DEUXIÈME PARTIE

À bas, vaines lumières, ne brillez plus !

Nulle nuit n’est assez noire pour ceux, désespérés,

Qui pleurent leur fortune perdue.

Seule la honte, à lumière sait révéler.

7

À l’heure où s’annonçaient les premiers gris du crépuscule, avant que l’activité de la nuit ne fleurît sur le ciment des trottoirs, le général de police Felix Buckman posa son opulent aéromobile de fonction sur le toit du bâtiment de l’Académie de police de Los Angeles. Il resta encore un moment à bord à lire les articles de première page de l’unique journal du soir, puis replia soigneusement ce dernier, le mit sur la banquette arrière, déverrouilla la portière et sortit.

C’était l’heure morte. L’équipe de jour commençait à vider les lieux, celle de nuit n’était pas encore arrivée.

L’heure qu’il aimait. Il avait alors l’impression que l’immense bâtiment lui appartenait. « Et le monde s’abandonne à l’ombre et à moi », songea-t-il, citant l’Élégie de Thomas Gray, son poète favori depuis l’enfance.

Grâce à son passe personnel, il ouvrit le sphincter express qui le parachuta rapidement au niveau quatorze, le sien. Là où il travaillait depuis qu’il avait l’âge d’homme, ou presque.

Des alignements de bureaux vides. Toutefois, tout au fond de la grande salle, un officier était encore là, laborieusement occupé à rédiger un rapport. Et, plantée devant le distributeur automatique, une femme policier buvait son café dans un gobelet Dixie.

— Bonsoir, fit Buckman.

Il ne la connaissait pas, mais cela n’avait pas d’importance, elle le connaissait, comme tous ceux du service.

— Bonsoir, monsieur Buckman.

Elle se redressa comme pour se mettre au garde-à-vous.

— Fatiguée ?

— Pardon, monsieur ?

— Rentrez chez vous.

Buckman passa devant elle, contourna la dernière rangée de bureaux, la file des cubes en métal gris sur lesquels se traitaient toutes les affaires concernant cette branche de la police de la Terre. La plupart étaient vides. Les policiers avaient terminé leurs tâches avant de s’en aller. Mais plusieurs papiers étaient posés sur le bureau 37. Voici quelqu’un qui a fait des heures supplémentaires, se dit Buckman. Et il se pencha pour lire la plaque identificatrice.

L’inspecteur McNulty, naturellement. Le prodige de l’Académie, formé sur le tas, ruminant toujours des conspirations et des vestiges de trahisons… Buckman sourit, s’assit dans le fauteuil pivotant et s’empara des papiers.


TAVERNER, JASON. CODE BLEU.

La photocopie d’un dossier caché dans les caves de la police. Qui s’était matérialisée à l’appel d’un fonctionnaire d’un zèle et d’un poids exagérés. L’inspecteur McNulty. Une petite note au crayon : « Taverner n’existe pas. »

Curieux, se dit le général en commençant à feuilleter le dossier.

— Bonsoir, monsieur Buckman.

C’était son adjoint, Herbert Maime, un garçon jeune et pointu, élégamment vêtu d’un costume civil, privilège qu’il partageait avec Buckman.

— Il semble que McNulty travaille sur le dossier de quelqu’un qui n’existe pas, lui dit ce dernier.

— Dans quel commissariat n’existe-t-il pas ?

Les deux hommes s’esclaffèrent. Ils n’aimaient pas particulièrement McNulty, mais la police grise avait besoin de gens comme lui. Tout serait parfait si les McNulty de l’Académie ne s’élevaient pas aux niveaux supérieurs de la hiérarchie. En tout cas, Buckman n’y était pour rien.

« Le sujet a faussement déclaré s’appeler Jason Taverner. Dossier erroné concernant Jason Tavern, de Kememmer, Wyoming, réparateur de moteurs diesels, a été communiqué. Le sujet a prétendu être Tavern et avoir subi opération de chirurgie esthétique. Pièces d’identité établies au nom de Taverner Jason mais pas d’antécédents correspondants. »

Intéressant, songea Buckman en continuant à lire les notes de McNulty. Absolument aucune trace de cet homme. Il alla jusqu’au bout :

« Bien habillé. Donne l’impression d’avoir de l’argent et peut-être assez d’influence pour avoir fait retirer son dossier du fichier central. Me suis informé de ses relations avec Katharine Nelson, contact pol dans le secteur. Sait-elle qui il est ? À tenté de le couvrir, mais le contact pol 1659BD a implanté un micro-émetteur sur le sujet. Ce dernier est actuellement dans un taxi, secteur N8823B, se dirigeant vers Las Vegas. Doit se présenter le 11/4 à 22 heures, heure de l’Académie. Prochain rapport à 14 h 40, heure de l’Académie. »

Katharine Nelson… Buckman l’avait rencontrée une fois à l’occasion d’un stage d’orientation des contacts pols. Elle ne livrait que les individus qu’elle n’aimait pas. Buckman éprouvait pour elle une bizarre admiration informulée. Après tout, s’il n’était pas intervenu, elle aurait été expédiée le 4 août 82 dans un camp de travail forcé en Colombie britannique.

— Passez-moi McNulty au vidéophone, ordonna-t-il à Herbert Maime. Il serait bon que j’aie une petite conversation avec lui.

Quelques instants plus tard, Maime lui tendit l’appareil. Sur le petit écran gris apparut la tête de McNulty, aussi chiffonnée que son salon. Mesquins et négligés, l’un comme l’autre.

— Oui, monsieur Buckman, dit-il, tâchant d’accommoder son regard et de rectifier sa position malgré sa lassitude. (En dépit de la fatigue et de la dose de dope ingurgitée, McNulty savait exactement comment se comporter devant ses supérieurs.)

— Mettez-moi succinctement au courant de cette histoire Jason Taverner. Je suis perdu dans vos notes.

— Le sujet a loué une chambre d’hôtel au 453, Eye Street. À sondé le contact pol 1659BD, connu sous le nom d’Ed, pour lui demander de le mettre en rapport avec un faussaire. Ed lui a collé un micro-émetteur et il l’a conduit auprès du contact 1980 CC, Kathy.

— Katharine Nelson ?

— Oui, monsieur. De toute évidence, elle a fait un travail remarquable. Les tests préliminaires effectués par le laboratoire ont montré que les fausses cartes étaient presque parfaites. Elle voulait sûrement qu’il s’en tire.

— Vous avez vu Katharine Nelson ?

— Je les ai vus tous les deux chez elle. Ni l’un ni l’autre ne se sont montrés coopératifs. J’ai examiné les pièces d’identité du sujet mais…

— Elles avaient l’air authentiques.

— Oui, monsieur.

— Vous pensez toujours être capable de vous prononcer à l’œil ?

— Oui, monsieur Buckman. Le travail a été si bien exécuté que le sujet a pu passer un point de contrôle volant sans être inquiété.

— Il mérite d’être félicité.

— Je lui ai pris ses papiers, enchaîna McNulty, et lui ai fait délivrer un sauf-conduit renouvelable d’une validité de 7 jours. Puis je l’ai fait venir au commissariat 469 où j’ai mon bureau auxiliaire et j’ai réclamé son dossier. J’ai reçu celui de Jason Tavern. Le sujet m’a parlé en long et en large d’une opération de chirurgie plastique qu’il aurait subie. L’histoire paraissant plausible, nous l’avons laissé repartir. Non, attendez… je ne lui ai donné le laissez-passer qu’après.

— Bien, coupa Buckman. Mais qu’est-ce qu’il mijote ? Qui est-il ?

— Nous le suivons par le truchement du microémetteur et nous cherchons à trouver du matériel sur lui au fichier. Mais, comme vous avez pu le lire dans mes notes, je crois qu’il s’est débrouillé pour faire sortir son dossier de toutes les banques de données. Il est inconnu. Il faut croire qu’il n’existe pas puisque tout le monde a son dossier. Le moindre écolier le sait. C’est la loi, nous devons avoir un dossier sur tout un chacun.

— Mais nous n’avons pas le sien.

— Je sais, monsieur Buckman. Seulement, quand un dossier n’est pas là, c’est qu’il y a une raison. Ce n’est pas un hasard. Quelqu’un l’a chipé.

— Chipé, releva Buckman, amusé.

— Volé… détourné. (McNulty paraissait penaud.) Je commence tout juste à mettre le nez dans cette affaire, monsieur Buckman. J’en saurai davantage d’ici à vingt-quatre-heures. D’ailleurs, nous pouvons l’appréhender à tout moment. Je ne crois pas que ce soit important. C’est seulement un type riche et assez influent pour faire disparaître son dossier…

— Très bien. Allez vous coucher.

Buckman raccrocha et resta quelques instants immobile avant de s’éloigner, rêveur, en direction de ses bureaux personnels.

Sa sœur Alys dormait sur le divan de son bureau, vêtue, constata Felix Buckman avec un vif mécontentement, d’un pantalon noir moulant et d’une chemise d’homme en cuir. Elle avait de grands anneaux aux oreilles et, en guise de ceinture, une chaîne fermée par une boucle de fer ouvrée. Elle était manifestement en train de cuver sa drogue et, une fois encore, elle avait réussi à mettre la main sur une clé. Elle était coutumière du fait.

Buckman poussa un juron et referma la porte avant qu’Herb Maime ait eu le temps de la voir.

Alys bougea dans son sommeil. Son visage félin se plissa en une grimace d’irritation et elle se cacha les yeux derrière la main quand Buckman alluma la lampe fluorescente.

La prenant par les épaules dont il sentit sans plaisir les muscles durs, il la força à s’asseoir.

— Qu’est-ce que tu as pris, cette fois ? De la termaline ?

— Non, répondit-elle d’une voix pâteuse – comme de juste. De l’hydrosulfate d’exophénophrine. Brut. En sous-cutané.

Elle ouvrit les paupières et ses grands yeux clairs brillèrent de rage.

— Pourquoi viens-tu toujours ici ? gronda Buckman.

Qu’elle soit en pleine crise de fétichisme ou sous l’influence de la drogue – ou les deux –, à tous les coups elle échouait dans son bureau. Il ignorait pourquoi et elle ne le lui avait jamais dit. Un jour, elle avait seulement bafouillé quelque chose où il était question de « l’œil de la tempête », laissant entendre qu’au cœur des bâtiments de l’Académie de police, elle ne craignait pas de se faire arrêter. En raison de la position qu’occupait son frère, évidemment.

— Fétichiste ! lança-t-il, fou de colère. Nous traitons cent de tes semblables par jour avec vos vêtements de cuir, vos chaînes et vos godemichés.

Il soufflait comme un phoque et se rendait compte qu’il tremblait.

Alys bâilla, se leva et étira ses longs bras fuselés.

— Je suis contente que ce soit le soir, dit-elle sur un ton désinvolte en refermant les yeux. Je vais pouvoir rentrer me coucher.

— Et comment comptes-tu sortir d’ici ?

Mais il le savait fort bien. Toujours le même et immuable rituel : par le tube ascensionnel qu’on utilisait pour faire venir les prisonniers politiques au secret, et qui conduisait du bureau nord au toit et à l’aire d’atterrissage. C’était par là qu’Alys venait et repartait, sa clé tranquillement à la main.

— Un jour, un fonctionnaire utilisera le tube dans l’exercice de ses fonctions et tombera sur toi, prédit-il d’une voix sombre.

— Et qu’est-ce qu’il fera ? (Alys passa ses doigts dans ses cheveux gris coupés court.) M’obliger à réciter un acte de contrition ?

— Il suffit de voir ton air rassasié pour…

— Tout le monde sait que je suis ta sœur.

— On le sait parce que tu viens tout le temps ici pour une raison ou pour une autre – ou sans aucune raison.

Elle se jucha sur le bureau, les genoux repliés, et le considéra gravement.

— On dirait vraiment que ça te tracasse.

— Oui, ça me tracasse.

— Que je m’amène ici au risque de te faire perdre ton boulot ?

— Il ne saurait être question de ça. Il n’y a que cinq hommes au-dessus de moi, plus le directeur national. Tous te connaissent et ils ne peuvent rien. Aussi, fais ce que tu veux, ça m’est égal.

Sur ce, il sortit en trombe dans le sinistre couloir conduisant à l’appartement où il travaillait la plupart du temps en s’efforçant de ne pas la regarder.

— Mais tu as pris soin de fermer la porte pour qu’Herbert Blame, ou Marne, ou Maime, ou qui tu veux, ne me voie pas, lui dit-elle en le rejoignant.

— Tu es répugnante aux yeux d’un homme normal.

— Parce que Maime est normal ? Comment le sais-tu ? Tu te l’es fait ?

— Si tu ne fiches pas le camp d’ici, dit-il calmement, séparé d’elle par deux bureaux, je te fais descendre. Dieu m’en soit témoin !

Elle haussa ses épaules musculeuses et sourit.

— Rien ne te fait peur depuis qu’on t’a trafiqué le cerveau, dit Buckman d’un ton accusateur. Tu t’es systématiquement, délibérément, fait amputer de tous tes centres humains. Maintenant tu n’es qu’une… (Il avait du mal à trouver ses mots ; Alys lui coupait toujours ses moyens. Elle réussissait même à troubler sa capacité d’élocution.)… une machine à réflexes, reprit-il d’une voix étranglée, qui se chatouille perpétuellement, pareille à un rat de laboratoire. Tu es branchée sur le nodule-jouissance de ton cerveau et tu pousses le bouton cinq mille fois par heure tous les jours de ton existence quand tu ne dors pas. Je me demande même pourquoi tu prends la peine de dormir. Pourquoi ne te titilles-tu pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

Il attendit mais Alys garda le silence.

— Un de ces jours, l’un de nous deux mourra, enchaîna-t-il.

— Ah ? fit-elle en haussant un délicat sourcil vert.

— Un de nous deux survivra à l’autre. Et il jubilera.

Le vidéophone du grand bureau grésilla. Machinalement, Buckman décrocha. Sur l’écran se forma le visage de McNulty, fripé, déformé par la défonce.

— Excusez-moi de vous ennuyer, général Buckman, mais le bureau vient de m’appeler. Il n’y a aucune trace, à Omaha, d’un certificat de naissance au nom de Jason Taverner.

— Eh bien, c’est un pseudonyme, répliqua patiemment Buckman.

— Nous avons pris ses empreintes digitales, vocales, plantaires et céphaliques. Nous les avons envoyées au central 1, la banque de données globale de Détroit. Aucune ne colle. Ces empreintes digitales, plantaires, vocales et céphaliques n’existent dans aucune banque de données de la Terre. McNulty se redressa péniblement et bredouilla sur un ton d’excuse : Jason Taverner n’existe pas.

8

Pour le moment, Jason Taverner n’avait pas envie de retourner auprès de Kathy. Et il préférait ne pas essayer de rappeler Heather Hart. Il tapota sa poche intérieure. Il avait toujours son argent et, grâce à son laissez-passer, il pouvait aller où cela lui chantait. Un sauf-conduit des pols était un passeport valable pour toute la planète. À moins qu’on ne le recherche, il pourrait voyager aussi loin qu’il voulait, même dans les régions restées à l’état de nature comme certaines îles du Pacifique Sud couvertes de jungle. Son argent lui permettrait de dénicher une zone vierge où on ne le retrouverait pas avant des mois.

Je dispose de trois atouts, songea-t-il. J’ai de l’argent, une bonne gueule et de la personnalité. Quatre, même : je suis aussi un six de quarante-deux ans.

Un appartement…

Mais si j’en loue un, le gérant de service prendra mes empreintes digitales, conformément à la loi : elles seront envoyées au Central Pol-Dat… et quand la police découvrira que mes papiers sont faux, je serai entre leurs mains. Donc, pas question.

Ce qu’il faut, c’est dénicher quelqu’un qui a déjà un appartement. À son nom et dont on a pris les empreintes.

C’est-à-dire lever une fille.

Mais où dégoter une fille répondant à ces spécificités ?

Il avait déjà la réponse sur le bout de la langue : dans une boîte chic. Le genre de boîtes où vont beaucoup de femmes… Avec un orchestre de trois hommes bien habillés, noirs de préférence, qui jouent du pseudo-jazz.

Mais est-ce que je suis assez élégant ? Il examina attentivement son complet de soie à la lumière d’une énorme enseigne AAMCO blanche et rouge. Ça allait à peu près, bien qu’il fût froissé. Enfin, dans la pénombre d’une boîte, on n’y verrait que du feu.

Il héla un aérotaxi qui l’emporta vers les quartiers moins mal famés dont il avait l’habitude. Enfin, tout du moins, au cours des dernières années de sa vie, de sa carrière. Depuis l’époque où il était arrivé au sommet de l’échelle.

Un club où je me suis déjà exhibé. Un club que je connaisse bien. Dont je connais le maître d’hôtel, la fille du vestiaire, la fleuriste… À moins qu’ils n’aient changé, eux aussi, comme moi.

Mais jusqu’à présent, il semblait que rien n’avait changé en dehors de lui. C’était sa situation qui avait changé, pas celle des autres.

Le Salon du Renard Bleu au Hayette Hotel de Reno. Il y avait joué pas mal de fois. Il connaissait les lieux comme sa poche. Et le personnel.

— Reno, ordonna-t-il au taxi.

Le véhicule vira gracieusement à droite en faisant une ample courbe et accéléra. Ravi, Jason se laissait aller. Le couloir aérien était pratiquement désert et la vitesse maximale autorisée allait probablement jusqu’à vingt mille kilomètres/heure.

— Je voudrais téléphoner.

La cloison de gauche coulissa et un vidéophone dont le cordon entortillé faisait un chou baroque jaillit de la niche.

Jason composa le numéro du Renard Bleu qu’il savait par cœur. Au bout d’un instant, le déclic retentit et une voix aux sonorités graves dit :

— Ici le Renard Bleu où Freddy l’Hydrocéphale présente son numéro tous les soirs à vingt heures et à minuit. Trente dollars seulement et la maison fournit les filles pendant le spectacle. En quoi puis-je vous être utile ?

— C’est ce bon vieux Jumpy Mike ?

— Oui, lui-même. (Le vernis cérémonieux de la voix s’écailla.) À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda Jumpy Mike avec un gloussement cordial.

Jason prit une profonde aspiration.

— Ici Jason Taverner.

Jumpy Mike parut déconcerté.

— Je suis désolé, monsieur Taverner, mais, actuellement, il m’est absolument impossible…

— Ça fait longtemps, l’interrompit Jason. Pouvez-vous me réserver une table proche de la scène ?

— Elles sont toutes retenues, monsieur Taverner, grasseya Jumpy Mike de sa voix d’obèse. Je suis vraiment navré.

— Vous n’avez pas une seule table ? À n’importe quel prix ?

— Je suis navré, monsieur Taverner, répéta l’autre sur un ton qui prenait ses distances. Nous n’en avons plus une seule. Rappelez-nous dans quinze jours.

Et le bon vieux Jumpy Mike raccrocha. Silence. Seigneur ! s’exclama Jason intérieurement.

— Nom de Dieu ! lâcha-t-il à voix haute. Le diable l’emporte !

Il grinça des dents, déclenchant des ondes de douleur d’un bout à l’autre de son nerf trijumeau.

— On change de direction ? s’enquit le taxi en atonal.

— Allons à Las Vegas, bredouilla Jason.

Je vais essayer le Nellie Melba, aux Armes de Drake, décida-t-il. Il n’y avait pas longtemps, la chance lui avait souri, là-bas. C’était pendant qu’Heather Hart faisait une tournée en Suède. Un nombre raisonnable de poupées raisonnablement distinguées y allaient pour jouer, boire et écouter les artistes. Il valait la peine de tenter le coup si le Renard Bleu et les autres boîtes du même cru lui étaient fermés. Après tout qu’avait-il à perdre ?

Une demi-heure plus tard le taxi le déposa sur la terrasse des Armes de Drake. Grelottant dans la nuit glaciale, Jason se dirigea vers le somptueux tapis de descente. Au bout de quelques instants, il émergea dans l’ambiance chaude, colorée, lumineuse et animée du Nellie Melba.

Il était sept heures et demie. Le premier spectacle n’allait pas tarder à commencer. Il jeta un coup d’œil au programme. Freddy l’Hydrocéphale faisait aussi son numéro ici mais écourté et pour un cachet inférieur. Peut-être qu’il se souviendra de moi. Probablement pas. Sûrement pas, réflexion faite. Aucune chance.

Si Heather Hart ne se souvenait pas de lui, personne d’autre ne s’en souviendrait.

Il s’installa sur le seul tabouret encore libre devant le bar et quand le barman le remarqua, il commanda un scotch-miel chaud. Une lamelle de beurre flottait à la surface du breuvage.

— Trois dollars, dit le barman.

— Vous n’aurez qu’à mettre ça sur ma…

Jason s’interrompit et sortit un billet de cinq dollars.

Ce fut alors qu’il la vit.

Elle était assise un peu plus loin. Il avait été son amant pas mal d’années auparavant et ne l’avait pas revue depuis une éternité. Mais elle a encore de l’allure, observa-t-il, bien qu’elle ait pris de la bouteille. Ruth Rae… Le vrai coup de veine !

Une chose à porter à son crédit : elle était assez intelligente pour éviter de trop bronzer. Rien ne vieillit autant la peau d’une femme que le bronzage et peu de femmes paraissent le savoir. À son âge – Ruth devait maintenant avoir trente-huit ou trente-neuf ans – le hâle aurait transformé son épiderme en une sorte de cuir parcheminé.

En outre, elle savait s’habiller et mettre en valeur sa superbe silhouette. Si seulement le temps n’avait pas pris autant de rendez-vous avec son visage… En tout cas, elle avait toujours de magnifiques cheveux noirs, remontés en chignon sur la nuque. Ses faux cils en plastique, autant de scintillantes balafres violettes sur ses joues, comme si elle avait été griffée par un tigre psychédélique.

Avec son sari bariolé, ses pieds nus – comme d’habitude, elle s’était débarrassée n’importe où de ses souliers à hauts talons – et sans lunettes, elle n’était franchement pas mal. Ruth Rae… Les vêtements qu’elle coud elle-même, les lunettes qu’elle ne met jamais quand il y a quelqu’un aux environs… sauf moi. Lit-elle toujours la Sélection du Livre du Mois ? Se passionne-t-elle encore pour ces interminables et mornes romans sur les perversions sexuelles pratiquées dans d’étranges petites bourgades du Middle West apparemment normales ?

C’était l’une des caractéristiques de Ruth Rae : elle était obsédée par le sexe. Une année, il se rappelait qu’elle s’était envoyé soixante bonshommes, lui non compris : il avait tenté sa chance plus tôt, quand les statistiques étaient moins impressionnantes. Et elle avait toujours aimé la musique de Jason. Elle aimait les chanteurs sexy, les ballades pop et les guitares langoureuses jusqu’à l’indigestion. À une époque, elle avait fait installer dans son appartement de New York un gigantesque compact hi-fi et vivait quasiment cloîtrée, mangeant des sandwiches diététiques et buvant des boissons synthétiques visqueuses et glacées, fabriquées avec trois fois rien. Pendant quarante-huit heures d’affilée, elle écoutait l’un après l’autre les disques des Purple People, un groupe qu’il exécrait, quant à lui.

Comme, généralement parlant, elle avait un goût détestable, il était gêné de l’engouement qu’elle lui portait. Jamais il n’avait été capable de comprendre cette anomalie.

Que se rappelait-il encore d’elle ? Le breuvage jaune et gluant qu’elle ingurgitait tous les matins. De la vitamine E. Paradoxalement, cela paraissait produire un certain effet dans son cas : son énergie sexuelle augmentait à chaque cuillerée. Elle respirait littéralement la concupiscence.

Il se souvenait aussi qu’elle haïssait les animaux. Du coup, il repensa à Kathy et à son chat Domenico. Jamais ça ne pourrait coller entre Ruth et Kathy. Aucune importance : il n’y avait aucune raison pour qu’elles se rencontrent.

Se laissant glisser au bas de son tabouret, il alla se planter à côté d’elle, son verre à la main. Il n’espérait pas qu’elle le reconnaîtrait mais, autrefois, elle n’avait pas pu résister à son charme. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui ? Question d’opportunité sexuelle, Ruth était imbattable.

— Bonsoir, dit-il.

Elle leva la tête et l’étudia d’un œil embrumé. Elle n’avait pas ses lunettes.

— Bonsoir, fit-elle d’une voix enrouée par l’alcool. Qui êtes-vous ?

— Nous nous sommes rencontrés il y a quelques années à New York. J’avais un petit rôle dans un épisode du Danseur Fantôme. Si je me souviens bien, vous étiez chargée des costumes.

— L’épisode où le Danseur Fantôme se fait attaquer par des pirates pédés échappés d’une autre dimension temporelle ? (Elle s’esclaffa, puis lui sourit.) Comment vous appelez-vous ? ajouta-t-elle en faisant tressauter ses nichons dûment corsetés.

— Jason Taverner.

— Vous vous souvenez de mon nom ?

— Oh oui ! Ruth Rae.

— Maintenant, c’est Ruth Gomen. Asseyez-vous. (Elle jeta un regard aux alentours. Il n’y avait pas de tabouret disponible.) Mettons-nous à cette table.

Elle descendit avec un grand luxe de précautions de son siège et se dirigea en donnant de la bande vers une table vide. Jason la prit par le bras pour l’aider. Finalement, après une période de navigation un peu tumultueuse, il la fit asseoir et s’installa tout contre elle.

