Jeudi 22 mars
Ascension droite : 19 05 26,5
Déclinaison : – 34 18 33
Élongation : 79.4
Delta : 3,146 ua
– Debout, mon grand. Il est l’heure de se réveiller.
– Allô ?
Hier soir, avant d’aller me coucher, j’ai débranché mon téléphone fixe et laissé mon portable sur vibreur, si bien que cette fois mon doux rêve d’Alison Koechner a été interrompu non par la clameur infernale du fixe, Maïa hurlant dans les vitres et incendiant le monde entier, mais par une faible vibration contre la table de chevet, une sensation qui s’est insinuée dans mon rêve en adoptant la forme d’un chat ronronnant tranquillement sur les genoux d’Alison.
Et en ce moment, Victor France me roucoule dans l’oreille.
– Ouvre tes petits yeux, mon chouchou. Ouvre grand ces jolies mirettes, Joe-la-Moustache.
J’entrouvre mes jolies mirettes. Je ne vois que du noir. La voix de France susurre, grotesque et insistante. Je me réveille tout à fait et abandonne à regret une dernière image d’Alison, radieuse dans le salon brun-rouge de notre maison en bois, à Casco Bay.
– Désolé de te réveiller, Palace. Oh, attends ! Non, en fait, je ne suis pas désolé du tout !
Sa voix se dissout dans un étrange petit rire. Il est défoncé à quelque chose, aucun doute là-dessus. Peut-être à la marijuana, peut-être à autre chose. Perché comme un satellite, comme disait mon père.
– Non, décidément, pas désolé du tout.
Je bâille, fais craquer ma nuque, et regarde l’heure : 3 h 47.
– Je sais pas comment tu dors ces temps-ci, l’inspecteur, mais moi, pas trop bien, personnellement. Chaque fois que je suis sur le point de m’écrouler, je me dis : attention, Vic mon pote, ce sont des heures perdues. Des heures en or qui partent à la poubelle.
Assis tout droit dans mon lit, je cherche à tâtons l’interrupteur de ma lampe de chevet et attrape mon cahier bleu et mon stylo en pensant : il a quelque chose pour moi. Il n’appellerait pas à cette heure-ci s’il n’avait rien à me donner.
– Je compte les jours, chez moi, t’imagines ? J’ai une grande affiche avec tous les jours qui restent, et j’en barre un tous les matins.
Derrière son monologue éraillé, on entend le staccato et les notes de clavier robotiques d’une musique électronique, et un grand nombre de voix chantant et braillant par-dessus. Victor fait la fête dans un hangar ou un entrepôt quelconque, probablement le long de Sheep Davis Road, bien à l’est de la ville.
– C’est comme un calendrier de l’avent, tu vois ce que je veux dire, mon pote ? (Il prend alors une voix grave de narrateur de film d’horreur.) Le calendrier de l’avent… des damnés.
Il rit, tousse, ricane encore. Décidément, ce n’est pas de la marijuana. Je pense plutôt à de l’ecstasy, même si je frémis rien qu’en pensant à ce qu’il a dû faire pour s’en procurer, les prix des produits synthétiques étant ce qu’ils sont.
– Vous avez des infos à me donner, Victor ?
– Ha ! Palace ! (Rire, toux.) C’est une chose que j’apprécie chez toi : t’es cash.
– Alors, vous avez quelque chose pour moi ?
– Oh, t’es pas croyable.
Il rit encore, se tait, et je l’imagine, agité de tics, avec ses bras maigres et crispés, son sourire moqueur. Dans le silence, on n’entend plus que la musique drum and bass derrière lui, aigrelette et lointaine.
– Ouais, finit-il par lâcher. J’ai quelque chose. J’ai trouvé, pour ton pick-up. Pour tout te dire, j’avais déjà l’info hier, mais j’ai attendu. J’ai attendu d’être certain de te réveiller, et tu sais pourquoi ?
– Parce que vous me détestez.
– Gagné ! braille-t-il avec un nouveau ricanement. Je te hais ! T’as de quoi noter, p’tit cul ?
D’après Victor France, le pick-up rouge orné d’un drapeau a été modifié de manière à rouler à l’huile de récup par un mécanicien croate nommé Djemic, qui tient un petit atelier près des ruines carbonisées du concessionnaire Nissan, dans Manchester Street. Je ne connais pas l’endroit dont il parle, mais ce sera facile à trouver.
– Merci, Victor. (Complètement lucide, à présent, je note à toute vitesse, c’est génial, bon sang de bois, et je suis envahi par une bouffée d’enthousiasme et même d’affection pour Victor France.) Merci, vieux, c’est super. Vraiment, merci. Retourne faire la fête, va.
– Attends, attends, attends. Maintenant, c’est toi qui m’écoutes.
– Oui ? Quoi ?
Mon cœur en tremble dans ma poitrine. J’entrevois déjà la suite de l’enquête, chaque info s’enchaînant avec la suivante et me menant un peu plus loin.
– Je veux juste te dire… Je veux te dire quelque chose. (Sa voix a perdu son vernis d’ivresse et d’excitation, il est devenu très calme. Je l’imagine aussi clairement que s’il se tenait devant moi, penché sur un téléphone public, agitant l’index.) Je voulais juste te dire : cette fois c’est fini, mec.
– D’accord. C’est fini.
Et je suis sincère. Il m’a donné ce que je lui demandais et même plus, et j’ai bien l’intention de le laisser tranquille. Qu’il danse dans son hangar jusqu’à la fin du monde si ça lui chante.
– C’est… (Sa voix se brise, épaissie par les larmes, et soudain le gros dur n’existe plus, il n’est plus qu’un petit garçon suppliant qu’on arrête la punition.) C’est promis ?
– Oui, Victor. Promis.
– OK. Parce que je peux te dire à qui il est, le pick-up.
Au fait, je sais pourquoi je fais ce rêve. Je ne suis pas complètement idiot, quand même. Le coup de l’enquêteur qui ne sait pas élucider sa propre vie, merci bien, très peu pour moi.
Mon rêve récurrent, celui où je vois mon amoureuse du lycée, ne parle pas réellement de mon amoureuse du lycée, au fond. Ce n’est pas un rêve sur Alison Koechner, sur notre amour perdu et sur la coquette petite maison à trois chambres dans le Maine qu’on se serait peut-être fait construire s’il en était allé autrement. Je ne rêve pas d’un joli jardin avec une clôture peinte en blanc, de mots croisés le dimanche ni de thé chaud.
Il n’y a pas d’astéroïde dans le rêve. Dans ce rêve, la vie continue. Une vie simple, heureuse, clôture blanche ou non. Simplement, la vie. Qui continue.
Quand je rêve d’Alison Koechner, ce dont je rêve, c’est que je ne meurs pas.
OK ? Vu ? Je pige.
– Je voulais juste voir quelques points avec vous, monsieur Dotseth, histoire de vous tenir au courant : cette affaire, celle du pendu, elle se tient. Vraiment.
– Maman ? C’est toi ?
– Hein ? Non… c’est l’inspecteur Palace.
Un silence, un petit rire.
– Je sais bien, petit. Je m’amusais un peu.
– Ah. Bien sûr.
J’entends des pages de journal tourner. Un peu plus, et je sentirais l’odeur âcre du café que Denny Dotseth doit avoir devant lui.
– Dites, vous avez vu ce qui se passe à Jérusalem ?
– Non.
– Oh, là là. Je vous raconte ?
– Non, monsieur, pas maintenant. Donc, alors cette affaire, monsieur Dotseth.
– Pardon, rappelez-moi de quoi on parle, là ?
Une gorgée de café, un froissement de papier journal, il se paie ma tête, moi à la table de ma cuisine, tambourinant de mes longs doigts sur une page de mon cahier bleu. Page sur laquelle, depuis quatre heures ce matin, sont inscrits le nom et l’adresse de la dernière personne à avoir vu mon assureur en vie.
– L’affaire Zell, monsieur. Le pendu d’hier matin.
– Ah, oui. La tentative d’assassinat. C’est un suicide, mais vous tentez de…
– Oui, monsieur. Mais écoutez : j’ai une piste solide pour le véhicule.
– Et quel véhicule, petit ?
Mes doigts qui tambourinent de plus en plus vite, ratatatatata. Allez, Dotseth, un petit effort.
– Le véhicule dont nous avons parlé hier, monsieur. Le pick-up rouge roulant à l’huile végétale. Dans lequel la victime a été vue pour la dernière fois.
Encore un long silence. Dotseth essaie de me rendre fou.
– Allô ? Denny ?
– D’accord, bon, vous avez une piste pour le véhicule.
– Oui. Et vous m’avez dit de vous tenir au courant s’il y avait une chance sérieuse pour que ce soit autre chose qu’un pendu.
– J’ai dit ça, moi ?
– Oui. Et je crois que c’est le cas, monsieur, je crois bien que c’est le cas. Je vais aller faire un tour là-bas ce matin, m’entretenir avec le gars, et si je vois quelque chose de louche, je reviens vous voir pour qu’on obtienne un mandat, d’accord ?… Monsieur Dotseth ?
Il se racle la gorge.
– Inspecteur Palace ? Qui est votre supérieur direct, en ce moment ?
– Monsieur ?
J’attends, la main toujours en suspens au-dessus du cahier, les doigts repliés près de l’adresse : 77 Bow Bog Road. C’est juste un peu au sud de nous, à Bow, la première agglomération qui touche Concord.
– À la Criminelle. Qui supervise la brigade ?
– Euh, personne, j’imagine. Officiellement, c’est le chef Ordler. Le sergent Stassen est parti vivre ses rêves fin novembre, je crois, avant même que j’aie été promu. On attend un remplaçant.
– Je vois. D’accord. On attend. Très franchement, mon jeune ami : si vous voulez donner suite à cette affaire, donnez suite, nom de Dieu.
– Petey n’est pas mort.
– Si.
– Je viens de le voir. Y a juste deux-trois jours. Mardi soir, je crois.
– Non, monsieur, vous vous trompez.
– Je crois bien que non
– En fait, monsieur, c’était lundi.
Je me tiens au pied d’une échelle télescopique en métal appuyée contre une maison, un petit pavillon bas au toit d’ardoises pentu. Les mains en porte-voix, la tête renversée en arrière, je crie à travers une légère averse de neige. J. T. Toussaint, ouvrier du bâtiment et carrier au chômage, un vrai géant, est en haut de l’échelle, ses grosses chaussures de chantier marron clair fermement posées sur le dernier barreau, sa vaste bedaine appuyée contre la gouttière. Je ne distingue pas encore clairement ses traits, seulement le quart inférieur droit de son visage, baissé vers moi, encadré par la capuche d’un sweat-shirt bleu.
– Vous êtes allé le chercher à son travail lundi soir.
Toussaint émet un bruit qui signifie « ah oui ? », mais compressé dans une exclamation épaisse et floue : « houé ? »
– Oui, monsieur. Dans votre pick-up rouge orné d’un drapeau américain. C’est celui-là, là-bas ?
Je désigne l’allée d’accès et Toussaint fait oui de la tête en se recalant contre la gouttière. Le bas de l’échelle tremble un peu.
– Mardi matin, il a été retrouvé mort.
– Oh, dit l’homme tout là-haut. C’est pas vrai. Il s’est pendu ?
– En apparence, en tout cas. Voulez-vous bien descendre, je vous prie ?
La maison est vraiment moche : un cube de bois, déglingué et de travers, un peu comme un kart qu’on aurait oublié dans la boue. Le jardin de devant comprend un seul arbre, un très vieux chêne, qui lève ses branches tordues vers le ciel comme si on était venu l’arrêter ; sur le côté, une niche à chien et une rangée de buissons épineux, épais et pas taillés, qui fait office de haie. Pendant que Toussaint descend, les montants de l’échelle oscillent de manière alarmante, puis le voilà au sol, dans son sweat à capuche et ses gros godillots, un pistolet à mastic pendant d’un de ses gros poings, et il me toise de la tête aux pieds. Nous soufflons tous les deux d’épais nuages de buée froide.
C’est bien vrai, ce que tout le monde disait : il est gros, mais costaud. Il a la silhouette solide d’un ancien joueur de football américain. Il y a de la force dans son énorme volume, et on dirait qu’il pourrait courir et sauter s’il le fallait. Vous plaquer au sol si c’était nécessaire. Sa tête évoque une borne en granit : menton oblong et proéminent, front large, la chair dure et pommelée, comme érodée de manière irrégulière.
– Inspecteur Henry Palace, dis-je. Je suis officier de police.
– Sans blague.
Soudain, il fait un grand pas brusque vers moi, pousse deux jappements brefs et tape dans ses mains, et je fais un bond en arrière, surpris, cherchant mon holster à tâtons.
Mais c’est juste un chien ; il appelle son chien. Toussaint s’accroupit et l’animal arrive en gambadant : une petite bête ébouriffée avec des boucles blanches clairsemées. Une sorte de caniche, quelque chose dans le genre.
– Viens là, Houdini, dit-il en ouvrant les bras. Viens, mon chien.
Houdini frotte sa petite gueule contre la paume charnue de Toussaint, et j’en profite pour tâcher de me ressaisir, respirer à fond. Le gros homme, toujours accroupi, relève la tête vers moi, amusé, et il sait, je sais qu’il sait : je suis un livre ouvert, pour lui.
À l’intérieur, la maison est tout aussi moche et terne. Les cloisons miteuses sont en plâtre jaunissant, et les quelques ornements sont strictement utilitaires : une pendule, un calendrier, un décapsuleur vissé au chambranle de la porte de la cuisine. La petite cheminée est emplie d’ordures, de bouteilles de bière d’importation vides – plutôt cher, ça, alors que même les tarifs des marques bas de gamme sont fixés par l’ATF à 21,99 $ le pack de six, et peuvent monter bien plus haut au marché noir. Sur notre passage, une bouteille de Rolling Rock se libère du tas et tombe à grand fracas sur le plancher du salon.
– Alors, dis-je en sortant mon cahier bleu et mon stylo. Comment connaissiez-vous Peter Zell ?
Toussaint s’allume une cigarette et inhale lentement avant de me répondre.
– On se connaît depuis l’école primaire.
– L’école primaire ?
– Broken Ground. Juste au bout de la rue Curtisville Road.
Il jette son pistolet à mastic dans une boîte à outils, qu’il envoie d’un coup de pied sous le canapé déglingué.
– Asseyez-vous si vous voulez.
– Non merci.
Toussaint ne s’assoit pas non plus. Il me contourne d’un pas lourd pour entrer dans la cuisine, en crachant sa fumée comme un dragon.
Une maquette du Capitole du New Hampshire est posée sur le manteau de la cheminée, haute de vingt centimètres et détaillée avec précision : la façade de pierre blanche, le dôme doré, l’aigle minuscule dépassant au sommet.
– Ça vous plaît ? me demande Toussaint lorsqu’il revient en tenant une Heineken par le goulot – je repose vivement la maquette. C’est mon paternel qui a fait ça.
– Il est artiste ?
Toussaint fait basculer le dôme, révélant un cendrier à l’intérieur.
– Il est mort. Mais, oui, il était artiste. Entre autres choses.
Il laisse tomber sa cendre dans le dôme renversé du Capitole, me regarde et attend.
– Donc. L’école primaire.
– Eh oui.
D’après Toussaint, Peter Zell et lui ont été inséparables du CE1 au CM2. Tous deux étaient impopulaires : Toussaint était pauvre, recevait les petits déjeuners gratuits de l’aide sociale, portait tous les jours les mêmes vêtements récupérés dans des friperies ; Zell, lui, venait d’un milieu aisé mais il était terriblement complexé, sensible, une victime-née. C’est ainsi qu’ils se sont liés, les deux petits gamins rejetés, jouant au ping-pong dans le sous-sol des Zell, faisant du vélo dans les collines autour de l’hôpital, jouant à Donjons et Dragons dans cette maison même, là où nous sommes assis en ce moment. L’été, ils parcouraient à bicyclette les trois ou quatre kilomètres qui les séparaient de la carrière de State Street, derrière la prison, se mettaient en caleçon et plongeaient, s’éclaboussaient, s’enfonçaient mutuellement la tête dans l’eau froide et claire.
– Vous voyez, quoi. Des bêtises de gosses, conclut Toussaint avec un sourire, en savourant sa bière.
Je hoche la tête tout en prenant des notes, intrigué par l’image mentale de mon assureur enfant : le corps prépubère mou et gras, les lunettes à verres épais, les vêtements soigneusement pliés au bord de l’étang, la version jeune de l’actuaire timide et obsessionnel qu’il était voué à devenir.
J. T. et Peter, comme c’était peut-être inévitable, se sont ensuite éloignés. La puberté a frappé et Toussaint est devenu un dur, un mec cool, a commencé à faucher des CD de Metallica au magasin Pitchfork Records, à boire de la bière en douce et à fumer des Marlboro rouges, tandis que Zell restait enfermé à double tour dans les contours raides et immuables de son personnage, rigide, anxieux et indécrottablement ringard. Au collège, ils ne faisaient plus que se saluer de la tête dans les couloirs, puis Toussaint a arrêté l’école, Peter a obtenu son diplôme du secondaire et est parti pour la fac, et vingt ans se sont écoulés sans qu’ils échangent un mot.
Je prends note de tout cela. Toussaint termine sa boisson et jette la bouteille vide dans le tas de la cheminée. Il doit y avoir des interstices entre les planches des murs, car les silences qui ponctuent notre conversation sont emplis par le sifflement du vent qui souffle fort dehors et se concentre en passant dans les fentes.
– Et puis un beau jour, voilà qu’il m’appelle, dites donc. Comme ça, sans prévenir. Il me dit : allons déjeuner.
Je fais cliqueter trois fois mon stylo.
– Pourquoi ?
– Aucune idée.
– Quand ?
– J’en sais rien. En juillet ? Non. Je venais de me faire virer. Juin. Il me dit qu’il pense souvent à moi depuis que ce merdier a commencé.
Il tend l’index et vise le ciel par la fenêtre. Ce merdier. Mon téléphone sonne, j’y jette un coup d’œil. Nico. Je rejette l’appel.
– Et donc, que faisiez-vous ensemble au juste, tous les deux ?
– Pareil qu’avant.
– Vous jouiez à Donjons et Dragons ?
Il me regarde, émet un rire bref, change de position sur sa chaise.
– Bon, d’accord. Pas la même chose qu’avant. On buvait des bières. On se baladait en bagnole. On faisait un peu de tir.
Je marque une pause. Le vent souffle toujours. Toussaint se rallume une clope, devine ce que je m’apprête à dire.
– Trois carabines Winchester, monsieur le policier. Dans une armoire. Déchargées. Elles sont à moi et je peux le prouver.
– Sous clé, j’espère.
Le trafic d’armes à feu est un problème. Les gens les volent, les accumulent, et d’autres les leur volent pour les leur revendre ensuite, moyennant des sommes astronomiques.
– Personne ne me piquera mes armes, putain, dit-il rapidement, d’une voix dure, en me lançant un regard menaçant, comme si j’envisageais de le faire moi-même.
Je ne relève pas. Je l’interroge sur la soirée de lundi, la dernière de la vie de Peter Zell, et il hausse les épaules.
– Je suis passé le prendre au bureau.
– À quelle heure ?
– J’en sais rien. L’heure d’après le boulot.
Je sens bien qu’il m’apprécie de moins en moins. Il a hâte que je m’en aille, et peut-être que cet homme a tué Peter, peut-être pas, mais quoi qu’il en soit, je ne peux pas éviter l’impression que je pourrais mourir sous ses coups s’il le voulait, comme ça, trois ou quatre coups de poing suffiraient, comme un homme des cavernes massacrant un cerf.
Il me raconte qu’ils se sont baladés un petit moment en voiture, puis qu’ils sont allés voir le dernier épisode de Pâles lueurs au loin, la série de SF, au cinéma Red River. Ils ont bu quelques bières, ils ont regardé le film, après quoi ils sont partis chacun de son côté, Peter disant qu’il voulait rentrer à pied.
