui et essaya de prier. Mais sa foi était oblitérée par la terreur.
— Mishakal, aide-moi. Aide-moi à secourir mon ami.
L’horrible blessure se referma. L’étau de la mort s’était desserré. Raistlin se pencha sur son frère et lui prodigua quelques mots de réconfort. Brusquement, il se figea, les yeux fixés sur les arbres, derrière Caramon.
— Toi ! murmura-t-il d’une voix étranglée de peur.
— Qui est-ce ? demanda faiblement Caramon, inquiet. Que disais-tu ?
Raistlin ne lui répondit pas, mais poursuivit sa conversation avec l’autre interlocuteur.
— J’ai besoin de toi, dit gravement le mage. Maintenant plus que jamais.
Caramon vit son frère tendre la main comme s’il la plongeait dans une ouverture béante. Sans savoir pourquoi, il se mourait de peur.
— Raist, non ! cria-t-il en saisissant son frère par le poignet.
Le mage laissa retomber sa main.
— Notre marché tient toujours, dit-il. Quoi ? Tu en veux davantage ? (Raistlin garda un moment le silence, puis il poussa un grand soupir.) Prends !
Le mage écouta longuement son interlocuteur invisible. Puis l’étrange reflet métallique de son visage pâlit. Il ferma les yeux, sa respiration devint haletante. Finalement, il inclina la tête.
— J’accepte, dit-il.
Caramon hurla. La robe rouge de Raistlin, qui marquait la neutralité, vira au pourpre foncé, puis devint d’un noir profond.
— J’accepte ces conditions, répéta Raistlin, puisque le futur s’en trouvera changé. Que devons-nous faire ?
Il écouta de nouveau la réponse qu’on lui donnait.
— Comment sortirons-nous vivants de la Tour ? demanda-t-il à son immatériel conseiller. Et tu me donneras ce dont j’ai besoin ? Très bien. Bonne chance, si toutefois ces mots ont un sens, sachant le sombre chemin qui est le tien.
Ignorant les admonestations plaintives de Caramon et de Lunedor, terrifiée, le mage partit à la recherche de Tanis. Il le trouva acculé à un arbre, cerné par une multitude de guerriers elfes.
Imperturbable, Raistlin fouilla dans sa poche et en sortit une peau de lapin et un morceau d’ambre, qu’il frotta l’un contre l’autre en récitant :
— Ast kiranann kair gadurm soth-arn suh kali jalaran.
Des traits de feu sortirent de ses doigts et prirent les elfes pour cibles. Comme les autres créatures, ils s’évanouirent purement et simplement dans la nature.
— Rassemblez-vous autour de moi ! ordonna le mage aux compagnons.
Tanis hésita. Les guerriers elfes qui se tenaient encore aux abords de la clairière passèrent à l’attaque.
Raistlin leva une main vers le ciel. Stoppés par un mur invisible, les elfes s’arrêtèrent.
— Venez près de moi. (Les compagnons s’étonnèrent. Pour la première fois, Raistlin parlait d’une voix normale.) Dépêchez-vous, ajouta-t-il, ils n’attaqueront pas tout de suite. Ils ont peur de moi. Mais je ne parviendrai pas à les retenir bien longtemps.
Le front ruisselant de sang, Tanis s’avança, puis Lunedor, qui soutenait Caramon. Un à un, ils vinrent tous. Seul Sturm resta à l’écart.
— J’ai toujours su que cela finirait ainsi, déclara le chevalier. Plutôt mourir que me mettre sous ta protection, Raistlin.
Sturm tourna les talons et s’enfonça dans la forêt. Tanis vit le chef des morts-vivants faire un geste pour ordonner à ses troupes de le poursuivre. Le demi-elfe voulut rejoindre le chevalier, mais une main ferme le retint.
— Laisse-le s’en aller, dit gravement le mage, sinon nous mourrons tous. J’ai des informations à vous donner et très peu de temps pour le faire. Nous devons nous frayer un chemin à travers la forêt pour atteindre la Tour des Étoiles. Il faudra emprunter le chemin de la mort ; les créatures les plus abominables qu’ait pu concevoir l’esprit humain se dresseront sur notre passage. Mais sachez qu’il s’agit d’une illusion. Ce rêve est le cauchemar de Lorac. Et celui de chacun d’entre nous. Des images du futur surgiront en nous, elles peuvent être une aide ou une entrave. N’oubliez pas : bien que nos corps soient éveillés, nos esprits sont endormis. La mort existe dans nos seules têtes… À moins que nous soyons persuadés du contraire.
— Dans ce cas, pourquoi rester dans cet état de semi-sommeil ? demanda sèchement Tanis.
— Parce que Lorac croit trop fort à son rêve, et que vous n’y croyez pas assez. Quand tous les doutes seront levés, vous reviendrez à la réalité.
— Si c’est vrai, dit Tanis, et si tu es convaincu qu’il s’agit d’une illusion, pourquoi ne sors-tu pas de cet état ?
— Peut-être en ai-je décidé autrement, dit Raistlin en souriant.
— Je ne comprends pas ! fit Tanis, excédé.
— Tu comprendras, prédit tristement Raistlin. Ou tu mourras. Auquel cas, tout cela sera sans importance…
Sous le regard terrifié des compagnons, Raistlin se dirigea vers son frère, qui portait son bras en écharpe.
— Je vais m’occuper de lui, dit-il à Lunedor. J’ai repris des forces. Prends appui sur moi, mon frère, murmura-t-il à Caramon d’une voix si douce que le guerrier en frissonna.
Pour la première fois de sa vie, le grand Caramon s’appuya sur son frère jumeau. Tous deux s’engagèrent dans la forêt maléfique.
— Que t’est-il arrivé, Raist ? demanda Caramon. Pourquoi portes-tu la Robe Noire ? Et ta voix…
— Garde ton souffle pour marcher, mon frère.
Ils s’enfoncèrent dans les futaies peuplées de spectres qui les regardaient d’un air menaçant. Ils sentaient la haine que les morts portent aux vivants sourdre des orbites creuses de leurs crânes.
Personne n’osait s’attaquer à un mage des Robes Noires.
Caramon se vidait de son sang. Dans sa fièvre, il avait l’impression que son ombre prenait de la densité à mesure que la vie se retirait de son corps épuisé.
Tanis parcourait les bois à la recherche de Sturm. Il le retrouva aux prises avec une escouade de guerriers elfes aux armures étincelantes.
— Sturm, ce n’est qu’un rêve ! cria-t-il au chevalier qui pourfendait ses assaillants à tour de bras.
Chaque fois qu’il en abattait un, celui-ci disparaissait, puis réapparaissait comme par enchantement. Tanis dégaina son épée et vint à sa rescousse.
— Tu parles ! fit le chevalier, réprimant un cri de douleur.
Une flèche venait de traverser sa cotte de mailles et s’était fichée dans son bras. Tanis tint l’ennemi en respect pendant que Sturm arrachait le dard.
— Et ça, c’est un rêve ? lança le chevalier en montrant son bras ensanglanté.
— Raistlin nous a dit…, commença Tanis.