— Vous êtes toujours aussi ravissante… commença-t-il, mais elle l’interrompit brutalement :

— Je suis une vieille peau. J’ai trente-neuf ans.

— Ce n’est pas tellement vieux. Moi, j’en ai quarante-deux.

— Pour un homme, c’est bien. Pas pour une femme. (Elle contempla d’un œil larmoyant son verre à moitié vide.) Vous savez ce que fait Bob ? Bob Gomen ? Il élève des chiens. De gros chiens bruyants et crâneurs, pleins de poils partout. Il y en a jusque dans le réfrigérateur. (Elle but distraitement une gorgée. Soudain, elle s’épanouit et se tourna vers Jason, pleine d’admiration.) Vous ne faites pas quarante-deux ans. Vous êtes im-pec-cable. Vous vouliez que je vous dise ce que je pense ? Vous devriez faire de la télé ou du cinéma.

— J’ai fait de la télé, lâcha prudemment Taverner. Un peu.

— Oh ! Des trucs comme Le Danseur Fantôme ? (Elle hocha la tête.) Eh bien, il faut le reconnaître, ça n’a pas été une réussite.

— Buvons quand même, fit Jason avec une ironie dissimulée.

Il avala une gorgée de son scotch-miel. Le beurre avait fondu.

— Il me semble que je me souviens de vous, reprit Ruth. Est-ce que vous ne vous faisiez pas construire une maison dans le Pacifique, à mille milles au large de l’Australie. C’était vous ?

— C’était moi, mentit Jason.

— Et vous aviez un aéro Rolls Royce ?

— Oui.

Cette fois, c’était vrai.

— Vous savez ce que je fais ici ? lui demanda Ruth en souriant. Devinez ! Je cherche à voir… à rencontrer Freddy l’Hydrocéphale. Je suis amoureuse de lui. (Elle émit un rire de gorge qui ramena Jason pas mal d’années en arrière.) Je n’arrête pas de lui envoyer des billets avec dessus : « Je vous aime. » Et il me répond : « Je tiens à ma tranquillité, j’ai des problèmes personnels. » Et c’est tapé à la machine !

Elle rit à nouveau et vida son verre.

— On remet ça ? proposa Jason en se levant à demi.

— Non. (Ruth Rae secoua la tête.) Je ne bois plus. Il y eut une période… (Elle s’interrompit, la mine sombre.)… Je me demande s’il vous est arrivé quelque chose de comparable. Je ne le pense pas, à vous voir.

— Que vous est-il arrivé ?

— Je buvais tout le temps, répondit-elle en jouant avec son verre. Je commençais à neuf heures du matin. Et savez-vous le résultat ? Ça me vieillissait. J’avais l’air d’avoir cinquante ans. Quelle cochonnerie, l’alcool ! Tout ce que vous redoutez, il le réalise. À mon avis, la chopine est le plus grand ennemi de la vie. Vous ne croyez pas ?

— Je ne sais pas trop. La vie a des ennemis plus dangereux.

— C’est possible. Les camps de travail, par exemple. Savez-vous qu’ils ont essayé de m’y envoyer l’année dernière ? J’ai vraiment traversé une mauvaise passe. Je n’avais pas d’argent – Bob Gomen n’était pas encore entré dans ma vie. Je travaillais dans une société de crédit. Un jour, il y a eu un dépôt en liquide. Trois ou quatre billets de cinquante dollars. (Elle se tut, plongée dans ses souvenirs.) Bref, je les ai pris et j’ai jeté le récépissé et l’enveloppe dans l’incinérateur. Mais je me suis fait coincer. C’était un piège… un coup monté.

— Oh !

— Mais… il se trouve que j’avais une liaison avec mon patron. Les pols voulaient m’expédier dans un camp de travail en Géorgie où j’aurais été baisée à mort par les culs-terreux mais il m’a protégée. Je ne sais toujours pas comment il s’est débrouillé, mais on m’a relâchée. J’ai une dette de reconnaissance envers cet homme mais je ne le revois plus. On ne voit jamais les gens qui vous aiment vraiment et qui vous aident. On s’embringue toujours avec des étrangers.

— Me considérez-vous comme un étranger ? demanda Jason.

Il se rappelait encore une chose : Ruth Rae avait toujours un appartement incroyablement luxueux. Quel que fût son mari du moment, elle vivait sur un grand pied. Elle le dévisagea d’un air interrogateur.

— Non. Je vous considère comme un ami.

— Merci.

Il tendit le bras et serra sa main sèche qu’il garda une seconde dans la sienne, la lâchant exactement au moment voulu.

— C’était bon.

Elle lui sourit joyeusement, révélant des dents un peu trop longues.

Jason l’étudia, songeant qu’il la connaissait sur le bout des doigts.

— Vous habitez Las Vegas ?

— Nous habitons Baltimore, ce salaud de Bob et moi, mais j’ai conservé un pied-à-terre ici. Je m’y réfugie dans certaines circonstances, quand j’ai besoin de procéder à une remise en question fondamentale, etc.

Il ne s’était pas trompé. Certes, Ruth ne l’avait pas reconnu, mais il se souvenait d’elle de façon précise. Par exemple, elle avait toujours eu la terreur que les hommes ne la trouvent pas séduisante. Dix ans avaient passé et, maintenant qu’elle était entrée dans le mauvais âge, cela ne devait sûrement pas s’être amélioré.

— Je vais acheter une petite bouteille de B L au bar et on ira la boire chez vous.

Jason prévoyait avec une absolue certitude la réaction de Ruth. D’abord l’affolement et la peur, et puis… banco !

Elle battit des paupières.

— Dieu du ciel ! Pour qui vous prenez-vous ?

— Pour quelqu’un qui vous connaît et qui a de la sympathie pour vous.

— Pourquoi ne pas rester ici ?

— Parce que nous ne pourrons pas nous connaître réellement ici.

— Pourquoi ?

Il savait exactement ce qu’il fallait répondre :

— À cause d’eux (Son geste embrassait tous les occupants de la salle.), n’est-ce pas ?

Elle acquiesça, une lueur de ravissement dans les prunelles, se leva en vacillant quelque peu sur ses jambes et murmura :

— Entendu. Allez chercher la bouteille et magnez-vous le train.

— J’y vais, dit-il en se dirigeant vers le bar.

Il ne trouva, en fait, que du Vat 69 qu’il dut payer cinquante dollars. Tous deux sortirent dans la nuit glaciale en quête d’un taxi. Quand il passa son bras autour de la taille svelte de Ruth et la serra contre lui, elle répondit conformément à son attente. Bizarre que je me souvienne si bien d’elle alors que tout se passe comme si elle ne m’avait jamais vu de sa vie. En tout cas, ça marche à mon avantage.

Un aérotaxi se posa devant eux. La portière coulissa en grinçant et Jason aida Ruth à monter.

— 301764, Hacienda Court, dit Ruth tandis que l’engin s’élevait en chandelle. Elle se tourna vers Jason et gémit : comment faites-vous pour m’imposer ainsi votre autorité ? Nous voici en route pour mon appartement – Seigneur ! j’espère que je n’ai pas perdu de nouveau cette fichue clé – alors que nous nous connaissons à peine. C’est vrai, vous dites que nous nous sommes rencontrés il y a plusieurs années mais je…

— Je voudrais rester chez vous quelques jours.

— Rien que ça ! (Elle le regarda avec effarement.) Mais qui êtes-vous ?

— Je crois que vous le savez, dit Jason en souriant intérieurement.

Ruth secoua lentement la tête.

— Ah… Je ne sais pas si vous pourrez rester plusieurs jours. Je ne sais même pas si je devrais vous faire venir chez moi. Rappelez-moi votre nom ?

— Jason Taverner.

— Enfin, vous êtes beau garçon. Vous avez vraiment quarante-deux ans ? Vous en paraissez trente-cinq, tout au plus. Et je me flatte d’avoir l’œil pour deviner l’âge des hommes. Est-ce que vous prenez des vitamines E ?

— Toujours. (Il éclata de rire.) Excusez-moi mais les vitamines E sont liées au souvenir que je garde de vous.

— Si vous êtes au courant de ça, c’est que vous devez effectivement me connaître.

— Je sais ce qui vous fait le plus peur au monde.

Elle lui décocha un coup d’œil humide.

— Vraiment ? Comment cela ?

— Vous avez peur que…

— Je ne veux pas le savoir ! s’exclama-t-elle en se bouchant les oreilles.

— Je ne le dirai pas mais vous savez de quoi vous avez peur – et moi aussi. Je n’ai pas besoin d’être plus explicite.

— Bigre ! C’est épouvantable, absolument épouvantable. (Elle plissa les yeux pour mieux voir dans la pénombre de la cabine.) Vous n’êtes pas un pol, n’est-ce pas ?

— Diable non !

— Est-ce que vous êtes recherché par les pols ?

Jason sortit son sauf-conduit de sa poche et alluma son briquet pour qu’elle puisse lire.

— Je présume que vous n’avez pas d’ennuis avec ces salauds-là, admit-elle en le lui rendant. Moi, des années durant, j’ai eu maille à partir avec eux. Avez-vous remarqué qu’une fois qu’ils vous ont repéré…

— … ils ne vous oublient jamais, termina Jason.

— Parfaitement. (Elle se pelotonna contre lui.) Je me sens parfaitement en sécurité avec vous. Je veux dire que vous êtes puissant. Le saviez-vous ? Vous devez avoir un champ alpha de près de cent microvolts.

— Je suis un six.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je suis le produit d’une expérience génétique dont le but était de créer un être humain supérieur. Le projet a réussi. Inutile de vous dire que c’est archisecret. Je présume que vous n’en soufflerez mot à personne ?

— Fichtre non. Êtes-vous nombreux ?

— Pas mal, répondit-il, mystérieusement, satisfait d’être capable de si bien mener la conversation.

— Est-ce que vous dominez la planète ?

— Croyez-vous que je vous le dirais ?

— Non, probablement pas.

Elle acquiesça avec humilité, heureuse de sa situation d’infériorité acceptée. C’était toujours comme ça avec les hommes. Comme elle se sous-estimait, il lui suffisait qu’on tienne compte de sa présence.

Maintenant, ils se taisaient. Ruth, serrée contre lui, poussait de longs soupirs enroués, ponctués de minuscules hoquets bien féminins. Jason Taverner sourit intérieurement.

9

Le luxe de l’appartement de Ruth éberlua Jason Taverner. L’ensemble allait chercher dans les quatre cents dollars par jour au bas mot. Bob Gomen devait avoir du foin dans ses bottes.

— Ce n’était pas la peine d’acheter cette saleté de Vat 69, dit Ruth en accrochant le manteau de Jason et le sien dans une penderie qui s’ouvrit automatiquement. J’ai du bourbon, du Cutty Sark, du Hiram Walker…

— Disons que je me sens davantage en sécurité quand j’apporte ma gnôle personnelle.

— Voulez-vous que je vous mette un pornodisque ? (Elle tendit la main vers la somptueuse hi-fi dont les enceintes occupaient tout un mur du living en surélévation.) J’ai un nouvel album de Pat Sills qui vous branche bien.

Elle lui décocha un regard débordant d’espoir.

— J’ai horreur de Patty Sills et de Reuben Hank qui fait ses arrangements.

— Vous avez l’air d’être très ferré sur le monde merveilleux de la musique.

— J’ai quelques connaissances, disons.

— On a l’impression que vous savez tout. Se mettant à genoux, Ruth fouilla dans sa collection de disques. Et les Pearly Pears ? Ils viennent d’en sortir un qui fait un tabac inouï.

— Je déteste les Pearly Pears.

— Ah !… (Décontenancée, elle continua de farfouiller dans le tas.) Eh bien, choisissez vous-même. Regardez ce que j’ai et essayez de trouver quelque chose qui vous plaise.

Jason, dédaigneux, jeta son dévolu sur un folk-jazz de Peter Bailer qu’il lui tendit.

— Oui, il est formidable, mais je ne comprends pas tout à fait ses paroles. Je veux dire…

— Mettez-le et venez vous asseoir.

Il alla chercher deux verres dans la cuisine et les posa avec la bouteille de Vat 69 sur la grande table façon formica qui flottait au milieu du living.

— Je ne bois pas de scotch sec, s’excusa Ruth.

— Eh bien, allez vous chercher de la glace et de l’eau.

— Bien. (Docile, elle s’éloigna.) Vous ne voulez pas plutôt un lait-grenadine ? J’en ai mixé un tout à l’heure.

— Non.

Jason, assis sur le sofa en forme de haricot, faisait courir ses doigts sur la bordure dorée où étaient représentées des scènes de l’enfance de Richard Nixon.

— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’en prenne un, moi ?

— Faites ce qui vous plaît.

Ruth sortit le shaker du réfrigérateur transparent, se servit son lait-grenadine et vint le rejoindre.

— J’ai déjà l’impression que je vous connais depuis longtemps, murmura-t-elle en prenant place à côté de Jason. Je veux dire que ça commence à me revenir.

— Vraiment ?

— Vous savez, pataugea-t-elle… vous et moi, isolés dans un appartement plein de distinction comme celui-ci… J’ai le sentiment que nous avons fait des centaines de fois le voyage. J’éprouve une…

— Buvez…

Ce qu’elle a vieilli ! songea-t-il. Ce visage, toutes ces rides, cette grande bouche tapageuse, ces sourcils épilés à la diable. Ses cils de plastique étaient collés comme des poils de pubis.

— Vous n’avez pas changé, vous savez.

— Merci.

Elle lui dédia un sourire ravi.

— Vous vous rappelez les nuits que nous avons passées ensemble ?

Elle tressaillit.

— Non, n’est-ce pas ?

Jason était content de lui. Voilà qui compensait le traitement que Kathy et Heather lui avaient infligé. L’occasion lui était maintenant offerte d’égaliser le score.

— Non, balbutia-t-elle tristement.

— Je me rappelle que, la dernière fois, vous avez bu des tequilas. Huit. Je m’en souviens parce que c’est moi qui ai dû vous les servir.

— C’est vrai, je marchais à la tequila, fit-elle, mortellement vexée en contemplant son verre. Mais c’est plein d’alcaloïdes qui fatiguent l’organisme. Saviez-vous que les vieux paysans mexicains qui boivent de la tequila toute leur vie manifestent au bout d’un certain temps des symptômes de… (Elle hésita, cherchant ses mots.)… de détérioration neurologique ?

— Non, je ne savais pas, mais je n’en suis pas autrement étonné.

— Nous avons vraiment été amant et maîtresse ? Nous avons fait l’amour ensemble ?

— Oui. Et comment ! Au moins cent cinquante fois sur une période de quatre ans et avec beaucoup d’esprit d’invention.

— Alors, sexuellement parlant, vous connaissez tout de moi ? dit Ruth avec effroi.

— Beaucoup d’eau a passé sous les ponts.

— Oui, c’est vrai. J’ai énormément appris depuis. D’hommes différents. Je ne veux pas dire qu’il y en a eu des masses… (Elle leva les bras.) J’ai connu des hommes comme vous, très puissants, très attractifs, très astucieux. Peut-être que c’étaient aussi des six.

— Peut-être.

— Est-ce que vous voulez…

— Oui.

Jason posa son verre et, tendant le bras, il prit le sein droit de Ruth à pleine main et, pinçant le mamelon entre le pouce et l’index, exerça en virtuose un mouvement de rotation dans le sens des aiguilles d’une montre. Ruth Rae fondit aussitôt à tel point que son lait-grenadine se mit à dégouliner sur son menton. Elle se jeta sur lui en poussant de drôles de petits cris.

C’était vrai, elle avait fait beaucoup de progrès depuis la dernière fois où il avait couché avec elle. Épuisé, étendu tout nu sur les couvertures du lit hydraulique, Jason se grattait un bouton éclos au bout du nez. Ruth Rae – ou plutôt Mme Ruth Gomen désormais – fumait une Pall-Mall, assise sur la moquette. Il y avait un bon moment que ni l’un ni l’autre n’avaient ouvert la bouche. Le silence régnait dans la pièce. – Elle est aussi pompée que moi, songea Jason. N’y a-t-il pas un principe de thermodynamique selon lequel la chaleur ne peut être détruite mais seulement transférée ? Mais il y a aussi l’entropie. Je sens le poids de l’entropie. Je me suis déchargé dans le vide et je ne retrouverai jamais ce que j’ai donné. C’est à sens unique. Oui, je suis sûr que c’est une des lois fondamentales de la thermodynamique.

— Est-ce que tu as une machine encyclopédique ? demanda-t-il à la femme.

— Hélas non !

Son visage de pruneau s’assombrit. De pruneau… Jason se rétracta. Ce n’était pas honnête. Son visage patiné. C’était plus exact.

— À quoi penses-tu ? lui demanda-t-il.

— Non, c’est à toi de me dire ce que tu penses. Que se passe-t-il dans ce gros cerveau archisecret de type conscience alpha ?

— Te souviens-tu d’une fille qui s’appelait Monica Buff ?

— Si je m’en souviens ? Elle a été ma belle-sœur pendant six ans. Dans l’intervalle, elle ne s’est pas une seule fois lavé les cheveux. Une tignasse à la chien, emmêlée et poisseuse, qui pendouillait autour de sa figure de papier mâché et tombait dans son cou sale.

— Je ne savais pas que tu la détestais.

— Mais c’était une voleuse, Jason ! Si on laissait traîner son sac, elle prenait tout ce qu’il y avait dedans. Pas seulement les billets, la monnaie aussi. Une cervelle de pie et une voix de corbeau quand elle parlait, ce qui, Dieu merci, était rare. Sais-tu qu’il arrivait à cette fille de passer six ou sept jours – et même une fois huit – sans prononcer un mot ? Elle se recroquevillait dans un coin comme une araignée mutilée à gratter sa guitare à cinq dollars sans avoir jamais appris un seul accord. O. K., elle était mignonne dans le genre crasseux et négligé, je le reconnais. Pour ceux qui aiment les gros culs.

— Et comment faisait-elle pour survivre ?

Jason n’avait connu Monica Buff que brièvement et par l’intermédiaire de Ruth. Mais, pour courte qu’elle eût été, leur aventure avait été volcanique.

— En chapardant à l’étalage. Elle sortait avec ce grand cabas d’osier qu’elle avait rapporté de Baja. Elle fourrait la marchandise dedans et sortait tranquillement du magasin.

— Et elle ne s’est jamais fait prendre ?

— Si. On lui a flanqué une amende et son frère est venu apporter le blé. Et elle a recommencé à faire Shrewsbury Avenue, à Boston, pieds nus – je n’exagère pas – à piquer toutes les pêches dans les épiceries. Elle passait dix heures par jour à faire son shopping, comme elle disait. (Le regard de Ruth se fit flamboyant.) Sais-tu ce qu’elle faisait aussi sans s’être jamais fait pincer pour ça ? (Ruth baissa la voix.) Elle ravitaillait les étudiants évadés.

— Et on ne l’a jamais épinglée ?

Ravitailler ou héberger un étudiant en cavale, c’était deux ans de travaux forcés la première fois. Cinq en cas de récidive.

— Non. Jamais. Si elle craignait une opération de vérification, elle se dépêchait de téléphoner au centre pol pour raconter que quelqu’un essayait de forcer sa porte. Elle s’arrangeait pour vider son étudiant, l’enfermait dehors et quand les pols arrivaient, ils le trouvaient en train de tambouriner à la porte. Exactement comme elle l’avait dit. Alors, ils l’embarquaient et elle n’était pas inquiétée. (Ruth gloussa de rire.) Je l’ai entendue une fois appeler le Central Pol. À la façon dont elle racontait les choses, le type…

— Monica a été ma fiancée pendant trois semaines. Il y a approximativement cinq ans.

— Est-ce que tu l’as vue se laver une seule fois la tête pendant ce temps ?

— Non, reconnut-il.

— Et elle ne portait pas de slip. Comment un type aussi beau garçon que toi peut-il avoir une liaison avec une freak aussi moche, maigre et sale que Monica Buff ? Impossible de l’amener quelque part, elle empestait. Elle ne se baignait jamais.

— Hébéphrénie, laissa tomber Jason.

Ruth opina.

— Oui, c’est ce qu’on a diagnostiqué. Je ne sais pas si tu es au courant mais, finalement, elle a disparu au cours de l’une de ses tournées, et elle n’est jamais revenue. On ne l’a pas revue. Elle est probablement morte, à l’heure qu’il est. Sans avoir lâché le panier qu’elle avait rapporté de Baja. Ce voyage au Mexique, ça a été le grand moment de sa vie. Figure-toi qu’elle s’était baignée pour l’occasion. Et je l’avais coiffée – après lui avoir lavé les cheveux une demi-douzaine de fois. Qu’est-ce que tu lui trouvais ? Comment pouvais-tu la supporter ?

— J’aimais son sens de l’humour.

— Il est vrai que Monica était un vrai clown. Tout l’amusait. Je me rappelle qu’une fois elle est entrée à la maison avec une grosse pastèque – probablement volée – dans son cabas. Quand elle l’a sortie, la pastèque lui a échappé des mains – tu sais comme elle était maladroite – et s’est transformée en marmelade dans la chute. Monica a ri au point d’en attraper des convulsions.

Ruth fit une grimace dégoûtée.

— J’aimais les sequins dont elle avait décoré le couvercle de la cuvette des cabinets dans son appartement de Santa Monica.

— C’est moi qui les avais collés. Pendant ce temps, elle était plantée, le regard perdu dans le vide, à parler des soucoupes volantes.

— Des soucoupes volantes, répéta-t-il.

Il se rappelait. Un jour, Monica lui avait déclaré avec le plus grand sérieux que la musique des sphères était produite par les soucoupes volantes qui entraient en collision, surtout la nuit. C’est vers trois heures du matin, quand on est réveillé, qu’on les entend le mieux, avait-elle précisé.

— Elle était bonne au lit ? s’enquit Ruth.

— Elle était vierge.

— Quoi ? Tu veux dire que tu ne l’as jamais tringlée ? Que personne ne lui avait fait sauter sa bande de garantie ? (Ruth le dévisagea en écarquillant les yeux.) Allons donc ! Tu parles d’une liaison ! Du néant sublimé ! Peut-être que c’est elle qui n’a pas voulu de toi, mais ça m’étonnerait. Elle était comme une chatte en chaleur.

— En fait, elle était meilleure que toi au lit.

— Ça non plus, je ne le crois pas.

— Qu’est-ce que tu crois ?

— Qu’elle était frigide à soixante-quinze pour cent et que c’était une chienne en rut pour le reste. Elle avait un faible pour les collégiens.

— J’en doute.

Pourtant, il avait entendu dire cela de Monica. Ce qu’il aimait surtout chez cette dernière, c’était la faculté qu’elle avait de voir le monde d’un point de vue original, inédit. Selon une perspective toute personnelle. Les choses les plus simples l’intriguaient et l’amusaient. Elle était capable de rester des heures à regarder raser un building au laser. Et elle revenait tout placidement, couverte de poussière de plâtre. Ce qui, comme disait Ruth, n’était pas pour elle un inconvénient majeur.

Entraîné par Monica, il avait régressé avec bonheur. Ils étaient des enfants retardés, ils allaient au zoo, à Luna Park, ils exploraient le château de la sorcière, ils se rendaient dans tous les terrains de jeux, tous les parcs à l’usage des bambins. Monica adorait les petits. En ce temps-là, en tout cas. Dieu seul savait quelles avaient pu être ses inclinations ultérieures.

— Je pensais que tu pourrais peut-être me dire comment la retrouver, reprit-il.

— Aujourd’hui, ou elle se balance d’arbre en arbre, ou elle est morte. Elle faisait partie des rares personnes que je connaissais qui s’étaient grillé la cervelle avec autre chose que des stups. Elle se défonçait à l’eau du robinet. Pouah !

— Je n’ai jamais réussi à me rappeler la marque du drôle de vieux flipflap qu’elle conduisait. Ce devait être une antiquité et probablement…

— Oui, il appartenait originellement à un étudiant qui l’avait gonflé pour elle, dit Ruth avec irritation. Mais est-il indispensable de parler de Monica Buff ? Monica et son carton rempli de dessins à l’encre qu’elle montrait à tout le monde. Des animaux. Des crapauds fumant le cigare et jouant aux échecs.

Ruth fit la moue.

— Je reconnais que ce n’était pas une artiste.

— Mais ce carton et ces crapauds étaient sa justification dans l’existence. Ils expliquaient pourquoi elle ne se lavait pas les cheveux et ne se baignait pas. Tu savais qu’elle était analphabète ?

— Tu veux dire qu’elle avait de la difficulté à lire ? demanda Jason, surpris.

— Non, elle ne savait pas lire. Elle a grandi du côté de Big Sur, au sud de San Francisco. Son père avait fichu le camp. Ils touchaient l’assistance et vivaient dans une communauté. Il n’y avait pas de véritable école. Les adultes passaient leur temps à ne rien faire sinon à rouler des joints et elle n’a jamais appris à lire.

— Je ne peux pas le croire.

— Qu’est-ce que tu ne peux pas croire ? Que tu couchais avec une fille qui ne savait ni lire ni écrire, qui ne se lavait pas ? Que cherches-tu exactement chez une femme, Jason ? Quelque chose d’humain – ou de non humain ?

