À Andrew Winters, des Winters de Concord
« Même aux yeux de Voltaire, pourtant rationaliste s’il en était, un suicide purement rationnel était chose prodigieuse, voire quelque peu grotesque, à l’instar d’une comète ou d’un mouton à deux têtes. »
« And there’s a slow,
slow train comin’,
up around the bend. »
Mardi 20 mars
Ascension droite : 19 02 54,4
Déclinaison : – 34 11 39
Élongation : 78.0
Delta : 3,195 ua
J’observe fixement l’agent d’assurances qui me regarde de même, deux yeux froids et gris derrière des montures en écaille à l’ancienne, et il me vient cette sensation horrible et grisante à la fois, celle qui dit : nom de Dieu, c’est bien réel tout ça, et je ne suis pas sûr d’être prêt, vraiment pas.
Je plisse les paupières, trouve un meilleur appui et bascule en avant, accroupi sur mes talons, pour l’étudier de plus près. Les yeux et les lunettes, le menton fuyant et les tempes dégarnies, la fine ceinture noire nouée et serrée sous le maxillaire.
C’est bien réel. Vraiment ? Je n’en jurerais pas.
J’inspire à fond et je me force à me concentrer, à oublier tout ce qui n’est pas le corps, oublier le sol crasseux et le son aigrelet du rock’n’roll d’ascenseur diffusé par des haut-parleurs minables au plafond.
L’odeur me tue : un remugle envahissant et profondément désagréable, comme si on avait déversé de l’huile de friture dans une écurie. Il existe encore dans ce monde un certain nombre de métiers qui sont accomplis avec efficacité et diligence, mais le nettoyage nocturne des toilettes de fast-foods ouverts 24 heures sur 24 n’en fait pas partie. La preuve : l’assureur était effondré là-dedans depuis plusieurs heures, coincé entre le siège et le mur vert terne de la cabine, lorsque l’agent Michelson est entré par hasard, poussé par un besoin naturel, et l’a découvert.
Michelson a lancé son appel radio sous le code 10-54S (décès prématuré, suicide), ce qui semble adapté à la situation. Une chose que j’ai apprise ces derniers mois, que nous avons tous apprise, c’est que les suicidés par pendaison sont rarement retrouvés suspendus à un lustre ou à une poutre, comme dans les films. S’ils sont sérieux – et de nos jours, tout le monde l’est –, les candidats au suicide se pendent à un bouton de porte, ou à une patère, ou, comme l’a apparemment fait cet assureur, à cette barre horizontale qui équipe les toilettes pour handicapés. Ensuite, il leur suffit de se pencher en avant et de laisser leur poids faire le travail, serrer le nœud, comprimer les voies aériennes.
Je me penche encore en avant, modifie ma position sur mes jambes pliées et tâche de trouver le moyen de partager confortablement l’espace avec l’assureur, sans tomber ni laisser des empreintes digitales sur toute la scène. J’ai eu neuf cas comme celui-ci depuis trois mois et demi que je suis inspecteur, et je ne m’y fais toujours pas, à ce que la mort par asphyxie fait à un visage : les yeux figés dans une expression d’horreur, striés de fils d’araignée rouges, sanglants ; la langue, sortie et tirée sur un côté ; les lèvres, enflées et violacées sur leur pourtour.
Je ferme les yeux, me masse les paupières, les doigts repliés, et regarde de nouveau, en essayant de me figurer à quoi ressemblait l’assureur dans la vie. Il n’était pas beau, cela se voit tout de suite. Le visage est rondouillard, les proportions juste un peu mal fichues : menton trop petit, nez trop gros, yeux en boutons de bottine derrière les verres épais.
Ce qui apparaît, c’est que l’assureur s’est tué à l’aide d’une longue ceinture noire. Il en a noué un bout à la barre métallique et a façonné avec l’autre le nœud coulant qui maintenant s’enfonce violemment dans sa pomme d’Adam.
– Salut, petit. C’est qui, le copain ?
– Peter Anthony Zell, dis-je à mi-voix.
Relevant la tête, je regarde par-dessus mon épaule Dotseth, qui vient d’ouvrir la porte de la cabine et me toise avec un grand sourire, une coquette écharpe écossaise au cou, un gobelet de café McDonald’s fumant à la main.
– Individu de sexe masculin, blanc. Trente-huit ans. Travaillait dans les assurances.
– Et laissez-moi deviner, enchaîne Dotseth. Dévoré par un requin. Oh, attendez, non : suicide. C’est un suicide ?
– On dirait bien.
– Quelle surprise ! Je n’en reviens pas.
Denny Dotseth est assistant-procureur général. C’est un vieux de la vieille aux cheveux argentés, au visage large et chaleureux.
– Oh, dites, désolé, Hank. Vous vouliez un café ?
– Non, merci, monsieur.
Je lui fais un rapport sur ce que m’a appris le portefeuille en similicuir noir trouvé dans la poche revolver de la victime. Zell bossait pour une boîte appelée Merrimack Life and Fire, sise dans l’immeuble Water West, qui donne sur Eagle Square. Un petit paquet de tickets de cinéma usagés, datant tous de ces trois derniers mois, indique un goût prononcé pour les aventures adolescentes : le revival Seigneur des Anneaux ; deux épisodes de la série de SF Pâles lueurs au loin ; le machin « DC Comics vs Marvel » à l’IMAX de Hooksett. Pas trace d’une famille, pas une photo dans le portefeuille. Quatre-vingt-cinq dollars en billets de cinq et de dix. Et un permis de conduire, avec une adresse d’ici, en ville : 14 Matthew Street Extension, South Concord.
– Bien sûr. Je connais ce quartier. Y a quelques belles baraques par là-bas. Rolly Lewis habite dans le coin.
– Et il s’est fait cogner.
– Rolly ?
– La victime. Regardez. (Je me retourne vers le visage distordu de l’assureur pour désigner une série d’hématomes jaunissants, sur le haut de la joue droite.) Quelqu’un lui en a collé une bonne.
– Holà, oui. En effet.
Dotseth bâille et boit une gorgée de café. La législation du New Hampshire a décidé il y a un bout de temps qu’un représentant du ministère public devait être appelé chaque fois qu’un cadavre était découvert, afin que l’accusation ait la main sur l’affaire dès le départ si jamais une enquête pour meurtre était ouverte. À la mi-janvier, cette exigence a été levée car jugée excessivement onéreuse, étant donné les circonstances inhabituelles dans lesquelles nous vivons : Dotseth et ses collègues sillonnaient tout l’État pour aller simplement se poser comme des corbeaux sur des scènes de crimes qui n’en étaient pas du tout. Depuis, il revient à l’enquêteur en place de décider s’il convoque un assistant-procureur général sur un 10-54S. Pour ma part, je le fais en général.
– Alors, à part ça, quoi de neuf ? me demande Dotseth. Toujours fan de squash ?
– Je ne joue pas au squash, monsieur.
Je ne l’écoute que d’une oreille, les yeux rivés sur le mort.
– Ah bon ? Je confonds avec qui, alors ?
Je me tapote le menton. Zell était petit, peut-être un mètre soixante-dix ; râblé, la taille épaisse. Nom de Dieu, me dis-je de nouveau, car quelque chose ne va pas dans ce corps, ce cadavre, ce suicide présumé en particulier, et j’essaie de déterminer quoi.
– Pas de téléphone, dis-je tout bas.
– Quoi ?
– Son portefeuille est là, et ses clés aussi, mais pas son téléphone.
Dotseth hausse les épaules.
– Je parie qu’il l’a balancé. C’est ce qu’a fait Beth. Le réseau déconne tellement qu’elle s’est dit : « Autant se débarrasser tout de suite de ce truc. »
Je hoche la tête et murmure « sans doute, sans doute », sans quitter Zell des yeux.
– Et aussi, pas de lettre.
– Hein ?
– Il n’a pas laissé de lettre.
– Ah ? Bah, un ami à lui la trouvera sûrement. Son boss, peut-être. (Il sourit, termine son café.) Ils laissent tous une lettre, ces types-là. Pourtant, remarquez, les explications deviennent plutôt superflues au point où on en est, non ?
– En effet, monsieur, dis-je en passant une main sur ma moustache. Tout à fait.
La semaine dernière, à Katmandou, mille pèlerins venus de toute l’Asie du Sud-Est sont montés sur un gigantesque bûcher pendant que des moines psalmodiaient en cercle autour d’eux avant d’entrer eux-mêmes dans le brasier. En Europe centrale, les vieux s’échangent des DVD didactiques : Comment lester ses poches avec des pierres, Préparez un cocktail de barbituriques dans votre évier. Dans le Midwest américain – Kansas City, St. Louis, Des Moines –, la tendance est aux armes à feu : une large majorité prend un fusil pour se faire sauter la cervelle.
Ici, à Concord (New Hampshire), allez savoir pourquoi, c’est la ville des pendus. On retrouve des corps affalés dans les placards, les cabanes de jardin, les sous-sols en travaux. Vendredi de la semaine dernière, le propriétaire d’un magasin de meubles d’East Concord a tenté de se la jouer façon Hollywood : il s’est pendu à une gouttière en surplomb avec la ceinture de son peignoir, mais la gouttière a cédé et il a dégringolé sur sa terrasse, vivant mais les quatre membres brisés.
– Quoi qu’il en soit, c’est tragique, conclut Dotseth sans émotion. Chacun d’entre eux est une tragédie.
Il jette un rapide coup d’œil à sa montre ; il est prêt à filer. Mais moi, je suis toujours accroupi, et je scrute toujours le corps de l’assureur. Pour sa dernière journée sur Terre, Peter Zell a choisi un costard marron chiffonné et une chemise bleu pâle. Ses chaussettes sont presque assorties mais pas tout à fait : les deux sont marron, l’une foncée et l’autre pas vraiment ; toutes deux sont détendues et tire-bouchonnées sur ses chevilles. La ceinture qui lui enserre le cou – et que le docteur Fenton appellera « la ligature » – est une petite merveille : cuir noir brillant, boucle dorée estampillée B&R.
– Inspecteur ? You hou ? fait Dotseth, si bien que je relève la tête pour le regarder en battant des paupières. Vous avez autre chose à m’apprendre ?
– Non, monsieur. Merci.
– Pas de quoi. C’est un plaisir, comme toujours, jeune homme.
– Sauf que… attendez.
– Pardon ?
Je me remets debout et me tourne face à lui.
– Bon. Disons que je vais assassiner quelqu’un.
Un silence. Dotseth attend, amusé, avec une patience exagérée.
– D’accord !
– Et que je vis à une époque et dans une ville où on se suicide à tout bout de champ. Dans tous les coins. La ville des pendus.
– OK.
– Est-ce que mon réflexe naturel ne serait pas de tuer ma victime, puis de maquiller le meurtre en suicide ?
– Peut-être.
– Peut-être, hein ?
– Mouais. Peut-être. Mais ça, là ? (Il indique gaiement du pouce le corps avachi.) Ça, c’est un suicide.
Il cligne de l’œil, pousse la porte des toilettes, et me laisse en tête à tête avec Peter Zell.
– Alors, qu’est-ce qu’on dit, Stretch ? On attend le chariot à barbaque, sur ce coup-là, ou on éclate la piñata nous-mêmes ?
J’envoie à l’agent Michelson un regard sévère et réprobateur. Je déteste ce vocabulaire morbide de faux dur, « chariot à barbaque », « piñata » et tout le reste, et Ritchie Michelson le sait bien, et c’est précisément pour cette raison qu’il m’asticote avec ça. Il a attendu à la porte des toilettes, théoriquement pour protéger la scène de crime, en mangeant un Egg McMuffin directement dans son emballage en Cellophane, laissant la graisse pâle dégouliner sur sa chemise d’uniforme.
– Je t’en prie, Michelson. Un homme est mort.
– Désolé, Stretch.
Je ne suis pas dingue non plus du surnom – une allusion à ma grande taille –, et Ritchie le sait également.
– Quelqu’un de chez le docteur Fenton devrait arriver dans l’heure, dis-je.
Michelson hoche la tête et rote dans son poing.
– Alors comme ça, tu vas passer l’affaire au bureau de Fenton ? (Il froisse l’emballage de son petit déjeuner et le jette à la poubelle.) Je croyais qu’elle ne faisait plus les suicides.
– C’est à la discrétion de l’inspecteur. Et dans ce cas, je pense qu’une autopsie se justifie.
– Ah oui ?
– Oui.
Il s’en fiche, de toute manière. Trish McConnell, pendant ce temps, fait son travail. Elle est à l’autre bout du restaurant : une petite femme vigoureuse dont la queue-de-cheval noire dépasse de sa casquette de policier. Elle a coincé une bande d’ados à côté du distributeur de boissons, et prend des dépositions. Calepin sorti, stylo en action, devançant les ordres de son inspecteur. Je l’aime bien, elle.
– Mais tu es au courant : la hiérarchie veut qu’on lève le camp assez vite dans ce genre de cas, continue Michelson, qui parle juste pour parler, pour m’agacer.
– Je sais, oui.
– Pour la stabilité et la continuité de la communauté, tout ça.
– Oui.
– Sans compter que le proprio est au bord de péter les plombs, vu que ses chiottes sont fermées.
Je suis le regard de Michelson jusqu’au comptoir et au propriétaire écarlate du McDo, qui nous observe fixement – son regard implacable étant légèrement ridiculisé par la chemisette jaune vif et le gilet couleur ketchup. Chaque minute de présence policière est une minute de profits perdus pour lui, et on voit bien qu’il serait déjà en train de m’engueuler s’il ne risquait pas une arrestation pour outrage. À côté de lui se tient un adolescent dégingandé, dont l’épaisse chevelure coupée en mulet encadre une visière d’employé, et qui observe tour à tour, un sourire narquois aux lèvres, son patron pas content et les deux policiers, sans trop savoir qui mérite le plus son mépris.
– Je ne me fais pas de souci pour lui, dis-je à Michelson. Si on était encore l’an dernier, la scène de crime serait barricadée pendant six à douze heures, et ça ne se limiterait pas aux toilettes des hommes.
Michelson a un geste d’indifférence.
– Les temps changent, que veux-tu.
D’humeur maussade, je tourne le dos au proprio. Qu’il fulmine dans son coin. Ce n’est même pas un vrai McDo. Il n’y a plus de vrais McDo. La boîte a coulé en août de l’an dernier, 94 % de sa valeur s’étant évaporée en trois semaines de panique boursière, et elle a laissé derrière elle des centaines de milliers d’établissements vides aux couleurs criardes. Beaucoup d’entre eux, comme celui où nous nous trouvons, dans la rue principale de Concord, ont été reconvertis en restaurants pirates : rachetés et gérés par des habitants du coin entreprenants, comme mon nouveau meilleur ami ici présent, qui font leur beurre en gavant les désespérés sans avoir à se soucier de payer la franchise.
Il n’y a plus non plus de vrais 7-Eleven ni de Dunkin’ Donuts. Il y a encore de vrais Paneras, mais le couple de propriétaires de la chaîne a eu une illumination spirituelle et embauché dans la plupart des restaurants des coreligionnaires, si bien que ça ne vaut plus trop le coup d’y aller, à moins de vouloir entendre la Bonne Nouvelle.
Je fais signe à McConnell d’approcher et lui apprends, ainsi qu’à Michelson, que nous allons traiter ce cas comme une mort suspecte. J’essaie d’ignorer le haussement de sourcils sarcastique de Ritchie. McConnell, de son côté, hoche gravement la tête et ouvre son calepin à une page vierge. Je donne mes ordres à mes agents : McConnell doit finir de collecter les dépositions, puis localiser et informer la famille de la victime. Michelson, lui, restera à côté de la porte pour garder la scène jusqu’à ce que quelqu’un du bureau de Fenton vienne chercher le corps.
– Compris, dit McConnell en refermant son calepin.
– C’est toujours mieux que bosser, lâche Michelson.
– Allons, Ritchie. Un homme est mort.
– Ouais, ouais, Stretch. Tu l’as déjà dit.
Je leur fais un salut réglementaire, prends congé d’un hochement de tête, puis m’arrête net, une main sur la poignée de la porte donnant sur le parking, car une femme approche d’un pas pressé entre les voitures. Elle porte un bonnet de laine rouge mais pas de manteau, pas de parapluie contre les bourrasques chargées de neige, comme si elle était sortie en courant de quelque part pour venir ici, ses fines chaussures de bureau glissant sur la neige fondue du parking. Puis elle me repère, voit que je la regarde, et je capte l’instant où elle comprend que je suis de la police. Alors, son front se plisse d’inquiétude, elle tourne les talons et elle s’en va à la hâte.
Je m’éloigne vers le nord sur State Street au volant de ma Chevrolet Impala de fonction, en roulant avec précaution sur le demi-centimètre de verglas qui couvre la chaussée. Les rues adjacentes sont entièrement bordées de véhicules garés, d’autos abandonnées dont le pare-brise se charge de tas de neige. Je passe devant le Capitol Center for the Arts, élégantes briques rouges et larges baies vitrées, jette un coup d’œil dans le coffee shop bondé que quelqu’un a ouvert de l’autre côté de la rue. Il y a une longue file d’attente devant Collier’s, le magasin de bricolage – ils ont dû recevoir un arrivage. Des ampoules électriques. Des pelles. Des clous. Un gamin en âge d’être au lycée, juché sur une échelle, barre des prix et en inscrit de nouveaux au marqueur noir sur un panneau en carton.
Quarante-huit heures, voilà ce que je pense. La plupart des affaires de meurtre qui sont élucidées le sont dans les quarante-huit heures après la perpétration du crime.
Ma voiture est seule sur la route, et les piétons tournent la tête pour me regarder passer. Un clochard est adossé à la porte condamnée de White Peak, une firme de courtage en hypothèques et d’immobilier commercial. Un petit troupeau d’adolescents traîne devant le local d’un distributeur de billets en faisant tourner un joint ; l’un d’eux, qui arbore un bouc cradingue, souffle langoureusement la fumée dans l’air froid.