– Vous avez croisé du monde au cinéma ?
– Juste les gens qui bossent là-bas, quoi.
Il tire une dernière bouffée de sa seconde cigarette, écrase le mégot dans le Capitole. Houdini arrive à petits pas, sa vive langue rose trouvant encore des miettes de biscuit aux coins de sa gueule, puis frotte sa tête mince contre la vaste cuisse de son maître.
– Faudra que je l’abatte, ce clebs, déclare subitement Toussaint d’un air absent, pragmatique, en se levant. À la fin, je veux dire.
– Quoi ?
– C’est un petit trouillard, ce pépère. (Toussaint regarde le chien, tête inclinée, comme s’il évaluait, comme s’il tâchait de se figurer l’effet que cela lui fera.) Je peux pas l’imaginer mourant comme ça, par le feu, de froid ou noyé. Je lui mettrai sans doute une balle dans la tête.
Je suis prêt à me tirer de là. J’ai vraiment envie de partir.
– Une dernière chose, monsieur Toussaint. Auriez-vous par hasard remarqué les bleus ? Sous l’œil droit de M. Zell ?
– Il m’a dit qu’il était tombé dans un escalier.
– Et vous l’avez cru ?
Il rit sous cape en grattant la tête du chien.
– De la part de quelqu’un d’autre, j’y aurais pas cru. J’aurais pensé qu’il avait sifflé la meuf d’un type qu’il fallait pas énerver. Mais avec Pete, allez savoir ? Il a bien pu se vautrer dans un escalier.
– D’accord, dis-je tout en pensant : et moi, je parie que non.
Toussaint prend la tête d’Houdini entre ses mains. Ils se regardent longuement, et j’entrevois l’avenir, le moment terrible et douloureux, le canon de .270 qui se lève, l’animal confiant, la détonation, la fin.
Il détourne les yeux de son chien, revient à moi, et le charme est rompu.
– Autre chose ? Monsieur le policier ?
Une des blagues préférées de mon père : quand on lui demandait ce qu’il faisait dans la vie, il répondait qu’il était roi-philosophe. Il le disait avec un sérieux absolu, et il était comme ça, Temple Palace : il ne lâchait jamais le morceau. À chaque fois, la personne qui lui avait posé la question – mettons le barbier, ou un invité à un cocktail, ou un parent d’un de mes amis, auquel cas je regardais par terre, mort de honte –, la personne le regardait sans comprendre, et il se contentait de répondre « quoi ? » en ouvrant les mains, implorant : « Mais quoi ? Je parle sérieusement ! »
En réalité, il enseignait la littérature anglaise – Chaucer, Shakespeare, Donne – là-bas à St. Anselm’s. À la maison, il nous sortait sans cesse des citations et des allusions, murmurant des leçons de littérature du coin de la bouche, réagissant aux incidents et aux conversations banales de la maisonnée à coups de commentaires abstraits.
J’ai oublié depuis longtemps la teneur de presque tous ces apartés, mais il y en a un que je garde en tête.
J’étais rentré en pleurnichant parce qu’un camarade, Burt Phipps, m’avait fait tomber d’une balançoire. Ma mère, Peg, jolie, pragmatique et efficace, avait enveloppé trois glaçons dans un sachet plastique et les avait tenus contre ma bosse, pendant que mon père, appuyé contre le plan de travail de la cuisine en Formica vert, se demandait pourquoi ce Burt avait fait une chose pareille.
Et moi, tout en reniflant :
– Ben parce que c’est un crétin, c’est tout !
– Ah mais non ! a protesté mon père en levant ses lunettes sous la lampe pour les essuyer avec une serviette de table. Si Shakespeare nous apprend une chose, Hen, c’est que tout acte a un mobile.
Je le regarde, tout en pressant le sachet plastique mou et plein de glace contre mon front meurtri.
– Tu comprends, fils ? Chaque fois que quelqu’un fait quelque chose, et je me fiche de savoir ce que c’est, il a une raison de le faire. Nulle action ne se produit sans motivation, que ce soit dans l’art ou dans la vie.
– Au nom du Ciel, chéri, s’impatiente ma mère, accroupie devant moi, qui scrute mes pupilles pour éliminer la possibilité d’une commotion cérébrale. Une brute est une brute.
– Ça oui, fait papa en me tapotant le crâne avant de sortir de la cuisine. Mais je le demande, qu’est-ce qui en a fait une brute ?
Ma mère lève les yeux au ciel, dépose un baiser sur ma pauvre tête et se lève. Nico, cinq ans, est dans le coin, occupée à construire un palais en Lego à plusieurs étages. Elle est en train d’ajuster la toiture en surplomb avec mille précautions.
Le professeur Temple Palace n’aura pas vécu assez longtemps pour voir l’avènement de la malencontreuse situation actuelle ; malheureusement, ma mère non plus.
Dans un peu plus de six mois, d’après les prédictions scientifiques les plus fiables, au moins la moitié de la population planétaire mourra des suites d’un enchaînement de cataclysmes. Une explosion de dix mégatonnes, équivalant grosso modo à la puissance de mille Hiroshima, creusera un gigantesque cratère dans le sol, déclenchant une série de tremblements de terre à défier l’échelle de Richter et propulsant des tsunamis vertigineux à travers les océans.
Puis viendra le nuage de cendres, le noir, les dix-huit degrés de baisse des températures, en moyenne. Adieu les récoltes, adieu le bétail, adieu la lumière. Le sort de ceux qui auront survécu sera lent et froid.
Répondez à ceci, dans vos cahiers bleus, professeur Palace : quel effet cela a-t-il sur les motivations, toutes ces informations, toute cette insoutenable immanence ?
Prenez J. T. Toussaint, un cariste au chômage sans antécédents criminels.
Pas d’alibi vérifiable à l’heure de la mort. Il était chez lui, dit-il, en train de lire.
En temps normal, donc, nous nous pencherions sur la question du mobile. Nous nous poserions des questions sur ces heures qu’ils ont passées ensemble, ce dernier soir : ils sont allés voir Pâles lueurs au loin, ils se sont gorgés de bière au cinéma. Ils se sont disputés à cause d’une femme, peut-être, ou de quelque insulte idiote datant de l’école primaire et à demi oubliée, et le ton est monté.
Le premier problème, avec une telle hypothèse, est que justement, ce n’est pas ainsi que Peter Zell a été tué. Un meurtre résultant d’une longue soirée de beuverie, un meurtre à propos d’une femme ou d’un concours de celui qui pissera le plus loin, est un meurtre commis au moyen d’une batte de base-ball, ou d’un couteau, ou d’une carabine Winchester .270. Alors qu’ici, nous avons un homme qui a été étranglé, puis déplacé, une scène de suicide délibérément et soigneusement mise en place.
Mais le second problème, bien plus grand, est que l’idée même de mobile doit être réexaminée dans le contexte de la catastrophe imminente.
Parce que les gens font toutes sortes de choses, pour des raisons qui peuvent être difficiles ou impossibles à cerner clairement. Au cours de ces derniers mois, le monde a connu des épisodes de cannibalisme, d’orgies extatiques ; d’étonnants déploiements de charité et de bonnes actions ; des tentatives de révolutions socialistes et des tentatives de révolutions religieuses ; des psychoses collectives incluant le Second Avènement de Jésus-Christ, le retour d’Ali, beau-fils de Mahomet et Commandeur des Croyants, ou encore la constellation d’Orion descendant du ciel avec son épée et sa ceinture.
Des gens fabriquent des fusées, des gens se construisent des cabanes dans les arbres, des gens prennent plusieurs femmes, des gens tirent au hasard dans la foule, des gens s’immolent par le feu, des gens entreprennent des études de médecine tandis que les médecins abandonnent leur travail et se construisent des huttes dans le désert pour s’y installer et prier.
À ma connaissance, rien de tout cela n’est encore arrivé à Concord. Néanmoins, l’enquêteur consciencieux se voit obligé d’examiner la question du mobile sous un nouvel éclairage, de la replacer dans la matrice de notre situation présente et fort inhabituelle. La fin du monde change tout, du point de vue judiciaire.
Je suis sur Albin Road, juste après Blevens, lorsque la voiture dérape sur une plaque de verglas et fait une violente embardée vers la droite. J’essaie de la ramener brusquement à gauche et rien ne se passe. Le volant tourne sous mes mains sans aucun effet, je zigzague et j’entends une suite de coups métalliques inquiétants : les chaînes qui cognent salement contre les ailes.
– Allez, allez ! dis-je, mais on dirait que le volant ne communique plus du tout avec la direction, il tourne et tourne encore, et pendant ce temps la voiture entière se précipite vers la droite, comme un palet de hoquet géant qu’on aurait envoyé valser et qui glisse furieusement vers le fossé. Allez ! Allez !
Mon estomac se soulève. J’écrase le frein comme un dingue, rien ne se passe, et voilà que l’arrière remonte à la même hauteur que l’avant, si bien que l’Impala se retrouve pratiquement perpendiculaire à la route, et je sens les roues arrière se soulever tandis que l’avant se rue droit devant, rebondit par-dessus le fossé, va s’encastrer dans le large tronc solide d’un conifère, et mon crâne heurte violemment l’appui-tête.
Puis, plus rien ne bouge. Le silence est soudain et complet. Ma respiration. Un oiseau d’hiver qui chante, quelque part au loin. Un petit crachotement résigné dans le moteur.
Lentement, je prends conscience d’un cliquetis et je mets une seconde à m’apercevoir que c’est le bruit de mes dents qui claquent. J’ai les mains qui tremblent, aussi, et les genoux qui tressautent comme ceux d’un pantin.
Ma collision avec l’arbre a fait tomber beaucoup de neige, et il y en a encore un peu qui descend doucement, comme une fausse tempête toute douce, un saupoudrage qui s’accumule sur le pare-brise fêlé.
Je change de position, reprends mon souffle, palpe mes membres comme si je fouillais un suspect, mais tout va bien. Je n’ai rien.
L’avant du véhicule est enfoncé : il y a juste un creux, pile au centre, comme si un géant avait pris son élan et envoyé un grand coup de pied bien fort.
Mes chaînes se sont détachées. Les quatre. Elles sont étalées dans tous les sens tels des filets de pêche, formant des tas emmêlés autour des pneus.
– Bon sang de bois, dis-je tout haut.
Je ne pense pas qu’il l’ait tué. Toussaint. Je ramasse les chaînes et les dépose en tas dans le coffre.
Je ne pense pas qu’il soit l’assassin. Je ne pense pas que ça colle.
Il y a cinq escaliers en tout dans nos locaux, mais seulement deux mènent au sous-sol. L’un n’est qu’une volée de marches grossières en ciment brut descendant du garage, de sorte que quand les véhicules arrivent avec des suspects menottés à l’arrière, ceux-ci peuvent être emmenés tout droit à l’enregistrement, puis à la zone du sous-sol où l’on prend les photos d’identité judiciaire et les empreintes, puis vers la cellule ordinaire et la cellule de dégrisement. La cellule de dégrisement est toujours pleine, en ce moment. Pour accéder à l’autre partie du sous-sol, on prend en revanche l’escalier principal nord-ouest : on passe son badge d’identité devant le boîtier, on attend que la porte se débloque, et on rejoint le royaume confiné de l’officier Frank Wilentz.
– Tiens donc, l’inspecteur Monte-en-Flèche, dit Wilentz en m’adressant une parodie amicale de salut militaire. Je te trouve un peu pâlot.
– Je me suis pris un arbre. Je vais bien.
– Et l’arbre, comment va-t-il ?
– Tu peux vérifier un nom pour moi ?
– Elle te plaît, ma casquette ?
– Wilentz, allez…
Le technicien administratif de la PJ de Concord travaille dans un enclos grillagé de moins de deux mètres carrés, un ancien local à pièces à conviction, derrière un bureau jonché d’albums de BD et de paquets de bonbons. Des crochets, sur le grillage de sa cage, servent à suspendre une collection de casquettes de base-ball de ligue majeure, dont une, casquette-souvenir rouge vif à l’effigie des Phillies, repose en ce moment sur sa tête, coquettement inclinée.
– Réponds-moi, Palace.
– Cette casquette me plaît beaucoup, agent Wilentz.
– Tu dis ça pour me faire plaisir.
– Bon, j’ai besoin que tu vérifies un nom pour moi.
– J’ai les casquettes de toutes les équipes de la ligue. Tu le savais, ça ?
– Je crois que tu l’as déjà dit, oui.
Le problème est qu’en ce moment, Wilentz possède la seule connexion Internet haut débit régulière de tout le bâtiment ; pour ce que j’en sais, c’est même la seule connexion Internet haut débit régulière du comté. Il paraît que la PJ de Columbia a droit à une seule machine connectée à je ne sais quel serveur en plaqué or du département de la Justice. Concrètement, cela veut dire que si je veux me brancher sur les serveurs du FBI pour vérifier des antécédents criminels à l’échelle nationale, il me faut au préalable admirer la collection de casquettes de Frank.
– Avant, je les collectionnais avec dans l’idée de les léguer à mes gosses plus tard, mais puisque maintenant ça paraît clair que je n’en aurai jamais, de gosses, j’en profite pour mon plaisir. (Son expression pince-sans-rire cède la place à un grand sourire édenté.) Je suis du genre à voir le verre à moitié plein, moi. Tu voulais quelque chose ?
– J’ai besoin que tu vérifies un nom pour moi.
– Ah, oui, c’est ce que tu disais.
Wilentz entre le nom et l’adresse à Bow Bogs, coche les cases d’un formulaire sur la page du département de la Justice, et je reste devant son bureau, à le regarder taper, en tambourinant des doigts, pensif, sur la paroi de sa cage.
– Wilentz ?
– Oui ?
– Tu pourrais te suicider, toi ?
– Non, répond-il aussitôt, tapant toujours, cliquant sur un lien. Mais j’avoue que j’y ai pensé. Les Romains, tu sais, ils trouvaient que c’était ce qu’on peut faire de plus courageux. Quand on est confronté à la tyrannie. Cicéron. Sénèque. Tous ces mecs-là.
Il passe lentement l’index sur sa gorge : couic.
– Mais on n’est pas confrontés à la tyrannie, nous.
– Ah, mais si. Le gros facho qui tombe du ciel, mon pote. (Il se détourne de son écran pour choisir un mini Kit-Kat dans son tas de friandises.) Mais je le ferai pas. Et tu sais pourquoi ?
– Pourquoi ?
– Parce que… je… (Il se retourne, appuie sur une dernière touche.) … je suis lâche.
Avec Wilentz, c’est toujours difficile de dire s’il plaisante ou pas, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je tourne mon attention vers ce qui se passe sur l’écran : de longues colonnes de données qui défilent.
– Eh bien, mon ami, me dit-il en déballant sa barre chocolatée. C’est un vrai boy-scout que tu as là.
– Comment ?
Il s’avère que M. J. T. Toussaint n’a jamais commis un seul crime, ou du moins ne s’est jamais fait prendre.
Jamais il n’a été arrêté par la police de Concord, que ce soit avant ou après Maïa, ni par l’État du New Hampshire, ni par aucun autre État, comté ou autorité locale. Il n’a jamais mis le pied dans une prison fédérale, il n’a pas de dossier au FBI ni au département de la Justice. Rien à l’international, rien dans l’armée non plus. Une fois, apparemment, il a mal garé une moto dans un petit patelin appelé Waterville Valley, dans les White Mountains, et s’est attiré une amende qu’il a réglée sans délai.
– Alors, rien ?
Wilentz confirme de la tête.
– Rien. À moins qu’il ait buté quelqu’un en Louisiane. La Nouvelle-Orléans est déconnectée du réseau. (Il se lève, s’étire, ajoute l’emballage de sa friandise à ceux qui traînent sur le bureau.) Moi-même, je pense parfois à descendre là-bas. Il paraît qu’on s’éclate, dans le coin. Ça baise dans tous les sens, à ce qu’on m’a dit.
Je remonte muni d’une sortie imprimante des antécédents criminels de J. T. Toussaint, ou plutôt de l’absence desdits. S’il est du genre à zigouiller les gens et à les pendre dans des toilettes de fast-foods, c’est une pratique toute récente chez lui.
En haut, à mon bureau, je décroche mon fixe pour tenter de joindre Sophia Littlejohn, et je suis de nouveau accueilli par les intonations énergiques et peu aimables de la standardiste de la maternité de Concord. Non, Mme Littlejohn n’est pas là ; non, elle ne sait pas où elle est ; non, elle ne sait pas quand elle reviendra.
– Pouvez-vous lui demander de rappeler l’inspecteur Palace, à la PJ de Concord ? Puis j’ajoute, sur une impulsion : Dites-lui que je suis son ami. Dites-lui que je veux l’aider.
Elle marque un silence, puis me répond : « D’ac-coooord », traînant sur la seconde syllabe comme si elle ne voyait pas bien ce que je veux dire. Je ne peux pas lui en vouloir, ne le sachant pas trop moi-même. Je jette à la poubelle le mouchoir que je pressais contre mon front. Je me sens agité, insatisfait, en lisant et relisant le casier vierge de J. T. Toussaint, en repensant à la maison, au chien, au toit, à la pelouse. L’autre chose qui me tracasse, c’est que je crois bien me souvenir d’avoir soigneusement fixé mes chaînes hier matin et vérifié qu’elles tenaient, comme j’ai l’habitude de le faire une fois par semaine.
– Eh, Palace, viens un peu voir ça.
C’est Andreas, devant son ordinateur.
– Tu regardes quelque chose en ligne ?
– Non, c’est sur mon disque dur. Je l’ai téléchargé la dernière fois qu’on a pu se connecter.
– Ah. Bon, euh…
Mais c’est trop tard, j’ai déjà traversé la pièce, je suis debout à côté de lui, et il me serre le coude d’une main, désignant son écran de l’autre.
– Regarde, me dit-il, le souffle court. Regarde ça avec moi.
– Allez, quoi, Andreas. Je bosse sur une affaire, là.
– Je sais, mais regarde, Hank.
– J’ai déjà vu ce truc-là.
Tout le monde l’a déjà vu. Quelques jours après Tolkin, après l’émission spéciale de CBS, la conclusion finale, le Jet Propulsion Lab de la NASA a diffusé une courte vidéo pour bien faire comprendre au grand public ce qui se passait. C’est une animation en Java toute simple, dans laquelle des avatars grossièrement pixellisés de différents corps célestes gravitent autour du Soleil : la Terre, Vénus, Mars et, bien sûr, le clou du spectacle, ce bon vieux 2011GV1. Les planètes et le planétoïde mineur honni caracolent autour du Soleil, chacun à son rythme, chacun suivant son ellipse, se déplaçant clic après clic, chaque intervalle entre deux images représentant deux semaines dans la réalité.
– Attends juste une seconde, insiste Andreas en desserrant les doigts de mon coude mais sans me lâcher, de plus en plus penché sur son bureau.
Il a les joues rouges. Il scrute l’écran avec un émerveillement plein de déférence, les yeux écarquillés, tel un enfant regardant dans un aquarium.
Je reste derrière lui malgré moi, à suivre la sale trajectoire de Maïa autour du Soleil. L’animation est étrangement hypnotisante, un peu comme un court-métrage artistique, une installation dans une galerie : couleurs vives, mouvement répétitif, action simple, irrésistible. Dans les confins de son orbite, 2011GV1 se traîne lentement, méthodiquement, et semble lambiner dans le ciel, bien moins rapide sur son orbite que la Terre ne l’est sur la sienne. Mais ensuite, dans les dernières secondes, Maïa accélère, comme la trotteuse d’une pendule passant d’un coup de quatre à six. Et puis, obéissant scrupuleusement à la Seconde loi de Kepler, l’astéroïde avale subitement les derniers millions de kilomètres, rattrape la pauvre Terre qui ne se doute de rien, et là… bam !
La vidéo se fige sur la dernière image, datée du 3 octobre, jour de l’impact. Bam ! Malgré moi, j’en ai un haut-le-cœur et je me détourne.
– Super, dis-je en grommelant. Je te remercie, vraiment.