Il s’esclaffa.

— Je vais te resservir, dit Ruth.

Elle se leva péniblement et, tout en se frottant le bas-ventre, s’approcha d’une démarche mal assurée de la table sur laquelle trônaient les bouteilles au milieu d’écorces de citron, de morceaux de sucre et de glaçons à demi fondus. Elle adressa à Jason un béat sourire de myope. Au moins, maintenant, une partie des couleurs qui lui bariolaient la figure étaient effacées. Dans le demi-jour, sa bouche évoquait un foie mûr. Écœuré, Jason repoussa la comparaison. Qu’avait-il contre elle ? Elle ne lui avait jamais fait de mal. En fait, elle lui sauvait la vie en lui permettant de vivre chez elle.

Je suppose que c’est vrai : elle est trop vieille, trop ridée. Elle doit teindre ses cheveux, ils sont ternes. De vieux cheveux. Aucun rapport avec ceux de Kathy, par exemple. Des cheveux qui ont l’air de cheveux, en tout cas.

Ce n’était pas juste de comparer Ruth à une fille de dix-neuf ans. Ou même à Monica Buff. Mais la comparaison s’imposait à son esprit, l’empêchant de se sentir attiré par Ruth Rae. Si bonne – du moins, si expérimentée – fût-elle au lit.

Je l’utilise comme Kathy m’a utilisé. Comme McNulty utilise Kathy.

McNulty… Et si j’avais un micro-émetteur sur moi ?

Jason Taverner s’empara précipitamment de ses vêtements et s’engouffra dans la salle de bains. Là, assis sur le bord de la baignoire, il se mit en devoir de les inspecter les uns après les autres.

Il lui fallut une demi-heure mais il finit par le repérer. Pourtant, il était tout petit. Il le jeta dans les toilettes, tira la chasse et, bouleversé, regagna la chambre.

Ainsi, après tout, ils savent où je suis. Je ne peux plus rester. Et j’ai mis Ruth Rae en danger pour rien.

— Attends, dit-il à voix haute.

— Oui ?

Ruth s’adossa avec lassitude au mur de la salle d’eau, les bras croisés sous les seins.

— Les micro-émetteurs ne donnent que des localisations approximatives. À moins qu’un intercepteur branché sur leurs signaux ne les détecte. Jusqu’à présent…

Comment savoir ? Après tout, McNulty avait attendu Jason chez Kathy, mais était-il venu parce qu’il était remonté jusqu’au micro-émetteur ou parce qu’il savait que Kathy habitait là ? Tourneboulé par trop d’angoisse, de sexe et de scotch, Jason n’arrivait pas à se souvenir. Assis sur le rebord de la baignoire, il se grattait le front en réfléchissant de toutes ses forces pour se remémorer les termes exacts qui avaient été prononcés quand Kathy et lui s’étaient trouvés face à face avec McNulty en rentrant.

Ed… Ils ont dit qu’Ed m’avait collé un micro-émetteur. Donc le micro-émetteur m’avait localisé. Mais…

Peut-être, cependant, que l’émetteur avait seulement indiqué une zone imprécise et que les pols avaient supposé – à juste titre – qu’il se trouvait dans la piaule de Kathy.

— Bon Dieu ! dit-il à Ruth d’une voix blanche, j’espère que les pols ne vont pas rappliquer chez toi à cause de moi. Ce serait un comble ! (Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées.) Tu n’aurais pas un café super chaud ?

— Je vais brancher la plaque chauffante.

Vêtue en tout et pour tout d’un bracelet d’esclave, Ruth trottina pieds nus jusqu’à la cuisine. Quelques instants plus tard, elle revint avec un énorme gobelet en plastique portant l’inscription : « les routiers sont sympas. » Il le lui prit des mains, avala d’un trait le café bouillant.

— Dommage que tu n’aimes ni les chiens ni les chats, dit-il, songeant à Domenico.

— Il est interdit d’avoir des animaux dans les appartements de ce standing. Ils pissent sur la moquette. Cela revient si cher que ça ne vaut pas le coup.

— Écoute… Je vais te dire quelque chose de très important. Essaye de comprendre. D’accord ?

— D’accord.

Elle le regarda, la mine grave, et se lissa les cheveux.

— Je suis l’une des plus grandes vedettes mondiales de la télé.

Les yeux bovins de Ruth s’écarquillèrent.

— Sans blague ?

— Mais, brusquement, personne n’a jamais entendu parler de moi. Je n’existe pas. Je n’ai même pas de certificat de naissance.

— Peut-être que tu l’as perdu ?

— Non, il n’existe pas.

— C’est peut-être ta mère qui l’a perdu.

— Avant ma naissance, laissa-t-il tomber d’une voix aigre.

— Ou alors, c’est que nous sommes dans un monde parallèle au tien dans le temps et dans l’espace. Et… bref, tu es passé d’une façon ou d’une autre de l’univers où tu étais illustre à celui-ci où tu n’es rien du tout. Tu crois que c’est possible ?

Il la dévisagea et Ruth recula avec appréhension comme si elle s’attendait à des coups de sa part.

— Ça n’existe pas ! s’exclama-t-il sur un ton farouche.

— Mais je ne vois pas comment autrement…

— Ce serait trop facile.

— Que veux-tu dire par là ?

— Évidemment, ça expliquerait tout, tu as raison. Mais je ne peux pas accepter ce genre d’explications. C’est comme ces romans de science-fiction à la gomme de Philip K. Dick qui faisaient mes délices quand j’étais gosse. Heureusement, on a fini par l’avoir. (Il termina sa tasse, l’air sombre, se leva et alla reprendre du café dans la cuisine.) Il faut que je m’en aille, dit-il en revenant, les mains vides, dans la salle de bains. Grâce au micro-récepteur, ils ont repéré mes coordonnées. Je ne peux pas te faire ça.

— Il faut accepter le risque. Reste. (Elle s’approcha de lui, visiblement angoissée.) Ne t’en va pas. Ça me donnerait l’impression que je t’ai fait une vacherie.

— Je ne veux pas rester plus longtemps. D’ailleurs, tu es trop vieille.

Elle le regarda, bouche bée, grotesque comme une poupée de chiffon que l’on aurait piétinée. Soudain, elle se précipita dans la cuisine.

Pourquoi lui avoir dit ça ? s’interrogea Jason. La tension, mes peurs. Il fit mine de la suivre. Mais Ruth réapparut dans l’entrée, tenant à la main une écuelle de céramique, avec, inscrit dessus : « Souvenir de knotts berry farm. » Elle se rua en avant et la lui assena sur le crâne, ses lèvres se tordant comme des larves à peine écloses. Au dernier moment, Jason réussit à parer le coup en levant le bras gauche. L’écuelle se brisa en trois morceaux tandis que le sang jaillissait de son coude. Il regarda tour à tour la plaie, les fragments de l’écuelle et Ruth.

— Pardon, fit-elle dans un souffle.

Sa voix était presque inaudible. Les larves de serpents se tordaient toujours, de consternation cette fois.

— Pardon, dit à son tour Jason.

— Je vais te mettre un sparadrap. (Elle se dirigea vers la salle de bains.)

— Non, je m’en vais. L’entaille est propre. Aucun risque d’infection.

— Pourquoi m’as-tu dit ça ? lui demanda-t-elle d’une voix rauque.

— À cause de ma propre appréhension de la vieillesse. Parce qu’ils m’auront à l’usure, du moins ce qui reste de moi. Il ne me reste pratiquement plus d’énergie. Même pour un orgasme.

— Tu y es bien arrivé.

— Le chant du cygne, conclut-il en passant dans le cabinet de toilette pour nettoyer son bras ensanglanté.

Il laissa couler l’eau froide sur sa blessure jusqu’à ce que le sang se coagule. Cinq minutes ? Cinquante ? Impossible à dire. Il restait planté sur place, le coude sous le robinet. Ruth Rae était partie Dieu sait où. Probablement le dénoncer aux pols. Il était trop las pour s’en préoccuper.

Merde, après ce que je lui ai dit, je ne peux pas le lui reprocher.

10

— Si, Jason Taverner existe, dit le général de police Felix Buckman en secouant sèchement la tête. Il s’est débrouillé pour faire sortir des matrices toutes les données le concernant. (Il médita.) Vous êtes sûr de pouvoir lui mettre la main dessus, s’il le faut ?

— Vous me posez une devinette, monsieur Buckman, répondit McNulty. Il a trouvé le microémetteur et l’a fait disparaître. Aussi, nous ne savons pas s’il est encore à Las Vegas. S’il est intelligent, il a filé en vitesse. Ce qui est certainement le cas.

— Je préfère que vous reveniez ici. S’il a pu escamoter comme ça ses données de base entreposées dans les fichiers, c’est qu’il est mêlé à quelque chose d’important. Connaissez-vous ses coordonnées de façon précise ?

— On l’a repéré dans l’un des quatre-vingt-cinq appartements formant une aile d’un coûteux et élégant complexe de six cents unités situé dans le West Fireflash District, la Résidence Copperfield II.

— Demandez donc à Las Vegas de fouiller ces quatre-vingt-cinq appartements, jusqu’à ce qu’on le retrouve. Et, quand vous l’aurez, expédiez-le-moi aussitôt. Mais je tiens quand même à ce que vous retourniez au bureau. Prenez deux amphés, faites une croix sur votre défonce de flippé et amenez-vous.

— Bien, monsieur Buckman, dit McNulty avec une grimace et une note douloureuse dans la voix.

— Vous ne croyez pas que nous le retrouverons à Las Vegas ?

— Non, monsieur.

— Peut-être que si. Maintenant qu’il est débarrassé de l’émetteur, il est possible qu’il se sente en sécurité.

— Je me permettrai de ne pas partager votre opinion. Quand il s’est aperçu qu’on lui avait collé un mouchard, il a compris qu’il avait été pisté jusqu’à West Fireflash et il a décampé. En toute hâte.

— C’est en effet ce qu’il aurait fait s’il avait agi rationnellement. Mais les gens n’agissent pas rationnellement. Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, McNulty, mais la plupart d’entre eux ont des réactions incohérentes.

Ce qui, ajouta Buckman dans son for intérieur, leur rend probablement service. De toute façon, leurs faits et gestes sont moins prévisibles.

— J’ai remarqué… commença McNulty.

Buckman l’interrompit.

— Soyez à votre bureau dans une demi-heure. (Il raccrocha.)

Le côté guindé et pédant de McNulty, ainsi que le brouillard léthargique dû à sa dose du soir avaient le don d’irriter Buckman.

— Un homme qui s’est rayé de l’existence, murmura Alys à qui rien n’avait échappé. Y a-t-il eu des précédents ?

— Non. Et il n’y en aura pas davantage cette fois. Il a forcément négligé un micro document secondaire qui se trouve dans quelque coin obscur. Nous continuerons à chercher jusqu’à ce que nous mettions la main dessus. Tôt ou tard, nous découvrirons une empreinte vocale ou un tracé EEG, et nous saurons alors qui il est en réalité.

— Peut-être est-il exactement ce qu’il prétend être, dit Alys qui étudiait les notes grotesques de McNulty. « Le sujet appartient au syndicat des musiciens. Déclare être chanteur. Peut-être qu’une empreinte vocale permettrait de… »

— Sors de ce bureau.

— Ce n’est qu’une simple conjecture, mais peut-être qu’il a enregistré le nouveau pornodisque Go Down, Moses, ce tube qui…

— Écoute-moi… Rentre à la maison. Regarde dans le tiroir central de mon bureau en érable. Tu y trouveras dans une pochette transparente un exemplaire à peine oblitéré et parfaitement centré du un dollar noir émis par le U.S. Trans-Mississippi. Je l’ai acquis pour ma collection, mais je t’en fais cadeau. J’en trouverai un autre. Mais va-t’en, va-t’en. Prends ce foutu timbre. Mets l’album dans ton coffre et ne le regarde plus jamais. Contente-toi de l’avoir et laisse-moi travailler tranquille. Ça te va ?

— Seigneur ! s’exclama Alys, l’œil brillant. Où l’as-tu déniché ?

— C’est un prisonnier politique condamné aux travaux forcés qui me l’a donné. En échange de sa liberté. J’ai estimé que c’était un marché équitable. Ce n’est pas ton avis ?

— La plus belle émission qu’aucun pays ait jamais faite dans les annales !

— Tu le veux ?

— Oui. (Alys ouvrit la porte du bureau.) À demain. Mais ce n’est pas parce que tu me fais ce cadeau que je pars. Je veux rentrer, prendre une douche, me changer et dormir quelques heures. D’un autre côté, si tu veux vraiment…

— Je veux.

Et Buckman ajouta en pensée : parce que tu m’épouvantes, parce que j’ai viscéralement, ontologiquement peur de toi et de tous tes actes, même de ta complaisance à partir. Oui, j’ai même peur de ça.

Pourquoi ? se demanda-t-il tout en la suivant des yeux tandis qu’elle se dirigeait vers le tube ascensionnel conduisant aux prisons secrètes qui s’ouvrait au fond du bureau. Enfant, j’avais déjà peur d’elle. Parce que, sans doute, d’une façon fondamentale qui m’échappe, elle ne se plie pas aux règles. Nous avons tous des règles. Pas les mêmes, mais nous suivons tous certaines règles. Par exemple, on ne tue pas quelqu’un qui vient de vous faire une faveur. Dans ce cas, même un État policier observe cette règle. Même nous. Et on ne détruit pas délibérément des objets que nous considérons comme précieux. Mais Alys est capable de rentrer à la maison, de chercher le un dollar noir et de le brûler avec sa cigarette. Je le sais. Et pourtant, je le lui ai donné. Parce que j’espère encore qu’elle finira un jour ou l’autre par lancer ses billes comme tout le monde.

Mais cela n’arrivera jamais.

Et si je lui fais cadeau du un dollar noir, c’est simplement que j’espère l’enjôler, la tenter, pour qu’elle en revienne aux règles que nous comprenons. Aux règles que tous les autres appliquent. J’essaye de la soudoyer et c’est une perte de temps – pour ne parler que du temps. Je le sais et elle le sait. Oui, elle va probablement brûler ce un dollar noir, le timbre le plus merveilleux qui ait jamais été émis. Ce trésor philatélique que je n’ai jamais vu proposer par les marchands au cours de mon existence. Même dans les ventes. Et ce soir, quand je rentrerai, elle me fera voir les cendres. Peut-être aura-t-elle conservé un coin intact pour bien me prouver qu’elle l’a détruit.

Et je la croirai sur parole. Et j’aurai encore plus peur.

Maussade, le général Buckman ouvrit le troisième tiroir de son imposant bureau et introduisit une bobine dans son petit magnétophone. Les airs de Dowland pour quatre voix… Debout, il écouta le chant qu’il préférait à tous ceux du Second Livre du Luth.

… À présent abandonné et délaissé,

Je soupire et je pleure et me pâme et je meurs

Dans une détresse sans fin, une mortelle douleur.

Le premier compositeur à avoir écrit de la musique abstraite, songea-t-il en changeant de cassette. C’était maintenant le Lachrimae Antiquae Pavana. De là découlaient les derniers quatuors de Beethoven. Et tout le reste. Sauf Wagner.

Buckman détestait Wagner et ses semblables, comme Berlioz, qui avaient fait reculer la musique de trois siècles. Jusqu’à ce que Karlheinz Stockhausen l’eût modernisée avec son Gesang der Jüglinge.

Debout devant le bureau, il posa un moment le regard sur la récente photo quadri de Jason Taverner. Le cliché pris par Katharine Nelson. Un sacré bel homme, se dit-il. Presque une apparence de professionnel. C’est normal, c’est un chanteur. Il est dans le showbiz.

Effleurant l’hologramme, il s’entendit dire : « Et alors, vieille bique ? » Buckman sourit et reporta son attention sur la Pavane, dont il se répéta intérieurement le premier vers : Coulez, mes larmes…

Est-ce que j’ai vraiment le karma du pol ? Pour aimer de telles paroles, une telle musique ? Oui, je suis un merveilleux pol parce que je ne pense pas comme un pol. Je ne pense pas comme McNulty, par exemple, qui sera jusqu’à la fin de sa vie un… quelle était donc cette expression ? Un cochon. Je ne pense pas comme tous les gens que nous essayons d’appréhender, mais comme les gens importants que nous essayons d’appréhender. Comme cet homme, ce Jason Taverner. Mon inspiration, une intuition irrationnelle mais admirablement fonctionnelle, me dit qu’il est toujours à Las Vegas. C’est ici que nous l’épinglerons, pas là où le croit McNulty. Parce que, rationnellement et logiquement, il cherche ailleurs, plus loin.

Je suis comme Byron qui combattait pour la liberté, qui a donné sa vie à la Grèce. Sauf que je ne me bats pas pour la liberté, mais pour une société cohérente.

Est-ce bien vrai ? Est-ce pour cela que je fais ce que je fais ? Pour créer un ordre, une structure, une harmonie ? Des règles. Oui, les règles ont une importance énorme pour moi, c’est la raison pour laquelle Alys constitue une menace, la raison pour laquelle je peux m’arranger avec n’importe qui sauf avec elle.

Grâce au ciel, tout le monde ne lui ressemble pas. Grâce au ciel, elle est unique en son genre.

Il enclencha la touche de l’interphone.

— Herb, voulez-vous venir un instant, s’il vous plaît ?

Herbert Maime entra avec un paquet de cartes perforées. Il avait l’air harassé.

— Je vous propose un pari, Herb, dit Buckman. Est-ce que Jason Taverner est à Las Vegas ?

— Pourquoi vous tracasser pour des questions aussi foireuses et insignifiantes ? C’est du ressort de McNulty, pas du vôtre.

Buckman s’assit et se mit à composer des variations chromatiques sur son vidéophone ; il restituait les drapeaux de diverses nations disparues.

— Regardez ce que cet homme a fait. Il a réussi à extraire toutes les données le concernant de l’ensemble des fichiers de la planète, de la Lune et des colonies martiennes… McNulty a poussé son enquête jusque-là. Songez un instant à ce que pareille entreprise a nécessité. Des sommes énormes. Des pots-de-vin astronomiques. Si Taverner a déboursé tant de blé, c’est que l’enjeu est considérable. Les influences ? Même conclusion : il a pas mal de pouvoir et nous devons le considérer comme un personnage important. Ce qui me turlupine le plus, c’est de savoir qui il représente. À mon avis, il y a quelque part sur la terre un groupe qui le soutient. Mais comment ? Pourquoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. D’accord ils ont effacé toutes ses archives personnelles. Jason Taverner est l’homme qui n’existe pas. Mais, ayant fait ça, qu’ont-ils obtenu ?

Herbert réfléchit.

— Je ne comprends pas, reprit Buckman. Cela n’a pas de sens. Mais s’ils ont pris cette peine, cela doit signifier quelque chose. Autrement, ils n’auraient pas fait tant de dépenses. Dépenses d’argent, de temps, d’influence. Les trois, peut-être. Sans compter des efforts gigantesques.

— Je vois, dit Herb en hochant la tête.

— Parfois, continua le général, on pêche un gros poisson en appâtant avec un petit. On ne sait jamais d’avance. Le prochain goujon qu’on attrapera conduira-t-il à quelque chose d’énorme ou bien… (Il haussa les épaules.)… juste à du menu fretin bon pour le vivier concentrationnaire ? Ce qu’est peut-être Jason, après tout. Il se peut que je fasse entièrement fausse route. Mais ça m’intéresse.

— Dommage pour Taverner, commenta Herb.

— En effet, acquiesça Buckman. Maintenant, examinons les faits. (Il s’interrompit le temps de lâcher un pet silencieux.) Taverner s’est rendu chez une faussaire ordinaire, opérant derrière la façade d’un restaurant abandonné. Comme il n’avait pas de contact, Dieu merci, il est passé par l’intermédiaire du réceptionniste de l’hôtel où il était descendu. Conclusion : il avait désespérément besoin de pièces d’identité. D’accord, mais alors où sont passés ses puissants soutiens ? Pourquoi, ayant pu faire tout le reste, ont-ils été incapables de lui fournir de faux papiers en béton ? Bon Dieu ! Ils l’ont lâché dans la rue, au beau milieu de la faune urbaine, droit dans les pattes d’un informateur de police, compromettant ainsi toute l’opération !

— Oui, il y a quelque chose qui ne colle pas.

— Bon. Quelque chose s’est détraqué. Le voilà brusquement parachuté en pleine ville sans papiers. Il n’avait sur lui que ceux fabriqués par Kathy Nelson. Comment en est-il arrivé là ? Comment les autres se sont-ils débrouillés pour rater leur coup, l’obligeant à se procurer par tous les moyens de fausses cartes d’identité, parce que autrement il n’aurait jamais pu s’aventurer hors de chez lui ? Vous voyez mon point de vue ?

— Mais c’est ce qui nous permet d’intervenir.

— Pardon ? (Buckman baissa le volume du magnétophone.)

— S’ils ne commettaient pas de telles erreurs, nous n’aurions pas l’ombre d’une chance. Ils resteraient une entité métaphysique, ni vue ni connue. Les faux pas de ce genre sont pour nous pain bénit. Je ne vois pas en quoi il est important de connaître le pourquoi de l’erreur ; ce qui compte, ce sont les faits. Or, nous devrions pavoiser.

C’est ce que je fais, songea Buckman qui se pencha en avant et composa le numéro du bureau de McNulty. Pas de réponse. McNulty n’était pas encore arrivé. Buckman consulta sa montre. Encore un quart d’heure environ.

Il forma le numéro du grand Central Bleu.

— Où en est l’opération lancée dans le quartier de Fireflash à Las Vegas ? demanda-t-il aux préposées qui, juchées sur de hauts tabourets, déplaçaient des maquettes en plastique sur le maître plan à l’aide de longues baguettes. La recherche d’un individu prétendant s’appeler Jason Taverner.

L’opératrice enfonça avec dextérité différentes touches. Il y eut un bourdonnement suivi d’un déclic.

— Je vous mets en communication avec l’officier responsable.

Un type en uniforme, l’air stupidement placide, apparut sur la vidéo de Buckman.

— À vos ordres, général Buckman.

— Avez-vous appréhendé Taverner ?

— Pas encore. Nous avons visité une trentaine de logements.

— Dès que vous le tiendrez, prévenez-moi par la ligne directe, lui intima-t-il.

(Il donna le code à son crétin d’interlocuteur et raccrocha, vaguement démoralisé.)

— Ça prend du temps, dit Herbert.

— Comme pour faire de la bonne bière, murmura Buckman, le regard perdu dans le vide, le cerveau tournant à plein régime, mais en rond.

— Vous et vos intuitions jungiennes ! Parce que c’est ce que vous êtes selon la topologie de Jung, général Buckman : une personnalité intuitive et raisonnante dont l’intuition est la principale modalité et le raisonnement…

— Conneries !

Buckman roula en boule le brouillon de McNulty et le jeta dans le lacérateur.

— Vous n’avez pas lu Jung ? lui demanda Herbert.

— Bien sûr que si. À Berkeley, pour passer mon diplôme… Tout le département de criminologie devait lire Jung. J’ai appris tout ce que vous avez appris et beaucoup plus. (Il se rendait compte que l’irritation perçait dans sa voix et cela l’agaçait.) Ils opèrent probablement comme des éboueurs, en faisant un boucan d’enfer… Taverner les entendra monter bien avant qu’ils n’arrivent à l’appartement où il se cache.

— Pensez-vous qu’on cravatera quelqu’un avec lui ? Quelqu’un qui est son supérieur dans…

— Il ne sera pas en compagnie de quelqu’un d’aussi important alors que ses papiers lui ont été retirés au commissariat, et qu’il sait que nous sommes à ses trousses. Je ne m’attends pas que nous mettions la main sur qui que ce soit en dehors de Taverner.

— Je vous propose un pari.

— Allez-y.

— Je vous parie cinq quinques d’or que, quand vous l’aurez, vous n’aurez rien.

Buckman, surpris, sursauta. Cela ressemblait fort à sa propre intuition : pas de faits, pas de données de base. Rien que des présomptions.

— Vous êtes d’accord pour parier ?

— Je vais vous dire ce que je vais faire. (Buckman sortit son portefeuille et compta l’argent qu’il contenait.) Je vous parie mille dollars-papier que l’arrestation de Taverner nous ouvrira la porte d’une combine plus importante que toutes celles que nous avons jamais eu à connaître.

— Je ne parie pas de pareilles sommes.

— Vous pensez que j’ai raison ?

Le vidéophone grésilla. Buckman décrocha. Le visage imbécile de l’officier de Las Vegas se forma sur l’écran.

— Les thermo-radex décèlent la présence d’un individu de sexe masculin dont le poids, la taille et la morphologie correspondent à ceux de Taverner. Il se trouve dans l’un des appartements qui restent encore à visiter. Nous approchons avec beaucoup de précautions en évacuant les autres logements à mesure que nous progressons.

— Ne le tuez pas.

— N’ayez crainte, monsieur Buckman.

— Restez en ligne, ordonna Buckman. À partir de maintenant, je veux suivre cette affaire en direct.

— Entendu, général Buckman. Buckman se tourna vers Herbert Maime.

— Ils l’ont déjà épinglé.

Il sourit et émit un gloussement ravi.

