TROISIÈME PARTIE

Jamais ne pourront s’alléger mes tourments

Puisque a fui la pitié ;

Que larmes, soupirs et gémissements

Ont de toutes joies mes tristes jours dépouillé.

21

— Alys ! appela Jason Taverner à haute voix.

Pas de réponse.

Est-ce que c’est la mescaline ? se demanda-t-il. La démarche mal assurée, il se dirigea vers la porte par laquelle Alys était sortie. Un long couloir, une épaisse moquette de laine. Tout au fond, l’escalier à la rampe de fer forgé conduisant à l’étage supérieur.

Il le rejoignit aussi vite qu’il le put et en entreprit l’ascension, marche par marche. Le premier étage. Un hall avec, dans un coin, une vieille table Hepplewhite sur laquelle s’empilaient des exemplaires de Box. Bizarrement, ce détail retint son attention. Qui lisait ce magazine pornographique à diffusion de masse ? Felix ou Alys ? Ou tous les deux ? Il continua son chemin, attentif aux petits détails – à cause de la mescaline, certainement. La salle de bains… C’était là qu’il la trouverait.

— Alys ! appela-t-il derechef d’un ton rogue. (La sueur dégoulinait le long de son front, de son nez, de ses joues. Ses aisselles étaient moites. Elles fumaient. C’était la conséquence du torrent d’émotions qui le parcourait.) Sacré bon Dieu ! Il n’y a pas de musique sur ces disques, dit-il à Alys bien qu’il ne la vît pas. Ni de musique ni mes chansons. Ils sont truqués, n’est-ce pas ? (À moins que ce ne fût la mescaline ?) Il faut que je sache ! S’ils sont vrais, passez-les… Le phonographe est cassé ? C’est ça ? L’aiguille, le diamant ou je ne sais quoi ? (Ce sont des choses qui arrivent, songea-t-il. Peut-être que l’aiguille patine sur les sillons.)

Une porte entrebâillée. Il la poussa. Une chambre. Le lit défait. Par terre, un matelas sur lequel traînait un sac de couchage. Des objets masculins : de la crème à raser, du déodorant, un rasoir, une lotion après-rasage, un peigne. Sans doute un invité. Qui était parti.

— Il y a quelqu’un ? s’époumona-t-il.

Silence.

Il repéra la salle de bains et, par la porte entrouverte, aperçut une baignoire incroyablement vieille avec des pieds de griffon. Même leur baignoire était une antiquité, se dit-il. Péniblement, il longea le couloir, passa devant plusieurs portes et atteignit enfin la salle de bains. Il y entra.

Et vit un squelette par terre. Qui portait un pantalon noir brillant, une chemise de cuir et, comme ceinture, une chaîne fermée par une boucle de fer. Les os des pieds avaient repoussé les chaussures à hauts talons. Quelques touffes de cheveux adhéraient encore au crâne mais il ne restait rien d’autre : les yeux s’étaient évanouis, les chairs aussi. Le squelette lui-même avait déjà jauni.

— Bon Dieu ! balbutia Jason en chancelant.

Il perdit l’équilibre en même temps que sa vision se troubla. Son oreille interne subissait de tels changements de pression que la pièce se mit à tourbillonner follement en silence, comme la grande roue d’une fête foraine.

Se retenant aux murs, Jason ferma les yeux.

Puis les rouvrit et regarda à nouveau.

Elle était morte. Mais depuis quand ? Depuis cent mille ans ? Ou seulement depuis quelques minutes ?

Pourquoi est-elle morte ?

Est-ce la mescaline que j’ai prise ? ou est-ce réel ?

C’était réel.

Se baissant, il effleura la chemise en cuir à franges. Elle était lisse et souple au toucher. Elle n’avait pas pourri. Le temps avait laissé intacts ses vêtements. Cela signifiait quelque chose mais il ne savait quoi. Uniquement elle, pensa-t-il. Rien d’autre dans cette maison n’a changé. Donc, ce ne peut pas être la mescaline qui m’affecte. Mais comment en être sûr ?

Redescendre. Sortir d’ici.

Il revint sur ses pas en faisant des zigzags. Il avait toutes les peines du monde à tenir debout et courait plié en deux comme une sorte de grand singe insolite. Empoignant la rampe de fer, il descendit l’escalier, deux, trois marches à la fois, trébucha, tomba, se remit debout tant bien que mal. Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine et ses poumons surmenés se remplissaient et se vidaient comme des soufflets de forge.

Il ne lui fallut qu’un instant pour traverser le séjour comme une flèche. Et puis, pour des raisons obscures mais capitales, il prit les deux disques et les fourra dans leurs pochettes respectives avant de sortir. Dehors, le soleil de midi resplendissait.

— Vous partez, monsieur ? demanda le vigile en uniforme marron, remarquant sa présence.

— Je suis malade, répondit Jason d’une voix haletante.

— Vous m’en voyez désolé, monsieur. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Je voudrais les clés de l’aéromobile.

— Mlle Buckman les laisse toujours sur le contact.

— J’ai regardé, hoqueta Jason.

— Je vais aller chercher Mademoiselle.

— Non.

Mais si c’est la mescaline, tout va bien, n’est-ce pas ?

— Non ? répéta le vigile dont l’expression se modifia brusquement. Restez là où vous êtes. N’approchez pas du mobilo.

Et, pivotant sur ses talons, il se précipita à l’intérieur de la demeure.

Jason se rua à travers la pelouse en direction du carré d’asphalte sur lequel était garé l’aéromobile. Les clés… Étaient-elles sur le contact ? Non. Le sac… Il le saisit et le vida. Une multitude d’objets se répandirent sur le siège. Mais de clés, point. Et soudain un hurlement rauque qui le cloua sur place.

Le vigile émergea de la maison, hagard. Mécaniquement, il fit un pas de côté, pointa son pistolet à deux mains et fit feu sur Jason. Mais l’arme oscillait : les mains du garde tremblaient trop.

À quatre pattes, Taverner contourna l’aéromobile et fonça à croupetons sur le gazon dru et humide en direction du bouquet de chênes. Le flic tira de nouveau et, à nouveau, le manqua. Jason l’entendit cracher un juron. Le flic partit alors au pas de course dans l’espoir de le rattraper, puis fit brusquement demi-tour et regagna la maison au galop.

Jason atteignit les arbres et plongea dans les broussailles sèches. Les branches le giflaient tandis qu’il se frayait un chemin à travers le sous-bois.

Un haut mur de brique sèche… Et qu’avait dit Alys ? Qu’il y avait des tessons de bouteilles fichés au sommet ? Jason longea le mur en rampant malgré les épais massifs de ronces. Soudain, il se trouva en face d’une porte de bois défoncée qui bâillait à moitié ; derrière, il distinguait d’autres maisons, une rue.

Non, ce n’était pas la mescaline. Le flic avait vu le squelette, lui aussi. Le vieux squelette. La dépouille d’Alys. Morte depuis des années.

De l’autre côté de la rue, une femme, les bras chargés de paquets, était en train d’ouvrir la portière de son flipflap. Jason traversa, ordonnant à son cerveau de fonctionner, s’efforçant de chasser les vestiges de la mescaline.

— Mademoiselle ! fit-il d’une voix entrecoupée.

Surprise, la femme leva la tête. Elle était jeune, lourdement bâtie mais avait de merveilleux cheveux acajou.

— Oui, fit-elle, pas très rassurée, en examinant Jason.

— On m’a administré une dose toxique de je ne sais quelle drogue, commença celui-ci en faisant de son mieux pour parler avec calme. Voudriez-vous me conduire à l’hôpital ?

Silence. Elle continuait de le dévisager en écarquillant les yeux. Jason n’ajouta rien. Il attendit, le souffle court. Ce serait oui ou non. Il n’y avait pas de milieu.

— Je… je ne conduis pas très bien, laissa tomber la fille aux cheveux acajou. Il n’y a qu’une semaine que j’ai mon permis.

— Je prendrai le volant.

— Mais je ne veux pas aller avec vous !

Elle recula, serrant toujours dans ses bras des colis enveloppés à la diable dans du papier d’emballage. Elle se rendait probablement à la poste.

— Donnez-moi vos clés.

Jason tendit la main. Et attendit.

— Mais vous risquez de perdre conscience. Alors, mon flipflap…

— Vous n’avez qu’à m’accompagner.

Elle lui remit les clés et se glissa à l’arrière du véhicule. Jason, dont le cœur cognait de soulagement, s’installa au volant, glissa la clé dans la serrure de contact, lança le moteur et le flipflap s’élança dans le ciel à sa vitesse maximale de quarante nœuds à l’heure. Taverner nota incidemment que c’était un modèle très bon marché : un Greyhound Ford. Un flipflap économique. Et pas de la première jeunesse.

— Souffrez-vous beaucoup ? s’enquit la jeune fille sur un ton anxieux.

Dans le rétroviseur, son visage trahissait la nervosité, et même la panique. Elle était dépassée par les événements.

— Non.

— Quelle était cette drogue ?

— Ils ne me l’ont pas dit.

À présent, la mescaline qu’il avait absorbée avait virtuellement cessé de faire effet. Grâce à Dieu, sa physiologie de six lui donnait assez de force pour la combattre : l’idée de piloter un flipflap à une allure d’escargot au milieu de la circulation de midi à Los Angeles alors qu’il était sous mescaline ne souriait guère à Jason. Et elle lui avait flanqué une dose de cheval, songea-t-il rageusement. En dépit de ce qu’elle avait prétendu.

Elle. Alys. Pourquoi ces disques sont-ils vierges ? Les disques… Où étaient-ils ? Affolé, il regarda autour de lui. Oh ! ils étaient là, sur le siège. Il les y avait machinalement posés en montant à bord.

Donc, tout va bien. Je les essayerai sur un autre phonographe.

— L’hôpital le plus proche est la clinique St. Martin, à l’angle de la 35e et de Webster. Il n’est pas grand mais j’y suis allée un jour pour me faire extraire une écharde du doigt. Le personnel m’a paru très consciencieux et très gentil.

— Eh bien, allons-y.

— Comment vous sentez-vous ? Mieux ou plus mal ?

— Mieux.

— C’était de chez les Buckman que vous sortiez ?

— Oui, acquiesça Jason.

— C’est vrai qu’ils sont frère et sœur ? M. et Mme Buckman, je veux dire…

— Ils sont jumeaux.

— Je comprends. Mais c’est curieux. Quand on les voit, on dirait qu’ils sont mari et femme. Ils s’embrassent, ils se tiennent par la main. Il la traite avec les plus grands égards. Et puis, parfois, ils ont des disputes terribles. (Elle se tut quelques instants. Se penchant en avant, elle reprit :) Je m’appelle Mary Anne Dominic. Et vous ?

— Jason Taverner, répondit-il.

Encore que cela ne signifiât rien, somme toute. La voix de la jeune fille rompit le fil des pensées de Jason :

— Je fais de la poterie, dit-elle timidement. Justement, j’allais à la poste pour expédier un lot de céramiques. Je travaille avec des magasins de la Californie du Nord, en particulier Gump à San Francisco et Frazer à Berkeley.

— Et vous faites du bon travail ?

Presque toutes ses pensées, presque toutes ses facultés étaient polarisées sur un point précis du temps, l’instant où il avait ouvert la porte de la salle de bains et où il l’avait vue… où il avait vu le squelette par terre. C’était à peine s’il entendait la voix de Mary Anne Dominic.

— J’essaye mais on ne sait jamais. En tout cas, ma poterie se vend.

— Vous avez des mains fortes, dit-il faute de trouver un commentaire plus approprié.

C’était presque un réflexe. C’était comme si les mots qu’il prononçait ne venaient que d’un fragment de son esprit.

— Merci.

Silence.

— Vous avez dépassé l’hôpital. Il était un peu plus haut à gauche. (Son inquiétude première revenait à la charge. Cela s’entendait à sa voix.) Allez-vous vraiment y aller ou s’agit-il d’un…

— N’ayez pas peur. (Cette fois, Jason prenait garde à ce qu’il disait. Il faisait de son mieux pour que son ton soit doux et rassurant.) Je ne suis ni un étudiant en fuite ni un évadé des camps de travail. (Il se retourna et la regarda dans les yeux.) Mais j’ai des ennuis.

— Alors, vous n’avez pas pris une drogue toxique ?

La voix de la jeune fille chancelait. Comme si ce qu’elle avait toujours le plus vivement redouté lui tombait soudain sur le dos.

— Je vais atterrir. Vous vous sentirez davantage en sécurité. Ne vous tourmentez pas, je ne vous ferai aucun mal.

Mais elle demeurait rigide, atterrée, attendant quoi ? Ni l’un ni l’autre ne le savait.

Jason posa le flipflap au bord du trottoir d’un carrefour animé et ouvrit la portière. Mais au lieu de descendre, pris d’une sorte d’impulsion, il regarda la jeune fille.

— Descendez, s’il vous plaît, bredouilla-t-elle. Je n’ai pas l’intention d’être impolie mais j’ai vraiment trop peur. On entend tant parler des étudiants qui, excités par la faim, réussissent à se glisser à travers les barricades entourant les campus…

— Écoutez-moi, lança-t-il d’un ton sec, interrompant son flot verbal.

— D’accord. (Elle se ressaisit et attendit docilement – et craintivement –, les mains posées sur les colis empilés sur ses genoux.)

— Il ne faut pas s’effrayer aussi facilement. Sinon, la vie devient insupportable.

— Oui.

Elle approuva humblement du menton, attentive comme une élève écoutant le cours du professeur.

— Avez-vous toujours peur des étrangers ?

— Je crois.

À nouveau, elle opina, baissant la tête comme si Jason la réprimandait. Ce qui, en un sens, était le cas.

— La peur, enchaîna Taverner, peut être plus néfaste que la haine ou que la jalousie. Si vous avez peur, vous ne vous abandonnez pas pleinement à la vie. La peur vous fait toujours… toujours cacher quelque chose.

— Je crois que je comprends ce que vous voulez dire. Un jour, il y a à peu près un an de cela, on a tambouriné à ma porte. J’étais si épouvantée que je me suis enfermée dans la salle de bains et que j’ai fait comme si je n’étais pas là. Je croyais que quelqu’un essayait d’entrer par effraction. Plus tard, j’ai appris que la voisine du dessus s’était fait happer la main dans la bonde d’écoulement… elle possède un de ces appareils mange-tout… en essayant de récupérer un couteau qui était parti. C’était son petit garçon qui frappait à la porte…

— Vous comprenez donc ce que je veux dire ? coupa Jason.

— Oui. Je voudrais n’être pas comme ça. Vraiment. Mais je suis comme je suis.

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-deux ans.

Il était surpris. Elle paraissait plus jeune. De toute évidence, elle n’avait jamais mûri. Jason éprouvait de la compassion pour elle. Cela avait dû être très dur quand il avait pris possession de son flipflap et ses craintes étaient justifiées dans un domaine : s’il l’avait appelée à l’aide, ce n’avait pas été pour les raisons qu’il avait avancées.

— Vous êtes très gentille.

— Merci, répondit-elle avec soumission – et humilité.

— Vous voyez ce café là-bas ? dit-il en désignant du doigt un établissement moderne où les consommateurs étaient nombreux. On va y aller. Je veux vous parler.

