Quatrième partie Bientôt

Mercredi 28 mars

Ascension droite : 19 12 57,9

Déclinaison : – 34 40 37

Élongation : 83.7

Delta : 2,999 ua

1

Le mieux que je puisse faire à l’instant présent, dans ce local exigu et encombré au plafond bas, meublé de trois rangées d’armoires en acier gris, c’est me concentrer sur les faits. Après tout, c’est là le rôle approprié pour un jeune inspecteur fraîchement promu que son collègue plus expérimenté a fait venir, par pure courtoisie, sur la scène d’un crime.

Cet homicide n’est pas le mien, c’est celui de l’inspecteur Culverson. Donc, tout ce que je fais, c’est me tenir à l’entrée de la pièce mal éclairée, de manière à ne pas être dans ses pattes, ni dans celles de l’agent McConnell. C’était mon témoin, mais ce n’est pas mon corps.

Donc : la victime est une femme blanche de vingt-cinq ans environ, vêtue d’une jupe en lainage marron à motif pied-de-poule, chaussures marron clair, collant noir, chemisier blanc impeccable aux manches roulées. La victime montre un certain nombre de signes particuliers. Autour de chaque poignet, une guirlande de roses art déco tatouées ; piercings multiples à chaque oreille, petite boule dorée dans une narine ; crâne rasé, cheveux blonds très courts qui commencent tout juste à repousser. Le corps est effondré dans l’angle nord-est du local. Aucun signe d’agression sexuelle ni de lutte physique d’aucune sorte – excepté, bien sûr, la plaie par balle, qui a presque certainement provoqué la mort.

Un orifice d’entrée unique au centre du front, qui a laissé un trou irrégulier juste au-dessus et à droite de l’œil gauche de la victime.

– Bon, au moins ce n’est pas un suicide par pendaison, rigole doucement Denny Dotseth, qui apparaît à côté de moi. C’est rafraîchissant, non ?

Moustache, grand sourire, café dans un gobelet en carton.

– Bonjour, Denny, entrez, lui dit Culverson.

Dotseth me contourne pour le rejoindre.

Le petit local est envahi, Dotseth y apporte l’odeur de son café, qui s’ajoute à celle du tabac à pipe de Culverson, les fibres de moquette soulevées par l’agitation qui règne dérivent dans la pénombre, et tout cela me soulève l’estomac.

Concentration, Palace. Tout doux.

La pièce forme un étroit rectangle, d’environ un mètre quatre-vingts sur trois, exempt de toute décoration. Pas de meubles hormis les trois rangées d’armoires basses en métal. L’éclairage vacille un peu : deux longs tubes au néon dans une suspension basse et poussiéreuse. La victime est adossée contre une des armoires, dont la porte est entrouverte. Elle est morte à genoux, la tête renversée en arrière, les yeux ouverts, ce qui suggère qu’elle a expiré face à son assassin, peut-être en implorant sa pitié.

C’est moi qui ai fait ça. Pour les détails, ce n’est pas encore très clair.

Mais c’est ma faute.

Du calme, Palace. Reste concentré.

Culverson qui parle tout bas à Dotseth, Dotseth qui hoche la tête en riant sous cape, McConnell qui écrit dans son calepin.

Il y a une projection de sang, un croissant renversé qui s’étale sur le Placo du mur derrière la victime : un mouchetis irrégulier rouge et rose en forme de coquille. Culverson, flanqué de Dotseth qui regarde par-dessus son épaule, s’agenouille, tire doucement la tête de la victime en avant et trouve l’orifice de sortie. Le projectile a troué la porcelaine fragile de son crâne, juste là, entre les yeux, a traversé la cervelle en déchirant tout sur son passage, et est ressorti de manière explosive à l’arrière. C’est ce qu’on dirait, en tout cas : Fenton nous dira ce qu’il en est. Je me détourne, regarde dans le couloir. Trois employés des assurances Merrimack Life and Fire sont blottis à l’autre bout, là où le couloir tourne vers la porte d’entrée. Ils me voient, me retournent mon regard, muets, et je pivote de nouveau vers la pièce.

– Bien, dit Culverson. Le tueur entre ici, la victime est là-bas.

Il se lève, s’approche de là où je me tiens, à la porte, puis retourne vers le corps, avec des gestes lents, en réfléchissant.

– Elle cherchait peut-être quelque chose dans l’armoire ? hasarde McConnell.

– Peut-être, dit Culverson.

Moi, je pense : oui, elle cherchait quelque chose dans l’armoire. Dotseth sirote son café, émet un « ah » de satisfaction, Culverson continue.

– Le tueur fait un bruit, s’annonce peut-être. La victime se retourne.

Il rejoue la scène, endossant les deux rôles. Il incline la tête d’un côté puis de l’autre, imaginant, rejouant, refaisant approximativement les mouvements. McConnell note tout, griffonnant furieusement dans son calepin à spirale : elle fera une grande enquêtrice, un jour.

– Le tueur ploie les genoux, la victime recule, jusque dans le coin… le coup part…

Culverson, debout à la porte, forme un pistolet avec ses doigts et presse une détente imaginaire, puis, de l’index, suit la trajectoire de la balle, à travers toute la pièce, et ne s’arrête que juste devant l’orifice d’entrée, là où la vraie balle a continué, a pénétré dans le crâne.

– Hum, fait-il.

McConnell, pendant ce temps, jette un œil dans l’armoire.

– Vide, dit-elle. Ce tiroir, là. Complètement nettoyé.

Culverson se penche pour voir. Je reste là où je suis.

– Alors, qu’est-ce qu’on dit ? demande Dotseth à mi-voix. Un de ces cas de vieille rancœur ? « Je vais la tuer avant qu’elle meure », ce genre de chose ? Vous connaissez celle du type qui s’est pendu dans sa classe de CM1 ?

– Moi oui, dit Culverson en observant tout le local.

Pour ma part, je reste concentré sur la victime. Les dégâts provoqués par la balle évoquent un cratère creusé dans la sphère de son crâne. Je m’appuie au chambranle, cherche de l’air.

– McConnell, dit Culverson.

– Oui, monsieur ?

– Allez parler à ces dépressifs. (Il indique le bureau d’un revers du pouce.) Puis faites tout l’immeuble, étage par étage, en commençant ici et en descendant.

– Bien, monsieur.

– Interrogez le vieillard de l’accueil. Quelqu’un a dû voir le tueur entrer.

– Bien, monsieur.

– Wow, wow, wow, fait Dotseth avec un petit bâillement. Une enquête complète. À… quoi, six mois de la fin ? Vous m’impressionnez, là.

– C’est le petit, répond Culverson (et comme il est à quatre pattes, en train de chercher la douille sur la moquette, je mets une seconde à comprendre qu’il parle de moi). Il nous rappelle de rester honnêtes.

Un film muet passe dans ma tête : une femme cherchant un dossier, des doigts fins parcourant les étiquettes, le déclic d’une porte qui s’ouvre derrière elle. Elle fait volte-face… ses yeux s’agrandissent… bam !

– Ne perdez pas votre temps avec le patron, agent McConnell. Celui qui nous a appelés. Je vais lui parler.

Culverson cherche dans son calepin.

– Gompers, dis-je alors.

– Gompers, c’est ça. Vous venez avec moi ?

– Oui. (Je m’arrête, grince des dents.) Non.

– Palace ?

Je me sens mal. Une sorte d’oppression, un sentiment d’horreur, enfle dans mes poumons, comme si j’avais avalé un ballon plein de quelque chose, d’une sorte de gaz, un poison. Mon cœur bat violemment contre mes côtes, tel un prisonnier désespéré qui se jette inlassablement contre la porte en béton de sa cellule.

– Non, merci.

– Ça va, petit ?

Dotseth recule d’un pas, comme si je risquais de vomir sur ses chaussures. McConnell, qui s’est glissée derrière le corps de Naomi, palpe le mur avec ses doigts.

– Faut que vous… (Je passe la main sur mon front, découvre qu’il est moite et glissant. Une douleur lancinante a pris possession de mon œil blessé.) … que vous interrogiez Gompers sur les dossiers qu’il y avait dans ce tiroir.

– Bien sûr, me dit Culverson.

– Il nous faut des copies de tout ce qui était dedans.

– Évidemment.

– Il faut qu’on sache ce qui manque.

– Regardez ! lance McConnell.

Elle a la balle. Elle l’extirpe du mur, derrière le crâne de Naomi. Je tourne les talons et m’enfuis. Je longe le couloir en titubant, trouve la cage d’escalier, et je dévale les étages quatre à quatre, puis plus vite encore, enfin j’ouvre la porte d’un coup de pied et dégobille dans le hall puis sur le trottoir, en cherchant de l’air.

Bam !

* * *

Tout ceci, tout, qu’est-ce que j’avais dans le crâne ? Vous faites irruption dans ce palais des miroirs, vous pourchassez les indices – une ceinture, une lettre, un corps, un bleu, un dossier –, une chose après l’autre, c’est le jeu grisant dans lequel vous entrez, et puis vous y restez, dans le palais des miroirs, à jamais. Je me suis installé au comptoir parce que je ne pouvais pas affronter ma banquette habituelle, celle où j’ai déjeuné avec Naomi Eddes et où elle m’a raconté les secrets de Peter Zell, son addiction, son fantasme intermittent, sinistre mais pas vraiment sérieux, de se tuer dans les toilettes du McDo de Main Street.

Je ne reconnais pas la musique qui s’échappe de la cuisine du Somerset, et elle n’est pas à mon goût. Lancinante, électronique, pleine de synthétiseurs, beaucoup de bips stridents, de sifflets et de hululements.

Mes cahiers sont alignés devant moi, six rectangles bleu pâle posés côte à côte comme des cartes de tarots. Il y a une heure que je contemple leurs couvertures, incapable de les ouvrir et d’y lire l’historique de mon échec. Mais c’est plus fort que moi, les pensées reviennent sans arrêt, les faits défilent à la queue leu leu dans mon esprit, tels de tristes réfugiés avançant d’un pas traînant avec leurs paquets.

Peter Zell ne s’est pas suicidé. On l’a assassiné. Fenton l’a confirmé.

Naomi Eddes aussi a été assassinée. On lui a mis une balle dans la tête pendant qu’elle cherchait des dossiers d’assurance, les dossiers dont nous parlions la nuit dernière.

Elle s’est assise au pied de mon lit avant de partir ; elle allait me dire quelque chose, mais elle s’est ravisée et elle est rentrée chez elle.

Il lui avait parlé du McDonald’s : si jamais il se tuait, c’était là qu’il le ferait. Mais il avait dit la même chose à sa sœur. Et à qui encore ?

Des flacons de MS Contin soixante milligrammes, dans un sac, dans une niche à chien.

J’ai vaguement conscience d’une tasse de café qui refroidit devant moi sur le comptoir, vaguement conscience du téléviseur qui flotte au-dessus de moi, fixé en hauteur à un bras métallique. À l’écran, un journaliste se tient devant une sorte de palais, et parle avec agitation d’un « différend mineur qui commence à prendre les proportions d’une vraie crise ».

Peter Zell et J. T. Toussaint, l’inspecteur Andreas, Naomi Eddes.

– À nous, chéri, me dit Ruth-Ann : tablier, calepin, un poing fermé sur la poignée d’un pot à café.

– C’est quoi, cette musique ? Où est Maurice ?

– Il est parti, m’apprend-elle. T’as une sale mine.

– Je sais. Encore du café, s’il te plaît.

Et puis en plus de tout cela, il y a ma petite sœur. Introuvable, peut-être morte, peut-être en prison. Encore une catastrophe que je n’ai pas su prévoir ni prévenir.

La télévision montre maintenant les images tressautantes d’une rangée d’hommes d’Asie du Sud derrière une table, en uniforme militaire vert à épaulettes dorées. L’un d’eux parle avec gravité dans un micro. Un type, à deux tabourets de moi, émet un humpf irrité. Je l’observe : c’est un homme entre deux âges, au corps mou, en blouson Harley, avec une grosse moustache et une barbe.

– Permettez ? fait-il.

J’ai un geste d’indifférence et il grimpe sur le comptoir, puis se penche en équilibre instable sur les genoux pour changer de chaîne.

Mon téléphone vibre.

Culverson.

– Salut, inspecteur.

– Comment tu te sens, Henry ?

– Ça va, ça va.

Les Pakistanais ont déserté la télé, remplacés par un présentateur qui sourit de manière obscène devant une pyramide de boîtes de conserve.

Culverson passe en revue ce qu’il a glané jusqu’à maintenant. Theodore Gompers, dans son bureau avec sa bouteille, a entendu un coup de feu vers 14 h 15, mais de son propre aveu il était assez éméché, et il a mis plusieurs minutes à chercher l’origine du bruit, puis encore plusieurs à rejoindre le local exigu, où il a découvert le corps de Naomi. Il a appelé la police à 14 h 26.

– Et le reste du personnel ?

– Gompers était seul quand c’est arrivé. Il a trois autres employés en ce moment, qui étaient sortis prendre un déjeuner prolongé au Barley House.

– Pas de chance.