À l’angle de State et Blake Street, étalé sur ce qui fut un immeuble de bureaux sur deux niveaux, un graffiti de près de deux mètres de haut : mensonges mensonges rien que des mensonges.
Je m’en veux d’avoir été dur avec Ritchie Michelson. La vie était déjà pénible pour les agents au moment où j’ai reçu ma promotion, et je suis sûr que les quatorze semaines qui ont suivi n’ont rien arrangé. Certes, les flics ont un emploi stable et font partie des gens les mieux payés du pays, de nos jours. Et certes, le taux de criminalité de Concord, dans la plupart des catégories, n’est pas délirant par rapport à la même époque l’an dernier, à quelques notables exceptions près ; conformément à la loi Sécurité et Stabilisation en Préparation de l’Impact, il est désormais illégal de fabriquer, vendre ou acquérir une arme à feu, quelle qu’elle soit, sur le territoire des États-Unis, et ce n’est pas une loi facile à appliquer, surtout dans le New Hampshire.
Pourtant, dans les rues, dans les yeux las de la population, on perçoit à tout moment un potentiel de violence, et pour un agent de patrouille en service actif, tout comme pour un soldat en guerre, ce potentiel de violence vous use lentement. Par conséquent, si j’étais Ritchie Michelson, je serais forcément un peu crevé, un peu vidé, et il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je fasse une remarque désagréable de temps en temps.
Le feu rouge de Warren Street fonctionne, et, bien que je sois policier, bien qu’il n’y ait pas d’autres voitures au carrefour, je m’arrête et tambourine des doigts sur le volant en attendant qu’il passe au vert. Je regarde au loin à travers le pare-brise et repense à cette femme, celle qui était pressée et n’avait pas de manteau.
– Tout le monde a entendu la nouvelle ? demande l’inspecteur McGully, volumineux et tapageur, les mains en porte-voix. On a la date.
– Quoi, « on a la date » ? fait l’inspecteur Andreas en se levant d’un coup de sa chaise pour le regarder d’un air abasourdi. On l’a déjà, la date. Tout le monde la connaît, cette foutue date.
La date que nous connaissons tous est le 3 octobre, dans six mois et onze jours, jour où une boule de carbone et de silicates de 6,5 km de diamètre entrera en collision avec la Terre.
– Pas la date à laquelle la grosse boulette va atterrir, précise McGully en brandissant un exemplaire du Concord Monitor. La date où les génies nous diront où elle va frapper.
– Ouais, j’ai vu ça, dit l’inspecteur Culverson, installé à son propre bureau avec son propre journal – il lit le New York Times, lui. C’est le 9 avril, je crois.
Mon bureau à moi se trouve au fond de la pièce, près de la poubelle et du petit frigo. Mon calepin ouvert devant moi, je revois mes observations sur la scène de crime. Ce calepin est en réalité un cahier bleu, comme ceux qui servent aux étudiants lorsqu’ils passent des examens. Mon père était professeur, et à sa mort, nous avons trouvé au grenier près de vingt-cinq boîtes de ces fins cahiers couleur œuf-de-merle. Je m’en sers encore.
– Le 9 avril ? C’est bientôt. (Andreas se renfonce dans son fauteuil, puis reprend ses derniers mots d’une voix lugubre.) Vraiment bientôt.
Culverson secoue la tête et soupire, cependant que McGully glousse. Voilà ce qui reste de la PJ de Concord, brigade criminelle : quatre clampins dans une pièce. Entre le mois d’août dernier et aujourd’hui, nous avons connu trois départs en retraite anticipée, une disparition aussi soudaine qu’inexpliquée, plus l’inspecteur Gordon, qui s’est cassé la main en procédant à une interpellation pour violence domestique, s’est mis en arrêt maladie et n’est jamais revenu. Cette vague de défections a été insuffisamment compensée par la promotion, début décembre, d’un agent de patrouille. Moi. L’inspecteur Palace.
Nous sommes plutôt bien lotis, question effectifs. La brigade des mineurs ne compte plus que deux officiers, Peterson et Guerrera. Celle de la cybercriminalité a été carrément supprimée, à dater du 1er novembre.
McGully ouvre le Monitor d’aujourd’hui et commence à lire à haute voix. De mon côté, je pense à l’affaire Zell en étudiant mes notes. Aucune trace de violence ou de lutte//téléphone ?//Ligature : ceinture, boucle dorée.
Une ceinture noire en élégant cuir italien, marquée en creux : « B&R ».
– « La date cruciale sera le 9 avril, d’après les astronomes du Centre d’astrophysique Harvard-Smithsonian de Cambridge (Massachusetts). Ces experts, ainsi que des légions d’astronomes, d’astrophysiciens et d’amateurs passionnés qui suivent l’approche régulière de Maïa, l’énorme astéroïde anciennement appelé 2011GV1 »…
– Pitié, gémit Andreas, triste et furieux, en bondissant de nouveau pour rejoindre à grands pas le bureau de McGully. (Andreas est petit, agité, âgé d’une petite quarantaine d’années, mais doté d’une épaisse tignasse de boucles noires et serrées, comme un chérubin.) On sait ce que c’est que Maïa. Est-ce qu’il reste une personne sur la planète qui ne connaît pas déjà tout ça par cœur ?
– Calmos, mon pote, le rembarre McGully.
– Mais ça m’exaspère qu’ils nous rabâchent les mêmes infos à chaque fois. On dirait qu’ils veulent vraiment nous fourrer le nez dedans.
– C’est normal, c’est une règle journalistique, intervient Culverson.
– Eh bien, c’est insupportable
– N’empêche que c’est comme ça.
Culverson sourit. Il est le seul membre afro-américain de la brigade criminelle. De fait, il est le seul membre afro-américain de la police de Concord, et parfois surnommé avec amour « le seul Noir de Concord », même si c’est inexact.
– Bon, d’accord, je saute le passage, concède McGully en tapotant l’épaule du pauvre Andreas. « Les scientifiques ont… » gna gna… « quelques désaccords, à présent en grande partie résolus, quant à… » gna gna gna. Ah, voilà : « À cette date en avril, à seulement cinq mois et demi de la collision, les points de déclinaison et d’ascension droite seront déterminés avec une précision suffisante pour localiser le point d’impact à vingt-cinq kilomètres près. »
Sur la fin de la phrase, la voix de McGully s’assourdit un peu, son timbre de baryton s’adoucit, et il pousse un long sifflement bas.
– Vingt-cinq bornes.
Un silence s’ensuit, pendant lequel on n’entend plus que les petits cliquetis du radiateur. Andreas, debout devant le bureau de McGully, contemple le journal, les poings serrés le long de son corps. Culverson, dans son coin douillet, s’empare d’un crayon et se met à tracer de longues lignes sur une feuille de papier. Je ferme mon cahier bleu, renverse la tête en arrière, et fixe le regard sur un point au plafond, non loin du plafonnier en verre cannelé.
– Voilà, c’était l’essentiel, m’sieurs dames, lâche McGully, remis de son émotion, en refermant le journal avec emphase. Après, ça ne parle plus que des réactions, ce genre de choses.
– Des réactions ? glapit Andreas, agitant les mains avec colère dans la direction du journal. Quel genre de réactions ?
– Bah, tu vois, quoi. Le Premier ministre canadien qui dit : « Hé, les gars, espérons que ça tombe sur la Chine », se marre McGully. Et le président chinois : « Écoutez, les Canadiens, sans vouloir vous vexer, on n’est pas du même avis. » Tu vois le tableau. Du blabla, tout ça.
Andreas pousse un grognement dégoûté. J’observe plus ou moins la scène, mais pendant ce temps je réfléchis, les yeux toujours rivés sur le plafonnier. Un type entre dans un McDo en pleine nuit et se pend dans les chiottes pour handicapés. Un type entre dans un McDo, on est en pleine nuit…
Culverson tend sa feuille de papier en l’air avec solennité pour nous montrer un schéma simple, avec des lignes et des colonnes.
– Les paris sont officiellement lancés dans la police de Concord, annonce-t-il, parfaitement pince-sans-rire. Je vous écoute.
J’aime bien l’inspecteur Culverson. Cela me plaît qu’il s’habille encore comme un vrai inspecteur. Aujourd’hui, il porte un costume trois-pièces avec une cravate à reflets métallisés et une pochette assortie. Beaucoup de gens, par les temps qui courent, se laissent complètement aller. Andreas, par exemple, est vêtu en ce moment même d’un tee-shirt à manches longues et d’un jean informe, McGully d’un sweat aux couleurs des Washington Redskins.
– S’il faut mourir, conclut Culverson, au moins extorquons d’abord quelques dollars à nos frères et sœurs agents de patrouille.
Andreas regarde autour de lui, visiblement mal à l’aise.
– D’accord, mais… comment veux-tu qu’on prévoie à l’avance ?
– Prévoir ? (McGully lui tape sur la tête avec le Monitor plié.) Banane ! Tu veux dire : comment on récolte ?
– Bon, je commence, annonce Culverson. Je prends l’océan Atlantique pour cent dollars tout rond.
– Quarante sur la France, grogne McGully en fouillant dans son portefeuille. Ça leur fera les pieds, à ces connards.
Culverson apporte son diagramme jusqu’à moi et le fait glisser sur mon bureau.
– Et toi, Ichabod Crane ? T’en penses quoi ?
– Euh… fais-je distraitement, pensant toujours à ces vilaines lésions sur la joue du mort.
Quelqu’un a assené à Peter Zell un coup de poing en pleine figure, et fort, dans un passé récent mais pas trop. Il y a deux semaines, peut-être ? Trois semaines ? Le docteur Fenton me dira ça.
Culverson attend, les sourcils levés.
– Inspecteur Palace ?
– C’est difficile à dire, tu vois ? Dites, les gars, où est-ce que vous achetez vos ceintures ?
Andreas regarde sa taille, puis relève les yeux, comme si c’était une question piège.
– Nos ceintures ? Je ne mets que des bretelles.
– Moi, dans une boutique qui s’appelle Humphrey’s, dit Culverson. À Manchester.
– C’est Angela qui m’achète les miennes, ajoute McGully, qui est passé au cahier sport, renversé en arrière, les pieds sur son bureau. Qu’est-ce qui te prend, Palace ?
Ils me regardent tous, maintenant.
– Je bosse sur une affaire. Le corps qu’on a trouvé ce matin, au McDo.
– Je croyais que c’était un pendu.
– On va appeler ça un décès suspect pour l’instant.
– « On » ? reprend Culverson, qui sourit et semble me jauger.
Andreas est toujours devant le bureau de McGully, les yeux rivés sur la une du journal, une main plaquée sur le front.
– La ligature, dans cette affaire, était une ceinture noire, dis-je. Classieuse. « B&R » gravé sur la boucle.
– Belknap & Rose, diagnostique Culverson. Non mais attends, tu comptes enquêter pour meurtre ? C’est pas franchement discret, comme endroit, pour buter quelqu’un.
– Belknap & Rose, exactement. Parce que tu vois, à part ça, ce que la victime avait sur le dos ne cassait pas trois pattes à un canard : costard marron banal, en prêt-à-porter, vieille chemise avec des auréoles sous les bras, chaussettes dépareillées. Et en plus, il portait une ceinture, marron, cheap. Mais la ligature : cuir véritable, coutures main.
– D’accord. Eh bien, il est allé chez B&R s’acheter une belle ceinture pour mettre fin à ses jours.
– Et voilà ! intervient McGully en tournant une page.
Je me lève.
– Ah oui ? Mettons que je m’en vais me pendre, et que je suis un type ordinaire, je vais au boulot en costard, j’ai sans doute plusieurs ceintures chez moi. Pourquoi est-ce que je ferais vingt minutes de bagnole pour aller à Manchester, dans une boutique pour hommes ultrachic, m’acheter une ceinture spéciale suicide ? (Voilà que je fais les cent pas, penché en avant, devant le bureau, en me lissant la moustache.) Pourquoi pas… enfin vous voyez, quoi, juste une des nombreuses ceintures que j’ai déjà chez moi ?
– Va savoir, lâche Culverson.
– Et, plus important, ajoute McGully en bâillant, qu’est-ce qu’on en a à secouer ?
– C’est ça, dis-je en me rasseyant et en reprenant mon cahier bleu. Bien sûr.
– T’es un extraterrestre, Palace. Tu le sais, au moins ? me lance McGully, qui, d’un seul geste fluide, chiffonne le cahier sport et me le lance à la tête. Je te jure, on dirait que tu débarques d’une autre planète.
Il y a un très vieux monsieur au guichet de l’immeuble Water West, et il me regarde en battant des paupières, lentement, comme s’il venait de s’éveiller d’une sieste, ou de la tombe.
– Vous avez rendez-vous avec quelqu’un dans le bâtiment ?
– Non, monsieur. Je suis de la police.
Le gardien porte une chemise sérieusement froissée et sa casquette de vigile est déformée, la pointe enfoncée. La matinée n’est pas encore terminée, et pourtant le hall gris a quelque chose de crépusculaire ; des poussières dérivent mollement dans la pénombre.
– Je suis l’inspecteur Henry Palace. (Je sors mon insigne, il ne le regarde pas, ne s’y intéresse pas une seconde, et je le range soigneusement.) Je travaille à la brigade criminelle de la PJ de Concord et je m’intéresse à un décès suspect. Il faut que j’aille voir les bureaux de la société Merrimack Life and Fire.
Il tousse.
– Toute façon, vous mesurez combien, mon gars ? Un mètre quatre-vingt-dix ?
– Par là, oui.
En attendant l’ascenseur, je m’imprègne du hall obscur : une énorme plante en pot, large et lourde, gardant un des angles ; un paysage des White Montains sans vie au-dessus d’une rangée de boîtes à lettres en laiton ; le vigile centenaire qui m’observe depuis sa guérite. Voilà précisément ce que voyait mon assureur tous les matins, c’est là que commençait son existence professionnelle, jour après jour. Quand la porte de l’ascenseur s’ouvre en grinçant, je renifle un petit coup l’air confiné. Rien ne vient contredire la thèse du suicide, dans ce hall.
Le boss de Peter Zell s’appelle Theodore Gompers. C’est un personnage blafard à grosses bajoues, en costume de lainage bleu, qui ne montre aucun étonnement quand je lui annonce la nouvelle.
– Zell, hein ? Ah, c’est moche. Je vous sers quelque chose à boire ?
– Non merci.
– Vous avez vu ce temps !
– Eh oui.
Nous sommes dans son bureau, et il sirote du gin dans un large verre carré en se frottant le menton de la paume, d’un air absent, le regard perdu dans la neige qui s’abat sur Eagle Square, de l’autre côté d’une grande fenêtre.
– Beaucoup de gens disent que c’est à cause de l’astéroïde, toute cette neige. Vous avez entendu ça, vous aussi, non ? (Il a un débit tranquille de ruminant, les yeux toujours rivés sur la rue.) Mais ce n’est pas vrai. Ce bazar est encore à quatre cent cinquante millions de kilomètres d’ici, à l’heure qu’il est. Pas assez proche pour affecter la météo, et ça ne risque pas d’arriver.
– Eh non.
– Du moins jusqu’à l’après, évidemment. (Il soupire, tourne lentement la tête vers moi d’un air bovin.) Les gens ne comprennent pas réellement, vous savez ?
– Je n’en doute pas, dis-je en attendant patiemment, cahier bleu et stylo en main. Pouvez-vous me parler de Peter Zell ?
Gompers prend une petite gorgée de gin.
– Y a pas grand-chose à dire, en fait. C’était un actuaire-né, pour sûr.
– Un actuaire-né ?
– Ouais. Moi, j’ai commencé du côté actuariel, diplômé en statistique et tout. Mais je suis passé à la vente, et puis à un moment j’ai bifurqué un peu par hasard vers le management, et j’y suis resté. (Il ouvre les mains pour indiquer tout le bureau, et m’envoie un sourire blême.) Mais Peter, lui, n’allait nulle part. Ce n’est pas forcément méchant, ce que je dis, mais il n’allait nulle part.
Je hoche la tête en griffonnant des notes, pendant que Gompers poursuit de sa voix faible et creuse. Il apparaît que Zell était une sorte de génie des maths actuarielles : il montrait une capacité presque surnaturelle à analyser de longues colonnes de données démographiques pour en tirer des conclusions précises quant au risque et à la rétribution. Il était aussi d’une timidité presque pathologique, d’après ce que j’entends : il se déplaçait les yeux rivés au sol, marmonnait des « bonjour » et des « ça va » quand il n’avait pas le choix, s’installait au fond de la salle lors des réunions d’équipe en regardant ses mains.
– Et dès la fin de ces réunions, il était toujours le premier à sortir, me dit Gompers. On sentait qu’il était bien plus heureux à son bureau, en train de travailler avec sa calculatrice et ses classeurs de statistiques, qu’avec le reste de l’humanité.
Je note à tout-va, hochant la tête avec empathie pour encourager Gompers à continuer, et je me rends compte que je commence à beaucoup l’aimer, ce type, ce Peter Anthony Zell. Ça me plaît, quelqu’un qui a l’amour du travail bien fait.
– Mais ce qu’il y a, avec Zell, c’est que toute cette folie n’a jamais paru trop l’affecter. Même au début, même quand tout a commencé.
Gompers incline la tête en arrière, vers la fenêtre, vers le ciel, et je devine que lorsqu’il dit « quand tout a commencé », il veut parler du début de l’été dernier, le moment où l’astéroïde est entré sérieusement dans la conscience de tous. La science l’avait repéré dès avril, mais pendant les deux premiers mois, il n’était apparu que dans la presse poubelle ou dans les titres rigolos de la page d’accueil de Yahoo. « La Mort venue du ciel ? » ou « Le Ciel nous tombe sur la tête ! », ce genre de choses. Pour la plupart des gens, c’est début juin que la menace est devenue réelle : c’est là que le risque d’impact est monté à cinq pour cent ; c’est à ce moment-là que la circonférence de Maïa a été évaluée : entre 4,5 et 7 kilomètres.