Il faut que je parle à quelqu’un, à n’importe qui, sinon, six ou pas six, je vais devenir fou.

— Mais il me faut aller à la poste avant deux heures, pour que mes paquets partent avec la levée de l’après-midi, protesta-t-elle d’une voix angoissée.

— Eh bien, nous allons commencer par ça. (Il sortit la clé du contact et la rendit à Mary Anne.) Conduisez-nous. Aussi lentement que vous voudrez.

— Je… je veux seulement être seule, monsieur Taverner.

— Surtout pas. La solitude vous tue, vous mine. Il faut que vous soyez tout le temps, chaque jour, quelque part avec des gens.

Silence.

— La poste est au coin de la 49e et de Fulton, murmura enfin Mary Anne. Je préférerais que vous gardiez le volant. Je suis un peu nerveuse.

Jason avait l’impression d’avoir remporté une grande victoire morale. Il était content. Il reprit la clé et le flipflap redémarra en direction de l’intersection de la 49e et de Fulton.

22

Plus tard, ils occupaient un box dans un café, un endroit propre et sympathique avec des serveuses jeunes et une clientèle raisonnablement clairsemée. Le juke-box débitait le succès de Louis Panda, Memory of Your Nose. Jason commanda seulement un café, Mary Anne une salade de fruits et un thé frappé.

— Qu’est-ce que c’est que ces disques que vous avez à la main ? lui demanda-t-elle.

Il les lui montra.

— Mais ils sont de vous. Si vous êtes bien Jason Taverner. Vous êtes Jason Taverner ?

— Oui.

De cela, au moins, il était sûr.

— Je ne crois pas vous avoir jamais entendu, reprit la jeune fille. J’aurais bien aimé mais, de façon générale, je n’aime pas la pop’music. Je préfère les grands chanteurs de folk de l’ancien temps, comme Buffy St. Marie. Plus personne ne sait chanter comme lui.

— Je suis bien d’accord avec vous, répondit sombrement Jason, toujours hanté par la maison, la salle de bains, le flic privé à l’uniforme cachou auquel il avait faussé compagnie.

Ce n’est pas la mescaline, se répéta-t-il une fois de plus. Parce que le flic, lui aussi, avait vu le squelette.

En tout cas, il avait vu quelque chose.

— Peut-être qu’il n’a pas vu ce que j’ai vu, dit-il tout haut. Peut-être qu’il l’a vue simplement couchée par terre. Peut-être est-elle tombée. Peut-être… (Peut-être, devrais-je retourner là-bas, continua-t-il en pensée.)

— Qui n’a pas vu quoi ? s’enquit Mary Anne Dominic qui, aussitôt, vira à l’écarlate. Je ne voulais pas m’immiscer dans votre vie privée. Mais vous avez dit que vous aviez des ennuis et il est évident que vous avez quelque chose sur le cœur, quelque chose qui vous obsède.

— Il faut que je sache exactement ce qui est arrivé, reprit-il. La clé de l’énigme se trouve dans cette maison.

Et sur ces disques. Alys Buckman connaissait mon émission. Elle connaissait mes disques. Elle savait lequel était un tube. Elle l’avait. Mais…

Mais il n’y avait rien sur ces disques. Un lecteur cassé ? Mes fesses ! Même dans ce cas, il serait sorti quelque chose. Un son déformé, peut-être… mais quelque chose. Il y avait trop longtemps que Jason était un professionnel du disque et des tourne-disques pour ne pas le savoir !

— Vous êtes bien morose.

De son petit sac de toile Mary Anne Dominic sortit une paire de lunettes et, laborieusement, se mit à lire la notice biographique imprimée sur le verso de la pochette.

— Il s’est passé quelque chose qui m’a rendu morose, répliqua laconiquement Taverner.

— On dit là-dedans que vous avez un show à la télé.

— C’est la vérité. (Il baissa le menton.) Tous les mardis à vingt et une heures. Sur NBC.

— Alors, c’est vrai que vous êtes célèbre ? Je suis en train de parler à quelqu’un de célèbre dont j’aurais dû entendre parler. Quel effet cela vous fait-il… je veux dire le fait que je ne vous aie pas reconnu quand vous vous êtes nommé ?

Il haussa les épaules. L’ironie de la situation le fit sourire.

— Vous croyez qu’il y a des chansons de vous dans le juke-box ? fit-elle en désignant du doigt le monument multicolore et babylono-gothique tapi dans un coin du café.

— Peut-être.

C’était une bonne question.

— Je vais regarder.

Mary Anne sortit de sa poche un demi-quinque, se leva et alla examiner la liste des disques et des interprètes.

Quand elle reviendra, je l’impressionnerai moins, songea distraitement Jason. Il connaissait les effets d’une seule éclipse : s’il ne se manifestait pas personnellement partout, sur toutes les radios, sur tous les électrophones, dans chaque juke-box, chez le moindre disquaire, sur le petit écran, dans l’univers entier, le charme magique était rompu.

Elle revint toute souriante.

Nowhere Nuthin’ Fuck-up, annonça-t-elle en se rasseyant – et Jason remarqua qu’elle n’avait plus son demi-quinque. (Ce devrait être le prochain.)

Il sauta sur ses pieds et se rua vers le juke-box.

C’était vrai. Sélection B4. Son plus récent enregistrement, Nowhere Nuthin’ Fuck-up, un morceau sirupeux. Le disque était déjà en train de se mettre en place. Quelques instants après, sa propre voix, arrangée par les potentiomètres et les chambres d’écho, remplissait l’établissement.

Ébahi, il revint s’asseoir.

— C’est super-génial, dit Mary Anne, peut-être par politesse, étant donné ses goûts, lorsque le disque s’acheva.

— Merci.

C’était bien lui. Les faces de ce disque-là n’étaient pas lisses.

— Vous êtes vraiment terrible ! s’exclama Mary Anne avec enthousiasme, sourire et lunettes rayonnants.

— Il y a longtemps que je suis dans le métier, répondit simplement Jason.

Elle avait l’air d’être sincère.

— Ça vous ennuie que je n’aie jamais entendu parler de vous ?

— Non.

Jason, encore étourdi, secoua la tête. Elle n’était pas la seule dans ce cas-là comme le prouvaient les événements des deux derniers jours. Deux jours ? Seulement ?

— Est-ce que je peux prendre encore quelque chose ? (Mary Anne hésita.) J’ai dépensé tout mon argent pour les frais de port. Je…

— C’est moi qui régale.

— À votre avis, comment est le roulé au fromage et à la fraise ?

— Extraordinaire.

Cette fille l’amusait. Son sérieux, ses inquiétudes…

Avait-elle un copain ? Sans doute pas… Elle vivait dans son petit monde de pots, d’argile, de papier kraft, de pannes menaçant son vieux Greyhound Ford avec, en fond sonore, les voix en stéréo des géants d’autrefois : Judy Collins et Joan Baez.

— Est-ce que vous connaissez Heather Hart ? lui demanda-t-il gentiment.

Elle plissa le front.

— Je… je ne me souviens pas très bien. C’est une chanteuse folk ou… (Elle laissa sa phrase en suspens. Elle avait l’air triste. Comme si elle avait le sentiment de ne pas être à la hauteur, de ne pas connaître les gens que toute personne raisonnable devait connaître. Il ressentit un élan de sympathie à son égard.)

— Elle chante des ballades. Comme moi.

— On peut encore entendre votre disque ?

Plein de prévenance, il retourna au juke-box, programma à nouveau le morceau.

Cette fois, Mary Anne n’eut pas l’air d’apprécier.

— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.

— Je me raconte toujours que je suis une créatrice. Je fabrique des pots ou des trucs comme ça. Mais je ne sais pas si ce que je fais est vraiment valable. Je ne sais pas comment vous expliquer. Les gens me disent…

— Les gens disent n’importe quoi. Que ce que vous faites ne vaut rien ou que c’est sans prix. Le meilleur et le pire. On touche quelqu’un ici… (il tapota la salière)… mais on ne touche personne là (il caressa la coupe de fruits).

— Mais il doit bien exister un moyen de…

— Il y a les experts. Vous pouvez les écouter, écouter leurs théories. Des théories, ce n’est pas ce qui manque. Ils écrivent de longs articles et discutent en long et en large de votre œuvre, jusques et y compris le premier disque que vous avez sorti à l’âge de dix-neuf ans. Ils comparent entre eux des enregistrements que vous ne vous rappelez même pas. Et les critiques de télévision…

— Mais se faire remarquer !

Un nouvel éclair brilla furtivement dans ses yeux.

— Excusez-moi. (Jason se leva. Il ne pouvait pas attendre plus longtemps.) Il faut que je donne un coup de fil. J’espère revenir. Si je ne reviens pas… (Il lui posa la main sur l’épaule. Elle portait un chandail blanc qu’elle avait probablement tricoté elle-même.) Je suis content d’avoir fait votre connaissance.

Surprise mais toujours aussi soumise, elle le suivit des yeux tandis que, se frayant un chemin à coups de coude, il se dirigeait vers le téléphone.


Enfermé dans la cabine téléphonique, Jason Taverner chercha dans la liste spéciale le numéro de l’Académie de police de Los Angeles, glissa une pièce dans la fente et manœuvra le cadran.

— Je voudrais parler au général Buckman.

Il constata sans surprise que sa voix tremblait. Je suis psychologiquement à genoux, réalisa-t-il. Tout ce qui s’est passé… jusqu’au disque du juke-box c’est beaucoup trop. Je crève de frousse, voilà tout. Et je suis désorienté. C’est peut-être la preuve que la mescaline n’a pas entièrement cessé de faire son effet, après tout. Pourtant, j’ai piloté ce petit flipflap sans aucun problème. Ça veut dire quelque chose. Saleté de came ! On sait toujours quand elle vous prend mais jamais quand elle vous lâche, à supposer qu’elle vous lâche jamais. Elle vous détruit pour toujours ; du moins, c’est l’impression qu’on a. On ne peut pas savoir. Alors, les gens disent : « T’as les neurones grillés, mon pote ? » Et l’on répond : « C’est possible. » On ne peut rien savoir. Mais juste parce qu’on a pris une capsule de trop, il y a toujours quelqu’un pour dire : « Attention, tu vas déconnecter. »

— Ici miss Beason. (Une voix féminine emplit son oreille.) L’assistante de M. Buckman. Puis-je vous être utile ?

— Peggy Beason ? (Jason prit une profonde aspiration. Son souffle était haché.) Jason Taverner à l’appareil.

— Ah bon ? Monsieur Taverner ? Que voulez-vous ? Avez-vous oublié quelque chose ?

— Je voudrais parler au général Buckman.

— Je crains que M. Buckman…

— C’est à propos d’Alys.

Un silence. Puis :

— Un moment, je vous prie, monsieur Taverner. Je vais sonner M. Buckman et lui demander s’il peut se libérer quelques minutes.

Des déclics. Un nouveau silence. Puis la tonalité.

— Monsieur Taverner ? (Ce n’était pas le général Buckman.) Ici Herbert Maime, le chef d’état-major de M. Buckman. Si j’ai bien compris, vous avez dit à miss Beason que votre communication a trait à la sœur de M. Buckman, miss Alys Buckman. En toute franchise, j’aimerais savoir dans quelles circonstances vous avez fait la connaissance de miss…

Jason raccrocha et, sans rien voir, rejoignit Mary Anne Dominic toujours en train de déguster son roulé au fromage et à la fraise.

— Finalement, vous êtes revenu, lui lança-t-elle sur un ton joyeux.

— Comment est ce roulé ?

— Un peu trop riche. Mais pas mauvais.

Taverner se rassit, la mine sombre. Il avait fait ce qu’il avait pu pour joindre Felix Buckman. Pour lui raconter… à propos d’Alys. Mais, au fond, qu’aurait-il pu lui dire ? La futilité de tout, la perpétuelle vanité de ses efforts et de ses intentions… encore plus accusée par ce qu’elle m’a donné, songea-t-il. Cette capsule de mescaline.

S’il s’était agi de mescaline.

Voilà qui ouvrait des horizons nouveaux. Il n’avait aucune preuve lui permettant d’affirmer qu’Alys lui avait effectivement fait prendre de la mescaline. Cela avait pu être n’importe quoi. D’ailleurs, par exemple, qu’est-ce que c’était que cette histoire de mescaline importée de Suisse ? C’était absurde. Cela faisait plutôt penser à un produit synthétique, fabriqué en laboratoire et qui n’avait rien d’organique. Peut-être une drogue composite, objet d’un nouveau culte. Ou quelque chose de volé dans les labos de la police.

L’enregistrement de Nowhere Nuthin’ Fuck-up… Supposons que ce soit la drogue qui le lui ait fait entendre. Et qui lui ait fait lire le titre sur le juke-box… Mais Mary Anne Dominic avait entendu le disque, elle aussi. En fait, c’était elle qui l’avait découvert.

Mais les deux disques vierges ?

Comme il méditait ainsi, un jeune garçon en jeans-T-shirt se pencha vers lui en marmonnant :

— Eh ! Vous êtes Jason Taverner, hein ? (Il lui tendit un stylo-bille et un bout de papier.) Vous voulez bien me donner un autographe, monsieur ?

Derrière l’adolescent, une ravissante petite rouquine en short blanc et sans soutien-gorge souriait avec effervescence.

— On regarde toujours votre émission du mardi, lui dit-elle. Vous êtes génial. Et vous êtes dans la vie comme à l’écran. Sauf que, comment dire ? vous êtes plus bronzé.

Ses seins tressautaient amicalement.

Hébété, Jason, poussé par la force de l’habitude, signa son nom.

— Merci, les enfants, dit-il. (En tout, ils étaient quatre maintenant.)

Ils sortirent en bavardant avec animation. À présent, les gens des boxes voisins regardaient Jason et s’interpellaient. Comme toujours. Comme jusqu’à avant-hier. Je suis en train de recouvrer ma réalité. Jason était dans un état d’exultation sauvage qu’il ne contrôlait pas. Il retrouvait son style de vie coutumier. Il l’avait perdu pendant quelque temps mais… Finalement, je raccroche, se dit-il.

Heather Hart. Cette fois, je peux l’appeler. Et la joindre. Elle ne me répondra pas que je suis un fan tordu.

Peut-être que je n’existe que dans la mesure où je prends cette drogue. La drogue, quelle qu’elle soit, qu’Alys m’a donnée.

Dans ce cas, ma carrière, mes vingt ans de carrière ne sont rien de plus qu’une hallucination rétroactive créée par la drogue.


L’effet s’est dissipé, voilà ce qui s’est passé. Elle – ou quelqu’un d’autre – a cessé de me charger et je me suis réveillé à la réalité dans cette minable chambre d’hôtel au miroir craquelé et au matelas infesté de punaises. Et ça a duré comme ça jusqu’à ce qu’elle me flanque une nouvelle dose.

Pas étonnant si elle me connaissait, si elle était au courant de mon émission du mardi. Elle l’a créée au moyen de la drogue. Et les deux albums de disques… Des accessoires destinés à renforcer l’hallucination.

Seigneur ! Est-ce que c’est ça ?