Comme je le disais, je l’avais déjà vu.
– Attends, attends.
Andreas remonte le long de la barre de défilement pour se placer quelques secondes avant l’impact, à l’instant 2 h 39 min 14 s, puis relance l’animation ; les planètes avancent de deux crans, et il rappuie sur « pause ».
– Là ! T’as vu ?
– Vu quoi ?
Il revient de nouveau en arrière, me repasse la séquence. Moi, je pense à Peter Zell, je pense à lui regardant ceci – il a sûrement vu cette vidéo, probablement des dizaines de fois, et peut-être même l’a-t-il décortiquée, image par image, comme Andreas est en train de le faire. L’inspecteur me lâche le coude et se penche jusqu’à presque toucher le plastique froid de l’écran avec le bout de son nez.
– Là, précisément : l’astéroïde dévie d’un millipoil vers la gauche. Si tu as lu Borstner… tu as lu Borstner ?
– Non.
– Oh, Hank !
Il se retourne pour me regarder comme si c’était moi qui étais fou, puis revient à son écran.
– C’est un blogueur, reprend-il, ou c’était : maintenant il écrit une newsletter. J’ai un pote à Phoenix qui m’a appelé hier soir, il m’a tout expliqué, m’a dit de revoir la vidéo, de l’arrêter pile à… (Il rappuie sur « pause », à 2 h 39 min 14 s.) … Là, exactement. Regarde. C’est bon ? Tu as vu ? (Il repasse l’image, arrête, la repasse.) Ce que Borstner fait remarquer, là, si tu compares cette vidéo, je veux dire.
– Andreas.
– Si tu la compares avec d’autres projections de trajectoire de l’astéroïde, il y a des anomalies.
– Inspecteur Andreas, personne n’a trafiqué le film.
– Non, non, pas le film ! Bien sûr que personne n’a trafiqué le film.
Il tourne de nouveau la tête, me regarde les yeux plissés, et je capte une brève bouffée de quelque chose dans son haleine, de la vodka peut-être. Je recule un peu.
– Pas le film, Palace. L’éphéméride.
– Andreas.
C’en est trop : je lutte contre une violente envie d’arracher son ordi du mur et de le balancer à travers la pièce. J’ai un meurtre à élucider, bon Dieu. Un homme est mort.
– Tu vois ? Là ! Tu vois ? continue-t-il. Tu vois comme il semble dévier un peu, et puis virer légèrement dans l’autre sens ? Si tu compares ça avec Apophis ou 1979XB… Si tu… t’as vu ?… La théorie de Borstner, c’est qu’il y a eu une erreur, une erreur fondamentale tout au début dans le, le calcul, tu vois, les mathématiques de tout le machin. Et qui commence dès la découverte, laquelle, tu dois le savoir, était sans aucun précédent. Une orbite de soixante-quinze ans, c’est délirant, pas vrai ? (Il parle de plus en plus vite, au point que ses mots s’entrechoquent en sortant.) Et Borstner a essayé de contacter le JPL, il a essayé de contacter le département de la Défense, de leur expliquer ce que, ce qui, tu vois… Eh ben ils l’ont envoyé bouler. On l’a ignoré, Palace. Complètement ignoré !
– Inspecteur Andreas !
Au lieu d’écrabouiller son ordinateur, je me penche simplement à côté de lui, plisse le nez en reniflant son odeur infecte de vieil alcool, de sueur de désespoir, et j’éteins l’écran.
Il relève la tête vers moi, les yeux comme des soucoupes.
– Palace ?
– Andreas, est-ce que vous travaillez sur des affaires intéressantes ?
Il en reste coi. Le mot « affaires » appartient à une langue oubliée qu’il a parlée autrefois, il y a longtemps.
– Des affaires ?
– Oui. Des affaires.
Nous nous regardons dans le blanc des yeux. Le radiateur émet des gargouillements indistincts dans son coin, et à ce moment-là arrive Culverson.
– Tiens, l’inspecteur Palace. Précisément l’homme que je cherchais.
Il s’est arrêté à la porte, en costume trois-pièces et cravate Windsor, un chaleureux sourire aux lèvres.
C’est un soulagement pour moi de me détourner d’Andreas, et la réciproque est vraie aussi ; il cherche le bouton pour rallumer son écran. Culverson me fait signe d’approcher en agitant un petit papier jaune.
– Tout va bien, mon gars ?
– Oui. J’ai heurté un arbre. Que se passe-t-il ?
– J’ai trouvé le jeune.
– Le jeune ?
– Celui que tu cherchais.
Il s’avère que Culverson écoutait dans son coin quand j’ai passé des coups de fil hier pour chercher l’idiot du village qui a épousé ma sœur. Et donc, que fait-il, Culverson ? Il passe lui-même quelques coups de téléphone, Dieu le bénisse, et comme il est meilleur enquêteur que je ne le serai jamais, il fait mouche, lui.
– Inspecteur. Je ne sais pas quoi dire.
– N’y pense plus, me répond-il, souriant toujours. Tu me connais, j’aime les défis. Et aussi, avant de trop me remercier, jette un œil à ce que j’ai trouvé.
Il place le petit papier dans ma paume, je le lis et je pousse un gémissement. Nous restons un instant comme ça, Culverson avec son sourire malicieux, Andreas regardant sa vidéo dans son coin en frottant ses mains moites.
– Bonne chance, inspecteur Palace, me dit Culverson avec une tape sur l’épaule. Amuse-toi bien.
Il se trompe.
Andreas, je veux dire.
De même que Borstner, le blogueur ou pamphlétaire ou je ne sais quoi : l’imbécile, là-bas dans l’Arizona, qui donne de faux espoirs aux gens.
Ce n’est pas ce qui manque, les hurluberlus de son espèce, et ils se trompent tous, et ça m’exaspère parce que Andreas a des responsabilités, il a un travail à faire ; la population compte sur lui, tout comme elle compte sur moi.
Malgré tout, à un moment donné, quelques heures plus tard, avant de partir, je m’arrête à son bureau pour regarder une nouvelle fois la vidéo du Jet Propulsion Lab. Je me penche en avant, me voûte, même, et louche sur l’écran. Non, il n’y a pas de déviation, pas de clignotement dans l’animation qui puisse suggérer de manière crédible une erreur dans les données sous-jacentes. Maïa ne tressaute pas et n’oscille pas sur son orbite, elle avance régulièrement du début à la fin. Elle vient, elle arrive, implacable, et elle arrivait déjà longtemps avant ma naissance.
Je ne peux pas prétendre comprendre la science, mais je sais qu’il y a des tas de gens qui s’y connaissent. Il y a des tas d’observatoires, Arecibo, Goldstone et tous les autres, il y a au moins un million d’astronomes amateurs qui suivent l’objet dans le ciel.
Peter Zell, lui, comprenait la science, il l’étudiait, il passait du temps dans son petit appartement à absorber en silence des détails techniques de ce qui est en train d’arriver, prenait des notes, soulignait des détails.
Je relance la vidéo, regarde l’astéroïde tourner une fois de plus, accélérer furieusement dans la dernière longueur, et puis… bam !
– Passez.
Le menton du soldat est parfaitement carré, son regard tranchant et sérieux, son visage froid et impassible sous un large casque noir, avec l’emblème de la Garde nationale sur la visière. Il me fait signe d’avancer du bout de son arme, qui semble être un M -16 semi-automatique. Je passe. Ce matin, j’ai remis mes chaînes, vérifié trois fois les fixations, bien serré le tout. Thom Halburton, le mécano du poste, m’a assuré que la voiture roulerait très bien même avec la calandre enfoncée, et pour l’instant tout semble lui donner raison.
Je ne suis même pas à un kilomètre du centre de Concord, j’aperçois encore la flèche du Capitole d’un côté et le panneau publicitaire de l’Outback Steakhouse de l’autre, et pourtant je suis dans un autre monde. Des chevaux de frise, des bâtiments de plain-pied, en brique rouge et sans fenêtres, une voie de service goudronnée marquée de flèches blanches, de flèches jaunes et de plots en pierre. Des minarets, des pancartes vertes pleines d’acronymes incompréhensibles. Encore des soldats. Encore des armes automatiques.
La loi SSPI est connue pour comprendre une quantité d’articles dits « noirs », des passages top secret dont on suppose qu’ils s’appliquent aux diverses branches des forces armées. Le contenu exact de ces articles noirs est inconnu de tous – à l’exception, sans doute, de leurs rédacteurs, c’est-à-dire un comité militaire associé à la Chambre et au Sénat ; du commandement militaire et des officiers haut gradés des branches concernées ; et de divers membres de l’exécutif, en fonction de leurs responsabilités.
Mais chacun sait, ou du moins tout le monde dans la police est assez convaincu, que l’organisation de l’armée des États-Unis a été largement remaniée, son pouvoir et ses ressources augmentés… toutes choses qui font que ceci est le dernier endroit où je voudrais me trouver si j’avais le choix, par un vendredi matin gris et venteux, alors que je suis plongé jusqu’au cou dans une enquête pour meurtre : au volant de ma Chevrolet Impala, dans le quartier général de la Garde nationale du New Hampshire.
Merci, Nico. À charge de revanche.
Je descends de voiture pour rejoindre un édifice en ciment, bas et sans fenêtres, au toit plat hérissé d’une petite forêt d’antennes. Il est 10 h 43. Grâce à Culverson et à ses contacts, j’ai cinq minutes, qui commencent à 10 h 45 précises.
Une femme officier de réserve, sévère et sans charme, en treillis camouflage vert, observe mon insigne en silence pendant trente secondes avant de hocher une fois la tête et de me guider le long d’un petit couloir, jusqu’à une énorme porte métallique percée d’une petite fenêtre carrée en Plexiglas, pile au centre.
– Merci.
Elle grogne quelque chose et repart dans le couloir.
Je regarde par la lucarne, et il est bien là : Derek Skeve, assis en tailleur par terre au milieu de sa cellule, respirant lentement et d’une manière complexe.
Il médite. Oh, pour l’amour du ciel.
Je serre le poing et frappe à la minuscule vitre.
– Skeve. Hé, ho. Derek.
J’attends une seconde. Frappe encore. L’appelle d’une voix plus forte, plus dure.
– Ho ! Derek !
Skeve, sans rouvrir les yeux, lève un doigt d’une main, telle une secrétaire médicale occupée à répondre au téléphone. Je commence à bouillir de rage : c’est bon, je veux rentrer chez moi. Autant laisser cet abruti égocentrique aligner ses chakras dans une prison militaire jusqu’à l’arrivée de Maïa. Je vais tourner les talons, dire « merci quand même » à la charmeuse de la porte, appeler Nico, lui donner la mauvaise nouvelle, et me remettre au boulot pour découvrir qui a tué Peter Zell.
Mais je connais ma sœur, et je me connais. Je pourrais toujours lui dire ce que je pense, je me retrouverais à revenir ici demain.
Donc, je frappe de nouveau à la vitre, et enfin, le prisonnier se déplie et se lève. Skeve porte un survêtement marron marqué NHNG au pochoir, complément incongru à ses longues mèches de cheveux emmêlés, ces ridicules dreadlocks de Blanc qui lui donnent l’allure d’un coursier à vélo – ce qu’il a été, d’ailleurs, entre autres nombreuses quasi-professions éphémères. Une barbe folle de plusieurs jours couvre ses joues et son menton.
– Henry, me dit-il avec un sourire béat. Comment va, mon frère ?
– Qu’est-ce qui t’arrive, Derek ?
Il hausse les épaules d’un air absent, comme si la question ne le concernait pas vraiment.
– Je suis comme tu me trouves. Je profite de l’hospitalité du complexe militaro-industriel.
Il promène son regard dans la cellule : des murs en béton lisse, une couchette utilitaire au matelas mince, solidement fixée dans un coin, un petit siège de toilettes métallique dans l’autre.
Je me penche en avant, au point que mon visage emplit entièrement la fenêtre.
– Tu peux développer, s’il te plaît ?
– Pas de problème. Mais que veux-tu que je te dise ? J’ai été arrêté par la police militaire.
– Oui, Derek. Je le vois bien, ça. Arrêté pour quoi ?
– Je crois qu’on m’accuse d’avoir conduit un véhicule tout-terrain dans une zone militaire.
– C’est ça, le chef d’accusation ? Ou tu penses que ça l’est ?
– Il me semble que je pense que c’est le chef d’accusation.
Il a un sourire goguenard, et je crois bien que je le giflerais si cela m’était physiquement possible, vraiment.
Je recule de quelques pas, respire profondément pour me calmer, puis regarde ma montre. 10 h 48.
– Alors, Derek ? Est-ce vrai que, va savoir pourquoi, tu conduisais un véhicule tout-terrain sur la base ?
– Je sais plus.
Il ne sait plus. Je le regarde, planté là, toujours narquois. Chez certaines personnes, la frontière est mince entre jouer les imbéciles et en être un.
– Je ne suis pas un policier en ce moment, Derek. Je suis ton ami. (Je m’interromps, recommence.) Je suis l’ami de Nico. Je suis son frère, et je l’aime. Et elle t’aime, c’est pourquoi je suis venu t’aider. Alors commence par le début, et dis-moi exactement ce qui s’est passé.
– Oh, Hank, j’aimerais bien.
Il me parle comme si je lui faisais pitié, comme si mes prières étaient quelque chose de puéril, d’attendrissant.
– Tu aimerais bien ?
C’est du grand n’importe quoi.
– Quand dois-tu être traduit en justice ?
– Aucune idée.
– Tu as un avocat ?
– Sais pas.
– Comment ça, tu ne sais pas ?
Je regarde ma montre. Plus que trente secondes, et j’entends le pas lourd de la réserviste qui revient lentement me chercher. S’il y a une chose à dire sur les militaires, c’est qu’ils ont le sens de la ponctualité.
– Derek, j’ai fait tout ce chemin pour t’aider.
– Je sais, et c’est vraiment sympa de ta part. Mais, bon, je t’ai rien demandé, non plus.
– Non, mais Nico, si, elle m’a demandé de le faire. Parce qu’elle tient à toi.
– Je sais. Elle est géniale, hein ?
– C’est l’heure, monsieur.
La matonne. Je parle à toute vitesse à travers la vitre.
– Derek, je ne peux rien faire pour toi si tu ne me dis pas ce qui se passe.
Son sourire supérieur s’élargit un instant, ses yeux s’embuent de gentillesse, et puis il regagne lentement son lit et s’y étend de tout son long, les mains derrière la tête.
– Je comprends complètement. J’aimerais pouvoir te le dire, Henry. Mais c’est secret.
Et c’est tout. Le temps est écoulé.
J’avais douze ans et Nico seulement six quand nous avons quitté la maison de Rockland pour la ferme de Little Pond Road, à mi-chemin de Penacook. Nathanael Palace, mon grand-père, qui venait de prendre sa retraite après quarante années passées dans la banque, avait toutes sortes de centres d’intérêt : les trains électriques, le tir, la construction de murs en pierre. Dès la préadolescence, j’étais déjà du genre à aimer lire dans mon coin et je me désintéressais à divers degrés de toutes ces activités, mais mon grand-père me forçait à y prendre part. Alors que Nico, qui était une enfant solitaire et anxieuse, se passionnait pour toutes et était rigoureusement ignorée. Un jour, il a acheté une série de maquettes d’avions de la Seconde Guerre mondiale et nous nous sommes installés au sous-sol, tous les trois. Grand-père m’a houspillé pendant une heure, refusant de me libérer tant que je n’avais pas fixé les deux ailes à la carlingue, tandis que Nico, qui était douée pour la mécanique, restait assise dans un coin, les mains serrées sur une poignée de minuscules pièces détachées couleur vert-de-gris, en attendant son tour : d’abord impatiente, puis à bout, puis en larmes.
C’était au printemps, je crois, pas très longtemps après que nous avions emménagé avec lui. Les années se sont écoulées comme ça, pour elle comme pour moi : beaucoup de hauts et de bas.
– Alors, tu vas y retourner ?
– Non.
– Mais pourquoi ? Culverson ne peut pas t’obtenir une autre visite ? Lundi, peut-être.
– Nico.
– Henry.
– Nico.
Je braille presque dans mon téléphone, qui est posé en mode mains libres sur le siège passager. La ligne est très mauvaise, de portable à portable, et la conversation est hachée, ce qui n’arrange pas les choses.
– Nico, écoute-moi.
Mais elle refuse de m’écouter.
– Je suis sûre que vous avez dû mal vous comprendre. Il peut être bizarre, parfois.
– Tu m’étonnes !
Je suis garé dans le parking abandonné qui jouxte les restes du Capitol Shopping Center, lesquels s’étirent sur plusieurs blocs à l’est de Main Street, le long des berges de la Merrimack. Les émeutes de Presidents Day ont réduit en cendres les dernières boutiques qui subsistaient, et désormais il n’y a plus là que quelques tentes éparpillées occupées par des ivrognes et des SDF. C’est là que vivait mon ancien chef scout, M. Shepherd, quand les Coupes-en-Brosse l’ont embarqué pour vagabondage.
– Nico, est-ce que ça va ? Tu manges, au moins ?
– Je vais bien. Tu sais ce que je parie ?
Elle ne va pas bien. Sa voix est rauque, hagarde, comme si elle n’avait fait que fumer depuis la disparition de Derek.
– Je parie qu’il ne voulait rien dire devant les matons, c’est tout.
– Non. Non, Nico.
C’est infernal. Je lui explique avec quelle facilité je suis entré, lui dis qu’il y a très peu de gardes pour surveiller Derek Skeve.
– C’est vrai ?
– Il y a juste une femme. Une réserviste. Ils n’ont rien à faire d’un jeune qui est allé faire un tour sur une base militaire.
– Mais alors, pourquoi tu ne peux pas le sortir de là ?
– Parce que je n’ai pas de baguette magique.
La capacité de déni de Nico, aussi exaspérante que l’obstination obtuse de son mari, est un trait de caractère qu’elle a toujours possédé. Ma sœur est mystique depuis le plus jeune âge, elle a toujours cru fermement aux fées et aux miracles, et son petit esprit étoilé a toujours exigé de la magie. Aussitôt que nous avons été orphelins, elle a refusé d’accepter que cela puisse être réel, et cela m’a mis tellement en colère que je suis parti comme une furie, après quoi je suis revenu en lui criant : « Ils sont morts, tous les deux ! Point ! Fin de l’histoire ! Morts, morts, moooooorts, OK ? Pas d’ambiguïté ! »
C’était à la veillée mortuaire de papa, dans la maison pleine d’amis et d’inconnus bien intentionnés. Nico m’a regardé, plissant ses lèvres en bouton de rose. Le mot ambiguïté passait bien au-dessus de sa petite tête de six ans, mais la sévérité de ma voix ne laissait pas de place au doute. L’assemblée endeuillée a observé le triste petit couple que nous formions.
Et maintenant, le présent : l’époque a changé, mais l’incrédulité de Nico est toujours aussi inébranlable. J’essaie de changer de sujet.
– Nico, toi qui es bonne en maths. Est-ce que le nombre 12,375 veut dire quelque chose ?
– Comment ça, est-ce qu’il veut dire quelque chose ?
– Je ne sais pas, est-ce que c’est comme, euh… pi, ou je ne sais pas…
– Non, Henry, me répond-elle rapidement avant de toussoter. Bon, alors, qu’est-ce qu’on va faire ?
– Nico, allons. Tu m’écoutes, ou quoi ? C’est l’armée, les règles ne sont pas du tout les mêmes. Je ne saurais même pas comment essayer de le sortir de là.
Un SDF sort en titubant de sa tente, et je lui adresse un petit salut en levant deux doigts ; il s’appelle Charles Taylor, nous étions au lycée ensemble.
– Cette chose va tomber du ciel, reprend Nico, elle va nous tomber sur la tête. Je ne veux pas être toute seule chez moi quand ça arrivera.
– Elle ne va pas nous tomber sur la tête.
– Quoi ?
– Tout le monde dit ça, et c’est simplement… c’est arrogant, voilà.