— Raistlin ! Tanis, regarde donc la robe qu’il porte maintenant !
— Comment peux-tu être au Silvanesti ! protesta le demi-elfe. (Il avait le sentiment étrange de parler avec lui-même.) Et Alhana qui disait que tu allais au Mur de Glace !
— J’ai peut-être été envoyé ici pour te secourir.
Tout va bien, se dit Tanis. Ce n’est qu’un rêve. Je vais me réveiller.
Mais les elfes étaient toujours là. Sturm devait avoir raison. Raistlin avait menti. Comme il avait menti avant qu’ils entrent dans la forêt. Mais pourquoi ? Dans quel but ?
Alors, Tanis comprit. L’orbe draconien !
— Il faut à tout prix atteindre la Tour avant Raistlin ! cria Tanis. Je sais ce que va faire le mage !
Les deux hommes partirent au pas de course.
Dans la lumière qui baissait de plus en plus, la Tour éclatante de blancheur leur apparut au milieu d’une clairière pleine de majesté. Ils se mirent à courir, fuyant les bois et les guerriers elfes qui les poursuivaient. Tanis détala jusqu’à ce qu’il se prenne les pieds dans une racine, qui s’enroula autour de sa cheville. Il se démenait comme un diable pour se libérer, quand un des morts-vivants se dressa devant lui et brandit sa lance. Pris au piège, Tanis leva les yeux vers le guerrier elfe et vit son arme lui glisser des mains. Une épée lui avait transpercé le corps.
Tanis chercha des yeux le brave qui lui avait sauvé la vie. C’était un étrange guerrier. Étrange, mais non étranger. L’inconnu enleva son heaume. Deux prunelles sombres se posèrent sur le demi-elfe.
— Kitiara ! s’exclama-t-il, confondu de surprise. Toi, ici ! Comment se fait-il ?
— J’ai cru comprendre que tu avais besoin d’aide, répondit la jeune femme avec un sourire en coin. Je ne me suis pas trompée.
Elle lui tendit la main. Il la prit sans y croire, mais elle palpitait, bien vivante, dans la sienne. Riant de la surprise de Tanis, Kitiara s’exclama :
— Qui est-ce, là-bas devant nous ? Sturm ? Magnifique ! Comme au bon vieux temps ! Si on allait jusqu’à la Tour ?
Rivebise se battait seul contre des légions de spectres. Il était conscient qu’il ne tiendrait pas longtemps.
Au milieu du fracas des armes, une voix claire l’interpella. Rivebise poussa un cri de joie. Des hommes de sa tribu, de Que-Shu ! L’heureuse surprise se mua en cauchemar.
Le barbare, horrifié, les vit bander leurs arcs et tirer sur lui.
— Halte ! Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis…
L’une après l’autre, les flèches s’abattirent sur Rivebise.
— C’est toi qui nous as amené le cristal bleu ! crièrent les hommes. Tout est ta faute ! Notre village a été détruit à cause de toi !
— Je n’ai jamais voulu ça, murmura Rivebise en s’effondrant, je ne savais pas. Pardonnez-moi.
À grands coups d’épée maladroits, Tika se frayait un chemin à travers la horde de spectres, quand elle constata avec horreur qu’ils se transformaient en draconiens. Leurs longues langues rouges dardées, ils braquaient sur elle leurs méchants petits yeux. La panique s’empara d’elle. Elle heurta Sturm, qui, furieux, lui ordonna de s’écarter de son chemin. Tika recula, bousculant Flint sur son passage. Le nain la poussa brutalement.
La vue brouillée par les larmes, terrorisée par les draconiens, elle perdit la tête, se mettant à frapper tout ce qui bougeait autour d’elle.
Quand elle vit Raistlin apparaître devant elle en robe noire, elle reprit ses esprits. Sans mot dire, il pointa un doigt vers le sol. Flint gisait à ses pieds, transpercé par l’épée de la jeune fille.
C’est moi qui les entraînés là-dedans, songea Flint. Je suis responsable. Je suis le plus âgé. Je dois les sortir de là.
Le nain brandit sa hache de guerre et poussa un rugissement. Les spectres éclatèrent de rire.
Furieux, Flint fit un pas vers eux. Ses genoux le faisaient abominablement souffrir. Ses doigts engourdis n’arrivaient plus à serrer sa hache. Il était à bout de souffle.
Flint comprit ce qui se passait. Les elfes n’attaquaient pas parce qu’ils voulaient le laisser mourir de sa belle mort : il était trop vieux, tout simplement.
Son esprit se mit à vagabonder. Sa vue se troubla. Il tâta ses poches à la recherche de ces satanées lunettes. Une silhouette surgit à son côté. Elle ne lui était pas inconnue. N’était-ce pas Tika ? Sans ses lunettes, il n’y voyait rien…
Lunedor errait parmi les arbres biscornus de la forêt enchantée. Elle avait perdu ses amis et les cherchait désespérément. Au loin, elle avait entendu l’appel de Rivebise et le fracas des épées qui s’entrechoquaient. Son cri s’était éteint dans un râle… Dans sa course folle, elle s’égratignait le visage aux branches hérissées d’épines et ses mains étaient en sang. Quand elle retrouva Rivebise, il était étendu sur le sol, criblé de flèches. Des flèches qu’elle connaissait bien !
Elle s’agenouilla près de lui.
— Guéris-le, Mishakal ! implora-t-elle comme elle l’avait fait si souvent.
Mais rien ne se passa. Le visage de Rivebise resta livide, ses yeux sans expression fixant obstinément le ciel gris.
— Mishakal, pourquoi ne m’entends-tu pas ? Je t’en supplie, guéris-le !
Ce fut alors qu’elle comprit.
— Non, pas lui ! Punis-moi ! hurla-t-elle. C’est moi qui ai douté ! C’est moi qui ai tout remis en question. J’ai vu la destruction de Tarsis, les enfants hurlant de douleur ! Comment peux-tu permettre que tout cela arrive ? J’ai voulu garder la foi, mais qui ne douterait pas devant de telles abominations ? Ce n’est pas lui qu’il faut punir.
En larmes, elle se pencha sur le corps inanimé de son époux. Elle ne voyait pas les guerriers elfes refermer leur cercle sur elle.
Tass, hypnotisé par les monstruosités qu’il voyait autour de lui, s’était égaré en chemin. Il se demandait comment ses amis avaient pu le perdre. Les spectres ne lui faisaient pas peur. Eux qui se nourrissaient de la peur des autres, sentaient que ce petit corps ne se laissait pas impressionner.
Au bout d’une journée de pérégrinations, le kender arriva devant la Tour des Étoiles. Enfin il allait pouvoir s’arrêter ; il avait retrouvé ses amis. Du moins l’un d’eux.
Le dos contre le portail de la Tour, Tika défendait chèrement sa vie. Tass songea qu’il fallait coûte que coûte qu’elle se réfugie dans la Tour ; ainsi serait-elle sauvée. Il se faufila jusqu’au portail et examina la serrure. Elle était d’une simplicité extrême.
— Dépêche-toi, Tass ! cria Tika.
Il allait tourner la clé quand il fut violemment heurté dans le dos.