– Donc, vous vous souvenez : il y a des gens qui perdent la boule, des gens qui pleurent à leur bureau. Mais Zell, comme je vous ai dit, il garde simplement la tête baissée et fait son boulot. On dirait que l’astéroïde arrive pour tout le monde sauf pour lui.
– Et plus récemment ? Pas de changement dans ce comportement ? Des signes de dépression ?
– Eh bien… Vous savez quoi ? Attendez.
Il se tait soudain, plaque une main sur sa bouche et plisse les yeux, comme s’il s’efforçait de distinguer quelque chose de sombre et flou, très loin de lui.
– Monsieur Gompers ?
– Oui oui, je… Pardon, j’essaie de me souvenir de quelque chose.
Ses yeux se ferment lentement, une seconde, puis se rouvrent d’un coup, et pendant un instant je m’inquiète pour la fiabilité de mon témoin : je me demande combien de verres de gin il a déjà dégustés ce matin.
– Il y a bien eu un incident.
– Un incident ?
– Oui. Nous avions une comptable, Theresa. Elle est venue le jour d’Halloween déguisée en astéroïde.
– Ho ?
– Je sais. C’est tordu, hein ? (Mais ce souvenir le fait sourire.) C’était juste un grand sac-poubelle noir avec le numéro, vous savez, deux-zéro-un-un-G-V-un, sur une étiquette. Ça nous a presque tous fait rire, certains plus que d’autres. Mais Zell, comme ça, sans crier gare, ça l’a rendu fou. Il s’est mis à brailler et à hurler après cette fille, en tremblant de tous ses membres. C’était terrifiant, d’autant plus que, comme je vous le disais, il était si calme d’habitude. Enfin bon, il s’est excusé, mais le lendemain il n’est pas venu travailler.
– Combien de temps a-t-il été absent ?
– Une semaine ? Deux ? Je le croyais parti pour de bon, mais il a fini par revenir, sans donner d’explications, et il est redevenu égal à lui-même.
– Lui-même ?
– Bah, oui. Calme. Tranquille. Concentré. Travailleur, faisant ce qu’on lui disait de faire. Même quand l’activité actuarielle s’est tarie.
– La… pardon ? Quoi ?
– L’activité actuarielle. Vers la fin de l’automne, début de l’hiver, vous savez, nous avons complètement cessé de délivrer des polices d’assurance. (Voyant mon air interrogateur, il a un sourire triste.) Franchement, inspecteur : vous achèteriez une assurance-vie, vous, en ce moment ?
– Sans doute pas.
– C’est ça, fait-il en reniflant avant de vider son verre. Sans doute pas.
L’éclairage clignote, Gompers lève la tête, marmonne « allez, allez », et un instant plus tard la lumière retrouve tout son éclat.
– Enfin bon, voilà que je me retrouve avec Peter faisant la même chose que tous les autres, c’est-à-dire expertiser des sinistres, traquer les dossiers bidon, les demandes d’indemnisation douteuses. Ça paraît dingue, mais c’est l’obsession de la maison mère, en ce moment : la prévention des fraudes. Ils ne pensent qu’à protéger le bilan financier. Beaucoup de PDG ont pris leur fric et se sont envolés, vous savez, ils sont aux Bermudes ou à Antigua en ce moment, quand ils ne sont pas en train de se creuser un bunker. Mais pas le nôtre. De vous à moi, il croit qu’il va acheter son ticket pour le paradis quand la fin arrivera. C’est l’impression que j’ai, en tout cas.
Je ne ris pas. Je tapote mon cahier du bout de mon stylo en tâchant de donner un sens à toutes ces informations, à établir une chronologie dans ma tête.
– Et elle, vous pensez que je pourrais lui parler ?
– Qui ça ?
– La femme dont vous m’avez parlé. (Un coup d’œil sur mes notes.) Theresa.
Gompers incline la tête, et à mesure qu’il me répond sa voix s’amenuise jusqu’à n’être plus qu’un murmure.
– Oh, elle est partie depuis longtemps, inspecteur. Elle est à La Nouvelle-Orléans, je crois. Beaucoup de jeunes s’en vont là-bas. Ma fille y est aussi, en fait. (Son regard repart s’égarer du côté de la fenêtre.) Y a-t-il autre chose que vous vouliez savoir ?
Je contemple le cahier bleu, couvert de mes pattes de mouche. Alors ? Que peut-il encore m’apprendre ?
– Et les amitiés ? M. Zell avait-il des amis ?
Gompers, la tête toujours penchée, fait saillir sa lèvre inférieure.
– Euh… Un. Enfin je ne sais pas ce qu’il était, je suppose que c’était un ami. Grand et gros, avec des bras énormes. Une fois ou deux l’été dernier, j’ai vu Zell déjeuner avec lui, au Works, au coin de la rue.
– Un grand costaud, vous dites ?
– J’ai dit grand et gros, mais oui, c’est ça. Je m’en souviens parce que, premièrement, on ne voyait jamais Peter déjeuner à l’extérieur, alors c’était déjà inhabituel en soi. Et deuxièmement, Peter était tellement petit que ces deux-là ensemble, c’était quelque chose à voir, vous imaginez ?
– Vous savez comment il s’appelle ?
– Le gros ? Non. Je ne lui ai même pas parlé.
Je décroise et recroise les jambes en m’efforçant de trouver la bonne question, de penser à ce que je dois demander, à ce que j’ai encore besoin de savoir.
– Monsieur, savez-vous où Peter a récolté ses bleus ?
– Comment ça ?
– Sous l’œil ?
– Ah, oui. Oui, il a dit qu’il était tombé dans un escalier. Il y a quinze jours de ça, environ. Enfin, je crois.
– Tombé dans un escalier ?
– C’est ce qu’il a dit.
– D’accord.
Je le note. Je commence à entrevoir vaguement les contours de mon enquête, et je sens des petites décharges d’adrénaline me remonter dans la jambe droite et la faire tressauter légèrement, là où elle est croisée sur la gauche.
– Dernière question, monsieur Gompers. Savez-vous si M. Zell avait des ennemis ?
Gompers se masse la mâchoire avec le talon de la main, ses yeux faisant lentement le point.
– Des ennemis, vous dites ? Vous ne pensez quand même pas qu’on l’a tué ?
– Hum. Peut-être. Sans doute pas. (Je referme mon cahier bleu d’un coup sec et me lève.) Puis-je voir son poste de travail, je vous prie ?
La décharge d’adrénaline qui a fait tressaillir ma jambe pendant l’entretien avec Gompers s’est propagée dans tout mon corps, et elle s’y attarde, filant dans mes veines, m’emplissant d’une étrange faim électrique.
Je suis policier, ce que j’ai toujours voulu être. Pendant seize mois, j’ai été agent de patrouille, presque exclusivement de nuit, presque exclusivement dans le secteur 1, arpentant Loudon Road, entre le supermarché Walmart à un bout et le pont autoroutier à l’autre. Seize mois passés à surveiller mes sept kilomètres, dans un sens puis dans l’autre, de vingt heures à quatre heures, à stopper des bagarres, disperser des ivrognes, embarquer des clodos et des schizophrènes sur le parking du Market Basket.
J’adorais ça. Même l’été dernier, j’adorais encore ça, quand les choses ont commencé à devenir bizarres, quand les temps ont changé, et puis à l’automne, le travail est régulièrement devenu de plus en plus dur et de plus en plus bizarre, et j’adorais toujours ça.
Depuis ma promotion, en revanche, je me suis senti comme englué dans une frustration difficile à cerner, une sorte d’insatisfaction, une impression de malchance, de mauvais timing : j’avais enfin décroché le poste que je désirais et attendais depuis toujours, et il me décevait, ou bien c’est moi qui n’étais pas à la hauteur.
Et voilà que maintenant, aujourd’hui, je l’éprouve enfin, cette sensation électrisante qui me picote par intermittence là où bat mon pouls, et je me dis nom de Dieu, c’est peut-être enfin ça. Peut-être bien.
– Mais qu’est-ce que vous cherchez, en fin de compte ?
C’est une accusation plus qu’une question. Je me détourne de ma tâche – à savoir fouiller méthodiquement les tiroirs du bureau de Peter Zell –, et je tombe sur une femme chauve en jupe droite noire et chemisier blanc. C’est celle que j’ai vue au McDo. Celle qui s’est approchée des portes, puis a tourné les talons pour se fondre dans le parking et disparaître à ma vue. Je reconnais son teint pâle et ses yeux très noirs, même si ce matin elle portait un bonnet de laine rouge et qu’à présent elle est tête nue, son crâne lisse et blanc renvoyant la lumière crue des plafonniers de Merrimack Life and Fire.
– Je cherche des preuves, madame. Une enquête de routine. Inspecteur Henry Palace, de la PJ de Concord.
– Des preuves de quoi, au juste ? Gompers dit que Peter s’est suicidé.
Elle a un piercing dans le nez, à une narine : une simple petite boule dorée, discrète.
Comme je ne réponds pas, elle finit d’entrer dans le bureau confiné pour me regarder travailler. Elle est jolie, cette femme : petite, bien faite et pleine d’assurance. Elle a peut-être vingt-quatre, vingt-cinq ans. Je me demande ce que Peter Zell pensait d’elle.
– Bon, lâche-t-elle au bout d’une trentaine de secondes. Gompers m’a dit de venir voir si vous aviez besoin de quoi que ce soit. Il vous faut quelque chose ?
– Non, je vous remercie.
Elle regarde, par-dessus mon épaule, mes doigts qui farfouillent dans les tiroirs du mort.
– Pardon, qu’est-ce que vous cherchez, déjà ?
– Je ne sais pas encore. Le cours d’une enquête ne se détermine pas à l’avance. Chaque information mène à la suivante.
– Ah oui, c’est comme ça ? (Quand cette jeune femme hausse les sourcils, cela crée des plis délicats sur son front.) On dirait que vous citez un manuel.
– Hum !
Je garde une expression neutre. À vrai dire, c’est bien une citation directe : Farley et Leonard, L’Enquête criminelle, introduction au chapitre six.
– En fait, j’ai quelque chose à vous demander, dis-je en indiquant l’écran de Zell, qui est retourné face au mur. Qu’est-ce qui se passe avec les ordinateurs, ici ?
– Nous sommes repassés au tout papier en novembre, m’explique-t-elle avec un petit geste de dépit. Nous avions un système en réseau, qui nous permettait de partager nos dossiers avec le siège et toutes les branches régionales, mais il est devenu tellement lent et casse-pieds que la société fonctionne désormais entièrement hors connexion.
– Je vois.
Internet, dans son ensemble, rame de plus en plus dans la vallée de Merrimack depuis la fin janvier ; un relais, dans le sud du Vermont, a été attaqué par on ne sait quel collectif anarchiste aux motivations obscures, et on n’a pas trouvé les ressources pour le réparer.
La femme reste plantée là à m’observer.
– Donc, excusez-moi… vous êtes l’assistante de direction de M. Gompers, c’est bien ça ?
Elle lève les yeux au ciel.
– Je vous en prie ! Secrétaire.
– Et comment vous appelez-vous ?
Elle marque une pause, juste le temps de me faire comprendre qu’elle sent qu’elle pourrait, si elle le désirait, garder cette information pour elle-même, puis me répond.
– Eddes. Naomi Eddes.
Naomi Eddes. Je remarque en fait qu’elle n’est pas complètement chauve, pas tout à fait. Son crâne est couvert d’un délicat duvet blond, translucide, qui paraît doux et lisse et adorable, un peu comme une élégante moquette pour maison de poupée.
– Vous voulez bien que je vous pose quelques questions, mademoiselle Eddes ?
Elle ne répond pas, mais ne sort pas non plus ; elle reste là, à me toiser sans ciller pendant que je me lance. Elle travaille ici depuis quatre ans. Oui, M. Zell faisait déjà partie du personnel à son arrivée. Non, elle ne le connaissait pas bien. Elle confirme le portrait général que m’a dressé Gompers de sa personnalité : calme, travailleur, mal à l’aise en société – bien qu’elle emploie le terme maladroit, en français, ce que j’apprécie. Elle se souvient de l’incident d’Halloween, lors duquel Peter s’est emporté contre Theresa de la compta, mais ne se rappelle pas qu’il ait été absent pendant plus d’une semaine ensuite.
– Quoique, pour être tout à fait franche, je ne suis pas sûre que j’aurais remarqué son absence, précise-t-elle. Comme je vous l’ai dit, nous n’étions pas très proches.
Son expression s’adoucit, et pendant une fraction de seconde je pourrais jurer qu’elle ravale des larmes, mais ce n’est qu’une fraction de seconde, après quoi son expression ferme et impassible se recompose.
– Il était très gentil, cela dit. C’était quelqu’un de vraiment chouette.
– Diriez-vous qu’il était déprimé ?
– Déprimé ? répète-t-elle avec l’ombre d’un sourire ironique. Est-ce que nous ne le sommes pas tous, inspecteur ? Sous le poids de cette insoutenable immanence ? Vous n’êtes pas déprimé, vous ?
Je ne réponds pas, mais j’apprécie son choix de mots, cette insoutenable immanence. C’est mieux que le « cette folie » de Gompers, mieux que la « grosse boulette » de McGully.
– Et auriez-vous par hasard remarqué, mademoiselle Eddes, à quelle heure M. Zell est parti du bureau hier, ou avec qui ?
– Non, me répond-elle d’une voix plus basse d’une demi-octave, le menton rentré dans le cou. Je n’ai pas remarqué à quelle heure il est parti hier, ni avec qui.
Je suis désarçonné pendant un instant, et le temps que je me rende compte que son intonation soudain pseudo-sérieuse était une taquinerie, elle a repris sa voix normale.
– Moi-même, je suis partie en avance, en fait, vers quinze heures. Nous avons des horaires assez libres, en ce moment. En tout cas, Peter était encore ici à ce moment-là. Je me souviens de lui avoir fait au revoir de la main.
Il me vient soudain une image mentale très nette de Peter Zell, à quinze heures hier, regardant partir la belle secrétaire pleine d’assurance de son patron. Elle lui adresse un geste amical mais indifférent, et mon Zell hoche nerveusement la tête, penché sur son bureau, en remontant ses lunettes sur son nez.
– Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, me dit-elle abruptement, j’ai du travail.
– Je vous en prie, réponds-je poliment tout en pensant : Je ne t’ai pas demandé d’entrer. Je ne t’ai pas demandé de rester. Oh, mademoiselle Eddes ? Encore une chose. Que faisiez-vous au McDonald’s ce matin, quand le corps a été découvert ?
J’ai beau manquer d’expérience, la question semble troubler Mlle Eddes – elle détourne les yeux, et une trace de rougeur danse sur ses joues –, mais elle se ressaisit aussitôt et sourit.
– Ce que je faisais ? J’y vais tout le temps.
– Au McDonald’s de Main Street ?
– Presque tous les matins. Bien sûr. Pour prendre un café.
– Il y a beaucoup d’endroits plus proches d’ici, pour prendre un café.
– Le leur est bon.
– Alors pourquoi n’êtes-vous pas entrée ?
– Parce que… parce que je me suis rendu compte au dernier moment que j’avais oublié mon portefeuille.
Je croise les bras et me grandis de toute ma hauteur.
– C’est bien vrai, ça, mademoiselle Eddes ?
Elle aussi croise les bras, se grandit comme moi, lève la tête pour croiser mon regard.
– Et vous, c’est bien vrai que vous menez une enquête de routine ?
Sur ce, je la regarde s’en aller.
– C’est sur la demi-portion que vous posez des questions, c’est bien ça ?
– Pardon ?
Le vieux vigile est toujours exactement là où je l’ai laissé, la chaise tournée face aux ascenseurs, comme s’il était resté figé dans cette position, à attendre, pendant tout le temps que j’ai passé à travailler en haut.
– Celui qui est mort. Vous m’avez dit que vous étiez sur un meurtre, chez Merrimack Life.
– Je vous ai dit que j’enquêtais sur une mort suspecte.
– Pas de problème. Mais c’est bien la demi-portion ? Le type qui ressemblait à un écureuil ? Avec des lunettes ?
– Oui. Il s’appelait Peter Zell. Vous le connaissiez ?
– Ah non. Enfin, je lui disais bonjour bonsoir, comme à tout le monde ici. Vous êtes flic, vous disiez ?
– Inspecteur.
Le visage tanné du vieillard se tord pendant une demi-seconde pour former un rictus, triste cousin éloigné d’un sourire.
– Moi, j’ai fait l’armée de l’air. Le Vietnam. Pendant un moment, en rentrant, j’ai voulu être flic.
– Bah, il n’est jamais trop tard.
Je lui offre la réponse insignifiante qu’utilisait toujours mon père lorsqu’il était confronté à n’importe quelle forme de pessimisme ou de résignation.
– Oui, enfin bon. Si, quand même.
Il a une toux rauque et rajuste sa casquette déglinguée. Un ange passe dans ce hall sinistre, puis il ajoute :
– Donc, hier soir, le minus, quelqu’un est venu le chercher dans un gros pick-up rouge.
– Un pick-up ? Il avait de l’essence ?
Personne n’a plus d’essence, en dehors des flics et de l’armée. L’OPEP a mis fin à ses exportations de pétrole début novembre, le Canada lui a emboîté le pas deux ou trois semaines plus tard, et voilà. Le département de l’Énergie a ouvert la réserve stratégique de carburant le 15 janvier, en imposant un contrôle des prix très strict, et tout le monde a eu de l’essence pendant environ neuf jours, après quoi : fini.
– Pas de l’essence, me dit le vigile. Plutôt de l’huile de friture, à l’odeur.