11

Quand Jason Taverner alla dans la chambre chercher des vêtements, Ruth Rae, assise tout habillée sur le lit saccagé et encore chaud, fumait dans la pénombre une de ses cigarettes de tabac. La grisaille de la nuit filtrait à travers les fenêtres et la braise rougeoyait d’un éclat nerveux, incandescent.

— Ces trucs te tueront, lui dit-il. S’ils ont rationné les gens à un paquet par semaine, il y a une raison.

— Va te faire foutre ! répondit Ruth qui continua à fumer.

— Mais tu les trouves au marché noir.

Une fois, il l’avait accompagnée acheter une cartouche. Même compte tenu de ses revenus, le prix l’avait affolé. Mais Ruth n’avait pas sourcillé. Manifestement, elle s’y attendait et connaissait le prix de son vice.

— Je les trouve. (Elle écrasa la cigarette encore beaucoup trop longue dans un cendrier en céramique en forme de haricot.)

— Quel gaspillage !

— Est-ce que tu aimais Monica Buff ?

— Bien sûr.

— Je ne comprends pas comment tu pouvais.

— Il existe différentes sortes d’amour.

— Et de quelle sorte était le vôtre ?

— Un amour et des relations sexuelles sans complications. Amour et sexe en parties égales. Mais le sexe peut exister sans l’amour.

Comme avec toi, ajouta-t-il intérieurement. Mais sans le dire tout haut. Il ne voulait pas attirer l’attention de Ruth sur son vide. Parce que c’était inoffensif. À son avis, le sexe seul n’avait rien de rédhibitoire.

— Et il y a l’amour sans le sexe, dit Ruth.

— Comme l’amour de la patrie ?

Après tout, une patrie, ça ne se baise pas.

— Non. Comme l’amour entre deux hommes.

— L’amour homosexuel.

— Ce n’est pas ça que je veux dire. L’amour sans le sexe, rien de plus.

— En voilà un drôle d’amour !

Cela ne lui paraissait pas particulièrement séduisant. Une forme de pédérastie sublimée, en quelque sorte.

— Je l’ai connu. Avec une fille que j’ai rencontrée à… Non, ce n’était pas à Reno. C’était à Lake Tahoe. Elle avait fait un mauvais mariage et était complètement brisée. Elle avait perdu toute confiance en elle. Elle se considérait comme responsable de cet échec. Je l’ai trouvée assise devant une table en train de boire des russes noirs – et tu sais que c’est un peu raide.

— Un excellent moyen de se saouler rapidement.

— Elle n’était pas ivre. Simplement, elle était là, à boire en contemplant la table, le front dans la main. À croire que sa tête serait tombée sans quelque chose pour la maintenir. Alors je… Enfin, j’étais pompette… Je me suis assise à côté d’elle et je me suis mise à causer. Elle avait désespérément besoin de quelqu’un à qui parler, à qui tout raconter.

— Tu t’es sans doute vue toi-même à travers elle.

— Probablement. Telle que j’étais après mon treizième mariage. Je me détruisais de mes propres mains. C’était terrible qu’elle soit là, exactement comme moi autrefois. Et j’avais besoin de lui parler. C’est ce que je me suis dit et c’était vrai. Alors, on a causé pendant des heures et, tandis qu’elle se couvrait de boue, j’ai commencé à éprouver un sentiment bizarre… (Elle fit un geste.)

— Un sentiment d’identification ?

— Peut-être. Non, c’était plus fort que ça. D’appréciation. Je l’appréciais, elle et ce qu’elle avait dans la tête, son espace intérieur. Possible qu’identification soit le mot juste. Je ne sais pas. C’était il y a longtemps.

— Il y a aussi l’amour paternel. L’amour protecteur envers une autre personne, généralement plus jeune. C’est peut-être ce que tu ressentais. Et il y a… (Jason se remémora son bref – et horrible – interlude avec Kathy. Cela pouvait-il être qualifié de rapports amoureux ? Non, mais le sexe avait été présent, une sorte de sexe maléfique qui planait, prêt à le happer.)… l’amour loupé, l’amour tordu, l’amour névrotique. Le sexe, plus exactement. Je veux dire le sexe.

— Tu n’arrêtes pas de mélanger les deux. Rien d’étonnant à ce que tu ne puisses concevoir la forme supérieure de l’amour, l’amour que je ressentais pour Terri, la fille de Tahoe. L’amour qui s’élève au-dessus du particularisme et des contingences et…

— L’amour antagoniste, l’interrompit Jason qui continuait de suivre le fil de ses pensées. (L’amour que j’ai… ou que j’avais pour Heather. Comme les amants de La Bohème qui se querellent tout le temps.) Le syndrome de Mimi et de Rodolphe. S’aimer, se battre et s’aimer simultanément, mais le plus souvent à tour de rôle.

— Tiens ! Tu commences à parler d’amour et tu termines en parlant sexe. En vérité, tu es terriblement déboussolé.

— Il y a également l’amour contre nature.

Une forme d’amour dont Jason avait eu l’occasion d’être témoin et qui l’avait effrayé.

— Le sexe sans amour, l’amour sans le sexe, l’amour paternel, l’amour universel, sublime et transcendé, l’amour contre nature… Cela fait cinq types d’amours. Il doit y en avoir davantage.

— Le pire de tous : des rapports excluant et le sexe et l’amour.

Le néant total. Un six ne pouvait le supporter. Un six devait s’imbriquer aux éléments émotionnels des autres et les assimiler. Un six ne pouvait tolérer un instant cette espèce de froideur du drogué. Il ne pouvait s’associer à un insecte, à un esprit court-circuité qui sonne le creux et qui regarde à travers des yeux morts où rien ne se reflète. À une entité détruite, déshumanisée, qui se nourrit constamment d’elle-même, qui absorbe la vie des autres, qui dévore sa chaleur. On avait eu raison, il y avait quelques années, d’adopter une loi instituant la peine de mort pour réprimer cet abus. Il n’avait eu que trop souvent l’occasion de voir de ses yeux ce que l’héroïnomanie faisait à des êtres qui avaient été jadis des gens normaux. Et ces êtres avides continuaient d’aller et venir, imitant de leur mieux ce qu’ils avaient à tout jamais perdu.

— J’ai connu un drôle de genre d’amour à une époque, dit Ruth. J’étais terriblement attirée par les étrangers, aussi bien les hommes que les femmes. J’avais envie de les prendre dans mes bras et qu’ils me prennent dans les leurs. J’avais physiquement besoin de me pelotonner contre eux. Pas les gens que je connaissais… uniquement ceux que je ne connaissais pas. Ceux que je croisais au supermarché, dans la rue, partout. Finalement, j’ai serré dans mes bras une vieille dame qui se trouvait devant moi un jour où je faisais la queue. Et puis, au bout d’un certain temps, ça m’a passé, définitivement. Mais je crois que cela m’a changée. Je n’ai plus envie d’embrasser les étrangers, mais je ne me sens plus loin d’eux. Je suis capable de m’entendre avec les inconnus comme si c’étaient mes amis.

— Et ça vaut le coup ? lui demanda Jason avec amusement.

— Je suis sortie de ma coquille, répliqua-t-elle gravement. C’est grâce à cela que je me suis ouverte, que je suis devenue comme je suis maintenant. Quand tu m’as abordée dans le bar, j’avais beau ne t’avoir jamais vu auparavant, il m’a été facile de lier conversation avec toi. Et j’ai l’impression que c’est pareil pour toi.

— Je n’ai jamais éprouvé le désir de faire des mamours au premier venu sans discrimination, sans savoir de qui il s’agit, de quel sexe il est.

— C’était presque une sorte d’amour mystique, fit songeusement Ruth. Comme si le premier venu pouvait être le Christ.

— Mais ce n’est jamais lui.

— L’amour ultime, c’est l’amour transcendant de l’homme pour l’homme. De l’être humain pour l’être humain. Même si tu es incapable de le ressentir, ce qui est probablement le cas, quelqu’un d’autre peut le ressentir à ta place un jour ou l’autre. Cela peut arriver et tu peux ne jamais le savoir.

— Cela me paraît irréaliste.

— Parce que c’est extrêmement rare. Mais une fois qu’on a connu… Tu saurais ce que je veux dire si cela t’était arrivé. C’est ce qui s’est passé à Tahoe avec cette pauvre petite qui était là à boire verre sur verre, abandonnée par un type… Oui, c’est ce que j’ai ressenti en la voyant. (Ruth resta quelques instants silencieuse, le visage plissé.) Je crois que, depuis, quand j’aime, j’aime tout le monde. Je peux aimer une personne plus que les autres mais, en général, ça déborde. On s’élève d’un cran. On est au-dessus de la peur et de la haine. De la haine surtout. La peur… Je ne crois pas. Parce que j’ai toujours peur. Très peur.

Elle dévisagea sombrement Jason planté devant le lit dans la pénombre. Les ténèbres de l’amour en allées. Du sexe, plutôt, comme Ruth l’avait souligné.

— Et l’amour de Dieu ? L’amour religieux ?

— L’amour d’une créature humaine pour une autre créature humaine est de nature religieuse.

— Pourquoi ?

— Il n’a pas de base rationnelle, il n’est pas fondé sur un rapport matériel, c’est une intuition. Comme une vision religieuse. C’est tout ce que je peux te dire : c’est une compréhension mystique et respectueuse de l’autre, où l’on ne réclame rien pour soi. De tous les autres par extension. Quelqu’un devrait écrire un livre là-dessus. La montée progressive de l’amour. Ça s’appellerait l’Amour ascendant. Tu crois que les gens comprendraient ?

— Bien sûr.

— Tu ne comprends pas, toi. Si ça t’arrivait, tu ne t’en rendrais pas compte. Par exemple, tu te moques de savoir ce que j’éprouve pour toi. J’éprouve… (Elle hésita.) Mais je suis libre d’éprouver ce que je veux pour toi et de le dire. C’est permis. Seulement, si j’étais un homme…

— Ce serait de l’homosexualité.

— Il est triste que l’on considère que l’amour d’un homme pour un autre soit homosexuel. Les hommes ne peuvent pas se serrer dans leurs bras alors que, pour les femmes, c’est permis. Il est triste, par exemple, que les hommes ne puissent pas pleurer. Ça aussi, c’est affreux.

— C’est une chose que l’on apprend toujours aux petits garçons : les hommes ne doivent pas pleurer.

— C’est triste. Terriblement, atrocement triste. Les hommes sont intérieurement aliénés et aliénés les uns des autres. Ne crois-tu pas que s’ils pouvaient… pleurer pour un autre homme, aimer de cette façon, surmonter des siècles d’inhibition, une vie de répression… ne serait-ce qu’un instant… Comme ce serait merveilleux ! Sensationnel ! Triompher ne serait-ce qu’un instant de tout ce qui vous a été inculqué, de tout ce qu’on vous a seriné au fil des années. Comme disait saint Paul : « Je vous révélerai un mystère. Tous ne dormiront pas… » Quelle est la suite ? « Nous serons transformés. En un clin d’œil… » Merde, je ne me rappelle pas la suite…

Mais je me rappelle le début : « Je vous révélerai un mystère. Tous ne dormiront pas… » Mais pourquoi est-ce que je ne me rappelle pas ? s’exclama-t-elle avec fureur. C’est la seule partie de la Bible que je ne flanque pas aux orties. « Car cet homme corruptible doit atteindre l’incorruption et ce mortel doit accéder à l’immortalité. » C’est tout ce dont je me souviens. (Elle s’abreuva d’injures à mi-voix. Jason voyait sa bouche s’ouvrir et se fermer dans l’ombre.) Pourquoi ai-je appris ce passage par cœur ? Pour pouvoir le réciter aux gens dans une occasion comme aujourd’hui. Et je ne m’en souviens plus.

— Je n’avais jamais rencontré quelqu’un capable de citer la Bible. En vérité, je n’avais encore jamais vu de chrétien.

Ruth le contempla fixement.

— Mais nous sommes tous des chrétiens.

— Non. Aujourd’hui, c’est fini, ça. Cela appartenait à un autre monde. Un monde mort. Comme de pleurer pour un homme. Ça aussi, c’est mort.

— Cela n’a jamais été. Cela n’a jamais existé. Mais cela peut arriver. N’importe quand. Je ne crois pas que cela t’arrivera à toi. Je ne voudrais pas que tu le prennes mal mais… Non, cela ne t’arrivera pas. En aucune circonstance.

— Je le croirai quand je le verrai.

— Tu ne le verras jamais.

— Alors, je ne le croirai jamais.

— Et sais-tu pourquoi, Jason Taverner ? Parce que tu es seul dans l’univers. Tu étais sûrement un enfant unique parce que ton univers se limite à toi et à ce que tu peux t’approprier. C’est du moins l’impression que tu me fais. Tu es un captateur. Un consommateur.

— Merde ! Tout récemment encore, dans mon show à la télé…

Il laissa sa phrase en suspens.

— Ton show à la télé ?

Elle continuait de le jauger, la tête penchée comme un fox-terrier. Visiblement, ce détail la fascinait.

— Le show télévisé auquel je participais. Autrefois.

— Tu étais un raté ?

— Je me défendais bien. Question d’habitude.

— Tu me rappelles un garçon que je connaissais et qui pressentait ce que pressentaient les autres. Je veux dire que tu as de belles idées mais qu’elles arrivent trop tard. La réalité a changé avant que tu l’aies remarqué. Tu es toujours un peu à la bourre. Comme une lune rétrograde.

— Merci.

— Quand on a l’âge que nous avons, il faut s’accrocher à quelqu’un de très jeune, dans les dix-neuf ou vingt ans. Pour garder le contact avec les perspectives des jeunes, épouser leur rythme, leur cadence et leur espace intérieur, pour s’imprégner de leur vitalité.

— Ça, c’est ton truc.

Jason n’ignorait pas le goût de Ruth Rae pour les fruits verts. Des dizaines de jeunots étaient passés par son lit au cours des années.

— Leur sens du temps est différent. Ils…

— J’ai quarante-deux ans et je ne suis pas vieux.

— Tu as tout à fait raison. Pour un homme, ce n’est pas vieux. Bien sûr, à dix-neuf ans, on est persuadé du contraire. « N’aie jamais confiance en quelqu’un qui a plus de vingt ans. » Combien de fois ai-je entendu cette formule ? Et quand ils disent cela, ils le pensent. Nous vivons jusqu’à… combien ? Quatre-vingt-dix ans à peu près. C’est le chiffre que donnent les savants pour notre génération. En conséquence de quoi, on est jeune les deux neuvièmes de notre existence. Et puis, pouf ! C’est comme une bougie qui se consume. Une flamme qui s’éteint. On bascule dans la sénilité.

— Je ne vivrai pas au point d’être sénile.

— C’est la qualité de la vie, pas la…

— C’est juste, opina Jason. (Il avait toujours eu le sentiment que, grâce à Dieu, il ne vivrait pas assez longtemps pour devenir vieux. Et il en était heureux. Il n’avait aucun désir de continuer à vivre comme Churchill avec son cigare, à regarder année après année, décennie après décennie, la mort perchée sur son ventre, battant des ailes.) Pas la quantité, acheva-t-il à la place de Ruth.

— Tu as peut-être raison. Mais j’ai l’impression… (Elle bâilla et s’étira.) On dit que les passions s’estompent quand on vieillit mais, toi, tu es plus du type alpha. On peut être plus détaché, prendre du champ et regarder les jeunes faire tous les trucs bêtas qu’on faisait autrefois. Et où cela nous a-t-il menés ? À dix-neuf ans, on espère constamment, même si l’on n’en a pas conscience, que la vie, la vie adulte, sera un accomplissement. On est dynamique. Mais quand on arrive à nos âges, on a de la marge. On peut fixer son regard sur ce que l’on a effectivement réussi à accomplir. Et on peut se reposer. (Elle bâilla à nouveau.) J’ai toujours considéré que j’avais accompli quelque chose dans le domaine du sexe. J’espère ne jamais perdre cela.

— Ce n’est pas mon rayon.

Pour Ruth, l’acte sexuel était une sorte de renaissance. Il le lui avait dit un jour. Tu te nourris de l’homme, songea-t-il, et cela te grise. Comme Dracula buvant du sang – c’est bourré de protéines et très nourrissant – et qui retrouve la santé. Aux dépens de l’homme qui le sustente.

— Un invité de mon show à la télé, un écrivain à qui nous demandions pourquoi dans toutes les œuvres les femmes étaient toujours inquiétantes, puissantes et dangereuses, a répondu devant trente millions de téléspectateurs : « Sans doute parce que je crois que leur sexe a des dents. »

Ruth ne sourit pas. Elle était sérieuse comme un pape.

— Seigneur ! Si je devais devenir un jour une femme comme ça…

— En réalité, les femmes comme ça sont très rares. C’est fondamentalement un mythe. Quand il est très jeune, l’homme a tendance à considérer que beaucoup de femmes sont ainsi faites. Mais, en vieillissant… (Encore ! s’exclama-t-il dans son for intérieur. Tout revient à la vieillesse. Pourquoi cela ne se passe-t-il pas comme dans À rebrousse-temps où tout le monde rajeunit ?) Je crois ne pas en avoir rencontré plus de deux ou trois de ce modèle. (Il se rappela Kathy. Et frissonna. Elle était l’exemple parfait de ce genre de vampirisme. S’il avait couché avec elle, elle l’aurait complètement asservi. Il avait heureusement eu la sagesse de battre en retraite.)

Cette dérobade lui avait sauvé la vie.

— C’est l’amour qui détruit, dit Ruth. La femme veut changer l’homme. S’il fait ceci ou cela, ils auront plus d’argent ou de plus belles tapisseries. C’est comme ça qu’elle voit les choses. Je n’ai jamais fait cela. Si l’on en vient à désirer changer un homme, on doit en chercher un autre qui soit conforme à ce qu’on souhaite. Et c’est ce que je fais. Je vais d’homme en homme. Pour leur bien.

— Est-ce que tu as lu À rebrousse-temps ?

Je ne crois pas. De qui est-ce ?

— Dans ce roman, tout, hommes et choses, se déplace à l’envers – de l’avenir vers le passé. Alors, les gens rajeunissent.

— C’est peut-être la seule solution. T’est-il déjà arrivé, Jason, après avoir lu un livre, de voir soudain l’auteur à travers le tissu d’ennui des mots ? Tu comprends ce que je veux dire ?

Il ne comprenait pas.

— Quand tu as lu À rebrousse-temps, as-tu eu le sentiment de sentir la présence d’un être humain en filigrane ? Je pense – c’est une idée qui me vient, que l’on peut éprouver effectivement de l’amour, peut-être simplement une sorte d’amour, pour un auteur quand on entre en contact avec lui par le truchement d’un livre. Mais il ne le saura jamais.

Surtout s’il est mort. Pourtant, il se peut que quelque chose de lui survive, que l’on aime à travers l’ouvrage.

— Mort ou vivant, il ne le saura jamais et quand on aime quelqu’un qui ne le sait pas, il ne se passe rien. C’est parfaitement vain et absurde.

— À mon avis, c’est ce qui pourrait arriver de plus extraordinaire à un être humain. Continuer de vivre au-delà de la mort dans un livre et être un jour aimé d’une façon ou d’une autre par quelqu’un qui le lira. Bien sûr, il faudrait que ce soit un bouquin tout ce qu’il y a de… urf. Pas n’importe lequel.

À rebrousse-temps n’est pas un livre comme ça.

— Pas pour toi, peut-être. Mais pour quelqu’un d’autre, qui sait ? Il suffirait d’une seule personne habitant un petit bled perdu, complètement paumé, à un moment précis. Alors, l’auteur vivrait à nouveau fugitivement dans l’esprit de cette personne. Ce serait une sorte d’amour rare qu’on ne voit pas souvent. Mais un véritable amour quand même.

— La seule chose qui l’intéresserait, c’est que son livre ait encore du succès et qu’on l’étudié toujours dans les écoles.

— Ça aussi, c’est vrai, mais il aurait préféré qu’une personne, une seule, fasse réellement connaissance avec lui à travers son œuvre. Je suis sûre que rien n’aurait pu lui plaire davantage, il l’espérait mais sans y croire. (Elle se mit à rire.) Je le vois d’ici… Un pauvre malheureux, un traîne-savates à demi fou rêvant dans sa tête malade de parvenir à l’immortalité. Quelque chose de pathétique. Et puis, rayé des cadres ! Un jour, fini et terminé, et il n’en saura jamais rien. Il aurait mieux valu pour lui qu’il n’ait pas écrit ce livre. Comme ça, il n’aurait pas nourri ce vain espoir.

— Les vains espoirs sont mal partis dans le monde où nous vivons.

— Écoute, je viens de penser à quelque chose.

Suppose que rien qu’en évoquant ces différentes formes d’amour, nous les ayons fait exister, toi et moi.

— Tu parles !

— Et si les théories à propos du monde transformaient le monde ? S’il y avait une sorte de rétroaction, si nos théories, au lieu de dériver de la réalité, s’imposaient à elle ? Si elles ne venaient pas du réel mais de nous… de nous deux ? Alors, les cinq – ou les six… je ne me rappelle plus – différentes espèces d’amour se matérialiseraient à partir du moment où nous les évoquerions. (Elle fronça les sourcils.) Merde !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le lapin d’Emily Fusselman. On se trompe. On a oublié le lapin d’Emily Fusselman. (Elle leva les yeux vers lui.) Une dame que je connaissais. Mariée, trois enfants. Elle avait deux chatons et puis elle a adopté un de ces gros lapins gris, des belges, qui font flipflap sur leurs immenses pattes arrière. Au début, il n’osait pas quitter sa cage. Apparemment, c’était un mâle. Finalement, au bout d’un mois, il a commencé à se balader dans le living. Au bout de deux mois, il montait les escaliers et il réveillait Emily en allant gratter à sa porte le matin. Il s’est mis à jouer avec les chats. C’est là que les ennuis ont commencé parce qu’il n’était pas aussi intelligent qu’un chat.

— Le cerveau des lapins est plus petit, dit Jason.

— En effet. Néanmoins, il adorait les chats et s’efforçait de les imiter en tout. La plupart du temps, il utilisait même le bac à chat. Avec du duvet, arraché à sa poitrine, il avait fabriqué un nid et il voulait à toute force qu’ils viennent dedans. Mais il n’y avait rien à faire. Le bouquet, ce fut quand il se mit en tête de jouer à cache-cache avec un berger allemand qui accompagnait une visiteuse. Tu vois, le lapin avait appris à jouer avec les chats, avec Emily et les enfants. Il se cachait derrière le divan, puis il bondissait, tournait en rond à toute vitesse et tout le monde essayait de l’attraper. Sans y réussir, en général. Alors, il retournait se mettre à l’abri derrière le divan où personne n’était censé aller le chercher. Malheureusement, le chien ne connaissait pas la règle du jeu. Quand le lapin a regagné sa cachette, il l’a poursuivi et lui a happé l’arrière-train. Emily a réussi à lui ouvrir la gueule de force et à le chasser, mais le pauvre lapin était bien mal en point. Il s’est remis mais, à partir de ce moment, il a eu une peur terrible des chiens. Il suffisait qu’il en voie un par la fenêtre pour qu’il prenne la fuite. Et il s’efforçait de cacher derrière les rideaux l’endroit où le chien l’avait mordu parce que le poil n’avait pas repoussé et qu’il en avait honte. Ce qui était touchant, c’était sa volonté d’aller au-delà des limites de sa… comment dire ? de sa physiologie. De dépasser sa nature de lapin pour essayer de se rapprocher de créatures plus évoluées comme les chats. Il était tout le temps avec eux, il jouait avec eux comme un égal. C’est ça l’essentiel. Les chats refusaient le nid qu’il avait construit à leur intention et le chien ne connaissait pas les règles. Le lapin d’Emily a vécu encore plusieurs années. Mais qui aurait pensé qu’un lapin pouvait avoir une personnalité aussi complexe ? Quand on s’asseyait sur le divan et qu’il voulait vous chasser pour s’y installer, il vous poussait et, si vous ne bougiez pas, il vous mordait. Quand on songe à ses ambitions et à son échec ! Une petite vie qui fait des efforts désespérés mais condamnés d’avance. Seulement, le lapin ne le savait pas. Enfin, peut-être qu’il le savait mais qu’il s’entêtait. Non… Je ne pense pas qu’il comprenait. Simplement, il savait ce qu’il voulait. C’était toute sa vie. Parce qu’il aimait les chats.

— Je croyais que tu n’aimais pas les animaux, dit Jason.

— Plus maintenant. Surtout après tant d’échecs et de fiascos. Comme le lapin. Finalement, il est mort. Emily Fusselman a pleuré pendant des jours entiers. Pendant une semaine. J’ai vu combien ce lapin l’avait subjuguée et je ne tenais pas à ce que cela m’arrive.

— Mais cesser d’aimer d’un seul coup les animaux pour…

— Leur existence est si courte ! Si terriblement courte. D’accord, après la perte d’une créature qu’ils aiment, il y a des gens qui réagissent et transfèrent leur amour sur une autre. Mais ça fait mal.

— Alors, pourquoi l’amour est-il si bon ?