— Hé ! Fais un peu attention ! cria-t-il.
Il s’était retourné vers elle, Incrédule, il la vit étendue à ses pieds dans une mare de sang où flottaient ses boucles rousses.
— Non ! Non, pas elle ! Tika ! hoqueta le kender.
À coup sûr, elle n’était que blessée ! Il fallait la tirer immédiatement à l’intérieur de la Tour. Les yeux noyés de larmes, les mains tremblantes, Tass s’acharna sur la serrure. Dans sa fureur, il tira un coup sec.
Au moment où la serrure céda, quelque chose lui piqua violemment l’index. Le portail s’ouvrit. Tass regarda la petite goutte de sang qui perlait sur son doigt, et observa la serrure. Une fine aiguille d’or y était enchâssée. Une serrure simple, un piège enfantin. Il avait fait fonctionner les deux. Les premiers effets du poison se firent sentir : une chaleur intense envahit le kender. Il se tourna vers la jeune fille. Il était trop tard. Tika était morte.
Raistlin et son frère traversèrent la forêt sans encombre. Caramon constata avec stupéfaction que le mage réussissait à tenir les spectres à distance par la seule force de sa volonté.
Raistlin faisait preuve d’une gentillesse, d’une douceur et d’une sollicitude inhabituelles. À la tombée du jour, Caramon était trop épuisé pour pouvoir mettre un pied devant l’autre. Sans le soutien de son frère, jamais il n’aurait pu marcher. Et plus il faiblissait, plus Raistlin s’épanouissait.
Lorsque la nuit mit fin aux tortures de la journée, les jumeaux atteignirent la Tour des Étoiles.
— Il faut que je me repose, Raist, dit Caramon, que la souffrance rendait fiévreux.
— Mais certainement, frère, répondit Raistlin en l’aidant à s’adosser contre le mur de marbre.
Il fixa Caramon de ses étranges yeux dorés.
— Adieu et bonne chance, Caramon.
Le grand guerrier leva vers son frère un regard interrogateur. Derrière lui se découpaient les silhouettes des elfes, restés jusqu’ici à distance respectueuse du mage. À présent, ils sentaient qu’il allait partir.
— Raist, tu ne dois pas m’abandonner ! Je ne pourrai pas me défendre contre eux. Je suis à bout de force. J’ai besoin de toi !
— C’est possible, mais moi, je n’ai plus besoin de toi. Je me suis approprié toute ta force. Enfin je suis devenu ce que j’aurais dû être sans les cruelles facéties de la nature : un être humain à part entière.
Caramon regarda son frère s’éloigner.
— Raist !
L’appel déchirant arrêta le mage. Il se retourna. Caramon vit briller ses yeux dorés.
— Quel effet cela fait-il de se sentir faible et craintif, mon frère ?
Raistlin se dirigea vers le portail entrouvert. Il enjamba les cadavres de Tika et de Tass, et disparut dans la Tour.
Sturm, Tanis et Kitiara arrivèrent en vue de la Tour des Étoiles. La première chose qu’ils virent, furent le corps gisant devant le portail.
— C’est Caramon ! cria Tanis, effondré.
— Où est son frère ? demanda Sturm avec un regard en coin pour Kitiara. Il l’a laissé mourir, sans aucun doute.
Tanis secoua la tête. Il se pencha sur le guerrier blessé à mort. L’épée au poing, Kitiara et Sturm s’occupèrent de tenir en respect les spectres qui s’étaient approchés.
Caramon leva des yeux embués sur Tanis, qu’il reconnut à travers un brouillard.
— Ami, je te demande de veiller sur Raistlin quand je ne serai plus là. Il faut le protéger.
— Veiller sur Raistlin ? répéta le demi-elfe. Lui qui t’a abandonné alors que tu agonises…
Les paupières de Caramon se fermèrent.
— Tu te trompes, Tanis. C’est moi qui lui ai dit de partir…
Le grand guerrier laissa retomber la tête sur sa poitrine. La nuit tombait ; les elfes avaient disparu. Sturm et Kitiara arrivèrent près du guerrier moribond.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Sturm.
— Pauvre Caramon, souffla Kitiara en se penchant sur son demi-frère. J’ai toujours pensé que cela finirait ainsi. (Elle garda un moment le silence, puis reprit doucement :) Alors mon petit Raistlin est devenu quelqu’un de vraiment puissant…
— Au prix de la mort de ton frère ! explosa Tanis.
Le regard de Kitiara passa du demi-elfe à Caramon.
— Pauvre enfant ! dit-elle avec douceur.
Tanis couvrit Caramon de son manteau. Tous trois se dirigèrent vers l’entrée de la Tour.
— Tass ! Tika ! Non, par les dieux…
— Il n’y a plus rien à faire, Tanis, dit Sturm, la main sur l’épaule de son ami. Nous devons continuer notre route et en finir avec cette histoire. Dussé-je y passer ma vie, j’aurai un jour la peau de Raistlin !
La mort n’existe que dans nos têtes. Ce n’est qu’un rêve, se répétait Tanis. C’était ce qu’avait dit Raistlin…
Je vais me réveiller, pensa-t-il de toutes ses forces. Quand il rouvrit les yeux, le cadavre de Tass gisait toujours sur les dalles de marbre.
Le demi-elfe suivit Kitiara et Sturm à l’intérieur de la Tour. Le vestibule aujourd’hui délabré avait dû être splendide. Les peintures qui ornaient les murs offraient de visions macabres soulignées par la lumière glauque filtrant des vitraux. Du fond du vestibule sourdait une lueur d’un vert éclatant. Le rayonnement maléfique leur mit le visage en feu, comme s’ils se trouvaient face à un avatar du soleil.
— Nous sommes au cœur du Mal, dit Tanis.
Kitiara vacilla sur ses jambes. Bien qu’il sentît les siennes lui manquer, il soutint la jeune femme au front brillant de sueur. Elle avait peur ; c’était la première fois que Tanis la voyait en position de faiblesse. Sturm, alourdi par son armure, avançait lui aussi à grand-peine.
Ils se rapprochaient de la lueur verte. À présent, elle leur brûlait les yeux, leur desséchait les poumons ; chaque enjambée leur coûtait un effort surhumain.
À l’instant où Tanis comprit qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus, quelqu’un l’appela.
Laurana était debout devant lui, l’épée à la main. Elle ne semblait pas souffrir de l’atmosphère maléfique, car elle s’élança vers lui avec une exclamation joie.
— Tanthalas ! Tu es sain et sauf ! Je t’ai attendu…
Elle avait remarqué la femme qui s’appuyait sur le bras de Tanis, et comprit soudain qui elle était Kitiara, l’humaine que Tanis aimait. Laurana pâlit puis s’empourpra.
— Laurana, commença Tanis, qui se sentait coupable et se haïssait de la faire souffrir.
— Tanis ! Sturm ! cria Kitiara, le doigt pointé vers la lueur verte.
— Drakus tsaro deghnyah ! s’exclama Sturm solamnique.