Je hoche la tête avec ardeur, fais un pas, me lisse la moustache du plat de la main.
– M. Zell est-il monté dans le véhicule de son plein gré, ou non ?
– Eh bien, personne ne l’a poussé, si c’est ce que vous voulez dire. Et je n’ai pas vu d’arme à feu ni rien du genre.
Je sors mon cahier, prépare mon stylo.
– À quoi ressemblait-il ?
– C’était un Ford haute performance, un vieux modèle. Pneus Goodyear dix-huit pouces, pas de chaînes. Il fumait à l’arrière, vous savez, cette vilaine fumée d’huile végétale.
– Très bien. Vous avez relevé un numéro de plaque ?
– Pas du tout.
– Et vous avez observé le conducteur ?
– Eh non. Pouvais pas savoir que j’aurais une raison de le faire. (Il cligne des yeux, amusé, je crois, par mon enthousiasme.) Mais il était costaud. Ça, j’en suis assez sûr. Le genre gros balèze.
Je hoche la tête en écrivant à toute vitesse.
– Et vous êtes certain que c’était un pick-up rouge ?
– Absolument. Un pick-up rouge, taille moyenne, plateau standard. Avec un grand drapeau peint du côté conducteur.
– Quel drapeau ?
– Quel drapeau ? Américain, me répond-il avec embarras, comme s’il refusait de reconnaître l’existence de tout autre drapeau.
Je prends des notes sans rien dire pendant une minute, de plus en plus vite, mon stylo grinçant dans le silence du hall, pendant que le vieillard m’observe, tête penchée, le regard lointain, comme si j’étais un objet exposé dans une vitrine de musée. Puis je le remercie, range mon cahier bleu et mon stylo, et sors sur le trottoir tandis que la neige tombe sur la brique rouge et le grès du centre-ville, et je reste là une seconde, à tout contempler dans ma tête, comme si c’était un film : l’homme timide et maladroit dans son costard chiffonné, grimpant sur le siège passager d’un pick-up rutilant au moteur modifié pour se mettre en route vers les dernières heures de son existence.
Il y avait un rêve que je faisais assez régulièrement, une ou deux fois par semaine, vers l’époque de mes douze ans.
Dans ce rêve, je voyais la silhouette imposante de Ryan J. Ordler, perpétuel chef de la police de Concord, éternel déjà à l’époque, que dans la vraie vie je croisais tous les étés au Pique-Nique convivial de la Famille et des Amis, où il m’ébouriffait gauchement les cheveux et me lançait une pièce de cinq cents à tête de bison, comme il le faisait avec tous les enfants présents. Dans le rêve, donc, Ordler est au garde-à-vous, en grand uniforme. Il tient une bible sur laquelle je pose ma main droite, la paume sur la couverture et je répète après lui, prêtant serment d’appliquer et protéger la loi, après quoi il me présente solennellement mon arme, mon insigne, et je lui fais un salut militaire qu’il me retourne, et la musique s’élève – il y a de la musique dans le rêve – et voilà, je suis inspecteur.
Dans la vraie vie, par un matin d’un froid pénétrant, à la fin de l’année dernière, en rentrant à 9 h 30 d’une longue nuit de patrouille dans le secteur 1, j’ai trouvé dans mon casier un petit mot manuscrit me convoquant dans le bureau de l’adjointe responsable de l’administration. Je me suis arrêté dans la salle de pause, me suis passé de l’eau sur le visage, et j’ai grimpé l’escalier quatre à quatre. L’adjointe en question, à l’époque, était le lieutenant Irina Paul, qui assumait ce poste depuis un peu plus de six semaines, après le départ brutal du lieutenant Irvin Moss.
– Bonjour, madame, dis-je. Vous vouliez me voir ?
– Oui, me répond-elle, levant les yeux un instant avant de les baisser à nouveau sur ce qui est posé devant elle : un gros classeur noir portant la mention us department of justice au pochoir. Accordez-moi une seconde, je vous prie.
– Bien sûr.
Je regarde autour de moi, et là une autre voix, profonde et rocailleuse, s’élève du fond du bureau :
– Petit.
C’est le chef Ordler, en uniforme mais sans cravate, le col ouvert, plongé dans la pénombre devant l’unique fenêtre de la petite pièce, robuste comme un chêne. Une vague de frissons me traverse, mon dos se redresse.
– Bonjour, monsieur.
– Bien, jeune homme, reprend le lieutenant Paul – à ces mots, le chef a un tout petit hochement de menton, très doux, et incline la tête vers l’adjointe pour me faire signe d’être attentif. Alors. Vous avez été impliqué dans un incident, il y a deux nuits, au sous-sol.
– Que… Oh.
Je pique un fard et commence à m’expliquer :
– Un des nouveaux… Enfin, je devrais dire, des tout nouveaux… (Moi-même, je ne suis dans la police que depuis seize mois.) Un des nouveaux, donc, a amené un suspect qu’il voulait boucler pour outrage. Un vagabond. Un individu sans domicile fixe, je veux dire.
– Je vois.
Elle a un rapport d’incident devant elle, et ça ne me dit rien de bon. Voilà que je transpire, je suis en nage dans ce bureau froid.
– Et il s’est montré – l’agent, je veux dire – verbalement agressif envers le suspect, d’une manière que j’ai jugée déplacée et contraire aux règles de conduite de nos services.
– Et vous avez pris sur vous d’intervenir. De, voyons… (Elle feuillette les fines pages en papier pelure du rapport d’incident.) … de réciter le règlement sur un ton agressif et menaçant.
– Ce ne sont pas les termes que j’emploierais.
Je jette un coup d’œil au chef, mais il regarde le lieutenant Paul : c’est elle qui mène la danse. Je continue :
– Seulement voyez-vous, il se trouve que je connais ce monsieur – pardon, je devrais dire : l’interpellé. Duane Shepherd, homme blanc, cinquante-cinq ans. (Son regard pendant que je lui parle, ferme mais distant, dépassionné, me déstabilise, tout comme la présence silencieuse du chef.) M. Shepherd était mon chef scout quand j’étais petit. Et il a été contremaître d’une équipe d’électriciens, à Penacook, mais je suppose qu’il a connu des revers. Avec la récession.
– Officiellement, dit-elle à mi-voix, je crois que c’est une dépression.
– Oui, madame.
Elle consulte une fois de plus le rapport d’incident. Elle semble épuisée.
Cette conversation a eu lieu début décembre, pendant la froide période d’incertitude. Le 17 septembre, l’astéroïde est entré en conjonction avec le Soleil : trop proche de l’astre pour être observé, pour que l’on puisse faire de nouveaux relevés. Si bien que la probabilité de collision, qui avait augmenté régulièrement depuis avril – trois pour cent, puis dix, puis quinze –, est restée bloquée, en fin d’automne et début d’hiver, à cinquante-trois pour cent. L’économie mondiale, qui n’allait déjà pas fort, s’est encore dégradée, énormément dégradée. Le 12 octobre, le président a cru bon de signer la première série de lois SSPI, autorisant un important transfert de fonds fédéraux vers les sections de police régionales. À Concord, cela s’est traduit ainsi : un afflux de jeunes, plus jeunes que moi, dont certains venaient de laisser tomber le lycée, tous envoyés en vitesse dans une sorte de camp d’entraînement faisant office d’académie de police. En privé, McConnell et moi les appelons les Coupes-en-Brosse, parce qu’ils ont tous la même coupe, la même bouille de bébé, le même regard froid, le même air fanfaron.
L’incident avec M. Shepherd, à vrai dire, n’était pas ma première prise de bec avec mes nouveaux collègues.
Le chef se racle la gorge, et Irina Paul s’adosse à son siège, contente de lui passer le relais.
– Petit, écoute. Il n’y a pas une personne dans ce bâtiment qui ne veuille pas de toi. C’est avec fierté que nous t’avons accueilli au service des patrouilles, et sans les circonstances actuelles…
– Monsieur, j’étais major de ma promotion à l’académie, dis-je, conscient que je parle fort et que je viens de couper la parole au chef Ordler, mais incapable de me taire. Je fais preuve d’une assiduité parfaite, zéro entorse au règlement, zéro plainte de citoyens, que ce soit avant ou après Maïa.
– Henry, souffle le chef avec douceur.
– Je crois pouvoir dire que j’ai la confiance implicite de la Régulation.
– Jeune homme ! m’arrête le lieutenant Paul d’un ton tranchant, en levant une main. Je crois que vous avez mal compris la situation.
– Madame ?
– Vous n’êtes pas viré, Palace. Vous êtes promu.
Le chef Ordler s’avance dans un rai de soleil qui entre par la fenêtre.
– Nous pensons, au vu des circonstances et de vos talents particuliers, que vous seriez mieux dans un fauteuil là-haut.
Je le regarde bouche bée. Je cherche mes mots.
– Mais le règlement dit qu’un officier doit effectuer deux ans et six mois de patrouille avant de pouvoir prétendre à un poste d’inspecteur.
– Nous allons lever cette exigence, m’explique Paul en pliant le rapport d’incident pour le jeter à la corbeille. D’autre part, je pense que nous nous passerons d’augmenter vos cotisations retraite, du moins pour l’instant.
C’est une blague, mais je ne ris pas ; j’ai déjà du mal à tenir debout. J’essaie de m’orienter, de former des mots, de penser les temps changent, et un fauteuil là-haut et ça ne se passait pas comme ça, dans mon rêve.
– Allez, Henry, me dit doucement le chef Ordler. Fin de la réunion.
J’apprends par la suite que c’est l’inspecteur Harvey Telson que je remplace, Telson ayant mis les voiles, comme tant d’autres le faisaient déjà à ce stade, pour réaliser leurs rêves avant qu’il soit trop tard : foncer au volant d’une voiture de course, vivre des fantasmes amoureux ou sexuels longtemps refoulés, retrouver un vieil ennemi pour lui faire la tête au carré. Il s’avère que l’inspecteur Telson, lui, avait toujours rêvé de naviguer sur des yachts. La Coupe de l’America, ce genre de choses. Une chance pour moi.
Vingt-six jours après la réunion dans son bureau, deux jours après que l’astéroïde est sorti de sa conjonction avec le Soleil, le lieutenant Irina Paul a quitté la police pour aller rejoindre ses enfants adultes à Las Vegas.
Je ne fais plus ce rêve, celui où Ordler pose ma main sur la bible et me nomme inspecteur. À la place, il y en a un autre que je fais souvent.
Comme dit Dotseth, la couverture réseau téléphonique déconne. On compose un numéro, on attend, parfois ça passe, parfois non. Beaucoup de gens sont persuadés que Maïa perturbe le champ gravitationnel de la Terre − le magnétisme ou les ions, quelque chose dans le genre − mais, bien sûr, l’astéroïde, étant encore à 450 millions de kilomètres de nous, n’a pas plus d’effet sur les téléphones portables que sur la météo. L’agent Wilentz, notre responsable technique, m’a expliqué ça une fois : la couverture réseau est divisée en secteurs – les cellules – et, en gros, les secteurs en question tombent en panne, les cellules meurent, une par une. Les compagnies de télécoms perdent des employés parce qu’elles ne peuvent pas les payer, vu que personne ne règle plus sa facture ; elles perdent aussi leurs cadres, qui partent réaliser leurs rêves ; elles perdent des poteaux téléphoniques endommagés par les tempêtes, et elles perdent des longueurs de câble à cause du vandalisme et des vols. Et donc, les cellules meurent. Quant à tout le reste, ce qui concerne les smartphones, les applis et gadgets divers, ce n’est même pas la peine d’y penser.
L’un des cinq grands opérateurs a déclaré la semaine dernière qu’il commençait à fermer boutique. L’annonce parue dans la presse papier décrivait l’événement comme un acte de générosité, un « don de temps » fait aux 355 000 employés et à leurs familles, et prévenait les clients qu’ils devaient s’attendre à un arrêt complet du service dans les deux mois. Il y a trois jours, dans le New York Times de l’inspecteur Culverson, on pouvait lire que le département du Commerce prédisait un effondrement total de la téléphonie d’ici à la fin du printemps. Dans le même article, le gouvernement prétendait préparer un plan de nationalisation du secteur.
– Ce qui veut dire, a ricané McGully, un effondrement total dès le début du printemps.
Parfois, quand je m’aperçois que j’ai beaucoup de réseau, je m’empresse de passer un coup de fil, pour ne pas gâcher l’occasion.
– Oh, bon Dieu, c’est pas vrai, qu’est-ce que vous me voulez encore ?
– Bonjour, monsieur France. Inspecteur Henry Palace à l’appareil, de la police de Concord.
– Je sais qui c’est, d’accord ? Je sais qui c’est.
Victor France semble énervé, agité ; il est toujours comme ça. En ce moment, je suis assis dans l’Impala, devant Rollins Park, à deux rues de chez Peter Zell.
– Allons, monsieur France, un peu de calme.
– Je veux pas me calmer, OK ? Je te hais, toi. Je déteste que tu m’appelles, compris ? (J’éloigne le téléphone à cinq ou dix centimètres de mon oreille pendant qu’il déverse sa colère dans l’appareil.) J’essaie de vivre ma vie, là ! Ça te ferait vraiment mal, de me laisser simplement vivre ma vie ?
Je l’imagine d’ici, dans tout son apparat de petite frappe : chaînes accrochées à son jean noir, bague à tête de mort au petit doigt, serpents tatoués sur ses poignets et avant-bras maigrichons. Un visage aux yeux de rat, tordu par une grimace mélodramatique à d’idée de devoir répondre au téléphone, prendre ses ordres d’un crâne d’œuf de flic psychorigide comme moi. Mais bon, voilà ce qui arrive quand on est trafiquant de drogue, et surtout quand on se fait prendre, à ce point précis de l’histoire américaine. Victor ne connaît peut-être pas par cœur le texte intégral de la loi SSPI, mais il en comprend l’idée générale.
– Je n’ai pas besoin de beaucoup d’aide aujourd’hui, Victor. Un petit travail de recherche, c’est tout.
France souffle un dernier « Bon Dieu de merde » exaspéré, puis se ravise, comme je m’y attendais.
– Bon, OK, d’accord, qu’est-ce qu’il y a ?
– Vous vous y connaissez un peu en voitures, pas vrai ?
– Ouais. Sûr. Alors quoi, l’inspecteur, quoi, tu m’appelles pour que je te vérifie les pneus ?
– Non merci. Ces dernières semaines, les gens ont commencé à adapter leurs moteurs pour rouler à l’huile végétale.
– Sans blague. T’as vu les prix de l’essence, en ce moment ?
Il se racle bruyamment la gorge, crache.
– J’essaie de découvrir l’auteur d’une conversion de ce genre. Il s’agit d’un pick-up rouge de taille moyenne, un Ford. Avec un drapeau américain peint d’un côté. Vous pensez pouvoir y arriver ?
– Peut-être. Et si j’y arrive pas ?
Je ne réponds pas. Ce n’est pas nécessaire. France connaît la réponse.
L’un des effets les plus spectaculaires de l’astéroïde, du point de vue judiciaire, a été une augmentation éclair des crimes liés au trafic et à la consommation de stupéfiants, la demande crevant le plafond pour toutes les catégories de narcotiques, les opiacés, l’ecstasy, la méthamphétamine, la cocaïne et tous ses dérivés. Dans les petites villes, les banlieues résidentielles tranquilles, à la campagne, partout – même dans les agglomérations de taille moyenne comme Concord, qui n’avait jamais connu d’incidents graves liés à la drogue. Le gouvernement fédéral, après quelques louvoiements pendant l’été et l’automne, s’est prononcé en fin d’année dernière pour une posture ferme et sans compromis. La loi SSPI comprenait des réserves privant du droit d’habeas corpus et autres protections procédurales quiconque était accusé d’avoir importé, manufacturé, cultivé ou distribué des substances illicites sous quelque forme que ce soit.
Ces mesures furent jugées nécessaires « dans l’intérêt du contrôle de la violence, pour soutenir la stabilité et encourager une activité économique productive dans le temps restant avant l’impact ».
Personnellement, je connais par cœur le texte de loi.
Le moteur est arrêté, les essuie-glaces immobiles, et je regarde de petits tas irréguliers de neige grise s’amonceler sur le pare-brise.
– Bon, d’accord, d’accord, me dit-il. Je trouverai qui a bidouillé le pick-up. Laisse-moi une semaine.
– J’aimerais bien, Victor. Je vous appelle demain.
– Demain ? (Il pousse un soupir extravagant.) Connard.
Le plus ironique, c’est qu’il y a une exception : l’herbe. L’usage de la marijuana a été dépénalisé, dans un effort – resté vain, jusqu’à présent – pour tarir la demande de drogues dures, plus déstabilisantes pour la société. Et la quantité de marijuana que j’ai trouvée sur la personne de Victor France était cinq grammes : assez peu pour convaincre qu’elle était réservée à sa consommation personnelle, sauf que si je l’ai trouvée, c’est parce qu’il avait essayé de me la vendre alors que je rentrais à pied du Somerset Diner, un samedi après-midi. La décision de procéder ou pas à une arrestation, dans ces circonstances ambiguës, est laissée à la discrétion de l’officier de police, et j’ai décidé, dans le cas de France, de ne pas exercer cette discrétion… mais sous condition.
Je pourrais l’envoyer au trou pour six mois, et il le sait, si bien qu’il finit par émettre un long bruit énervé, un soupir rocailleux. Six mois, c’est dur, quand c’est tout le temps qu’il vous reste.
– Tu sais, des tas de flics démissionnent, me dit-il. Ils se barrent en Jamaïque ou autre. Ça t’a jamais traversé l’esprit, Palace ?
– On se reparle demain.
Je raccroche, range mon téléphone dans la boîte à gants et redémarre.