J’en ai ma claque de cette histoire, de toute cette histoire, et je devrais me taire, mais je n’y arrive pas.
– Deux objets se déplacent dans l’espace, sur deux orbites distinctes mais qui se croisent, et à un moment donné, juste une fois, ils seront au même endroit au même moment. Ce truc ne nous « tombe » pas « sur la tête », OK ? Il ne vient pas nous chercher. Il est, c’est tout. Tu comprends ?
Le silence est soudain étonnant, bizarre, et je me rends compte que j’ai dû crier très fort.
– Nico. Pardon. Nico ?
Mais quand elle reparle, c’est d’une toute petite voix.
– Il me manque.
– Je sais.
– Laisse tomber, va.
– Attends.
– Ne t’en fais pas pour moi. Va résoudre ton affaire.
Elle raccroche, et je reste assis dans mon siège, la poitrine tremblante, comme foudroyé.
Bam !
Une série de science-fiction, voilà ce que c’est, Pâles lueurs au loin. Un épisode d’une demi-heure par semaine, et cela fait un tabac depuis Noël. Ici, à Concord, cela passe au Red River, la salle d’art et essai. En gros, cela parle d’un vaisseau de combat intergalactique, le John-Adams, piloté par le général Amelie Cheloweth, incarnée par une bombe atomique nommée Kristin Dallas, qui signe également le scénario et la réalisation. Le John-Adams sillonne les confins de l’Univers, vers l’an 2145. Évidemment, le sous-entendu, subtil à peu près comme un coup de poing dans la figure, est que quelqu’un a réussi à survivre, à prospérer, et que l’espèce humaine se perpétue parmi les étoiles.
Je suis allé voir un épisode, avec Nico et Derek, il y a quelques semaines, le premier lundi de mars. Personnellement, je n’ai pas adoré.
Je me demande si Peter était présent, ce soir-là ? Peut-être seul, peut-être avec J. T. Toussaint.
Je parie qu’il était là.
– Inspecteur Culverson ?
– Oui ?
– Dans quelle mesure peut-on se fier aux chaînes sur les Impala ?
– Dans quelle mesure ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Les chaînes. Sur les voitures. Elles sont solides, non ? Elles tiennent bien, en général ?
Culverson hausse les épaules, absorbé dans son journal.
– J’imagine, oui.
Je suis sur ma chaise, à mon bureau, mes cahiers bleus empilés en un rectangle bien net devant moi, en train d’essayer d’oublier ma sœur, d’avancer dans ma propre vie. Une enquête à mener. Un homme est mort.
– C’est du béton armé, lance McGully depuis son bureau.
Son affirmation est ponctuée par le vacarme des pieds avant de sa chaise retombant au sol. Il s’est acheté un sandwich au pastrami au Works et s’est noué une serviette autour du cou, qui s’étale comme une couverture de pique-nique sur sa panse.
– Elles tiennent bon, toujours, sauf si tu les as mal attachées, poursuit-il. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? T’es parti dans le décor ?
– Oui. Hier après-midi. Je me suis pris un arbre.
McGully mord dans son sandwich. Culverson marmonne un « mon Dieu », mais il ne parle pas de mon accident : il réagit à ce qu’il vient de lire dans le journal. Andreas n’est pas à son bureau. Le radiateur émet des bruits métalliques et éructe des bouffées de vapeur chaude. Dehors, sur l’appui de la fenêtre, la couche de neige fraîche s’épaissit.
– Les fixations ne sont pas évidentes, et il faut bien serrer, continue joyeusement McGully, qui a de la moutarde sur le menton. T’en fais pas pour ça, va.
– Oui. Mais tu sais, j’ai l’habitude de m’en servir. J’ai fait tout un hiver de patrouilles.
– D’accord, mais c’est toi qui équipais ton véhicule, l’hiver dernier ?
– Non.
Culverson, pendant ce temps, pose son journal et regarde par la fenêtre. Je me lève et commence à faire les cent pas.
– Quelqu’un aurait pu les détacher facilement, non ? S’il avait voulu.
McGully renifle avec dédain, puis avale une grosse bouchée.
– Au garage, ici ?
– Non, à l’extérieur. Pendant que j’étais garé quelque part.
– Tu veux dire… qu’on essaie de te tuer ? me demande-t-il en baissant la voix pour prendre un ton moqueur, faussement sérieux.
– Eh bien… en fait… oui, pourquoi pas.
– En détachant tes chaînes ? Pardon, petit, tu joues dans un film d’espionnage ?
McGully hennit de rire ; des morceaux de pastrami mâché jaillissent de sa grosse bouche et rebondissent sur la serviette, sur le bureau.
– Non.
– Tu es le président ?
– Non.
Il y a eu plusieurs tentatives d’assassinat du président ces trois derniers mois, signe du dérèglement actuel de la société : c’est ça, la blague.
Je regarde Culverson, mais il est toujours plongé dans ses pensées, le regard perdu dans les flocons.
– Bon, petit, reprend McGully. Sans vouloir te vexer, ça m’étonnerait que quelqu’un veuille ta peau. Tout le monde se fout de toi, tu sais.
– Très juste.
– Rien de personnel, hein. Tout le monde se fout de tout.
Culverson se lève d’un coup, jette son journal dans la corbeille.
– Qu’est-ce qui te prend, à toi ? lui demande McGully en se tordant le cou.
– Les Pakistanais. Ils veulent l’atomiser.
– Atomiser quoi ?
– Maïa. Ils ont fait une sorte de proclamation. Ils ne peuvent pas abandonner la survie de leur peuple fier et souverain aux mains des impérialistes occidentaux, et caetera et caetera et caetera.
– Les Pakistanais, hein ? Sans blague ? Je croyais que c’étaient ces connards d’Iraniens qu’il fallait tenir à l’œil sur ce coup-là.
– Non, vois-tu, les Iraniens ont de l’uranium, mais pas de missiles. Ils ne peuvent pas l’expédier là-haut.
– Parce que les Pakis, ils peuvent ?
– Ils ont des missiles.
Je pense à mes chaînes, je sens encore la route tournoyer sous mes roues, me remémore le fracas et le choc de l’impact.
Culverson secoue la tête.
– Et donc, le département d’État leur répond, en gros : « Si vous essayez de l’exploser, on vous explosera d’abord. »
– Comme au bon vieux temps !
– Je me souviens très bien d’avoir vérifié la fixation des chaînes, dis-je, ce qui fait qu’ils tournent tous les deux la tête vers moi. Lundi matin, à la première heure.
– Bon Dieu, Palace !
– Mais, donc, attendez. Imaginons que je sois un assassin. Imaginons qu’un enquêteur soit sur le coup et qu’il, qu’il… (Je m’interromps, conscient que je rougis un peu.)… qu’il se rapproche. Donc, moi, je veux sa mort.
– Oui, fait McGully – et je crois une seconde qu’il est sérieux, mais ensuite il pose son sandwich et se lève lentement avec une expression solennelle. Ou alors, c’est un fantôme !
– Ça va, McGully.
Il s’approche de moi. Son haleine sent les cornichons.
– Non, je ne blague pas. Si c’est le fantôme de ce pendu, et s’il est contrarié que tu veuilles faire croire qu’il s’est fait descendre, il essaie de te faire peur pour que tu abandonnes l’enquête.
– OK, McGully, on a compris. Je ne crois pas que ce soit un fantôme.
Culverson a ressorti le Times de la corbeille à papier, il relit l’article.
– Ouais, tu dois avoir raison, lâche alors McGully en retournant à son bureau pour terminer son déjeuner. T’as dû oublier de bien fixer les chaînes.
Une autre blague favorite de mon père était celle qu’il sortait chaque fois que quelqu’un demandait pourquoi nous vivions à Concord, alors qu’il travaillait à St. Anselm’s, à une demi-heure d’ici, tout près de Manchester. Il prenait un air incrédule et répondait : « Parce que c’est Concord, voyons ! », comme si l’explication se suffisait à elle-même, comme s’il parlait de Londres ou de Paris.
Cette plaisanterie est devenue un classique entre Nico et moi à l’âge de l’adolescence maussade et jamais contente de rien, qui n’a jamais vraiment pris fin pour Nico. Pourquoi est-ce qu’on ne trouvait pas un endroit où manger un steak correct après 21 heures ? Pourquoi toutes les autres villes de Nouvelle-Angleterre avaient un Starbuck, et pas nous ?
Parce que c’est Concord, voyons !
Mais la véritable raison pour laquelle mes parents sont restés, c’est le travail de ma mère. Elle bossait à l’accueil du commissariat central de Concord : installée derrière la vitre blindée du hall, elle recevait les visiteurs, acceptait calmement les doléances des ivrognes, des vagabonds et des délinquants sexuels, commandait un gâteau en forme de semi-automatique chaque fois qu’un inspecteur donnait un pot de départ à la retraite.
Son salaire représentait peut-être la moitié des revenus de mon père, mais elle avait déjà ce travail avant de rencontrer Temple Palace, et elle l’avait épousé à la condition expresse qu’ils restent à Concord.
Il disait « parce que c’est Concord, voyons ! » pour amuser la galerie, mais au fond il se fichait de l’endroit où il vivait. Il aimait énormément ma mère et tout ce qui comptait pour lui, c’était d’être avec elle : elle était là, l’explication.
Nous sommes vendredi, tard, pas loin de minuit. Les étoiles luisent sourdement à travers une nappe de nuages gris. Assis sous le porche arrière, je contemple le terrain laissé en friche, les anciennes terres agricoles qui longent ma rangée de maisons.
Je suis là, à me répéter que j’ai été honnête avec Nico et que je ne peux rien faire de plus.
Mais elle a raison, malheureusement. Je l’aime, et je n’ai pas envie qu’elle meure toute seule. Pour être exact, je n’ai pas envie qu’elle meure du tout, mais ça non plus, je n’y peux pas grand-chose.
Les bureaux sont fermés depuis longtemps, mais je rentre et compose quand même le numéro sur la ligne fixe. Quelqu’un décrochera. Ce bureau-là n’a jamais été de ceux qui ferment pendant la nuit et le week-end, et je suis sûr que depuis l’astéroïde ses horaires se sont encore élargis.
– Allô ? fait une voix, tranquille et mâle.
– Oui, bonsoir. (Je renverse la tête en arrière, inspire un grand coup.) Je voudrais parler à Alison Koechner.
Samedi matin, je vais courir, huit kilomètres suivant un itinéraire excentrique de mon invention : je monte à White Park, rejoins Main Street, puis rentre en longeant Rockingham, la sueur coulant sur mon front et se mêlant à la légère averse de neige. J’ai les jambes un peu lourdes à cause de l’accident de voiture, et la poitrine un peu oppressée, mais il m’est agréable de courir au grand air.
D’accord. Il se peut que j’aie oublié de bien fixer une des chaînes sur les pneus, bien sûr, je peux le concevoir. J’allonge la foulée, pris d’impatience. J’ai peut-être oublié d’en fixer une. Mais les quatre ?
En rentrant, j’allume mon téléphone portable et découvre que j’ai deux barres de réseau, et que j’ai raté un appel de Sophia Littlejohn.
– Oh, non ! fais-je entre mes dents en appuyant sur la touche de la boîte vocale.
Je suis sorti trois quarts d’heure, une heure au maximum, et c’est la première fois que j’éteignais mon téléphone depuis une semaine, la première fois depuis que j’ai posé les yeux sur le corps de Peter Zell dans les toilettes du McDo pirate.
– Pardon d’avoir tardé à vous rappeler, me dit Mme Littlejohn sur le répondeur, d’une voix neutre et ferme. (Je coince le téléphone entre tête et épaule, ouvre mon cahier bleu, fais cliqueter un stylo.) Mais c’est que je ne vois pas bien quoi vous dire.
Et là, comme ça, elle se met à parler : un message de quatre minutes qui ne fait que récapituler ce que son mari m’a raconté chez eux mercredi matin. Son frère et elle n’ont jamais été proches. Il a très mal réagi à l’astéroïde, s’est plus que jamais renfermé, détaché. Elle est bien sûr déçue qu’il ait fait le choix de se suicider, mais pas étonnée.
– Et donc, inspecteur, je vous remercie pour votre diligence et votre attention.
Elle se tait, quelques secondes de silence s’ensuivent, je crois que le message est terminé, mais ensuite on entend un murmure d’encouragement derrière elle – le beau mari Erik –, et elle ajoute :
– Ce n’était pas quelqu’un d’heureux, inspecteur. Je tiens à ce que vous sachiez que je tenais à lui. Cet homme était triste, et il s’est tué. Merci de ne plus me rappeler.
Bip. Fin du message.
Je tambourine du bout des doigts sur les carrelages irréguliers du comptoir de ma cuisine, pendant que la sueur chaude de l’exercice physique devient glacée sur mon front. Dans son message, Sophia Littlejohn n’a pas fait mention de la lettre de suicide avortée, si c’est bien ce dont il s’agissait – Chère Sophia. Pourtant, j’en ai parlé à son mari, et on peut parier sans grand risque qu’il lui en a fait part.
Je la rappelle sur la ligne fixe. Chez elle, puis sur son portable, puis au travail, puis de nouveau chez elle.
Peut-être qu’elle ne répond pas parce qu’elle ne reconnaît pas le numéro, si bien que je réessaie partout depuis mon portable, sauf qu’à la moitié du deuxième appel je perds toutes les barres, pas de réseau, plus rien que du plastique mort, et je balance cette saleté d’appareil à travers la pièce.
Cela ne se voit pas dans les yeux des gens, pas par ce temps : les bonnets de laine sont tirés bien bas, les visages tournés vers le trottoir couvert de neige fondue. Mais cela transparaît dans leur allure, cette manière lasse de marcher en traînant les pieds. On devine ceux qui n’iront pas jusqu’au bout. Ici, un futur suicidé. En voilà un autre. Celui-ci ne tiendra pas le coup. Cette femme, celle qui marche bien droite, le menton haut : elle, elle va résister, faire de son mieux, prier quelqu’un ou quelque chose, jusqu’à la fin.
Sur le mur de l’ancien immeuble de bureaux, le graffiti : mensonges mensonges rien que des mensonges.
Je rejoins le Somerset à pied pour prendre un dîner solitaire du samedi soir, en célibataire, et je fais un détour pour passer devant le McDonald’s de Main Street. Je lorgne le parking désert, le flux des piétons qui entrent et ressortent avec leurs sacs en papier fumants. Sur le côté du bâtiment, une benne à ordures noire dont le contenu déborde masque en partie l’entrée latérale. Je reste là un moment en me mettant dans la peau d’un tueur. J’ai ma voiture – elle a un moteur converti pour l’huile végétale, à moins que j’aie réussi à dégoter un demi-réservoir d’essence.
J’ai un corps dans le coffre.
J’attends patiemment minuit, une heure. Bien après le coup de feu, mais avant l’afflux des clients tardifs sortant des bars. Le restaurant est à peu près vide.
Tranquillement, tout en surveillant le parking mal éclairé, j’ouvre le coffre et j’en sors mon ami ; je l’appuie contre moi et j’avance avec lui, cahin-caha, imitant une paire d’ivrognes se soutenant l’un l’autre. Je dépasse la benne à ordures et entre par le côté, directement dans le petit couloir qui mène aux toilettes des hommes. Je pousse le verrou. Retire ma ceinture…
Lorsque j’entre au Somerset, Ruth-Ann me salue du menton et me sert directement un grand café. Dylan chante dans la cuisine, et Maurice l’accompagne d’une voix forte sur « Hazel ». Repoussant la carte, j’étale mes cahiers bleus autour de moi. Je passe et repasse en revue les faits que j’ai réunis pour l’instant.
Peter Zell est mort il y a cinq jours.
Il travaillait dans les assurances.
Il avait la passion des mathématiques.
Il était obsédé par l’arrivée de l’astéroïde, rassemblait les informations et suivait sa course dans le ciel, en apprenant tout ce qu’il pouvait. Il conservait ces documents dans une boîte marquée « 12,375 », pour une raison que je ne comprends pas encore.
Son visage. Il est mort avec des bleus au visage, au-dessous de l’œil droit.
Il n’était pas proche de sa famille.
Il n’avait apparemment qu’un ami, un homme appelé J. T. Toussaint, qu’il avait adoré enfant puis décidé, pour des raisons connues de lui seul, de recontacter.
Je reste assis pendant une heure devant mon dîner, à lire et relire mes notes en parlant tout seul, balayant de la main les volutes de fumée qui m’arrivent des tables voisines. À un moment donné, Maurice sort de la cuisine, en tablier blanc, les mains sur les hanches, et considère mon assiette avec une réprobation sévère.
– Y a un problème, Henry ? me dit-il. Une coccinelle dans tes œufs, peut-être ?
– Je n’ai pas très faim, c’est tout. Ne le prends pas mal.
– Bah, tu sais que je déteste gaspiller la nourriture, me répond-il avec un tremblement de rire dans la voix, qui fait que je relève les yeux, sentant venir une chute. Mais ce n’est pas la fin du monde !
Maurice, écroulé de rire, retourne dans sa cuisine.
Je sors mon portefeuille, compte lentement trois billets de dix pour l’addition, et rajoute un bon pourboire. Le Somerset doit se plier au contrôle des tarifs sous peine de fermeture, si bien que j’essaie toujours de compenser ainsi.
Puis je ramasse mes cahiers et les fourre dans la poche intérieure de mon blazer.
En gros, je ne sais rien.
– Palace ?
– Mmm, oui ? (Je bats des paupières, me racle la gorge, renifle.) Qui est-ce ?
Mes yeux trouvent le réveil. 5 h 42. Dimanche matin. Apparemment, le monde a décidé que je ferais mieux de suivre le plan de Victor France : ne pas dormir, pas de temps à perdre. Le calendrier de l’avent… des damnés.
– C’est Trish McConnell, inspecteur Palace. Désolée de vous réveiller.
– C’est pas grave. Qu’est-ce qui se passe ?
Je bâille, m’étire. Il y a des jours que je n’ai pas parlé avec McConnell.
– C’est juste que… Comme je vous le disais, je regrette de vous déranger. Mais j’ai le téléphone de votre victime.
Dix minutes plus tard, elle est chez moi – petite ville, pas d’embouteillages –, et nous sommes assis à ma table de cuisine bancale, qui bouge chaque fois que l’un d’entre nous soulève ou repose son café.
– Je n’arrivais pas à oublier la scène de crime. Je ne pouvais pas m’empêcher d’y penser sans cesse, me dit McConnell, en uniforme de pied en cap, la fine rayure grise descendant le long de son pantalon bleu.
Son expression est intense, concentrée : cette femme a une histoire à raconter.
– Oui, dis-je à mi-voix. Moi pareil.
– Tout sonnait un peu faux, vous voyez ce que je veux dire ?
– Tout à fait.
– Surtout l’absence de téléphone. Tout le monde en a un. Tout le temps. Surtout par les temps qui courent. Pas vrai ?
– Si, exact.
Sauf la femme de Denny Dotseth.
– Donc. (McConnell marque une pause, lève un doigt pour renforcer son effet, et un fin sourire commence à étirer les commissures de ses lèvres.) J’étais au milieu de mon service il y a deux nuits, dans le secteur 7, et ça m’est tombé dessus. Ce type, quelqu’un lui a piqué son téléphone.
Je hoche la tête comme un grand sage, tâchant de donner l’impression que j’ai envisagé cette possibilité et que je l’ai rejetée pour une raison supérieure, conforme à mon grade d’inspecteur, alors qu’en fait je pourrais me gifler car j’avais à peu près complètement oublié la question du téléphone.
– Vous pensez que c’est le tueur qui l’a pris ?
Elle secoue la tête, et sa queue-de-cheval serrée se balance de droite et de gauche.
– Non, Hank. Inspecteur. Il avait encore son portefeuille sur lui, m’avez-vous dit. Son portefeuille et ses clés. Si on l’avait tué pour le dépouiller, on aurait tout pris, pas vrai ?