Un gigantesque dragon vert venait d’apparaître au fond du vestibule. Cyan Sangvert était un des plus puissants dragons de Krynn, seul le Grand Rouge le surpassant en taille. Oblitérant la lumière verte de son énorme masse, il avançait, la tête ondulant comme un serpent. Il avait reniflé l’odeur de l’acier, de la chair humaine et du sang elfe.
Les compagnons furent incapables de faire un geste. Tétanisés par la peur, ils regardaient le dragon avancer la gueule grande ouverte. Leurs armes glissèrent de leurs mains, qu’ils ne contrôlaient plus.
Les dés étaient jetés. Il n’y avait vraiment plus rien à faire. Chacun pensait à la mort qui les attendait inexorablement quand une silhouette sombre émergea d’une porte dérobée et vint se camper devant eux.
— Raistlin ! dit Sturm. Par tous les dieux, tu vas payer pour la mort de ton frère !
Oubliant le dragon, mû par la seule pensée de Caramon agonisant, Sturm se mit en garde. Le mage le toisa froidement.
— Tue-moi, chevalier ! Du même coup, tu mettras fin à tes jours et à ceux de tes compagnons. Seuls mes pouvoirs magiques ont prise sur Cyan Sangvert.
— Arrête, Sturm ! Nous avons besoin de lui. Bien qu’il soit plein de rancœur et de haine, Tanis savait que le mage disait vrai. Il sentait de sa puissance filtrer à travers sa robe noire.
— Non, fit Sturm, reculant d’un pas vers ses amis. Je l’ai déjà dit. Je ne me mettrai pas sous la protection du mage. Adieu, Tanis.
Avant que quiconque ait pu le retenir, Sturm dépassa Raistlin, et marcha d’un pas martial sur le dragon. Cyan hocha frénétiquement de la tête, se réjouissant du premier défi qu’il allait relever depuis la prise du Silvanesti.
— Fais quelque chose ! cria Tanis au mage.
— Le chevalier est sur mon chemin. Si je lance un sort, il le subira, et il périra.
— Sturm ! cria Tanis.
Le chevalier hésita. Ce ne fut pas l’appel de Tanis qu’il entendit, mais une sonnerie de trompette cristalline. Cette musique lui rappela l’air pur de ses montagnes natales. Elle l’arracha à la mort et au désespoir.
Il lui répondit par un joyeux cri de guerre et brandit l’antique épée que lui avait léguée son père. La trompette retentit et retentit encore, mais Sturm ne la reconnut pas. Elle avait changé de ton. Il ne s’agissait plus que d’une cacophonie de sons aigrelets et discordants.
Non, ce n’est pas possible ! pensa Sturm, réalisant qu’il s’était laissé abuser. Les cors de l’ennemi ! Il aperçut les draconiens qui apparaissaient derrière le dragon, ricanant de sa bévue. Tout était fini, bien fini. Il s’était battu pour rien. C’était l’échec total. Une mort, ignominieuse l’attendait. Désespéré, il regarda autour de lui. Où était Tanis ? Il avait besoin du demi-elfe, mais il n’était pas là. Il se raccrocha à la maxime des chevaliers, « Mon honneur est ma vie », mais les mots sonnaient creux ; ils lui parurent vides de sens. Finalement, il n'était pas chevalier. Qu’est-ce que ce code pouvait bien lui faire ? Il ne signifiait plus rien pour lui. Sa vie avait été un leurre. Son bras tressaillit et lâcha épée. Il tomba à genoux, pleurant comme un enfant la tête dans les mains.
D’un coup de sa monstrueuse patte, Cyan Sangvert déchira le chevalier de ses griffes crochues, mettant ainsi un terme à sa vie. Avec des hurlements sauvages, les draconiens se précipitèrent vers le corps.
Sur leur passage, ils rencontrèrent un obstacle, une silhouette baignée par le clair de lune se dressait comme un rempart devant le cadavre du chevalier. Laurana sortit doucement de son fourreau l’épée de Sturm, et la brandit devant les draconiens.
— Osez le toucher, et vous êtes morts ! Rugit-elle à travers ses larmes.
— Laurana ! cria Tanis en bondissant vers elle.
Trois draconiens se ruèrent vers lui. Jouant de son épée antique, il réussit à les mettre hors de combat. Il était sur le point d’atteindre Laurana quand il entendit Kitiara l’appeler. Elle se débattait au milieu d’une demi-douzaine de reptiliens déchaînés. Écartelé, le demi-elfe hésita juste ce qu’il fallait pour que Laurana, transpercée par une lame draconienne, s’effondre sur le cadavre de Sturm.
— Laurana ! cria Tanis en se précipitant vers elle.
Kitiara l’appela de nouveau. Tiraillé d’un côté et de l’autre, il se retourna. Kitiara s’effondrait, succombant sous le nombre de ses assaillants.
Le demi-elfe sentit qu’il sombrait dans la folie. Il désirait ardemment la mort, qui mettrait fin à ses souffrances. Resserrant sa prise sur l’épée de Kith-Kanan, il s’élança vers le dragon, propulsé par le seul désir de tuer et d’être tué.
Dressé entre lui et le monstre comme un obélisque noir, Raistlin lui barra le passage et le repoussa.
Gisant sur les dalles froides, Tanis comprit que l’heure de sa mort avait sonné. La main refermée l’anneau d’or de Laurana, il attendit la Camarde.
Une étrange psalmodie lui parvint, entrecoupée des rugissements du dragon. Le mage devait être en train de se battre contre Cyan. Tanis ne voulait plus rien savoir, il ferma les yeux. Une seule chose restait réelle : l’anneau d’or qu’il serrait dans sa main.
Alors il prit conscience que le métal ciselé de l’anneau pénétrait dans sa chair. Il serra fort, encore plus fort. Sa paume meurtrie lui faisait mal. Une douleur réelle…, une vraie douleur…
Je suis dans le rêve !
Tanis ouvrit les yeux. Les rayons argentés de Solinari, mêlés aux rayons rougeoyants de Lunitari, envahissaient le hall de marbre blanc. Il avait serré si fort son poing sur l’anneau que la douleur l’avait réveillé.
Se remémorant ce qu’il avait rêvé, Tanis sursauta et jeta autour de lui des coups d’œil anxieux. Il n’y avait personne dans la pièce, excepté Raistlin. Adossé contre le mur, il toussait lamentablement.
Le demi-elfe se releva et, d’un pas mal assuré, avança vers le mage. Il avait du sang sur la bouche. Dans la lumière de Lunitari, ce sang brillait du même rouge que la robe qui enveloppait son corps malingre et estropié.
Le rêve ! Il avait rêvé.
Tanis ouvrit la main. Elle était vide.
Le regard de Tanis fit le tour de la pièce. Elle était aussi vide que sa main. Les corps de ses compagnons et le dragon s’étaient évanouis. Il se dirigea vers Raistlin.
— Où sont-ils ? demanda le demi-elfe en le secouant. Laurana ? Sturm ? Ton frère et les autres ? Et le dragon ?