Personne, même ceux d’entre nous qui ont lu du début à la fin, annoté et souligné les huit cents pages du texte et fait de leur mieux pour se tenir à jour des amendements et codicilles variés, personne ne sait à cent pour cent en quoi consiste la partie « Préparation » de la loi SSPI. McGully aime à dire que, vers la fin septembre, on commencera à nous distribuer des parapluies.
– Ouais ?
– Oh… pardon. Je suis bien chez… chez Belknap & Rose ?
– Ouais.
– J’ai une demande à vous faire.
– N’espérez pas trop. Y nous reste pas grand-chose. On a été pillés deux fois, et nos grossistes se font la malle. Si vous voulez venir voir ce qui reste, j’suis là presque tous les jours.
– Non, excusez-moi, je suis l’inspecteur Henry Palace, de la PJ de Concord. Avez-vous gardé des copies de vos tickets de caisse pour les trois derniers mois ?
– Hein ?
– Si oui, j’aurais aimé venir les voir. Je cherche l’acheteur d’une ceinture de votre marque, en noir, taille XXL.
– C’est une blague ?
– Non, monsieur.
– Je veux dire, vous plaisantez ?
– Non, monsieur.
– C’est ça, vieux.
– J’enquête sur un décès suspect, et il y a peut-être là des informations pertinentes.
– C’est ça, j’en parlerai à mon cheval.
– Allô ?
La maison de Peter Zell, au 14, Matthew Street Extension, est une bâtisse neuve et bas de gamme, qui ne comprend que quatre pièces : salon et cuisine au rez-de-chaussée, chambre et salle de bains en haut. Je m’attarde sur le seuil en me remémorant le passage de L’Enquête criminelle qui me conseille de travailler lentement, de diviser la maison en quartiers et de m’en occuper l’un après l’autre. Le fait de penser au Farley-Leonard – et le réflexe de m’appuyer sur cet ouvrage – me rappelle Naomi Eddes : on dirait que vous citez un manuel. Je repousse cette idée, lisse ma moustache, et j’entre.
– Bon, monsieur Zell, dis-je à la maison vide. Voyons un peu ça.
Le premier quartier que j’ai délimité me donne peu de matière pour travailler. Une mince moquette beige, une vieille table portant des traces rondes de verres ou de tasses. Un téléviseur à écran plat, petit mais fonctionnel, des câbles sortant d’un lecteur de DVD, un vase de chrysanthèmes qui, vus de plus près, s’avèrent faits de tissu et de fil de fer.
L’essentiel des livres rangés sur les rayonnages sont consacrés aux centres d’intérêt professionnels de Zell : maths, maths avancées, ratios et probabilités, une épaisse histoire de la comptabilité actuarielle, des classeurs du Bureau des statistiques du travail et des Instituts nationaux de la santé. Ensuite, il a une étagère où tout ce qui est personnel est rassemblé, comme en quarantaine : les ouvrages de SF et de fantasy pour geeks, l’intégrale de Battlestar Galactica, des règlements de jeux de rôles vintage, un ouvrage sur le substrat mythologique et philosophique de Star Wars. Une flottille de maquettes de vaisseaux spatiaux est suspendue au plafond, dans le passage qui mène à la cuisine, et je dois me baisser pour les éviter.
Dans les placards, je trouve neuf boîtes de céréales, soigneusement rangées par ordre alphabétique : Alpha-Bits, Cap’n Crunch, Cheerios, et ainsi de suite. Il y a un espace vide dans la série, telle une dent manquante, entre les Frosted Flakes et les Golden Grahams, et mon esprit complète automatiquement la série : Fruity Pebbles. Un granulé rose bonbon esseulé confirme mon hypothèse.
– Tu me plais, Peter Zell, dis-je en refermant doucement le placard. Toi, je t’aime bien.
Toujours dans la cuisine, dans un tiroir qui ne contient rien d’autre à côté de l’évier, je découvre un bloc de papier blanc où quelque chose est écrit sur la première feuille : Chère Sophia.
Mon cœur rate une marche, je retiens mon souffle, prends le bloc, le retourne, le feuillette, mais c’est tout ce qu’il y a, une feuille portant les deux mots Chère Sophia. L’écriture est précise, soignée, et on voit, on sent bien que Zell n’a pas écrit là n’importe quel mot, mais un document important, ou qui aurait dû l’être.
Je m’exhorte à garder mon calme, car il se pourrait finalement que ce ne soit rien, bien que mes pensées s’embrasent déjà à l’idée que, lettre de suicide avortée ou non, je tiens là quelque chose.
Je fourre le bloc dans la poche de mon blazer et monte l’escalier en me demandant : qui est Sophia ?
La chambre est analogue au salon, stérile et nue, le lit fait à la va-vite. Une seule reproduction est accrochée au mur au-dessus du lit : une scène du film original La Planète des singes, dédicacée. Dans la penderie sont suspendus trois costards, tous d’un marron terne plus ou moins foncé, et deux ceintures marron usées. Dans une petite table de chevet en bois éraflé, le deuxième tiroir contient une boîte à chaussures hermétiquement fermée par du gros Scotch. Le nombre 12,375 est écrit sur le côté de la boîte, de la même écriture précise.
– Douze virgule trois cent soixante-quinze, dis-je à mi-voix. Puis : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je prends la boîte sous mon bras et me lève pour observer l’unique photo présente dans la pièce : un petit cliché dans un cadre à trois sous, la photo d’école d’un garçon âgé de dix ou onze ans, fins cheveux jaunes indisciplinés, sourire godiche. Je la sors du cadre et la retourne. Je trouve une écriture soignée au dos. Kyle, février 2010. L’an dernier. Avant.
J’utilise la CB pour joindre Trish McConnell.
– Salut, c’est moi. Tu as pu localiser la famille de la victime ?
– Tout à fait.
La mère de Zell est morte, enterrée ici à Concord, sur Blossom Hill. Le père, qui présente un début de démence sénile, vit à la maison de retraite de Pleasant View. La personne à qui McConnell a appris la triste nouvelle est la sœur aînée de Peter, sage-femme dans une clinique privée proche de l’hôpital de Concord. Mariée, un enfant : un fils. Elle s’appelle Sophia.
En sortant, je m’arrête encore sur le seuil de la maison de Peter Zell, encombré par la boîte à chaussures, la photo et le bloc de papier blanc, conscient du poids de l’affaire que je relie à un souvenir très ancien : un policier debout sur le seuil de ma maison d’enfance, sur Rockland Road, tête nue et l’air sombre, appelant : « Il y a quelqu’un ? » dans la pénombre de l’aube.
Moi debout en haut de l’escalier, en maillot des Red Sox, ou peut-être en haut de pyjama, pensant que ma sœur dort sans doute encore, du moins l’espérant. J’ai déjà une assez bonne idée de ce que le policier est venu nous dire.
– Laissez-moi deviner, inspecteur, dit Denny Dotseth. C’est encore un 10-54S.
– Pas un nouveau, non. En fait, je voulais faire le point avec vous sur Peter Zell.
Je suis en train de descendre Broadway au volant de l’Impala, les mains à dix heures dix. Un policier d’État du New Hampshire est garé au coin de Broadway et Stone, moteur allumé, les gyrophares bleus tournant lentement sur le toit, arme automatique à la main. Je hoche légèrement le menton, soulève deux doigts du volant, et il me retourne mon salut.
– Qui est Peter Zell ? s’étonne Dotseth.
– L’homme de ce matin, monsieur.
– Ah, oui. Dites, vous savez qu’ils ont donné la date du grand jour ? Le jour où on saura où ça va tomber, je veux dire. Le 9 avril.
– Eh oui. J’ai entendu ça.
Dotseth, comme McGully, aime à se tenir au courant du moindre détail concernant notre catastrophe planétaire. À la dernière scène de suicide, pas celle de Zell mais la précédente, il a déblatéré pendant dix minutes sur la guerre dans la corne de l’Afrique, où l’armée éthiopienne s’est déployée en Érythrée pour se venger d’anciens griefs avant que le monde cesse d’exister.
– Je ne juge pas inutile de vous présenter ce que j’ai appris jusqu’à présent, dis-je. Je connais votre sentiment de ce matin, mais je pense que nous tenons peut-être un homicide, je le crois vraiment.
– C’est un fait avéré ? murmure Dotseth, ce que je prends comme un encouragement à continuer.
Je lui détaille mes impressions sur l’affaire : l’incident d’Halloween chez Merrimack Life and Fire. Le pick-up rouge roulant à l’huile végétale qui a emporté la victime le soir de sa mort. Mon intuition à propos de la ceinture Belknap & Rose.
Toutes choses que l’assistant proc reçoit avec un « intéressant » parfaitement neutre, après quoi il soupire :
– Et une lettre peut-être ?
– Euh, non. Pas de lettre, monsieur.
Je décide de ne pas évoquer le Chère Sophia, car je suis assez persuadé que ce n’est pas une lettre de suicide avortée – mais Dotseth pensera que c’en est une, il va me dire : « Et voilà, jeune homme, vous vous trompez de cible. » De toute manière, c’est déjà ce qu’il pense.
– Bon, vous avez quelques pistes à suivre. Vous n’allez pas signaler l’affaire à Fenton, si ?
– Si. À vrai dire, c’est déjà fait. Pourquoi ?
Un silence, puis un petit rire.
– Oh, pour rien.
– Comment ça ?
– Dites, petit, écoutez-moi. Si vous pensez vraiment pouvoir monter un dossier, bien sûr, j’y jetterai un coup d’œil. Mais n’oubliez pas le contexte. Les gens se fichent en l’air dans tous les coins, vous savez ? Pour un type comme celui que vous me décrivez, qui n’a pas beaucoup d’amis, pas vraiment de soutiens autour de lui, la tentation est forte de suivre comme un mouton.
Je garde la bouche fermée, continue de rouler, mais je n’aime pas ce genre de raisonnements. Il aurait fait ça parce que tout le monde le fait ? Ça ressemble bien à Dotseth, d’accuser la victime de quelque chose : de lâcheté, peut-être, ou de simple suivisme, d’une tendance à la faiblesse. Ce qui, si Peter Zell a bien été assassiné, traîné dans un McDo et laissé dans ces chiottes comme un bout de viande, ne fait qu’ajouter l’insulte au préjudice.
– J’ai une idée ! ajoute-t-il d’un ton cordial. Vous savez quoi ? Appelons ça une tentative de meurtre.
– Pardon, monsieur ?
– Oui ! C’est un suicide, mais vous tentez d’en faire un meurtre. Passez une excellente journée, inspecteur.
Lorsqu’on descend School Street, il y a une échoppe de marchand de glaces à l’ancienne, du côté sud de la rue, juste après le YMCA, et de nos jours on dirait bien que ses affaires sont florissantes, neige ou pas neige, prix des produits laitiers ou non. Il y a là un joli jeune couple, la petite trentaine, qui vient de sortir, cornets colorés en mains. La femme m’adresse un petit geste de la main hésitant, du genre « il faut être aimable avec les policiers », et je le lui retourne, mais l’homme me regarde froidement sans sourire.
Les gens, dans l’ensemble, vaquent simplement à leurs affaires. Ils vont au boulot, s’assoient à leur bureau, espèrent que la boîte sera toujours là lundi prochain. Ils vont au supermarché, poussent leur chariot, espèrent qu’il y aura à manger dans les rayons aujourd’hui. Retrouvent leur chérie à l’heure du déjeuner pour aller acheter une glace. D’accord, bien sûr, certains ont choisi de mettre fin à leurs jours, et d’autres d’aller réaliser leurs rêves, d’autres encore cherchent partout de la drogue ou « se baladent la bite à l’air », comme le dit volontiers McGully.
Mais beaucoup de ceux qui étaient partis s’éclater sont revenus, déçus, et bon nombre des tout récents criminels et chercheurs de paradis artificiels se sont retrouvés derrière les barreaux, à attendre octobre dans une solitude terrifiée.
Donc, oui, il y a des différences de comportements, mais elles restent à la marge. La plus grande différence, d’un point de vue policier, est plus vague, plus difficile à définir. Je comparerais l’ambiance qui règne sur la ville à l’état d’esprit d’un enfant qui n’a pas encore d’ennuis, mais qui sait que ça ne va pas tarder. Il est dans sa chambre, dans l’expectative, « attends un peu que ton père soit rentré ». Il est maussade et irritable, sur les nerfs. Perdu, triste, tremblant de savoir ce qui va lui tomber dessus, et tout au bord de la violence ; pas en colère, mais envahi par une anxiété qui peut facilement virer à la colère.
Ça, c’est Concord. Je ne peux pas parler de l’atmosphère dans le reste du monde, mais ici, c’est à peu près ça.
Me voilà de retour à mon bureau de School Street, à la Criminelle, et je coupe minutieusement le gros Scotch qui retient le couvercle de la boîte à chaussures. Pour la seconde fois depuis que je la connais, j’entends la voix de Naomi Eddes – plantée là, les bras croisés, me fixant du regard, mais qu’est-ce que vous cherchez, en fin de compte ?
– Ceci, dis-je une fois que j’ai retiré le couvercle et que je regarde à l’intérieur. Voilà ce que je cherchais.
La boîte à chaussures de Peter Zell contient des centaines de coupures de presse, de pages de magazines et de pages Internet imprimées, toutes relatives à Maïa et à son impact prochain avec la Terre. Je prends le premier article sur le haut de la pile. Il date du 2 avril de l’an dernier : un billet d’Associated Press qui parle de l’observatoire du mont Palomar et de l’objet inhabituel mais presque certainement inoffensif que ses opérateurs ont repéré, lequel a été ajouté à la liste des géocroiseurs potentiellement dangereux du Minor Planet Center. L’auteur conclut son article en notant sèchement que « quelles que soient sa taille et sa composition, le risque d’impact entre ce mystérieux objet et la Terre est estimé à 0,000047 %, soit une chance sur 2 128 000. » Je note que Zell a soigneusement encerclé ces deux nombres.
Le document suivant est une brève émanant de Thomson Reuters datant de deux jours plus tard, intitulée : « L’objet céleste récemment découvert est le plus gros observé depuis des décennies », mais l’article lui-même est plutôt succinct. Un seul paragraphe, pas de citation. La taille de l’objet – que l’on désignait encore, à ce stade, par son appellation astronomique, 2011GV1 – y est estimée : il s’agirait d’« un des plus volumineux observés par les astronomes depuis plusieurs décennies, puisque son diamètre pourrait être proche de trois kilomètres ». Zell a également entouré cette estimation d’un léger coup de crayon.
Je poursuis ma lecture, fasciné par cette sinistre capsule temporelle, revivant le passé récent à travers les yeux de Peter Zell. Dans tous les articles, il a encerclé ou souligné des nombres : les évaluations, en augmentation régulière, de la taille de Maïa, son angle d’approche dans le ciel, son ascension droite et sa déclinaison, les risques d’impact qui montent peu à peu, semaine après semaine, mois après mois. Il a soigneusement encadré toutes les sommes en dollars et tous les pourcentages de pertes sur les marchés dans une étude publiée par le Financial Times, début juillet, sur les mesures d’urgence désespérées de la Réserve fédérale, de la Banque centrale européenne et du FMI. Il a aussi engrangé des articles sur l’aspect politique du problème : querelles législatives, lois d’urgence, remaniements au département de la Justice, renflouement de la FDIC, la Caisse des Dépôts.
Je m’imagine Zell, tard dans la nuit, toutes les nuits, assis à sa table de cuisine bon marché, mangeant des céréales, ses lunettes posées près de son coude, annotant ces coupures et ces sorties imprimante au crayon porte-mine, réfléchissant à tous les détails de la calamité à mesure qu’ils se déploient.
Je ramasse un article du Scientific American daté du 3 septembre, qui demande en grands caractères gras : « Comment avons-nous pu le rater ? » La brève réponse, que je connais déjà, que tout le monde connaît désormais, est que l’orbite très inhabituellement elliptique de 2011GV1 l’amène assez près de la Terre pour qu’il soit observable une fois tous les soixante-quinze ans seulement, et qu’il y a soixante-quinze ans nous ne regardions pas, nous n’avions aucun programme en place pour repérer et suivre les géocroiseurs. Zell a encerclé toutes les occurrences du nombre 75 ; il a aussi encerclé « 1 sur 265 millions », la probabilité controversée pour qu’un tel objet existe ; il a encerclé « 6,5 kilomètres », dont on savait désormais que c’était le véritable diamètre de Maïa.
Le reste de l’article se complique : astrophysique, périhélie et aphélie, vitesse orbitale moyenne et valeurs d’élongation. Cette lecture m’embrouille la cervelle et me fait mal aux yeux, mais il est clair que Zell a tout lu jusqu’au dernier mot, abondamment annoté chaque page, fait des calculs étourdissants dans les marges, avec des flèches reliant les statistiques encerclées, les quantités et les valeurs astronomiques.
Je referme la boîte avec soin, puis regarde par la fenêtre.
Je pose mes longues paumes à plat sur le couvercle, contemple une fois de plus le nombre écrit sur le côté, d’une main ferme, au marqueur noir : 12,375.
Je le ressens une fois de plus… quelque chose… j’ignore quoi. Mais quelque chose.
– Pourrais-je parler à Sophia Littlejohn ? Inspecteur Henry Palace, de la PJ de Concord.
Il y a un silence, puis une voix de femme, polie mais incertaine.
– C’est moi-même. Mais il a dû y avoir un cafouillage chez vous. J’ai déjà parlé à quelqu’un. C’est… Vous m’appelez à propos de mon frère, n’est-ce pas ? On m’a appelée tout à l’heure. Mon mari et moi avons parlé à une femme policier.
– Oui, madame. Je sais.
J’appelle de la ligne fixe du commissariat central. Je jauge Sophia Littlejohn, je l’imagine, me peins son portrait à partir de ce que je sais, et du ton de sa voix : alerte, professionnelle, concernée.