Mais tout le paquet d’argent que j’avais sur moi quand je me suis réveillé dans cette chambre d’hôtel ? Machinalement, il se palpa la poitrine. La grosse bosse que faisait la liasse était toujours là. Si, dans la vie réelle, j’habitais des garnis pleins de vermine du quartier de Watts, comment ai-je tout cet argent ?

Dans ce cas, je devrais être fiché à la police, connu de toutes les banques de données de la Terre. Je ne serais pas enregistré comme un animateur célèbre mais comme un clodo qui n’a jamais rien fait, dont tous les exploits sont dus à des pilules. Dieu sait depuis quand je me drogue…

Alys a dit que j’avais déjà été chez elle.

Apparemment, c’est la vérité. J’y suis allé. Pour me ravitailler.

Peut-être que je fais seulement partie d’une foule de gens qui mènent une vie artificielle où ils sont populaires, riches et puissants grâce à une capsule alors que, en fait, ils végètent dans des taudis grouillant de vermine. Au fin fond de la zone. Des épaves, des rien du tout, des zéros, mais qui rêvent dans leur coin.

— Vous avez l’air d’avoir des idées noires, dit Mary Anne.

Elle avait fini son gâteau. À présent, elle semblait rassasiée. Et heureuse.

— Dites-moi une chose, fit Jason d’une voix rauque. Est-ce que mon disque est vraiment dans le juke-box ?

Elle ouvrit tout grand les yeux, s’efforçant de comprendre la question.

— Que voulez-vous dire ? Nous l’avons écouté. Et le titre est noté sur le panneau de sélection. Les juke-boxes ne se trompent jamais.

Il sortit une pièce de monnaie de sa poche.

— Allez le remettre. Pour trois fois de suite.

Docilement, elle se leva de la banquette, remonta l’allée et alla s’affairer autour du juke-box. Ses longs cheveux flottaient gracieusement sur ses épaules. Bientôt, la musique s’éleva. Le grand tube de Taverner. Et les gens assis aux tables ou debout au comptoir hochaient la tête en lui souriant. Ils savaient que c’était lui qui chantait. C’était son public.

Quand la chanson prit fin, quelques applaudissements crépitèrent. Le réflexe professionnel joua et Jason remercia d’un sourire.

— Il est là, dit-il tandis que le disque reprenait.

(Il frappa brutalement du poing la table de plastique.) Il est là, sacré nom de Dieu !

— Moi aussi, je suis là, fit Mary Anne, poussée par un curieux désir, profond, intuitif et bien féminin, l’envie de l’aider.

— Je ne suis pas en train de rêver dans une chambre d’hôtel minable.

— Non.

Le ton de Mary Anne était tendre, anxieux. Manifestement, elle se tourmentait pour lui. De le voir inquiet.

— Je suis à nouveau réel. Mais si cela s’est produit une fois pendant deux jours…

Ces éclipses…

— Nous ferions peut-être mieux de partir, suggéra Mary Anne avec appréhension.

Cela lui remit les idées en place.

— Partons, dit-il pour la rassurer.

— Je dis ça seulement parce que les gens écoutent.

— Eh bien, qu’ils écoutent ! Ça ne leur fera pas de mal. Qu’ils voient un peu comme c’est pénible d’être une vedette universellement connue ! (Néanmoins, Jason se mit debout.) Où voulez-vous qu’on aille ? Chez vous ? (C’était revenir en arrière, mais il était suffisamment optimiste pour accepter ce risque.)

— Chez moi ? répéta Mary Anne d’une voix mal assurée.

— Vous pensez que je vous ferai subir des sévices ?

Elle resta un moment silencieuse à peser le pour et le contre, intimidée.

— N-non, finit-elle par répondre.

— Avez-vous un tourne-disque ?

— Oui. Seulement, il n’a rien d’extraordinaire. C’est une simple chaîne stéréo. Mais elle marche.

— Parfait, fit-il en la poussant en direction de la caisse. Allons-y.

23

Mary Anne Dominic avait elle-même décoré les murs et le plafond de son appartement. De belles couleurs, fortes, riches ; ébloui, Jason écarquillait les yeux. Et les quelques objets d’art qui ornaient le séjour étaient d’une beauté captivante. Des céramiques. Il prit un ravissant vase vernissé bleu et l’examina.

— C’est moi qui l’ai fait, précisa Mary Anne.

— Ce vase sera présenté dans mon émission. (Elle le regarda avec ébahissement.) Je vais montrer ce vase très bientôt. En fait… (Il visualisait déjà la séquence.)… une belle mise en scène, où j’émergerai du vase en chantant, tel le génie qui l’habite. (Tenant le vase d’une main, il le fit pivoter.) En chantant Nowhere Nuthin’ Fuck-up. Et votre carrière démarrera en flèche.

— Vous devriez peut-être le tenir à deux mains, dit Mary Anne d’une voix timide.

Nowhere Nuthin’ Fuck-up, la chanson qui nous fait mieux nous connaître…

Le vase lui échappa des doigts et tomba à terre. Mary Anne bondit mais trop tard : il se brisa en trois morceaux, trois fragments aux bords pâles, ternes et irréguliers, sans la moindre qualité esthétique.

Un ange passa.

— Je crois que je pourrai le recoller.

Jason ne trouva rien à dire.

— La situation la plus embarrassante que j’aie connue, enchaîna Mary Anne, ce fut un jour avec ma mère, il y a longtemps. Voyez-vous, elle souffrait d’une affection rénale irréversible, la maladie de Bright. Quand j’étais toute gamine, elle passait son temps à l’hôpital. Dans la conversation, elle répétait sans arrêt qu’elle allait mourir et que ça me serait bien égal – comme si c’était ma faute. Je croyais dur comme fer qu’elle allait y passer. Et puis, j’ai grandi, j’ai quitté la maison. Elle n’était toujours pas morte. Je l’ai plus ou moins oubliée. J’avais ma vie, mes activités. Tout naturellement, j’ai fini par ne plus penser à ses fichus reins. Un beau jour, elle est venue me rendre visite. Pas ici. À mon ancien appartement. J’ai failli devenir chèvre. Elle m’a fait par le menu le récit de tous ses maux, de toutes ses douleurs. Ça n’en finissait pas. Au bout du compte, je l’ai interrompue sous prétexte que je devais faire des courses pour le dîner. Elle m’a accompagnée en boitillant et m’a annoncé la nouvelle : à présent, ses deux reins étaient atteints à tel point qu’il allait falloir les lui enlever, on lui mettrait un rein artificiel mais, selon toute probabilité, il ne fonctionnerait pas. Sa prophétie se réaliserait, elle mourrait comme elle l’avait toujours dit. Brusquement, j’ai levé les yeux et j’ai réalisé que nous étions au supermarché, au rayon boucherie, et le commis sympa que j’aimais bien s’approchait pour me dire bonjour. « Qu’est-ce que ce sera pour aujourd’hui, mademoiselle ? » me demanda-t-il. Et moi de répondre : « J’aimerais une tourte aux rognons pour ce soir. » C’était gênant. « Une grosse tourte à la pâte bien feuilletée et pleine de jus. – Ce serait pour combien de personnes ? » Ma mère me regardait d’un air qui me flanquait la chair de poule. Je ne savais plus comment m’en sortir. Finalement, j’ai acheté une tourte aux rognons mais il a fallu que j’aille à la charcuterie ; c’était une conserve importée d’Angleterre. Je crois que je l’ai payée quatre dollars. Ce fut excellent.

— Je vous rembourserai le vase, dit Jason. Combien en voulez-vous ?

Mary Anne hésita.

— Je suis forcée de vous demander le prix de détail, pas le prix de gros, parce que vous n’êtes pas…

Il sortit son portefeuille.

— Combien ?

— Vingt dollars.

— Je pourrais vous faire mousser autrement. Ce qu’il nous faut, c’est une astuce. Tenez, par exemple… On montrerait au public un vase ancien d’une valeur inestimable – disons un vase chinois du Ve siècle. Un expert des musées en uniforme se présenterait pour certifier son authenticité. Votre tour serait sur le plateau et vous fabriqueriez un vase sous les yeux du public. Et on lui démontrerait que le vôtre est plus beau.

— C’est impossible. La poterie chinoise primitive est…

— Je vous dis qu’on le leur démontrerait. On le leur ferait croire. Je connais mon public. Ma réaction détermine celle de trente millions de gens. On panotera sur mon visage, montrant bien mon expression.

— Je ne pourrai pas monter sur une scène avec toutes ces caméras de télévision braquées sur moi, murmura Mary Anne. Je suis… Je suis trop grosse. Les gens riraient.

— L’impact que vous auriez. Les ventes, les musées et les galeries connaîtront votre nom, vos productions. Il y aurait une avalanche d’acheteurs.

— Je vous en prie, intervint Mary Anne d’un ton posé. Laissez-moi toute seule. Je suis très heureuse comme ça. Je sais que je suis un bon potier. Je sais que les marchands – les bons – aiment ce que je fais. Faut-il tout voir sur une grande échelle ? N’ai-je pas le droit de mener ma petite vie comme je le désire ? Elle décocha à Jason un regard indigné et reprit d’une voix presque inaudible : je ne vois pas ce que la gloire et la célébrité vous ont apporté.

Tout à l’heure, dans ce bistrot, vous m’avez demandé si votre disque était vraiment dans le juke-box. Vous aviez peur qu’il n’y soit pas. Vous étiez moins en sécurité que je ne l’ai moi-même jamais été.

— À propos, j’aimerais écouter ces deux disques avant de partir.

— Laissez-moi les mettre sur l’électrophone, il est capricieux.

Mary Anne prit les albums et les vingt dollars. Jason resta debout à sa place devant les débris du vase.

Un air familier s’éleva. Le disque qui avait dépassé tous les records de vente. Ses sillons n’étaient plus vierges.

— Vous pouvez les garder. Je m’en vais.

Maintenant, se dit-il, je n’en ai plus besoin. Je pourrai les acheter chez n’importe quel disquaire.

— Ce n’est pas le genre de musique que j’apprécie. Je crois que je ne les écouterai jamais.

— Gardez-les quand même.

— En échange de vos vingt dollars, je vais vous donner un autre vase. Attendez un instant.

Elle disparut précipitamment. Il y eut des froissements de papier, le bruit d’une activité débordante. Mary Anne ne tarda pas à réapparaître avec un autre vase bleu. Celui-ci avait quelque chose d’indéfinissable que ne possédait pas l’autre et Jason eut l’intuition qu’elle jugeait que c’était l’une de ses meilleures œuvres.

— Merci.

— Je vais l’envelopper et le mettre dans une boîte pour qu’il ne se casse pas comme le premier. (Joignant les actes à la parole, elle l’emballa avec un soin fébrile.) Je suis très fière d’avoir déjeuné avec quelqu’un d’illustre, dit-elle en lui tendant la boîte ficelée. Je suis très heureuse d’avoir fait votre connaissance et je me rappellerai longtemps cette rencontre. Et je souhaite que vos ennuis s’arrangent.

Je veux dire que j’espère que ce qui vous tourmente deviendra bénéfique.

Jason Taverner prit dans sa poche le petit étui de cuir marqué à ses initiales dont il sortit une carte de visite gravée et polychrome.

— Appelez-moi au studio n’importe quand si jamais vous changez d’avis ou si vous avez envie de passer à mon émission. Je suis sûr que ça pourra s’arranger. Vous trouverez également sur cette carte mon numéro personnel.

— Au revoir, fit-elle en lui ouvrant la porte.

— Au revoir. (Il hésita, cherchant quelque chose à ajouter. Mais en vain.) C’est le ratage. Le bide complet. Pour tous les deux.

Mary Anne cilla.

— Que voulez-vous dire ?

— Prenez soin de vous.

Jason Taverner sortit sur le trottoir. Sous le soleil brûlant de l’après-midi.

24

— Pour le moment, je peux seulement vous dire qu’elle est morte pour avoir absorbé une overdose d’une drogue toxique ou semi-toxique, fit le coroner agenouillé devant le corps d’Alys Buckman. Dans vingt-quatre heures, nous serons en mesure de préciser la nature de cette drogue.

— Cela devait arriver, murmura Felix Buckman. Un jour ou l’autre.

Chose curieuse, il ne se sentait pas tellement bouleversé. En fait, à un certain niveau et d’une certaine façon, il avait éprouvé un profond soulagement quand Tim Chancer, leur garde du corps, lui avait appris qu’on avait retrouvé Alys morte dans la salle de bains du premier étage.

— J’ai pensé que ce Taverner lui avait fait un mauvais parti, répéta une fois de plus Chancer pour essayer de retenir son attention. Il avait un comportement bizarre. J’ai compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Je lui ai tiré dessus à deux reprises mais il a réussi à se sauver. S’il n’est pas coupable, c’est peut-être tant mieux si je l’ai raté. Mais, d’un autre côté, peut-être qu’il se sentait coupable de l’avoir poussée à se droguer. Vous ne croyez pas ?

— Personne n’aurait eu besoin de pousser Alys, répondit sèchement Buckman. (Il sortit de la salle de bains. Dans le couloir, deux pols en gris au garde-à-vous attendaient des instructions.) Elle n’avait pas besoin que Taverner ou qui que ce soit d’autre la lui administre, cette drogue.

Maintenant, Buckman se sentait physiquement mal à l’aise. Bon Dieu ! songea-t-il. Comment réagira Barney ? C’était le hic. Pour des raisons qui lui échappaient, l’enfant adorait sa mère… Enfin… Chacun ses goûts !

D’ailleurs, lui-même… Il l’aimait. Elle avait un tel dynamisme. Elle lui manquerait. Elle tenait une place importante dans la vie en général et dans sa vie en particulier.

Pour le meilleur ou pour le pire.

Herb Maime, blême, grimpa l’escalier quatre à quatre, les yeux fixés sur Buckman.

— Je suis arrivé dès que j’ai pu, dit-il en lui serrant la main. Alors ? Elle a pris une overdose ? ajouta-t-il en baissant le ton.

— Apparemment, dit Buckman.

— J’ai eu un coup de fil de Taverner, tout à l’heure. Il voulait vous parler. À propos d’Alys.

— Il voulait me dire qu’elle était morte. Il était là quand ça s’est produit.

— Pourquoi ? Comment la connaissait-il ?

— Je n’en sais rien.

Mais, pour l’instant, cela n’avait pas grande importance aux yeux de Buckman. Il n’avait aucun grief contre Taverner. Compte tenu du tempérament et des habitudes d’Alys, il y avait de fortes chances pour qu’elle l’ait attiré chez elle. Quand Taverner était sorti de l’Académie de police, elle avait probablement mis le grappin sur lui et l’avait conduit à la maison dans son aéromobile gonflé. Après tout, Taverner était un six. Et Alys aimait les six. Les hommes et les femmes.

Particulièrement les femmes.

— Il y a peut-être eu une orgie.

— À deux seulement ? objecta Maime. Mais vous pensez peut-être qu’ils n’étaient pas seuls ?