Jason y avait réfléchi tout au long de sa vie adulte en fonction de ses relations personnelles. Et la question se reposait maintenant à lui avec acuité. À cause des récents événements, jusqu’à l’épisode du lapin d’Emily. Ce moment de chagrin. On aime les gens et ils s’en vont. Un beau jour, ils font leurs paquets. « Que se passe-t-il ? » leur demande-t-on. Et ils répondent : « J’ai trouvé quelque chose de mieux. » Et ils sortent de notre vie pour toujours, et ensuite, jusqu’à notre dernier souffle, nous trimbalons un gros paquet d’amour sans avoir personne à qui le donner. Et si jamais on trouve quelqu’un à qui le donner, la même chose se reproduit. Ou bien on leur téléphone : « Ici Jason. » Ils répondent : « Qui ça ? » Et l’on comprend alors qu’il n’y a rien à faire. Ils ne savent plus qui vous êtes. J’en conclus qu’ils ne l’ont jamais su ; on n’a jamais compté pour eux.

— L’amour, ce n’est pas seulement vouloir une autre personne comme on veut posséder un objet qu’on voit dans une boutique. Ça, ce n’est que le désir. On souhaite emporter cet objet, l’amener chez soi, le poser quelque part comme une lampe. L’amour est… (Ruth ménagea une pause.) C’est comme un père qui sauve ses enfants d’un incendie et qui meurt en allant les chercher. Aimer, ce n’est plus vivre pour soi-même, c’est vivre pour quelqu’un d’autre.

— Et c’est bon ?

Ça ne lui semblait pas l’être tellement.

— Cela transcende l’instinct. Nos instincts nous poussent à nous battre pour survivre. Comme les pols qui encerclent les campus. On survit aux dépens des autres. Chacun se fraye son chemin à coups de griffes et de dents. Tiens, je peux te donner un bon exemple. Mon vingt et unième époux, Frank. Au bout de six mois de mariage, il cessa de m’aimer et devint terriblement malheureux. Moi, je l’aimais toujours ; je voulais rester avec lui mais ça lui faisait mal. Alors, je l’ai laissé partir. Tu vois ? Cela valait mieux pour lui et, parce que je l’aimais, il n’y avait que cela qui comptait. Tu vois ?

— Mais pourquoi est-il bon de s’opposer à l’instinct de survie ?

— Tu n’en vois pas la raison ?

— Non, admit-il.

— Parce que, en fin de compte, l’instinct de survie est toujours perdant. C’est vrai pour toutes les créatures vivantes – les taupes, les chauves-souris, les humains, les grenouilles. Même les grenouilles qui fument le cigare et jouent aux échecs. On ne peut jamais réaliser ce que l’instinct de survivance cherche à obtenir. Alors, en définitive, tous nos efforts font long feu, on succombe devant la mort et c’est fini. Mais, quand on aime, on se retire et on observe.

— Je ne suis nullement disposé à me retirer, rétorqua Jason.

— On peut se retirer pour observer en étant heureux avec une douce et fraîche satisfaction d’alpha, la plus haute forme de satisfaction… Vivre pour ceux qu’on aime.

— Mais eux aussi meurent.

— Exact. (Ruth se mordilla la lèvre.)

— Il est préférable de ne pas aimer pour que ça n’arrive pas, même s’il s’agit d’une bête, d’un chien ou d’un chat. Tu l’as dit toi-même : tu les aimes et ils disparaissent. Si la mort d’un lapin est déplorable…

Jason eut soudain une vision d’horreur : les os broyés et les cheveux dégoulinants de sang d’une fille prise dans la gueule d’un ennemi à peine visible dont la taille dépassait celle de n’importe quel chien.

— Mais on pleure ! s’écria Ruth en le scrutant d’un air anxieux. Le chagrin est l’émotion la plus intense que puisse éprouver un homme, un enfant ou un animal, Jason ! C’est un sentiment merveilleux !

— Je voudrais bien savoir pourquoi ? fit-il brutalement.

— Le chagrin nous permet d’échapper à nous-mêmes. On sort de sa petite coquille. Mais, pour avoir du chagrin, il faut avoir aimé avant. Le chagrin est l’aboutissement ultime de l’amour parce qu’il est l’amour perdu. Tu le comprends, je le sais. Seulement, tu refuses de penser à cela. C’est le cycle de l’amour qui se ferme : aimer, perdre, avoir de la peine, partir et aimer à nouveau. Jason, éprouver du chagrin, c’est avoir conscience qu’on est seul, et il n’y a rien au-delà car la solitude est le destin final de toute créature humaine. C’est la mort… La mort est la grande solitude. Je me rappelle quand j’ai fumé de l’herbe pour la première fois avec une pipe à eau au lieu de la fumer en joint. La fumée était fraîche et je ne me rendais pas compte de la quantité que j’aspirais. Tout d’un coup, je suis morte. Pour un petit moment, mais ça a duré plusieurs secondes. L’univers, toutes les sensations, y compris la conscience de mon corps, la conscience même d’avoir un corps, se sont effacés. Ce n’était pas comme d’être isolée au sens courant du terme parce que, quand on est seule dans ce sens-là, on reçoit quand même des informations sensorielles, ne serait-ce que des perceptions corporelles. Mais il n’y avait même plus de ténèbres. Tout s’est arrêté. C’était le silence. Le néant. La solitude.

— Ils devaient avoir coupé l’herbe avec l’un de ces produits toxiques de merde qui ont brûlé la cervelle à tant de gens.

— Oui, j’ai eu de la chance de retrouver mes esprits. Une expérience terrifiante. J’avais souvent fumé avant et cela ne m’était jamais arrivé. C’est la raison pour laquelle je me suis mise au tabac. Toujours est-il que cela n’avait rien à voir avec un évanouissement. Je n’avais pas l’impression de tomber. Qu’est-ce qui aurait pu tomber ? Je n’avais pas de corps. Et où tomber d’ailleurs ? (Ruth fit un grand geste.) Tout… a expiré. Y compris moi-même. Comme la dernière goutte d’une bouteille. Et puis le film a recommencé. La fiction que nous appelons réalité. (Elle s’interrompit et tira sur sa cigarette de tabac.) Je n’avais encore jamais raconté ça à personne.

— Et cela t’a effrayée ?

Ruth acquiesça.

— La conscience de l’inconscience, si tu saisis ce que je veux dire. Quand on meurt, on ne le sait pas. Parce que c’est justement ça, la mort… Tout perdre. Par exemple, je n’ai plus du tout peur de mourir après ce mauvais trip. Mais avoir du chagrin, c’est à la fois mourir et être vivant. C’est donc l’expérience la plus absolue, la plus bouleversante qui puisse arriver. Parfois je jurerais que nous ne sommes pas faits pour subir une telle épreuve. C’est trop. Le corps risque de s’autodétruire dans la tempête. Mais je veux avoir du chagrin, verser des larmes.

— Pourquoi ?

Jason ne comprenait pas. Pour lui, c’était la chose à éviter. Quand on éprouve quelque chose de ce genre, il faut fiche le camp en vitesse.

— Le chagrin te réunit à ce que tu as perdu. C’est une communion. On se retrouve avec l’objet ou la personne aimée qui s’en va. En un sens, on se divise et on l’accompagne, on fait un temps partie du voyage. Aussi loin qu’on le peut. Autrefois, j’avais un chien que j’aimais. Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans… Juste ma majorité, pour autant que je me le rappelle. Il est tombé malade et nous l’avons conduit chez le véto. Ils ont dit qu’il avait mangé de la mort-aux-rats et n’était plus qu’une bouillie de sang à l’intérieur. On ne pouvait pas se prononcer avant vingt-quatre heures. Je suis rentrée et j’ai attendu. Vers onze heures du soir, je me suis endormie. Le véto devait me téléphoner dans la matinée pour me dire si Hank était encore vivant. Je me suis réveillée à huit heures et demie et j’ai tâché de rester calme en attendant son appel. Je suis allée dans la salle de bains… Je voulais me laver les dents… Et j’ai vu Hank dans le coin gauche de la pièce. Il était en train de grimper un escalier invisible, lentement et avec beaucoup de dignité. Je le regardais monter lourdement en diagonale quand, arrivé en haut de la corniche droite, il a disparu en pleine escalade. Hank ne s’est pas retourné une seule fois. J’ai compris qu’il était mort. C’est alors que le téléphone a sonné. Le vétérinaire m’a effectivement annoncé qu’il était mort. Mais je l’avais vu monter l’escalier. Bien sûr, j’ai eu une peine folle. Et je me suis perdue moi-même. Je l’ai suivi le long de ce maudit escalier.

Elle se tut quelques instants avant de poursuivre, après s’être éclairci la voix :

— Mais, finalement, le chagrin s’évanouit et on raccroche. Sans Hank.

— Et tu acceptes ça ?

— Il n’y a pas d’autre choix. On pleure et on continue de pleurer parce qu’on ne revient jamais entier de l’endroit où on l’a accompagné. Quelque chose de brisé s’entête à palpiter au fond du cœur. Une sorte de fêlure. Une plaie qui ne se cicatrise pas. Et si cela arrive plusieurs fois dans la vie, le cœur est alors mutilé et l’on ne ressent plus de chagrin, preuve qu’on est prêt à mourir. Il n’y a plus qu’à tirer l’échelle ; au tour d’un autre de pleurer.

— Mon cœur n’a aucune blessure.

— Monsieur Parfait. Monsieur Intact. Monsieur J’en-ai-rien-à-foutre.

— Et je m’en porte d’autant mieux. Je n’ai rien perdu.

— Et tu n’as rien gagné. Sinon toi-même.

— Je ne veux pas me disputer avec toi. Ça n’en vaut pas la peine.

— D’accord, ne nous fâchons pas.

— Au revoir.

Jason s’était rhabillé. Son coude ne saignait plus. L’heure était venue de partir. Mais Ruth lui demanda d’une voix âpre :

— C’est vrai que je suis trop vieille ?

— Non.

Mais il mentait. À ses yeux, en tout cas, elle était maintenant trop ridée, trop desséchée. Elle avait trop souvent servi, sexuellement parlant. Après quarante mariages, elle était trop décatie. Peut-être que pour quelqu’un d’autre… Quoi qu’il en soit, pour trouver des hommes de bonne volonté, Las Vegas était l’endroit idéal et cet appartement le lieu parfait. Ruth faisait le maximum de ce qu’elle pouvait faire.

— Si tu n’avais pas levé le bras, je t’aurais tué, dit-elle d’un ton rauque.

Jason s’esclaffa.

— J’en doute.

— En tout cas, il aurait fallu que tu ailles à l’hôpital pour qu’on te recouse.

— Ce qui signifie que tu as déjà fait ça à quelqu’un d’autre ?

Elle fit signe que oui. Jason se pencha et l’embrassa sur le front.

— Je ne crois pas qu’on se soit connus, reprit-elle. Si tu veux connaître le fond de ma pensée, tu m’as raconté des blagues en prétendant que nous nous sommes rencontrés il y a dix ans. Pourtant, tout ce que tu as dit me concernant… Est-ce que tu m’as cherchée ?

— Prends tes vitamines E et ne pense plus à cela. Oublie que tu as jamais vu et rencontré un homme qui s’appelait Jason Taverner.

— Entendu, dit-elle d’une voix blanche.

D’une main qui tremblait, elle sortit une cigarette du paquet et l’alluma. Elle eut toutes les peines du monde à approcher la flamme de l’allumette du bout de sa cigarette. Elle rougit et, gênée, se détourna pour que Jason ne s’en aperçoive pas.

— Aucune importance, murmura ce dernier.

— Paralysie agitante. Pseudo-parkinsonisme, il paraît.

— Vraiment ?

Elle acquiesça.

— Ma pilule commence à cesser de faire de l’effet.

— Je suis navré.

— En définitive, je t’aurais probablement raté avec ce fichu plat.

— Est-ce que tu veux que je reste ? Alors que les pols sont sur ma trace ? Tu veux courir le risque d’être envoyée dans un camp ?

— Oui, reste encore un peu. Jusqu’au jour. Ne pars que demain.

Elle le regardait fixement.

— Peut-être que ce que tu disais à propos des mondes parallèles est juste, Ruth. Peut-être que j’ai envers toi une dette de reconnaissance pour m’avoir expliqué ça. Ça et l’autre concept.

À présent, il était capable de le formuler, la théorie transforme la réalité qu’elle décrit.

Le Principe de Rae… La nouvelle et grande idée révolutionnaire née dans la cervelle imbibée d’alcool d’une nymphomane sur le retour ! Et il est vrai que l’explication qu’elle m’a apportée des événements qui me sont arrivés les a modifiés, les a rendus conformes, ne serait-ce que d’une façon infinitésimale, à l’idée qu’elle se fait d’eux.

— Peut-être y a-t-il des milliards de mondes parallèles, dit Jason à haute voix. Ou peut-être qu’ils n’existent pas. Qu’il n’y a rien. Juste le vide. Comme ce que tu as éprouvé le jour où tu as trop fumé et qu’il ne restait rien pour voir ce qui se passait.

Rien… Pas même toi.

— Si tu pars maintenant, articula péniblement Ruth, quoique avec un calme inhabituel, désormais il en sera toujours ainsi pour moi.

— Je vais rester jusqu’à demain, la rassura-t-il.

C’était au moins le temps nécessaire au labo pour déceler la contrefaçon.

Kathy m’a-t-elle sauvé ou perdu ? Il ne savait quoi penser au juste. Elle qui m’a manipulé, songea-t-il, et qui, à dix-neuf ans, en sait davantage que toi et moi réunis. Plus que nous n’en apprendrons jamais au cours de toute notre vie jusqu’à l’heure du cimetière.

Comme tout bon chef de groupe de rencontres qui se respecte, elle l’avait démoli… Dans quel but ? Pour le restructurer, le rendre plus fort qu’avant ? Il en doutait, mais c’était une possibilité à ne pas négliger. À l’égard de Kathy, il éprouvait une étrange confiance mêlée de cynisme, à la fois absolue et fragile ; une moitié de son cerveau la voyait comme un être on ne peut plus sûr, tandis que l’autre la jugeait avilie, vénale, bref, capable de n’importe quoi. Il n’arrivait pas à faire le point. Les deux visages de Kathy se superposaient dans sa tête.

Peut-être pourrai-je concilier ces conceptions divergentes de Kathy avant le moment du départ, se dit-il. Avant demain. À moins qu’il ne puisse rester un jour de plus… Au risque de tirer sur la ficelle. Dans quelle mesure la police est-elle efficace ? se demandait-il. Non seulement ils se sont débrouillés pour estropier mon nom, mais ils ont sorti un dossier erroné.

N’est-il pas possible qu’ils se gourent sur toute la ligne ?

Peut-être mais ce n’était pas certain.

Sur la police, il avait ainsi des conceptions diamétralement opposées, qu’il n’arrivait pas non plus à concilier. Aussi, tel un lapin, tel le lapin d’Emily Fusselman, restait-il pétrifié sur place. Dans l’espoir que tout le monde connaissait la règle : on ne détruit pas une créature qui ne sait pas quoi faire.

12

Les quatre pols en uniforme gris s’attroupèrent sous la lumière de l’applique extérieure, une espèce de chandelle en fer forgé avec une fausse flamme conique scintillant éternellement dans les ténèbres de la nuit.

— Il n’en reste que deux, émit le caporal presque sans bruit. (Ses doigts parcouraient la liste des locataires, soulignant au passage les noms concernés.) Une Mme Ruth Gomen au 211 et un M. Allen Mufi au 212. Qui allons-nous visiter en premier ?

— Le citoyen Mufi, lança un de ces hommes qui faisait claquer contre sa paume sa souple matraque de plastique fluo, brusquement impatient d’en finir, maintenant que l’issue était imminente.

— Donc le 212, dit le caporal en tendant le bras pour appuyer sur la sonnette, mais il eut l’heureuse idée d’essayer d’abord la poignée de la porte.

Bon. Une chance sur cent, une maigre possibilité mais soudain réellement utile. La serrure n’était pas verrouillée. D’un geste, il intima silence, esquissa un sourire, puis ouvrit le battant.

Ils distinguèrent un séjour obscur avec des verres vides, d’autres à moitié pleins, semés çà et là, certains à même le sol. Ainsi que tout un assortiment de cendriers débordant de mégots éteints et de paquets de cigarettes froissés. Une partie de fumette, conclut l’officier. Dispersée à cette heure. Chacun était sagement rentré chez soi. À l’exception peut-être de M. Mufi.

Il entra et promena sa torche en tout sens, éclairant enfin la porte du fond qui ouvrait sur les profondeurs du luxueux appartement. Aucun son ni signe de vie, à part, lointain et assourdi, le faible caquetage d’un débat radiophonique au volume minimal.

La moquette sur laquelle il marchait représentait, dorures à l’appui, l’ascension de Richard Nixon au paradis parmi les chœurs glorieux au-dessus et les grincements de dents en dessous. Arrivé à la porte de la chambre, il piétina la face de Dieu qui souriait aux anges en accueillant en Son sein Son Second Fils Unique. Le caporal poussa le panneau.

Dans l’immense lit à deux places, un homme replet endormi, bras et épaules nus. Ses vêtements entassés sur une chaise à proximité. M. Allen Mufi, naturellement. Bien à l’abri chez lui dans son grand lit douillet. Mais… M. Mufi n’était pas seul dans son lit. Entortillée dans les draps et couvertures pastel, une seconde forme indistincte dormait en chien de fusil. Mme Mufi, pensa le caporal en dirigeant sa lampe dessus, poussé par une curiosité typiquement masculine.

Aussitôt, Allen Mufi, à supposer que ce fût lui, sursauta. Ouvrant les yeux, il se dressa comme un ressort, le regard fixe à la lueur de la torche.

— Quoi ? bredouilla-t-il sous l’effet de la peur, le souffle saccadé. Non, dit encore Mufi, tâtonnant du côté de la table de chevet, en quête d’un objet invisible mais très précieux pour lui.

Son corps nu, blanc et poilu, plongea dans l’obscurité. Avec l’énergie du désespoir. Ensuite, il se rassit, pantelant, en étreignant quelque chose. Une paire de ciseaux.

— C’est pour quoi faire ? demanda l’officier pol, braquant sa lumière sur l’engin métallique.

— Je me tue, annonça Mufi, si vous ne partez pas… si vous ne nous laissez pas tranquilles.

Il pointa les ciseaux fermés contre sa poitrine velue à l’emplacement du cœur.

— Donc ce n’est pas Mme Mufi, commenta le caporal, avant de reporter le cercle lumineux sur la deuxième silhouette blottie sous les draps. Une petite partouze, je-te-saute-merci-madame ? Tu transformes ton bel appartement en chambre de motel ?

Le policier s’approcha du lit, empoigna la tête du drap et des couvertures et tira brutalement en arrière.

Aux côtés de M. Mufi était étendu un éphèbe nu et svelte avec de longs cheveux blonds.

— Merde alors ! s’exclama l’officier.

— J’ai les ciseaux, clama l’un des sous-fifres en les jetant sur le parquet, aux pieds du caporal, lequel s’adressa à M. Mufi, assis tout tremblant et haletant, les yeux écarquillés d’horreur.

— Quel âge a le gamin ?

Celui-ci s’était enfin réveillé ; il regardait fixement en l’air sans bouger. Aucune expression n’était lisible sur son visage tendre, à peine formé.

— Treize ans, croassa M. Mufi, presque suppliant. La majorité civile.

— Peux-tu le prouver ? demanda au giton le policier, désormais en proie à une intense répulsion.

Une forte répulsion physique qui lui donnait envie de dégueuler. Le lit était humide, taché de sueur et de sécrétions génitales à demi séchées.

— Ses papiers, souffla Mufi. Dans son portefeuille. Le pantalon sur la chaise.

— Vous voulez dire que si le môme a treize ans il n’y a pas délit ? protesta l’un des membres de la patrouille.

— Nom de Dieu ! s’écria un autre d’un ton indigné. C’est évidemment un crime, un crime pervers. Ramassons-les tous les deux.

— Attendez une minute, OK ? (Le caporal trouva le pantalon de l’adolescent, farfouilla, sortit le portefeuille, examina la carte d’identité. Treize ans, effectivement. Il referma le portefeuille et le remit dans la poche.) Non, trancha le caporal, qui prenait encore un certain plaisir à la situation, amusé par la nudité honteuse de Mufi mais à chaque instant de plus en plus révolté par la trouille du bonhomme d’être découvert. La récente révision du Code pénal, article 640.3, a fixé à douze ans l’âge d’émancipation, permettant ainsi à un mineur d’avoir des relations sexuelles avec un enfant ou un adulte de l’un ou l’autre sexe mais avec un seul à la fois.

— Mais c’est vachement dégoûtant, s’emporta l’un des pols.

— C’est votre opinion, intervint Mufi, à présent plus sûr de son droit.

— Pourquoi ne fait-on pas de rafle, une sacrée bonne rafle ? s’obstinait le pol planté à côté de lui.

— Ils rayent systématiquement des tablettes tous les délits inoffensifs, leur expliqua l’officier. C’est la tendance depuis dix ans.

— Ça ? Ça, c’est inoffensif ?

— Qu’est-ce que tu leur trouves à ces jeunes gens ? (Le caporal questionnait Mufi.) Initie-moi. Les pédéros de ton espèce m’ont toujours intrigué.

— Pédéros, répéta Mufi, la bouche déformée par un tic. Voici donc ce que je suis.

— Ce n’est qu’une catégorie, reprit le caporal. Pour désigner ceux des homosexuels qui s’attaquent aux mineurs. Activité légale mais toujours honnie. Qu’est-ce que tu fais officiellement ?

— Je vends des aéromobiles d’occasion.

— Et si on savait, tes clients, par exemple, que tu étais un pédéro, ils ne te laisseraient plus toucher un seul de leurs appareils. Pas après ce que ces pattes poilues ont l’habitude de toucher en dehors des heures de bureau. Je me trompe, monsieur Mufi ? Même un vendeur d’aéromobiles ne peut pas plaisanter avec un tel manquement à la morale. Même si la loi le tolère.

— C’est la faute de ma mère, gémit Mufi. Elle dominait mon père, qui était un homme faible.

— Au cours des douze derniers mois, combien de petits garçons as-tu convaincus de te sucer ? s’enquit le caporal. Je suis sérieux. Car la représentation ne dure qu’un soir, n’est-ce pas ?

— J’aime Ben, dit Mufi en regardant droit devant lui, les lèvres serrées. Plus tard, quand ma situation financière sera meilleure et que je pourrai l’entretenir, j’ai l’intention de me marier avec lui.

— Veux-tu que nous t’emmenions hors d’ici ? demanda le caporal au ci-devant Ben. Tu n’as pas envie de retourner chez tes parents ?

— Il habite ici, glissa Mufi avec un petit sourire.

— Ouais, je reste ici, approuva le gosse d’un air renfrogné. (Il frissonna.) Mince, vous pourriez rabattre les couvertures. (Ben fit un geste irrité en direction du couvre-lit.)

— Attention à ne pas faire trop de bruit, lâcha le caporal avant de s’éloigner à pas lents. Seigneur ! Dire qu’ils ont supprimé ça du Code…

— Sans doute, dit Mufi avec forfanterie, maintenant que les pols commençaient à évacuer sa chambre, parce que quelques vieux fonctionnaires de police ventripotents s’envoient eux-mêmes des gamins, et n’ont pas du tout envie de se faire coffrer. Leur situation ne résisterait pas au scandale. (Son sourire s’épanouit en une expression égrillarde.)

— Tout ce que je souhaite, reprit le caporal, c’est qu’un jour vous commettiez une quelconque infraction, qu’on vous harponne et que je sois de service le jour où cela arrivera. Afin que je puisse vous boucler personnellement. (Il fondit sur Mufi, lui cracha dessus. En plein sur sa figure poilue et inexpressive.)

L’équipe des pols battit silencieusement en retraite au milieu des mégots de cigarettes, des cendres froides, des cadavres de paquets et des verres à moitié vides qui encombraient le séjour, se retrouva dans le vestibule, puis sur le palier. L’officier frissonna en claquant la porte et resta un moment immobile, se sentant triste et momentanément détaché de l’environnement ambiant.

— 211. Chez Mme Ruth Gomen, dit-il soudain. Où doit se cacher le suspect Taverner, s’il est vraiment dans le coin, puisque c’est le dernier appartement. (Enfin, pensa-t-il.)

Il tambourina à la porte d’entrée du 211 et attendit, sa matraque de plastique fluo à la main, se fichant subitement de son boulot comme d’une guigne.

— Nous avons vu Mufi, marmonnait-il à moitié pour lui-même. Maintenant, voyons à quoi ressemble Mme Gomen. Vous croyez qu’elle sera mieux ? Espérons. Je suis incapable d’en supporter davantage cette nuit.

— Il ne peut pas y avoir pire, affirma solennellement le pol à côté de lui. (Les autres piétinaient sur place en hochant la tête ; il leur tardait de se faufiler derrière la porte.)

13

— Je suis raisonnablement sûr de pouvoir compter sur quarante-huit heures au maximum et vingt-quatre au minimum, déclara Jason Taverner au milieu du salon de l’appartement princier de Ruth, récemment construit dans le Fireflash District de Las Vegas. Donc, je ne suis pas obligé de partir tout de suite.

Et si notre nouveau principe révolutionnaire est exact, ajouta Jason dans son for intérieur, ce postulat modifiera la situation à mon avantage. Je serai en sécurité, la théorie transforme…

— Je suis contente, dit Ruth mélancoliquement, que tu puisses demeurer ici avec moi de façon civilisée, de sorte que nous discutions ensemble un peu plus longuement. Veux-tu encore quelque chose à boire ? Un scotch-coca peut-être ?