– Eh non.

J’empile les cahiers bleus, je les redéploie, les dispose en carré, comme un rempart autour de mon café. Culverson va demander une analyse balistique de la balle – au cas très improbable, me dit-il, où ce flingue aurait été acheté légalement, avant la loi SSPI, et où on pourrait en remonter la trace. Aux marges de mon champ de vision, le type au blouson Harley sauce son jaune d’œuf avec un morceau de toast. Le présentateur télé jette avec dédain les boîtes de conserve à la poubelle, et le voilà qui fait l’article pour une sorte d’appareil à emballer sous vide ; il verse un bol de fraises dans l’entonnoir chromé. McConnell, me dit Culverson, a quadrillé tout l’immeuble Water West, quatre étages de bureaux, dont la moitié étaient déserts, et personne n’a rien vu ni entendu qui sorte de l’ordinaire. Personne n’en a rien à faire. Le vieux vigile prétend qu’il n’a vu passer aucune tête inconnue – mais il y a deux entrées à l’arrière, dont une donne directement sur l’escalier de secours, où les caméras de surveillance sont HS depuis longtemps.

Encore des indices. Encore des énigmes. Encore des faits.

Je regarde fixement l’écran de télé, où le présentateur déverse des barquettes de myrtilles dans l’entonnoir et actionne la machine. Mon compagnon de comptoir a un sifflement admiratif, se marre.

– Et le, euh… dis-je.

Après quoi je reste juste figé, assis là, la tête dans les mains. À cet instant – là, tout de suite – il faut que je décide si je vais quitter la ville, monter vers le nord, dans le Maine, me trouver une maison à Casco Bay et y rester à attendre en regardant par la fenêtre avec mon flingue, ou si je vais demeurer ici, faire mon travail et boucler mon affaire. Mes affaires.

– Palace ? dit Culverson.

Je me racle la gorge, me redresse, m’enfonce un doigt dans l’oreille pour ne plus entendre la télé et la mauvaise musique, saisis un de mes cahiers bleus.

– Les dossiers, dis-je. Et les dossiers ?

– Ah, oui, les dossiers. M. Gompers, terriblement utile, dit en gros que nous l’avons dans le baba, sur ce front-là.

– Ha.

– À voir l’armoire, il dit qu’il manque peut-être trois douzaines de dossiers, mais il est incapable de me dire ce qu’étaient les sinistres, ni qui travaillait dessus ni rien. Ils ont abandonné les dossiers informatisés en janvier, et il n’y a pas de copie des documents papier.

– Décidément, pas de bol.

Je prends un stylo, j’écris. Je prends note de tout.

– Demain, j’essaierai de joindre quelques amis et parents de la jeune Eddes, je leur annoncerai la mauvaise nouvelle, je verrai s’ils savent quelque chose.

– Je m’en charge, dis-je.

– Ah bon ?

– Pas de problème.

– Tu es sûr ?

– Je m’en charge.

Je raccroche, reprends mes cahiers, les glisse un par un dans la poche de mon blazer. La question, comme avant, est : pourquoi ? Pourquoi faire une chose pareille ? Pourquoi maintenant ? Un assassinat, calculé, de sang-froid. Dans quel but, pour quel gain ? Deux tabourets plus loin, le moustachu émet de nouveau son bruit irrité, parce que le téléachat a été interrompu par un flash spécial d’informations : des femmes en abaya, quelque part, qui traversent en courant, paniquées, une place de marché poussiéreuse.

Il pivote vers moi avec un regard plaintif, secoue la tête comme pour dire mon Dieu mon Dieu, hein ?, et je vois bien qu’il est sur le point d’engager la conversation, de partager une sorte de moment d’humanité, mais je n’ai pas le temps, je ne peux pas. J’ai du travail.

* * *

De retour chez moi, je me débarrasse des vêtements que j’ai portés toute la journée – à la morgue, à la Garde nationale, sur la scène de crime – et, debout dans la salle de bains, je regarde autour de moi.

La nuit dernière, peu après minuit, je me suis réveillé dans cette chambre, dans la même obscurité que maintenant, et Naomi était encadrée par la porte, en train d’enfiler sa robe rouge dans le clair de lune.

Je fais les cent pas en réfléchissant.

Elle a enfilé la robe, elle s’est assise sur le matelas et elle a commencé à parler – à me dire quelque chose – mais ensuite elle s’est ravisée : non, oublie.

Je marche lentement en rond dans ma chambre. Houdini se tient à la porte, perplexe, indécis.

Naomi a commencé à dire quelque chose, puis elle s’est arrêtée, et ensuite elle m’a dit que, quoi qu’il arrive, cela avait été réel et bon et juste. Et qu’elle ne l’oublierait pas, quelle que soit la manière dont cela finirait.

Je marche en rond, claquant des doigts, mordillant les pointes de ma moustache. Réel et bon et juste, quelle que soit la manière dont ça finira, c’est ce qu’elle a dit, mais elle allait dire autre chose à la place.

Dans mon rêve incessant, la balle qui a traversé le crâne de Naomi devient une boule de feu et de roche qui traverse la fragile croûte terrestre, creusant des tranchées dans le paysage, explosant les roches et le sous-sol sédimentaires, éventrant le fond des mers et projetant des panaches de vapeur océanique. Toujours plus loin, elle s’enfonce, traçant son chemin, libérant ses stocks énormes d’énergie cinétique, de même qu’une balle traverse une cervelle, arrachant des caillots tièdes de matière grise, tranchant des nerfs, créant des ténèbres, entraînant les pensées et la vie dans son sillage.

Quand je me réveille dans la lumière jaune et morte du soleil qui emplit ma chambre, la prochaine phase de l’enquête s’est annoncée dans ma tête.

Une chose minuscule, un tout petit mensonge à examiner.

2

Cet homicide n’est pas le mien, c’est celui de Culverson, mais me voilà reparti vers le centre-ville, vers l’immeuble Water West, comme un animal qui a assisté à une scène de violence et revient inlassablement sur ces lieux de fascination horrifiée. Une sorte d’idiot du village marche en rond sur Eagle Square, en grosse parka et toque de fourrure, harnaché d’un panneau d’homme-sandwich à l’ancienne proclamant on nous prend pour des imbéciles, ou quoi ? en grosses lettres rondes, et il agite une clochette tel un père Noël de l’Armée du salut.

– Hé, toi ! me crie-t-il. Tu sais l’heure qu’il est ?

Je baisse la tête, l’ignore volontairement, pousse la porte.

Le vieux vigile n’est plus là. Je monte l’escalier jusqu’au deuxième étage, et je ne m’annonce pas avec un « bonjour » poli depuis la réception, non : j’entre tout droit et trouve M. Gompers assis à son bureau en noyer.

– Oh, fait-il, surpris, et il se lève à demi, mal assuré sur ses jambes, pour mieux me voir. Je, euh… j’ai tout vu avec l’autre monsieur hier soir. À propos de cette pauvre Naomi.

Il boit son gin dans une chope, maintenant.

– Mouais. Mais pas vraiment tout.

– Comment ?

Je me sens glacé de l’intérieur, comme si on m’avait retiré mes organes, qu’on les avait séparés les uns des autres et qu’on les avait remis en moi couverts de boue. J’abats les deux mains sur le bureau de Gompers et je me penche sur lui ; il se recule, sa face molle fuyant mon regard féroce. Je sais de quoi j’ai l’air. Pas rasé, émacié, mon œil mort entouré d’une auréole irrégulière de chair meurtrie, brune et enflée, autour de la compresse blanche et propre.

– Quand je vous ai parlé la semaine dernière, vous m’avez dit que la maison mère, à Omaha, était obsédée par la prévention des fraudes.

– Quoi ? Je ne sais pas…

– Alors tenez, lisez !

Je balance le cahier bleu devant lui sur le bureau, ce qui le fait sursauter. Comme il ne bouge pas, je lui dis ce qu’il y a dedans.

– Vous avez prétendu que votre compagnie ne se souciait que de protéger le bilan financier. Vous m’avez dit que le PDG croyait pouvoir s’acheter un ticket pour le paradis. Mais hier, vous avez raconté à l’inspecteur Culverson qu’il n’existait pas de duplicata de ces dossiers.

– Mais oui, vous savez, on est passés au tout papier, bredouille-t-il. Les serveurs…

Il ne me regarde pas. Il garde les yeux sur une photo posée sur son bureau : sa fille, celle qui est partie pour La Nouvelle-Orléans.

– Vous faites vérifier et revérifier les sinistres à tout ce bureau, il n’y a pas de sauvegarde informatique, et vous me racontez qu’aucune copie n’est faite ? Aucun duplicata mis de côté nulle part ?

– Eh bien, je veux dire… (Gompers regarde par sa fenêtre, puis revient à moi, rassemblant ses forces pour faire une dernière tentative.) Non, je regrette, il n’y…

Je lui arrache son verre de la main et je le précipite contre la vitre, il explose et déverse une pluie de glaçons, de gin et d’éclats de verre sur la moquette. Gompers me regarde, hébété, ouvrant et refermant la bouche comme un poisson. J’imagine Naomi – tout ce qu’elle désirait, c’était écrire une villanelle parfaite –, je la vois aller chercher pour ce type des bouteilles d’alcool à la boutique du coin, et me voici en train de l’attraper par les revers de sa veste pour le soulever de sa chaise ; je le hisse sur le bureau, son menton gras tremblotant sous la pression de mes pouces.

– Vous êtes fou ?

– Où sont les copies ?

– À Boston. Au bureau régional. Sur State Street. (Je le relâche très, très légèrement.) Tous les soirs, on photocopie tout et on l’expédie en express. Les envois, ils les gardent à Boston. (Il répète les derniers mots, suppliant, lamentable.) Les envois… d’accord…

Je le lâche, et il retombe sur le bureau, glisse misérablement jusque dans son fauteuil.

– Écoutez, monsieur l’agent…

– Je suis inspecteur.

– Inspecteur, chevrote-t-il. Le siège ferme les franchises les unes après les autres. Ils cherchent de bonnes raisons. Stamford. Montpelier. Si ça arrive ici, je ne sais pas ce qu’on fera. Nous n’avons aucune épargne. Ma femme et moi, je veux dire. On n’y arrivera pas.

Je le fixe des yeux sans rien dire.

– Si j’appelle Boston en disant que je dois voir les copies, et qu’ils me demandent pourquoi, et que je… (Il souffle, tâchant de ne pas craquer, et je continue de le regarder sans ciller.)… que je dis oh là là, j’ai des dossiers manquants, et j’ai… j’ai des employés morts…

Il relève la tête vers moi, les yeux humides et écarquillés, plaintif comme un enfant.

– Laissez-moi rester là. Laissez-moi juste rester là jusqu’à ce que ce soit fini. Je vous en prie, laissez-moi ici.

Il pleure, son visage se dissout dans ses mains. C’est épuisant. Ces gens qui se cachent derrière l’astéroïde, comme si c’était une excuse pour mal se comporter, pour se montrer misérable, prêt à tout et égoïste, tous ces gens qui se cachent dans sa queue de comète comme des enfants dans les jupes de leur mère.

Je me lève.

– Monsieur Gompers, je regrette, mais vous allez devoir récupérer ces dossiers. Je veux savoir tout ce qui manque, et je veux que vous me disiez, précisément, si certains des dossiers manquants étaient ceux de Peter Zell. Vous me comprenez bien ?

Il se ressaisit, se redresse un peu et souffle bruyamment dans un mouchoir.

– Je… je vais essayer.

Je tourne les talons.

– N’essayez pas. Vous avez jusqu’à demain matin. Faites-le.

* * *

Je redescends lentement au rez-de-chaussée, tremblant, sous le choc, vidé de mon énergie, et pendant que j’étais en haut à harceler Gompers le ciel a décidé de faire tomber un affreux crachin gelé, qui me cingle la face pendant que je traverse Eagle Square pour regagner ma voiture.

L’homme-sandwich arpente toujours l’esplanade, en parka et toque de fourrure, et de nouveau il me crie : « Vous savez l’heure qu’il est ? », et je l’ignore, mais il s’est planté sur mon chemin. Il tient son panneau à deux mains, on nous prend pour des imbéciles, ou quoi ?, l’élève comme un bouclier de centurion, et je marmonne « pardon monsieur », mais il ne bronche pas, et soudain je me rends compte que c’est le type d’hier soir, au Somerset, sans son blouson Harley mais toujours avec sa grosse moustache non taillée, ses joues rouges, ses yeux plaintifs.

Et il me sort :

– C’est toi, Palace, hein ?

– Oui.

Je prends conscience trop tard de ce qui se passe, je porte la main à mon holster mais il a déjà balancé son panneau et m’enfonce quelque chose entre les côtes. Je baisse les yeux : un pistolet, court, noir, horrible.

– Pas un geste.

– D’accord.

La pluie dégringole sur nous deux, immobiles au milieu d’Eagle Square. Des gens marchent sur le trottoir, à sept ou huit mètres de nous, mais il fait froid, il pleut de plus en plus fort et tous regardent leurs pieds. Personne ne remarque rien. Qui s’en soucie ?