— Il n’y avait personne d’autre. Chancer l’aurait remarqué. Non, je pense plutôt à une orgie téléphonique. Elle a failli tant de fois se brûler la cervelle avec ces foutues orgies téléphoniques… J’aimerais qu’on puisse épingler les nouveaux organisateurs, ceux qui ont repris la combine quand nous avons liquidé Bill, Carol, Fred et Jill… cette bande de décadents ! (D’une main tremblante, Buckman alluma une cigarette sur laquelle il se mit à tirer à petites bouffées rapides.) Ça me rappelle une chose qu’Alys m’a dite un jour sans faire exprès d’être drôle. Elle parlait d’une orgie qu’elle envisageait et se demandait si elle ne devait pas envoyer des invitations officielles. « Ce serait préférable, sinon tout le monde n’arrivera pas en même temps », m’a-t-elle expliqué.

Il s’esclaffa.

— Vous m’avez déjà raconté cette anecdote, dit Herb.

— Elle est morte. Vraiment morte. Raide morte. (Buckman écrasa sa cigarette dans un cendrier.) Ma femme. C’était ma femme.

D’un signe de tête, Maime désigna les deux gris figés au garde-à-vous.

— Et après ? s’exclama Buckman. Ils n’ont pas lu le livret de La Walkyrie ? (D’une main toujours aussi tremblante, il alluma une nouvelle cigarette.) Sigmund et Siglinde. Schwester und Braut. Sœur et fiancée. Et au diable Hunding !

Il laissa tomber sa cigarette sur le tapis. Sans bouger, il la contempla. La laine commençait à roussir. Enfin, il l’éteignit d’un coup de talon.

— Vous devriez vous asseoir et vous allonger un peu, lui conseilla Herb. Vous avez une mine épouvantable.

— C’est une chose épouvantable. Véritablement épouvantable. Il y avait une foule de trucs chez elle qui me déplaisaient mais, bon Dieu ! quelle vitalité elle avait ! Sans cesse, elle faisait de nouvelles expériences. N’importe quoi. C’est cela qui l’a tuée. Probablement une nouvelle drogue qu’elle et ses sorciers amateurs d’amis avaient concoctée dans leurs misérables labos clandestins. Quelque chose avec du révélateur photographique, du dranon ou pire encore.

— À mon avis, il faudrait que nous ayons un petit entretien avec Taverner.

— D’accord. Convoquez-le. Il a un micro-émetteur sur lui, n’est-ce pas ?

— Évidemment pas. Tous les bidules que nous lui avons implantés avant qu’il quitte l’Académie ont cessé de fonctionner. Sauf, peut-être, la bombe H miniaturisée. Mais nous n’avons pas de raisons de l’activer.

— C’est un malin, ce salaud. Ou alors, quelqu’un l’a aidé, celui ou ceux avec qui il travaille. Ne vous fatiguez pas à essayer de la faire exploser. Sans aucun doute, un complice la lui a obligeamment extraite de l’épiderme.

Un complice ou Alys. Ma sœur si obligeante qui, à tous les coups, rendait service à la police. Charmant !

— Vous devriez sortir d’ici. Pendant que le bureau du coroner entame l’action judiciaire.

— Ramenez-moi à l’Académie. Je ne suis pas en état de conduire. Je tremble trop. (Il sentit quelque chose sur sa figure et se tâta le menton. Il était humide.) Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il avec étonnement.

— Vous pleurez, répondit Herb.

— Ramenez-moi à l’Académie. Il faut que je règle les affaires courantes avant de vous passer le relais. Après, je reviendrai ici.

Peut-être que Taverner lui a fait absorber quelque chose. Mais Taverner n’est rien. Elle n’a pas eu besoin de lui pour ça. Et pourtant…

— Venez.

Herb le prit par le bras et l’entraîna dans l’escalier.

— Avez-vous jamais pensé que vous me verriez pleurer un jour, Herb ? dit Buckman en descendant.

— Non. Mais c’est compréhensible. Vous étiez très proches, elle et vous.

— Vous pouvez le dire ! s’exclama Buckman avec une rage soudaine. Quelle conne ! Je l’avais prévenue que ça finirait comme ça. Qu’un de ses amis imaginerait une décoction quelconque et l’utiliserait comme cobaye.

— Ne vous fatiguez pas trop au bureau, dit Herb tandis qu’ils se dirigeaient vers leurs aéromobiles parqués à l’extérieur. Expédiez juste les affaires en cours pour que je puisse vous relayer.

— C’est exactement ce que j’ai dit. Personne ne m’écoute, bon Dieu !

Herb lui donna l’accolade et resta muet. Les deux hommes traversèrent la pelouse en silence.

— Il y a des cigarettes dans mon manteau, dit Herb qui pilotait pendant le trajet de retour à l’Académie.

C’était la première fois que l’un des deux hommes desserrait les dents depuis qu’ils avaient embarqué.

— Merci.

Buckman avait épuisé sa ration de tabac hebdomadaire.

— Il y a un problème dont je voudrais que nous discutions. J’aurais préféré attendre mais c’est impossible.

— Avant d’arriver au bureau ?

— Nous risquons de trouver là-bas des hiérarques. Ou n’importe qui. Des gens de mon équipe, par exemple.

— Je n’ai rien d’autre à dire que…

— Écoutez-moi. C’est à propos d’Alys. De votre mariage. C’est votre sœur…

— Mon inceste, fit Buckman d’une voix rude.

— Quelques-uns des maréchaux sont peut-être au courant. Alys en a parlé à des foules de gens. Vous savez quelle était son attitude à ce sujet ?

— Elle en était fière, dit Buckman en allumant une cigarette, non sans peine.

Il n’était pas encore revenu de sa surprise en constatant qu’il pleurait. Il faut vraiment que je l’aie aimée, songea-t-il. Pourtant, j’avais l’impression de n’avoir pour elle que des sentiments de peur et de répulsion. Plus du désir. Combien de fois en avons-nous discuté avant de nous y résoudre ! Toutes ces années !

— Je n’en ai jamais parlé à personne en dehors de vous, Herb.

— Mais Alys ?

— D’accord. C’est vrai, il est possible que certains maréchaux soient au courant de la situation. Peut-être aussi le Directeur… à supposer qu’il s’en soucie.

— Les maréchaux qui sont vos adversaires et qui sont au courant de… (il hésita) votre inceste diront qu’elle s’est suicidée. Par honte. Vous pouvez en être sûr. Et ils mettront les médias dans le coup.

— Vous croyez ?

— Oui, voilà une nouvelle intéressante. Un général de police marié à sa sœur. Et le fruit de leur union : un enfant clandestin caché en Floride. Le général et sa femme jouant à papa-maman en Floride, quand ils allaient voir le gamin. Et le gamin… produit d’un héritage génétique inévitablement dégénéré.

— Ce que je veux vous faire toucher du doigt, et il faut malheureusement que vous examiniez le problème tout de suite malgré la disparition si récente d’Alys…

— Il y a le coroner. Il est à nous. (Buckman ne voyait pas où Herb voulait en venir.) Il déclarera qu’elle a succombé à une overdose d’une drogue semi-toxique. Ce qu’il nous a déjà dit.

— Mais prise volontairement. Une dose suicidaire.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Obliger le coroner – lui en donner l’ordre – à ouvrir une enquête pour meurtre.

Cette fois, Buckman comprit. Il y aurait pensé lui-même plus tard après s’être remis du choc, mais Herb Maime avait raison. Il fallait dès maintenant regarder les choses en face. Avant d’arriver à l’Académie.

— Nous pourrons alors prétendre…

Felix Buckman l’interrompit :

— Que certains éléments de la hiérarchie policière hostiles à la politique que j’ai menée en ce qui concerne les camps de travail se sont vengés en assassinant ma sœur.

L’idée que, déjà, il pensait à des choses pareilles le faisait frémir mais…

— Quelque chose comme ça, dit Herb. Sans citer personne. Aucun maréchal, je veux dire. Il faut seulement insinuer qu’ils ont engagé quelqu’un pour faire ce travail. Ou qu’ils ont assigné cette tâche à un jeune cadre ambitieux désirant sortir du rang. Ne pensez-vous pas que j’ai raison ? Et il nous faut agir rapidement. Faire une déclaration à chaud. Dès que nous serons à l’Académie, vous devriez envoyer une note en ce sens à tous les maréchaux et au Directeur.

Je suis contraint de transformer un drame personnel terrible en avantage, réalisa Buckman. Profiter de la mort accidentelle de ma propre sœur. À supposer que sa mort ait été effectivement accidentelle…

— C’est peut-être vrai, murmura-t-il.

Il n’était pas impossible que le maréchal Holbein, par exemple, qui le détestait profondément, ait tout organisé.

— Non, ce n’est pas vrai, dit Herb. Mais ordonnez une enquête et trouvez un bouc émissaire. Il faut qu’il y ait un procès.

— Oui, approuva Buckman d’une voix sans timbre.

En bonne et due forme. Se terminant par une exécution. Avec, dans les communiqués de presse, quantité d’inquiétantes allusions laissant entendre que de « hautes autorités » étaient impliquées dans l’affaire mais que ces personnages, eu égard à leur position, étaient intouchables. Le Directeur, espérons-le, exprimerait officiellement son émotion concernant la tragédie, ainsi que le vœu que les coupables soient découverts et châtiés.

— Je suis navré d’avoir dû soulever si tôt cette question, reprit Herb. Mais ils vous ont déjà rétrogradé du rang de maréchal à celui de général ; si cette histoire d’inceste était rendue publique, ils pourraient vous contraindre à vous démettre de vos fonctions. Bien sûr, même au cas où nous prendrions les devants, il se peut qu’ils ébruitent la chose. Souhaitons que vous soyez suffisamment couvert.

— J’ai fait le maximum.

— À qui faire porter le chapeau ?

— Aux maréchaux Holbein et Ackers.

Buckman détestait ces deux hommes autant que ceux-ci le haïssaient. Cinq ans auparavant, ils avaient massacré plus de dix mille étudiants sur le campus de Stanford, ignoble – et inutile – atrocité de cette atrocité des atrocités : la seconde guerre civile.

— Je ne pensais pas aux instigateurs, répliqua Herb. C’est évident, comme vous dites, Holbein, Ackers et leur clique. Mais à la personne qui lui a injecté la drogue.

— Du menu fretin. Un quelconque prisonnier politique évadé d’un quelconque camp de travail.

Cela n’avait pas véritablement d’importance. N’importe quel détenu de n’importe quel camp, n’importe quel étudiant membre de n’importe quel kibboutz agonisant ferait l’affaire.

— À mon avis, objecta Herb, il faudrait mettre ça sur le compte d’un individu plus marquant.

— Pourquoi ? (Buckman ne suivait pas le raisonnement de son adjoint.) Ça s’est toujours passé de cette façon. L’appareil choisit automatiquement un comparse, quelqu’un d’obscur…

— Il faudrait que ce soit un ami d’Alys. Quelqu’un qui aurait pu être son égal. Quelqu’un de connu, en fait. Elle faisait une grosse consommation de célébrités.

— Pourquoi quelqu’un d’important ?

— Pour mouiller Holbein et Ackers avec ces salauds de dégénérés, amateurs de ganja et de réseau, avec qui elle traînait. (Herb avait l’air vraiment furieux, brusquement ; Buckman, surpris, le dévisagea.) Ceux qui sont ses véritables assassins. Ses amis cultistes. Choisissez-en un d’assez haut placé. Alors les maréchaux n’auront qu’à bien se tenir ! Vous vous rendez compte du scandale ? Holbein adhérent du réseau téléphonique.

Buckman écrasa sa cigarette et en alluma une autre. Absorbé dans ses réflexions. La seule chose à faire, conclut-il, c’est de leur couper l’herbe sous les pieds. Ma version doit être plus sensationnelle que la leur.

Ils vont être servis.

25

Dans sa suite de bureaux à l’Académie de Police de Los Angeles, Felix Buckman fouillait parmi les notes, lettres et autres documents amoncelés sur sa table, sélectionnant machinalement les papiers qui requéraient l’attention d’Herb Maime et reléguant ceux qui pouvaient attendre. Il travaillait rapidement, sans vraiment s’intéresser à sa tâche. Pendant ce temps, de son côté, Herb tapait à la machine une première mouture de la déclaration officielle concernant Alys. Les deux hommes eurent tôt fait d’expédier leur besogne et se retrouvèrent dans le repaire de Buckman, là où se prenaient les décisions d’importance.

Assis derrière son monument en chêne massif, le général parcourut le brouillon d’Herb.

— Devons-nous vraiment faire ça ? soupira-t-il après avoir terminé sa lettre.

— Oui. Si votre deuil ne vous avait pas autant bouleversé, vous auriez été le premier à le reconnaître. C’est votre capacité à porter un jugement lucide dans ce genre d’affaires qui vous a permis de rester à votre poste. Autrement, il y a cinq ans que vous vous seriez retrouvé à la tête du collège de formation professionnelle de la police avec des galons de commandant.

— Bon. Dans ce cas, je vous donne le feu vert pour la publication. Attendez un instant… (Il fit signe de revenir à Herb qui s’éloignait déjà.) Vous citez le coroner. Ne pensez-vous pas que la presse comprendra tout de suite que son enquête n’a pas pu aboutir aussi rapidement ?

— J’ai antidaté le moment de la mort. J’indique qu’elle a eu lieu hier. Pour cette raison, précisément.

— Est-ce nécessaire ?

— Il importe que notre communiqué soit publié le premier, répliqua simplement Herb. Avant le leur. Et ils n’attendront pas que l’enquête du coroner soit terminée.

— Très bien. Allez-y. Vous avez carte blanche.


Peggy Beason entra avec un paquet de rapports de police confidentiels et un dossier dans une chemise jaune.

— Je suis désolée de vous importuner en un tel moment, monsieur Buckman, mais ces…

— Montrez-moi ça.

Mais c’est tout, ajouta-t-il en aparté. Après, je rentre.

— Je savais que ce dossier vous intéresserait particulièrement. Ainsi que l’inspecteur McNulty. Il vient d’arriver il y a dix minutes du fichier central. (Elle posa la chemise sur le sous-main du gigantesque bureau de chêne.) Le dossier Jason Taverner.

— Mais il n’y a pas de dossier Jason Taverner ! s’exclama Buckman, stupéfait.

— Apparemment, quelqu’un le détenait. Toujours est-il qu’il vient de nous être transmis par télex. Sans explications. Le fichier central a simplement…

— Disparaissez et laissez-moi l’examiner.

Peggy Beason s’éclipsa en silence et referma la porte derrière elle.

— Je n’aurais pas dû lui parler de cette façon, dit Buckman à Maime.

— C’est une réaction compréhensible.

Le général ouvrit le dossier. Il contenait en premier lieu un carton publicitaire glacé de format 13x18 auquel était agrafé un petit mot : Avec les compliments du Show Jason Taverner, tous les mardis à vingt et une heures sur la NBC.

— Seigneur Jésus ! s’exclama Buckman. (Les dieux se jouent de nous, songea-t-il. S’amusent à nous arracher les ailes.)

Herb se pencha pour voir, lui aussi. Finalement, il rompit le silence :

— Si on passait à la suite ?

Buckman mit de côté la photo et lut la première page du dossier.

— Quelle est son audience ? s’enquit son adjoint.

— Trente millions de téléspectateurs. (Il décrocha le téléphone.) Peggy, passez-moi le bureau local de la NBC à L.A. Ou de la KNBC, je ne sais pas. Mettez-moi en ligne avec l’un des directeurs de la chaîne, le plus haut placé, si possible. Dites-leur que c’est nous.

— Entendu, monsieur Buckman.