La théorie transforme la réalité qu’elle décrit.

— Non, répondit Jason en arpentant le somptueux living, foulant aux pieds le tapis représentant en broderies d’or l’ascension céleste de Richard Nixon tandis que chantaient joyeusement les anges et que s’élevaient les gémissements des damnés. Devant la porte, il marcha sur le Père Éternel qui, souriant d’un sourire épanoui, accueillait Son second fils unique en Son sein. Jason écoutait…

Il ne savait quoi. Peut-être l’absence de sons. Pas même le murmure d’une télé, pas un piétinement dans l’appartement du dessus. Pas même un pornodisque passant quelque part sur une chaîne hi-fi.

— Les cloisons me paraissent rudement épaisses, dit-il à Ruth.

— Je n’entends jamais rien.

— Tu n’as pas l’impression de quelque chose de bizarre ? Quelque chose qui sort de l’ordinaire ?

Elle secoua la tête :

— Non.

— Espèce d’abrutie ! s’exclama-t-il sauvagement. (Abasourdie, Ruth le regarda, bouche bée.) Ils me tiennent, grinça-t-il. Je le sais, maintenant, ici. Dans cette pièce.

On sonna à la porte.

— Faisons comme si de rien n’était, balbutia Ruth avec affolement. Je veux seulement rester avec toi et discuter des choses merveilleuses que tu as connues dans la vie. De ce que tu veux accomplir et n’as pas encore accompli. (Sa voix s’éteignit tandis qu’il se dirigeait vers la porte.) C’est sans doute le voisin du dessus. Il m’emprunte tout le temps des choses. Des choses invraisemblables. Les deux cinquièmes d’un oignon, par exemple.

Jason ouvrit la porte et trois pols en uniforme gris s’encastrèrent dans l’entrée, radiants et matraques braqués sur lui.

— Monsieur Taverner ? demanda celui qui portait des galons.

— Oui.

— Vous êtes placé sous garde à vue pour votre protection et dans votre propre intérêt. L’ordre est immédiatement exécutoire. Aussi, je vous prie de nous suivre, de ne pas vous retourner et de rester en permanence physiquement en contact avec nous. Si vous avez des affaires à prendre, on ira les chercher plus tard et elles vous seront remises là où vous vous trouverez.

— Bon.

Jason s’en moquait éperdument.

Derrière lui, Ruth Rae poussa un cri étouffé.

— Vous aussi, mademoiselle, dit le galonné en agitant sa matraque dans sa direction.

— Puis-je prendre mon manteau ? demanda-t-elle timidement.

— Venez.

Le pol, passant devant Jason, s’approcha de Ruth, l’empoigna par le bras et la poussa hors de l’appartement.

— Fais ce qu’il te dit, lui conseilla Jason sur un ton brusque.

Ruth renifla.

— Ils vont m’envoyer dans un camp de travail.

— Non, ils vont probablement te tuer.

— Vous êtes vraiment un chic type, laissa tomber l’un des pols – sans galon – tandis que ses compagnons et lui entraînaient leurs prisonniers au rez-de-chaussée par l’escalier en fer forgé.

Un fourgon de police était garé sur une place de parking. Plusieurs pols, tenant leurs armes d’une main négligente, déambulaient paresseusement autour du véhicule. Ils avaient l’air apathique et paraissaient s’ennuyer ferme.

— Montrez-moi vos papiers, dit le galonné à Jason en tendant la main.

— J’ai un sauf-conduit valable sept jours.

D’une main tremblante, il le sortit de sa poche.

L’officier examina attentivement le document.

— Vous reconnaissez librement et spontanément être Jason Taverner ?

— Oui.

Deux pols le fouillèrent diligemment pour s’assurer qu’il n’était pas armé. Jason se laissa faire sans mot dire, toujours aussi indifférent. Il regrettait seulement de façon vague de ne pas avoir fait ce qu’il aurait dû faire : partir. Quitter Las Vegas. Aller n’importe où.

— Monsieur Taverner, reprit l’officier, la police de Los Angeles nous a requis pour vous placer sous garde à vue dans l’intérêt de votre sécurité et de vous conduire avec les précautions d’usage à l’Académie de police. Nous allons maintenant nous y rendre. Avez-vous une protestation à formuler sur la manière dont vous avez été traité ?

— Non. Pas encore.

— Veuillez monter à l’arrière du fourgon, conclut l’officier pol en désignant les portes béantes de l’aéromobile.

Jason obéit. Les portes claquèrent. Serrée contre lui, Ruth pleurnichait dans l’obscurité. Jason la prit par les épaules et l’embrassa sur le front.

— Qu’est-ce que tu as fait pour qu’ils veuillent nous tuer ? geignit Ruth de sa voix éraillée par le bourbon.

— Il n’est pas question de vous liquider, mademoiselle, objecta le pol qui les rejoignit à l’arrière en passant par la cabine du chauffeur. Nous vous ramenons à L.A., c’est tout. Calmez-vous.

— Je n’aime pas Los Angeles, larmoya Ruth. Il y a des années que je n’y ai pas mis les pieds. Je déteste Los Angeles ! (Elle jeta des regards autour d’elle.)

— Moi aussi, dit le pol qui referma la porte séparant la cabine de la partie arrière du véhicule. (Il glissa la clé dans une fente à l’intention de ses camarades.) Mais il faut se faire une raison.

— Ils vont sûrement fouiller mon appartement, gémit Ruth. Tout saisir et tout casser.

— Sans aucun doute, approuva Jason d’une voix sans timbre. (Maintenant, il avait mal à la tête et envie de dormir. Et il était fatigué.) Auprès de qui nous amenez-vous ? De l’inspecteur McNulty ?

— Sûrement pas, répondit le pol sur le ton de la conversation tandis que l’aéromobile décollait bruyamment. Les buveurs de liqueurs fortes t’ont mis en chansons et ceux qui sont assis à la porte parlent de toi. Et, d’après eux, le général de police Felix Buckman veut vous interroger. C’était le psaume 69, expliqua le pol. Car je suis avec vous comme témoin de Jéhovah ressuscité qui en cet instant même crée de nouveaux cieux et une nouvelle Terre, et on ne se rappellera plus les choses passées, elles ne reviendront plus ni à l’esprit ni au cœur. Esaïe, 65,13,17.

— Un général de police ? répéta Jason avec ahurissement.

— C’est ce qu’on dit, répondit obligeamment le jeune Jésus-freak. Je ne sais pas ce que vous avez fait mais vous ne l’avez pas loupé.

Ruth sanglotait dans les ténèbres.

— Toute chair est semblable à l’herbe, psalmodia le Jésus-freak. Au hasch de mauvaise qualité, plus exactement. Un enfant nous est né, un coup nous est porté. Le bossu sera redressé et celui qui se tient droit aura un fardeau à porter.

— Avez-vous un joint ? demanda Jason au pol.

— Non, je suis à sec. (Le Jésus-freak tapota sur la cloison de séparation.) Eh, Ralf, tu peux filer un joint au frère ?

— Tiens.

Une main prolongée par un bras recouvert d’une manche grise apparut, tendant un paquet de Goldies avachi.

— Merci, dit Jason en craquant une allumette. Tu en veux un, Ruth ?

— Je veux Bob, pleurnicha-t-elle. Je veux mon mari.

Jason se recroquevilla sur lui-même, fumant et méditant en silence.

— Ne perdez pas espoir, l’exhorta le Jésus-freak coincé à côté de lui dans la pénombre.

— Pourquoi pas ?

— Les camps de travail ne sont pas si terribles. On nous en a fait visiter un dans le cadre de l’Orientation de Base. Il y a des douches, des lits avec des matelas et des distractions telles que le volley-ball, les arts et l’artisanat… On fabrique des bougies, par exemple. À la main. Votre famille a le droit de vous envoyer des colis et vous pouvez recevoir une fois par mois la visite de parents ou d’amis. Et on est autorisé à pratiquer le culte de son choix.

— Le culte de mon choix, c’est la liberté, rétorqua sardoniquement Jason.

Le silence retomba, seulement brisé par le bruyant ferraillement du moteur et les sanglots de Ruth.

14

Vingt minutes plus tard, le mobilo se posa sur le toit de l’Académie de police de Los Angeles.

Tout ankylosé, Jason Taverner mit pied à terre, jeta un regard circonspect autour de lui, huma l’air fétide saturé de smog et reconnut en bas la masse jaune de la plus grande ville d’Amérique du Nord… Il se retourna pour aider Ruth à descendre, mais l’aimable Jésus-freak l’avait devancé.

Un groupe de pols locaux s’assemblaient à la ronde, manifestement intéressés. Ils avaient l’air détendu, curieux et allègre. Jason ne discerna aucune malveillance en eux. Quand ils vous ont coincé, ils sont bien gentils, se dit-il. C’est seulement au moment de l’arrestation qu’ils se montrent venimeux et cruels. Parce qu’il est alors possible qu’on leur échappe. Mais ici, maintenant, ce n’est plus possible.

— Il n’a pas essayé de se suicider ? demanda un sergent de L.A. au fou de Jésus.

— Non, chef.

C’était donc pour ça qu’il s’était mis à l’arrière ! Cette idée n’était pas venue à l’esprit de Jason. Ni, probablement, à celui de Ruth. Sauf, peut-être, sous forme d’une impulsion embryonnaire qui ne s’était pas matérialisée.

— OK, dit le sergent de L.A. à l’adresse de ses collègues de Las Vegas. À partir de maintenant, les deux suspects sont officiellement sous notre responsabilité.

Les pols de Las Vegas sautèrent dans leur fourgon qui décolla, cap sur le Nevada.

— Par ici, fit le sergent avec un geste impérieux de la main en direction du sphincter de descente.

Aux yeux de Jason, les pols de L.A. semblaient un peu plus exubérants, un peu plus brutaux et aussi plus âgés que leurs homologues de Las Vegas. Mais c’était peut-être seulement son imagination. C’était peut-être seulement parce que la peur montait en lui.

Qu’est-ce qu’on peut raconter à un général de police ? s’interrogea-t-il. Surtout lorsque toutes vos théories et toutes vos explications relatives à vous-même n’ont plus court. Lorsqu’on ne sait rien, qu’on ne croit rien et que le reste est obscur. Et puis zut ! soupira-t-il avec lassitude tandis que le tube les happait en quasi-apesanteur, lui, les pols et Ruth Rae.

Ils sortirent du tube au quatorzième niveau.


Un monsieur était là pour les accueillir. Bien habillé, des lunettes sans monture, un pardessus sur le bras, des Oxford en cuir à bouts pointus et, remarqua Jason, deux couronnes en or. Au jugé, un homme d’une cinquantaine d’années. D’autant plus grand qu’il se tenait droit. Des cheveux gris et une expression de cordialité sincère peinte sur ses traits distingués et très bien proportionnés. Il n’avait pas l’air d’un pol.

— Vous êtes Jason Taverner ? demanda-t-il.

Jason serra machinalement la main que l’autre lui tendait.

— Vous pouvez descendre, dit le général à Ruth. Je vous verrai plus tard. Pour le moment, je veux parler avec M. Taverner.

Les pols entraînèrent Ruth qui protestait. À présent, Jason était seul en face au général de police. Qui n’était pas armé.

— Je suis Felix Buckman, se présenta-t-il. (D’un geste, il désigna une porte béante.) Si vous voulez bien passer dans mon bureau.

Il poussa Jason devant lui et tous deux entrèrent dans un vaste appartement bleu pastel et gris. Taverner battit des paupières : c’était la première fois qu’il voyait cet aspect d’un poste de police. Il n’avait jamais imaginé que quelque chose d’aussi bon goût pouvait exister.

Quelques instants plus tard, il s’enfonça avec incrédulité dans un fauteuil de cuir douillettement rembourré de styroflex. Mais Buckman, au lieu de s’asseoir derrière l’énorme bureau de chêne, si massif qu’il en était presque encombrant, alla ouvrir une penderie et y accrocha son manteau.

— J’avais l’intention de vous accueillir sur la terrasse mais le santana souffle de façon infernale là-haut à cette heure de la nuit et c’est mauvais pour mes sinus. (Il se tourna et fit face à Jason.) Je décèle chez vous quelque chose que ne révélait pas votre quadriphoto. Comme d’habitude. C’est toujours une surprise, du moins pour moi. Vous êtes un six, n’est-ce pas ?

Tous ses sens soudain en éveil, Jason se redressa.

— Vous en êtes un aussi, général ? Avec un sourire qui révélait ses dents aurifiées – coûteux anachronisme –, Felix Buckman leva sept doigts.

15

Au cours de sa carrière de policier, Felix Buckman avait utilisé ce stratagème chaque fois qu’il se heurtait à un six. Il comptait dessus, particulièrement lorsque la confrontation n’était pas prévue, comme dans le cas présent. Il en avait déjà rencontré quatre spécimens et tous avaient marché. Ce qu’il trouvait amusant. Les six, produits occultes d’une expérience eugénique, se révélaient incroyablement jobards quand on leur affirmait qu’il existait un autre projet tout aussi secret.

Faute de cette astuce, Felix Buckman aurait été considéré par les six comme un ordinaire et, affligé d’un tel handicap, réduit à l’impuissance. D’où cet expédient. Grâce à lui, le rapport entre le six et lui s’inversait ; dans ces circonstances, il était en mesure de damer le pion à un être humain autrement inaccessible.

La supériorité psychologique indiscutable qui était le propre des six était battue en brèche par une fiction. Ce que Buckman trouvait fort plaisant.

Un jour où il s’était laissé aller, il avait dit à Alys :

— Je peux intellectuellement dominer un six pendant dix minutes ou un quart d’heure. Mais si cela se prolonge… (En un geste machinal, il avait froissé un paquet de cigarettes acheté au noir. Avec deux cigarettes dedans.) Après, leur champ survolté emporte le morceau. Ce qu’il me faut, c’est un levier pour forcer leur maudit cerveau supérieur.

Finalement, il avait trouvé le levier.

— Pourquoi un sept ? lui avait demandé Alys. Si tu bluffes, pourquoi ne pas dire que tu es un huit ou un trente-huit ?

— Méfions-nous du péché d’orgueil. Qui trop embrasse mal étreint. (Il se refusait à commettre la légendaire erreur.) Je leur dis ce que je pense qu’ils croiront, avait-il sévèrement déclaré. (Au bout du compte, cette stratégie s’était avérée payante.)

— Ils ne te croiront pas, avait ricané Alys.

— Oh ! que si ! répliqua-t-il. C’est leur crainte secrète, leur bête noire. Ils sont le sixième maillon d’une chaîne d’ADN reconstituée et ils savent que si on a pu faire cela pour eux, on pourrait aller encore plus loin avec d’autres.

Alys, que le sujet ne passionnait pas, avait rétorqué :

— Tu devrais faire de la pub pour une marque de lessive à la télé.

C’était une réaction typique de sa part. Une chose qui ne l’intéressait pas cessait purement et simplement d’exister à ses yeux. Il était injuste qu’elle s’en tire comme ça depuis aussi longtemps, mais Felix Buckman se disait souvent qu’elle n’échapperait pas au châtiment. La réalité qu’on refuse revient vous hanter. Elle fond sur vous sans avertissement et vous rend fou. Et, en un sens et d’une façon clinique insolite, Alys était un cas pathologique. Son frère se le répétait souvent.

Il le pressentait, mais était incapable de cerner exactement l’anomalie. Toutefois, il en allait de même de beaucoup de ses intuitions. Cela ne l’inquiétait pas, du moment qu’il l’aimait. Il savait qu’il avait raison.

Et maintenant, devant Jason Taverner, un six, il déploya ses batteries.

— Nous étions très peu nombreux, dit-il en s’asseyant derrière le gigantesque bureau de chêne. Quatre en tout. L’un d’entre nous est mort, ce qui en laisse trois. J’ignore totalement où sont les autres. Nous avons encore moins de contacts entre nous que vous, les six, n’en avez. Et ce n’est pas peu dire.

— Qui était votre mutologue ? demanda Jason.

— Le même que le vôtre… Dill-Temko. Il contrôlait les groupes cinq, six et sept. Puis il a pris sa retraite. Comme vous le savez sans doute, il est mort.

— Oui. Cela nous a tous bouleversés.

— Nous aussi, dit Buckman de sa voix la plus lugubre. Dill-Temko était notre parent. Notre seul parent. Saviez-vous qu’au moment de sa mort, il avait commencé à jeter les bases d’un huitième groupe ?

— Qu’auraient été les huit ?

— Seul Dill-Temko aurait pu vous répondre.

Buckman sentait que sa supériorité se consolidait.

Et pourtant, sa situation était psychologiquement bien fragile. Une affirmation malencontreuse, une parole de trop et il perdrait la partie. Dès lors, il ne retrouverait jamais cette supériorité.

C’était le risque qu’il prenait. Et cela l’excitait. Il avait toujours aimé parier quand les chances étaient défavorables. Miser à l’aveuglette. Dans ces circonstances, il avait une confiance quasi absolue en sa compétence. Et il n’avait pas l’impression que celle-ci était imaginaire, quoi qu’aurait pu prétendre un six qui eût su avoir affaire à un ordinaire. Il s’en moquait éperdument.

Il appuya sur un bouton.

— Sally, apportez-nous du café, de la crème et le reste. Merci.

Il se laissa aller en arrière avec une nonchalance étudiée. Et observa Jason Taverner.

Quiconque avait déjà été en présence d’un six ne pouvait se tromper. Le torse musclé de Taverner, la robustesse de ses bras et de son dos, sa tête massive comme celle d’un bélier ne laissaient nulle place au doute. Mais la plupart des ordinaires qui se trouvaient en présence d’un six l’ignoraient. Ils n’avaient pas l’expérience de Felix Buckman. Ni sa connaissance approfondie des six.

Il avait dit un jour à Alys :

— Ils ne prendront jamais la direction de mon monde.

— Tu n’as pas un monde, avait-elle répliqué. Tu as un bureau.

Et cela avait mis fin à la discussion.

— Monsieur Taverner, attaqua-t-il carrément, comment vous y êtes-vous pris pour faire disparaître documents, cartes perforées, microfilms et même des dossiers complets de toutes les banques de données de la planète ? J’ai essayé d’imaginer comment vous avez opéré mais sans aucun succès.

Buckman fixa son attention sur le visage, beau mais vieillissant, du six et attendit.

16

Que puis-je lui dire ? se demanda Jason Taverner tout en regardant en silence le général de police. La réalité tout entière telle que je la connais ? Difficile parce que je ne la comprends pas réellement moi-même. Mais peut-être qu’un sept pourrait… Dieu sait ce qu’un sept est capable de faire ! Allons-y pour une explication complète.

Mais au moment où il ouvrait la bouche pour répondre, quelque chose se bloqua en lui et il réalisa qu’il ne voulait rien dire à son interlocuteur. Il n’y a pas de limites théoriques à ce qu’il peut me faire. Il a son grade, son autorité, et si c’est un sept… le ciel est peut-être sa seule limite. En tout cas, ne serait-ce que pour assurer ma propre sécurité, je dois partir de ce postulat.

— Sachant que vous êtes un six, je vois les choses sous un jour différent, dit Buckman, brisant enfin le silence. Vous travaillez avec d’autres six, n’est-ce pas ? (Son regard était rigidement braqué sur le visage de Jason que cela mettait mal à l’aise et déconcertait.) J’ai l’impression que nous avons là la première preuve concrète que les six sont…

— Non.

— Non ? répéta Buckman sans cesser de le scruter. Vous n’êtes pas en cheville avec d’autres six ?

— Je n’en connais qu’un seul. Une femme. Heather Hart. Et elle me considère comme un fan tordu, ajouta amèrement Jason d’une voix grinçante.

Buckman trouva cette déclaration intéressante. Il ignorait que la célèbre chanteuse Heather Hart était une six. Mais, en y réfléchissant, ce n’était pas invraisemblable. Toutefois, il n’avait jamais eu l’occasion de se trouver face à face avec une femelle six ; ses contacts avec les six n’étaient pas aussi fréquents.

— Si Heather Hart est une six, dit Buckman à voix haute, nous devrions peut-être lui demander de venir assister à notre petite conférence. (Un euphémisme policier qui roulait comme du miel sur sa langue.)

— Allez-y ! Passez-la à la moulinette ! s’écria Jason d’un ton farouche. Laminez-la ! Flanquez-la dans un camp de travail.

Il n’y a aucune solidarité chez les six, songea Buckman. Il l’avait déjà constaté, mais cela l’étonnait toujours. Un groupe élitaire issu des anciens cercles aristocratiques pour instaurer et maintenir leur morale sur le monde et qui s’était pratiquement évaporé parce que ces gens-là étaient incapables de se supporter mutuellement ! Buckman s’esclaffa intérieurement et un sourire joua sur ses lèvres.

— Vous trouvez ça drôle ? s’exclama Jason. Vous ne me croyez pas ?

— C’est sans importance.

Buckman sortit d’un tiroir une boîte de Cuesta Rey et décapita un cigare à l’aide de son petit canif. Le petit canif d’acier exclusivement réservé à cet usage. Jason Taverner le regardait faire, fasciné.

— Un cigare ?

Le général lui tendit la boîte.

— Je n’ai jamais fumé un bon cigare. Si l’on apprenait…

Il n’alla pas plus loin.

Buckman prêta soudain attention.

— Qui ça ? La police ?

Jason ne répondit pas, mais son poing s’était crispé et sa respiration devenait laborieuse.

— Y a-t-il des milieux où vous êtes connu ? reprit Buckman. Par exemple, chez les intellectuels des camps de travail. Vous savez… ceux qui font circuler des manuscrits ronéotypés.

— Non.

— Alors, dans les milieux musicaux ?

— Pas davantage, laissa sèchement tomber Jason.

— Avez-vous déjà enregistré des disques ?

— Pas ici.

Buckman continuait à le scruter sans ciller, technique qu’il avait parfaitement maîtrisée au cours des années.

— Où donc ? s’enquit-il d’une voix à peine audible, délibérément assourdie, dont le timbre lénifiant émoussait la compréhension des mots prononcés.

Mais Jason Taverner ne réagit pas. Comme prévu.

Salauds de six ! pensa Buckman fou de rage… surtout contre lui-même. Je ne peux pas jouer au plus fin avec un six. C’est bien simple, ça ne marche pas. Il peut à tout instant voir clair dans ma prétendue supériorité génétique.

Il enfonça une touche de l’interphone.

— Herb, convoquez-moi une dénommée Katharine Nelson. C’est une informatrice du district de Watts, l’ancien quartier noir. Je crois qu’il serait bon que j’aie un entretien avec elle.

— Affaire d’une demi-heure.

— Merci.

— Pourquoi la mêler à ça ? s’enquit Jason Taverner d’une voix rauque.

— C’est elle qui a fabriqué vos faux papiers.

— Elle ne sait de moi que ce que je lui ai dit d’y mettre.

— Et c’était inexact ?

Un certain temps s’écoula avant que Jason fasse signe que non.

— Donc, vous existez.

— Pas… pas ici.

— Où ?

— Je ne sais pas.

— Dites-moi comment vous avez soustrait ces données de tous les fichiers ?

— Je n’ai jamais rien fait de tel.

À ces mots, Buckman eut une brutale et aveuglante révélation.

— Vous n’avez rien sorti des fichiers. Au contraire, vous avez cherché à y mettre quelque chose. Les banques ne contenaient aucune donnée.

Jason Taverner acquiesça.

— Bon. (Cette soudaine révélation palpitait au fond de Buckman qui, maintenant, comprenait.) Vous n’avez rien pris. Mais il n’y avait pas de données. Pour une raison ou pour une autre. Pourquoi n’y en avait-il pas ? Le savez-vous ?

— Je le sais, répondit Jason Taverner, les yeux fixés sur la table. (Son visage s’était crispé en une grossière caricature.) Je n’existe pas.

— Mais, à une époque, vous existiez ?

— Oui, dit Taverner en hochant imperceptiblement la tête. À contrecœur.

— Où ?

— Je ne sais pas.

On en revient toujours là, songea Buckman. Je ne sais pas ! Peut-être qu’il dit la vérité. Mais il est allé de L.A. à Las Vegas. Il a couché avec cette vieille peau que les pols de là-bas ont embarquée en même temps que lui. Possible que j’obtienne quelque chose d’elle.

Mais son intuition lui soufflait : Non.

— Avez-vous dîné ? demanda-t-il à Jason.

— Oui.

— Vous grignoterez bien avec moi. Je vais nous faire monter quelque chose. (Il se pencha à nouveau sur l’interphone.) Peggy… Il est tard… Allez nous chercher deux breakfasts à la nouvelle boîte. Pas celle d’avant… Le magasin qui a pour enseigne un chien et une tête de femme. Barfy.

— Entendu, monsieur Buckman.

Peggy raccrocha.

— Pourquoi ne vous appelle-t-on pas « général » ? s’enquit Jason Taverner.

— Chaque fois qu’on m’appelle « général », j’ai l’impression que j’aurais dû écrire un livre expliquant comment on aurait pu débarquer en France sans créer un second front.

— Alors, on dit simplement « monsieur » ?

— Exactement.

— Et ils admettent ça ?

— Pour moi, il n’y a pas de « ils ». Sauf cinq maréchaux dispersés un peu partout et qui, eux aussi, se font appeler « monsieur ».