– Pas un mot.

– OK.

– Bien.

Il a la respiration lourde. Sa barbe et sa moustache sont tachées de nicotine jaune sale. Son haleine empeste le tabac froid.

– Où est-elle ? crache-t-il entre ses dents.

L’arme appuie douloureusement contre mes côtes, dirigée vers le haut, et je sais quel chemin prendra la balle, déchirant la chair tendre, déchiquetant les muscles, pour s’arrêter brutalement dans mon cœur.

– Qui ça ?

Je repense au geste désespéré de Toussaint, avec le cendrier. Pour tenter une chose pareille, a dit Alison, il fallait qu’il soit désespéré. Et maintenant, voilà cet homme avec sa pancarte : agression à main armée sur un officier de police. Désespéré. Le canon s’enfonce en tournant dans mon flanc.

– Où est-elle ? redemande-t-il.

– Mais qui ?

– Nico.

Oh, mon Dieu, Nico. La pluie redouble et nous sommes toujours plantés sur place. Je n’ai même pas d’imperméable, rien que mon blazer gris et ma cravate bleue. Un rat surgit de derrière une benne à ordures, file à travers la place et disparaît en direction de Main Street. Je le suis des yeux pendant que mon assaillant passe la langue sur ses lèvres.

– Je ne sais pas où est Nico.

– Oh si, oh que si, tu sais.

Il remue le pistolet, l’enfonce encore plus dans le fin coton de ma chemise, et je sens que ça le démange de tirer, je perçois son énergie impatiente qui réchauffe la froideur du canon. Je visualise le trou qui a été laissé dans Naomi, juste au-dessus et à droite de son œil gauche. Elle me manque. J’ai si froid ici, mon visage dégouline de pluie. J’ai laissé mon chapeau dans la voiture, avec le chien.

– Je vous en prie, monsieur, écoutez-moi, dis-je en haussant la voix dans le tambourinement des gouttes. Je ne sais pas où elle est. Moi-même, j’essaie de la retrouver.

– Foutaises.

– C’est la vérité.

Foutaises !

– Qui êtes-vous ?

– T’en fais pas pour ça.

– D’accord.

– Je suis un ami à elle, OK ? m’apprend quand même le type. Je suis un pote de Derek.

– D’accord, dis-je encore tout en tâchant de me remémorer tout ce que m’a raconté Alison sur Skeve et son organisation grotesque : le rapport Catchman, les bases secrètes sur la Lune. Un ramassis d’absurdités et de désespoir, et pourtant nous voilà, et si cet homme replie un tout petit peu un doigt, je suis mort.

– Où est Derek ?

Il souffle avec colère.

– Espèce d’ordure ! me crache-t-il.

Il recule brutalement son autre main, celle qui ne tient pas le flingue, et m’envoie un coup de poing dans la tempe. Dans l’instant, le monde devient flou, indistinct, je me plie en deux et il frappe encore, un coup vicieux sur la bouche, je suis projeté en arrière contre le mur de l’esplanade, ma tête rebondit contre la brique. Le pistolet reprend immédiatement sa place, me broyant les côtes, et à présent le monde tourne, flotte, la pluie déborde autour de ma compresse et m’inonde le visage, le sang coule de ma lèvre dans ma bouche, mon pouls rugit dans mon crâne.

Il se rapproche, me souffle à l’oreille.

– Derek Skeve est mort, et tu le sais parce que c’est toi qui l’as tué.

Ma bouche est pleine de sang, je le crache.

– Mais non ! Non.

– Bon, d’accord, alors tu l’as fait tuer. Ça ne change pas grand-chose, si ?

– Je vous jure, je ne sais pas de quoi vous parlez.

Mais c’est marrant, me dis-je, tandis que le monde cesse lentement de tourner, que la face furieuse du moustachu redevient nette dans le décor glacé et désolé de l’esplanade : en quelque sorte, je le savais. Si on m’avait posé la question, j’aurais probablement répondu que Skeve était mort. Mais je n’ai pas franchement eu le temps d’y songer. C’est dingue, on se réveille un jour et tout le monde est mort. Je tourne la tête, crache encore un jet de sang noir.

– Écoutez, l’ami, dis-je en calmant ma voix. Je vous promets… non, attendez, regardez-moi, monsieur. Vous allez me regarder ?

Il relève brusquement la tête, ses yeux sont immenses et terrifiés, ses lèvres tressaillent sous la grosse moustache, et l’espace d’un instant nous ressemblons à des amants grotesques, les yeux dans les yeux au milieu de cette froide place publique, séparés uniquement par le canon d’un flingue.

– Je ne sais pas où est Nico. Je ne sais pas où est Skeve. Mais je pourrai peut-être vous aider, si vous me dites ce que vous savez.

Il y réfléchit, et son débat intérieur apeuré transparaît dans ses grands yeux douloureux. Il respire lourdement, la bouche entrouverte. Et là, soudain et trop fort, il me dit :

– Tu mens. Tu es au courant de tout. Nico m’a dit que son frère avait un plan, un plan secret de la police…

– Quoi ?

– Pour sortir Derek de là…

– Hein ?

– Nico dit que son frère a un plan, qu’il peut lui obtenir une voiture…

– Moins vite… attendez…

Il tombe des cordes.

– Et ensuite Derek se fait descendre, moi je m’en tire de justesse, et quand je sors elle n’est nulle part.

– Je ne sais rien de tout cela.

– Si, tu sais.

Un froid claquement métallique lorsqu’il retire la sécurité. Je pousse deux petits jappements, tape dans mes mains, le moustachu fait « Hé… », et un aboiement féroce s’élève soudain de la rue adjacente ; il tourne la tête dans cette direction, et j’en profite pour le pousser fort en pleine tête, il recule en titubant et tombe sur le derrière.

– Merde, lâche-t-il, à terre.

Je dégaine mon arme et vise directement son torse épais, mais le mouvement soudain m’a déséquilibré, il fait sombre et j’ai le visage trempé, je vois double à nouveau, et je ne dois pas pointer mon arme au bon endroit, car son coup me prend par surprise : il pédale avec ses pieds, accroche mon talon et je bascule telle une statue déboulonnée. Je roule sur moi-même, scrute la place comme un fou. Rien. Le silence. La pluie.

– Mince, dis-je en me rasseyant, tirant mon mouchoir pour le presser contre ma lèvre.

Houdini me rejoint et bondit d’avant en arrière, avec des grognements tendres. Je tends la main, le laisse la renifler.

– Il ment, dis-je au chien.

Pourquoi Nico aurait-elle inventé une fable dans laquelle j’aurais eu un plan d’évasion ? Et où aurait-elle dégoté un véhicule ?

Le hic, c’est qu’un type tel que celui-là n’a pas assez de cervelle pour mentir. Pas s’il est capable de croire que le gouvernement des États-Unis, allez savoir comment, a construit en secret, pendant les cinq dernières années, un dédale de bases secrètes sur la face cachée de la Lune, de croire que nous aurions consacré des ressources aussi colossales à la prévention d’une catastrophe qui avait une chance sur deux cent cinquante millions de se produire.

C’est bizarre, me dis-je en me relevant péniblement. Ma sœur est trop futée pour ce genre d’âneries.

Je m’essuie la bouche sur ma manche et commence à clopiner vers ma voiture.

Non mais vraiment. Elle est nettement trop futée pour ces âneries.

– Hum, dis-je. Hum.

* * *

Une heure plus tard me revoilà à Cambridge, sur l’esplanade en contrebas, en face du Harvard Yard. Quelques hippies dansent devant un groupe de jeunes SDF dépenaillés qui jouent des percussions, un homme vend des livres de poche entassés dans un chariot de supermarché, une femme en débardeur chevauche un monocycle en jonglant avec des massues et en chantant « Que Sera Sera ». Une très vieille dame en survêtement gris argent fume une cigarette de marijuana avec un Noir qui porte un treillis de friperie. Un ivrogne ronfle comme un sonneur, étalé sur les marches, le bas du corps trempé d’urine. Un state trooper observe le tout d’un œil méfiant, ses grosses lunettes miroir remontées sur son chapeau de style ranger. Je le salue du menton, un salut de collègue, mais il ne me rend pas la pareille.

Je traverse Mt. Auburn Street et retrouve le petit kiosque vert aux fenêtres condamnées. J’ignore toujours où travaille Alison Koechner, et personne ne répond au téléphone à son ancien numéro, si bien que c’est tout ce que j’ai : le seul endroit où je sais qu’elle se rend souvent.

– Tiens tiens, fait le docteur Café, avec son chapeau et sa barbe. Mon vieil ennemi juré !

– Je vous demande pardon ? dis-je en fouillant des yeux, paupières plissées, la petite pièce sombre où il n’y a que moi et le gamin.

Il lève les mains, un grand sourire aux lèvres.

– Je blaguais, vieux. C’est juste un truc que j’aime bien dire. (Il pointe ses deux index sur moi avec emphase.) Vous, vous avez bien besoin d’un latte, mon ami.

– Non merci. C’est de renseignements que j’ai besoin.

– Je ne vends pas ça. Seulement du café.

Il s’active derrière son comptoir, avec rapidité et efficacité, insérant la base conique du filtre amovible dans la machine à expresso et le retirant, cling clong. Puis il égalise les grains de café, les tasse un peu.

– Je suis venu il y a deux jours.

– D’accord, me répond-il, les yeux sur sa machine. Si vous le dites.

Les gobelets en carton sont toujours alignés sur le comptoir, un par continent, venez placer vos paris. L’Amérique du Nord n’a qu’un ou deux haricots, l’Asie une poignée, l’Afrique une poignée. L’Antarctique est toujours en tête, débordante de haricots. Un vœu pieux. Comme si la chose allait simplement s’enfoncer dans la neige, s’éteindre comme une bougie.

– Je suis venu avec une femme. À peu près grande comme ça, rousse. Jolie.

Il hoche la tête, verse du lait d’une brique dans un pichet métallique. Plonge un tube dans le pichet, appuie sur un bouton, fait mousser.

– Bien sûr. Le docteur Café se souvient de tout.

– Vous la connaissez ?

– La connaître, ça non, mais je la vois beaucoup.

– D’accord.

Pendant un moment, je perds le fil de mes pensées, fasciné par la mousse, regardant dans le pichet avec le docteur Café, et puis il éteint l’appareil avec un geste vif d’oiseau, exactement au moment où le lait allait déborder.

– Et voilà !

– Il faut que je lui laisse un message.

– Ah oui ?

Le docteur Café hausse un sourcil. Je me masse le flanc, là où le canon de mon assaillant m’a laissé une zone sensible, juste sous les côtes.

– Dites-lui que Henry est passé.

– Je peux faire ça.

– Et faites-lui savoir que j’ai besoin de la voir.

– Je peux aussi.

Il prend une petite tasse en faïence à un crochet et la remplit d’expresso, puis ajoute délicatement le lait moussant à l’aide d’une cuiller à long manche. Il y a une sorte de génie à l’œuvre là-dedans, l’application d’une sensibilité délicate.

– Vous n’avez pas toujours fait ça, dis-je. Du café, je veux dire.

– Non.

Il garde les yeux sur son travail, la tasse dans le creux de la main, et il la remue avec délicatesse pour faire apparaître un motif fait de café noir et de mousse brumeuse.

– J’étais étudiant en mathématiques appliquées, m’apprend-il en inclinant très légèrement la tête pour indiquer Harvard, de l’autre côté de la rue, puis il relève la tête, radieux. Mais vous savez ce qu’on dit, conclut-il en me présentant mon café crème, décoré d’une feuille de chêne parfaite et symétrique. Il n’y a pas d’avenir là-dedans.

Il sourit, et je suis censé rire, mais je n’en fais rien. Mon œil me fait mal. Une douleur bat dans ma lèvre, là où j’ai reçu le coup.

– Alors, vous lui direz ? Que Henry est passé ?

– Ouais, mec. Je lui dirai.

– Et je vous en prie, dites-lui…

Vous savez quoi ? Au point où j’en suis, pourquoi pas ?

– … dites-lui que Palace veut savoir ce que cachent toutes ces foutaises à la Jules Verne à propos de la Lune. Dites-lui que je sais que ce n’est pas tout, et que je veux savoir qui sont ces gens et ce qu’ils veulent.

– Wow. Ça, c’est du message.

Je sors mon portefeuille de ma poche, et le docteur Café arrête ma main.

– Non, non. C’est pour la maison. Je fais être franc, l’ami. Vous avez pas super bonne mine.

3

Un enquêteur se doit d’envisager toutes les possibilités, de considérer et soupeser toutes les séries d’événements concevables qui ont pu aboutir à un crime, et de déterminer lesquelles sont les plus probables, lesquelles peuvent se révéler exactes.

Lorsqu’on l’a tuée, Naomi cherchait les dossiers d’intérêt assurable de Peter parce qu’elle savait qu’ils m’intriguaient, et elle m’aidait dans mon enquête.

Lorsqu’on l’a tuée, Naomi cherchait les dossiers pour les dissimuler avant que je puisse les trouver.