— Le dragon est parti. L’orbe l’a renvoyé quand il a compris qu’il ne pouvait pas me vaincre. Tel que j’étais alors, il n’avait aucune prise sur moi. À présent, un enfant me terrasserait. Quant aux autres, je ne sais pas où ils sont. Tu as survécu, Tanis, parce que ton cœur est fort. Moi, j’ai résisté grâce à mon ambition. En plein cauchemar, nous avons touché la réalité. Quant aux autres…, qui peut savoir ?
— Alors Caramon est vivant, dit Tanis. Parce que son cœur est fort à cause de son amour. Dans un dernier souffle, il m’a conjuré de veiller sur toi. Dis-moi, mage, l’avenir que nous avons cru voir, est-il irréversible ?
— Pourquoi le demandes-tu ? Pourrais-tu encore me tuer, là, tout de suite ?
— Je ne sais pas, répondit Tanis, pensant aux dernières paroles de Caramon. Peut-être.
Raistlin eut un sourire acide.
— Ne te donne pas cette peine. L’avenir change tandis que nous restons là à en discuter. Si nous n’agissons pas, nous ne serons que des jouets entre les mains des dieux, et non leurs héritiers, comme on nous l’a annoncé. Cette histoire est loin d’être finie. Hélas ! Il faut retrouver Lorac, et l’orbe draconien.
Appuyé sur son bâton, Raistlin se traîna dans le vestibule. La lueur verte s’était éteinte. Tanis fit un effort pour tenter de sortir du rêve et revenir dans la réalité. Mais le rêve lui semblait plus réel que tout. Il vit que le mur était abîmé. Y avait-il vraiment eu un dragon dans cette Tour, une lueur verte au fond du vestibule ?
La nuit avait tout voilé. Ils s’étaient mis en route à l’aube ; les lunes n’étaient pas levées. À cette heure, elles étaient pleines. Combien de nuits s’étaient-elles écoulées ? Et combien de jours ?
Les deux hommes entendirent une voix grave, provenant de l’entrée, qui appelait :
— Raist !
Le mage s’arrêta et chercha le regard de Tanis.
— C’est mon frère, souffla-t-il.
Indemne, Caramon se tenait devant le portail, sa haute silhouette se découpant sur le ciel étoilé.
Tanis entendit Raistlin pousser un soupir de soulagement.
— Je suis fatigué, Caramon, dit le mage, que la toux avait repris, et il y a encore beaucoup à faire pour que ce cauchemar soit terminé… et éviter le lever des trois lunes. J’ai besoin de ton aide, souffla-t-il en tendant la main à son frère.
Ils gagnèrent la salle d’audience de la Tour des Étoiles. Toute sa vie, Tanis avait entendu vanter ses merveilles. Elle avait été construite pour emprisonner le clair de lune, comme la Tour du Soleil de Qualinost pour capter la lumière du soleil. Les fenêtres de la Tour étaient serties de gemmes qui amplifiaient les rayons argentés de Lunitari et les rayons rouges de Solinari. À présent éclatées, les gemmes ne renvoyaient plus que de vagues lueurs blafardes.
Le haut de la Tour était ouvert sur des ténèbres sans fond, où ne scintillait aucun astre. Seule une sphère noire se détachait sur le ciel étoilé.
Dans l’ombre, face à la salle des audiences, gisait le père d’Alhana, Lorac, le roi des elfes. Son corps desséché, affalé sur un grand trône de pierre sculptée, avait l’allure d’un cadavre. Sa physionomie était figée, sa bouche ouverte sur un cri silencieux. Sa main reposait sur un globe de cristal.
— Est-il encore vivant ? s’enquit Tanis, horrifié.
— Oui, pour son malheur, répondit le mage.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il vit dans un cauchemar. Regarde sa main, posée sur l’orbe draconien. Il a dû essayer d’en prendre le contrôle, mais il n’avait pas les pouvoirs suffisants. C’est l’orbe qui s’est emparé de lui, et qui a appelé Cyan Sangvert pour monter la garde au Silvanesti. Profitant de ses pouvoirs, le dragon a décidé de détruire le pays en implantant des cauchemars dans l’esprit de Lorac. Le roi y a cru si intensément, ses liens avec son peuple étaient si forts, que le cauchemar est devenu réalité. Dès notre arrivée, nous sommes entrés dans son rêve et c’est son cauchemar que nous avons vécu. Et le nôtre. Car nous aussi, nous sommes tombés sous la domination du dragon.
— Tu savais cela depuis le début ! s’exclama Tanis d’un ton accusateur. Tu savais ce qui nous attendait, dès la rivière…
— Laisse-le tranquille, Tanis, intervint Caramon.
— Peut-être le savais-je, peut-être que non. Je ne suis pas tenu de te révéler d’où je tire ma science !
Coupant court à l’altercation, un gémissement plaintif s’éleva près du trône de pierre sculptée. La main sur le pommeau de son épée, Tanis s’élança vers le trône.
— Alhana ! s’écria-t-il.
Elle le regarda sans le voir.
— Alhana ! répéta-t-il.
Elle secoua la tête, incrédule et tendit la main pour tâter celle de Tanis.
— Demi-Elfe !
— Comment es-tu arrivée jusqu’ici ? Que s’est-il passé ?
— J’ai entendu le mage assurer qu’il s’agissait d’un rêve, et j’ai refusé de croire que c’en était un. Je me suis réveillée, pour me trouver dans un cauchemar réel ! Mon beau pays ravagé par les atrocités ! J’ai dû me battre pour parvenir jusqu’ici, dit-elle en s’agrippant à Tanis, qui la serra contre lui. Cela m’a pris des jours. Ce fut un cauchemar. Quand je suis arrivée dans la Tour, le dragon était là. Il m’a amenée devant mon père pour que celui-ci me tue. Mais même dans un cauchemar, Lorac n’a pas voulu assassiner son enfant. Alors Cyan l’a torturé avec les images de ce qu’il allait faire de moi.
— Et toi ? As-tu vu ces images ? demanda Tanis en caressant d’une main réconfortante les longs cheveux noirs de la jeune femme.
— Oui, et ce n’était pas plus mal, car j’ai fini par comprendre que j’évoluais dans un rêve. Mais pour mon père, c’était la réalité.
— Emmène Alhana dans une pièce où elle puisse se reposer, dit Tanis à Caramon. Nous allons tenter de faire quelque chose pour son père.
Alhana voulut protester, mais elle était à bout de forces.
— Conduis-moi dans la chambre de mon père, dit-elle à Caramon. Je te montrerai le chemin.
Tanis se tourna vers le trône de pierre. Raistlin était debout devant Lorac, et semblait se parler à lui-même.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Tanis. Il est mort ?
— Qui ? demanda Raistlin. Ah ! Lorac ! Non, je ne pense pas. Du moins, pas encore.
Tanis comprit que le mage avait concentré toute son attention sur l’orbe magique.
— L’orbe est-il sous contrôle ? demanda-t-il.
Il ne quittait pas des yeux l’objet qui leur avait valu tant d’épreuves et irradiait maintenant une lueur verte qui n’était pas sans lui rappeler de mauvais souvenirs.
Raistlin passa la main au-dessus du globe en prenant garde de ne pas l’effleurer, et récita une formule magique. La lueur verte se transforma en une aura rougeoyante. Tanis eut un mouvement de recul.