Quelques instants plus tard, un visage marqué par les responsabilités se forma sur l’écran du vidéophone.

— Qu’y a-t-il pour votre service, général ? résonna sa voix à l’oreille de Buckman.

— Vous programmez le show Jason Taverner ?

— Tous les mardis soir à vingt et une heures pile depuis trois ans.

— Depuis trois ans ?

— Oui, général.

Buckman raccrocha.

— Si c’est comme ça, je voudrais bien savoir comment il se fait qu’on l’ait retrouvé dans le quartier de Watts en train d’acheter de faux papiers, dit Maime.

— Nous n’avons même pas pu obtenir un certificat de naissance. Pourtant, nous nous sommes adressés à toutes les banques de données existantes, aux archives de tous les journaux. Avez-vous jamais entendu parler du show Jason Taverner que la NBC diffuse le mardi à vingt et une heures ?

— Non, répondit Herb avec circonspection, d’une voix hésitante.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Nous avons tellement parlé de Taverner…

— Je n’ai jamais entendu parler de lui. Pourtant, je regarde la télé tous les soirs de vingt heures à vingt-deux heures.

Buckman passa au second feuillet, après avoir rejeté le premier qui tomba à terre, où Herb le récupéra.

Le second feuillet répertoriait tous les enregistrements effectués par Jason Taverner, avec les titres, les numéros de stock et la date. Médusé, Buckman contemplait la liste, qui remontait dix-neuf ans en arrière.

— Il nous a dit qu’il était chanteur, murmura Herb. Et il possédait, entre autres choses, une carte du syndicat des musiciens. Donc, cette partie de son histoire est vraie.

— Elle est entièrement vraie, laissa tomber Buckman en martelant les mots. (Il arriva à la page 3 qui révélait les ressources financières et les revenus de Taverner.) Il gagne autrement plus que moi avec ma solde de général. Beaucoup plus que vous et moi réunis.

— Il avait une très grosse somme d’argent sur lui quand il a été interpellé. Et il a laissé un énorme paquet à Kathy Nelson. Rappelez-vous…

— Oui, c’est ce qu’elle a dit à McNulty. C’était dans son rapport.

Buckman réfléchit tout en cornant distraitement le coin de la photocopie. Brusquement, ses doigts s’immobilisèrent.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Herb.

— C’est une photocopie. Les dossiers ne sortent jamais du fichier central. On envoie des duplicatas.

— Il faut bien les extraire pour les photocopier.

— L’opération prend cinq secondes.

— Je ne sais pas, dit Herb, et ne me demandez pas d’explications. J’ignore combien de temps cela prend.

— Mais si, vous le savez. Nous le savons tous. Nous avons vu faire ça un million de fois. Tous les jours.

— Alors, il y a eu une erreur au niveau de l’ordinateur.

— OK, admit Buckman. Il n’a jamais fait de politique ; il est entièrement blanc. Un bon point pour lui. (Il continua de feuilleter le dossier.) S’est compromis un temps avec le syndicat. Avait un pistolet mais avec un port d’armes. Fut poursuivi en justice il y a deux ans par un téléspectateur qui s’était reconnu dans un sketch. Un dénommé Artemus Franks, habitant Des Moines. L’avocat de Taverner a gagné. (Buckman se contentait de piquer un passage par-ci par-là, sans rien chercher de particulier. Simplement il s’émerveillait.) Son dernier 45 tours, Nowhere Nuthin’ Fuck-up, s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires. Vous connaissez ?

Buckman dévisagea longuement Herb.

— C’est la première fois que j’en entends parler. Voilà la différence entre nous, Maime. Vous n’êtes pas sûr. Moi, je le suis.

— Vous avez raison. Mais franchement, je ne sais pas. Pour le moment. Tout cela me paraît très biscornu et nous avons d’autres questions à examiner. En ce qui concerne Alys et le rapport du coroner, il serait bon d’avoir un entretien avec lui dans les plus brefs délais. Il doit être chez lui. Je vais l’appeler et vous pourrez…

— Taverner était auprès d’elle quand elle est morte.

— Oui, c’est une chose que nous savons. Chancer nous l’a dit. Vous avez estimé que ce n’était pas important. Pour ma part, je considère qu’il faudrait l’interpeller et bavarder avec lui, ne serait-ce que pour le principe. Histoire de savoir ce qu’il a à dire.

— Est-ce qu’Alys l’aurait connu avant aujourd’hui ?

Elle avait toujours aimé les six, en particulier ceux qui appartenaient au monde du spectacle. Comme Heather Hart. Elle et cette Hart avaient eu une liaison de trois mois l’année précédente. Elles avaient gardé la chose si secrète que Buckman avait failli n’en rien savoir. Pour une fois, Alys avait su la boucler.

C’est alors que le général vit une note dans le dossier. Concernant Heather Hart. Il y avait à peu près un an qu’elle était la maîtresse de Taverner.

— Après tout, ils sont tous deux des six.

— Taverner et qui ? demanda Herb.

— Heather Hart, la chanteuse. Ce dossier est à jour. Je lis qu’Heather Hart était l’invitée de la semaine à son émission.

Buckman repoussa le dossier et se fouilla en quête de cigarettes.

Herb lui tendit son paquet.

— Servez-vous.

Le général se gratta le menton.

— Convoquez Heather Hart avec Taverner.

— Entendu.

Herb acquiesça et nota quelque chose sur son fidèle calepin.

— C’est Jason Taverner qui a tué Alys, reprit Buckman d’une voix sereine comme s’il se parlait à lui-même. Par jalousie. Il avait eu vent des relations qu’elle entretenait avec Heather Hart.

Les paupières de Maime battirent. Buckman le considéra d’un œil froid.

— Ça ne va pas ?

— Si, répondit Herb après un temps.

— Mobile, opportunité. Un témoin, Chancer, qui peut certifier que Taverner est sorti de la maison en courant, l’air affolé, et qu’il a essayé de s’emparer des clés de l’aéromobile d’Alys. Et puis, quand Chancer est rentré vérifier ses soupçons, Taverner s’est empressé de filer. Malgré les ordres du garde et ses coups de semonce.

Herb opina sans mot dire.

— Et voilà, conclut Buckman.

— Vous voulez que nous l’arrêtions tout de suite ?

— Le plus vite possible.

— Il n’y a qu’à alerter les points de contrôle et lancer un avis de recherche. S’il est encore à Los Angeles, on pourra peut-être l’épingler grâce à une projection électro-encéphalographique depuis un hélicoptère. Comparaison des tracés, comme ils font déjà à New York. En fait, il suffit de demander un hélico à la police de New York.

— Très bonne idée.

— Faut-il dire que Taverner participait aux orgies d’Alys ?

— Il n’y a pas eu d’orgies.

— Holbein et ses amis prétendront…

— Qu’ils apportent leurs preuves. Devant un tribunal, ici en Californie. Dans notre juridiction.

— Mais pourquoi Taverner ?

— Il faut bien que ce soit quelqu’un, murmura Buckman presque inaudiblement. (Il croisa les mains sur le plateau du vieux et vaste bureau de chêne, les serra convulsivement… de toutes ses forces.) Il faut toujours qu’il y ait quelqu’un. Toujours. Et Taverner est quelqu’un d’important. Exactement ce qu’elle aimait. C’est justement pourquoi il était là. Elle avait un faible particulier pour les célébrités dans son genre et… (Buckman leva les yeux.) Pourquoi pas ? Il fera très bien l’affaire.

Oui, pourquoi pas ? Buckman, la mine farouche, crispait ses poings de plus en plus fort.

26

La chance a tourné, se disait Jason Taverner en traversant le trottoir en face de l’immeuble de Mary Anne. Tout ce que j’avais perdu m’a été restitué. Grâce à Dieu !

Il n’y a pas d’homme plus heureux que moi dans ce monde pourri. C’est le plus beau jour de ma vie. On n’apprécie jamais ce qu’on a tant qu’on ne l’a pas perdu. Tant que, d’un seul coup, on n’a plus rien. Pendant deux jours, je n’avais plus rien. Maintenant, j’ai tout retrouvé et j’apprécie.

Serrant sous son bras la boîte contenant le vase dont Mary Anne lui avait fait cadeau, il s’élança sur la chaussée pour héler un taxi.

— Où va-t-on, patron ? demanda le véhicule tandis que s’ouvrait la porte coulissante.

Pantelant de fatigue, Jason s’installa à l’intérieur et referma manuellement.

— 803, Norden Lane, à Beverly Hills.

C’était l’adresse d’Heather Hart. Enfin, il retournait chez elle. Et tel qu’il était réellement, non point tel qu’il s’était imaginé être durant ces deux jours abominables.

Le taxi s’éleva en chandelle et Jason se carra avec satisfaction sur la banquette. Il se sentait encore plus las que tout à l’heure, chez Mary Anne. Tellement d’événements s’étaient produits… Et Alys Buckman ? Ne devrais-je pas essayer de rappeler le général ? Bah ! Il est probablement au courant à l’heure qu’il est. Il est préférable que je reste à l’écart de cette histoire. Une célébrité de la télé et du disque a intérêt à ne pas être impliquée dans des affaires crapuleuses. La presse à sensation est toujours prête à faire ses choux gras de ce genre de scandales.

N’empêche que j’ai une dette de reconnaissance envers elle. Elle m’a débarrassé des puces électroniques que les pols m’avaient collées quand j’étais dans les bâtiments de l’Académie.

Mais ils ne me rechercheront plus. J’ai retrouvé mon identité, la Terre entière me connaît. Trente millions de téléspectateurs se porteront garants de mon existence physique et légale. Je n’aurai jamais plus besoin d’avoir peur de tomber sur un barrage mobile.

Jason ferma les yeux et s’assoupit.

— Nous y sommes, patron, dit soudain le taxi.

Taverner rouvrit les yeux et se redressa. Déjà ?

Derrière la vitre, il vit le complexe résidentiel où Heather Hart avait son pied-à-terre Côte Ouest. Il sortit un paquet de billets de sa poche et régla la course. La portière coulissa. Recouvrant sa bonne humeur, Jason demanda :

— Si je n’avais pas eu d’argent, m’auriez-vous ouvert ?

Le taxi ne répondit pas. Il n’avait pas été programmé pour répondre à une telle question. D’ailleurs Taverner s’en moquait, il avait de l’argent.

Il remonta le trottoir, puis s’enfonça dans l’allée bordée de séquoias conduisant au vestibule de l’édifice grand standing de dix étages qui flottait sur des coussins d’air à quelques pieds au-dessus du sol. Cette flottaison donnait aux habitants l’impression d’être doucement bercés en permanence sur le giron d’une maman géante. Jason aimait bien. Dans l’Est, ça n’avait pas marché mais, ici, sur la Côte, c’était très à la mode. Une mode onéreuse.

Il appuya sur le bouton d’appel de l’appartement, tenant son paquet en équilibre au bout des doigts de la main droite. Ce n’est pas une très bonne idée, songea-t-il. Je pourrais le laisser tomber comme l’autre. Mais non… je ne le laisserai pas tomber. Maintenant mes mains ne tremblent plus. Je vais faire cadeau de ce fichu vase à Heather. Un petit présent que je lui rapporte parce que je comprends ses goûts raffinés.

Le petit écran s’éclaira et un visage de femme apparut. Susie, la femme de chambre.

— Oh ! monsieur Taverner ! fit-elle en débloquant aussitôt le verrou de la porte actionné par une multitude de sécurités. Entrez donc. Heather est sortie mais elle…

— Je l’attendrai.

Jason traversa le vestibule et entra dans l’ascenseur. Quelques instants plus tard, Susie lui ouvrit la porte. Petite, mignonne, le teint mat, elle l’accueillit comme d’habitude, avec chaleur. Et… familiarité.

— Salut, dit Jason en entrant.

— Comme je vous le disais, elle est sortie faire des courses mais elle doit rentrer vers huit heures. Elle avait du temps libre aujourd’hui et elle m’a confié qu’elle voulait en profiter car la société RCA a programmé une longue séance d’enregistrement à la fin de la semaine.

— Je ne suis pas pressé, répondit Jason avec sincérité.

Pénétrant dans le salon, il posa le carton sur la table basse, en plein milieu, là où Heather ne pourrait pas ne pas le remarquer.

— Je vais me reposer en écoutant un peu de musique si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dit-il.

— C’est ce que vous faites toujours, non ? Moi aussi, je dois sortir. J’ai rendez-vous chez le dentiste à quatre heures et quart et j’ai tout Hollywood à traverser.

Jason prit Susie par la taille et sa main se referma sur son sein droit bien ferme.

— Mais nous avons la trique aujourd’hui ! s’exclama la soubrette, flattée.

— Ne nous arrêtons pas en si bon chemin.

— Non, vous êtes trop grand pour moi. (Et Susie disparut pour continuer de faire ce qu’elle était en train de faire quand Taverner avait sonné.)

Devant l’électrophone, il fouilla dans la pile des disques récents. Comme aucun ne lui disait rien, il se pencha pour examiner une par une toutes les tranches de la discothèque. Du tas, il sélectionna quelques-uns des albums qu’elle avait enregistrés, plus deux des siens, qu’il posa sur le changeur. Le bras de l’appareil descendit et l’air de The Heart of Hart, son préféré, s’éleva, faisant résonner la vaste pièce de ces inflexions voilées qui contrastaient si magnifiquement avec le naturel des sons acoustiques, égrenés çà et là avec art.

Jason s’allongea confortablement sur le divan et retira ses chaussures. Elle se défendait salement le jour où elle avait enregistré ça, se dit-il presque à haute voix. Je n’ai jamais été aussi fatigué de ma vie. C’est la mescaline. Je serais capable de dormir une semaine d’affilée. C’est peut-être ce que je ferai, d’ailleurs, en écoutant la voix d’Heather et la mienne. Pourquoi n’avons-nous jamais réalisé un album ensemble ? Ce serait une excellente idée. Ça se vendrait bien. (Il ferma les yeux.) On doublerait les ventes, et Al pourrait négocier la promo avec RCA. Mais je suis sous contrat avec Reprise. Ça devrait quand même pouvoir s’arranger. Il y a toujours moyen d’arranger les choses. En tout cas, ça en vaudrait la peine.

— Et maintenant, le son de Jason Taverner, dit-il à haute voix, les yeux fermés.

Le changeur laissa tomber le disque suivant sur le plateau. Déjà ? s’exclama intérieurement Jason. Il se dressa sur son séant et consulta sa montre. Il avait sommeillé pendant toute la durée du disque qu’il avait à peine entendu. Se rallongeant, il ferma les yeux. Dormons, bercé par notre propre son. Et sa voix, étoffée par une piste-guitare et une section cordes, retentit dans les airs.

Il faisait noir. Il s’assit sur le divan, les yeux grands ouverts. Conscient du temps qui s’était écoulé.

Silence. Tous les disques qu’il avait enfilés sur l’échangeur étaient passés. Cela représentait plusieurs heures d’écoute. Quelle heure était-il ? Tâtonnant, il trouva la lampe familière, chercha le commutateur, l’actionna.