Quelqu’un lui a tiré dessus. Un inconnu ? Un complice ? Un ami ?

Je mets une heure à rentrer de Cambridge à Concord, une heure d’autoroute morte, de panneaux indicateurs vandalisés, de biches immobiles et frémissantes le long de la 93 Nord. Je revois Naomi à la porte de ma chambre, lundi soir. Plus je songe à cet instant-là, plus je me persuade que ce qu’elle devait me dire – ce qu’elle avait commencé à me dire avant de se raviser – n’était pas simplement sentimental ou intime. C’était lié à la mécanique de mon enquête en cours.

Mais quand on est à demi nue dans le clair de lune et qu’on dit à quelqu’un : « encore une chose », est-il possible qu’on parle de clauses de contestabilité et d’intérêt assurable ?

C’était autre chose, et je ne saurai jamais quoi. Mais je le voudrais.

En temps normal, quand j’arrive au commissariat central de School Street, je me gare sur le parking et j’entre par la porte de service qui donne dans le garage. Cet après-midi, allez savoir pourquoi, je fais le tour et prends l’entrée principale, l’entrée publique, celle que j’ai franchie pour la première fois à l’âge de quatre, peut-être cinq ans. Je salue Miriam à l’accueil, là où travaillait ma mère, et je monte contacter la famille de Naomi Eddes.

Seulement voilà, maintenant je suis là-haut et la ligne fixe ne fonctionne pas.

Pas de bips dans les touches, pas de tonalité, rien que du plastique inerte. Je saisis le fil, le suis jusqu’à la prise puis reviens au bureau, fais cliqueter deux ou trois fois le contact du socle. Je regarde autour de moi, me mordille la lèvre. Rien n’a changé : les bureaux sont à leur place, tout comme les piles de paperasse, les armoires, les emballages de sandwiches, les canettes, la faible lumière hivernale qui entre à l’oblique par la fenêtre. Je me déplace jusqu’au bureau de Culverson, décroche son téléphone. Même chose : pas de tonalité, pas de vie. Je repose doucement le combiné.

– C’est foutu, hein ?

L’inspecteur McGully est apparu à la porte, les bras croisés, les manches de son sweat-shirt remontées, le cigare planté dans le coin droit de la bouche.

– Eh bien, je n’arrive pas à appeler.

– Et encore, c’est que la partie visible de l’iceberg, gronde-t-il en cherchant une boîte d’allumettes dans sa poche. Y se passe quelque chose de pas net, bleusaille.

– Hum.

Mais il est sérieux, parfaitement sérieux. Depuis que je le connais, jamais je n’ai vu cette expression sur les traits de McGully. Je descends la chaise d’Andreas de son bureau, essaie son téléphone. Toujours rien. J’entends les Coupes-en-Brosse dans la petite salle de pause à deux portes d’ici : voix sonores, un éclat de rire, quelqu’un qui dit : « Alors je réponds… je réponds… écoute-moi, attends. » Quelque part, une porte claque ; des pas pressés dehors, dans un sens, dans l’autre.

– J’ai croisé le chef en arrivant ce matin, continue McGully en déambulant dans la pièce pour aller s’adosser au mur près du radiateur. J’y ai dit : « Salut mon couillon », comme d’hab’, et il est passé sans m’écouter. Comme si j’étais un fantôme.

– Ah bon.

– Ils sont en réunion, j’ai l’impression. Dans le bureau d’Ordler. Le chef, le DCO, le DCA. Plus une bande de cons que j’ai pas reconnus. (Il tire sur son cigare.) Avec des lunettes noires.

– Des lunettes noires ?

– Ouais, des lunettes noires.

Il le dit comme si cela signifiait quelque chose, mais quelle que soit l’allusion, je ne la comprends pas, et de toute manière je ne l’écoute que d’une oreille. J’ai une bosse à l’arrière du crâne, là où ma tête a heurté le mur en brique d’Eagle Square ce matin.

– Rappelle-toi ce que je vais te dire, le bleu. (Il pointe sur moi son cigare non allumé, puis a un grand geste emphatique.) Y se passe quelque chose de pas net.

* * *

Dans le hall d’entrée de la bibliothèque publique de Concord, on peut admirer un bel assortiment de classiques, le best of du canon occidental, empilé pour former une belle pyramide : L’Odyssée, L’Iliade, Eschyle et Virgile fournissent les fondations, Shakespeare et Chaucer la rangée suivante, et ainsi de suite en avançant dans le temps jusqu’à Le soleil se lève aussi, qui couronne l’édifice. Personne n’a jugé nécessaire de donner un titre à l’installation, bien que le thème soit clairement : Choses à lire avant de mourir. Quelqu’un, peut-être le petit plaisantin qui a mis la chanson de R.E.M. dans le juke-box du bar Penuche’s, a glissé Le Dernier Rivage en édition de poche entre Middlemarch et Oliver Twist. Je le prends, le rapporte au rayon Fiction et le range à sa place avant de descendre dans la salle des fichiers, au sous-sol.

C’est à ceci que devait ressembler le métier de policier à l’époque d’avant le numérique, me dis-je tout en prenant un plaisir viscéral à exhumer le gros annuaire de la zone suburbaine du Maryland, l’ouvrir à grand bruit, faire défiler les pages fines comme du papier de soie pour chercher un nom. Y aura-t-il encore des policiers, après ? Je ne sais pas. Non… dans très longtemps peut-être, mais pas avant un bon moment.

Il y a trois Eddes à Gaithersburg (Maryland), et je copie soigneusement leurs numéros dans mon cahier bleu avant de remonter dans le hall d’accueil. Je repasse devant Shakespeare et Milton pour rejoindre la vieille cabine téléphonique installée non loin de l’entrée. Il y a la queue ; j’attends pendant une dizaine de minutes en admirant les hautes fenêtres art déco. Mes yeux se posent sur les branches décharnées d’un petit charme de Caroline gris qui pousse devant les portes. J’entre enfin dans la cabine, prends ma respiration, et compose un numéro.

Ron et Emily Eddes, sur Maryland Avenue. Pas de réponse, pas de répondeur.

Maria Eddes, Autumn Hill Place. Elle décroche, mais d’une part elle a une voix très jeune et d’autre part elle ne parle que l’espagnol. Je parviens à lui demander si elle connaît une Naomi Eddes, et elle parvient à me répondre que non. Je m’excuse et raccroche.

Dehors, il s’est remis à pleuvoir. Je compose le dernier numéro et pendant que ça sonne, je regarde une feuille ovale et solitaire, isolée tout au bout d’une branche tordue, qui se fait marteler par les gouttes de pluie.

– Allô ?

– William Eddes ?

– Bill. Qui est à l’appareil ?

Je serre les dents. Plaque la main sur mon front. J’ai un nœud sombre et dur dans le ventre.

– Monsieur, êtes-vous un parent de Naomi Eddes ?

Le silence qui suit est long et douloureux. Cet homme est son père.

– Monsieur ?

– Qui est-ce ? demande sa voix, tendue, froide, formelle.

– Je suis l’inspecteur Henry Palace. Policier à Concord, dans le New Hampshire.

Il raccroche.

La feuille de charme, celle que j’observais, n’est plus là. Je crois apercevoir l’endroit où elle a atterri, une tache noire dans la gadoue de la pelouse. Je rappelle Bill Eddes, mais cela ne répond pas.

Il y a quelqu’un devant la cabine, une vieille dame agitée, penchée sur un petit Caddie en fil de fer comme ceux qu’on trouve dans les quincailleries. Je lève l’index, lui décoche un sourire d’excuse, j’appelle une troisième fois Bill Eddes, et je ne m’étonne pas du tout lorsque non seulement personne ne décroche, mais en plus la sonnerie s’arrête brutalement. Le père de Naomi, dans son salon ou sa cuisine, a arraché le téléphone du mur. Il enroule lentement le fin cordon gris autour de l’appareil, pose celui-ci sur une étagère dans un placard, comme on range une chose à laquelle il ne faudra plus penser.

– Pardon madame, dis-je en tenant la porte ouverte pour la vieille dame.

– Qu’est-ce que vous vous êtes fait à la figure ? veut-elle savoir, mais je ne lui réponds pas.

Je sors de la bibliothèque en mordillant un bout de ma moustache, une main sur le cœur pour l’empaumer, le sentir battre, nom d’un chien… c’est ça… bon sang… Je presse le pas puis me mets à courir, coupant à travers la pelouse trempée, jusqu’à ma voiture.

* * *

C’est une si petite ville, Concord : à peine cent kilomètres carrés en comptant les faubourgs ! Aller en voiture du centre-ville à l’hôpital, quand il n’y a pas d’autres voitures dans les rues ? Cela ne prend que dix minutes, qui ne me permettent pas de tout démêler mais sont quand même suffisantes pour que je sois certain de le faire à terme, certain d’y être, de pouvoir élucider ce meurtre – ces meurtres : deux morts, un assassin.

Me voici déjà à l’intersection de Langley Parkway et de la Route 9. Je lève les yeux vers l’hôpital, posé là comme un château fort miniature pour enfants, entouré de ses annexes, d’immenses parkings, de bureaux et de cliniques. La nouvelle aile, inachevée à jamais : des poutres entassées, des plaques de verre, des échafaudages démontés sous des bâches.

Je me gare, reste assis dans le parking, tambourine des doigts sur le volant.

Si Bill Eddes a réagi comme il l’a fait, ce n’est pas sans raison, et cette raison, je la connais.

Ce fait établi en entraîne un deuxième, qui me mène à un troisième.

Imaginez que vous entrez dans une pièce plongée dans le noir, et qu’il y a un rai de lumière pâle sous une porte, à l’autre bout. Vous ouvrez cette porte et elle donne sur une deuxième pièce, très légèrement moins obscure que la première, et vous ouvrez encore une porte au bout de cette pièce parce qu’une lumière plus vive encore filtre en dessous. Et ainsi de suite, vous continuez d’avancer, une pièce après l’autre, et il y en a de plus en plus, et de plus en plus de lumière.

Une rangée de suspensions sphériques est fixée au-dessus des portes ; toutes étaient allumées la dernière fois que je suis venu, aujourd’hui deux sont éteintes. Le monde se délite peu à peu, chaque élément se détériorant à son rythme erratique, tout tremble et croule à l’avance, la terreur de la dévastation à venir est une dévastation en soi, et chaque dégradation mineure a ses conséquences.

Il n’y a pas de bénévole derrière le comptoir arrondi de l’accueil aujourd’hui, juste une famille assise sur les banquettes et formant un petit nœud d’anxiété : un papa, une maman et un enfant qui lèvent les yeux à mon arrivée, comme si j’étais en possession de la mauvaise nouvelle qu’ils attendent. Je leur adresse un hochement de tête compatissant, puis je m’arrête, pivotant dans toutes les directions pour tâcher de m’orienter, cherchant l’ascenseur B.

Une infirmière en tenue de travail me dépasse à la hâte, s’arrête devant une porte, marmonne « Oh, zut » et fait demi-tour.

Je crois avoir compris par où passer et je fais deux pas avant d’être saisi par une douleur intense à l’œil. J’étouffe un cri, porte la main à mon visage, ce n’est vraiment pas le moment.

Si j’ai si mal, c’est parce que… comment disait le docteur Wilton, déjà, tout en enroulant une bande autour de ma tête ? L’hôpital souffre d’une pénurie de ressources palliatives.

Les faits se lient entre eux, s’allument en clignotant dans ma mémoire puis se connectent les uns aux autres, formant des images semblables à des constellations. Mais il n’y a nulle joie là-dedans, je n’éprouve aucun plaisir, parce que j’ai mal à la tête, et aussi au flanc, là où le canon du flingue s’est enfoncé, et à l’occiput, là où je me suis cogné contre le mur, et parce que je me répète : Palace, pauvre cloche. Car si seulement je pouvais remonter dans le temps et voir les choses plus clairement, si j’avais su plus tôt les relier entre elles, j’aurais déjà résolu l’affaire Zell, et il n’y aurait pas d’affaire Eddes. Naomi ne serait pas morte.

Les portes de l’ascenseur s’écartent et j’entre dans la cabine.

Personne ne monte avec moi. Je suis seul : un grand échalas de policier, silencieux et borgne, qui fait courir ses doigts sur le panneau, tel un aveugle lisant du braille, tâchant d’y déchiffrer les réponses.

Je passe un petit moment dans l’ascenseur, montant et descendant plusieurs fois, marmonnant dans ma barbe : « Où pouvais-tu bien cacher ça ? »

Car quelque part dans cet édifice, il y a un endroit analogue à la niche du jardin de J. T. Toussaint, où quelqu’un stocke des articles vendus sous le manteau et des gains malhonnêtes. Mais un hôpital est plein de cachettes – plein de réserves, de placards, de bureaux, de couloirs –, surtout un hôpital tel que celui-ci, chaotique, disparate, figé en pleine rénovation : c’est un endroit bourré de cachettes.

Je finis par me décider à descendre au sous-sol et trouve le docteur Fenton dans son bureau, au bout d’un petit couloir qui rejoint la morgue, un petit bureau immaculé décoré de fleurs fraîches, de photos de famille et d’une affiche représentant Mikhaïl Baryshnikov, Théâtre du Bolchoï, 1973.