— Ne crains rien, c’est un effet de mon incantation. Le globe est encore enchanté. Malgré le passage du dragon, il a conservé ses pouvoirs. Quoi qu’il en soit, il est encore sous contrôle.
— Sous le contrôle de Lorac ?
— Non, sous son propre contrôle. Il a abandonné Lorac.
— T’es-tu rendu maître de l’orbe, Raistlin ?
— L’orbe n’a pas été vaincu ! coupa le mage. J’ai été aidé, et c’est pourquoi j’ai pu vaincre le dragon. Quand l’orbe a senti que le dragon avait perdu la partie, il l’a renvoyé. Quant à Lorac, il l’a délaissé parce qu’il n’avait plus besoin de lui. Cela dit, cet artefact reste très puissant.
— Raistlin, dis-moi…
— Je n’ai rien à ajouter, Tanis. (Il se remit à tousser.) Je ne dois pas gaspiller mon énergie.
Qui avait aidé le mage ? Que savait-il d’autre sur cet orbe, qu’il se refusait à dire ? Tanis allait lui poser la question quand il vit le visage de Caramon s’éclairer.
— Nous pouvons libérer Lorac, dit Raistlin en retirant la main du roi des elfes de l’orbe draconien. Il est vivant. Enfin, pour l’instant. Approche-toi…
Tanis s’exécuta à contrecœur.
— Dis-moi seulement si cet orbe peut encore nous être utile, demanda le demi-elfe.
Le mage réfléchit un moment. Puis il répondit d’une voix douce :
— Oui, si nous osons !
La poitrine de Lorac se souleva ; il poussa un cri plaintif qui leur donna la chair de poule. Ses doigts squelettiques battirent convulsivement, toutefois ses yeux restaient clos. Tanis essaya de le calmer, mais il continua de crier jusqu’à ce qu’il soit hors d’haleine.
— Père !
Alhana avait fait irruption dans la salle. Elle prit dans les siennes les mains décharnées de son père et les baisa en pleurant.
— Calme-toi, répétait-elle. Le cauchemar est fini. Le dragon est parti. Tu peux maintenant te reposer. Père, je t’en prie, écoute-moi !
Peu à peu, la voix aimée s’insinua dans l’esprit torturé de visions de Lorac. Ses cris se muèrent en gémissements. Il finit par ouvrir les yeux.
— Alhana, mon enfant ! Tu es vivante ! (Il tendit la main pour lui toucher la joue.) Ce n’est pas possible ! Ma chère fille, je t’ai vue mourir ! Je t’ai vue mourir des centaines de fois. C’est lui qui t’a tuée. Il voulait que je le fasse. Mais je n’ai pas pu. Pourtant, j’en ai tué tant d’autres… (Son regard tomba sur Tanis. Ses yeux s’enflammèrent de haine.) Te voilà, demi-elfe ! Toi, je t’ai tué. Du moins, j’ai essayé. Je dois protéger le Silvanesti ! J’ai tué les autres aussi ! (Il regarda Raistlin. Dans ses yeux, la haine fit place à la peur.) Toi, je n’ai pas pu te tuer ! Non, ce n’est pas lui ! Sa robe n’est pas noire ! Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Représentez-vous un danger ? Par les dieux, qu’ai-je fait ?
— Calme-toi, père, dit Alhana avec douceur, repose-toi. Le cauchemar est fini. Le Silvanesti est sauvé.
Caramon chargea Lorac dans ses bras et l’emporta dans sa chambre. Alhana le suivit, tenant la main de son père.
Sauvé, le Silvanesti ? Tanis regarda par une fenêtre les arbres qui pleuraient du sang. Les elfes ne reviendraient jamais et le Mal continuerait de hanter ce pays. Le cauchemar de Lorac resterait réalité.
Tanis s’interrogeait sur le sort de ses amis. Que leur était-il arrivé ? S’ils avaient refusé de croire au rêve, comme l’avait demandé Raistlin, avaient-ils vraiment péri ? Le cœur lourd, il se résigna à retourner dans la forêt pour les retrouver.
Il se préparait à affronter cette nouvelle épreuve quand les compagnons entrèrent dans la grande salle.
— Je vais l’égorger ! s’écria Tika en voyant Tanis. Non ! Ne me touche pas ! Tu ne sais pas ce que j’ai fait. J’ai tué Flint ! Je ne le voulais pas, Tanis, je le jure ! (Caramon entra. Tika se tourna vers lui en sanglotant.) J’ai tué Flint, Caramon. Ne m’approche pas !
— Là, là, calme-toi, Tika. C’était un rêve. Comme l’avait dit Raistlin. Le nain n’était pas dans cette forêt !
Il la prit dans ses bras. Ils restèrent longtemps enlacés, se réconfortant l’un l’autre.
— Mon ami, dit Lunedor en tendant les bras à Tanis.
Voyant sa mine défaite, le demi-elfe la serra contre lui et jeta un coup d’œil interrogateur à Rivebise. Le barbare, blême, hocha la tête. Quel cauchemar avaient-ils vécu ?
Chacun a dû vivre le sien, songea le demi-elfe.
La Kitiara de son cauchemar lui revint en mémoire ! Comme elle était réelle… Et Laurana, mourante…
Tanis laissa retomber la tête sur l’épaule de Lunedor. Rivebise referma les bras sur eux. Leur amour revivifia l’elfe.
Une pensée effroyable lui traversa l’esprit. Le rêve de Lorac était devenu réalité. Qu’en serait-il des leurs ?
Nous avons besoin de dormir, pensa Tanis. Comment y parviendrons-nous ? Pourrons-nous jamais trouver le sommeil ?
Les compagnons finirent par trouver le sommeil. Dans le même temps, ceux qui n’étaient pas au Silvanesti se réveillèrent dans un pays froid et hostile.
Laurana s’éveilla en poussant un cri. Elle ne savait pas où elle était.
Flint tâta ses articulations en grelottant. Il constata avec satisfaction qu’elles n’étaient pas plus douloureuses que la veille.
Sturm ouvrit des yeux hagards qu’il referma aussitôt, et se recroquevilla sous sa couverture. Puis il entendit remuer devant sa tente. Il empoigna son épée et souleva la toile.
— Oh ! fit Laurana devant son air effaré.
— Désolé, Laurana, je ne voulais pas t’effrayer. Que se passe-t-il ?
— Cela peut te sembler stupide, répondit-elle en rougissant, mais j’ai fait un rêve atroce et je n’arrive pas à me rendormir.
Tremblante, elle s’assit auprès de Sturm.
— Je ne voulais pas te réveiller… Vois-tu, dans mon rêve, je t’ai entendu crier. C’était si réel… Je te voyais…
— À quoi ressemble le Silvanesti ? l’interrompit Sturm.
— Pourquoi me demandes-tu cela ? C’est justement du Silvanesti que j’ai songé ! Aurais-tu aussi rêvé de ce pays ?
Sturm allait répondre quand il entendit du remue-ménage à l’extérieur de sa tente. Cette fois, il souleva tout de suite la toile :
— Entre, Flint ! dit le chevalier.