– Alors il a peut-être été tué uniquement pour le téléphone. Il contenait quelque chose ? Un numéro. Une photo. Un document quelconque ?
– Je ne crois pas.
Je me lève pour aller poser nos tasses sur le comptoir, ce qui fait une fois de plus vaciller la table.
– Alors je me dis : ce n’est pas l’assassin qui l’a pris, c’est quelqu’un sur place, continue McConnell. Quelqu’un, dans ce McDo, a pris le téléphone dans la poche du mort.
– C’est un délit grave, de voler un cadavre.
– Oui. Mais il faut analyser les risques.
Je relève la tête du comptoir, où j’étais en train de vider la cafetière dans nos tasses.
– Pardon ?
– Disons que je suis un citoyen lambda. Je ne suis ni SDF ni fauché, puisque je me trouve dans un restaurant, un matin, en semaine.
– D’accord.
– J’ai un boulot, mais je suis payé une misère. Si je peux fourguer un portable à un receleur de métaux, quelqu’un qui revend le cadmium, je me ferai un bon paquet. Assez pour tenir un mois ou deux, peut-être même pour arrêter de travailler jusqu’à la fin. C’est une incitation, du moins j’ai un bon pourcentage de chances d’y gagner une rétribution intéressante.
– Oui, sans aucun doute.
J’aime sa manière de procéder.
– Je suis donc là, au McDo, et on attend la police. Je calcule que j’ai dix pour cent de chances de me faire prendre.
– Alors que les flics se pointent sur la scène ? Vingt-cinq pour cent.
– L’un d’entre eux est Michelson. Dix-huit pour cent.
– Quatorze.
Elle rit. Moi aussi, mais en même temps je pense à mon père, à Shakespeare, à J. T. Toussaint : la motivation repensée à l’aune des temps nouveaux.
– Mais si vous vous faites prendre, cela veut dire pas de remise de peine, pas d’habeas, c’est-à-dire cent pour cent de chances de mourir en prison.
– Bah, je suis jeune, je suis téméraire, fait-elle, toujours imprégnée de son personnage. Je décide de risquer le coup.
– D’accord, j’écoute, dis-je, touillant toujours mon café. Qui a piqué le téléphone ?
– C’est le gamin. Le jeune qui était au comptoir.
Je le revois immédiatement, le jeune dont elle me parle : cheveux gras, longs dans la nuque, visière remontée, cicatrices d’acné, regardant tour à tour le patron haï et les flics honnis. Son sourire narquois nous hurle : Je vous ai bien baisés, bande de connards, pas vrai ?
– Le petit fumier !
McConnell est rayonnante. Elle est entrée dans la police en février de l’an dernier, ce qui veut dire qu’elle a eu, quoi ? quatre mois de service actif avant que quelqu’un prenne un manche de pioche pour massacrer la tronche de la planète.
– Je prends ma radio, j’informe la Régulation que je quitte mon secteur – tout le monde s’en fiche un peu, vous savez bien – et je fonce droit vers ce McDo. J’entre, et aussitôt que le gamin voit ma tête, il met les bouts. Il saute par-dessus le comptoir, prend la porte, traverse le parking, file dans la neige, et moi je me dis : « Pas aujourd’hui, mon ami. Pas aujourd’hui. »
Je ris.
– Pas aujourd’hui.
– Je sors mon arme et je le prends en chasse.
– C’est pas vrai !
– Si.
C’est fabuleux. L’agent McConnell, avec son mètre cinquante-cinq, ses quarante kilos toute mouillée, vingt-huit ans, mère célibataire de deux petits. Et la voilà debout, qui marche de long en large dans ma cuisine en faisant de grands gestes.
– Il entre dans le petit square qu’il y a là-bas. Je veux dire qu’il file comme le Bip-Bip de Vil Coyote, dérapant sur les graviers, dans la gadoue de neige et tout. Alors moi, je gueule : « Police ! On ne bouge plus, enfoiré ! »
– Vous n’avez quand même pas crié : « On ne bouge plus, enfoiré ! »
– Si. Parce que vous savez, Palace, c’était l’occasion ou jamais. C’était ma dernière chance de cavaler derrière un coupable en braillant : « On ne bouge plus, enfoiré. »
McConnell a passé les menottes au gamin, l’a bien enfoncé dans la neige sale du terrain de jeux de West Street, comme ça, toute seule, et il a craché le morceau. Il avait refilé le téléphone à une vieille dame aux cheveux bleus appelée Beverly Markel, qui tient une boutique de bric-à-brac dans le local condamné d’un ancien garantisseur de cautions, pas loin du tribunal du comté. Markel est une receleuse d’or, elle amasse les pièces et les lingots, mais elle fait aussi un peu de prêt sur gages. McConnell a remonté la piste : Beverly avait déjà revendu le téléphone, à un gros idiot nommé Konrad, lequel collectionne les batteries de téléphone lithium-ion pour communiquer avec les extraterrestres qui, croit-il, vont arriver de la galaxie d’Andromède pour embarquer l’espèce humaine sur une flottille de vaisseaux de sauvetage. McConnell est allée voir Konrad, et comme elle lui a bien fait comprendre qu’elle n’était pas une visiteuse de l’espace mais de la PJ, c’est à regret qu’il lui a tendu le téléphone – lequel, par miracle, était encore intact.
J’accueille cette spectaculaire conclusion par un long sifflement admiratif et une salve d’applaudissements, tandis que McConnell sort de sa poche le gros lot et le fait glisser entre nous deux sur la table : c’est un fin smartphone noir, design et luisant. Il est de la même marque et du même modèle que le mien, et pendant un bref instant de confusion j’ai l’impression que c’est bien le mien, que pour une raison inconnue Peter Zell est mort en possession du téléphone de l’inspecteur Henry Palace.
Je prends l’appareil en main et apprécie son poids frais et lisse dans ma paume. C’est un peu comme tenir un des organes de Zell : un rein, ou un lobe du cerveau.
– Eh bien, agent McConnell, voilà du beau boulot de policier.
Elle baisse les yeux sur ses mains, puis relève la tête vers moi, et c’est tout, notre affaire est conclue. Nous restons là dans ce confortable silence matinal, deux humains encadrés par l’unique fenêtre d’une petite cuisine blanche, tandis que le soleil se bat pour apparaître à travers les nuages bas et gris qui se gonflent d’humidité. J’ai une assez belle vue, de cet endroit-là, surtout au petit matin : un joli bosquet de pins, les terres agricoles derrière, des traces de chevreuil qui dansent dans la neige.
– Vous ferez un grand enquêteur un jour, agent McConnell.
– Oh, je sais, je sais.
Elle me décoche un sourire et finit son café d’un trait.
En allumant le téléphone, je tombe tout de suite sur un fond d’écran personnalisé qui représente Kyle Littlejohn, le neveu de Peter Zell, en action sur la glace, le visage recouvert d’un énorme masque de hockey, les coudes pointés sur les côtés.
Le petit doit être terrifié, me dis-je, et je ferme les yeux pour chasser cette pensée. Ne te disperse pas. Reste concentré sur l’objectif.
Ma première observation est que sur la période de trois mois couverte par la liste des « appels récents », deux appels ont été passés au numéro enregistré sous le nom de Sophia Littlejohn. Dont un, dimanche dernier à 9 h 45 du matin, qui a duré douze secondes : juste assez pour qu’il soit tombé sur sa boîte vocale ou, mettons, qu’elle ait décroché, reconnu sa voix et raccroché. L’autre appel, de treize secondes, date de lundi, le jour de sa mort, à 11 h 30.
Mon cahier bleu est ouvert devant moi et j’y inscris ces observations et réflexions, la pointe de mon stylo grattant rapidement la page, tandis qu’en bruit de fond ma cafetière gargouille pour une seconde tournée.
Ma deuxième observation est qu’il y a eu sept conversations, au cours de cette même période de trois mois, avec le contact intitulé « JTT ». La plupart le lundi, dans l’après-midi, peut-être pour fixer un rendez-vous afin d’aller voir Pâles lueurs au loin. Le dernier appel, entrant, long d’une minute quarante, date de lundi dernier à 13 h 15.
Intéressant… intéressant… très intéressant. Merci encore, agent McConnell.
Mais c’est ma troisième observation qui me fait vraiment battre le cœur et qui me cloue à ma chaise, téléphone en main, indifférent aux bips-bips impérieux de la cafetière, les yeux rivés sur l’écran, les pensées s’entrechoquant dans ma tête. Car il y a là un numéro sans nom, que Peter Zell a appelé pendant vingt-deux secondes à vingt-deux heures, le soir de sa mort.
Et un appel de quarante-deux secondes à vingt-deux heures précises la veille au soir.
Je fais de nouveau défiler la liste, mes doigts volant sur l’écran, de plus en plus vite. Tous les soirs, le même numéro. Vingt-deux heures. Appel sortant. De moins d’une minute. Tous les soirs sans exception.
Le téléphone de Peter capte le réseau ici, deux barres, comme le mien. J’appelle le numéro mystère, et quelqu’un décroche au bout de deux sonneries.
– Allô ?
La voix est comme embrumée, chuchotante, perplexe – ce qui est tout à fait compréhensible. On ne reçoit pas tous les jours des appels du téléphone d’un mort.
Mais je la reconnais sur-le-champ.
– Mademoiselle Eddes ? Ici l’inspecteur Henry Palace, de la PJ de Concord. Désolé, mais je crois que nous allons devoir bavarder encore un peu.
Elle est en avance, mais je le suis encore plus qu’elle, et en me voyant qui l’attends, Mlle Eddes vient droit sur moi. Je me lève à demi – le fantôme de mon père est présent dans ce petit geste rituel de politesse –, et elle se glisse sur la banquette en face de moi. Et là, avant même de me rasseoir complètement, je lui dis que j’apprécie qu’elle soit venue, et qu’elle doit me raconter tout ce qu’elle sait sur Peter Zell et sur les circonstances entourant sa mort.
– Eh bien dites-moi, vous n’y allez pas par quatre chemins, commente-t-elle à mi-voix en s’emparant de l’épaisse carte plastifiée pour consulter le menu.
– En effet, mademoiselle.
Sur quoi je lui ressors mon speech de gros dur qui ne rigole pas, sur le fait qu’elle doit me dire tout ce qu’elle sait. Elle m’a menti, a omis des choses, et je tâche de lui faire comprendre clairement que de telles omissions ne seront pas tolérées. Naomi Eddes me considère, les sourcils levés. Elle a un rouge à lèvres sombre, les yeux noirs et immenses. La courbe blanche de son crâne.
– Et si je ne le fais pas ? demande-t-elle en consultant la carte, pas perturbée pour deux sous. Si je ne vous dis rien, je veux dire.
– Voyez-vous, mademoiselle Eddes, vous êtes un témoin essentiel. (J’ai répété ce discours plusieurs fois ce matin, tout en espérant que je n’aurais pas à le réciter.) Étant donné les informations que j’ai désormais en ma possession, c’est-à-dire le fait que vos coordonnées sont abondamment présentes dans le téléphone de la victime…
J’aurais dû répéter encore plus ; ce genre de numéro est bien plus facile à faire avec Victor France.
– … et étant donné que vous m’avez volontairement tu cette information, la dernière fois que nous nous sommes parlé… de fait, j’ai de quoi vous embarquer.
– M’embarquer ?
– En détention, oui. En accord avec la loi de l’État. La loi fédérale aussi. Code criminel révisé du New Hampshire, article… (Je prends un sachet de sucre dans la petite boîte au centre de la table.) … Il faudra que je regarde quel article.
Cette fois, elle hoche la tête avec solennité.
– D’accord. Compris.
Elle sourit et je me détends, mais elle n’a pas terminé.
– En détention pour combien de temps ?
Je baisse les yeux, détourne la tête. J’annonce la mauvaise nouvelle au sachet de sucre.
– Pour le… pour le temps qu’il reste.
– Donc, autrement dit, si je ne commence pas à tout déballer là, tout de suite, vous allez me jeter dans une oubliette sinistre et m’y laisser jusqu’à ce que Maïa atterrisse et que le monde sombre dans la nuit noire. C’est bien ça, inspecteur Palace ?
Je fais oui de la tête sans répondre, relève les yeux et découvre qu’elle sourit toujours.
– Eh bien, inspecteur, je doute que vous fassiez une chose pareille
– Et pourquoi donc ?
– Parce que je crois que vous êtes un peu amoureux de moi.
Je ne vois pas du tout ce que je peux répondre à cela, vraiment, mais mes mains s’activent frénétiquement sur la bordure de ce sachet de sucre. Ruth-Ann arrive, remplit ma tasse et prend la commande de Mlle Eddes, qui veut un thé glacé sans sucre. Ruth-Ann regarde avec sévérité le petit tas de sucre que j’ai laissé sur sa table et s’en retourne vers la cuisine.
– Mademoiselle Eddes, lundi matin vous m’avez dit que vous n’étiez pas très proche de Peter Zell. Il apparaît maintenant que ce n’était pas exact.
Elle pince les lèvres, souffle un peu.
– On pourrait commencer par autre chose, je vous prie ? Vous ne vous demandez pas pourquoi je suis chauve ?
– Non.
Je tourne une page de mon cahier bleu et commence à lire à voix haute : « Inspecteur Palace : Vous êtes l’assistante de direction de M. Gompers ? Mlle Eddes : Je vous en prie. Secrétaire. »
– Vous avez tout noté ?
Elle est en train de déballer ses couverts et joue distraitement avec sa fourchette.
– « Inspecteur Palace : Connaissiez-vous bien la victime ? Mlle Eddes : Pour être tout à fait franche, je ne suis pas sûre que j’aurais remarqué son absence. Comme je vous l’ai dit, nous n’étions pas très proches. »
Je pose mon cahier, me penche à travers la table, lui prends les couverts des mains tel un parent attentionné.
– Si vous n’étiez pas très proches, pourquoi vous appelait-il tous les soirs, mademoiselle Eddes ?
Elle me reprend sa fourchette.
– Comment pouvez-vous ne pas me demander pourquoi je suis chauve ? Vous pensez que j’ai un cancer ?
Je me gratte la moustache.
– Non, madame. Je pense, étant donné la longueur et la courbe de vos cils, que vous avez naturellement les cheveux épais et longs. Je pense que vous avez jugé que, la fin du monde arrivant, cela ne valait plus le coup de perdre du temps à les entretenir, les laver, les démêler, les coiffer, et autres gestes typiquement féminins.
Elle me regarde, passe une main sur son crâne.
– C’est très bien vu, inspecteur Palace, bravo.
– Merci. Maintenant, parlez-moi de Peter Zell.
– Commandons d’abord.
– Mademoiselle Eddes.
Elle lève les mains, paumes ouvertes, implorante.
– S’il vous plaît.
– D’accord. On va commander.
Parce que je sais, maintenant, qu’elle va parler. Quoi qu’elle m’ait caché, elle va me le livrer, je le sens, ce n’est plus qu’une question de temps, et je commence à ressentir ce puissant frisson nerveux, comme un doux bourdonnement d’anticipation contre mes côtes, comme lors d’un rencard avec une fille, quand on sait qu’il y aura un baiser – peut-être plus –, qu’il n’y a plus qu’à attendre un peu.
Eddes commande le club sandwich.
– Un bon choix, ma chère, l’approuve Ruth-Ann.
Je prends l’omelette trois œufs avec le toast au pain complet. Ruth-Ann me fait sèchement remarquer qu’il y a autre chose à manger que des œufs.
– Bien, dis-je. Nous avons commandé.
– Encore une minute. Parlons de vous. Quel est votre chanteur préféré ?
– Bob Dylan.
– Livre préféré ?
Je bois une gorgée de café.
– En ce moment, je lis Gibbon. L’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain.
– D’accord. Mais votre préféré ?
– Watchmen. C’est une BD des années 1980.
– Je connais.
– Pourquoi Peter Zell vous appelait-il tous les soirs à dix heures précises ?
– Pour vérifier que sa montre était à l’heure.
– Mademoiselle Eddes.
– Il était accro à la morphine.
– Quoi ?
J’observe son profil, car elle s’est tournée vers la fenêtre, et je suis abasourdi. C’est comme si elle venait de me dire que Peter Zell était chef indien ou général dans l’armée soviétique.
– Accro à la morphine ?
– Oui. Je crois que c’était la morphine. Un opiacé, en tout cas. Mais plus… plus maintenant… enfin évidemment, puisqu’il est mort… mais je veux dire…
Elle s’arrête : elle a perdu le fil, et elle secoue la tête, reprend plus lentement.
– Pendant un moment, l’an dernier, il a été accro à quelque chose, et puis il a arrêté.
Elle continue de parler, et je continue d’écouter, notant chacune de ses paroles, alors même qu’une partie affamée de mon esprit s’envole dans un coin en serrant contre elle cette nouvelle information – accro à la morphine, un opiacé, pendant un moment – et commence à la mâchonner, à en goûter la moelle, à se demander comment la digérer. À se demander si elle est vraie.
– Zell n’était pas porté sur les excitants, comme vous avez pu le découvrir, me dit Eddes. Pas d’alcool. Pas de drogue. Pas de tabac, même. Rien.
– Tout à fait.
Peter jouait à Donjons et Dragons. Peter rangeait ses céréales par ordre alphabétique. Il répartissait des données actuarielles dans des tables, les analysait.
– Et puis l’été dernier, avec tout ce qui se passait, je suppose qu’il a eu envie de changer un peu les choses. (Elle a un sourire triste.) Changer de style de vie. Il m’a raconté tout ça plus tard, au fait. Je n’étais pas dans la confidence de son processus de décision quand il commencé.
J’écris « l’été dernier » et « style de vie ». Des tas de questions me brûlent les lèvres, mais je me force à garder le silence, à rester sans bouger, à la laisser parler, maintenant qu’elle a commencé.
– Enfin bref, apparemment, ce flirt avec les substances illicites, ça ne s’est pas très bien passé pour lui. Ou plutôt, ça s’est très bien passé au début, puis très mal. C’est ce qui arrive en général, vous savez ?
Je hoche la tête comme si je savais, mais tout ce que je sais, je l’ai appris pendant ma formation de flic ou dans des films. Pour ma part, je suis comme Peter : une bière de temps en temps, à la rigueur. Pas de joints, pas de clopes, pas d’alcool. Toute ma vie durant. Le futur policier maigrichon de seize ans que j’étais attendait dans le restaurant, avec une édition en poche de La Stratégie Ender, pendant que ses potes tiraient sur un bong en céramique violette dans le parking avant de revenir en rigolant se glisser sur la banquette – sur cette banquette même. Je ne sais pas trop pourquoi. Ça ne m’a jamais tellement intéressé, c’est tout.
Nos commandes arrivent, et Eddes se tait un instant pour démanteler son sandwich et former trois tas : les légumes ici, le pain là, le bacon sur le bord de l’assiette. Intérieurement, je tremble en pensant à ces nouvelles pièces qui tombent du ciel, en tâchant de les attraper et de ranger chaque brique à la place qui lui revient, comme dans ce vieux jeu vidéo.
L’astéroïde. La boîte à chaussures.
La morphine.
J. T. Toussaint.
12,375. Douze virgule trois cent soixante-quinze quoi ?
Sois attentif, Henry. Tends l’oreille. Vois où cela te mène.
– Au cours du mois d’octobre, Peter a arrêté de se droguer.
Eddes parle en gardant ses grands yeux fermés, la tête renversée en arrière.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas.
– D’accord.
– Mais il souffrait.
– Du manque.
– Oui. Et de ses efforts pour le cacher. Et de ne pas y arriver.
Je note toujours, en essayant de reconstituer la chronologie. Le vieux Gompers, avec sa voix noyée de gin et d’un puissant malaise, expliquant comment Peter a pété les plombs au travail, hurlé après cette fille. Le déguisement d’astéroïde. Le soir d’Halloween.
Eddes parle toujours.
– Se débarrasser de la morphine, ce n’est pas facile – c’est presque impossible, en fait. Alors, je lui ai proposé mon aide. Je lui ai dit qu’il fallait qu’il reste un peu chez lui, et que je l’aiderais.