Fenton paraît étonnée et pas ravie de me voir, comme si j’étais un nuisible, un raton laveur peut-être, dont elle envisageait de se débarrasser.

– Quoi, encore ?

Je lui dis de quoi j’ai besoin et lui demande combien de temps cela prend d’habitude. Elle se renfrogne.

– D’habitude ? répète-t-elle comme si le mot n’avait aucun sens.

Mais j’insiste.

– Oui, d’habitude.

– D’habitude, dix jours à trois semaines. Mais, le personnel de Hazen Drive étant ce qu’il est en ce moment, j’imagine qu’il faut plutôt compter quatre à six semaines.

– D’accord… bon… pourriez-vous le faire d’ici demain matin ?

J’attends un braiement de rire dédaigneux, je m’y prépare, en me disant que je la supplierai s’il le faut.

Mais elle retire ses lunettes, se lève de sa chaise, et m’observe avec attention.

– Pourquoi tenez-vous tant à élucider ce meurtre ?

J’écarte mes mains ouvertes, un geste d’évidence.

– Eh bien… Parce qu’il ne l’a pas encore été.

– D’accord, lâche-t-elle.

Elle le fera à condition que je promette de ne plus jamais l’appeler ni chercher à la joindre, sous aucun prétexte, jamais.

Et c’est là, en regagnant l’ascenseur, que je la trouve, la cachette que je cherchais. J’en ai un haut-le-corps, je reste un instant bouche bée, puis je souffle : « Oh mon Dieu. » Ma voix résonne sur le béton du couloir ; alors, je tourne les talons et cours demander encore une chose à Fenton.

* * *

Mon portable est en rade. Aucune barre. Pas de réseau. C’est de pire en pire.

Je les imagine dans ma tête, les antennes non entretenues qui s’inclinent lentement puis tombent, mortes, entraînant dans leur chute leurs câbles qui pendouillent.

Je retourne à la bibliothèque, mets des pièces dans le parcmètre. Je fais la queue à la cabine, puis vient mon tour : j’appelle l’agent McConnell chez elle.

– Tiens, Palace ! dit-elle. Vous qui travaillez en haut, vous pouvez me dire ce qui se passe ? Entre les chefs ?

– Je n’en sais rien.

De mystérieux visiteurs à lunettes noires. McGully : Il se passe quelque chose de pas net.

– J’aurais besoin d’un coup de main, McConnell. Avez-vous autre chose que des pantalons dans vos armoires ?

– Je vous demande pardon ?

McConnell note l’heure et l’adresse du rendez-vous avec le docteur Fenton demain matin. Une file d’attente se reforme devant la cabine téléphonique. La vieille dame au Caddie en ferraille est de retour, elle me fait de grands signes comme pour me dire bonjour. Derrière elle attendent un homme qui a une allure de commercial, costume marron et attaché-case, et une mère avec des jumelles. Je montre mon insigne à travers la vitre de la cabine et baisse la tête, tâchant de trouver une position confortable dans ce minuscule cagibi en bois.

J’appelle l’inspecteur Culverson sur la CB et je lui annonce que j’ai élucidé l’affaire.

– Ton pendu, tu veux dire ?

– Oui. Et ton homicide aussi. Eddes.

– Quoi ?

– Ton affaire aussi. C’est le même tueur.

Je lui explique tout, après quoi il y a un long intervalle, la radio qui grésille dans le silence, et il me dit que j’ai fait un sacré boulot de police.

– Bah.

– Tu feras un grand enquêteur un jour.

Exactement la réflexion que j’ai faite à McConnell la semaine dernière.

– Oui. On va dire ça.

– Tu rentres au commissariat ?

– Non. Pas aujourd’hui.

– Très bien. Ne viens pas.

4

Même dans les environnements les plus paisibles, il se produit de temps en temps un incident violent et imprévisible, au cours duquel quelqu’un est tué sans raison valable en plein jour, dans une rue ou un parking animés.

La police de Concord au grand complet était présente à l’enterrement de ma mère, et tous se sont tenus au garde-à-vous quand le cercueil a été apporté : quatorze employés et quatre-vingt-six officiers et agents en uniforme, raides comme des statues, lui adressant un dernier salut. Il a fallu faire sortir Rebecca Forman, soixante-quatorze ans, la comptable de la police, une dame robuste aux cheveux poivre et sel, effondrée en sanglots. La seule personne qui soit restée assise est le professeur Temple Palace, mon père ; il est resté tout mou sur son banc pendant la durée de la brève cérémonie, le regard vitreux et fixé droit devant lui, comme un gosse qui attend l’autobus, son fils de douze ans et sa fille de six ans debout, hébétés, à sa droite et à sa gauche. Il est resté assis, un peu affalé contre ma hanche, l’air plus perplexe qu’affligé, et on voyait tout de suite – du moins, moi, je le voyais bien – qu’il ne tiendrait pas le coup.

Je suis convaincu qu’avec le recul, ce qui était dur pour mon père le professeur d’anglais n’était pas seulement le fait qu’elle soit morte, mais l’ironie de la chose : sa femme qui restait assise toute la journée, du lundi au vendredi, derrière une vitre blindée dans un commissariat de police, tuée d’une balle en plein cœur par un petit braqueur sur le parking du magasin T. J. Maxx un samedi après-midi.

Pour vous donner une idée de la faiblesse de la criminalité à Concorde à l’époque : l’année en question, en 1997, selon les archives du FBI, ma mère a été la seule victime d’homicide. Ce qui veut dire que, rétrospectivement, ma mère avait une chance sur quarante mille d’être assassinée à Concord cette année-là.

Mais c’est ainsi que ça marche : quelle que soit la probabilité pour qu’un événement donné survienne, cette chance unique sur allez-savoir-combien doit arriver à un moment ou à un autre, faute de quoi ce ne serait pas une chance sur allez-savoir-combien. Ce serait zéro chance.

Après la veillée funèbre, mon père a observé la cuisine, les lunettes sur le nez, les yeux immenses et le regard perplexe, et il a dit à ses enfants : « Alors maintenant, qu’est-ce qu’on va manger pour le dîner ? » Il ne voulait pas parler seulement de ce soir-là, mais de toujours. J’ai souri à Nico, mal à l’aise. L’heure tournait. Il ne tiendrait pas le coup.

Le professeur Palace dormait sur le canapé, incapable de monter affronter l’absence de ma mère dans le lit, le tri de ses affaires dans son armoire. C’est moi qui ai fait tout ça. Moi qui ai emballé ses robes.

L’autre chose que j’ai faite est de passer beaucoup de temps au commissariat central, en demandant au jeune inspecteur chargé de l’enquête de me tenir au courant, et Culverson l’a fait : il m’a appelé quand il a analysé les empreintes relevées dans les graviers du parking du T. J. Maxx ; il m’a appelé quand ils ont localisé le véhicule identifié par des témoins, une Toyota Tercel gris métallisé, abandonnée par la suite à Montpelier. Une fois le suspect en garde à vue, l’inspecteur Culverson est passé à la maison, a étalé le dossier pour moi sur la table de la cuisine et m’a expliqué toute l’affaire, l’enchaînement de preuves. Il m’a laissé tout regarder, sauf les photos du corps.

– Merci, monsieur, ai-je alors dit à Culverson.

Mon père, appuyé à la porte de la cuisine, pâle, fatigué, a aussi marmonné un remerciement. Et dans mon souvenir, Culverson répond : « Je ne fais que mon travail », mais en fait je doute qu’il ait réellement sorti un cliché pareil. Mes souvenirs sont embrumés – c’était une période difficile.

Le 10 juin de cette année-là, mon père a été retrouvé dans son bureau à St. Anselm’s, pendu au cordon des rideaux.

J’aurais dû raconter à Naomi toute l’histoire, celle de mes parents, sa vérité, mais je ne l’ai pas fait, et maintenant elle est morte et je ne le ferai jamais.

5

La matinée est radieuse et c’en est presque irritant, cette manière subite qu’ont l’hiver de s’achever et le printemps de commencer – les petits ruisseaux partout, les pousses d’herbe verte pointant à travers la couche de neige qui diminue rapidement sur les champs derrière ma fenêtre. Cela va créer des ennuis, en termes de maintien de l’ordre. Cela va agir comme de la magie noire sur l’humeur de la population, cette nouvelle saison, l’aube du dernier printemps que nous vivrons. On peut s’attendre à une poussée de désespoir, à des vagues d’anxiété, de terreur et de chagrin anticipé.

Fenton m’a dit que si elle y arrivait, elle m’appellerait à 9 heures avec son rapport. Il est 8 h 54.

Je n’ai pas vraiment besoin du rapport de Fenton. Pas besoin de la confirmation, je veux dire. J’ai raison, et je le sais. Je sais que j’ai trouvé. Mais ça aiderait. Ce sera utile devant le tribunal.

Je regarde un nuage blanc parfait traverser seul le bleu de la matinée, et là, Dieu merci, le téléphone sonne ; je l’attrape d’un geste vif.

– Allô ?

Pas de réponse.

– Fenton ?

Il y a un long silence, une respiration lourde, et je retiens mon souffle. C’est lui. C’est l’assassin. Il sait. Il joue avec moi. Nom d’un chien.

– Allô ?

– J’espère que vous êtes content, monsieur l’agent – inspecteur, pardon.

Une toux bruyante, un tintement, de la glace dans un verre de gin : je regarde au plafond en soupirant.

– Monsieur Gompers. Vous tombez mal.

– J’ai trouvé les sinistres, dit-il comme s’il ne m’avait pas entendu. Les mystérieux dossiers manquants que vous vouliez que je retrouve. Je les ai.

– Monsieur…

Mais il ne veut pas s’arrêter, et d’ailleurs je lui ai dit qu’il avait vingt-quatre heures, et il est là, à me rendre des comptes, le pauvre bougre. Je ne peux quand même pas lui raccrocher au nez.

– Je vous écoute.

– Je suis allé voir l’armoire des envois, et j’ai sorti tous les numéros qui correspondaient. Il n’y en a qu’un dans le lot qui porte le nom de Zell. C’est bien ce que vous vouliez savoir, non ?

– Tout à fait.

Sa voix est lourde d’alcool et de sarcasme.

– J’espère bien. Parce que tout va se passer comme je le redoutais. Comme je l’avais dit.

Je regarde la pendule. 8 h 59. Ce que me raconte Gompers n’a plus d’importance. Ça n’en a jamais eu. Il ne s’est jamais agi de fraude aux assurances.

– Je suis dans la salle de réunion à Boston, en train de fouiller dans les envois, et qui est-ce qui se pointe ? Marvin Kessel. Vous savez qui c’est ?

– Non, monsieur. J’apprécie votre aide, monsieur Gompers.

Il n’a jamais été question de fraude aux assurances. Pas une seconde.

– Marvin Kessel, pour votre gouverne, est l’assistant-manager régional pour les régions Atlantique et Nord-Est, et il s’est montré très intéressé par ce qui se passe à Concord. Et maintenant il sait, et maintenant Omaha sait qu’on a des dossiers manquants, qu’on a des suicides. Tout le tralala !

On dirait mon père : Parce que c’est Concord, voyons !

– Alors maintenant ça y est, je vais perdre mon boulot, comme tous les employés de la branche, eux aussi ils vont perdre leur boulot. Et on va tous se retrouver à la rue. Alors j’espère que vous avez de quoi noter sous la main, inspecteur, parce que j’ai les informations.

J’ai en effet de quoi noter, et Gompers me délivre les informations. Le sinistre sur lequel Peter travaillait au moment de sa mort a été déclaré à la mi-novembre par une certaine Mme V. R. Jones, directrice de l’institut OpenVista, une organisation à but non lucratif enregistrée dans l’État du New Hampshire. Son siège se trouve à New Castle, sur la côte, près de Portsmouth. C’était une police d’assurance-vie complète au nom du directeur exécutif, M. Bernard Talley, et M. Talley s’est suicidé en mars. Merrimack Life and Fire exerçait son droit d’investigation.

Je note tout, une vieille habitude, mais ça n’a pas d’importance et ça n’en a jamais eu, pas même une seconde.

Gompers a terminé et je le remercie en regardant la pendule. Il est 9 h 02 – Fenton va appeler d’une minute à l’autre, elle me donnera la confirmation que j’attends, je monterai en voiture et j’irai chercher l’assassin.

– Monsieur Gompers, je me rends compte que vous avez fait un gros sacrifice. Mais il s’agit d’une enquête pour meurtre. C’est important.

– Vous n’avez pas idée, jeune homme, dit-il sur un ton morose. Vous n’avez aucune idée de ce qui est important.

Il raccroche, et je vais presque pour le rappeler. Je le jure, avec tout ce qui se passe, je suis à deux doigts de me lever et d’aller là-bas. Parce que non… il ne tiendra pas le coup.

Mais juste après, la ligne fixe sonne de nouveau, je décroche vivement, et cette fois c’est Fenton qui me demande :

– Dites-moi, inspecteur, comment avez-vous su ?