Dix heures et demie. Il avait froid et faim. Où est Heather ? se demanda-t-il en mettant gauchement ses chaussures. J’ai les pieds glacés et le ventre vide. Je devrais peut-être…

La porte s’ouvrit et Heather entra, emmitouflée dans un manteau de fourrure, le Los Angeles Times à la main. Son visage défait et terreux ressemblait à un masque mortuaire.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda Jason, terrifié.

S’avançant vers lui, Heather lui tendit le journal.

En silence. En silence, il le prit. Et lut le gros titre :


ON RECHERCHE UNE PERSONNALITÉ DE LA TÉLÉVISION IMPLIQUÉE DANS LA MORT DE LA SŒUR D’UN GÉNÉRAL POL


— Est-ce que tu as tué Alys Buckman ? fit Heather d’une voix qui grinçait.

— Non.

Il commença à lire l’article :


« Une personnalité bien connue de la télévision, Jason Taverner, qui présente une émission de variétés hebdomadaire dont il est la vedette principale, serait, de l’avis de la police de Los Angeles, mêlée à ce que les experts croient être un assassinat dû à la jalousie et soigneusement préparé, a annoncé aujourd’hui l’Académie de police. La police de Los Angeles et l’Académie de police recherchent Jason Taverner, âgé de quarante-deux ans. »


Interrompant sa lecture, il froissa sauvagement le journal.

— Merde ! s’écria-t-il, le souffle coupé. (Un violent frisson le secoua.)

— Ils disent qu’elle avait trente-deux ans, fit Heather. Je sais de source sûre qu’elle en a… qu’elle en avait trente-quatre.

— Je l’ai vue. J’étais dans sa maison.

— Je ne savais pas que tu la connaissais.

— Je venais de la rencontrer. Aujourd’hui.

— Seulement aujourd’hui ? Tu m’étonnes.

— C’est pourtant la vérité. Le général Buckman m’a interrogé à l’Académie. Elle m’a abordé quand j’en suis sorti. On m’avait collé une quantité de mouchards électroniques, y compris…

— Ils ne font ça qu’aux étudiants.

— Et Alys m’en a débarrassé, acheva Jason. Ensuite, elle m’a invité à l’accompagner chez elle.

— Et elle est morte.

— Oui. (Il opina.) J’ai vu son cadavre. Sous forme d’un squelette tout jauni et racorni. Ça m’a flanqué la frousse. Une frousse du tonnerre de Dieu. J’ai fichu le camp sans demander mon reste. À ma place, tu n’en aurais pas fait autant ?

— Comment se fait-il que tu aies vu un squelette ? Aviez-vous pris de la dope tous les deux ? C’était une manie chez elle, alors je suppose que oui.

— Elle m’a dit que c’était de la mescaline, mais je n’en suis pas sûr.

Et j’aimerais bien savoir ce que c’était, ajouta-t-il en son for intérieur, le cœur pris dans l’étau glacé de la peur. S’agit-il encore d’une hallucination, comme la vision de son squelette ? Est-ce que je suis en train de vivre cette aventure ou suis-je toujours dans une chambre d’hôtel sordide ? Dieu du ciel ! Qu’est-ce que je fais maintenant ?

— Tu ferais mieux de te livrer à la police, lui conseilla Heather.

— Pour qu’ils me fassent porter le chapeau !

Mais on ne l’y prendrait pas. Au cours des deux jours écoulés, il avait appris pas mal de choses sur la police qui imposait sa loi à la société. L’héritage de la seconde guerre civile. Des cochons aux pols. Dans la foulée.

— Si tu es innocent, tu n’as rien à craindre. Les pols sont loyaux. Ce n’est pas comme si tu étais pisté par les nats.

Taverner défroissa le journal et lut quelques lignes :


« … On croit que Taverner a administré une overdose d’un produit toxique à miss Buckman, pendant que celle-ci dormait ou qu’elle se trouvait dans un état… »


— Il est dit que l’assassinat a été commis hier, reprit Heather. Où étais-tu hier ? J’ai vainement téléphoné chez toi. Et tu viens de me dire…

— Ce n’était pas hier mais tout à l’heure. Aujourd’hui.

Tout était subitement devenu irréel ; Jason avait l’impression d’être libéré de la pesanteur et de planer avec l’appartement dans un ciel d’oubli sans fond.

— Ils ont antidaté l’heure de la mort. Un jour, j’ai invité un expert pol à mon émission et il m’a expliqué comment ils…

— Tais-toi ! lui ordonna sèchement Heather.

Il se tut. Et attendit, les bras ballants, impuissant.

— On parle de moi dans cet article, laissa tomber Heather entre ses dents serrées. Regarde en dernière page.

Jason obéit docilement.

« Les autorités pols émettent l’hypothèse que les relations intimes existant entre une autre vedette bien connue de la télévision et du showbiz, Heather Hart, et miss Buckman auraient poussé Taverner à commettre cet acte pour se venger alors qu’il… »


— Quelles relations avais-tu avec Alys ? La connaissant…

— Tu viens de dire que tu ne la connaissais pas. Que tu as fait sa connaissance aujourd’hui seulement.

— Elle était anormale. Si tu veux savoir le fond de ma pensée, je crois qu’elle était lesbienne. Avez-vous eu ce genre de relations, elle et toi ? (Il avait haussé le ton sans pouvoir contrôler sa voix.) C’est ce que cet article laisse entendre. Est-ce vrai ?

La gifle qu’Heather lui lança fut si brutale qu’il recula involontairement en levant les bras pour se protéger. C’était la première fois qu’on le frappait si violemment. Ça faisait un mal de chien. Ses oreilles bourdonnaient.

— Eh bien, vas-y ! siffla-t-elle. Rends-la-moi.

Il ferma le poing, mais son bras retomba et ses doigts se dénouèrent.

— Je ne peux pas. Mais crois bien que je le regrette. Tu as de la chance.

— Je n’en doute pas. Si tu l’as tuée, tu pourrais fort bien me réserver le même sort. Qu’aurais-tu à perdre ? N’importe comment tu es bon pour la chambre à gaz.

— Ce n’est pas moi. Mais tu ne le crois pas.

— Ce que je crois ou pas n’a pas d’importance. Les pols pensent que c’est toi le coupable. À supposer même que tu t’en tires, ta maudite carrière est brisée. Et la mienne aussi, par-dessus le marché. Nous sommes finis, tu comprends ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait ?

Elle hurlait. Jason, effrayé, s’approcha d’elle mais battit en retraite car elle braillait de plus belle. Il était complètement affolé.

— Si je pouvais parler au général Buckman, j’arriverais peut-être à…

— Son frère ? Tu vas faire appel à lui ? (Elle se précipita sur lui, toutes griffes tendues.) C’est lui qui préside la commission chargée d’enquêter sur l’assassinat. Dès que le coroner a conclu à l’homicide, le général Buckman a annoncé qu’il allait s’occuper personnellement de l’affaire. Si seulement tu avais lu l’article jusqu’au bout ! Moi, je l’ai relu dix fois en rentrant de Bel-Air, où j’ai été récupérer ma nouvelle voilette, celle qu’on m’a commandée en Belgique. Maintenant, quelle importance !

Jason tenta de la prendre dans ses bras, mais elle recula.

— Je ne me livrerai pas.

— Fais ce que tu veux. (La voix d’Heather n’était plus qu’un murmure étouffé.) Je m’en occupe. Va-t’en. Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Dommage que vous ne soyez pas morts tous les deux, toi et elle. Cette putain efflanquée… me causer des ennuis, c’est tout ce qu’elle cherchait. Finalement, j’ai dû la virer avec perte et fracas. Elle s’accrochait comme une sangsue.

— Elle se défendait bien au lit ?

Jason fit un pas en arrière pour éviter les ongles d’Heather prêts à lui arracher les yeux. Pendant quelques secondes, aucun des deux ne parla. Ils étaient immobiles, l’un en face de l’autre. Taverner entendait son souffle et le sien. Des inspirations et des expirations haletantes, bruyantes. Il ferma les yeux.

— Fais ce que tu veux, répéta Heather. Moi je vais de ce pas à l’Académie.

— Toi aussi, ils te recherchent ?

— Tu ne peux pas lire l’article en entier ? Tu ne peux même pas faire ça ? Ils veulent mon témoignage. Savoir comment tu prenais mes rapports avec Alys. Pour l’amour de Dieu ! À l’époque, il était de notoriété publique que nous couchions ensemble, toi et moi.

— J’ignorais ces relations.

— C’est ce que je leur dirai. Quand… Elle hésita avant de continuer : quand l’as-tu appris ?

— Il y a quelques minutes. En lisant ce journal.

— Tu n’étais pas au courant hier, lorsqu’elle a été tuée ?

À cette question, Jason renonça. C’était sans issue. Il avait l’impression que le monde était en caoutchouc. Tout rebondissait, changeait de forme à peine touché ou même aperçu.

— Ou aujourd’hui, enchaîna Heather, si c’est ce que tu crois. Si quelqu’un doit le savoir, c’est bien toi.

— Au revoir.

Jason s’assit, partit à la pêche de ses chaussures qui se trouvaient sous le divan, les enfila, attacha les lacets et se leva. Il prit alors la boîte posée sur la petite table.

— Pour toi, dit-il en la lui lançant.

Heather tendit les bras. Le carton la heurta en pleine poitrine et retomba à terre.

— Qu’est-ce que c’est ?

— J’ai oublié, à présent.

S’agenouillant, Heather ramassa la boîte, l’ouvrit, en sortit les journaux qui la garnissaient et le vase bleu. Se redressant, elle l’examina de près à la lumière.

— C’est merveilleusement beau. Merci.

— Je n’ai pas tué cette femme, murmura Jason.

Sans répondre, Heather posa le vase sur une étagère à bibelots.

— Que puis-je faire sinon partir ? (Jason attendit mais elle demeura muette.) Tu as perdu ta langue ?

— Téléphone-leur pour leur dire que tu es là.

Il décrocha le téléphone et manœuvra le cadran.

— Voudriez-vous me passer l’Académie de police de Los Angeles ? dit-il à l’opératrice. Je veux parler au général Buckman. Précisez-lui que c’est de la part de Jason Taverner. Silence sur la ligne.

— Allô ?

— Il y a une ligne directe, monsieur.

— Je préférerais que ce soit vous qui me passiez la communication.

— Mais, monsieur…

— S’il vous plaît.

27

— Voici la meilleure façon d’expliquer le mécanisme de cette drogue, dit Phil Westerburg, le premier adjoint du coroner de la police de Los Angeles, à son supérieur, le général Felix Buckman. Vous n’en avez pas entendu parler parce qu’elle n’est pas encore en usage. Votre sœur a dû la voler dans les laboratoires spéciaux de l’Académie. (Westerburg commença à dessiner sur un morceau de papier.) La continuité temporelle est une fonction du cerveau, une structuration de la perception et de l’orientation.

— Pourquoi l’a-t-elle tuée ? (Il était tard et Buckman avait la migraine. Il lui tardait que la journée prenne fin, que tout le monde s’en aille.) C’était une overdose ?

— Nous ne savons pas encore déterminer ce qui constitue une overdose lorsqu’il s’agit du KR-3. Actuellement, on le teste sur des détenus du camp de travail de San Bernardino qui sont volontaires mais, jusqu’à présent… (Westerburg continuait de dessiner.) J’en reviens à mon explication. Je vous disais donc que la continuité temporelle est une fonction du cerveau qui se maintient aussi longtemps que celui-ci reçoit des impulsions. Par ailleurs, nous savons que le cerveau ne peut fonctionner s’il est incapable d’organiser simultanément un champ de continuité spatiale. Pourquoi ? Pour le moment, nous l’ignorons. C’est probablement en rapport avec l’instinct qui pousse le sujet à stabiliser le réel de sorte que les séquences puissent s’ordonner chronologiquement en termes d’avant et d’après pour ce qui est du temps et, chose plus importante, en termes d’occupation de l’espace. Comparez par exemple un objet en relief avec le dessin de ce même objet.

Il montra son croquis à Buckman qui le regarda d’un œil vide sans rien y comprendre. Où pourrait-il trouver du darvon pour sa migraine à une heure aussi tardive ? se demandait-il. Alys en avait-elle ? Elle collectionnait les pilules comme un écureuil les noisettes.

— L’une des propriétés de l’espace, poursuivit Westerburg, réside en ceci qu’une unité spatiale donnée exclut toutes les autres. Une chose qui est ici ne peut pas être ailleurs. De même, dans le temps, un événement qui arrive avant ne peut pas avoir lieu après.

— Est-ce que cela ne peut pas attendre demain ? Au début, vous m’avez dit qu’il faudrait vingt-quatre heures pour établir un rapport concernant la nature exacte de cette toxine. Vingt-quatre heures, c’est un délai que je trouve satisfaisant.

— Mais vous avez demandé que l’analyse soit menée tambour battant. Vous vouliez qu’il soit immédiatement procédé à l’autopsie. À quatorze heures dix, quand j’ai été officiellement chargé des investigations.

— Moi ? Je vous ai demandé cela ? (Oui, je l’ai demandé. Pour couper l’herbe sous le pied des maréchaux.) Arrêtez vos petits dessins. J’ai mal aux yeux. Contentez-vous d’explications verbales.

— Nous avons appris que ce caractère exclusif de l’espace n’est qu’une fonction du cerveau au niveau de la perception. Les données sont ainsi classées en unités spatiales mutuellement incompatibles. Par millions ou trillions, théoriquement. Mais, en soi, l’espace n’est pas exclusif. En fait, il n’existe pas en tant que tel.

— Ce qui signifie ?

Faisant un effort de volonté pour ne pas y aller d’un petit diagramme, Westerburg répondit :

— Une drogue comme le KR-3 abolit la faculté qu’a le cerveau d’isoler une unité spatiale parmi les autres. Ainsi, dans sa tâche d’organisation de la perception, le cerveau perd-il les notions du ici et du là. Il ne sait plus si un objet a disparu ou s’il est toujours là. Dès lors, il est incapable d’exclure les vecteurs spatiaux concurrents et toute la gamme des variations spatiales est alors ouverte. Le cerveau ne sait plus quels sont les objets qui existent et quels sont ceux qui sont seulement des possibilités non spatiales, latentes. Résultat : des corridors spatiaux parallèles s’ouvrent. Le système perceptif altéré s’y engouffre et tout un univers nouveau, un univers en création, apparaît au cerveau.

— Je vois, dit Buckman.

Mais, en réalité, il ne voyait rien et il s’en moquait. Il n’avait qu’un désir : rentrer chez lui et oublier tout cela.

— C’est d’une importance capitale, enchaîna Westerburg avec exaltation. Le KR-3 ouvre une brèche majeure. Qu’ils le veuillent ou non, les sujets affectés perçoivent par la force des choses des univers irréels. Je vous l’ai dit, des trillions de possibilités sont théoriquement susceptibles de se concrétiser d’un seul coup. Là, le hasard intervient et le système perceptif de l’individu en choisit une parmi toutes celles qui s’offrent. Il y est contraint, car, autrement, les univers rivaux se chevaucheraient et le concept même d’espace s’évanouirait. Est-ce que vous me suivez ?

— Il veut dire que le cerveau s’empare de l’univers spatial qui se trouve à sa portée, expliqua Herb Maime, assis un peu plus loin à son bureau.

— En effet. Vous avez lu le rapport confidentiel du laboratoire sur le KR-3, n’est-ce pas, monsieur Maime ?