– C’est l’agent McConnell qui vous a délivré la triste nouvelle. Et je suis navré de vous déranger à nouveau. Comme je vous l’ai dit, je suis inspecteur, et j’ai quelques questions à vous poser.
Tout en parlant, je prends peu à peu conscience d’un bruit désagréable qui rappelle des vomissements : là-bas, de l’autre côté de la pièce, McGully, son écharpe noire des Boston Bruins remontée au-dessus de la tête pour figurer un nœud coulant de comédie, fait semblant de s’étrangler. Je me détourne, me penche sur ma chaise et appuie le combiné contre mon oreille.
– J’apprécie votre intérêt, inspecteur, est en train de me dire la sœur de Zell. Mais franchement, je ne vois pas quoi vous dire de plus. Peter s’est suicidé. C’est affreux. Nous n’étions pas très proches.
D’abord Gompers. Puis Naomi Eddes. Et maintenant, la propre sœur de ce gars. Décidément, Peter Zell avait dans sa vie beaucoup de gens qui n’étaient pas très proches de lui.
– Madame, je dois vous demander si votre frère aurait eu des raisons de vous écrire une lettre. Un genre de message, qui vous aurait été adressé ?
Au bout du fil, il y a un long silence.
– Non, finit par lâcher Sophia Littlejohn. Non. Aucune idée.
Je laisse sa phrase flotter encore un instant, l’écoutant respirer, puis je reprends.
– Vous êtes certaine de ne pas savoir ?
– Oui. Sûre et certaine. Inspecteur, je regrette, je n’ai pas le temps de parler, là.
Je me penche encore plus en avant sur ma chaise. Le radiateur a un petit hoquet métallique dans son coin.
– Et demain ?
– Demain ?
– Oui. Pardonnez-moi, mais c’est vraiment très important.
– D’accord, fait-elle après un nouveau silence. Bien sûr. Pouvez-vous passer chez moi demain matin ?
– Tout à fait.
– Très tôt ? Huit heures moins le quart ?
– Votre heure sera la mienne. Huit heures moins le quart, très bien. Je vous remercie.
Il y a un silence, et je regarde le téléphone en me demandant s’il est raccroché, ou si les lignes fixes commencent aussi à se détériorer. McGully m’ébouriffe les cheveux en sortant, balançant son sac de bowling de l’autre main.
– Je l’aimais, vous savez, me dit soudain Sophia Littlejohn d’une voix sourde mais pleine de force. C’était mon petit frère. Je l’aimais beaucoup.
– Je n’en doute pas, madame.
Je prends l’adresse, raccroche, et reste assis une seconde à regarder par la fenêtre. Dehors, il pleut de la neige fondue sans discontinuer.
– Hé ! Hé, Palace ?
L’inspecteur Andreas est vautré dans son fauteuil, à l’autre bout de la pièce, plongé dans l’ombre. Je n’avais même pas remarqué sa présence.
– Comment ça va, Henry ?
Sa voix est monocorde, creuse.
– Ça va. Et toi ?
Je repense à ce silence miroitant, cet instant étiré, en regrettant de ne pas avoir été dans la tête de Sophia Littlejohn pendant qu’elle passait en revue toutes les raisons qui auraient pu pousser son frère à écrire Chère Sophia sur une feuille de papier.
– Moi, ça va, déclare Andreas. Ça va.
Il me regarde, me fait un sourire crispé, et je crois la conversation terminée, mais je me trompe.
– Je dois reconnaître, vieux, murmure-t-il en secouant la tête dans ma direction, je ne sais pas comment tu fais.
– Comment je fais quoi ?
Mais il se contente de me regarder, sans rien ajouter, et de là où je suis assis à l’autre bout de la pièce, on dirait qu’il a les yeux pleins de larmes, de grosses flaques d’eau verticales. Je détourne la tête vers la fenêtre. Je ne vois pas du tout ce que je pourrais lui dire. Pas la moindre idée.
Un vacarme épouvantable emplit ma chambre, une violente éruption de bruit strident qui se déverse soudain dans le noir, et je me redresse sur mon séant en hurlant. Ça y est, c’est en train d’arriver. Je ne suis pas prêt, mon cœur explose dans ma poitrine parce que ça y est, on y est, en avance, ça se passe maintenant.
Mais ce n’est que mon téléphone. Ce trille déchirant, horrible, ce n’est que la ligne fixe. Je suis en nage, la main crispée sur la poitrine, tremblotant sur le fin matelas posé par terre qui me sert de lit.
Ce n’est que mon fichu téléphone.
– Oui. Allô ?
– Hank ? Qu’est-ce que tu fais ?
– Ce que je fais ? (Je regarde le réveil. 4 h 45.) Je dors ! J’étais en train de rêver.
– Pardon. Pardon. Mais j’ai besoin que tu m’aides, vraiment, Henny.
J’inspire à fond tandis que la sueur refroidit sur mon front. En moi, le choc et la confusion cèdent rapidement la place à l’irritation. Évidemment. Ma sœur est la seule personne capable de m’appeler à cinq heures du mat’, et elle est aussi la seule qui m’appelle toujours Henny, un pitoyable surnom d’enfance. On dirait le nom d’un comédien de vaudeville, ou d’un petit poulet incapable de voler.
– T’es où, Nico ? fais-je d’une voix embrumée de sommeil. Ça va ?
– Je suis à la maison. Je flippe à mort.
La maison en question est celle où nous avons passé notre enfance, où Nico vit encore : le bâtiment de ferme rénové en brique rouge de notre grand-père, entouré de plus d’un demi-hectare de terres vallonnées le long de Little Pond Road. Je passe en revue dans ma tête la litanie de raisons pour lesquelles ma sœur peut vouloir m’appeler avec une telle urgence à une heure pareille. L’argent du loyer. Un trajet en voiture. Un billet d’avion, des courses à faire. La dernière fois, on lui avait « volé » son vélo, prêté à un ami d’ami lors d’une soirée et jamais rendu.
– Bon alors, qu’est-ce qui se passe ?
– C’est Derek. Il n’est pas rentré hier soir.
Je raccroche, jette le téléphone par terre et tâche de me rendormir.
Ce dont j’étais en train de rêver, c’était mon amoureuse du lycée, Alison Koechner.
Dans le rêve, Alison et moi nous promenons bras dessus, bras dessous dans le ravissant centre-ville de Portland, dans le Maine, et nous regardons la vitrine d’une librairie d’occasion. Alison s’appuie doucement sur mon bras et son bouquet de folles boucles rouge orchidée me chatouille le cou. Nous mangeons des glaces, rions d’une blague entre nous, décidons du film que nous irons voir.
C’est le genre de rêve dans lequel on a du mal à retourner même quand on parvient à se rendormir, et je n’y arrive même pas.
À huit heures moins vingt il fait grand jour, l’air est froid, et je suis les méandres de la route de Pill Hill, le quartier huppé de West Concord qui entoure l’hôpital, où les chirurgiens, les administrateurs et les médecins occupent des maisons coloniales d’un goût exquis. De nos jours, bon nombre de ces maisons sont surveillées par des vigiles privés, dont l’arme à feu fait une bosse sous leurs manteaux d’hiver, comme si nous étions soudain dans une capitale du tiers-monde. Pourtant, il n’y a pas de garde devant le 14, Thayer Pond Road : rien qu’une vaste pelouse couverte d’une neige si parfaite et si nette dans sa blancheur toute fraîche que je culpabilise presque de la piétiner avec mes Timberland pour gagner la porte d’entrée.
Mais Sophia Littlejohn n’est pas chez elle. Elle a dû filer très tôt pour un accouchement en urgence à l’hôpital de Concord, comme me l’explique son mari qui se répand en excuses. Il m’accueille sur le perron en pantalon de toile et col roulé : c’est un homme aux manières douces, avec une barbe dorée bien taillée, un mug de thé odorant à la main, qui m’explique que Sophia a des horaires irréguliers, surtout maintenant que la plupart de ses collègues sages-femmes ont pris la poudre d’escampette.
– Mais pas elle. Elle est bien décidée à s’occuper de ses patientes jusqu’à la fin. Et croyez-le ou non, même maintenant, il y a beaucoup de nouvelles grossesses. Je m’appelle Erik, au fait. Voulez-vous entrer quand même ?
Il paraît très légèrement étonné lorsque j’accepte.
– Ah, bon, d’accord… très bien.
Il recule dans le salon et me fait signe de le suivre. Voyez-vous, je suis levé et habillé depuis deux heures, impatient d’en apprendre davantage sur Peter Zell, et son beau-frère sait forcément quelque chose. Littlejohn me guide à l’intérieur, prend mon manteau et l’accroche à une patère.
– Je peux vous offrir une tasse de thé ?
– Non merci. Je ne vous dérangerai que quelques minutes.
– Ah, tant mieux, parce que c’est à peu près tout ce que j’ai à vous consacrer, me répond-il avec un clin d’œil destiné à m’assurer que sa réticence est jouée. Il faut que j’emmène notre fils à l’école, et moi-même je dois être à l’hôpital à neuf heures.
Il m’indique un fauteuil et s’assoit lui-même, croise les jambes, se détend. Il a un large visage aimable, une grande bouche amicale. Il dégage quelque chose de puissant mais pas menaçant, un peu comme un gentil lion de dessin animé, sympathique et maître de son orgueil.
– Les temps doivent être durs pour un policier.
– En effet, monsieur. Vous travaillez à l’hôpital ?
– Oui. J’y suis depuis environ neuf ans. Je dirige le service de Spiritualité.
– Ah. Et en quoi ça consiste, au juste ?
Littlejohn se penche en avant et croise les doigts, visiblement satisfait de la question.
– Bien. Quiconque passe les portes d’un hôpital a des besoins qui dépassent le domaine strictement physique. Je veux parler des patients, bien sûr, mais aussi des familles, des amis, et, oui, même des médecins et des infirmiers. (Son discours est fluide et assuré, rapide et ferme.) Mon travail consiste à accompagner ces besoins, sous quelque forme qu’ils se manifestent. Comme vous pouvez l’imaginer, je suis très occupé en ce moment.
Son sourire chaleureux ne vacille pas, mais j’entends les échos que contient ce mot unique, occupé, je les vois dans ses grands yeux expressifs : l’épuisement, les longues nuits et les heures interminables, passées à réconforter les gens perdus, terrifiés, et les malades.
Du coin de l’œil, je revois des images fugaces de mon rêve interrompu, la jolie Alison Koechner comme si elle était assise à côté de moi, à regarder par la fenêtre les cornouillers et le tupelo noir saupoudrés de neige.
– Mais… (Littlejohn se racle soudain la gorge et regarde d’un air entendu mon cahier bleu et mon stylo, que j’ai sorti et posé sur mes genoux.) Vous vouliez parler de Peter.
– Oui, monsieur.
Avant que j’aie pu poser une question précise, il reprend la parole, toujours sur le même ton rapide et assuré. Il me raconte que sa femme et Peter ont grandi ici, à West Concord, pas loin de l’endroit où nous nous trouvons. Leur mère est morte d’un cancer, il y a douze ans, et le père est à la maison de retraite de Pleasant View avec toutes sortes de problèmes physiques, auxquels s’ajoute un début de démence sénile – c’est triste, très triste, mais les voies du Seigneur sont impénétrables.
Peter et Sophia, m’explique-t-il, n’ont jamais été très proches, pas même lorsqu’ils étaient enfants. Elle était plutôt garçon manqué, extravertie ; lui était nerveux, renfermé, timide. À présent qu’ils avaient tous deux une carrière, et Sophia sa famille, ils ne se voyaient plus que rarement.
– Nous avons pris de ses nouvelles une fois ou deux, bien sûr, quand tout a commencé, mais sans grand succès. Il était assez mal en point.
Je me redresse et lève un doigt pour stopper la logorrhée de Littlejohn.
– Que voulez-vous dire par « mal en point » ?
Il inspire profondément, comme pour décider s’il a raison de me dire ce qu’il s’apprête à me révéler, et je me penche vers lui, le stylo prêt au-dessus de mon cahier.
– Bon, écoutez. Je dois vous confier qu’il était profondément dérangé.
J’incline la tête sur le côté.
– Déprimé, ou dérangé ?
– Qu’est-ce que j’ai dit ?
– Dérangé.
– Je voulais dire déprimé. Vous voulez bien m’excuser une petite seconde ?
Il se lève avant que j’aie pu répondre et traverse toute la pièce pour me donner un aperçu d’une cuisine lumineuse et visiblement aimée : une rangée de casseroles suspendues, un frigo rutilant orné de magnets alphabet, de bulletins scolaires, de photos d’école.
Littlejohn, maintenant au pied de l’escalier, ramasse un sac à dos bleu marine et une paire de patins de hockey taille enfant qui étaient suspendus à la rampe.
– Ça avance, le brossage des dents, Kyle ? crie-t-il. Heure H moins neuf minutes !
– OK, p’pa !
Ce cri nous parvient d’en haut, suivi par un bruit de cavalcade, un robinet qu’on ouvre, une porte brutalement ouverte. La photo encadrée sur la commode de Zell, le gamin au sourire godiche. Je sais que les écoles de Concord sont restées ouvertes. Il y a eu un article là-dessus dans le Monitor : l’équipe enseignante dévouée, l’apprentissage désintéressé. Même sur les photos du journal, on voyait que les salles de classe étaient à demi pleines. Au quart, même.
Littlejohn reprend place dans son fauteuil, passe la main dans ses cheveux. Les patins sont posés sur ses genoux.
– Il est doué, ce gosse. À dix ans, il patine comme Messier, je ne plaisante pas. Il jouera en ligue nationale un jour, il me rendra millionnaire. (Un sourire doux.) Dans un univers alternatif. Que disions-nous ?
– Vous décriviez l’état psychologique de votre beau-frère.
– Oui, voilà. Je repense par exemple à notre petite fête de l’été. Nous avions fait un barbecue, vous voyez : des saucisses, de la bière, tout ça. Et Peter, bon, il n’a jamais été très sociable, pas franchement ouvert, mais nous avons vu clairement qu’il sombrait dans la dépression. Présent mais absent, si vous voyez ce que je veux dire.
Littlejohn inspire à fond et promène son regard dans la pièce, comme s’il avait peur d’être entendu par le fantôme de Peter Zell.
– Vous savez, à vrai dire, suite à cela, nous n’étions plus très chauds pour qu’il fréquente Kyle. Tout ça, c’est déjà assez dur… pour le petit… (Sa voix se brise, il s’éclaircit la gorge.) Pardonnez-moi.
Je hoche la tête tout en prenant des notes, réfléchissant rapidement.
Bien, qu’avons-nous là ? Nous avons un homme qui, au travail, apparaît fondamentalement détaché, calme, la tête basse, qui ne montre aucune réaction à la calamité qui s’annonce, à l’exception d’un surprenant éclat le jour d’Halloween. Puis il s’avère qu’il a accumulé une somme d’informations énorme et exhaustive sur l’astéroïde, qu’en privé il est obsédé par ce qu’il semble dédaigner en public.
Et maintenant, du moins à en croire son beau-frère, il apparaît qu’en dehors du bureau il était non seulement affecté, mais même anéanti ; affolé. Le genre d’homme qui pourrait très bien, après tout, avoir été tenté de mettre fin à ses jours.
Ho, Peter. Quelle est ton histoire, l’ami ?
– Et cet état d’esprit, cette dépression, ça ne s’était pas amélioré ces derniers temps ?
– Oh, non. Dieu sait que non. Au contraire. C’était bien pire depuis, vous savez, depuis janvier. Depuis la conclusion finale.
La conclusion finale. C’est-à-dire l’interview de Tolkin. Le mardi 3 janvier. Une émission spéciale sur CBS News. 1,6 milliard de spectateurs dans le monde. J’attends un petit moment en silence, tout en prêtant l’oreille au bruit des pas de Kyle à l’étage au-dessus. Puis je me dis : bon allez, et je sors le petit bloc de papier blanc de ma poche de poitrine pour le tendre à Erik Littlejohn.
– Que pouvez-vous me dire là-dessus ?
Je l’observe pendant qu’il lit. Chère Sophia.
– Ça vient d’où, ça ?
– Est-ce l’écriture de Peter Zell, à votre connaissance ?
– Certainement. Enfin, je crois. Comme je vous l’ai dit…
– Vous ne le connaissiez pas très bien.
– Voilà.
– Il allait écrire quelque chose à votre femme, avant de mourir, et il s’est ravisé. Savez-vous de quoi il pourrait s’agir ?
– Eh bien, d’une lettre de suicide, je présume. Une lettre de suicide inachevée. (Il relève la tête, me regarde dans les yeux.) Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
– Je ne sais pas, dis-je en me levant. Merci beaucoup de m’avoir accordé un peu de temps. Et si vous pouviez prévenir Sophia que je vais la rappeler pour fixer un moment afin de lui parler…
Il se lève à son tour, les sourcils froncés.
– Vous avez encore besoin de parler avec elle ?
– En effet.
– Bon, très bien. (Il hoche la tête, soupire.) C’est une épreuve, pour elle. Tout cela. Mais bien sûr, je lui dirai.
Je monte dans l’Impala mais ne vais nulle part, pas encore. Je reste environ une minute devant la maison, le temps de voir Littlejohn accompagner Kyle dehors et traverser avec lui la pelouse, couverte d’une neige épaisse et intacte comme un glaçage à la vanille sur un gâteau. Un gamin de dix ans à la silhouette comique, traînant les pieds dans des bottes d’hiver trop grandes, ses coudes pointus sortant des manches relevées de son coupe-vent.
En m’éloignant, je repense à l’interview de Tolkin et j’imagine Peter Zell ce soir-là.
Nous sommes le 3 janvier, un mardi, et il est rentré du bureau, s’est installé dans son salon gris et stérile, les yeux rivés sur l’écran de son petit téléviseur.