Je respire un coup, ferme les yeux, et j’écoute battre mon cœur pendant une seconde, deux secondes.

– Palace ? Vous êtes là ?

– Je suis là, oui… Je vous en prie, dites-moi exactement ce que vous avez trouvé.

– Mais certainement. Avec joie. Et ensuite, à un moment donné, vous allez m’offrir un bon steak au restau.

– Oui ! dis-je en ouvrant les yeux pour scruter le ciel bleu vif, juste derrière la fenêtre de la cuisine. Dites-moi juste ce que vous avez trouvé.

– Quelle impatience ! La spectrométrie de masse confirme la présence de sulfate de morphine dans le sang de Naomi Eddes.

– Bien.

– Et cela ne vous étonne pas.

– Non, madame.

Non, pas du tout.

– La cause du décès est inchangée. Traumatisme craniocérébral massif dû à une blessure par balle au milieu du front. Mais la victime de ce coup de feu avait ingéré un dérivé de morphine dans les six ou huit heures précédant sa mort.

Cela ne m’étonne pas une seconde.

Je referme les yeux. J’imagine Naomi sortant de chez moi en robe rouge au milieu de la nuit et rentrant chez elle pour se défoncer, se percher comme un satellite. Elle devait arriver au bout de ses réserves, aussi, et cela devait l’inquiéter, parce qu’à présent son dealer était mort. Tué par McGully. Ma faute.

Oh, Naomi. Tu aurais pu me le dire.

Je sors mon SIG Sauer de son holster, le pose sur la table de la cuisine, ouvre le magasin, le vide, et compte les douze balles de .357.

Au Somerset Diner, une semaine plus tôt, Naomi en train de manger des frites, me disant qu’elle a tout simplement dû aider Peter Zell en voyant qu’il souffrait, qu’il était en manque. Elle devait l’aider, m’a-t-elle dit, en baissant les yeux, en détournant la tête.

J’aurais pu savoir dès ce moment, si je l’avais voulu.

– J’aimerais pouvoir vous en apprendre davantage, ajoute Fenton. Si la fille avait eu des cheveux sur la tête, je pourrais vous dire si elle consommait de la morphine depuis longtemps.

– Ah oui ?

Je n’écoute pas vraiment. Voilà une jeune femme qui s’est sentie obligée d’aider ce vague collègue, cet homme qu’elle connaissait à peine, quand elle a vu qu’il souffrait. Une femme avec une longue expérience de la toxicomanie, qui a fait vivre un enfer à ses parents, à tel point que son père raccroche aussitôt qu’il entend son nom, qu’il entend le mot police.

– Si vous avez un cheveu assez long, vous pouvez le couper en tronçons d’un centimètre et les analyser un par un, m’explique Fenton. Savoir quelles substances ont été métabolisées, mois par mois. C’est assez fascinant, pour tout dire.

– On se voit là-bas, lui dis-je. Et je le ferai. Je vous inviterai à dîner.

– Bien sûr que vous le ferez, Palace. Au moment de Noël, c’est ça ?

Je sais ce que l’analyse des cheveux aurait révélé. Naomi était toxicomane. Je ne connais pas le détail de ses habitudes passées, ses périodes de dépendance, de décrochage et de rémission, mais cette fois-ci elle se droguait depuis trois mois presque jour pour jour. Depuis le mardi 3 janvier, le jour où le professeur Leonard Tolkin, du Jet Propulsion Lab, était passé à la télévision et lui avait annoncé la même mauvaise nouvelle qu’à tout le monde. À mon avis, si elle ne s’est pas remise à consommer des substances contrôlées ce soir-là, elle l’a fait le lendemain ou le surlendemain.

Je recharge le magasin, le referme avec un claquement, j’appuie sur la sécurité, et je remets mon arme dans le holster. J’ai déjà fait cet exercice en intégralité – ouvrir le magasin, vérifier les munitions, le refermer – à plusieurs reprises depuis que je me suis réveillé ce matin à sept heures et demie.

Peter Zell avait déjà évalué les risques et fait le grand saut des mois plus tôt, il avait traversé tout le cycle – attraction, expérimentation, dépendance, manque – pendant que le risque augmentait régulièrement au fil des mois. Mais Naomi, comme beaucoup de gens, a attendu le jour où c’est devenu officiel, où le risque d’impact est monté d’un coup, de cinquante à cent pour cent. Des millions de gens dans le monde entier, décidant de se percher comme des satellites et de rester là-haut, cherchant à mettre la main sur tout ce qu’ils pouvaient – la dope, saloperies variées, NyQuil, gaz hilarant ou flacons d’antalgiques volés dans les hôpitaux – et à se laisser aller en mode plaisir pur, écarter la terreur et l’appréhension, dans un monde où l’idée de conséquences à long terme avait disparu comme par magie.

Je me force à remonter dans le temps, à me remémorer le Somerset Diner, je tends les mains à travers la table pour prendre celles de Naomi, et je lui demande de me dire la vérité, de me parler de son point faible, et je lui dis que je m’en fiche et que je tomberai amoureux d’elle quand même. J’aurais compris.

Est-ce que j’aurais compris ?

Mon père m’a bien formé à l’ironie, et l’ironie, ici, est qu’en octobre, quand c’était encore cinquante-cinquante, quand il y avait encore de l’espoir, c’est Naomi Eddes qui a aidé Peter Zell à se débarrasser de cette malheureuse habitude – elle l’a tellement bien aidé que quand la fin du monde a été officiellement annoncée, il a réussi à tenir bon, il est resté clean. Alors que Naomi, dont la dépendance était plus profondément ancrée, dont l’habitude était celle de toute une vie, et non le résultat d’un froid calcul de probabilités… Naomi n’était pas si forte.

Encore de l’ironie : ce n’était pas si facile, début janvier, de mettre la main sur des drogues, surtout celles dont Naomi avait besoin. De nouvelles lois, de nouveaux flics, une demande qui monte en flèche, une pénurie exacerbée : à tous les niveaux, c’était difficile. Mais Naomi a su exactement où aller. Elle avait tout appris de ses conversations nocturnes avec Pete sur ce qui continuait de le tenter : son vieux copain J. T. dealait encore, il trouvait de la morphine, sous une forme quelconque, d’une provenance quelconque.

Et c’est donc à ce moment-là qu’elle s’est rendue dans la petite maison sale de Bow Bog Road, qu’elle a commencé à acheter, commencé à consommer, sans jamais le dire à Peter, à quiconque, et les seules personnes au courant étaient Toussaint et son nouveau fournisseur.

Et ce nouveau fournisseur… c’est lui, l’assassin.

Chez moi, dans le noir, immobile dans l’encadrement de la porte, elle a failli me dire toute la vérité. Non seulement la vérité sur sa dépendance, mais aussi sur l’intérêt assurable, les sinistres frauduleux, j’ai pensé à une chose qui pourrait peut-être vous aider, dans votre enquête. Si j’étais sorti de mon lit, si je l’avais prise par les poignets, l’avais embrassée et ramenée au lit, elle serait encore en vie.

Si elle ne m’avait jamais rencontré, elle serait encore en vie.

Je sens le poids du pistolet dans le holster, mais je ne le ressors pas, pas cette fois-ci. Il est prêt, il est chargé. Moi aussi, je suis prêt.

* * *

Mon Impala roule sur le parking à l’asphalte peint en noir et couvert de coulures humides. Il est 9 h 23.

Il y a encore une chose que je ne comprends pas, c’est pourquoi. Pourquoi faire une chose pareille – pourquoi cette personne- a-t-elle fait ces choses-?

Je descends de voiture et entre dans l’hôpital.

Il faut encore que j’appréhende le suspect. Et surtout, il faut que j’apprenne la réponse.

Dans le hall d’accueil bondé, je m’attarde derrière un pilier, les épaules voûtées pour me faire plus petit, dissimulant mon visage bandé derrière le Monitor, comme un espion. Au bout de quelques minutes, je vois l’assassin entrer, traverser le hall à grandes enjambées décidées, pile à l’heure. C’est urgent, important, il a du travail au sous-sol.

Je m’aplatis derrière le pilier, tressaillant de nervosité, prêt à l’action.

Le mobile, d’un côté, est évident : l’argent. La même raison que tous ceux qui volent puis revendent des substances contrôlées, puis commettent des meurtres pour couvrir ces activités. L’argent. Surtout maintenant que la demande est haute, les réserves basses, le rapport coût-bénéfice de la vente de drogue est faussé, quelqu’un va forcément prendre le risque, quelqu’un va amasser une petite fortune.

Mais quelque chose sonne faux là-dedans. Pour le tueur, pour ces crimes. Ces risques. Un meurtre, un double meurtre, et même pire que les meurtres, et tout ça pour quoi, pour de l’argent ? Risquer la prison, l’exécution, le gaspillage du peu de temps qui reste ? Juste pour l’argent, vraiment ?

Bientôt, j’aurai les réponses. Je vais descendre, ça va marcher, et ensuite ce sera terminé. Cette idée, que tout cela soit terminé, roule sur moi, inévitable, sans joie, froide, et je serre les doigts sur mon journal. L’assassin de Peter – l’assassin de Naomi – entre dans l’ascenseur, et, quelques secondes plus tard, je prends l’escalier.

* * *

Il fait froid à la morgue. Les lampes d’autopsie sont éteintes, il fait sombre et il n’y a pas de bruit. Les murs sont gris. On se sent comme dans un réfrigérateur, ou à l’intérieur d’un cercueil. Je pénètre dans le silence glacé juste à temps pour voir Erik Littlejohn serrer la main du docteur Fenton, qui lui adresse un bref signe de tête professionnel.

– Monsieur.

– Bonjour, docteur. Comme je crois vous l’avoir dit au téléphone, j’ai un visiteur à dix heures, mais en attendant je serai heureux de me rendre utile.

– Bien sûr, merci.

La voix de Littlejohn est discrète, sensible, correcte. Le directeur des Services spirituels. La barbe dorée, les grands yeux, l’autorité naturelle. Une veste élégante qui semble neuve, en cuir acajou souple et lisse, une montre en or.

Mais l’argent – une montre en or, une veste neuve – ne suffit pas à expliquer tout ce qu’il a fait, les horreurs qu’il a commises. Ce n’est pas assez. Je ne peux pas l’accepter. Et je me fiche de ce qui fonce vers nous dans le ciel.

Je me rencogne derrière la porte, la porte qui donne sur le couloir, qui mène à l’ascenseur.

Voilà que Littlejohn se tourne et salue profondément, respectueusement, l’agent McConnell, qui est censée avoir l’air accablée de chagrin, conformément à son personnage, mais qui montre aussi un peu d’irritation, probablement parce qu’elle obéit à mes ordres : elle a revêtu une jupe et un chemisier et tient un petit sac à main, les cheveux détachés, sans queue-de-cheval.

– Bonjour, madame, lui dit l’assassin de Peter Zell. Je m’appelle Erik. Le docteur Fenton m’a demandé d’être présent ce matin, et je comprends que c’est aussi ce que vous souhaitez.

McConnell hoche gravement la tête et se lance dans le petit speech que nous avons écrit pour elle.

– Mon mari, Dale… Il s’est suicidé avec son fusil de chasse. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça. Enfin si, je sais, mais je pensais…

Et là elle fait semblant d’être incapable de continuer, sa voix tremble et se brise, et moi je pense voilà, c’est bien, très impressionnant, agent McConnell.

– Je pensais qu’on passerait la fin ensemble, pour le temps qui reste.

– Les dégâts sont importants, précise le docteur Fenton, c’est pourquoi Mme Taylor et moi-même avons convenu que votre présence l’aiderait à voir le corps de son mari pour la première fois.

– Bien sûr, absolument, murmure-t-il.

Mes yeux passent rapidement sur sa silhouette, de haut en bas, cherchant la bosse d’une arme à feu. S’il en a une, elle est bien cachée. Je ne pense pas que ce soit le cas.

Littlejohn sourit à McConnell avec chaleur et bonté, pose une main rassurante sur son épaule, pivote vers Fenton.

– Et où se trouve le mari de Mme Taylor en ce moment ? demande-t-il, plein de tact et de délicatesse.

Mon cœur se serre. Je plaque une main sur ma bouche pour contrôler le bruit de ma respiration, pour me contrôler.

– Par ici, répond Fenton.

Et nous y voilà, ceci est le pivot de toute l’affaire, parce qu’à présent elle les emmène tous les deux – Littlejohn guidant McConnell, la fausse veuve, de sa main douce –, leur fait traverser la salle, vers moi, vers le couloir.

– Nous avons installé le corps dans l’ancienne chapelle, explique-t-elle.

– Pardon ?

Littlejohn hésite, a un petit mouvement de recul, les yeux luisants de crainte et de perplexité, et mon cœur se coince dans ma gorge, parce que j’avais raison – je le savais, et pourtant je n’arrivais pas réellement à y croire. Je le regarde fixement, en imaginant ces mains douces passant une longue ceinture noire autour du cou de Peter Zell, serrant lentement. Ou un pistolet tremblant dans sa main, les grands yeux noirs de Naomi.