– D’accord…
Une semaine ? m’a dit Gompers. Deux ? Je le croyais parti pour de bon, mais il a fini par revenir, sans donner d’explications, et il est redevenu égal à lui-même.
– Tout ce que j’ai fait, c’est passer le voir en allant au bureau tous les jours. Le midi, parfois. Je m’assurais qu’il avait ce qu’il fallait, je lui apportais une couverture propre, de la soupe, ce genre de choses. Il n’avait pas de famille. Pas d’amis.
Mais, ajoute-t-elle, la semaine d’avant Thanksgiving, Peter était debout, encore faible sur ses jambes mais prêt à reprendre le travail, à se remettre aux données d’assurance.
– Et les coups de fil quotidiens ?
– Eh bien, c’est le soir que c’est le plus dur, et il était seul. Tous les soirs, il me faisait signe. Pour que je sache qu’il allait bien, et que lui sache que quelqu’un attendait d’entendre sa voix.
– Tous les soirs ?
– J’ai eu un chien, à une époque. C’était bien plus contraignant.
Je réfléchis à cette réponse, en regrettant qu’elle ne sonne pas complètement juste.
– Pourquoi m’avoir dit que vous n’étiez pas très proches ?
– Parce que c’est vrai. Avant l’automne dernier, avant tout ça, on ne s’était jamais vraiment parlé.
– Alors pourquoi vous donner tant de mal pour ce type ?
Elle baisse les yeux, tourne la tête.
– Je devais le faire. Il souffrait.
– D’accord, mais cela fait quand même beaucoup de temps et d’efforts. Surtout en ce moment.
– Précisément. Surtout en ce moment.
Elle ne détourne plus les yeux ; elle me regarde fixement, les pupilles étincelantes, comme si elle me mettait au défi de rejeter la possibilité d’une motivation aussi farfelue : la simple bonté humaine.
– Et les bleus ?
– Sous son œil ? Je ne sais pas. Il est arrivé comme ça il y a quinze jours en disant qu’il était tombé dans un escalier.
– Vous l’avez cru ?
Elle a un petit haussement d’épaules.
– Comme je vous l’ai dit…
– Vous n’étiez pas très proches.
– Voilà.
À ce moment-là, j’éprouve l’étrange et puissant désir de tendre les bras à travers la table, prendre ses mains dans les miennes, lui dire que ça va aller, que tout va s’arranger. Mais je ne peux pas faire ça, hein ? Car ça ne va pas aller. Je ne peux pas lui dire que tout va bien parce que tout ne va pas bien, et aussi parce que j’ai encore une question à poser.
– Naomi, dis-je, et ses yeux étincellent parce qu’elle sait que je ne l’avais encore jamais appelée par son prénom. Que faisiez-vous là-bas ce matin-là ?
L’étincelle s’éteint ; ses traits se tendent, son teint pâlit. Je regrette d’avoir posé la question. Je voudrais qu’on puisse rester là tranquillement, deux personnes qui commandent des desserts.
– Il en parlait. Au téléphone, le soir, surtout vers le mois de décembre. Il avait arrêté la drogue, je le crois sincèrement, mais il était encore… il n’était pas complètement heureux. D’un autre côté, personne ne l’est. Complètement heureux. Comment pourrait-on l’être ?
– Certes. Mais, bon, il parlait du McDonald’s ?
– Oui. Il me disait : « Tu connais cet endroit ? Si je devais me tuer, c’est là que je le ferais. Non mais regarde un peu cet endroit. »
Je ne réponds rien. Ailleurs dans le restaurant, des cuillers tintent contre des tasses à café. La conversation mélancolique des autres gens.
– Alors, dès que j’ai vu qu’il n’arrivait pas au bureau, je suis allée au McDo. Je le savais. Je savais qu’il y serait.
De la radio de Maurice, dans la cuisine, nous parviennent les premiers accords de Mr. Tambourine Man.
– Tiens ! fait Naomi. C’est Dylan, ça, non ? Vous l’aimez, celle-là ?
– Non. Je n’aime que le Dylan des seventies et le Dylan post-années 1990.
– C’est ridicule.
Je hausse les épaules. Nous écoutons un instant. Nous écoutons un instant la musique. Elle prend une bouchée de tomate.
– Mes cils, hein ?
– Eh oui.
Tout cela est probablement faux.
Il est presque certain que cette femme me raconte des bobards, cherche à m’embrouiller pour des raisons que j’ignore encore.
D’après tout ce que j’ai appris, l’idée que Peter Zell ait goûté à une drogue dure – sans compter la difficulté de la dégoter et de l’acheter, étant donné la rareté et les prix astronomiques de ces substances, ainsi que la sévérité des peines s’appliquant à cet achat selon le Code criminel post-Maïa –, il n’y a pas plus d’une chance sur un million. D’un autre côté, ne faut-il pas que même cette chance sur un million soit la bonne de temps en temps, faute de quoi il n’y aurait pas de chance du tout ? C’est ce que tout le monde dit. Les statisticiens dans les émissions télévisées, les scientifiques témoignant devant le Congrès, tous ceux qui s’efforcent d’expliquer, tous ceux qui cherchent désespérément à donner un sens à cette histoire. Oui, c’était extrêmement improbable. Une probabilité statistique proche de zéro. Mais la forte improbabilité d’un événement donné ne vaut plus rien, dès lors que cet événement survient quand même.
Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’elle m’ait menti. C’est comme ça, j’ignore pourquoi. Je ferme les yeux et je la revois en train de me parler, ses grands yeux noirs sont fermes et tristes, elle les baisse vers ses mains, la bouche immobile et décidée, et pour je ne sais quelle folle raison, je me dis qu’elle était sincère.
La question de Peter Zell et de la morphine décrit une lente ellipse dans ma tête, et s’approche peu à peu de l’autre fait nouveau qui y gravite aussi : son penchant pour le McDonald’s comme lieu de suicide. Et alors, inspecteur ? On l’a tué, et son assassin a déposé son corps pour qu’on le trouve, par coïncidence, précisément à cet endroit ? Quelles sont les chances pour que ça arrive ?
La neige a changé de texture, ce sont maintenant de gros flocons qui tombent lentement, presque un par un, chacun ajoutant son poids aux tas qui jonchent le parking.
– Ça va, Hank ? s’enquiert Ruth-Ann tout en glissant dans son tablier, sans la regarder, la monnaie que j’ai laissée sur la table.
Je secoue lentement la tête, regarde le parking par la fenêtre, soulève ma tasse pour prendre une dernière gorgée de café.
– Je sais pas. J’ai l’impression de ne pas être fait pour cette époque.
– J’en suis pas si sûre, petit, me répond-elle. Moi, je pense que tu es peut-être le seul qui soit taillé pour.
Je me réveille à quatre heures du matin, émergeant de je ne sais quel rêve abstrait dans lequel il y a des pendules, des sabliers et des roues de la Fortune, et je n’arrive pas à me rendormir, car soudain ça y est, je tiens une pièce du puzzle, je tiens quelque chose.
Je m’habille, blazer et pantalon, je fais chauffer du café, je glisse mon semi-automatique de service dans son holster.
Les mots tournent en rond dans ma tête, décrivant un grand cercle lent : quelles sont les probabilités ?
J’aurai du pain sur la planche quand le jour se lèvera.
Il faut que j’appelle Wilentz. Il faut que j’aille à Hazen Drive.
Je regarde la lune, grosse, lumineuse et froide, et j’attends l’aube.
– Excusez-moi ? Bonjour, bonjour. J’aurais besoin que vous fassiez une analyse pour moi.
– Oui, bon. On est là pour ça. Une seconde, d’accord ?
– J’en ai besoin tout de suite.
– Je viens de vous dire « une seconde », non ?
Ça, c’est l’assistant d’assistant contre qui Fenton m’a mis en garde, l’individu qui fait désormais tourner le labo d’État de Hazen Drive. Il est jeune, débraillé et en retard au boulot, et il me dévisage comme s’il n’avait jamais vu un policier de sa vie. Il traîne les pieds jusqu’à son bureau et m’indique d’un geste vague une rangée de chaises en plastique orange, mais je décline.
– Il faut que ce soit fait immédiatement.
– Mais c’est pas vrai ! Une seconde, je vous dis.
Il tient à la main un sac de donuts, taché de graisse dans le fond, et il a les yeux rouges, le menton pas rasé, visiblement la gueule de bois.
– Alors ?
– J’arrive à peine ! Il est dix heures du matin !
– Il est onze heures moins le quart. J’attends depuis neuf heures.
– Oui, bah, c’est la fin du monde, vous savez.
– En effet, j’ai entendu ça.
Ce soir, cela fera une semaine que Peter Zell a été tué, et j’ai enfin un angle d’attaque. Un élément. Une idée. Mes mains tambourinent sur le bureau du toxicologue pendant qu’il se laisse lourdement tomber sur sa chaise à roulettes, la bouche ouverte, après quoi je dépose mon prélèvement sur son bureau. Un flacon de sang rouge sombre extrait du cœur de Peter Zell, que j’ai pris ce matin dans le fond de mon freezer et enfermé dans ma boîte à déjeuner isotherme.
– Nan mais attendez, c’est même pas étiqueté ! (Le fonctionnaire élève le flacon dans la lumière blafarde de l’halogène.) Y a pas de date, rien. Ça pourrait tout aussi bien être du sirop de chocolat.
– Ce n’en est pas.
– D’accord, mais on n’est pas dans la procédure, là, monsieur l’inspecteur.
– C’est la fin du monde, dis-je, ce qui m’attire un regard haineux.
– Faut que ce soit étiqueté, et qu’il y ait une demande officielle. Ça vient de qui, ça ?
– De Fenton.
– Sérieux ?
Il abaisse le flacon, plisse ses yeux rouges. Il se gratte la tête, et une petite pluie de pellicules dégringole sur le bureau.
– Tout à fait, monsieur. Elle m’avait prévenu que cet endroit était un vrai foutoir. Que des commandes sont perdues en permanence.
Je marche sur une glace très fine. J’en ai conscience. Je n’y peux rien. Le type me regarde, un peu effrayé, me semble-t-il, et je me rends compte que j’ai les poings serrés, la mâchoire crispée. Il faut absolument que je sache si Zell avait de la morphine dans le sang. Il faut que je sache si Naomi Eddes me dit la vérité. Je pense que oui, mais il faut que je sois fixé.
– Allez, l’ami, dis-je à mi-voix. Analysez-moi ça. Faites-le, c’est tout.
– Mon frère ? Connais-tu la bonne nouvelle ? m’interpelle un barbu à lunettes entre deux âges, alors que je sors du parking, de l’autre côté de School Street, pour rejoindre le commissariat en retournant des possibilités dans ma tête, reconstituant la chronologie.
– Oui, dis-je avec un sourire poli. Je la connais par cœur. Merci.
Il faut que j’entre, que je raconte mes découvertes à mes collègues, que je trace un plan d’action. Mais d’abord, je dois passer au bureau de Wilentz, récupérer les résultats de la recherche que je lui ai demandée par téléphone à neuf heures moins le quart ce matin. Mais le barbu s’accroche, et en relevant le nez je constate qu’ils sont là en force ce matin : un petit troupeau de religieux, en long manteau noir, qui sourient à tous les vents en brandissant leurs tracts chiffonnés.
– N’aie pas peur, me dit une femme au physique ingrat qui apparaît devant moi.
Elle louche un peu et elle a les dents tachées de rouge à lèvres. Les autres sont tous dans le même genre : trois femmes et deux hommes, tous souriant béatement et tenant de minces brochures entre leurs doigts gantés.
– Merci, dis-je en me renfrognant. Merci bien.
Ce ne sont pas les juifs : les juifs ont des chapeaux. Pas les témoins de Jéhovah : les témoins de Jéhovah restent plantés sans rien dire en tendant leur littérature devant eux. Mais peu importe qui ils sont, je fais ce que je fais toujours dans ces cas-là, c’est-à-dire regarder mes pieds et avancer sans m’arrêter.
– N’aie pas peur, répète la femme tandis que les autres se déploient en demi-cercle derrière elle pour me barrer le passage, tels les défenseurs d’une équipe de hockey.
Je recule d’un pas, manque me casser la figure.
– Je n’ai pas peur, pour tout vous dire. Mais merci beaucoup.
– Il ne t’appartient pas de refuser la vérité, murmure la femme en me fourrant sa brochure dans la main.
Je regarde le fascicule, ne serait-ce que pour fuir ses yeux vitreux de dévotion, et parcours le texte en caractère gras souligné en rouge : TOUT SIMPLEMENT LA PRIÈRE, est-il écrit en haut de la couverture, et aussi en bas : TOUT SIMPLEMENT LA PRIÈRE !
– Lis-le, me dit une autre femme, une petite Afro-Américaine corpulente qui porte une écharpe jaune citron et une broche en argent.
Où que je me tourne, il y a un manteau qui vole, un sourire céleste. Je retourne le pamphlet et lis les paragraphes en diagonale.
• SI LA CÉCITÉ D’UN HOMME PEUT ÊTRE GUÉRIE PAR LA PRIÈRE DE DOUZE AUTRES, LE CATACLYSME DE L’HUMANITÉ PEUT ÊTRE GUÉRI PAR LA PRIÈRE D’UN MILLION D’HOMMES.
Je n’accepte pas vraiment le postulat, mais continue de parcourir le texte. Si nous sommes assez nombreux à renoncer au péché et à nous agenouiller dans la lumière aimante du Seigneur, soutient la brochure, alors la boule de feu infléchira sa course et filera par-delà l’horizon sans nous faire de mal. C’est bien gentil, tout ça, mais je voudrais rejoindre mon bureau, moi. Je plie la brochure et la repousse vers la première femme, celle qui a le strabisme et les dents tachées.
– Non merci.
– Garde-le, insiste-t-elle gentiment mais fermement, rejointe par les autres qui reprennent en chœur : lis-le !
– Puis-je vous demander, monsieur, m’apostrophe alors l’Afro-Américaine à l’écharpe, si vous êtes un homme de foi ?
– Non. Mes parents l’étaient.
– Dieu les bénisse. Et où sont vos parents, à présent ?
– Morts. Ils ont été assassinés. Excusez-moi, je vous prie.
– Foutez-lui la paix, bande de vautours ! tonne une grosse voix.
Je lève la tête : mon sauveur est l’inspecteur McGully, une bière ouverte à la main, un cigare entre les dents.
– Si vous voulez prier quelqu’un, continue-t-il, priez Bruce Willis dans Armageddon !
Il me décoche un salut, lève le majeur et le brandit en direction des vrais-croyants.
– Ris maintenant, pécheur, mais la méchanceté sera punie, lui lance la sainte au rouge à lèvres en reculant, tandis qu’une brochure tombe de son livre ouvert sur le trottoir. Tu affronteras les ténèbres, jeune homme.
– Devine quoi, ma sœur, lui répond McGully en me tendant sa bouteille de Sam Adams pour placer ses mains en mégaphone. Toi aussi !
– C’est un pourcentage.
– Quoi donc ?
– Le nombre, dis-je. C’est 12,375 pour cent.
Je fais les cent pas, et je la tiens son mon bras comme un ballon de football, la boîte à chaussures de Zell, celle qui est bourrée d’informations sur l’astéroïde, pleine de nombres encerclés et doublement soulignés. Je révèle tout à mes collègues, expliquant ce que j’ai, ce que je pense avoir. McGully, le front plissé, renversé en arrière sur sa chaise, fait rouler sa bouteille de bière matinale, déjà vide, entre ses paumes. Culverson est à son bureau. Dans son impeccable costume gris, il boit lentement son café en réfléchissant. Andreas, là-bas dans son coin sombre, a la tête baissée, les yeux fermés : il dort. La brigade criminelle, quoi.
– Quand Maïa est apparue, au tout début, lorsqu’ils l’ont repérée et qu’ils ont commencé à la surveiller, Peter s’est mis sur-le-champ à suivre l’histoire de près.
– Peter, c’est ton pendu ?
– La victime, oui.
Je prends la première dépêche d’Associated Press, du 2 avril – celle qui conclut à un risque d’un sur deux millions cent vingt-huit mille –, et la tends à Culverson.
– Et il y en a une autre, quelques jours plus tard.
Je m’empare d’une autre sortie imprimante cornée et commence à lire.
– « Bien que l’objet semble être extrêmement massif, avec un diamètre estimé à plus de six kilomètres et quart, les astronomes de la fondation Spaceguard estiment actuellement que son risque de collision avec la Terre est à peine supérieur à zéro – c’est-à-dire, pour reprendre l’expression de Mme Kathy Goldstone, professeur d’astrophysique à l’université de l’Arizona, qu’il “entre à peine dans le domaine des probabilités non négligeables”. » Et M. Zell a souligné aussi ce nombre : six kilomètres et quart.
Je sors encore une feuille de papier, puis une autre. Zell ne faisait pas que surveiller les chiffres concernant Maïa, sa trajectoire, les projections sur sa densité et sa composition. Sa boîte contient aussi des articles sur tous les changements sociétaux liés à l’astéroïde : lois nouvelles, modifications du paysage économique, et il les observe aussi, ces nombres, écrivant au verso des feuilles, griffonnant des calculs – de longues colonnes de données, des points d’exclamation –, additionnant le tout dans la matrice.
– Nom de Dieu, souffle tout à coup Culverson.
– Quoi, nom de Dieu ? Quoi ? s’impatiente McGully.
– Vous voyez, dis-je… donc…
Mais c’est Culverson qui achève ma phrase, sans un accroc :
– Une forte possibilité de décès consécutif à une catastrophe mondiale peut être considérée comme un facteur d’atténuation du risque de décès par mésaventure liée à la drogue.
– Oui ! C’est ça. Oui !
– Oui quoi ? gronde McGully.
– Le pendu de Palace, ce qu’il faisait, c’était de l’évaluation des risques.
Je rayonne de joie. Culverson me gratifie d’un hochement de tête approbateur, et je remets le couvercle sur la boîte. Il est 11 h 30, l’heure du changement d’équipe, et dans la salle de pause, à quelques portes de nous, nous entendons le tapage des agents de patrouille, les jeunes Coupes-en-Brosse avec leurs matraques. Ils chahutent, se lancent des insultes, gobent leurs fines petites canettes de boisson énergétique, se harnachent de leurs gilets pare-balles. Prêts à sortir braquer leur flingue sur des pillards, prêts à remplir la cellule de dégrisement.
– Ma théorie, c’est que Zell a décidé, à un stade très précoce, que si un jour le risque d’impact montait au-dessus d’un certain niveau déterminé mathématiquement, il essaierait quelque chose de dangereux et d’illégal, quelque chose qui l’intéressait mais qui avait toujours été trop risqué pour qu’il s’y adonne. Jusqu’à maintenant.
Début juin, le risque dépasse en effet ce seuil, et Zell fonce chez son vieux copain J. T. Toussaint, qui trouve le moyen de mettre la main sur quelque chose, et tous les deux se défoncent, perchés comme des satellites.
Mais ensuite, fin octobre, Zell a une mauvaise réaction, ou il change d’avis, ou peut-être qu’il n’a plus accès à la drogue. Il se retrouve en manque.
McGully lève lentement la main, très sarcastique, comme un adolescent maussade qui donne du fil à retordre à son prof de maths.
– Euh, oui, inspecteur ? Excusez-moi ? En quoi cette tragique histoire fait-elle de ce type une victime d’homicide ?
– Ça, je n’en sais rien. Mais c’est ce que j’aimerais découvrir.
– OK. Super ! (Il applaudit, saute de son bureau.) Allez, on fonce chez ce Toussaint et on l’embarque, le salopard.
Je tourne la tête vers lui, mon cœur accélérant un peu dans ma poitrine.
– Tu crois ?
– Un peu, que je crois.
De fait, il semble même enchanté par l’idée, et cela me rappelle McConnell, la grande question philosophique de notre époque : Combien de fois aurai-je encore l’occasion de brailler « On ne bouge plus, enfoiré » ?