Le 2 janvier, l’astéroïde 2011GV1, aussi appelé Maïa, était enfin sorti de sa conjonction avec le Soleil, était à nouveau observable depuis la Terre, était enfin assez proche et lumineux pour que les savants le voient clairement, qu’ils récoltent de nouvelles séries de données, qu’ils sachent. Les observations arrivaient en torrent, aussitôt compilées et traitées dans un centre unique, le Jet Propulsion Lab de la NASA, en Californie. Ce qui était, depuis septembre, un risque à cinquante pour cent allait être tranché : ce serait soit cent pour cent, soit zéro.
Et voilà donc Peter Zell sur le canapé de son salon, sa dernière moisson d’articles sur l’astéroïde étalée devant lui, les exposés scientifiques et les analyses fébriles en tout genre se réduisant finalement à des prédictions et des prières, à un oui ou à un non.
CBS avait remporté les enchères des droits de diffusion. La fin du monde était pour demain, peut-être, mais dans le cas contraire, la chaîne pourrait se réjouir d’avoir réussi le coup du siècle, en termes d’audience. Elle avait enregistré un prégénérique soigneusement réalisé, centré sur l’ingénieur en chef du Jet Propulsion Lab, Leonard Tolkin, l’homme qui supervisait ce dernier effort d’analyse des données. « Ce sera moi qui annoncerai la bonne nouvelle », avait-il promis à David Letterman trois semaines auparavant avec un sourire tressaillant. Pâle derrière ses lunettes, dans sa blouse blanche : la caricature de l’astronome d’État.
Dans l’angle inférieur droit de l’écran, un compte à rebours accompagne une séquence enregistrée plutôt ringarde : la caméra suit Tolkin dans les couloirs de l’institut, nous le montre en train d’inscrire des colonnes de chiffres sur un tableau blanc, de consulter des écrans d’ordinateur entouré de ses subordonnés.
Et le petit Peter Zell avec sa bedaine, seul dans son appartement, qui regarde en silence, au milieu de ses articles, ses lunettes perchées sur le nez, les mains posées à plat sur les genoux.
L’émission passe ensuite au direct : on voit le présentateur Scott Pelley, mâchoire carrée et air grave, le cheveu gris, arborant une expression solennelle et très télévisuelle. Pelley, au nom du monde entier, regarde Tolkin sortir de la réunion décisive : une pile de chemises cartonnées sous le bras, l’homme retire ses lunettes d’écaille et éclate en sanglots.
À présent, tout en roulant lentement vers le Somerset Diner, je m’efforce d’attraper le souvenir des sentiments de quelqu’un d’autre, de déterminer précisément ce qu’a vécu Peter Zell à cet instant-là. Pelley se penche en avant, tout en empathie, et pose la question d’une stupidité merveilleuse que le monde entier avait besoin d’entendre :
– Bien, alors, professeur. Que pouvons-nous faire ?
Le professeur Léo Tolkin tremblant, riant presque.
– Ce que nous pouvons faire ? Il n’y a rien à faire.
Et là, Tolkin continue de parler, de déblatérer plutôt, nous assurant qu’il est navré, au nom de la communauté astronomique mondiale, que cet événement n’aurait jamais pu être prédit, qu’ils avaient étudié tous les scénarios réalistes – petit objet, temps de prévision court ; gros objet, temps de prévision long – mais que ceci, ceci n’aurait jamais pu être imaginé, un objet doté d’un périhélie si proche, d’une période elliptique si formidablement longue, un objet d’une dimension si phénoménale –, que la probabilité qu’un tel objet existe était infime au point d’être statistiquement équivalente à l’impossible. Et Scott Pelley le regarde fixement, et dans le monde entier les gens sombrent dans le chagrin ou dans l’hystérie.
Car d’un seul coup il n’y avait plus d’ambiguïté, plus aucun doute. D’un seul coup, ce n’était plus qu’une question de temps. Risque d’impact : cent pour cent. Le 3 octobre. Rien à faire.
Beaucoup de gens sont restés collés à leur téléviseur après la fin de l’émission, à regarder des experts, des professeurs d’astronomie et des hommes politiques balbutier, larmoyer et se contredire les uns les autres sur les diverses chaînes câblées ; à attendre le discours à la nation promis par le président, qui en fin de compte n’a eu lieu que le lendemain midi. Beaucoup aussi se sont jetés sur leur téléphone pour tenter de joindre leurs proches, mais les circuits saturés sont tombés en panne et le sont restés pendant toute la semaine qui a suivi. D’autres sont sortis dans les rues, malgré le froid mordant de janvier, pour partager leur peine avec des voisins ou des inconnus, ou pour commettre de petits actes de vandalisme et autres délits mineurs – une tendance qui allait se poursuivre et culminer, du moins dans la région de Concord, avec une petite vague d’émeutes à l’occasion de Presidents Day.[1]
Pour ma part, j’ai éteint la télé et je suis parti au boulot. C’était ma quatrième semaine en tant qu’inspecteur, je travaillais sur un cas d’incendie criminel, et j’avais la nette intuition – tout à fait juste, comme je n’ai pas tardé à le constater – que la journée du lendemain serait animée et stressante au poste.
Mais la question est la suivante : et Peter Zell ? Qu’a-t-il fait, une fois l’émission terminée ? Qui a-t-il appelé ?
Le résumé des faits bruts tend à suggérer que, derrière sa volonté de faire bonne figure, Zell était depuis le début déprimé par la possibilité d’une destruction imminente de la Terre. Et une fois cette idée confirmée, on imagine facilement que le soir du 3 janvier, apprenant la mauvaise nouvelle à la télévision, il ait dégringolé de la déprime à la dépression la plus noire. Il a ensuite titubé pendant onze semaines dans une brume de terreur, et puis, avant-hier soir, il s’est pendu avec une ceinture.
Alors qu’est-ce que je fais, moi, à rouler dans Concord en essayant de comprendre qui l’a tué ?
Me voilà sur le parking du Somerset Diner, qui est niché à l’intersection de Clinton, South et Downing Street. Je contemple la neige sur le sol, écrasée et remuée par l’afflux matinal de piétons et de cyclistes. Je me surprends à comparer cette soupe sale, brune et blanche, avec la couverture immaculée du jardin des Littlejohn. Si Sophia a réellement été appelée pour un accouchement en urgence ce matin, elle a dû y aller avec une catapulte, ou une cabine de téléportation.
Les murs du Somerset, près de l’entrée, s’ornent d’une rangée de photos de candidats à la présidentielle serrant la main de Bob Galicki, l’ancien propriétaire, maintenant décédé. Il y en a une de Nixon, le teint cireux, une de John Kerry, raide et pas convaincant pour un sou, la main tendue toute droite comme un piquet de clôture. Et voici John McCain, avec son rictus de tête de mort. John F. Kennedy, incroyablement jeune, incroyablement séduisant, condamné.
La musique qui résonne dans la cuisine est du Bob Dylan, un morceau de l’album Street Legal, ce qui indique que Maurice est aux fourneaux : c’est de bon augure pour la qualité de mon repas.
– Assieds-toi où tu veux, chéri, me dit Ruth Ann, qui passe en coup de vent, une carafe de café à la main.
Ses mains sont fripées mais fortes et tiennent fermement l’épaisse poignée noire du récipient. Quand je venais ici du temps où j’étais lycéen, on plaisantait sur le grand âge de Ruth-Ann en se demandant si elle avait été embauchée pour le job ou si l’établissement avait été construit autour d’elle. C’était il y a dix ans.
Je bois mon café et dédaigne la carte, en observant discrètement les visages des convives, soupesant la mélancolie présente dans les yeux de chacun, les expressions hagardes. Un vieux couple converse à voix basse, l’homme et la femme penchés sur leurs bols de soupe. Une jeune fille, de dix-neuf ans environ, au regard fixe et mou, fait sauter un bébé blafard sur son genou. Un homme d’affaires obèse étudie le menu d’un air furieux, un cigare au coin des lèvres.
Tout le monde fume, pour de vrai, les volutes gris terne s’élevant sous tous les luminaires. C’est redevenu comme avant, avant l’interdiction du tabagisme dans les lieux publics – une mesure que j’ai soutenue avec conviction, étant le seul non-fumeur dans ma bande de vauriens, en seconde. La loi est toujours officiellement valide, mais elle n’est plus appliquée, et les directives nous demandent de fermer les yeux.
Je tripote mes couverts, sirote mon café et réfléchis.
Oui, monsieur Dotseth, il est vrai que beaucoup de gens sont déprimés, et que parmi ces gens, beaucoup ont choisi de mettre fin à leurs jours. Mais je ne puis, en tant qu’inspecteur de police responsable, accepter cet élément de contexte comme la preuve que Peter Zell était bien un 10-54S. Si la destruction imminente de la planète suffisait à pousser les gens au suicide, ce restaurant serait désert. Concord serait une ville fantôme. Maïa n’aurait plus personne à tuer, parce que nous serions tous morts.
– Une omelette de trois œufs ?
– Avec un toast de pain complet. Ruth-Ann, j’ai une question à te poser.
– Et j’ai une réponse.
Elle n’a pas noté ma commande, mais il faut dire que je commande la même chose depuis mes onze ans.
– Vas-y, me dit-elle.
– Qu’est-ce que tu penses, toi, de cette histoire de ville des pendus ? Les suicides, je veux dire. Est-ce que tu te vois…
Ruth-Ann pousse un grognement dégoûté.
– Tu plaisantes ? Je suis catholique, chéri. Non. Pas une seconde.
Vous voyez ? Moi non plus, je ne crois pas que je le ferais. Mon omelette arrive et je la déguste lentement, le regard perdu dans le vide, en regrettant que l’endroit soit si enfumé.
L’agrandissement de l’hôpital de Concord a été annoncé en grande pompe il y a dix-huit mois : un partenariat public-privé permettrait d’ajouter un service de soins à long terme et d’apporter toutes sortes d’améliorations à la pédiatrie, à la gynécologie-obstétrique et à l’unité de soins intensifs. La première pierre a été posée en février, les progrès ont été réguliers au cours du printemps, puis le financement s’est tari, le chantier a ralenti pour enfin s’arrêter complètement fin juillet, laissant en plan un dédale de couloirs à demi construits, des tours d’échafaudages squelettiques, un bon paquet de dispositifs temporaires devenus permanents, si bien que tout le monde tourne en rond et vous envoie dans la mauvaise direction.
– La morgue ? me répond une bénévole aux cheveux blancs coiffée d’un joyeux béret rouge en consultant le plan qu’elle a entre les mains. Voyons… la morgue, la morgue, la morgue. Ah ! Ici.
Deux médecins passent d’un pas pressé, des planchettes à pince sous le bras, tandis que la bénévole me montre son plan qui, je le vois maintenant, est tout gribouillé de corrections et de points d’exclamation au stylo bille.
– Ce qu’il vous faut, c’est l’ascenseur B, et l’ascenseur B se trouve… oh, là là.
Mes mains commencent à trembler. S’il y a une chose qu’il vaut mieux éviter, quand on a rendez-vous avec le docteur Alice Fenton, c’est d’être en retard.
– Voilà, c’est par là.
– Merci, madame.
L’ascenseur B, d’après le panneau en carton rédigé au marqueur noir et scotché au-dessus des boutons, va soit vers le haut – oncologie, chirurgie spéciale, pharmacie –, soit vers le bas pour rejoindre la chapelle, les services d’entretien, et la morgue. Je sors de la cabine, jette un coup d’œil à ma montre et me presse dans le couloir. Je passe devant un ensemble de bureaux, un placard à fournitures, une petite porte noire ornée d’une croix chrétienne blanche en pensant : oncologie, en pensant : tu sais ce qui serait vraiment affreux en ce moment ? Avoir un cancer.
Mais ensuite, je pousse les épaisses portes noires de la morgue et je me retrouve devant Peter Zell, dont le corps est étendu sur la table, au centre de la pièce, théâtralement éclairé par une batterie de lampes d’autopsie de cent watts. Et debout à côté de lui, à m’attendre, se tient le médecin légiste en chef de l’État du New Hampshire. Je lui tends la main.
– Bonjour, docteur Fenton. Ou plutôt bon après-midi, pardon.
– Parlez-moi de votre cadavre.
– Oui, madame, dis-je en laissant ma main redescendre bêtement le long de mon corps. Après quoi je reste planté là comme un idiot, muet, parce que Fenton est ici, devant moi, debout dans la lumière blanche et crue de la morgue, une main posée sur son chariot de matériel en acier chromé, tel un capitaine au timon de son navire. Elle me regarde à travers ses célèbres lunettes parfaitement rondes, et elle attend avec une expression que j’ai entendu décrire à de nombreuses reprises par d’autres inspecteurs : un regard pénétrant, exigeant, intense.
– Inspecteur ?
– Oui. D’accord. Donc.
Je me ressaisis et je lui donne ce que j’ai.
Je lui parle de la scène de crime, de la ceinture de luxe, de l’absence de téléphone sur la victime, de l’absence de lettre. Pendant que je parle, mes yeux volettent de Fenton aux objets posés sur son chariot, les outils du pathologiste : la scie à os, le burin et les ciseaux, les flacons préparés pour le prélèvement de divers fluides précieux. Des scalpels d’une douzaine de largeurs et de fonctions différentes, déployés sur un tissu propre et blanc.
Fenton reste silencieuse et immobile pendant toute ma présentation, et lorsque je me tais enfin elle continue de m’observer fixement, la bouche pincée et le sourcil imperceptiblement froncé.
– Je vois, finit-elle par lâcher. Et alors, qu’est-ce qu’on fait ici ?
– Docteur ?
Elle a les cheveux gris acier, coupés court, sa frange dessinant une ligne précise en travers de son front.
– Je croyais qu’il s’agissait d’un décès suspect, dit-elle, les yeux réduits à deux points étincelants. Dans ce que je viens d’entendre, rien ne permet de conclure à une mort suspecte.
– Euh, si, non, parviens-je à balbutier. Il n’y a pas de preuves en soi.
– Pas de preuves en soi ? reprend-elle, sur un ton qui, allez savoir pourquoi, me rend extrêmement conscient du fait que le plafond est très bas dans ce sous-sol, et que je me tiens légèrement voûté pour ne pas me cogner la tête dans les lampes du plafond, tandis que le docteur Fenton, du haut de son mètre soixante, se tient bien droite, avec une raideur militaire, et me fusille du regard derrière ses verres de lunettes.
– Conformément à l’article LXII alinéa 630 du Code criminel du New Hampshire, tel que révisé en janvier par la Cour générale réunie en session combinée, me dit Fenton – et je hoche la tête, vigoureusement, pour bien lui montrer que je sais tout ça, que j’ai étudié les classeurs, fédéraux, d’État et locaux, mais elle continue –, les services de médecine légale ne pratiqueront plus d’autopsie chaque fois qu’il pourra être raisonnablement établi lors de la découverte du corps que le décès est consécutif à un suicide.
Je murmure des « tout à fait », des « oui » et des « bien sûr » jusqu’au moment où je peux répondre.
– Et j’ai pris sur moi d’estimer, docteur, que l’on peut ici soupçonner un acte criminel.
– Y avait-il des signes de lutte ?
– Non.
– Des signes d’effraction ?
– Non.
– Des objets de valeur manquants ?
– Eh bien, le, euh… il n’avait pas de téléphone. Je crois vous l’avoir signalé.
– Qui êtes-vous, déjà ?
– Nous n’avons pas été présentés, officiellement. Inspecteur Henry Palace. Je suis un nouveau venu.
– Inspecteur Palace, dit Fenton en enfilant ses gants d’un geste énergique, ma fille donne douze récitals de piano cette saison, et je suis, en ce moment même, en train d’en rater un. Savez-vous combien de récitals elle pourra donner à la saison prochaine ?
Je ne sais pas quoi répondre à cela. Vraiment, je ne sais pas. Si bien que je reste simplement planté là pendant une minute : un grand crétin dans une salle vivement éclairée pleine de cadavres.
– Bon, d’accord, fait-elle soudain, avec une gaieté inquiétante, en se tournant vers son chariot. Et ça a intérêt à être un meurtre, je vous le dis.
Elle s’empare de sa lame et je baisse le nez vers le sol, sentant distinctement que ce qu’il faut que je fasse, là, c’est ne plus bouger jusqu’à ce qu’elle ait terminé… Mais c’est difficile, vraiment, et tandis qu’elle s’engage dans le processus méthodique de son ouvrage, je relève la tête et me rapproche discrètement pour la regarder faire. Et c’est chose merveilleuse à voir, la superbe et froide précision de l’autopsie, Fenton en mouvement, maîtrisant une à une les étapes méticuleuses de son art.
La persévérance en ce monde, malgré tout, du travail bien fait.
Avec précaution, le docteur Fenton tranche la ceinture en cuir noir et la retire du cou de Zell, puis en mesure la largeur et la longueur. À l’aide d’un compas de cuivre, elle prend les dimensions des meurtrissures sous l’œil, puis de celle laissée par la boucle de ceinture qui s’est enfoncée sous le menton, celle-là jaunâtre et sèche comme une zone de terre pelée et remontant des deux côtés vers les oreilles, formant un vilain V irrégulier. Et elle s’arrête, à chaque étape, pour tout prendre en photo : la ceinture encore autour du cou, la ceinture seule, le cou seul.
Puis elle découpe les vêtements, rince le corps livide de l’assureur à l’aide d’un tampon humide, ses doigts gantés s’activant rapidement sur le ventre et les bras.
– Qu’est-ce que vous cherchez ? m’enhardis-je à demander.
Elle ne m’écoute pas. Je ne dis plus rien.