Le nain parut embarrassé de trouver ici Laurana. Elle le rassura d’un sourire.
— Je comprends, dit-elle, tu as fait un cauchemar. Le Silvanesti ?
— Alors je ne suis pas le seul ? J’imagine que vous voulez savoir ce que j’ai rêvé ?
— Non, surtout pas ! s’écria Sturm. Je ne veux plus jamais en entendre parler !
— Moi non plus, dit Laurana.
— Je suis bien content, fit Flint en lui tapotant l’épaule, je n’aurais pas pu parler de mon rêve. Je voulais seulement m’assurer que ce n’était qu’un songe. Il paraissait si réel que je m’attendais à vous trouver tous deux…
Tass entra dans la tente.
— Vous parliez d’un rêve ? Moi je ne rêve jamais. Du moins je ne m’en souviens pas. Les kenders ne rêvent pas. À vrai dire, je suppose qu’ils le font, car même les animaux… (Devant le regard foudroyant de Flint, il revint précipitamment à sa première idée.) Bref, j’ai fait un rêve fantastique ! Les arbres pleuraient du sang. Des elfes morts tuaient tout le monde. Raistlin portait une robe noire. Enfin, les choses les plus incroyables ! Tu y étais, Sturm. Il y avait aussi Laurana et Flint. À la fin, tout le monde était mort ! Enfin, presque. Pas Raistlin. Il y avait un dragon vert…
Tass s’interrompit. Qu’avaient-ils donc à le regarder ainsi, la mine défaite, l’œil hagard ?
— Qu’est-ce que je disais… Oui, un dragon vert, et Raistlin, tout en noir. J’en ai déjà parlé ? Cela lui va très bien, d’ailleurs. Le rouge lui donne un teint jaunâtre, si vous voyez ce que je veux dire… Non, vous ne voyez pas. Bon, je crois que je ferais mieux de retourner me coucher. Vous ne voulez vraiment pas entendre la suite ? demanda-t-il, plein d’espoir. Bon, eh bien, bonne nuit.
Il sortit de la tente sans que les trois amis eussent proféré un mot.
— Les cauchemars me troublent, lâcha Flint d’un ton lugubre, mais je n’ai aucune envie d’en parler avec un kender. Comment se fait-il que nous ayons tous fait le même rêve ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Un pays étrange, le Silvanesti, dit Laurana d’un air pensif. Crois-tu que ce rêve ait une quelconque réalité ? Sont-ils vraiment morts ?
Tanis était-il vraiment avec cette humaine ? pensa-t-elle sans le dire.
— Nous étions ici, et nous ne sommes pas morts, dit Sturm. Reste à espérer qu’il en soit de même pour les autres. Cela peut sembler bizarre, mais j’ai la certitude qu’ils vont bien.
Laurana se détendit. L’étau de la terreur s’était desserré. Elle prit la main de Sturm dans la sienne et la pressa, puis quitta la tente.
— Eh bien, je vais assurer mon tour de garde, dit Flint en se levant. Je crois que pour le sommeil, c’est terminé.
— Je viens avec toi, répondit Sturm en bouclant son ceinturon. Je crains que nous ne sachions jamais pourquoi nous avons tous eu le même rêve.
En quittant la tente, son regard fut attiré par un objet qui brillait sur le sol. Intrigué, il se baissa. C’était l’étoile de diamants que lui avait confiée Alhana.
Pour la première fois après des mois d’horreur, l’aube se leva sur le Silvanesti. Lorac était le seul à la contempler. Les autres donnaient encore.
Lorac regarda le beau visage de sa fille caressé par les rayons du soleil. Quelle arrogance dans ses traits ! Elle incarnait tout ce qui constituait le peuple elfe. Dehors, Lorac voyait une brume glauque monter du sol pourri de son pays. Voilà mon œuvre ! songea le vieillard avec amertume.
Il vivait là depuis plus de quatre cents ans et avait vu s’épanouir entre les mains de son peuple chaque arbre et chaque fleur. Il était l’un des rares à avoir vécu le Cataclysme. Les elfes du Silvanesti avaient mieux surmonté cette épreuve que les autres races de Krynn, desquelles ils s’étaient ensuite totalement coupés. Ils savaient pourquoi les anciens dieux avaient déserté Krynn – ce dont ils rendaient les humains responsables – mais ils ne s’expliquaient pas la disparition de leurs prêtres.
Les elfes du Silvanesti avaient eu vent des malheurs de leurs cousins du Qualinesti. Mais peut-on s’attendre à autre chose que meurtres et dévastation quand on se mêle aux humains ? Un jour, les dragons venus du nord avaient envahi le ciel du Silvanesti.
Lorac ne fut pas pris de court. Il fit embarquer son peuple sur des navires que sa fille conduisit en lieu sûr. Resté seul, le roi descendit dans la salle secrète de la Tour des Étoiles où il gardait l’orbe draconien.
Il savait qu’il ne possédait pas de grands pouvoirs magiques, et il se souvenait des avertissements des mages. Cependant il décida de se servir de l’orbe pour tenter de sauver son pays.
Dès la première seconde où sa main reposa sur la sphère, il comprit qu’il avait commis une erreur fatale. Il n’avait ni la force ni les moyens de contrôler l’orbe. Mais il était trop tard. L’artefact s’était rendu maître de lui. Le plus horrible était d’avoir conscience de rêver, mais de ne pas pouvoir s’affranchir de l’emprise du songe.
Alors le cauchemar était devenu réalité.
Lorac pleurait amèrement.
Il sentit une main se poser sur son épaule.
— Père, je ne supporte pas de te voir ainsi. Éloigne-toi de la fenêtre et repose-toi. Un jour, le pays retrouvera sa splendeur. Tu l’aideras à renaître.
— Alhana, crois-tu que notre peuple reviendra au Silvanesti ? demanda-t-il en regardant la nature mutilée et malade.
— Bien sûr, père.
— Tu mens, maintenant ? Depuis quand les elfes se mentent-ils ?
— Nous nous sommes peut-être toujours menti, répondit Alhana, se remémorant ce que Lunedor lui avait appris. Les anciens dieux n’ont pas abandonné Krynn. Une prêtresse de Mishakal la Guérisseuse qui voyage avec nous m’a parlé de ce qu’elle a reçu de la déesse. Je ne voulais pas le croire, père, car j’étais jalouse. C’est une humaine. Mais après tout, pourquoi les dieux se seraient-ils adressés aux humains, leur rendant ainsi l’espoir ? Je conçois maintenant qu’ils ont agi sagement. Ils ont choisi les humains parce que les elfes ne veulent pas d’eux. Grâce à l’épreuve que nous subissons sur cette terre désolée, nous apprendrons tous, comme toi et moi nous l’avons compris, que nous ne pouvons pas vivre sur Krynn et rester à l’écart de Krynn. Les elfes vivront pour reconstruire leur pays et tous ceux qui furent ravagés par le Mal.
— Ramèneras-tu notre peuple chez lui ?
— Oui, père, je te le promets. Nous travaillerons sans relâche. Nous demanderons pardon aux dieux. Nous irons parmi les gens de Krynn et…
Les larmes voilèrent ses yeux ; sa voix s’étrangla : Lorac ne l’écoutait plus. Ses paupières s’étaient fermées.