– Mais je n’ai pas de motif suffisant !
Je me retourne vers Culverson en espérant qu’il objectera à mon objection, espérant l’entendre dire : « Bien sûr que si, petit », mais il reste silencieux dans son coin, à ruminer.
– Un motif suffisant ? s’exclame McGully avec dédain. Mais mon pote, t’en as des caisses. Tu as le type qui procure une substance prohibée et qui la distribue. Allez directement en prison, ne passez pas par la case départ, article IX de la loi SSPI… Pas vrai, grosse tête ? Tu as le mensonge à un officier de police. Même topo, article Je-sais-pas-combien, alinéa Perpète.
– Enfin, je pense qu’il a fait tout ça. Je ne peux pas dire que je le sais.
J’en appelle à Culverson, l’adulte de notre petite troupe.
– Est-ce qu’on pourrait obtenir un mandat ? Pour fouiller la maison ?
– Un mandat ?
McGully jette les mains en l’air, implorant la pièce, les cieux, la silhouette muette de l’inspecteur Andreas, qui a ouvert les yeux juste assez pour regarder fixement quelque chose sur son bureau.
– Attendez, attendez, vous savez quoi ? Il roule à l’huile végétale, pas vrai ? Ça, il l’a avoué, non ? Le moteur modifié ?
– Oui. Et alors ?
McGully sourit d’une oreille à l’autre et fait le geste de l’arbitre indiquant un touchdown : mains levées, paumes face à face.
– Et alors ? Trois nouvelles provisions qui viennent d’être ajoutées à l’article XVIII, objet : gestion de la pénurie des ressources naturelles.
Il sautille jusqu’à son bureau, exhume le nouveau classeur, épais et noir avec le drapeau américain collé sur la couverture.
– Ça vient de sortir, mis amigos. À partir du moment où ton bonhomme coupe son huile de friture au diesel, son véhicule est en infraction flagrante.
Je secoue la tête.
– Je ne peux pas l’arrêter rétroactivement pour avoir enfreint un décret tout récent.
– Ah, Eliot Ness, quelle noblesse de ta part !
Il me présente ses deux majeurs et tire la langue pour faire bonne mesure.
– Tu as un autre problème, intervient Culverson.
Je sais ce qu’il va dire ; j’y suis préparé. Je l’attends même avec un peu d’excitation.
– Tu m’as dit hier que Toussaint avait un casier impeccable. Travailleur. Sérieux. Même en imaginant que Zell ait continué à le suivre de loin, en imaginant qu’il ait pensé à lui de temps en temps, pourquoi serait-il allé le voir pour trouver de la drogue ?
Je suis radieux.
– Excellente question, inspecteur. Regarde un peu ça.
Je lui montre la sortie imprimante que je suis passé prendre chez Wilentz avant de monter ici, les résultats de recherche sur le père de Toussaint. Parce c’est ça que je me suis rappelé, c’est ça que j’ai trouvé dans mes notes d’hier, quelque chose dans la manière dont J. T. avait parlé de son père : « C’était un artiste ? – Oui, entre autres choses. » Je regarde Culverson parcourir le rapport. Roger Toussaint ; alias Rooster Toussaint ; alias Marcus Kilroy ; alias Toots Keuring. Possession. Possession avec intention de distribuer. Possession avec intention de distribuer. Possession. Infraction mineure. Possession.
Donc, quand Peter Zell a décidé de mettre la main sur une substance prohibée – quand le risque d’impact a emporté sa décision –, il s’est souvenu de son vieux copain, parce que le père de son vieux copain était dealer.
Culverson, enfin, hoche la tête, se lève lentement de sa chaise. McGully est debout en un éclair. Mon cœur est lancé au grand galop.
– Bon, très bien, lâche Culverson. Allons-y.
J’acquiesce, il y a un moment comme suspendu, puis soudain nous fonçons vers la porte, trois policiers se lançant dans l’action, tâtant leurs holsters et enfilant leurs manteaux, et la poussée d’anticipation et de joie est si forte dans mes tripes qu’elle se transforme presque en appréhension. Je suis en train de vivre un instant que j’ai imaginé toute ma vie, trois inspecteurs de police partant en mission, portés par des jambes robustes, sentant l’adrénaline couler à flots dans leurs veines.
McGully s’arrête à la porte pour attendre Andreas – « Tu viens, chérie ? –, mais le dernier inspecteur de la Criminelle n’a aucune intention de bouger. Figé sur sa chaise, une tasse de café à moitié vide près du coude, les cheveux en pétard, il fixe des yeux une brochure posée sur son bureau : TOUT SIMPLEMENT LA PRIÈRE.
– Allez, mon poteau, le presse McGully en saisissant vivement le papier chiffonné. Le nouveau nous a trouvé un sac à merde.
– Allez, viens, ajoute Culverson.
Et je le dis aussi :
– Allez, viens.
Il pivote d’un demi-centimètre, marmonne quelque chose.
– Quoi ? fais-je.
– Et s’ils avaient raison ? balbutie Andreas. La… La…
Il indique la brochure d’un geste mou, et je commence à ne plus en pouvoir. Je pose une main ferme sur son épaule.
– Mais non, ils n’ont pas raison. Ce n’est pas le moment d’y penser, d’accord ?
– Pas le moment d’y penser ? reprend-il, pitoyable, avec des yeux de hibou. Pas le moment d’y penser ?
D’un petit coup sec, je renverse sa tasse de café sur son bureau, et le liquide brun se répand, dégouline sur la brochure, inonde son cendrier, ses paperasses et son clavier d’ordinateur.
– Hé, ho, fait-il mollement en se repoussant du bureau avant de se retourner complètement.
– Tu sais ce que je suis en train de faire, en ce moment ? lui dis-je en regardant le fluide bourbeux couler vers le bord du meuble. Je suis en train de penser : Oh, non ! Le café va couler par terre ! Comme je suis inquiet ! Continuons d’en parler !
À ce moment-là, le café franchit le bord, éclabousse les chaussures d’Andreas et forme une flaque par terre sous le bureau.
– Regarde-moi ça, dis donc ! C’est arrivé quand même.
Rien n’a changé depuis la dernière fois.
La niche, les buissons d’aubépine et le chêne, l’échelle appuyée contre le bord du toit. Voici le petit chien blanc, Houdini, qui tournicote avec impatience entre les pieds de l’échelle, et voilà J. T. Toussaint, en train de fixer des ardoises là-haut, penché sur sa tâche dans le même pantalon de travail marron et les mêmes chaussures de chantier. Il lève la tête en entendant crisser le gravier de l’allée, et je ressens une impression fugace, celle d’un animal solitaire surpris dans son antre par l’arrivée des chasseurs.
Je suis le premier descendu de voiture et je me redresse en tirant sur l’ourlet de mon veston, une main en visière contre le soleil hivernal, l’autre levée, paume ouverte, pour le saluer.
– Bonjour, monsieur Toussaint ! J’ai encore deux ou trois questions à vous poser.
– Quoi ?
Il tend les jambes pour se mettre debout, reprend son équilibre, et se dresse de toute sa hauteur sur le toit, en contrejour devant le soleil qui lui dessine autour de lui un curieux halo pâle. Les autres portières claquent derrière moi lorsque McGully et Culverson s’extirpent du véhicule, et Toussaint, effarouché, remonte à reculons sur le toit, trébuche.
Il lève une main pour se retenir, j’entends McGully crier « Il a une arme ! », et je tourne la tête pour dire « Quoi ? Non ! », parce que c’est vrai.
– C’est un pistolet à mastic !
Mais McGully et Culverson braquent déjà sur lui leurs SIG Sauer P 229 de service.
– Pas un geste, connard ! braille McGully.
Mais Toussaint ne peut pas s’immobiliser, ses chaussures glissent sur les ardoises en pente, il agite les mains, les yeux agrandis par la peur, pendant que McGully braille toujours – et moi aussi, je crie :
– Non, non, ne… non !
Parce que je ne veux pas qu’il meure. Je veux connaître toute l’histoire.
Toussaint tourne les talons, essaie de s’enfuir vers l’arête du toit ; McGully tire, un éclat de brique jaillit sur le côté de la cheminée, et Toussaint pivote, tombe de la maison, s’abat sur la pelouse.
– Ça sent la merde de chien, chez toi.
– Concentrons-nous sur le concret, inspecteur McGully.
– D’accord. Mais j’ai raison, non ? Ça schlingue, là-dedans.
– Inspecteur, allons.
J. T. Toussaint commence à dire quelque chose, à moins que ce ne soit juste un gémissement, et McGully lui dit de la fermer, ce qu’il fait. Il est par terre dans le salon, son corps de géant étalé sur la moquette sale, la tête enfoncée dedans, saignant du front là où il a heurté le toit lors de sa chute. McGully, assis sur son dos, fume un cigare. L’inspecteur Culverson se tient à côté de la cheminée. Moi, je fais les cent pas ; tout le monde attend, c’est moi la star.
– D’accord. Bon… bon, discutons un peu, dis-je.
Et là, mon corps est secoué par un long frisson. Il se débarrasse des derniers restes de la bouffée d’adrénaline, de l’excitation des coups de feu, de la course en avant, la charge dans la neige boueuse.
Calme, Palace. Tout doux.
– Monsieur Toussaint, il apparaît que la dernière fois que nous nous sommes parlé, vous avez omis quelques détails concernant votre relation avec Peter Zell.
– Ouais, Ducon, ajoute McGully en bougeant de manière à faire porter tout son poids sur les reins de Toussaint.
– Inspecteur, dis-je à mi-voix.
Je voudrais lui suggérer d’y aller mollo, mais sans le dire devant le suspect. Il lève les yeux au ciel.
– Et alors, on se défonçait, OK ? reconnaît Toussaint. On se mettait minable. Petey et moi, on s’est défoncés une poignée de fois.
– Une poignée de fois.
– Oui. D’accord ?
Je hoche la tête, lentement.
– Et pourquoi m’avez-vous menti, J. T ?
– Pourquoi il t’a menti ? reprend McGully. Parce que t’es de la police, patate !
Culverson émet un bruit amusé depuis sa place à côté de la cheminée. J’aimerais être seul avec J. T. en ce moment, dans une pièce, rien que lui et moi, et qu’il puisse me conter l’histoire. Juste deux personnes qui se parlent.
Toussaint, toujours cloué au sol par le poids de McGully, lève les yeux vers moi.
– Vous avez débarqué ici persuadé qu’il s’était fait tuer.
– J’ai dit que c’était un suicide.
– Ouais, eh ben là, c’est vous qui mentiez. Personne n’enquête sur les suicides. Plus maintenant.
Culverson pouffe encore, et je le regarde, je vois son air ironique : il n’a pas tort, là. McGully fait tomber un gros étron de cendre sur le tapis du suspect.
Toussaint, sans faire attention à eux, garde les yeux sur moi et continue de parler.
– Vous venez en cherchant un tueur, et si je vous dis que Pete et moi on prenait des cachets, des antalgiques, putain, vous allez en conclure que c’est moi qui l’ai buté. C’est bien ça ?
– Pas nécessairement.
Je pense : des cachets. Ils prenaient des cachets. Des petites pilules bariolées, la couche externe colorée déteignant dans une paume suante. J’essaie d’imaginer tout ça, mon assureur, les détails sordides liés à la drogue et à la dépendance.
– J. T…
– Ça fait rien, allez. De toute manière, je suis mort, maintenant. Fini.
– Tu l’as dit, bouffi ! lâche McGully avec une joie mauvaise.
Je voudrais tellement qu’il la boucle.
Parce que je crois Toussaint. C’est vrai. Une partie de moi le croit sincèrement. Il m’a menti pour la même raison que Victor France passant ses heures précieuses à fouiner dans le coin de Manchester Road pour m’obtenir les informations dont j’avais besoin : parce que de nos jours, la moindre accusation est grave. Toute condamnation est une condamnation à perpétuité. S’il avait expliqué ses vrais rapports avec Peter Zell, il serait allé en prison et n’en serait jamais ressorti. Mais il n’y a toujours aucune raison de supposer qu’il l’a tué.
– McGully. Lâche-le.
– Quoi ? Pas question.
Par réflexe, nous regardons tous les deux vers Culverson ; nous avons tous le même rang, mais c’est lui l’adulte. Il a un hochement de tête imperceptible. McGully, fou de rage rentrée, se lève tel un gorille se redressant dans la jungle, et marche exprès sur les doigts de Toussaint en allant rejoindre le canapé miteux. Toussaint se remet péniblement sur ses genoux, et Culverson murmure : « Pas plus loin. » Alors je me mets à genoux pour être à hauteur de ses yeux, et je donne à ma voix une douceur consolante, quelque chose qui s’approche du timbre de ma mère.
– Dites-moi ce qu’il y a d’autre.
Long silence.
– Il va… commence McGully.
Je lève une main sans quitter le suspect des yeux, et McGully se tait.
– S’il vous plaît, dis-je à mi-voix. Je veux juste connaître la vérité, monsieur Toussaint.
– Je ne l’ai pas tué.
– Je sais.
Et c’est la vérité. À cet instant, en le regardant dans les yeux, je ne crois pas qu’il l’ait tué.
– Je veux juste connaître la vérité. Vous avez parlé de cachets. Où les trouviez-vous, ces cachets ?
Toussaint me regarde, stupéfait.
– Ce n’est pas moi qui les trouvais. C’est Peter qui les apportait.
– Quoi ?
– Je vous jure, insiste-t-il, voyant mon scepticisme.
Nous sommes là, par terre, à genoux face à face comme deux fanatiques religieux, une paire de pénitents.
– Je suis absolument sérieux, insiste Toussaint. Le mec se pointe à ma porte avec deux bocaux de pilules, des MS Contin, soixante milligrammes pièce, cent pilules par bocal. Il me dit qu’il aimerait les ingérer dans un cadre sûr et efficace.
– C’est ce qu’il a dit ? persifle McGully, calé dans le fauteuil relax, le flingue braqué sur Toussaint.
– Oui.
– Regardez-moi, dis-je. Racontez-moi ce qui s’est passé ensuite.
– J’ai dit d’accord, mais je vais te les couper. (Il relève la tête, regarde autour de lui, ses paupières plissées papillotant de nervosité, de méfiance, d’orgueil blessé.) Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? J’ai travaillé toute ma vie. Tous les jours, depuis que j’ai arrêté le lycée, j’ai travaillé. Pour la raison bien précise que mon vieux était une merde, et que je ne voulais pas être mon vieux.
La force de tout ce qu’il exprime fait trembler son corps massif.
– Et là, d’un coup, ces conneries qui me tombent dessus ? Un astéroïde se pointe, personne ne construit plus rien, la carrière qui ferme, et comme ça, du jour au lendemain, plus de boulot, pas de projets, rien à faire à part attendre la mort. Deux jours plus tard, Peter Zell frappe à ma porte avec une tonne de came… Vous auriez fait quoi, vous ?
Je vois son grand corps agenouillé et tremblant, sa tête de géant tournée vers le tapis. Je me tourne vers Culverson, près de la cheminée, qui secoue tristement la tête. Je prends conscience d’une sorte de sifflement et je regarde McGully sur le canapé, son flingue sur les genoux, qui fait semblant de jouer d’un petit violon.
– D’accord, J. T. Et ensuite, que s’est-il passé ?
Ce n’était pas difficile pour Toussaint d’aider Peter à ingérer du sulfate de morphine de manière sûre et efficace, de contourner le mécanisme de libération graduelle et réduire le risque de surdose accidentelle. Il avait regardé son père faire ça un million de fois, avec un million de pilules différentes : racler la cire, broyer le comprimé, mesurer la dose, la placer sous la langue. Quand le stock a été terminé, Peter en a apporté d’autres.
– Il ne vous a jamais dit d’où ça venait ?
– Eh non. (Un silence, une demi-seconde d’hésitation, je le regarde au fond des yeux.) C’est vrai, je vous jure ! Ça a continué comme ça grosso modo jusqu’en octobre. Je sais pas où il dégotait son truc, mais ça s’est arrêté.
Après octobre, me raconte Toussaint, ils ont continué à traîner ensemble, commencé à aller voir Pâles lueurs au loin, ils allaient boire une bière de temps en temps après le boulot. Je pense à tout cela, réfléchis à cette avalanche de nouveaux détails, j’essaie de déterminer ce qui peut être vrai.
– Et lundi dernier ?
– Hein ?
– Que s’est-il passé lundi soir ?
– C’est comme je vous ai dit. On est allés au ciné, on s’est fait des bières, et on s’est quittés là.
– Et vous en êtes certain ? dis-je d’une voix douce, presque tendre. Certain que c’est toute l’histoire ?
Silence. Il me dévisage, et il va dire quelque chose, je vois son esprit au travail derrière le mur de pierre de son visage, il veut me dire encore une chose.
– McGully. Quelle est la peine prévue pour infraction à la loi sur les véhicules ?
– La mort, lâche McGully.
Les yeux de Toussaint s’agrandissent, et je secoue la tête.
– Allez, inspecteur. Sérieusement, dis-je.
– C’est à notre discrétion, intervient Culverson.
Je reviens à Toussaint.
– D’accord. D’accord. Bon, écoutez, on va vous embarquer. On ne peut pas faire autrement. Mais je m’arrangerai pour que vous ne preniez que deux semaines. Un mois, peut-être. Dans des conditions pas trop dures.
Je me lève, les mains tendues pour l’aider à se relever.
Et là, McGully lâche :
– Ou alors, on pourrait le descendre tout de suite.
– McGully…
Je me détourne une seconde de Toussaint, vers Culverson, pour essayer de le pousser à faire taire McGully, et le temps que je revienne à J. T., celui-ci est déjà en mouvement : il se propulse comme une fusée et projette sa tête dans ma poitrine, son poids énorme me percute comme un traîneau à bois. Je tombe à la renverse, McGully est debout, flingue sorti, et Culverson se précipite en avant. La grosse main de Toussaint a agrippé la maquette du Capitole du New Hampshire, et voilà que Culverson a sorti son arme aussi, mais il ne tire pas, et McGully non plus, parce que Toussaint est sur moi, et qu’il menace mon œil avec le dôme-cendrier : sa vilaine flèche dorée appuie sur ma paupière, et puis tout devient noir.
– Saloperie, gronde McGully.
Toussaint me lâche et je l’entends cavaler vers la porte. Je crie « Non ! », la face en sang, les mains au-dessus des yeux.
– Ne tirez pas ! crié-je encore, mais c’est trop tard, ça tire de partout, les balles allument une série de flashes brûlants aux marges de ma cécité, j’entends Toussaint pousser un cri et s’écrouler.
Et Houdini qui aboie comme un fou depuis la porte côté cuisine, qui hurle et jappe de douleur et d’incompréhension.
Euh, oui, inspecteur ? Excusez-moi ? En quoi cette tragique histoire fait-elle de ce type une victime d’homicide ?
Ce sont les phrases qui résonnent amèrement dans les coins évidés de ma cervelle, alors que je repose sur mon lit d’hôpital, perclus de douleurs. La question sarcastique de McGully, au commissariat central, avant que nous partions.
J. T. Toussaint n’est plus. McGully lui a tiré dessus à trois reprises, Culverson une fois, et il était mort le temps que nous arrivions à l’hôpital de Concord.
Mon visage me fait mal. Je souffre beaucoup. Peut-être que Toussaint m’a agressé avec le cendrier et qu’il a tenté de filer parce qu’il a assassiné son ami Peter, mais je ne pense pas.
Je pense qu’il m’a attaqué simplement parce qu’il avait peur. Il y avait trop de flics dans la pièce, McGully a fait le malin et j’ai bien essayé d’avoir un autre discours, mais Toussaint avait peur, si nous l’embarquions pour cette stupide histoire de véhicule, de moisir en prison jusqu’au 3 octobre. Il a pris un risque calculé, comme Peter, et il a perdu.
McGully lui a mis trois balles dans la peau, Culverson une, et maintenant il est mort.