À l’aide d’un scalpel, elle s’enfonce dans la poitrine, et je fais encore un pas en avant. Je me retrouve à côté d’elle dans la lumière vive de la morgue, observant de tous mes yeux ses gestes lorsqu’elle pratique une profonde incision en Y, puis écarte la peau et la chair en dessous. Je me penche carrément sur le corps, saisissant ma chance, pendant qu’elle prélève le sang du mort en perçant une veine près du centre du cœur, emplissant trois flacons en succession rapide. Et je me rends compte à un moment donné que c’est à peine si je respire, que pendant que je la regarde effectuer ce processus étape par étape – pesant les organes et enregistrant leur masse, sortant la cervelle du crâne et la retournant dans ses mains – j’attends que son expression impassible change soudain, j’attends qu’elle pousse une exclamation ou qu’elle marmonne un « hum » ou qu’elle se tourne vers moi avec stupéfaction.
La stupéfaction d’avoir découvert ce qui prouvera que Zell a été tué, et pas par lui-même.
Mais au lieu de cela, elle pose finalement son scalpel et annonce d’un ton égal :
– Suicide.
Je la regarde sans bouger.
– Vous êtes certaine ?
Elle ne me répond pas. Elle regagne rapidement son chariot, ouvre une boîte qui contient un épais rouleau de sacs en plastique, et en détache un.
– Attendez, docteur. Je suis désolé… Et ça ?
– Et ça, quoi ?
Je sens mon désespoir monter, une chaleur envahir mes joues, ma voix devenir peu à peu stridente, comme celle d’un enfant.
– Ça ? Ce n’est pas un bleu ? Au-dessus de sa cheville ?
– J’ai vu, oui, me répond-elle sèchement.
– Comment s’est-il fait ça ?
– On ne le saura jamais. (Elle ne cesse pas de s’activer, ne me regarde toujours pas, la voix pleine de sarcasme.) Mais ce que nous savons, c’est qu’il n’est pas mort d’un bleu au mollet.
– Mais n’y a-t-il pas d’autres choses que nous savons ? En termes de détermination des causes de la mort ?
Tout en le disant, j’ai pleinement conscience du ridicule qu’il y a à remettre en question les conclusions d’Alice Fenton, mais elles ne peuvent pas être justes. Je fouille ma mémoire, feuilletant frénétiquement dans ma tête les manuels appropriés.
– Et le sang ? Allons-nous faire une analyse toxicologique ?
– Nous le ferions si nous avions trouvé quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Des marques d’aiguille, des atrophies musculaires caractéristiques.
– Mais on ne peut pas … le faire quand même ?
Fenton a un rire sec en secouant le sac plastique pour l’ouvrir.
– Inspecteur, connaissez-vous le laboratoire de médecine légale de l’État ? Sur Hazen Drive ?
– Je n’y suis jamais allé.
– Eh bien, c’est le seul labo de médecine légale du New Hampshire, et en ce moment il est dirigé par un nouveau, qui est un abruti. C’est un assistant d’assistant qui a été promu toxicologue en chef, étant donné que la vraie toxicologue en chef a quitté la ville en novembre pour aller dessiner des nus en Provence.
– Ah.
– Oui. Ah. (Un dégoût évident recourbe les lèvres de Fenton.) Apparemment, c’est ce qu’elle avait toujours rêvé de faire. C’est le foutoir, là-bas. Les demandes restent en attente, traînent, sont oubliées. Un vrai foutoir.
– Ah, dis-je une fois de plus avant de me retourner vers ce qui reste de Peter Zell, dont la cavité thoracique est encore béante.
Je le regarde, je regarde ça, et je me dis que c’est très triste car, quelle que soit la manière dont il est mort, qu’il se soit tué ou non, il est mort. Il me vient l’idée idiote et évidente que c’était une personne, et qu’à présent il n’est plus là et ne reviendra jamais.
Quand je relève la tête, Fenton se tient à côté de moi et pointe le doigt pour diriger mon regard vers le cou de Zell.
– Regardez, me dit-elle d’une voix un peu changée. Que voyez-vous ?
– Rien.
Je ne comprends pas. La peau, écartée, révèle les tissus mous et le muscle, puis le blanc jaunâtre de l’os en dessous.
– Je ne vois rien.
– Précisément. Si quelqu’un était arrivé en douce derrière cet homme avec une corde, ou l’avait étranglé à mains nues, ou même avec cette ceinture de luxe qui vous préoccupe tant, le cou serait méconnaissable. Il y aurait des marques d’abrasion, il y aurait des hématomes dus à des hémorragies internes.
– D’accord, dis-je avec un hochement de tête.
Fenton se détourne vers son chariot.
– Il est mort par asphyxie, inspecteur, ajoute-t-elle. Il s’est penché en avant, volontairement, contre le nœud de la ligature ; les voies aériennes se sont fermées, et il est mort.
Elle remballe le corps de mon assureur dans la housse d’où elle l’a sorti, et remet cette housse dans le tiroir qui lui est attribué, dans le mur réfrigéré. J’assiste à tout cela en silence, comme un imbécile, en m’en voulant de ne rien trouver d’autre à dire. Je ne veux pas qu’elle s’en aille.
– Et vous, docteur Fenton ?
– Pardon ?
Elle s’arrête à la porte, se retourne.
– Pourquoi n’êtes-vous pas partie faire ce dont vous avez toujours rêvé ?
Elle incline la tête, me considère comme si elle n’était pas sûre de comprendre la question.
– C’est ça, ce que j’ai toujours rêvé de faire.
– Je vois. D’accord.
La lourde porte grise se referme derrière elle et je me masse les paupières en pensant : et ensuite ? En pensant : et maintenant ?
Je reste seul une seconde, seul avec le chariot à roulettes de Fenton, seul avec les corps dans leurs armoires froides. Puis je prends un flacon plein du sang de Zell sur le chariot, je le glisse dans la poche intérieure de mon blazer, et je sors.
Je cherche la sortie de l’hôpital de Concord en errant dans les couloirs inachevés, et là, puisque la journée a déjà été longue et difficile, puisque je suis frustré, épuisé et perplexe, et que je n’ai envie de rien faire d’autre que réfléchir à la suite, évidemment, ma sœur m’attend à ma voiture.
Nico Palace, en bonnet de ski et manteau d’hiver, est assise en tailleur sur le capot de l’Impala, laissant sans aucun doute un creux prononcé sous elle, parce qu’elle sait que ça va m’horripiler, et elle fait tomber la cendre de sa cigarette American Spirit directement sur le pare-brise. Je la rejoins en piétinant dans le néant encroûté de neige du parking, et elle m’accueille d’une main levée, paume vers le haut, telle une squaw, fumant, attendant.
– Non mais franchement, Hank, me lance-t-elle avant que j’aie ouvert la bouche. J’ai dû te laisser dix-sept messages.
– Comment tu as su où j’étais ?
– Pourquoi tu m’as raccroché au nez ce matin ?
– Comment tu as su où j’étais ?
C’est ainsi que nous nous parlons. Je tire la manche de ma veste sur ma main et m’en sers pour pousser la cendre par terre.
– J’ai appelé ton bureau. McGully m’a dit où te trouver.
– Il n’aurait pas dû. Je travaille.
– J’ai besoin de ton aide. Sérieusement.
– Eh bien, je travaille, sérieusement. Tu veux bien descendre du véhicule, je te prie ?
Au lieu de quoi elle déplie ses jambes et s’adosse au pare-brise, comme si elle s’installait dans un transat. Elle porte l’épais manteau militaire qui appartenait à notre grand-père, et je vois bien que les boutons de cuivre laissent des petites rayures dans la peinture de l’Impala de fonction.
Je regrette vraiment que l’inspecteur McGully lui ait dit où me trouver.
– Je ne veux pas t’embêter, mais je suis en pleine panique, et ça me sert à quoi d’avoir un frère flic s’il refuse de m’aider ?
– En effet, dis-je en regardant ma montre.
Il neige de nouveau, très légèrement, quelques flocons lents qui dérivent, esseulés.
– Derek n’est pas rentré hier soir. Je sais, tu vas te dire « je vois ce que c’est, ils se sont encore engueulés, il a disparu ». Mais justement, Hen : on ne s’est pas engueulés cette fois-ci. Pas de dispute, rien. On venait de dîner. Il m’a dit qu’il devait sortir, qu’il allait faire un tour. Alors j’ai dit OK, vas-y. J’ai rangé la cuisine, fumé un joint, et je suis allée me coucher.
Je fais la tête. Ma sœur, je crois bien, adore le fait qu’elle puisse fumer de l’herbe, maintenant, et que son frère policier ne puisse plus la sermonner sévèrement à ce propos. Pour Nico, j’ai l’impression que c’est une compensation. Elle fume sa dernière bouffée et jette le mégot dans la neige. Je me baisse, le ramasse entre deux doigts et le tiens en l’air.
– Je te croyais soucieuse de l’environnement.
– Plus tant que ça, me répond-elle.
Elle pivote pour reprendre une position assise, serrant le large col du manteau autour d’elle. Ma sœur pourrait être magnifique si elle prenait un peu plus soin d’elle-même : si elle se brossait les cheveux, dormait une fois de temps en temps. On dirait une photo de notre mère que quelqu’un aurait chiffonnée puis dépliée.
– À minuit, il n’était toujours pas là. Je l’appelle, pas de réponse.
– Il a dû aller dans un bar.
– J’ai appelé tous les bars.
– Tous ?
– Oui, Hen.
Il y a beaucoup plus de bars qu’avant. Il y a un an, vous aviez Penuche’s, le Green Martini, et voilà, c’était à peu près tout. À présent, il existe quantité d’établissements, certains sous licence, d’autres pirates, certains se résumant à une piaule en sous-sol où quelqu’un a installé une baignoire pleine de bière, une caisse enregistreuse et un iPod réglé sur « random ».
– Alors il est allé chez un pote.
– Je les ai appelés. J’ai appelé tout le monde. Il a disparu.
– Il n’a pas disparu, dis-je – et ce que je garde pour moi, c’est la vérité, à savoir que si Derek s’était vraiment barré, ce serait la meilleure chose qui soit arrivée à ma sœur depuis bien longtemps.
Ils se sont mariés le 8 janvier, le premier dimanche après l’interview de Tolkin. Ce dimanche-là a battu un record, paraît-il, celui du plus grand nombre de mariages en une journée, un record qui ne sera sans doute jamais battu, sauf peut-être le 2 octobre.
– Tu vas m’aider, oui ou non ?
– Je te l’ai dit, je ne peux pas. Pas aujourd’hui. Je suis sur une enquête.
– Bon Dieu, Henry. (Son insouciance étudiée s’est soudain envolée, et elle saute de la voiture pour m’enfoncer son index dans le plexus solaire.) J’ai quitté mon job dès que j’ai su que ce merdier nous tombait vraiment dessus. Je veux dire, pourquoi perdre ton temps à bosser ?
– Tu bossais trois jours par semaine sur un marché. Moi, j’élucide des meurtres.
– Oh, pardon. Excuse-moi. Mon mari a disparu.
– Ce n’est pas vraiment ton mari.
– Henry.
– Il va revenir, Nico. Tu le sais bien.
– Ah bon ? Et qu’est-ce qui t’en rend si sûr ? (Elle tape du pied, les yeux lançant des éclairs, sans attendre de réponse.) Et sur quoi tu travailles de si important, d’abord ?
Bah, qu’est-ce que ça peut faire ? me dis-je, et je lui raconte l’affaire Zell, je lui explique que je sors de la morgue, que je remonte des pistes, j’essaie de bien lui faire comprendre le sérieux d’une enquête de police en cours.
– Non mais attends. Un pendu ? souffle-t-elle, boudeuse, maussade.
Elle n’a que vingt et un ans, ma petite sœur. C’est encore une gamine.
– Peut-être.
– Tu viens de dire qu’il s’était pendu au McDo.
– J’ai dit qu’en apparence, il s’était pendu.
– Et c’est ça qui t’empêche de prendre dix minutes pour retrouver mon mari ? Un couillon qui s’est suicidé au McDo ? Dans les chiottes, putain ?
– Allez, Nico.
– Quoi ?
Je déteste entendre ma sœur parler grossièrement. Je suis vieux jeu, que voulez-vous. C’est ma sœur.
– Je regrette, mais un homme est mort, et c’est mon boulot de découvrir comment et pourquoi.
– Ouais, ben moi aussi, je regrette. Parce qu’un homme a disparu, et que c’est mon homme, et qu’il se trouve que je l’aime, OK ?
Sa voix est nouée, tout à coup, et je sais que c’est fini, game over. Elle pleure, et je ferai tout ce qu’elle voudra.
– Oh, allez, Nico. Ne fais pas ça.
C’est trop tard, la voilà en sanglots, bouche ouverte, écrasant violemment ses larmes du revers de ses mains.
– Ne fais pas ça.
– C’est juste que… tout ça… (Elle a un geste vague et désolé qui embrasse le ciel entier.) Je ne peux pas rester seule, Henry. Pas en ce moment.
Un vent glacé souffle dans le parking et soulève des flocons de neige jusque dans nos yeux.
– Je sais, dis-je. Je sais.
Alors, je fais un pas prudent et prends ma petite sœur dans mes bras. La plaisanterie familiale était qu’elle avait reçu les gènes des maths, et moi ceux de la haute taille. Mon menton est à quinze bons centimètres au-dessus du sommet de sa tête, et ses sanglots s’enfoncent quelque part dans mon sternum.
– C’est bon, va, c’est bon.
Elle se dégage de mes bras, étouffe un dernier gémissement, et s’allume une nouvelle American Spirit, abritant un briquet en plaqué or contre le vent en aspirant pour faire rougir le bout. Le briquet, comme le manteau et la marque de cigarette, vient de mon grand-père.
– Alors tu vas le retrouver ? me demande-t-elle.
– Je ferai de mon mieux, Nico. D’accord ? C’est tout ce que je peux te promettre.
Je cueille la cigarette au coin de ses lèvres et la jette sous la voiture.
– Bonjour. J’aimerais parler à Sophia Littlejohn, si c’est possible.
J’ai une bonne couverture réseau, ici, sur le parking.
– Elle est avec une patiente en ce moment. Puis-je savoir qui la demande ?
– Euh, bien sûr. Non… c’est juste que… la femme d’un ami à moi est une patiente de… mon Dieu, comment est-ce qu’on appelle les sages-femmes ? Du docteur Littlejohn, est-ce ainsi que je dois… ?
– Non, monsieur. Rien que le nom. Mme Littlejohn.
– D’accord, bon, donc la femme de mon ami est une patiente de… de Mme Littlejohn, et je crois comprendre qu’elle a commencé à accoucher. Tôt ce matin ?
– Ce matin ?
– Oui. Tard dans la nuit, ou tôt ce matin ? Mon ami m’a laissé un message, à l’aube, et je jurerais que c’est ce qu’il m’a dit. Mais je n’ai pas bien entendu, il y avait de la friture sur la ligne, et… allô ?
– Oui, je suis là. Il doit y avoir une erreur. Je ne crois pas que Sophia ait eu un accouchement. Ce matin, vous dites ?
– C’est ça.
– Excusez-moi. Votre nom, déjà ?
– Laissez tomber. Ce n’est pas grave. Ça ne fait rien.
Au commissariat central, je passe d’un pas vif devant un trio de Coupes-en-Brosse dans la salle de pause, qui traînent devant le distributeur de Coca en riant comme des étudiants chahuteurs. Je n’en reconnais aucun, et ils ne me reconnaissent pas non plus. Parmi eux, je garantis qu’aucun ne pourrait citer le Farley et Leonard de mémoire, ni même le Code criminel du New Hampshire, ni même la Constitution des États-Unis.
Une fois arrivé dans notre bureau, j’expose mes découvertes à l’inspecteur Culverson : je lui parle de la maison, du Chère Sophia, des conclusions du docteur Fenton. Il m’écoute patiemment, les doigts joints en pointe, puis ne dit rien pendant un long moment.
– Eh bien, tu sais, Henry, commence-t-il lentement.
Cela me suffit déjà, je n’ai pas envie d’entendre la suite.
– Je sais de quoi ça a l’air, dis-je. Vraiment, je sais.
– Écoute. C’est ton affaire, pas la mienne. (Il incline très légèrement la tête en arrière.) Si tu sens que tu dois la résoudre, alors tu dois la résoudre.
– Je le sens, inspecteur. Franchement.
– Alors d’accord.
Je reste assis un instant, puis je regagne mon bureau et décroche le téléphone fixe pour commencer à chercher ce crétin de Derek Skeve. D’abord, je repasse les appels que Nico a déjà passés : les bars et les hôpitaux. Je joins la prison des hommes et la nouvelle annexe de la prison des hommes, je joins le bureau du shérif de Merrimack County, je joins les admissions de l’hôpital de Concord, de l’hôpital du New Hampshire et de tous les autres hôpitaux que je connais dans trois comtés à la ronde. Mais personne ne l’a vu passer, personne ne correspond à son signalement.
Dehors, il y a un gros attroupement de fous de Dieu sur la place, qui fourrent leurs tracts dans les mains des passants en psalmodiant que la prière est tout ce qui nous reste, que la prière est notre seul salut. Je les salue du menton sans m’en mêler et je passe mon chemin.
Et maintenant, je suis couché et je ne dors pas parce que nous sommes mercredi soir, et que c’est mardi matin que j’ai regardé pour la première fois dans les yeux morts de Peter Zell, ce qui signifie qu’il a été tué à un moment quelconque lundi soir, et que cela fait peut-être presque quarante-huit heures qu’on l’a tué, à moins que les quarante-huit heures soient déjà écoulées. Quoi qu’il en soit, ma fenêtre de tir se referme et je suis très loin d’avoir identifié et appréhendé son assassin.
Je suis donc allongé sur mon lit et je contemple le plafond en serrant et desserrant les poings, après quoi je me lève, j’ouvre les stores et je regarde par la fenêtre, vers les ténèbres embrumées, par-delà les quelques étoiles visibles.
– Tu sais ce que tu peux faire, toi ? dis-je à mi-voix, en tendant un doigt vers le ciel. Tu peux aller te faire foutre.