— Je retourne dans le giron de la terre, murmura-t-il. Tu m’inhumeras, ma fille. Si ma vie a apporté le malheur sur notre pays, ma mort peut lui rendre un peu de paix.
La vie s’était retirée du vieux roi elfe. Son noble visage avait retrouvé sa sérénité.
Les compagnons se préparaient à quitter le Silvanesti le soir même. Sans le secours de cartes, ils se dirigeraient à l’aveuglette vers le nord, et ils voyageraient de nuit pour éviter les patrouilles draconiennes.
Ils espéraient trouver un port qui leur permette de s’embarquer pour Sancrist.
Le mage entendait prendre l’orbe draconien dans ses bagages, une charge que personne ne lui disputa. Tanis se demandait comment transporter l’énorme boule de cristal quand Alhana arriva, un petit sac dans les mains.
— Mon père a transporté cet orbe dans cette bourse. Vu les dimensions de l’objet, cela m’a paru bizarre. Mais il m’a confié que ce sac lui avait été remis dans la Tour des Sorciers. Voyons s’il peut vous servir.
Avidement, le mage tendit la main.
— Jistrah tagopar ast moirparann kini, murmura-t-il.
La bourse s’auréola d’une lueur rose.
— Elle est enchantée, déclara-t-il avec satisfaction. Caramon, tu es le seul à pouvoir soulever l’orbe. S’il te plaît, fais-le glisser à l’intérieur de ce sac.
— Quoi ? Mais il est minuscule ! L’orbe ne tiendra jamais dedans !
Le mage lui lança un regard impérieux. Embarrassé, le grand guerrier s’exécuta.
L’orbe disparut à l’intérieur du sac.
— Que s’est-il passé ? demanda Tanis, méfiant.
— L’orbe est dans le sac. Regarde toi-même, si tu ne me crois pas.
Tanis jeta un coup d’œil. L’artefact était à l’intérieur, confirmant sa présence par une petite lueur verte.
Il a tout simplement rétréci, pensa le demi-elfe avec le sentiment bizarre que c’était lui qui avait grandi.
Raistlin tira sur les cordons pour refermer la bourse et la glissa dans une poche de sa robe.
— Je crains qu’entre nous les choses ne soient plus jamais comme avant. Ne crois-tu pas, Raistlin ? demanda Tanis.
Les yeux dorés de Raistlin s’assombrirent, comme s’il regrettait la confiance et l’amitié qui les avaient liés toute leur jeunesse.
— C’est vrai, répondit-il, mais c’était le prix à payer.
— Quel prix ? À qui et pourquoi ?
— Ne me le demande pas, Demi-Elfe. (Le mage se remit à tousser et prit appui sur son frère.) Je ne peux pas te répondre, Tanis, car je ne le sais pas moi-même.
— J’aimerais que tu reviennes sur ta décision, et que tu nous permettes d’enterrer ton père avec toi selon les rites funéraires, dit Tanis à Alhana sur le seuil de la Tour. Nous pouvons rester ici un jour de plus et partir demain.
— Oui, laisse-nous participer à la cérémonie, ajouta Lunedor. Je connais les rites de votre peuple, nos coutumes funéraires se ressemblent, d’après ce que m’a raconté Tanis. J’étais prêtresse de ma tribu, et je présidais à la mise en linceul…
— Non, mes amis, coupa Alhana d’un ton sans réplique. Selon le vœu de mon père, je dois m’acquitter seule de cette tâche.
Ce n’était pas l’exacte vérité, mais Alhana savait qu’ils seraient choqués de la voir mettre son père en terre sans cercueil ni linceul, une pratique réservée aux hobgobelins et autres créatures maléfiques. Elle-même était épouvantée par cette perspective.
— Je vous en prie, ne vous faites pas de souci pour moi, reprit-elle après un silence. Sa sépulture est prête depuis longtemps, et j’ai l’habitude de ces rites.
Tanis vit qu’elle était troublée, mais il dut s’incliner devant sa décision.
— Je comprends, dit Lunedor.
Elle prit la princesse elfe dans ses bras et la pressa contre son cœur comme une sœur. Tout d’abord Alhana se raidit. Puis elle s’abandonna à la compassion de Lunedor.
— Que ton âme soit en paix, murmura la prêtresse de Mishakal en lui caressant affectueusement la tête.
— Que vas-tu faire après avoir enterré ton père ? demanda Tanis après que Lunedor se fut éloignée.
— Je retournerai auprès des miens, répondit gravement Alhana. Les griffons reviendront me chercher et nous nous envolerons pour l’Ergoth. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour combattre le Mal, puis nous rentrerons chez nous.
Tanis regarda autour d’eux. Terrifiant dans la journée, le Silvanesti atteignait de nuit le comble de l’horreur.
— Je sais…, dit Alhana, répondant à ce qu’il n’osait pas exprimer. Ce sera notre pénitence…
Tanis leva sur elle un regard sceptique ; le combat qui l’attendait serait rude. Alhana affichait cependant une expression déterminée. Il lui sourit et préféra changer de sujet.
— Trouveras-tu le temps de venir à Sancrist ? demanda-t-il. Ta présence serait un grand honneur pour les chevaliers. Pour l’un d’eux surtout.
Alhana rougit.
— Peut-être, dit-elle dans un souffle. Je ne peux encore rien dire. J’ai appris tant de choses sur moi-même. Mais il me faut le temps de les accepter. Il se peut que je n’y arrive jamais.
— Accepter d’apprendre à aimer un humain ?
Elle regarda le demi-elfe droit dans les yeux.
— Crois-tu que cela pourrait le rendre heureux ? Il serait loin de son pays, puisque je dois rentrer au Silvanesti. Et moi, serai-je heureuse de le voir vieillir, puis mourir, alors que je suis jeune et que je le resterai longtemps ?
— Je me suis posé les mêmes questions, Alhana, dit Tanis en pensant à la douloureuse décision qu’il avait prise à propos de Kitiara. Si nous rejetons l’amour qui nous est offert, et si nous refusons de donner le nôtre par crainte de le perdre un jour, nos vies resteront vides, et nous aurons perdu plus encore.
— Quand nous nous sommes rencontrés, je me suis demandée pourquoi tous te suivaient. Maintenant, je comprends. Je n’oublierai pas ce que tu viens de me dire. Bonne chance sur les chemins de la vie, Tanis…
— Bonne chance, Alhana, dit l’elfe en serrant la main qu’elle lui tendait.
Il se demanda pourquoi, s’il était aussi sage qu’ils le disaient tous, sa vie était un tel désastre.
Tanis rejoignit les compagnons à l’orée des bois. Cette nuit, les lunes ne se lèveraient pas. Comme pour pleurer la mort de Lorac, les ténèbres faisaient un épais voile de deuil à la forêt. Alhana était debout sur le seuil de la Tour, frêle silhouette brillant tel le fantôme de la lune d’argent. Tanis la vit lever la main. Il entrevit une furtive étincelle de lumière.
L’étoile de diamants…