Et qui ne demanderaient pas mieux que de me rétrograder encore d’un cran, ajouta Buckman en son for intérieur. À cause de tout ce que j’ai fait.

— Mais il y a le Directeur.

— Le Directeur ne m’a jamais vu. Il ne me verra jamais. Pas plus que vous, monsieur Taverner. N’importe comment, personne ne peut vous voir puisque, comme vous me l’avez précisé, vous n’existez pas.

Quelques instants plus tard, une femme pol en tenue grise entra avec un plateau.

— J’ai pris ce que vous commandez généralement à cette heure de la nuit, dit-elle en le posant sur le bureau. Une petite pile de hot-dogs avec au choix du jambon ou de la saucisse.

— Que préférez-vous, monsieur Taverner ?

— Est-ce que la saucisse est bien cuite ? (Jason se pencha.) Elle m’en a l’air. Va pour la saucisse.

— Ça fait dix dollars et un quinque d’or, dit la pol. Lequel d’entre vous va régler ?

Buckman se fouilla et sortit quelques billets et de la monnaie.

— Merci. (La femme sortit.) Avez-vous des enfants, monsieur Taverner ?

— Non.

— Moi, j’ai un garçon. Tenez, je vais vous montrer une petite tridophoto que je viens de recevoir.

Il fouilla dans son bureau et exhuma un cliché tridimensionnel dont les couleurs, pourtant fixes, semblaient palpiter. En le tenant correctement à la lumière Jason distingua la silhouette statique d’un jeune garçon en short et en chandail, pieds nus, qui courait dans un pré, la ficelle d’un cerf-volant à la main. Comme le général, il avait des cheveux clairs coupés court et une large mâchoire proéminente. Déjà.

— Il est beau, dit Jason en rendant la photo à Buckman.

— Il n’a pas réussi à faire décoller le cerf-volant. Peut-être qu’il est trop jeune. Ou qu’il a peur. Ce gamin est rongé d’angoisse. Sans doute parce qu’il ne nous voit pas souvent, sa mère et moi. Il est en pension en Floride et nous habitons Los Angeles. Ce n’est pas bon. Comme ça, vous n’avez pas d’enfants ?

— Pas que je sache.

Buckman haussa les épaules.

— Pas que vous sachiez ? Cela veut-il dire que vous n’avez jamais essayé d’en avoir le cœur net ? Vous savez que le père est tenu par la loi d’entretenir ses enfants, légitimes ou pas.

Jason acquiesça.

— Enfin… Chacun est libre de faire à sa guise, dit Buckman en rangeant la photo dans le tiroir. Mais songez à ce que vous avez perdu dans la vie. N’avez-vous jamais aimé un enfant ? Ça vous serre le cœur, cette partie intime de l’être qui fait sa vulnérabilité.

— Je l’ignorais.

— C’est pourtant vrai. Ma femme dit que l’on peut oublier toutes les espèces d’amour sauf l’amour parental. C’est un amour à sens unique, jamais réversible. Et si vous êtes séparé de votre enfant, par la mort ou cette terrible calamité qu’est le divorce, vous ne vous en remettez jamais.

— Dans ce cas… (Jason brandit sa fourchette, une saucisse piquée au bout)… mieux vaut ne pas éprouver ce genre d’amour.

— Je ne suis pas d’accord. On doit toujours aimer, surtout quand il s’agit d’un enfant, parce que l’amour d’un enfant est ce qu’il y a de plus fort.

— Je vois.

— Non, vous ne voyez pas. Les six ne voient pas. Ils ne comprennent pas. Ce n’est pas la peine de discuter.

Buckman feuilleta une liasse de papiers, la mine sombre. Il était déconcerté et piqué au vif. Mais il se calma peu à peu et recouvra son assurance. N’empêche qu’il n’arrivait pas à comprendre l’attitude de Jason Taverner. Son fils avait une importance capitale à ses yeux. Plus, bien entendu, l’amour qu’il portait à sa femme. C’était le pivot de son existence.

Pendant quelque temps, les deux hommes continuèrent de manger sans parler. Brusquement, tous les ponts étaient coupés entre eux.

— Il y a une cafétéria sur place, dit enfin Buckman en avalant un verre d’ersatz de Tang. Mais c’est du poison qu’ils servent. À croire que tous les membres du personnel ont des parents dans un camp de travail. Ils se vengent sur nous.

Buckman se mit à rire. Pas Jason. Le général s’essuya la bouche avec sa serviette.

— Monsieur Taverner, je vais vous rendre la liberté. Je ne veux pas vous garder.

Jason le dévisagea.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’avez rien fait.

— Je me suis fait fabriquer de faux papiers, répliqua Jason d’une voix rauque. C’est un crime.

— J’ai toute autorité pour considérer comme nuls et non avenus tous les crimes que je veux. J’estime que vous avez été contraint d’agir de la sorte du fait de la situation dans laquelle vous vous êtes trouvé. Vous refusez de m’en parler, mais j’ai une vague idée de ce qu’elle est.

— Merci, dit Jason après un silence.

— Toutefois, vous serez électroniquement surveillé partout où vous irez. Vous ne serez jamais seul, sauf avec vos propres pensées – et peut-être même que je m’avance un peu trop. Toutes les personnes que vous contacterez, que vous rencontrerez ou à qui vous rendrez visite seront conduites ici pour être interrogées. Exactement comme la jeune Nelson que j’attends. (Il se pencha vers Jason et continua en parlant avec une lenteur étudiée pour que son interlocuteur l’écoute et le comprenne bien.) Je crois que vous n’avez soustrait aucun document d’aucune banque de données, ni publique ni privée. Je crois que vous ne comprenez pas vous-même la situation qui est la vôtre. Mais… (Il éleva nettement le ton.)… mais tôt ou tard, vous finirez par comprendre, et, à ce moment-là, nous voulons être mis au courant. Donc… nous serons toujours avec vous. N’est-ce pas un marché équitable ?

Jason Taverner se leva.

— Est-ce que tous les sept pensent de la même façon ?

— Quelle façon ?

— En prenant instantanément des décisions capitales. Comme vous. Cette façon de poser des questions, d’écouter… Bon Dieu, avec quelle intensité vous écoutez !… et de prendre des décisions irrévocables.

— Je n’en sais rien parce que j’ai bien peu de contacts avec les autres sept, répondit en toute sincérité Buckman.

— Je vous remercie. (Les deux hommes échangèrent une poignée de main.) Merci aussi pour le repas. (À présent, il était calme, maître de lui. Et il éprouvait un immense soulagement.) Comment vais-je faire pour sortir ?

— Nous sommes obligés de vous garder jusqu’au matin. Le règlement est strict ; en aucun cas, on ne lâche un suspect pendant la nuit. Il se passe trop de choses dans les rues. Nous allons mettre une chambre et un lit à votre disposition. Vous serez forcé de dormir tout habillé… Et demain matin, à huit heures, Peggy vous escortera jusqu’à la grande porte de l’Académie. (Il enfonça la touche de l’interphone.) Peggy, venez chercher M. Taverner qui est en garde à vue. Vous le libérerez demain matin à huit heures. Vous m’avez compris ?

— Oui, monsieur Buckman.

Le général Buckman sourit et écarta le bras.

— Voilà l’affaire réglée. Je n’ai plus besoin de vous.

17

— Suivez-moi, monsieur Taverner, disait Peggy sur un ton insistant. Rhabillez-vous et retrouvez-moi dans l’antichambre. Passez par la porte bleue et blanche.

Le général Buckman, un peu à l’écart, écoutait. La voix de Peggy était mélodieuse et agréable. Sans doute Taverner éprouvait-il la même impression.

Au moment, où celui-ci, l’air endormi et habillé à la va-comme-je-te-pousse, s’avançait vers la porte bleue et blanche, il l’arrêta.

— Encore une chose. Je ne pourrai pas renouveler votre sauf-conduit si l’un quelconque de mes subordonnés l’annule. Vous avez compris ? Il vous faudra nous adresser une demande officielle pour qu’on vous établisse un jeu complet de papiers. Cela nécessitera un interrogatoire poussé mais… (Il envoya une bourrade à Jason.)… mais un six peut le supporter.

— Entendu.

Jason Taverner sortit du bureau. La porte bleue et blanche se referma derrière lui.

Buckman enclencha l’interphone.

— Herb, vérifiez qu’on lui colle bien un microémetteur et une ogive hétérostatique type 80. De façon qu’on puisse le pister et, si nécessaire, le liquider à tout moment.

— Voulez-vous qu’on lui mette aussi un mouchard vocal ?

— Oui, si vous pouvez le lui glisser dans la gorge sans qu’il s’en rende compte.

— Je vais dire à Peggy de s’en occuper.

Herbert Maime raccrocha.

Est-ce que quelqu’un d’autre, un McNulty par exemple, aurait obtenu davantage de renseignements ? se demanda Buckman. Non. Parce que ce type ne sait rien. Tout bêtement. Il n’y a qu’une chose à faire : attendre que la lumière se fasse en lui et, à ce moment, être là, physiquement ou électroniquement. Exactement comme je le lui ai dit.

Cependant, il est toujours possible que nous ayons mis le doigt sur quelque chose que les six sont en train d’organiser ensemble malgré l’animosité qu’ils éprouvent mutuellement.

Il enfonça à nouveau la touche de l’interphone.

— Herb, je veux qu’on surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre la chanteuse pop Heather Hart. Et demandez au fichier central les dossiers de tous ceux qu’on appelle les six. Compris ?

— Cette référence est-elle portée sur les cartes perforées ?

— Sans doute pas, répondit sèchement Buckman. Il est peu probable que quelqu’un ait songé à intégrer cette donnée il y a dix ans quand Dill-Temko était vivant et qu’il concoctait des formes de vie toujours plus extraordinaires. (Comme nous autres, sept, ajouta-t-il en aparté et non sans ironie.) Et nul n’y songerait aujourd’hui, maintenant que les six ont fait politiquement un fiasco. Vous êtes bien de mon avis ?

— Oui mais je vais quand même voir.

— Si les cartes sont programmées en ce sens, je veux aussi qu’on organise une surveillance de vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur tous les six. Même si nous ne pouvons pas les repérer tous, qu’on file au moins ceux que nous connaissons.

— Ce sera fait, monsieur Buckman.

18

— Au revoir et bonne chance, monsieur Taverner, lança la fille prénommée Peg, une fois arrivée à l’entrée principale de l’immense bâtiment gris de l’Académie.

— Merci.

Jason aspira une généreuse bolée d’air matinal empuanti par le smog. Me voilà dehors, songea-t-il. Ils auraient pu me coller tous les crimes sur le dos mais ils ne l’ont pas fait.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire, petit gars ? fit une voix féminine, toute proche et très rauque.

C’était la première fois de sa vie que Jason, qui faisait plus d’un mètre quatre-vingts, se faisait traiter de « petit gars ». Il se retourna, ouvrit la bouche et vit alors la personne qui s’adressait à lui.

Elle mesurait un mètre quatre-vingts, elle aussi. Sur ce plan, ils étaient à égalité. Mais, contrairement à lui, la femme portait un pantalon noir collant, une chemise de cuir rouge à franges, des anneaux d’or en pendants d’oreilles et une chaîne en guise de ceinture. Et aussi des chaussures à talons aiguilles. Dieu du ciel ! se dit Jason, effaré. Il ne lui manque qu’un fouet.

— C’est à moi que vous parlez ?

— Oui. (Le sourire de la femme révéla des dents décorées de signes du zodiaque en or.) Ils vous ont implanté des bidules avant de vous lâcher. Je pense qu’il vaut mieux que vous le sachiez.

— Je le sais.

Jason se demandait qui était cette femme. D’où elle sortait.

— Entre autre, une bombe H miniaturisée qu’un signal radio émis de ce bâtiment peut faire exploser. Ça aussi, vous le saviez ?

— Non, reconnut-il.

— C’est comme ça qu’il fonctionne. Mon frère… Il discute gentiment avec vous en homme civilisé, et puis quelqu’un de son équipe, qui est énorme, vous greffe ces saloperies avant que vous ne franchissiez la porte.

— Votre frère ? Le général Buckman ?

Maintenant, il remarquait la ressemblance. Le même nez mince et étiré, les mêmes pommettes haut placées, le même cou gracieux et fuselé digne d’un Modigliani. Un port très aristocratique. Le frère et la sœur faisaient impression sur Jason.

Donc, cette fille devait être également une sept. Il retrouva aussitôt toute sa méfiance tandis que ses cheveux se hérissaient sur sa nuque.

— Je vais vous débarrasser de cela, dit-elle, souriant de tout l’or de ses dents, comme le général Buckman.

— J’approuve.

— Nous allons prendre mon aéromobile.

Elle s’élança d’un pas souple et Jason se mit à trotter lourdement derrière elle. Quelques instants plus tard, ils s’installaient dans les sièges baquets du mobilo.

— Je m’appelle Alys, se présenta-t-elle.

— Jason Taverner, le chanteur et l’animateur de la télé.

— Vraiment ? Je n’ai pas regardé un seul programme de télévision depuis l’âge de neuf ans.

— Vous n’avez pas perdu grand-chose.

Il ne savait même pas si c’était de l’ironie. Il s’en foutait sincèrement, tant il était fatigué.

— Cette bombe a la taille d’un grain d’orge et elle est fichée comme une tique dans l’épaisseur de la peau. En principe, même si l’on sait qu’on vous en a greffé une sur le corps, on est incapable de la localiser. Mais j’ai fait un petit emprunt à l’Académie. (Elle brandit un objet qui ressemblait à une torche électrique.) Ce tube s’illumine à proximité de cet engin.

Sans plus attendre, elle se mit en devoir d’explorer Jason de la tête aux pieds à l’aide de cet instrument. Ses gestes étaient d’une efficacité quasi professionnelle. Le tube scintilla à la hauteur du poignet gauche de Jason.

— Je me suis également munie du matériel nécessaire pour l’extraction, dit alors Alys en sortant de la sacoche fixée à sa ceinture une petite boîte de métal qu’elle ouvrit. Plus tôt vous en serez débarrassé, mieux ça vaudra, ajouta-t-elle en prenant un outil tranchant dans la boîte.

Pendant deux minutes, elle taillada avec adresse sans cesser de vaporiser sur la plaie un produit analgésique. Finalement, elle tendit sa paume ouverte à Jason. En effet, la bombe avait la taille d’un grain d’orge.

— Je vous remercie de m’avoir retiré cette épine du pied.

Alys éclata d’un rire joyeux, remit le scalpel dans son étui, rabattit le couvercle et la petite boîte réintégra la sacoche.

— Vous voyez, dit-elle, ce n’est jamais lui qui opère mais toujours quelqu’un de son service. De cette façon, il se tient à l’écart et garde bonne conscience, comme s’il n’y était pour rien. Je crois que c’est ce qui me répugne le plus chez lui. (Elle médita quelques instants.) Je le hais vraiment.

— Y a-t-il encore quelque chose que vous pouvez arracher ou couper ?

— Ils ont essayé – plus exactement, Peg, qui est une technicienne experte en la matière, a essayé de vous implanter un mouchard vocal dans le larynx. Mais je ne crois pas qu’elle ait réussi à le faire tenir. (Alys palpa minutieusement le cou de Taverner.) Non, ça n’a pas pris. Il est tombé. Tant mieux. Ce sera toujours ça de réglé. Ils vous ont aussi collé un micro-émetteur quelque part. Il faut un strobo pour détecter son flux. (Elle pécha dans la boîte à gants un disque stroboscopique à piles.) Je pense que j’arriverai à le trouver, dit-elle en l’allumant.

Le micro était logé dans le poignet de la manche gauche de Jason. Alys le mit hors d’usage à l’aide d’une épingle.

— Il n’y a plus rien ? lui demanda Jason.

— Peut-être une minicam. Une toute petite caméra qui envoie des images aux moniteurs de l’Académie. Mais je ne les ai pas vus vous en installer une. Je crois que nous pouvons prendre le risque de faire comme si de rien n’était. (Elle le dévisagea, le regard scrutateur.) À propos, qui êtes-vous ?

— Une non-personne, répondit Jason.

— Ce qui veut dire ?

— Que je n’existe pas.

— Physiquement ?

— Je ne sais pas, dit-il – et il était sincère.

Si j’avais été plus franc avec son frère, le général de police, peut-être aurait-il pu résoudre l’énigme. Après tout, Felix Buckman était un sept – encore que Jason ne sût pas trop ce qu’étaient les sept. Pourtant, Buckman était allé dans la bonne direction. Il avait élucidé pas mal de choses. Et en un très bref délai. Le temps d’une collation tardive et d’un cigare.

— Ainsi, vous êtes Jason Taverner, l’homme que McNulty a vainement essayé d’épingler, l’homme qui n’a pas d’antécédents. Pas de certificat de naissance, pas de dossier de scolarité, pas de…

— Comment savez-vous tout cela ?

— J’ai jeté un coup d’œil sur le rapport de McNulty dans le bureau de Felix, dit-elle allègrement. Ça m’a intéressée.

— Alors, pourquoi m’avez-vous demandé qui je suis ?

— J’ignorais si vous le saviez. Mon information venait de McNulty. Cette fois, je voulais avoir votre version à vous. La version antipol, si vous préférez.

— Je ne peux rien ajouter à ce que sait McNulty.

— Ce n’est pas vrai.

Et Alys commença d’interroger Jason, lui posant des questions précises, exactement comme l’avait fait son frère un peu plus tôt. À voix basse, d’un ton naturel, comme s’il s’agissait d’une banale conversation. Avec une expression d’intense concentration, enfin des gestes gracieux de ses bras et de ses mains, comme si elle dansait en se parlant à elle-même. La beauté dansant avec la beauté, songea-t-il.

Jason la trouvait excitante. Physiquement. Sexuellement. Mais le sexe, il en avait eu son content. Assez pour plusieurs jours.

— Exact, concéda-t-il. J’en sais davantage.

— Plus que ce que vous avez dit à Felix ?

Il hésita, ce qui était une manière de répondre.

— Oui, dit Alys.

Jason haussa les épaules. À présent, c’était gros comme une maison.

— J’ai une idée, dit-elle avec entrain. Aimeriez-vous voir comment vit un général de police ? Voir sa résidence ? Son château d’un milliard de dollars ?

— Vous m’introduiriez chez lui ? s’exclama-t-il avec incrédulité. S’il le découvrait…

Il s’interrompit. Où cette femme me conduit-elle ? s’interrogea-t-il. Vers un terrible danger. Toutes ses fibres le sentaient, l’incitant à se tenir sur ses gardes. Un courant de ruse parcourut chaque partie de son être somatique. Plus que jamais, son corps savait qu’il fallait être prudent.

— Vous pouvez entrer légalement chez lui ? demanda-t-il à Alys en s’efforçant de recouvrer son calme.

Sa voix sonnait naturellement sans qu’on pût y discerner la moindre tension.

— Dame ! Nous habitons ensemble. Nous sommes jumeaux, et nous sommes très proches. Incestueusement proches.

— Je n’ai aucune envie de m’immiscer dans votre affaire.

— Une affaire entre Felix et moi ? (Elle eut un rire amer.) Même pour colorier des œufs de Pâques, Felix et moi serions incapables de collaborer. Venez. Allons faire un tour à la maison. Entre nous, nous possédons pas mal d’objets intéressants. Des échiquiers médiévaux en bois, de vieilles porcelaines d’Angleterre et quelques beaux timbres anciens émis par la National Banknote Company. Est-ce que les timbres vous intéressent ?

— Non.

— Et les pistolets ?

Taverner hésita.

— Dans une certaine mesure. (Il se rappelait le sien. C’était la seconde fois en vingt-quatre heures que les circonstances l’obligeaient à se le rappeler.)

Alys le détailla.

— Pour un homme petit, vous n’êtes pas trop mal, vous savez ? Un peu âgé pour mon goût mais pas trop. Vous êtes un six, n’est-ce pas ?

Jason acquiesça.

— Alors ? Vous voulez voir le château d’un général de police ?

— Soit.

Où qu’il allât, ils le retrouveraient si ça leur chantait. Avec ou sans micro-émetteur dans sa manchette.


Alys mit le moteur en marche, fit pivoter le volant, appuya sur la pédale et l’aéromobile s’élança en chandelle selon un angle de quatre-vingt-dix degrés. Jason en déduisit que c’était un véhicule de la police. Deux fois plus puissant que les modèles de série.

— Il y a une chose sur laquelle je ne voudrais pas qu’il y ait d’équivoque dans votre esprit, dit Alys en se faufilant au milieu de la circulation. (Elle jeta un coup d’œil à Taverner pour être sûre qu’il l’écoutait.) N’essayez pas de me faire du plat. Sinon, je vous tuerai.

Elle tapota sa ceinture et Jason remarqua alors le radiant de police qui y était glissé. Le soleil y accrochait des reflets noirs et bleus.

— Bien compris.

Il éprouvait un certain malaise. Déjà, il n’aimait guère la tenue de cuir et d’acier de sa compagne. Le fétichisme sans fard que cette panoplie impliquait n’avait jamais eu pour lui le moindre attrait. Et, maintenant, cet ultimatum ! Quelles étaient les tendances sexuelles d’Alys Buckman ? Faisait-elle dans le saphisme ?

Comme pour répondre à sa question informulée, elle dit sur un ton placide :

— Toute ma libido, ma sexualité, est liée à Felix.

— Votre frère ? s’exclama Jason avec autant d’incrédulité que d’effroi. Comment cela ?

— Nous vivons depuis cinq ans dans l’inceste, répondit Alys qui pilotait avec adresse le mobilo à travers l’intense trafic matinal de Los Angeles. Nous avons un enfant. Il a trois ans. Il est en Floride, à Key West. Une femme de ménage et une nurse s’occupent de lui. Il s’appelle Barney.

— Et vous me dites ça à moi ? s’écria Jason qui n’avait jamais été plus stupéfait de sa vie. Quelqu’un que vous ne connaissez même pas !

— Oh ! Je vous connais très bien, Jason Taverner.

Elle prit de l’altitude pour s’insérer dans un couloir de circulation supérieur et accéléra. Le trafic était plus fluide maintenant. Ils sortaient de l’agglomération du Grand Los Angeles.

— Pendant des années, j’ai été une fan de vous, ainsi que de votre émission du mardi. J’ai des disques de vous et, une fois, je vous ai même entendu chanter en concert au Salon de l’Orchidée, à l’Hôtel Saint-Francis de San Francisco. (Elle ébaucha un sourire.) Nous sommes tous les deux des collectionneurs, Felix et moi… et, entre autres choses, je collectionne les disques de Jason Taverner. (Son sourire d’hystérique s’élargit.) Au fil des ans, je me les suis procuré tous les neuf.

— Dix, rectifia Jason d’une voix enrouée qui tremblait. J’ai sorti dix LP. Les derniers avec pistes de projection spéciales light-show.

— Alors, il m’en manque un, dit gentiment Alys. Tenez… Regardez sur la banquette arrière.

Jason se retourna. Son premier album, Taverner and the Blue, Blue Blues reposait sur le siège. Il le prit et le posa sur ses genoux.

— Oui, murmura-t-il.

— Il y en a un autre. C’est mon préféré.

Jason remarqua alors une pochette écornée, le There’ll Be a Good Time with Taverner Tonight.

C’est effectivement un de mes meilleurs.

— Vous voyez ?

Le mobilo piqua en spirale en direction d’une vaste propriété entourée d’arbres et de verdure.

— Voici notre maison, annonça Alys.

19

Ses pales à la verticale, l’aéromobile se posa sur l’aire asphaltée qui occupait le centre de la vaste pelouse. Jason remarqua à peine la maison de deux étages de style espagnol avec ses balcons aux noires balustrades de fer forgé, son toit de tuiles rouges, ses murs de stuc ou de briques sèches, il ne savait pas au juste. Une imposante demeure cernée de chênes superbes, que l’on avait plantée dans le paysage sans détruire celui-ci pour autant. Elle se confondait avec les arbres et le gazon, et ne faisait qu’un avec le décor, simple extension due à la main de l’homme.

Alys coupa le moteur et, d’un coup de pied, ouvrit la portière récalcitrante.

— Laissez les disques dans le mobilo et venez, dit-elle en sautant sur la pelouse.

Jason remit à contrecœur les albums sur le siège arrière et la suivit en pressant le pas pour la rattraper ; ses longues jambes gainées de noir propulsaient Alys à toute allure vers le gigantesque portail.

— Il y a même des morceaux de verre scellés en haut des murs, dit-elle. Pour dissuader les maraudeurs. Au jour d’aujourd’hui ! La maison a appartenu au grand acteur de western Ernie Till.

Elle appuya sur le bouton et un pol privé en uniforme cachou surgit, la dévisagea, hocha la tête et actionna la commande d’ouverture. La grille coulissa.

— Que savez-vous ? demanda Jason à sa compagne. Vous savez que je suis…

— Fabuleux, laissa-t-elle tomber sans emphase. Je le sais depuis des années.

— Mais vous avez été là où j’étais, moi. Là où je suis toujours. Pas ici.

Le prenant par le bras, elle l’entraîna le long d’un couloir de briques sèches et d’ardoises, lui fit descendre cinq marches et Jason se retrouva dans un salon surbaissé, démodé mais admirable.