Plus qu’un instant, Palace. Plus qu’un instant.

– Je crois que vous vous trompez, docteur, dit-il tout bas à Fenton.

– Pas d’erreur, réplique-t-elle avec vivacité, en adressant un sourire crispé mais rassurant à McConnell.

Elle s’amuse, Fenton. Littlejohn insiste, il n’a pas le choix.

– Non, c’est inexact, cette salle est hors service. Elle est fermée à clé.

– Oui, dis-je alors.

Littlejohn sursaute, à cet instant il sait exactement ce qui se passe, il me cherche du regard et je sors de l’ombre, mon arme devant moi.

– Et c’est vous qui avez la clé. Où est-elle, je vous prie ?

Il me regarde, abasourdi.

– Où est la clé, monsieur ?

– Elle est… (Il ferme les yeux, les rouvre, livide, l’espoir disparaît de ses pupilles.) Elle est dans mon bureau.

– Allons-y.

McConnell a sorti son arme de son sac à main. Fenton ne bronche pas, les yeux étincelants derrière ses lunettes rondes. Elle boit du petit-lait.

– Inspecteur.

Littlejohn s’avance un peu, il fait un effort, sa voix tremble mais il essaie.

– Inspecteur, je n’imagine pas…

– Taisez-vous. Je vous ordonne de vous taire.

– Oui, mais inspecteur Palace, je ne sais pas ce que vous croyez, mais si vous… si vous pensez…

Une confusion feinte distord son beau visage. Elle est là, la vérité, elle est là, même dans le fait que mon nom lui vienne si facilement en tête : il sait précisément qui je suis depuis le jour où j’ai pris cette affaire en main, depuis que j’ai appelé sa femme pour organiser un entretien, il était sur mes traces, me surveillait, s’interposait entre mon enquête et moi. En encourageant Sophia, par exemple, à fuir mes questions, en lui faisant valoir avec douceur que la révélation ferait de la peine à son père. En surveillant les abords de la maison, en attendant, pendant que j’interrogeais J. T. Toussaint. Et puis en détachant les chaînes de mes pneus neige, à tout hasard.

Et il est retourné chez Toussaint, dans la maison de Bow Bog Road, cherchant partout le reste de la marchandise, les numéros de téléphone, les listes de clients. Cherchant les mêmes choses que moi, sauf que contrairement à moi il savait ce que nous cherchions, et ensuite je l’ai poursuivi avant qu’il pense à fouiller la niche.

Mais il avait encore un tour à jouer, encore un moyen de me lancer sur une fausse piste. Encore un tour violent, et cela a failli marcher.

L’agent McConnell fait un pas, sort des menottes du petit sac à main, et je dis :

– Attendez.

– Hein ? fait-elle.

Mon pistolet est toujours braqué sur Littlejohn.

– Je voudrais juste… j’aimerais entendre l’histoire d’abord.

– Veuillez m’excuser, inspecteur, mais je ne vois pas de quoi vous parlez.

Je retire la sécurité. Je crois que s’il continue de mentir, je risque de le tuer. Le coup peut partir, comme ça.

Mais il capitule, il parle. Lentement, d’une voix éteinte et monocorde, en regardant non pas moi mais droit dans le canon de mon arme, il me raconte l’histoire. L’histoire que je connais déjà, que j’ai déjà reconstituée.

Après octobre, quand Sophia a découvert que son frère lui avait volé son bloc d’ordonnances et s’en servait pour se procurer des antalgiques, après qu’elle l’a fait avouer et tout arrêter, après que Peter est entré dans la brève mais douloureuse période de manque, et que Sophia croyait toute l’affaire terminée, après tout cela, Erik Littlejohn est allé voir J. T. Toussaint et lui a fait une proposition.

À l’époque, alors que Maïa était en conjonction et que le risque d’impact était d’une incertitude terrible, coincé à cinquante pour cent, l’hôpital tournait avec des effectifs réduits : les pharmaciens et leurs assistants démissionnaient en masse et des nouveaux étaient embauchés, heureux de recevoir un salaire garanti par le gouvernement. La sécurité, comme encore maintenant, partait dans tous les sens. Certains jours, il y avait des gardes armés de mitraillettes ; d’autres, les portes des armoires à pharmacie étaient forcées avec des magazines pliés en deux. Pyxis, le distributeur automatique de pilules dernier cri, est tombé en panne en septembre, et le technicien assigné à l’hôpital par le fabricant est toujours aux abonnés absents à ce jour.

Le directeur des Services spirituels, en cette époque de désespoir et de folie, est resté fidèle au poste, figure immuable inspirant la confiance, un roc. Et dès novembre, il dérobait d’énormes quantités de médicaments dans la pharmacie de l’hôpital, aux postes des infirmières, au chevet des patients. MS Contin, OxyContin, ocytocine, Dilaudid, sachets entamés de morphine liquide.

Pendant qu’il parle, mon arme ne vacille pas, pointée sur son visage : les yeux dorés mi-clos, la bouche plate, sans expression.

– J’ai promis à Toussaint de continuer à le fournir, dit-il. Je lui ai dit que je prendrais le risque de lui procurer les pilules, s’il prenait celui de les vendre. Nous partagions les risques, et nous partagions les profits.

L’argent, me dis-je, rien que cette saleté d’argent. C’est tellement mesquin, tellement sordide, tellement nul. Deux meurtres, deux corps en terre, et tous ces malades qui souffraient, obligés de faire avec des demi-doses de calmants, alors que la fin du monde approchait ? Je regarde l’assassin bouche bée, le toise de la tête aux pieds. Est-il vraiment homme à faire tout cela pour le fric ? Pour une montre en or et une veste en cuir neuve ?

– Mais Peter l’a appris, dis-je.

– Oui, souffle Littlejohn, en effet.

Il baisse la tête et la secoue lentement, tristement, d’un côté à l’autre, comme s’il se remémorait un aléas regrettable : une crise cardiaque, une chute dans un escalier.

– Il… c’était le samedi soir… il est arrivé chez J. T. Il était tard. J’y allais toujours très tard.

Je soupire, grince des dents. Pas moyen d’échapper au fait que si Peter était chez J. T. très tard un samedi soir – une rencontre dont J. T. a omis de me parler –, c’est qu’il était venu prendre une dose. Il avait ses appels quotidiens à Naomi, son soutien qui elle-même consommait de la morphine en secret ; il lui disait qu’il allait bien, il se retenait, et puis ce soir-là il a craqué, il est allé chez J. T. se défoncer. Et voilà son beau-frère qui débarque, son beau-frère qui, sans qu’il le sache, vient faire une nouvelle livraison.

Chacun ses secrets, soigneusement cachés.

– Il me voit, j’ai un sac de sport à la main, pour l’amour de Dieu ! Et je lui dis juste : « S’il te plaît, s’il te plaît, ne dis rien à ta sœur. » Mais je savais… je savais qu’il…

Il s’interrompt, porte une main à sa bouche.

– Vous saviez que vous deviez le tuer.

Il fait très lentement oui de la tête.

Il avait raison : Peter l’aurait dit à Sophia. D’ailleurs, il l’a appelée dans ce but le lendemain, le dimanche 18 mars, et de nouveau le lundi, mais elle n’a pas décroché. Il a commencé à lui écrire une lettre, mais n’a pas trouvé les mots.

Et donc, le lundi soir, Erik Littlejohn est allé voir Pâles lueurs au loin au Red River, où il savait qu’il trouverait son beau-frère, le discret agent d’assurances. Et en effet, il le repère, accompagné de leur copain commun, J. T. Toussaint ; et après le film, Peter dit à J. T. de s’en aller, dit qu’il veut rentrer à pied – Littlejohn a du bol sur ce coup-là, car à présent Peter est seul. Alors, quel hasard, qui s’avance ? Erik ! Et Erik lui dit : « Buvons une bière, depuis le temps qu’on ne s’est pas vus… Rattrapons le temps perdu avant qu’il soit trop tard. »

Et ils boivent leurs bières, et de sa poche il sort un petit flacon, et une fois que Peter est dans les vapes il le traîne hors du cinéma, personne ne les remarque, personne ne s’en soucie, et il l’emmène au McDonald’s pour le pendre dans les toilettes.

* * *

McConnell passe les menottes au suspect, que je guide par le biceps jusqu’à l’ascenseur. Fenton nous suit et nous montons en silence : médecin légiste, assassin, flic, flic.

– Foutue histoire, commente Fenton.

– Je sais, dit McConnell.

Moi, je ne dis rien. Littlejohn non plus.

L’ascenseur s’arrête, les portes s’ouvrent sur le hall bondé. Dans la foule, il y a un préadolescent qui attend sur un canapé, et tout le corps de Littlejohn se crispe. Le mien aussi.

Il avait dit à Fenton qu’il descendrait à la morgue pour aider à 9 h 30, mais qu’il avait un rendez-vous à 10 heures.

Kyle lève la tête, se met debout, visiblement étonné de voir son père menotté, et Littlejohn n’y tient plus, il projette son corps hors de l’ascenseur, je le retiens fermement par le bras et la force de son élan me tire en avant, moi aussi, nous deux. Ensemble, nous roulons sur le sol.

McConnell et Fenton sortent à leur tour, le hall est plein de monde, des médecins et des bénévoles, qui s’écartent et poussent des cris pendant que Littlejohn et moi roulons encore. Littlejohn m’envoie un coup de boule juste au moment où je sors mon arme, l’impact envoie une explosion de douleur dans mon œil meurtri, je vois des étoiles, tout un ciel étoilé. Je m’écroule sur lui, qui se tortille en dessous de moi, McConnell crie : « Plus un geste ! », puis quelqu’un d’autre crie aussi, une petite voix terrifiée qui dit : « Arrêtez, arrêtez ! » Je relève les yeux, ma vision se stabilise peu à peu, et je dis : « D’accord. » Il a pris mon arme, le gamin, il a mon SIG 229 de service et me le braque sur le visage.

– Petit, dit McConnell.

Elle a dégainé son arme, mais ne sait pas quoi en faire. Elle la braque sur Kyle, sans conviction, puis sur Littlejohn et moi, emmêlés sur le sol, puis de nouveau sur le garçon.

Kyle renifle, gémit, et je me vois moi-même, c’est plus fort que moi, bien sûr, j’ai eu onze ans moi aussi.

– Laissez-le… laissez-le partir, geint-il.

Mon Dieu.

Mon Dieu, Palace.

Pauvre cloche.

Le mobile était sous mon nez depuis le début : pas simplement l’argent, mais ce qu’il peut nous offrir. Ce qu’on peut obtenir contre de l’argent, même en ce moment. Surtout en ce moment. Et voyez ce drôle de gamin, au large sourire, un petit prince, le garçon que j’ai vu pour la première fois le deuxième jour de mon enquête, piétinant une pelouse couverte de neige vierge.

Je l’ai vu dans les yeux de Littlejohn alors qu’il criait tendrement à son fils de se préparer, tranquillement fier de me vanter son talent sur des patins.

Imaginons que, dans les circonstances actuelles, je sois le père d’un enfant ; qu’est-ce que je ne ferais pas pour protéger cet enfant, autant que possible, de la catastrophe à venir ? En fonction de l’endroit où elle frappera, le monde va soit s’arrêter net, soit sombrer lentement dans les ténèbres, et voici un homme qui ferait tout – qui a commis des choses horribles – pour prolonger et protéger la vie de son enfant, au cas où la deuxième possibilité se réaliserait. Prêt à tout pour atténuer les périls d’octobre et de la suite.

Eh non, Sophia n’aurait pas appelé la police si elle avait su, mais elle l’aurait emmené, elle aurait pris le garçon et serait partie, ou du moins c’est ce que redoutait Erik Littlejohn : que la mère ne comprenne pas ce que faisait le père, à quel point c’était important, que cela devait être fait, et elle le lui aurait enlevé. Et ensuite, que serait-il devenu – et elle aussi – dans les retombées du cataclysme ?

Et les larmes montent, et tombent des yeux du gamin, et les larmes tombent aussi des yeux de Littlejohn, et je voudrais pouvoir dire, étant un enquêteur professionnel au milieu d’une arrestation extraordinairement difficile, que je garde mon calme et ma concentration, mais non, elles coulent, elles coulent, les larmes, sur mon visage.

– Donne-moi le pistolet, petit, dis-je. Il faut que tu me le donnes. Je suis un policier, tu sais.

Il obéit. Il s’approche de moi et le pose dans ma main.

* * *

La petite chapelle du sous-sol est pleine de boîtes empilées.

Elles sont étiquetées comme contenant du matériel médical, et d’ailleurs c’est vrai pour certaines : trois cartons de seringues, cent vingt par carton, deux boîtes de masques de protection, une petite boîte de pilules d’iode et de sérum physiologique. Des poches de perfusion, des goutte-à-goutte. Des garrots. Des thermomètres.

Il y a des cachets, aussi, de la même variété que ceux que j’ai trouvés dans la niche. Entreposés ici en attendant qu’il en ait assez pour que cela vaille la peine de les sortir en douce et de les livrer à Toussaint.