– Un centimètre plus haut, et votre globe oculaire explosait, me dit le médecin, une jeune femme qui a une queue-de-cheval blonde, des chaussures de sport et les manches de sa blouse blanche roulées sur les avant-bras.
– D’accord.
Elle fixe une épaisse compresse sur mon œil droit avec du sparadrap.
– On appelle ça une fracture du plancher orbitaire, m’apprend-elle, et vous allez avoir la joue un peu engourdie.
– D’accord.
– Ainsi qu’une diplopie moyenne à sévère.
– D’accord.
– Ça veut dire que vous allez voir double.
– Ah bon.
Pendant tout ce temps, la question me tourne encore dans la tête : En quoi cette tragique histoire fait-elle de ce type une victime d’homicide ?
Malheureusement, je crois connaître la réponse. J’aimerais mieux pas, mais c’est le cas.
Mon médecin n’arrête pas de s’excuser pour son manque d’expérience, pour les ampoules qui ont grillé et n’ont pas été remplacées dans cette salle des urgences, pour la pénurie générale de ressources palliatives. Elle ressemble à une gamine, et en réalité elle n’a pas terminé son internat. Je lui dis que ça ne fait rien, que je comprends. Elle s’appelle Susan Wilton.
– Docteur Wilton, lui dis-je pendant qu’elle passe le fil de soie dans ma joue, en grimaçant chaque fois qu’elle tire dessus, comme si c’était son propre visage qu’elle recousait et non le mien. Docteur Wilton, est-ce que vous pourriez vous suicider ?
– Non. Enfin… peut-être. Si je savais que je vais être malheureuse pendant tout le temps qui reste. Mais je ne le suis pas. J’aime bien ma vie, vous savez ? Si j’étais quelqu’un de déjà malheureux… Là, je me dirais peut-être : pourquoi rester à attendre ?
– Je vois. Je vois.
Je reste impassible pendant que le docteur Wilton me recoud.
Il ne reste plus qu’un mystère. Si Toussaint disait vrai, et je pense que c’est le cas, et si c’était Peter qui fournissait les pilules, où les trouvait-il ?
C’est la dernière partie du mystère, et je crois que j’en connais la solution aussi.
La ressemblance entre Sophia Littlejohn et son frère est troublante, même vue par l’interstice entre la porte et le chambranle, quand elle me regarde derrière la chaîne. Elle a le même petit menton, le même nez large, le même front large, jusqu’aux mêmes lunettes démodées. Elle a les cheveux coupés court, aussi, comme un garçon, avec des mèches qui dépassent ici et là, comme lui.
– Oui ?
Elle me regarde fixement, je fais de même, et là je me rappelle que nous ne nous sommes jamais vus et que je dois avoir une drôle d’allure : la grosse compresse que le docteur Wilson m’a scotchée sur l’œil, l’hématome qui commence à s’étendre autour, brun, rose et enflé.
– Je suis l’inspecteur Henry Palace, madame, de la PJ de Concord, dis-je. Je crains que nous…
La porte se referme déjà, mais aussitôt après j’entends cliqueter la chaîne et le battant se rouvre.
– D’accord, d’accord, lâche-t-elle, stoïque, comme si elle avait attendu ce jour, comme si elle savait qu’il allait venir.
Elle prend mon manteau, m’indique le fauteuil relax trop rembourré sur lequel j’étais déjà assis lors de ma dernière visite, je sors mon cahier, et la voilà qui m’explique que son mari n’est pas là, qu’il travaille tard, qu’en ce moment quand ce n’est pas l’un d’eux qui est absent, c’est l’autre. La cérémonie laïque semi-occasionnelle d’Erik Littlejohn a maintenant lieu tous les soirs, et les membres du personnel de l’hôpital y viennent si nombreux qu’il a dû fermer la petite chapelle du sous-sol pour s’installer dans un auditorium en haut. Sophia parle juste pour parler, c’est clair, un dernier effort pour retarder la conversation qui s’annonce, et ce que je me dis, c’est que les yeux de Peter devaient être comme les siens quand il était en vie : prudents, analytiques, calculateurs, un peu tristes.
Je souris, remue dans le fauteuil, je laisse sa voix s’éteindre, et ensuite je peux poser ma question – c’est plus une affirmation qu’une question, en fait.
– Vous lui avez donné votre bloc d’ordonnances.
Elle baisse les yeux vers le tapis, sur lequel s’enchaînent sans fin de délicats motifs cachemire, puis les relève vers moi.
– Il l’a volé.
– Ah. Je vois.
J’ai passé une heure à l’hôpital, avec mon visage en compote, à penser à cette question avant que la possibilité ne m’effleure, et je n’étais encore pas sûr. J’ai demandé à ma nouvelle amie, le docteur Wilton, et elle-même a dû se renseigner : les sages-femmes peuvent-elles prescrire des médicaments ?
Il s’avère que oui.
– J’aurais dû vous le dire avant, et je suis désolée, reconnaît-elle à mi-voix.
Derrière la porte-fenêtre qui donne sur le jardin, je vois Kyle et un autre gamin, tous deux en combinaison de neige et bottes, qui jouent avec un petit télescope dans la lumière irréelle des spots d’extérieur. Au printemps dernier, quand la probabilité d’impact était encore à un chiffre, il y a eu une vogue de l’astronomie : tout le monde s’intéressait soudain au nom des planètes, à leur orbite, à leur distance relative. De même qu’après le 11-Septembre, tout le monde a appris les provinces de l’Afghanistan, la différence entre chiites et sunnites. Kyle et son copain ont recyclé le télescope en épée et s’adoubent chevalier tour à tour, s’agenouillant et riant dans le clair de lune de ce début de soirée.
– C’était en juin, début juin, commence Sophia, et je me retourne vers elle. Peter m’a appelée, comme ça, pour me dire qu’il aimerait déjeuner avec moi. Je lui ai répondu que ce serait avec plaisir.
– Et vous avez mangé ensemble dans votre bureau.
– C’est ça.
Ils ont déjeuné, échangé les dernières nouvelles et ils ont eu une conversation formidable entre frère et sœur. Ils ont parlé des films qu’ils avaient vus enfants, de leurs parents, de leurs jeunes années.
– Vous voyez, des petites choses. La famille.
– Oui, madame.
– C’était vraiment agréable. C’est sans doute ce qui m’a fait le plus mal, inspecteur, quand j’ai compris ce qu’il mijotait en réalité. Nous n’avions jamais été très proches, Peter et moi. Qu’il m’appelle comme ça, sans raison particulière ? Je me rappelle avoir pensé : « Quand cette folie sera passée, on sera amis. Comme cela se fait entre frère et sœur. » (Elle écrase une larme.) La probabilité était encore très faible, à l’époque. On pouvait encore se dire des choses comme « quand ce sera passé ».
J’attends patiemment. Mon cahier bleu est ouvert, en équilibre sur mes genoux.
– Enfin bref, je fais rarement des ordonnances. Notre pratique est largement holistique, et quand des substances entrent en jeu, c’est pendant le travail et l’expulsion, pas sur ordonnance pendant la grossesse.
De nombreuses semaines se sont donc écoulées avant que Sophia Littlejohn se rende compte qu’il lui manquait un bloc dans le tiroir supérieur droit de son bureau. Et encore d’autres avant qu’elle comprenne que son frère timoré l’avait dérobé pendant leur si plaisant déjeuner de retrouvailles. Elle marque une pause à ce moment de son récit, regarde au plafond, secoue la tête en ayant l’air de se faire des reproches ; et moi, j’imagine Peter l’assureur aux manières douces dans son moment de bravoure… il a pris sa décision fatale… Maïa a dépassé le seuil de 12,372… il rassemble son courage, sa sœur est sortie un instant de son bureau, pour aller aux toilettes ou régler une affaire urgente… nerveux, une perle de sueur roulant de son front sous ses lunettes… il se soulève de sa chaise, ouvre le tiroir supérieur du bureau…
Dehors, Kyle et son copain hurlent de rire. Je ne quitte pas Sophia des yeux.
– Et donc, en octobre, vous avez tout compris.
– Voilà, dit-elle, relevant la tête un instant mais sans prendre la peine de se demander comment je le sais. Et j’étais furieuse. Je veux dire, bon Dieu, on est encore des êtres humains, non ? On ne pourrait pas se comporter humainement jusqu’à ce que ce soit fini ?
Il y a une vraie colère dans sa voix. Elle secoue la tête avec amertume.
– Ça paraît ridicule, je sais.
– Non, madame. Ça n’a rien de ridicule.
– J’ai mis Peter au pied du mur, il a avoué son vol, et c’est tout. Je ne lui ai pas… Je suis désolée de le dire, mais je ne lui ai pas reparlé depuis.
Je hoche la tête. Donc, j’avais tout bon. Épatant. Il est temps de partir. Mais il faut que je sache tout. Il le faut.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela avant, pourquoi ne me rappeliez-vous pas…
– Eh bien, c’était une… J’ai pris une décision pragmatique. J’avais juste… décidé…
– Chérie, dit alors Erik Littlejohn depuis la porte.
Il se tient sur le seuil, allez savoir depuis combien de temps, dans la neige qui tombe doucement autour de lui.
– Chérie, non.
– Tout va bien.
– Non, pas du tout. (Il entre, et les flocons fondent en eau sur ses épaules revêtues de cuir.) Rebonjour, inspecteur. C’est moi qui lui ai dit de mentir. Et s’il y a des conséquences, c’est sur moi qu’elles doivent retomber.
– Je ne pense pas qu’il doive y avoir de conséquences. Je veux juste connaître la vérité.
– Très bien. La vérité, c’est que je ne voyais aucune raison de vous parler du vol et des problèmes de drogue de Peter, et c’est ce que j’ai dit à Sophia.
– Nous avons pris la décision ensemble.
– Je t’ai persuadée de la prendre.
Erik Littlejohn secoue la tête et me regarde droit dans les yeux, presque avec sévérité.
– Je l’ai convaincue que ce serait une bêtise de vous raconter ça.
Je me lève, soutiens longuement son regard, et il reste immobile, sans ciller.
– Pourquoi ?
– Ce qui est fait est fait. L’incident avec le bloc d’ordonnances de Sophia était sans rapport avec la mort de Peter, c’était inutile d’en parler à la police.
Il dit « la police » comme si c’était un concept abstrait, quelque part dans le monde, « la police », par opposition à moi, une personne, présentement debout au milieu de leur salon, un cahier bleu ouvert dans les mains.
– Informer la police serait revenu à informer la presse, le public.
– Mon père, murmure alors Sophia, qui relève la tête. Il veut dire « informer mon père ».
Son père ? Je fouille ma mémoire, me gratte la moustache, et je me remémore le rapport de l’agent McConnell. Père : Martin Zell, domicilié à la maison de retraite de Pleasant View, début de démence sénile.
– Ça a déjà été assez dur pour lui d’apprendre que Peter s’était suicidé. Alors découvrir qu’en plus, son fils était devenu un drogué ?
– Oui, pourquoi lui imposer une douleur pareille ? confirme Erik. En ce moment, en plus ? J’ai dit à Sophia de se taire. C’est ma décision, et j’en assume l’entière responsabilité.
– D’accord. D’accord.
Je soupire. Je suis fatigué. J’ai mal à l’œil. Il est temps que je m’en aille.
– Encore une dernière question. Madame Littlejohn, vous semblez absolument certaine que Peter s’est suicidé. Puis-je vous demander ce qui vous en rend si sûre ?
– Parce qu’il me l’a dit, répond-elle dans un souffle.
– Hein ? Quand ça ?
– Ce jour-là. Quand nous avons déjeuné dans mon bureau. Cela avait déjà commencé, vous savez. Il y en avait déjà eu un, les infos en parlaient. À Durham. L’école élémentaire, vous savez ?
– Oui.
Un homme qui avait grandi à Durham, dans le quartier de Seacoast. Il y était revenu pour se pendre dans l’armoire de sa classe de CM1, de manière que ce soit son ancienne maîtresse détestée qui le trouve.
Sophia se presse les paupières du bout des doigts. Erik va se placer derrière elle pour poser les mains sur ses épaules.
– Et donc, Pete… Peter m’a dit que si jamais un jour il passait à l’acte, il le ferait au McDonald’s. Celui de Main Street. Ça ressemblait à une blague quand il l’a dit, vous savez ? Mais il faut croire que… que ce n’en était pas une…
– Non, madame. Il faut croire que non.
Et voilà, inspecteur McGully. En quoi cette tragique histoire fait-elle de ce type une victime d’homicide ? La réponse est : en rien.
La belle ceinture, le pick-up, rien de cela n’est pertinent. Quand son expérience avec les substances illicites a tourné au désastre… quand son unique geste audacieux de vol et de trahison a été découvert… quand il s’est retrouvé face à sa honte et aux douloureux symptômes du manque… face à tout cela, et à l’imminence de la fin du monde… l’actuaire Peter Zell a procédé à un dernier calcul soigneux, à une évaluation du risque et de la rétribution… et il a mis fin à ses jours.
Bam !
– Inspecteur ?
– Oui.
– Vous ne prenez plus de notes.
Erik Littlejohn me regarde d’un air presque soupçonneux, comme si je cachais quelque chose.
J’ai mal à la tête. La pièce oscille devant mes yeux ; deux Sophia, deux Erik. Comment le docteur Wilton a-t-elle appelé ça ? La diplopie.
– Vous avez arrêté de noter ce que nous disions.
Je déglutis, me remets debout.
– Non. C’est juste que… l’affaire est close. Navré de vous avoir dérangés.
Cinq heures plus tard, six heures peut-être, je ne sais pas. C’est le milieu de la nuit.
Andreas et moi sommes dehors, nous sortons tous deux de chez Penuche’s, le bar en sous-sol de Phenix Street, nous venons de fuir le bruit, la fumée et l’ambiance lugubre et nous retrouvons dans la gadoue du trottoir. Ni lui ni moi n’avions envie d’aller y boire une bière. C’est McGully qui y a littéralement traîné Andreas depuis son bureau, pour fêter la clôture de mon enquête ; une affaire que je n’ai pas résolue, et qui n’en était même pas vraiment une. Enfin bref, c’est horrible là-dedans : la fumée nouvelle s’y ajoute à l’odeur de tabac froid, les téléviseurs braillent, les gens se pressent contre les étais couverts de graffitis qui empêchent le plafond de s’effondrer. En plus, je ne sais quel petit malin a rempli le juke-box de titres ironiques : Elvis Costello « Waiting for The End of The World », Tom Waits, « The Earth Died Screaming », et bien sûr ce morceau de R.E.M., là, qui passe quasiment en boucle.
Il neige dehors, par gros paquets sales qui glissent et rebondissent sur les murs de brique. Je fourre les mains au fond de mes poches et renverse la tête en arrière pour observer le ciel de mon seul œil valide.
– Bon, écoute.
– Mmm ?
J’hésite. Je déteste ça. Andreas sort une Camel de son paquet, je regarde les gros flocons se perdre dans sa tignasse humide.
– Je te demande pardon, dis-je une fois qu’il a allumé sa cigarette.
– Hein ?
– Pour tout à l’heure. Quand j’ai renversé ton café.
Il a un rire sec, tire une taffe.
– Oublie ça.
– Je…
– Sérieux, Henry. On s’en fout.
Une petite bande de jeunes se déverse de l’escalier qui monte du bar, avec des rires hystériques. Ils sont attifés selon une bizarre mode préapocalyptique : une jeune fille en robe de bal vert émeraude et diadème, son copain en grand attirail gothique. Un autre gamin, de sexe indéterminé, porte un short large sur des collants écossais et de larges bretelles rouges de clown. De la musique – U2, il me semble – s’échappe par la porte ouverte, puis s’assourdit quand elle se referme.
– La presse dit que le Pakistan veut faire sauter le bazar, dit Andreas.
– Oui, j’ai entendu ça.
Je m’efforce de me rappeler quelle chanson de U2 parle de la fin du monde. Je me détourne des jeunes pour scruter la route.
– Mmm, continue Andreas. Ils disent qu’ils savent, qu’ils peuvent y arriver. Mais nous, on réplique qu’on ne les laissera pas faire.
– Ah non ?
– Il y a eu une conférence de presse. Le secrétaire d’État, le secrétaire à la Défense. Quelqu’un d’autre, aussi. Ils disent que si les Pakistanais essaient, on les atomisera avant qu’ils atomisent Maïa. Pourquoi dire une chose pareille ?
– Je ne sais pas.
Je me sens creux à l’intérieur. J’ai froid. Andreas m’épuise.
– Ça paraît complètement dingue.
J’ai mal à l’œil ; à la joue. En sortant de chez les Littlejohn, j’ai passé un coup de fil à Dotseth, qui a gracieusement accepté mes excuses pour le temps que je lui ai fait perdre, m’a ressorti la blague de faire comme s’il ignorait qui je suis et de quoi je parle.
Andreas commence à dire autre chose, mais un klaxon résonne à notre droite, au bout de Phenix Street, en haut de la côte, là où la route commence à tourner vers Main Street. La trompe sonore d’un bus qui arrive dans la rue à toute allure. Les jeunes l’acclament en braillant, lui font de grands signes des bras, et Andreas et moi échangeons un regard. La desserte des bus est interrompue, et de toute manière aucune ligne de nuit n’est jamais passée par Phenix Stret.
Le véhicule se rapproche, brinquebalant à pleine vitesse, deux roues sur le trottoir. Je sors mon arme de service et la braque dans la direction du large pare-brise. C’est comme un rêve, dans le noir, cet énorme autobus dont le fronton affiche « pas de passagers », dévalant la butte vers nous tel un vaisseau fantôme. Maintenant qu’il se rapproche, nous pouvons distinguer le chauffeur : homme blanc, vingt à vingt-cinq ans, casquette à l’envers, petite moustache mal taillée, les yeux agrandis par la joie de l’aventure. Son copain, noir, même âge, casquette également, se penche par la portière pneumatique ouverte en hurlant : « Ya-houu ! » Nous avons tous une chose que nous avons toujours voulu faire, et pour ces deux-là, c’était un rodéo dans un bus urbain.
Les jeunes qui sont avec nous sur le trottoir, morts de rire, se réjouissent à grands cris. Andreas regarde fixement les phares, et je suis là avec mon flingue, à me demander comment réagir. Le mieux est sans doute de ne rien faire, de les laisser passer.
– Bon, dit Andreas.
– Bon quoi ?
Mais c’est trop tard. Il vrille le haut de son corps, jette sa cigarette à demi fumée en direction du bar, et se précipite devant le bus.
– Non !
C’est tout ce que j’ai le temps de dire, cette triste et froide syllabe.
Il a minuté la chose, calculé les vecteurs, un bus et un homme dont les trajectoires se croisent dans l’espace, chacun à sa vitesse. Bam !
Le bus freine dans un grand crissement de pneus et le temps se fige, arrêt sur image : la fille en robe de bal, la tête enfouie dans le creux du bras du garçon gothique… moi, bouche bée, arme sortie et inutilement pointée sur le flanc du bus… le bus de travers, le cul sur le trottoir, l’avant dépassant dans la rue. Puis l’inspecteur Andreas se détache et glisse lentement sur la chaussée, pendant que la clientèle du bar se répand sur le trottoir, m’entoure, jacasse et bourdonne. Le chauffeur improvisé et son copain descendent du marchepied et s’arrêtent à quelques pas du corps brisé d’Andreas, le regard fixe et la bouche ouverte.
Puis l’inspecteur Culverson me rejoint et pose une main ferme sur mon poignet pour abaisser doucement mon bras. McGully se fraie un chemin dans la foule, joue des coudes en criant « Police » et en brandissant son insigne, une Coors dans l’autre main, cigare entre les dents. Il met un genou à terre au milieu de Phenix Street et pose un doigt sur la gorge d’Andreas. Culverson et moi, au milieu de la foule médusée, soufflons de lentes bouffées de buée froide, mais la tête d’Andreas est complètement tordue, la nuque brisée. Il est mort.
– Alors, Palace, qu’est-ce que t’en penses ? me demande McGully en se relevant lourdement. Suicide ou meurtre ?