Pourtant, cela lui était parfaitement égal. Tout ce qu’il voulait, c’était parler à Alys, découvrir ce qu’elle savait et comment elle le savait. Et ce que cela signifiait.

— Vous souvenez-vous de cet endroit ? s’enquit-elle.

— Non.

— Vous devriez. Vous y êtes déjà venu.

— Non, je n’y suis jamais venu, rétorqua-t-il avec circonspection.

Misant sur sa crédulité, elle l’avait piégé en virtuose avec les deux disques. Il faut que je me les approprie. Pour les montrer à… Oui, à qui ? Au général Buckman ? Et si je les lui montre, quelles en seront les conséquences ?

— Une capsule de mescaline ? proposa Alys en se dirigeant vers le coffret à drogue en noyer ciré qui trônait sur le bar de cuivre et de cuir à l’autre extrémité de la pièce.

— Une petite. (Jason battit les paupières, surpris par sa propre réaction.) Je tiens à garder l’esprit clair, ajouta-t-il en guise de correctif.

Elle lui apporta un minuscule plateau à drogue émaillé sur lequel étaient disposés un verre de cristal rempli d’eau et une dragée blanche.

— Très bon produit. Harvey’s Yellow n°1, importé en gros de Suisse et encapsulé à Bond Street. Et pas fort du tout, ajouta-t-elle. Rien à voir avec la poudre.

— Merci. (Il prit le verre et la gélule blanche, qu’il avala avec une gorgée, puis reposa le verre sur le plateau.) Vous n’en prenez pas ? s’étonna-t-il avec une méfiance tardive.

— Je suis déjà raide, répliqua gaiement Alys, ressortant son baroque sourire doré. Vous ne vous en rendez pas compte ? Je parie que non ; vous ne m’avez jamais vue autrement.

— Vous saviez que j’avais été conduit à l’Académie de police de Los Angeles ? (Tu devais forcément le savoir puisque tu avais ces deux disques avec toi. Sinon, il n’y aurait pratiquement pas eu une chance sur un milliard pour qu’ils aient été dans ton aéromobile.)

— J’ai piqué quelques-unes de leurs émissions. Alys s’agita et se mit à pianoter sur le petit plateau émaillé du bout d’un de ses longs ongles. Le hasard a voulu que je capte une conversation officielle entre Las Vegas et Felix. J’aime bien écouter de temps en temps quand il est de service. Pas toujours mais… (Du doigt, elle désigna une pièce dans le couloir.) Je voudrais regarder quelque chose. Je vous le montrerai si c’est aussi formidable que le prétend Felix.

Jason lui emboîta le pas. Les questions qui se bousculaient faisaient comme un brouhaha dans sa tête. Si elle peut aller et venir à son gré comme il semble qu’elle le fasse…

— Il a dit : le tiroir central du bureau en érable. (Alys, plantée au milieu de la bibliothèque, réfléchit. Les rayonnages qui s’élevaient jusqu’au plafond étaient garnis de livres reliés en cuir. Il y avait plusieurs bureaux, des tasses minuscules dans une vitrine, plusieurs échiquiers anciens, deux vieux jeux de tarots… Alys se dirigea sans hâte vers un bureau Nouvelle-Angleterre et ouvrit un tiroir.) Ah ! s’exclama-t-elle en en sortant une enveloppe transparente.

— Alys… commença Jason.

Mais elle l’interrompit d’un claquement de doigts.

— Taisez-vous et laissez-moi regarder. (Elle prit une grosse loupe posée sur le bureau et examina l’enveloppe. Enfin, elle leva les yeux.) C’est un timbre. Je vais vous le montrer.

À l’aide d’une pince de philatéliste, elle sortit délicatement le timbre de sa pochette et le posa sur le sous-main de feutre du bureau. Docilement, Jason scruta le timbre à travers la lentille grossissante. Pour lui, c’était un timbre comme n’importe quel autre, sauf que, contrairement aux timbres modernes, il était monochrome.

— Regardez la gravure des animaux, dit Alys. Le troupeau de bouvillons. C’est absolument parfait ; chaque trait est exact. Ce timbre n’a jamais été… (Elle l’arrêta au moment où il allait prendre le timbre en main.) Oh non ! Ne touchez jamais un timbre avec les doigts. Il faut toujours utiliser des pinces.

— Il a de la valeur ?

— Pas à proprement parler, mais on n’en vend presque jamais. Je vous expliquerai cela un de ces jours. C’est un cadeau de Felix. Il me l’a donné parce qu’il m’aime. Parce que, d’après lui, je suis bonne au lit.

— C’est un joli timbre, dit Jason déconcerté en rendant la loupe à Alys.

— Il m’a dit la vérité. C’est un joli spécimen. Parfaitement centré. Oblitération légère qui ne dépare pas l’image maîtresse et… (Alys retourna adroitement le timbre à l’aide de ses pinces pour examiner sa face postérieure. Son expression changea aussitôt.) Quel enfoiré ! gronda-t-elle, la figure écarlate.

— Qu’y a-t-il ?

— Un léger défaut. (Elle tapota un coin du timbre du bout de ses pinces.) Indécelable au recto. Mais c’est du Felix tout craché. Bah ! De toute manière, c’est probablement une contrefaçon. Sauf que Felix s’arrange toujours pour ne pas acheter de faux. OK, Felix, un point pour toi. Je me demande s’il n’en a pas un autre dans sa collection personnelle, ajouta-t-elle sur un ton rêveur. Dans ce cas, je pourrais faire l’échange.

S’approchant d’un coffre-fort mural, elle manipula les cadrans, finit par l’ouvrir et en sortit un énorme et pesant album qu’elle trimbala jusqu’au bureau.

— Felix ignore que je connais la combinaison de ce coffre, confia-t-elle. Aussi ne lui dites rien. (Elle feuilleta précautionneusement les pages grand format. Sur l’une d’elles, quatre timbres étaient fixés.) Le un dollar noir n’y est pas. Mais il l’a peut-être caché ailleurs. À l’Académie, si ça se trouve.

Elle referma l’album et le rangea dans le coffre.

— Je commence à ressentir l’effet de la mescaline, dit Jason. (Ses jambes lui faisaient mal : c’était toujours le signe que la mescaline agissait sur son système.) Je vais m’asseoir.

Il réussit à repérer un fauteuil de cuir avant que ses jambes l’abandonnent. Ou paraissent l’abandonner. En fait, elles ne l’abandonnaient jamais. C’était une illusion créée par la drogue. N’empêche que cela paraissait très réel.

— Désirez-vous voir une collection de boîtes à priser ? s’enquit Alys. Il y en a de simples et d’ornementées. La collection de Felix est sensationnelle. Rien que des pièces anciennes en or, argent ou alliages divers, avec incrustations de camées, scènes de chasse… Non ?

Elle s’assit devant lui, croisant ses jambes dans leur fourreau noir. Sa chaussure à haut talon se balançait d’avant en arrière.

— Un jour, à une vente aux enchères, Felix a acheté une vieille tabatière. Très cher. De retour à la maison, il a vidé le restant de tabac à priser qu’elle contenait et s’est aperçu qu’il y avait un petit ressort au fond. Pour le faire jouer, on devait dévisser une vis minuscule. Il lui a fallu toute une journée pour trouver un outil assez petit. Mais il a fini par parvenir à ses fins.

Alys s’esclaffa.

— Et alors ?

— Il y avait un double fond dissimulé par une plaque d’étain. Il a enlevé la plaque. (Ses dents en or scintillèrent quand elle rit à nouveau.) Il y avait là une gravure cochonne vieille de deux siècles. Une fille qui copulait avec un poney shetland. En huit couleurs, s’il vous plaît. D’une valeur, oh, disons, de cinq mille dollars… Pas grand-chose, mais nous étions vraiment ravis. Bien entendu, le vendeur ignorait tout.

— Je vois.

— Vous ne vous intéressez pas aux tabatières ?

Alys souriait toujours.

— J’aimerais… la voir, dit-il. Alys, vous me connaissez, vous savez qui je suis. Pourquoi êtes-vous la seule à le savoir ?

— Parce que personne d’autre n’est jamais venu ici.

— Où ?

Elle se massa les tempes, tortilla sa langue, le regard perdu dans le vide. Comme si elle pensait à tout autre chose. Comme si elle l’entendait à peine.

— Vous savez bien, fit-elle enfin sur un ton ennuyé où perçait une pointe d’irritation. Seigneur, vous avez vécu là quarante-deux ans, mon cher ! Que puis-je vous dire que vous ne sachiez déjà en ce qui concerne cet endroit ?

Elle leva les yeux et un sourire malicieux retroussa ses lèvres charnues.

— Comment suis-je venu ici ?

— Vous… (Elle marqua une hésitation.) Je ne sais pas si je dois vous le dire.

— Pourquoi ? s’exclama Taverner.

— Chaque chose en son temps, répliqua-t-elle en le faisant taire d’un geste de la main. En son temps… Écoutez… Vous n’avez pas à vous plaindre. Il s’en est fallu de peu que vous ne soyez expédié dans un camp de travail – et vous savez ce que sont les camps au jour d’aujourd’hui. Grâce aux bons soins de ce trou-du-cul de McNulty et de mon cher frère. Mon frère, le général de police.

Elle fit une horrible grimace de dégoût et son sourire provocant jaillit à nouveau. Un sourire d’invite, nonchalant, serti d’or.

— Je veux savoir où je suis.

— Vous êtes dans mon bureau, chez moi. Parfaitement en sécurité. Débarrassé de tous les insectes qui grouillaient sur vous. Et personne ne mettra les pieds ici. Vous voulez que je vous dise ?

D’un bond, elle sauta sur ses pieds à l’instar d’un animal, avec une agilité inouïe et Jason recula involontairement.

— Est-ce que vous avez déjà fait ça au téléphone ?

Ses yeux brillaient, elle vibrait de la tête aux pieds.

— Fait quoi ?

— Le réseau. Vous n’avez jamais utilisé le réseau téléphonique ?

— Non.

Cependant, il en avait entendu parler.

— Vos penchants sexuels – ceux de chacun – sont électroniquement reliés, et aussi amplifiés jusqu’à la limite du supportable. Il y a accoutumance en raison de ce renforcement électronique. Certaines personnes sont tellement intoxiquées qu’elles ne peuvent plus s’en sortir. Toute leur existence a pour pôle ce contact téléphonique hebdomadaire. Que dis-je ? Quotidien ! On se sert de vidéophones courants. Il suffit d’une carte de crédit de sorte que la séance ne coûte rien. On reçoit la facture tous les mois et si on ne paye pas, on vous coupe la ligne.

— Il y a beaucoup de gens qui s’adonnent à cet exercice ?

— Des milliers.

— En même temps ?

Alys acquiesça.

— La plupart pratiquent le réseau depuis deux ou trois ans et cela les détruit physiquement et intellectuellement. Pour la bonne raison que la partie du cerveau où l’orgasme se produit se détériore progressivement. Mais gardez-vous de mépriser ces gens. Quelques-uns des esprits les plus fins et les plus sensibles de la Terre sont dans le coup. Pour eux, c’est une sorte de sainte communion. Toutefois, les usagers du réseau se remarquent tout de suite. Ils ont l’air de débauchés, ils sont vieux, gros et apathiques… Enfin, apathiques uniquement dans l’intervalle de leurs orgies téléphoniques, bien entendu.

— Et vous faites ça ?

Elle n’avait l’air ni débauchée, ni vieille, ni grosse, ni apathique.

— De temps en temps. Mais je ne suis jamais tombée dans l’accoutumance. Je décroche toujours quand le moment en est venu. Vous voulez essayer ?

— Non.

— Très bien, dit Alys sur un ton impassible. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Nous avons une bonne collection de disques de Rilke et de Brecht en traduction interlinéaire. L’autre jour, Felix a rapporté à la maison une version son et lumière des sept symphonies de Sibelius. Un excellent enregistrement. Pour le dîner, Emma prépare des cuisses de grenouilles. Felix adore les cuisses de grenouilles et les escargots. En général, il prend ses repas dans de bons restaurants français et basques mais aujourd’hui…

Jason l’interrompit :

— Ce qui me ferait plaisir, ce serait de savoir où je suis.

— Ne pouvez-vous pas vous contenter d’être heureux, tout simplement ?

Il se leva – avec difficulté – et la dévisagea. En silence.

20

La mescaline commençait à l’affecter furieusement. La pièce brasillait de multiples couleurs et la perspective se modifiait. Il avait l’impression que le plafond se trouvait à un million de kilomètres. Il regarda Alys et vit la chevelure de celle-ci s’animer. Comme celle de la Méduse, pensa-t-il. Il eut peur. Insouciante, Alys continuait sur sa lancée : – Felix aime tout particulièrement la cuisine basque, mais ils y mettent tellement de beurre que ça lui donne des spasmes pyloriques. Il a aussi une bonne collection de Weird Tales et il adore le baseball. Et… laissez-moi voir. (Perdue dans ses pensées, elle se tapota les lèvres tout en réfléchissant.) Il s’intéresse à l’occultisme. Est-ce que vous…

— Il y a quelque chose.

— Quoi donc ?

— Je ne peux pas bouger.

— C’est la mesca. Ne vous affolez pas.

— Je… (Il méditait ; une lourde chape pesait sur la cervelle de Jason, traversée de temps à autre d’éclairs lumineux, de visions de satori.)

— Ma collection, poursuivit Alys, se trouve à côté. Dans ce que nous appelons la bibliothèque. Ici c’est le bureau. Tous les bouquins de droit de Felix sont dans la bibliothèque. Saviez-vous qu’il n’est pas seulement général de police mais également juriste ? Et il a fait des choses pas mal, je dois le reconnaître. Voulez-vous que je vous dise ce qu’il a fait une fois ?

Jason était incapable de répondre. C’était tout juste s’il pouvait tenir debout. Inerte, il entendait les mots mais leur sens lui échappait.

— Pendant un an, il a eu la responsabilité du quart des camps de travail forcé de Terra. Il a découvert qu’en vertu d’une loi obscure datant d’une éternité, de l’époque où ces camps étaient plus des camps de mort que des camps de travail et où ils étaient bourrés de Noirs… bref, il a découvert que lesdits camps ne pouvaient statutairement fonctionner que pendant la seconde guerre civile. Et qu’il avait le pouvoir de fermer quand il le voulait tous ceux dont il estimait que la fermeture était conforme à l’intérêt général. Les Noirs et les étudiants détenus dans ces camps et habitués à l’effort physique sont terriblement forts et coriaces. Aucun rapport avec les étudiants décadents et lymphatiques qui vivent sous les campus. Felix a alors fait des recherches et il a retrouvé un autre règlement oublié. Tout camp qui ne fait pas de bénéfices doit – ou, plutôt, devait être fermé. Il a alors modifié les salaires – très faibles, naturellement – versés aux prisonniers. Tout ce qu’il avait à faire, c’était donc d’augmenter leur paye, créant ainsi un déficit sur les registres, et vlan ! Il pouvait fermer les camps.

Elle éclata de rire. Jason essaya de dire quelque chose, mais ce fut en vain. Son cerveau tournoyait comme un ballon de caoutchouc percé, qui se vide et se regonfle, ralentit, accélère, pâlit et flamboie tour à tour. Des fulgurations lui transperçaient le corps de part en part.

— Mais l’action de Felix a été surtout spectaculaire au niveau des kibboutzim étudiants installés sous les campus brûlés. Beaucoup d’entre eux connaissent une terrible pénurie de vivres. Vous savez comment ça se passe : les étudiants essayent de faire des sorties en ville pour se procurer du ravitaillement. Ils pillent et saccagent tout. Il y a beaucoup d’agents provocateurs parmi eux. Qui font de l’agitation pour fomenter des affrontements décisifs avec la police. Ce que les pols et les nats attendent en brûlant d’impatience. Vous voyez ?

— Je vois un chapeau, dit-il.

— Mais Felix s’est efforcé d’empêcher les heurts. Pour cela, il lui a fallu ravitailler les étudiants, vous voyez ?

— Un chapeau rouge. Comme vos oreilles.

— Du fait de sa position hiérarchique – il était maréchal –, il avait accès aux rapports des informateurs sur la situation de chaque kibboutz. Il connaissait ceux qui tombaient en quenouille et ceux qui marchaient bien. Son travail consistait à déterminer à partir d’une multitude de données abstraites ceux qui étaient en perte de vitesse et ceux qui tenaient le coup. Quand il avait établi la liste des kibboutzim en difficulté, il y avait une conférence au sommet au cours de laquelle on étudiait les moyens d’accélérer leur déconfiture : propagande défaitiste entretenue par des mouchards, sabotage du ravitaillement en vivres et en eau, coups de main désespérés – une fois, par exemple, à Columbia, on avait mis au point un plan visant à libérer et armer les détenus du camp Harry-Truman. En cette occasion, même Felix se prononça pour l’intervention. Toujours est-il que sa tâche consistait à déterminer la tactique à utiliser pour chaque kibboutz sous observation. À maintes et maintes reprises, il recommanda de ne pas agir. Naturellement, les durs le critiquèrent et réclamèrent sa destitution. (Alys ménagea une pause.) Il était maréchal titulaire. Vous vous rendez compte ?

— Votre rouge est fantastitionnel.

— Je sais. (Alys fit la moue.) Vous ne pourriez pas arrêter de délirer ? J’essaye de vous dire quelque chose. Felix fut limogé. De maréchal, il devint simple général de police. Parce que, quand il le pouvait, on fournissait des médicaments, des soins hygiéniques, de la nourriture, de la literie aux étudiants des kibboutzim. Exactement comme dans les camps de travail forcé placés sous sa juridiction. Maintenant, il n’est plus que général mais on le laisse tranquille. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire et il a toujours un poste important.

— Mais votre inceste ? Si… (Jason se tut. Il n’arrivait pas à se rappeler le reste de la phrase. « Si. » C’était ça. Le fait qu’il avait réussi à faire parvenir à Alys le message qu’il voulait lui transmettre l’enfiévrait.) Si, répéta-t-il. (Et la flamme intérieure qui le brûlait s’amplifia avec une furie euphorique, au point qu’il s’exclama à voix haute.)

— Si les maréchaux savaient que nous avons un fils, Felix et moi ? C’est ce que vous voulez dire ? Que feraient-ils ?

— Ils feraient. Si on mettait un peu de musique ?

Et si vous me donniez… (Il n’alla pas plus loin. Son cerveau était au point mort.) Bigre ! Ma mère ne serait pas venue ici. La mort.

Alys inspira à fond, soupira.

— OK, Jason. Je renonce à vous faire la causette. J’attendrai que vos esprits vous soient revenus.

— Parlez, lui ordonna-t-il.

— Voulez-vous que je vous montre mes dessins bondage ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des dessins, très stylisés, de filles attachées, et de types…

— Est-ce que je peux m’allonger ? Mes jambes ne me portent plus. J’ai l’impression que la droite va jusqu’à la Lune. En d’autres termes… (Il réfléchit.) Si je reste debout, elle va se casser.

— Venez par là.

Pas à pas, elle le reconduisit dans le séjour.

— Étendez-vous sur le divan. (Il obéit et ce fut affreusement laborieux.) Je vais vous chercher de la thorazine. C’est un antidote à la mescaline.

— Oui, Messaline, approuva-t-il.

— Voyons… Où diable l’ai-je fourrée ? Je n’en prends pratiquement jamais, mais j’en ai toujours en prévision d’un cas comme celui-là… Merde, se mettre dans un état pareil avec une seule gélule ! Moi, j’en prends cinq d’un coup.

— Mais vous êtes vaste.

— Je monte. Je reviens tout de suite.

Elle s’éloigna en direction d’une porte qui se trouvait à une distance infinie. Longtemps, Jason suivit des yeux sa silhouette qui rapetissait. Comment faisait-elle ? C’était incroyable comme elle diminuait ! Brusquement, elle s’évanouit.

Il eut alors une peur affreuse. Maintenant, il était seul, sans aide aucune. Qui viendra à mon secours ? Il faut que je quitte ces timbres et ces tasses et ces tabatières et ces dessins bondage et ces réseaux téléphoniques et ces cuisses de grenouilles et il faut que j’aille à l’aéromobile il faut que je parte et que je retourne dans un endroit que je connais en ville avec Ruth Rae s’ils l’ont relâchée ou même chez Kathy Nelson cette femme est trop pour moi et son frère aussi eux et leur fils incestueux en Floride qui s’appelle comment déjà ?

Il se leva tant bien que mal, traversa en titubant un tapis hérissé d’un million de fibres de pigment pur, qu’écrasaient au fur et à mesure ses lourdes semelles, et enfin se heurta à la porte de la pièce qui tanguait.

Le soleil. Il était dehors.

L’aéromobile.

Il le rejoignit clopin-clopant.

S’assit devant le tableau de bord, ahuri à la vue de légions de boutons, de leviers, de manettes, de pédales, de cadrans.

— Pourquoi est-ce qu’il ne décolle pas ? se demanda-t-il à haute voix. Décolle ! ordonna-t-il à l’appareil en se balançant sur son siège. Est-ce qu’elle ne veut pas que je parte ?

Les clés. Bien sûr ! Il ne pouvait pas décoller sans les clés.

Le manteau d’Alys sur la banquette arrière. Il l’avait vu. De même que sa grande besace. Là, les clés dans son sac. Là.

Les deux albums. Taverner and the Blue, Blue Blues. Et le meilleur de tous : There’ll Be a Good Time. À tâtons, il réussit à les soulever et à les poser sur le siège vide à côté du sien. Je tiens une preuve, pensa-t-il. Là, avec ces disques, et dans cette maison. Avec elle. C’est ici que je la trouverai. Que je la trouverai. Ici et nulle part ailleurs. Même le général Felix je-ne-sais-plus-quoi ne la trouvera pas. Il ne sait pas. Tout comme moi.

Il revint en courant vers la maison, les énormes albums sous le bras. Le paysage flottait autour de lui, plein de grands organismes en forme de fouet qui ressemblaient à des arbres, qui aspiraient l’air du doux ciel bleu, absorbaient l’eau et la lumière, dévoraient la couleur du ciel…

Il atteignit la grille, la poussa. La grille ne bougea pas.

Le bouton.

Pas de bouton.

Millimètre par millimètre. Pouce par pouce. Comme dans l’obscurité. Oui, je suis dans l’obscurité. Je suis dans le noir. Il posa les albums démesurés par terre, s’appuya contre le mur dont il palpa la surface caoutchouteuse. Rien. Rien.

Le bouton.

Il l’enfonça, ramassa les albums, planté devant la grille qui s’ouvrait avec une invraisemblable lenteur et de bruyants grincements de protestation.

Un homme en uniforme marron et armé apparut.

— Je suis allé chercher quelque chose dans l’aéromobile, lui dit Jason.

— C’est parfait, monsieur. Je vous ai vu partir. Je savais que vous reviendriez.

— Est-ce qu’elle est folle ? demanda Jason à l’homme en brun.

— Je ne suis pas en mesure de vous répondre, monsieur, fit l’homme en s’effaçant et en portant la main à la visière de sa casquette.

La porte de la maison que Jason n’avait pas refermée était toujours ouverte. Il la franchit, descendit les marches de briques et se retrouva dans le séjour radicalement irrégulier dont le plafond planait à un million de kilomètres.

— Alys ! cria-t-il.

Était-elle dans la pièce ? Il l’explora dans tous les sens. Comme quand il cherchait le bouton : sans négliger un pouce carré. Au fond, le bar avec son joli coffret à drogue en noyer, le divan, les sièges. Des tableaux aux murs. Un portrait qui évoquait vaguement quelque chose à son esprit mais il ne s’en souciait pas. Le portrait ne pouvait pas quitter le mur. La chaîne hi-fi…

Ses disques. Les écouter.

Il empoigna le couvercle du tourne-disque mais celui-ci refusait de s’ouvrir. Pourquoi ? s’interrogea-t-il. Serait-il verrouillé ? Non, il coulissait. Il coulissait avec un bruit effrayant comme si Jason l’avait cassé. Le bras de lecture. Le changeur automatique. Il sortit l’un des disques de sa pochette et le mit en place. Je sais me servir de ces instruments, se dit-il en branchant les amplis qu’il régla sur phono. La commande qui activait le changeur. Il la fit pivoter. Le bras se souleva. La platine commença à tourner avec une terrible lenteur. Que se passait-il ? N’était-il pas à la bonne vitesse ? Il vérifia. Si. 33 tours 1/3. Le mécanisme du changeur se mit en branle et le disque tomba sur le plateau. Grincement sonore de l’aiguille heurtant le sillon. Craquements des poussières, crissements. Typiques des vieux disques stéréo. Facilement rayés et esquintés. La seule chose à faire était de souffler dessus.

Des bruits de fond. D’autres chuintements.

Pas de musique.

Jason souleva le bras et le reposa un peu plus loin. Un crépitement assourdissant quand le diamant percuta la surface. Jason grimaça et baissa le volume. Toujours pas de musique. Ni le moindre écho de sa voix.

L’effet de la mescaline commençait à s’estomper. Il se sentait lucide, dégrisé. L’autre disque. En hâte, il le sortit de la pochette, le mit sur la platine et lança le premier au loin.

Frottement de l’aiguille sur le plastique. Bruits de fond, craquements et chuintements inévitables. Toujours pas de musique.

Les disques étaient vierges.

Загрузка...