— Il y a un peu plus d’une heure. La plus grande partie de l’analyse était trop technique pour que j’y comprenne quelque chose, mais j’ai noté que l’effet de cette drogue est temporaire. En définitive, le cerveau rétablit le contact avec les véritables objets spatio-temporels qu’il percevait auparavant.

Westerburg acquiesça.

— C’est exact. Toutefois, pendant qu’il est sous l’influence de la drogue, le sujet existe ou croit qu’il existe…

— Il n’y a pas de différence entre les deux. C’est justement ainsi qu’elle agit. Le KR-3 efface cette distinction.

— Techniquement, objecta Westerburg. Mais le sujet se trouve dans un environnement actualisé, étranger à celui qu’il a toujours connu et il se comporte comme s’il avait pénétré dans un monde nouveau, un monde dont certains aspects sont transformés. L’importance quantitative de cette transformation est déterminée par la distance – si j’ose dire – séparant le monde spatio-temporel antérieurement perçu et le nouvel univers qui s’impose au sujet.

— Je rentre, dit Buckman. Je suis incapable d’en supporter davantage. (Il se leva.) Merci, Westerburg, fit-il en tendant automatiquement la main à l’adjoint du coroner qui la lui serra. Préparez-moi un résumé de tout ça, Maime. Je le lirai demain matin.

Et il fit mine de partir, son pardessus gris sous le bras, selon son habitude.

— Comprenez-vous maintenant ce qui est arrivé à Taverner ? lui demanda Herb.

Buckman s’immobilisa.

— Non.

— Il est passé dans un autre univers où il n’existait pas. Et nous y sommes entrés avec lui parce que nous sommes des éléments de son système perceptif. Quand la drogue a cessé de faire effet, il est reparti en arrière. En fait, ce qui l’a libéré n’est pas ce qu’il avait pris ou n’avait pas pris, c’est la mort de votre sœur. Du coup, le fichier central nous a tout naturellement fait parvenir son dossier.

— Bonne nuit.

Buckman sortit de la pièce, traversa la vaste salle silencieuse où s’alignaient des bureaux métalliques immaculés, tous identiques, tous vides à cette heure tardive, y compris celui de McNulty, et entra dans le tube ascensionnel qui prit son essor.

Quand il fut sur le toit, l’air froid et limpide de la nuit lui fit affreusement mal à la tête. Il ferma les yeux et grinça des dents. Au fond, Phil Westerburg pourrait me donner un analgésique. Il y en a probablement une cinquantaine d’espèces différentes dans la pharmacie de l’Académie et Westerburg a les clés.

Buckman s’engouffra à nouveau dans le tube et redescendit au quatorzième étage. Herb et Westerburg étaient encore en train de discuter dans le bureau.

— Je voudrais vous expliquer une chose à laquelle j’ai fait allusion, dit le premier au général. Que nous sommes des éléments de son système perceptif.

— Ce n’est pas vrai, répliqua Buckman.

— C’est à la fois vrai et faux. Ce n’est pas Taverner qui a pris du KR-3 mais Alys. Tout comme nous, il est devenu une donnée du système perceptif de votre sœur qui l’a entraîné à sa suite quand elle est passée dans un univers parallèle. De toute évidence, elle était très intéressée par la personnalité de Taverner. Pendant un certain temps, elle a imaginé qu’elle le connaissait en chair et en os. Elle a résolu le problème avec cette drogue. Mais, en même temps, Taverner et nous demeurions dans notre univers propre. Nous occupions simultanément deux corridors spatiaux, l’un réel, l’autre irréel. Un univers effectif et une possibilité latente parmi beaucoup d’autres que le KR-3 a spatialisée de façon temporaire. Seulement temporaire. À peu près deux jours.

— Ce qui est suffisant pour léser considérablement le cerveau du sujet, renchérit Westerburg. C’est probablement moins la toxicité du produit qui a détruit le cerveau de votre sœur qu’une surcharge prolongée. Peut-être constaterons-nous que la cause ultime de sa mort a été une altération irréversible du tissu cortical, une accélération du déclin neurologique normal. En quelque sorte, son cerveau est mort de vieillesse en deux jours.

— Westerburg, pouvez-vous me donner du darvon ?

— La pharmacie est fermée.

— Vous avez la clé.

— En principe, je n’ai pas à l’utiliser quand le pharmacien n’est pas de service.

— Pour une fois, faites une exception, dit sèchement Herb.

Westerburg sortit en fourrageant dans son trousseau de clés.

— Si le pharmacien était là, il n’aurait pas besoin de la clé, murmura Buckman après son départ.

— Toute la planète est dirigée par des bureaucrates. (Maime décocha un coup d’œil perçant au général.) Vous vous rendez malade. Quand il vous aura apporté le darvon, rentrez chez vous.

— Je ne suis pas malade. Un peu patraque, c’est tout.

— Ce n’est quand même pas la peine de rester. Je prendrai la relève. Vous étiez parti. Pourquoi êtes-vous revenu ?

— Je suis comme un animal. Comme un rat de laboratoire.

Le téléphone posé sur le grand bureau de chêne grésilla.

— Croyez-vous que ce soit l’un des maréchaux ? demanda Buckman. Pas question que je leur parle cette nuit. Ça attendra.

Herb décrocha, écouta, puis plaqua la main sur le microphone.

— C’est Taverner… Jason Taverner.

— Donnez.

Buckman prit le combiné que lui tendait Maime.

— Allô, Taverner ? Il est bien tard.

— Je veux me livrer, dit Taverner d’une voix grêle. Je suis chez Heather Hart. Nous attendons ensemble.

— Il veut se livrer, répéta Buckman à l’adresse de son subordonné.

— Dites-lui de venir ici.

— Venez ici, dit Buckman à son interlocuteur. Pourquoi voulez-vous vous rendre ? Vous n’en réchapperez pas vivant, espèce de misérable assassin. Vous le savez. Pourquoi ne prenez-vous pas la fuite ?

— Pour aller où ? couina Taverner.

— Dans un campus. Vous n’avez qu’à aller à Columbia. Ils sont stabilisés. Ils ont de l’eau et des vivres pour un bout de temps.

— Je ne veux plus être traqué.

— C’est ça la vie… être traqué, gronda Buckman. D’accord, Taverner. Venez et on vous incarcérera. Emmenez la femme Hart avec vous pour qu’on enregistre sa déposition. (Se rendre ! Quel abruti ! songea-t-il.) Pendant que vous y êtes, coupez-vous donc les testicules, imbécile que vous êtes !

La voix de Buckman tremblait.

— Je veux me disculper, fit faiblement la voix de Taverner à l’oreille de Buckman.

— Quand vous serez là, je vous abattrai avec mon propre pistolet, dégénéré ! Pour résistance et violences contre représentants de la force publique. Ça ou autre chose. Selon l’inspiration du moment. (Il raccrocha.) Il vient se faire tuer.

— Vous l’avez sélectionné. Vous pouvez défaire ce que vous avez fait. Déclarez-le innocent et renvoyez-le à ses disques et à son émission ridicule.

Buckman secoua la tête.

— Non.

Au même moment, Westerburg surgit avec deux pilules roses et un gobelet en carton rempli d’eau.

— Voici le darvon.

— Merci.

Buckman goba les pilules, but une gorgée et laissa tomber le récipient dans le lacérateur. Les dents de l’appareil crissèrent doucement, puis tout bruit cessa.

— Rentrez chez vous, dit Herb. Ou, mieux encore, prenez une chambre dans un motel, un bon motel du centre, et, demain, faites la grasse matinée. Je m’occuperai des maréchaux quand ils appelleront.

— Il faut que je voie Taverner.

— C’est inutile. Je l’inculperai. Moi ou le sergent de garde. Comme n’importe quel autre criminel.

— Herb, j’ai l’intention de tuer ce type comme je l’ai dit au téléphone.

Buckman ouvrit le dernier tiroir de son bureau, en sortit un coffret de cèdre dont il souleva le couvercle. Le coffret contenait un Derringer 22 à un coup. Il le chargea avec une balle à charge creuse en veillant que le canon de l’arme soit dirigé vers le plafond. Par sécurité. C’était un réflexe.

— Montrez.

Buckman lui tendit le pistolet.

— Fabriqué par Colt qui en a acquis les brevets. J’ai oublié quand.

— C’est une belle arme de poing, dit Herb en soupesant le pistolet et en vérifiant l’équilibre. Mais une balle de 22, c’est trop petit, ajouta-t-il en le rendant à Buckman. Il faudrait le tirer juste entre les deux yeux. Qu’il soit donc exactement en face de vous. (Il posa sa main sur l’épaule du général.) Prenez un 38 spécial ou un 45. OK ? Vous le ferez ?

— Vous savez à qui appartient ce pistolet ? À Alys. Elle tenait à ce que je le garde dans mon bureau parce que, disait-elle, si elle l’avait sous la main à la maison, elle risquerait de s’en servir contre moi pendant une dispute ou quand elle est… quand elle était déprimée. Pourtant, ce n’est pas une arme de femme. Derringer faisait des pistolets pour dames, mais celui-ci n’en est pas un.

— C’est vous qui l’avez procuré à Alys ?

— Non. Elle l’a trouvé chez un prêteur sur gages de Watts. Il lui en a coûté vingt-cinq tickets. Ce n’était pas une mauvaise affaire compte tenu de l’état de l’objet. (Il dévisagea Herb.) Il faut vraiment l’abattre. Les maréchaux voudront avoir ma peau si on ne lui fait pas porter le chapeau. Et je tiens à conserver mon poste.

— Faites-moi confiance.

— C’est bon. (Buckman hocha la tête.) Je vais rentrer chez moi.

Il reposa le pistolet dans son lit de velours rouge, referma le coffret puis, se ravisant, le rouvrit et éjecta la balle de 22 sous les yeux de Maime et de Westerburg.

— Sur ce modèle, le canon bascule latéralement. C’est inhabituel.

— Il serait préférable qu’un véhicule de service vous ramène chez vous, suggéra Herb. Dans votre état et après ce qui s’est passé, vous ne devriez pas conduire.

— Je suis capable de conduire. Je suis toujours capable de conduire. La seule chose que je ne puisse pas faire, c’est de tuer avec une balle de 22 un homme debout devant moi. Il faut que quelqu’un s’en charge à ma place.

— Bonne nuit, murmura Herb.

— Bonne nuit.

Buckman les quitta, retraversa les bureaux et les salles désertes en direction du tube ascensionnel. Grâce au darvon, sa migraine, déjà, commençait à s’atténuer. Quel soulagement ! Maintenant, je vais pouvoir respirer l’air de la nuit sans souffrir.

La porte du tube s’ouvrit. Jason Taverner était à l’intérieur en compagnie d’une fort jolie femme. Tous deux étaient pâles, terrifiés. Deux êtres grands, beaux et inquiets. Visiblement des six. Des six vaincus.

— Vous êtes en état d’arrestation. Je vais vous donner connaissance de vos droits. Tout ce que vous déclarerez pourra être retenu contre vous. Vous avez le droit de vous faire assister par un avocat et si vous n’en avez pas les moyens, on vous en désignera un d’office. Vous avez le droit d’être jugés par un jury, mais vous pouvez y renoncer et être jugés par un juge nommé par l’Académie de police de la ville et du comté de Los Angeles. Comprenez-vous ce que je viens de vous dire ?

— Je suis venu pour me disculper, répondit Jason Taverner.

— Mes collaborateurs enregistreront vos dépositions. Les bureaux bleus que vous connaissez déjà. (Il fit un geste.) Vous le voyez, lui, là-bas ? Le type en veston avec une cravate jaune ?

— Est-ce que je peux me disculper ? Je reconnais que j’étais dans la maison quand elle est morte, mais je n’ai rien à voir avec sa mort. Je suis monté et je l’ai découverte dans la salle de bains. Elle était allée me chercher de la thorazine pour neutraliser la mescaline qu’elle m’avait donnée.

— Il l’a vue sous forme de squelette, dit la femme – qui ne pouvait être qu’Heather Hart –, à cause de la mescaline. Est-ce qu’il ne peut pas soutenir qu’il était sous l’influence d’un hallucinogène puissant ? Cela ne l’innocente-t-il pas aux yeux de la loi ? Il ne se contrôlait pas et, moi, je suis totalement étrangère à cette affaire. Ce n’est que ce soir en lisant le journal que j’ai appris qu’elle était morte.

— Il y a des États où ces arguments seraient suffisants.

— Mais pas la Californie, dit la femme d’une voix défaillante. (Compréhensive.)

Herb Maime, sortant de son bureau, jaugea la situation.

— Je vais l’écrouer et enregistrer leurs dépositions, monsieur Buckman. Rentrez chez vous comme convenu.

— Merci. Où est mon pardessus ? (Il jeta un coup d’œil à la ronde.) Bon Dieu ! Qu’il fait froid ! La nuit, on éteint le chauffage, expliqua-t-il à Taverner et à sa compagne. Je suis désolé.

— Bonne nuit, répéta Herb.

Buckman s’engouffra dans le tube ascensionnel et actionna le bouton commandant la fermeture de la porte. Toujours sans son pardessus. Je devrais peut-être prendre un noir-et-gris et demander à un jeune cadet ambitieux de me reconduire. Ou, comme me l’a suggéré Herb, aller dans un bon hôtel du centre. Voire un de ces nouveaux hôtels insonorisés qu’on a construits près de l’aéroport. Seulement, je n’aurais pas mon mobilo pour retourner au bureau demain.

Le froid et l’obscurité qui régnaient sur le toit le firent tressaillir. Même le darvon ne peut rien. Je sens encore le froid.

Il monta à bord de son aéromobile et claqua la portière. Il faisait encore plus froid que dehors. Seigneur ! Il lança le moteur et mit le radiateur en marche. Un air glacé jaillit des ventilateurs du plancher, soufflant dans sa direction. Il se mit à trembler. Ça ira mieux à la maison. Il consulta sa montre. Deux heures et demie. Pas étonnant qu’il fasse si froid. Pourquoi ai-je jeté mon dévolu sur Taverner ? se demandait-il. Parmi les six milliards d’habitants de la planète… cet homme précis qui n’a jamais blessé personne, n’a jamais rien fait, à part attirer l’attention des autorités sur son dossier. Tout est là, songea-t-il. Jason Taverner a eu le malheur d’entrer dans notre collimateur et, selon le dicton, une fois qu’un homme a éveillé l’attention des autorités, on ne l’oublie jamais entièrement.

Mais je peux défaire ce qui a été fait ainsi que l’a souligné Herb.

Non. Là encore, la réponse est négative. Les dés ont été jetés dès le début. Avant que personne ne les ait même eus en main. Oui, tu étais condamné dès le départ, Jason Taverner. Dès ton premier acte.

Nous jouons tous un rôle. Nous occupons une position. Parfois médiocre, parfois importante. Parfois ordinaire, parfois étrange. Parfois incongrue et bizarre. Parfois visible, parfois obscure ou totalement invisible. Jason Taverner avait un rôle important et visible à la fin – et c’est à la fin que la décision a dû être prise. S’il avait pu rester ce qu’il était au début, un homme de peu de poids, sans papiers en règle, vivant dans un hôtel miteux, dans un quartier mal famé… S’il avait pu rester cet homme-là, peut-être s’en serait-il tiré. Ou, au pire, il se serait retrouvé dans un camp de travail. Mais Taverner n’a pas fait ce choix.