Il y a à manger. Cinq cartons de boîtes de conserve : bœuf haché, haricots, soupe. Ces boîtes ont disparu des supermarchés depuis des mois ; on les trouve au marché noir à condition d’avoir les moyens, mais personne ne les a. Pas même les flics. Je soulève une boîte d’ananas au sirop Del Monte et sens son poids familier dans ma main, réconfortant et nostalgique.

La plupart des cartons, cependant, sont emplis d’armes à feu.

Trois fusils de chasse Mossberg 817 Bolt Action à canon de vingt-et-un pouces.

Une mitraillette Thompson M1, accompagnée de dix boîtes de balles de .45, cinquante balles par boîte.

Un Marlin .30-06 à lunette.

Onze .380 Ruger LCP, dix discrets petits pistolets automatiques, et quantité de munitions pour ceux-là aussi.

Il y en a pour des milliers et des milliers de dollars.

Il se préparait. Se préparait pour l’après. Même si, en regardant cela dans ce local exigu qui a une croix sur sa porte, ce local plein d’armes, de boîtes de conserve, de cachets et de seringues, on a tendance à se dire : « En fait, l’après a déjà commencé. »

Dans un long carton, du genre qui aurait pu emballer un miroir en pied ou un grand cadre, repose une énorme arbalète, avec dix flèches en aluminium, soigneusement attachées ensemble au fond de la boîte.

* * *

Nous sommes dans le véhicule, le suspect sur la banquette arrière, et nous roulons vers le commissariat. Nous en avons pour dix minutes, mais c’est suffisant. Suffisant pour savoir si j’ai bien deviné le reste de l’histoire, ou non.

Au lieu d’attendre qu’il me le dise, je lui raconte la suite, en guettant son regard dans le rétroviseur pour voir si j’ai raison.

Mais je le sais, que j’ai raison.

Pourrais-je parler à Mlle Naomi Eddes ?

C’est ce qu’il a dit, de cette voix douce et mielleuse, une voix qu’elle n’a pas reconnue. Cela a dû lui faire un effet étrange, comme la fois où je l’ai appelée avec le téléphone de Peter Zell. Voilà qu’une voix étrangère l’appelait avec celui de J. T. Toussaint. Un numéro qu’elle connaissait par cœur, celui qu’elle composait depuis quelques mois chaque fois qu’elle avait besoin de planer, de s’égarer.

Et la voix au bout du fil a commencé à lui donner des instructions.

– Appelez ce flic. Appelez votre nouvel ami, l’inspecteur. Rappelez-lui en douceur ce qu’il a négligé. Suggérez-lui que cette sordide affaire de drogue est en fait complètement autre chose.

Et ça a marché, dans les grandes largeurs. Nom d’un chien. Rien qu’à cette idée, mes joues s’embrasent de honte, mes lèvres se retroussent de dégoût.

Intérêt assurable. Sinistres frauduleux. Cela ressemblait exactement au genre de choses pour lesquelles on se fait tuer, et j’ai plongé à pieds joints. J’étais un gosse jouant à un jeu, surexcité, prêt à bondir sur la queue du Mickey qu’on agitait devant lui. L’enquêteur borné, marchant en rond dans sa maison, un imbécile, un chien fou. Une fraude aux assurances ! Ha ha ! C’est sûrement ça ! Il faut que je sache sur quoi il travaillait !

Littlejohn ne dit mot. Il est déjà dans l’après. Cerné par la mort. Mais je sais que j’ai raison.

Kyle est resté à l’hôpital, assis dans le hall avec le docteur Fenton, pour attendre Sophia Littlejohn qui, en ce moment même, apprend la nouvelle, et qui s’apprête à vivre les mois les plus durs de sa vie. Comme tout le monde, mais en pire.

Je n’ai plus besoin de demander, j’ai déjà tout le tableau, mais rien à faire, c’est plus fort que moi.

– Le lendemain, vous êtes allé chez Merrimack Life and Fire, et vous avez attendu, c’est bien ça ?

Je m’attarde au feu rouge de Warren Street. Je pourrais le griller, bien sûr, j’ai un dangereux suspect à l’arrière, un assassin, mais j’attends, les mains à dix heures dix.

– Répondez-moi, je vous prie, monsieur. Le lendemain, vous êtes allé à son bureau, et vous avez attendu ?

Un souffle, à peine :

– Oui.

– Plus fort, je vous prie.

– Oui !

– Vous avez attendu dans le couloir, devant son bureau.

– Dans un placard.

Mes mains se resserrent sur le volant et mes jointures blanchissent presque au point de luire dans la pénombre. McConnell me regarde depuis le siège passager, l’air mal à l’aise.

– Dans un placard. Et une fois qu’elle a été seule, avec Gompers ivre dans son bureau et tous les autres au Barley House, vous lui avez montré le pistolet, l’avez escortée jusqu’à la réserve. Vous vous êtes arrangé pour qu’elle semble avoir été surprise en train de chercher des dossiers, aussi, juste pour… pour quoi faire ? Pour donner encore un tour de vis, me faire bien croire à ce que vous vouliez ?

– Oui, et…

– Oui ?

Je remarque que McConnell a posé une main sur la mienne, sur le volant, inquiète que je parte dans le décor.

– Elle aurait fini par tout vous raconter.

Palace, m’a-t-elle dit, assise sur le lit. Encore une chose.

– Il le fallait, gémit Littlejohn, les larmes aux yeux. J’étais obligé de la tuer.

– Personne n’est obligé de tuer.

Il regarde par la fenêtre, au loin.

– Oh, ça ne va pas tarder.

* * *

– Je l’avais bien dit, qu’il se passait quelque chose de pas net !

McGully, dans notre bureau, le derrière par terre, adossé au mur. Culverson, à l’autre bout de la pièce, qui irradie de calme et de dignité alors qu’il est assis en tailleur, son bas de pantalon légèrement remonté.

– Où sont passées nos affaires ?

Nos bureaux ont disparu. Ainsi que nos ordinateurs, nos téléphones, nos corbeilles à papier. Notre rangée de placards n’est plus sous la fenêtre ; à la place, un motif irrégulier d’indentations dans le sol. Les mégots jonchent la vieille moquette bleue tels des cancrelats morts.

– Je l’avais bien dit, répète McGully, dont la voix résonne de manière lugubre dans l’espace dépouillé.

J’ai laissé Littlejohn dehors, menotté sur la banquette arrière de l’Impala, gardé par l’agent McConnell avec l’aide réticente de Ritchie Michelson, en attendant son enregistrement officiel. Je suis entré seul dans le commissariat et j’ai couru trouver Culverson. Je veux que nous nous occupions de lui ensemble – son homicide, le mien. En camarades.

McGully achève la cigarette qu’il mâchonnait, la pince entre ses doigts, envoie d’une pichenette le mégot au milieu de la pièce, avec les autres.

– Ils savent, dit Culverson à mi-voix. Quelqu’un sait quelque chose.

– Quoi ? fait McGully.

Mais il ne reçoit pas de réponse, car le chef Ordler fait son entrée.

– Bonjour, les gars, nous lance-t-il.

Il est en civil, et il a l’air fatigué. McGully et Culverson restent assis par terre et lèvent sur lui un regard méfiant ; je me redresse, claque les talons, montre que je suis attentif. Je n’oublie pas que j’ai un double assassin présumé dans une voiture garée en bas, mais bizarrement, avec tout cela, j’ai l’impression que cela ne compte plus.

– Messieurs, à dater de ce matin, les services de police de Concord sont fédéralisés.

Personne ne dit mot. Ordler a sous le bras droit un classeur qui porte le sceau du département de la Justice.

– Fédéralisés ? Qu’est-ce que ça veut dire ? m’enhardis-je à demander.

Culverson secoue la tête, se lève lentement, pose une main solide sur mon épaule. McGully ne bouge pas de sa place et se rallume une cigarette.

J’insiste.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ordler regarde par terre, continue de parler.

– Ils restructurent tout, envoient encore plus de gamins dans les rues, et ils me disent que je peux garder la plupart de mes agents de patrouille, si je le veux et eux aussi, mais qu’ils dépendront du département de la Justice.

– Mais qu’est-ce que ça signifie, au juste ?

Je veux dire : pour nous ? La réponse crève pourtant les yeux : je me trouve dans une pièce vide.

– Qu’ils ferment les services judiciaires. En gros…

Je chasse la main de Culverson de mon épaule, me cache le visage dans les mains, relève les yeux vers le chef Ordler, secoue la tête.

– … en gros, l’idée est qu’une force d’investigation est relativement superflue, compte tenu des conditions actuelles.

Il continue comme ça pendant un petit moment – je n’écoute plus rien, à ce stade, mais il continue –, et puis à un moment il s’interrompt pour demander s’il y a des questions. Nous le dévisageons sans rien dire, si bien qu’il marmonne autre chose, tourne les talons et s’en va.

Je remarque, pour la première fois, qu’on a éteint notre radiateur et qu’il fait froid dans la pièce.

– Ils savent, insiste Culverson.

McGully et moi tournons la tête vers lui comme des marionnettes.

– Ils ne sont pas censés l’apprendre avant une semaine, dis-je. Je croyais que c’était pour le 9 avril.

Il secoue la tête.

– Il y a des gens qui savent déjà.

– Mais quoi ? s’énerve McGully.

– Des gens qui savent où le foutu machin va frapper.

* * *

J’ouvre la portière avant droite de l’Impala.

– Alors, qu’est-ce qui se passe ? me demande McConnell.

Je ne réponds rien pendant un long moment : je reste là, une main posée sur le toit de la voiture, à la regarder elle, puis je me tords le cou pour apercevoir le prisonnier, qui est affalé à l’arrière, la tête levée. Michelson, assis sur le capot, fume un mégot, comme ma sœur l’autre jour dans le parking.

– Henry ? Qu’est-ce qui se passe.

– Rien, rien. Allez, on l’emmène.

McConnell, Michelson et moi sortons le suspect de l’habitacle et le faisons entrer dans le garage. Une petite troupe nous observe : des Coupes-en-Brosse et quelques anciens, Halburton, le vieux mécano qui bricole encore dans le garage. Nous traînons Littlejohn avec ses menottes, avec sa belle veste en cuir. Un escalier en béton relie directement cette zone au sous-sol, à l’Enregistrement, précisément en vue de ce genre de situation : le suspect est amené dans un véhicule de police, et livré directement aux agents de service pour être enregistré.

– Stretch ? me lance Michelson. Qu’est-ce qui se passe ?

Je suis encore planté là, une main sur le bras du suspect. Quelqu’un siffle McConnell, qui porte toujours sa jupe et son chemisier.

– Va te faire foutre, répond-elle.

J’ai déjà emprunté cet escalier avec des pickpockets, une fois avec un présumé pyromane, avec un nombre incalculable d’ivrognes. Jamais avec un assassin.

Un double assassin.

Pourtant, je ne ressens rien, je suis comme engourdi. Ma mère serait fière de moi, me dis-je bêtement ; Naomi, peut-être aussi. Elles ne sont plus là ni l’une ni l’autre. Dans six mois, il ne restera rien de tout cela, rien que des cendres et un grand trou.

Je me remets en mouvement, guidant la petite troupe vers les marches. L’inspecteur coffrant son homme. J’ai mal à la tête.

En temps normal, voici ce qui se passe après : les agents de service reçoivent le suspect et descendent avec lui au sous-sol, où on prend ses empreintes et où on lui rappelle ses droits. Puis il est fouillé, photographié, le contenu de ses poches est collecté et étiqueté. On l’informe de ses possibilités de représentation légale ; quelqu’un comme Erik Littlejohn, qui a des moyens, a sans doute un avocat privé à appeler, et on lui permet de le faire.

Autrement dit, cette première marche d’un escalier de béton n’est en réalité qu’une étape parmi d’autres dans un long et complexe périple qui commence par la découverte d’un corps dans des toilettes malpropres et s’achève devant la justice.

Ça, c’est en temps normal.

Nous nous arrêtons à quelques pas de l’escalier.

– Stretch ? me demande à nouveau Michelson.

– Palace ? dit McConnell.

J’ignore quel sera le sort de Littlejohn une fois que je l’aurai livré aux deux petits jeunes de dix-sept ou dix-huit ans qui attendent, le regard morne et les mains tendues, d’emmener mon suspect au sous-sol.

Les règles de procédure ont été révisées plusieurs fois depuis l’adoption de la loi SSPI et des lois d’État correspondantes, et à la vérité je ne sais pas ce que disent les derniers statuts en date. Ce qu’il y avait dans le classeur du chef Ordler tout à l’heure – quelles provisions accompagnent la suspension des enquêtes criminelles ?

Dans mon cœur, je n’ai pas encore affronté la question de ce que deviendra l’assassin présumé après son arrestation. Pour être tout à fait franc, je n’avais jamais cru que je me tiendrais un jour ici.

Mais à présent… que faire ? Là est la question.

Je regarde Erik Littlejohn, lui aussi me regarde.

– Désolé, dis-je.

Et je le livre à mes collègues.

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