Il était mû par le désir irrationnel de se faire remarquer, d’être visible, connu. Eh bien, Jason Taverner, te voilà à nouveau connu comme avant. Mais en mieux. D’une autre façon. En un sens, cela sert des fins supérieures que tu ignores mais qu’il te faut accepter sans les comprendre. Quand on t’enterrera, ta bouche béante posera la question : « Qu’est-ce que j’ai fait ? » Et tu seras enterré ainsi, la bouche toujours béante.

Et je ne pourrai jamais t’expliquer. Si, j’aurais une chose à te dire : ne te fais jamais remarquer par les autorités. Ne suscite pas notre attention. Demeure un inconnu pour nous.

Peut-être qu’un jour, dans un lointain avenir où cela n’aura plus d’importance, le rituel et les formes de ta chute seront rendus publics. À une époque où il n’y aura plus de camps de travail forcé, plus de camps bouclés par des policiers armés de mitraillettes à tir rapide, portant des masques à gaz qui les font ressembler à des rongeurs munis d’une grande trompe, aux yeux globuleux, à des sortes d’animaux inférieurs et nuisibles. Un jour, il y aura peut-être un procès en réhabilitation et l’on apprendra que tu n’as porté tort à personne. Que tu n’as rien fait, en réalité, sauf d’avoir attiré notre curiosité.

La grande vérité, la vérité essentielle, c’est que malgré ta célébrité, malgré le vaste public que tu as derrière toi, tu ne comptes pas. Moi, je compte. C’est cela qui nous différencie. En conséquence, il faut que tu disparaisses et que je demeure.

Le mobilo voguait dans la nuit constellée et Buckman se chantait une chanson silencieuse, s’efforçant de voir plus loin, plus avant dans le temps, de voir son univers douillet de musique, de méditation, d’amour, de livres, de tabatières orfévrées et de timbres rares. D’oublier un instant le vent impétueux qui l’assaillait tandis qu’il filait, étincelle perdue dans la nuit.

Il existe une beauté éternelle, se dit-il. J’en serai le gardien. Je suis de ceux qui la chérissent. Et je demeure. En dernière analyse, c’est la seule chose qui importe.

Il fredonnait un air discordant. Enfin, il éprouva une vague tiédeur : le radiateur du mobilo commençait à fonctionner.

Quelque chose coula de son nez, tomba sur sa veste. Mon Dieu ! songea-t-il avec horreur. Voilà que je me remets à pleurer. Il leva la main et s’essuya les yeux, c’était humide, un peu gras. Sur qui est-ce que je pleure ? Sur Alys ? Sur Taverner ? Sur Heather Hart ? Ou sur les trois ?

Non. C’est un réflexe. C’est la fatigue, l’inquiétude. Cela ne veut rien dire. Pourquoi un homme pleure-t-il ? Il ne pleure pas comme une femme. Il ne pleure pas pour des raisons sentimentales. Un homme qui pleure se lamente sur la perte de quelque chose, de quelque chose de vivant. Un homme peut pleurer sur une bête malade qui ne guérira pas. Sur la mort d’un enfant. Oui, un homme peut pleurer pour cela. Mais pas parce que la vie est triste.

Un homme ne pleure ni sur l’avenir ni sur le passé mais sur le présent. Et le présent, quel est-il ? À l’heure qu’il est, on est en train d’écrouer Taverner à l’Académie de police et il raconte son histoire. Comme tout le monde, il a une explication à donner, une justification pour se disculper. Voilà ce qu’est en train de faire Jason Taverner, tandis que je suis aux commandes de mon aéromobile.

Buckman braqua le volant et le mobilo amorça une longue trajectoire qui s’acheva par un immelmann. Il fit demi-tour sans ralentir. Simplement, le véhicule repartit dans la direction opposée. Vers l’Académie.

Felix Buckman pleurait toujours. Ses larmes étaient de plus en plus grosses, leur débit de plus en plus pressé. Ce n’est pas le chemin, songea-t-il. Herb a raison. Il ne faut pas que je sois là. Je ne puis qu’être témoin d’une chose que je ne suis plus en mesure de contrôler. Je suis une fresque peinte. Seulement en deux dimensions. Nous ne sommes, Jason Taverner et moi, que des personnages d’un vieux dessin d’enfant. Plein de poussière.

Il appuya sur la pédale de l’accélérateur et contre-braqua. Le mobilo toussa et son moteur eut des ratés. La prise d’air est fermée. J’aurais dû l’ouvrir un peu. Ce moteur est froid.

À nouveau, il changea de direction.

Perclus de fatigue, il se résigna à glisser sa carte d’itinéraire perforée dans le bloc de commande et enclencha le pilote automatique. Il faut que je me repose. Il alluma le circuit sopo. Le mécanisme se mit à bourdonner et Buckman ferma les yeux.

Le sommeil artificiel le submergea instantanément, comme toujours. Il éprouva un sentiment d’euphorie en se sentant tomber en feuille morte. Soudain, un rêve contre lequel le circuit sopo ne pouvait rien s’empara de lui. Ce rêve, il le refusait lucidement. Mais il était incapable d’y faire obstacle.

Un paysage d’été, roux et sec. Le paysage de son enfance. Il était à cheval et un groupe de cavaliers s’approchait de lui par la gauche, lentement. Des hommes aux tuniques éclatantes, chacune d’une couleur différente, coiffés d’un casque pointu scintillant au soleil. Solennels, les chevaliers le dépassèrent et il remarqua le visage de l’un d’eux : un antique visage de marbre. Le visage d’un homme terriblement vieux dont la barbe blanche ondoyait. Quel nez prononcé ! Quelle noblesse dans ces traits ! Un homme las, sérieux, tellement éloigné des hommes ordinaires. De toute évidence, c’était un roi.

Felix Buckman n’ouvrit pas la bouche et les cavaliers ne lui adressèrent pas la parole. Ensemble, ils se dirigeaient vers la maison d’où il était sorti. Quelqu’un s’y était enfermé dans le silence, la solitude et l’obscurité, sans fenêtres, seul pour l’éternité. Jason Taverner. Immobile, inerte, existant à peine. Felix Buckman continua son chemin, galopant en rase campagne. Soudain, un cri atroce lui parvint. Ils avaient tué Taverner. Les voyant entrer, les devinant dans les ténèbres qui l’enveloppaient, sachant quelles étaient leurs intentions, Taverner avait hurlé.

Un chagrin absolu, une désespérance totale s’emparèrent de Felix Buckman. Mais, dans son rêve, il ne fit pas demi-tour, il ne se retourna pas. Il n’y avait rien à faire. Personne n’aurait pu arrêter les cavaliers aux tuniques multicolores. Nul n’aurait pu leur interdire de faire ce qu’ils avaient à faire. D’ailleurs, c’était fini. Taverner était mort.

Son esprit désorienté et tumultueux parvint à actionner un relais par l’intermédiaire de minuscules électrodes reliées au circuit sopo. Un commutateur bascula et une sonorité intense et désagréable réveilla Buckman, cassa le rêve.

Il frissonna. Seigneur ! Comme il faisait froid ! Comme il était vide ! Comme il se sentait seul !

Un déchirant chagrin, séquelle de son rêve, lui poignait le cœur, le bouleversant encore. Il faut que j’atterrisse. Que je voie des gens. Que je parle à quelqu’un. Je ne peux pas rester seul. Même une seconde…

Il débrancha le pilote automatique et fit piquer le mobilo vers un rectangle de clarté fluorescente.

Quelques instants plus tard, il se posa en cahotant devant les pompes à carburant et s’arrêta à côté d’un autre mobilo. Vide. Abandonné, sans personne à l’intérieur.

Les lumières éclairaient la silhouette d’un Noir d’un certain âge vêtu d’un élégant pardessus, sa cravate colorée, son visage aristocratique aux traits profondément marqués. Les bras croisés sur la poitrine, l’air absent, il faisait les cent pas sur la piste maculée de taches d’huile. Manifestement, il attendait que le pompiste-robot ait fini de faire le plein. Le Noir n’était ni impatient ni résigné ; simplement, il existait, lointain, détaché, splendide et puissant, très grand, sans voir personne parce que c’était sans intérêt pour lui.

Felix Buckman se rangea, coupa son moteur, ouvrit la portière et sortit. Tout ankylosé. La nuit était froide. Il se dirigea vers le Noir.

Qui ne le regarda pas. Il gardait ses distances. Il déambulait, serein et impassible, sans rien dire.

D’une main que le froid faisait trembler, Buckman sortit de sa poche un stylo-bille et se fouilla à la recherche d’un morceau de papier, n’importe quoi, une feuille de bloc. Quand il l’eut trouvée, il la posa sur le capot du mobilo du Noir et, sous les lampes au halo éclatant et cru de la station, il dessina un cœur percé d’une flèche. Grelottant, il se tourna vers l’inconnu qui continuait de faire les cent pas et lui tendit le papier.

Le Noir, dont l’étonnement fit étinceler les yeux, grommela quelque chose d’indistinct, prit le feuillet et le regarda sous la lumière. Buckman attendit. L’autre retourna le papier. Il n’y avait rien au verso. À nouveau, il contempla le cœur percé d’une flèche, plissa le front, haussa les épaules, rendit la feuille au général de police et, croisant les bras, lui tourna le dos et s’éloigna. Le bout de papier s’envola au vent.

Felix Buckman remonta en silence à bord de son mobilo, lança son moteur, claqua la portière et décolla tandis que ses clignotants ascensionnels scintillaient à l’avant et à l’arrière de l’engin. Ils s’éteignirent automatiquement quand l’aéromobile fila en bourdonnant en direction de la ligne d’horizon. Buckman ne pensait à rien.

Derechef, les larmes jaillirent de ses yeux.

Il tourna brusquement le volant à fond. Le mobilo se cabra, fit une violente embardée et glissa latéralement dans une trajectoire de descente. Quelques secondes plus tard, il s’immobilisa sous les lumières crues à côté de l’autre aéromobile vide, du Noir qui faisait les cent pas, à côté des pompes. Il freina, coupa le contact et, péniblement, mit pied à terre.

L’autre le regardait.

Buckman s’approcha de lui. Le Noir ne fit pas mine de battre en retraite. Il resta où il était. Alors, le général le serra dans ses bras.

Le nègre poussa une exclamation de surprise et d’effroi. Aucun des deux hommes ne parla. Au bout de quelques instants, Buckman le lâcha, tourna les talons et regagna son mobilo en flageolant sur ses jambes.

— Attendez, dit le Noir.

Buckman lui fit face.

Le Noir hésitait en grelottant.

— Connaissez-vous le chemin de Ventura ? La route aérienne 30 ? (Il attendit. Buckman demeurait muet.) C’est à une cinquantaine de miles au Nord. (Buckman gardait toujours le silence.) Vous n’auriez pas une carte de la région, par hasard ?

— Non. Je suis désolé.

— Je demanderai à la station, dit le Noir avec un petit sourire timide. Je suis heureux… de vous avoir rencontré. Comment vous appelez-vous ? (Il attendit longtemps.) Vous ne voulez pas me dire votre nom ?

— Je n’en ai pas, répondit Buckman. Pas maintenant. (Penser à cela lui était intolérable.)

— Êtes-vous une personnalité officielle ? Un membre du comité d’accueil ? Ou faites-vous partie de la Chambre de commerce de Los Angeles ? J’ai eu l’occasion d’avoir affaire à ces messieurs et ils sont parfaits.

— Non, je suis un individu. Comme vous.

— Moi, j’ai un nom. (Le Noir plongea prestement la main dans la poche intérieure de son manteau, en sortit un bristol qu’il tendit à Buckman.) Montgomery L. Hopkins, tel est mon titre. Regardez cette carte. Jolie gravure, n’est-ce pas ? J’aime les lettres en relief. Ça m’a coûté cinquante dollars les mille ; j’ai fait baisser le prix en marchandant. (Les grands caractères noirs étaient admirablement gravés.) Je fabrique des écouteurs à bio-rétroaction fonctionnant sur le principe analogique. Bon marché. Au détail, on les vend pour moins de cent dollars.

— Venez me rendre visite.

— Faites-moi signe. Ces endroits, ajouta-t-il d’une voix lente et ferme mais en haussant un peu le ton, ces stations-service robots sont déprimantes la nuit.

Nous pourrons parler plus longuement un autre moment. Dans un lieu sympathique. Je comprends ce que vous éprouvez. Ça vous flanque le bourdon, ces endroits-là. En général, je fais le plein en rentrant de l’usine pour ne pas avoir à m’arrêter à une heure aussi tardive. Il m’arrive souvent de faire des tournées de nuit. Oui, je vois que vous n’êtes pas bien à l’expression déprimée de votre bouche. C’est pour cela que vous m’avez tendu ce billet et, de prime abord, je n’ai malheureusement pas compris. Et que vous m’avez pris dans vos bras comme l’aurait fait un enfant. Parfois, il m’est arrivé d’avoir la même inspiration… disons plutôt la même impulsion. J’ai quarante-sept ans. Je comprends. Vous ne voulez pas être seul la nuit, surtout par un temps aussi froid pour la saison. Oui, je suis tout à fait d’accord. Et, maintenant, vous ne savez trop que dire parce que vous avez agi sous le coup d’une impulsion irrationnelle, sans réfléchir aux conséquences. Mais rassurez-vous, je suis capable de comprendre. Ne vous faites pas de souci. Passez me voir. Ma maison vous plaira. Elle est très intime. Je vous présenterai ma femme et mon gosse.

— Comptez sur moi. Je garderai votre carte. (Buckman la glissa dans son portefeuille.) Merci.

— Je vois que mon mobilo est prêt. Il a fallu refaire également le plein d’huile.

Le Noir hésita, fit mine de s’éloigner, puis se retourna et tendit la main à Buckman qui la secoua brièvement.

— Au revoir.

Buckman suivit le nègre des yeux. Celui-ci paya, s’installa au volant de son mobilo quelque peu cabossé, mit le contact et décolla dans les ténèbres. En passant au-dessus de Buckman, il agita la main droite pour le saluer.

Bonne nuit, fit silencieusement Buckman en répondant à son salut, les doigts gourds de froid. Ensuite, il réintégra son propre aéromobile, hésita, complètement hébété, puis, ne voyant rien venir, claqua brutalement la portière et mit le contact. Un moment plus tard, il voguait dans le ciel. Coulez, mes larmes, songea-t-il. Le premier morceau de musique abstraite qui eût jamais été écrit. En 1600, par John Dowland dans son Second Livre du Luth. Je le passerai sur ma belle chaîne toute neuve en rentrant à la maison. Il me rappellera Alys et les autres. Il y aura une symphonie, un feu de bois et il fera chaud.

Demain matin à la première heure, j’irai chercher le petit en Floride. À partir de maintenant, Barney restera avec moi. On sera tous les deux. Tant pis pour les conséquences. D’ailleurs, il n’y aura pas de conséquences. C’est fini. Je suis en sécurité. Pour toujours.

Le mobilo rampait dans le ciel nocturne comme un insecte blessé, à demi liquéfié, ramenant Buckman chez lui.

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