LIVRE V DÉCEMBRE 2008 Population mondiale : 7,34 milliards d’habitants.

36

Île Un n’est pas le paradis mais il ne s’en faut pas de beaucoup ! Les gens sont sympas — la plupart, en tout cas. L’administration nous a affecté un bel appartement spacieux dans un bâtiment proche des fermes. Et quand on aura gagné assez de crédit, on pourra avoir notre maison à nous. Ruth travaille dans un laboratoire de recherches et moi, je suis dans les champs tous les matins. Je suis content que son labo soit dans le maître cylindre parce que ça ne me plairait pas du tout qu’elle soit forcée de sortir tous les jours et soit exposée aux radiations. Nous envisageons d’avoir des enfants et ils ont beau affirmer qu’il n’y a pas de danger, je ne veux pas qu’elle prenne de risques.

Les fermes sont si automatisées que je n’ai pas grand-chose à faire. Je ne manque pas de loisirs. Je lis beaucoup plus que ce n’était possible chez nous et nous participons tous les deux à la vie associative. Je me documente sur la ceinture des astéroïdes comme le Dr Cobb m’a conseillé de le faire. J’ai l’impression qu’un de ces jours, on assistera à une nouvelle ruée vers l’or, là-bas. Mais quand ?J’ai appelé papa et maman et je leur ai dit de prendre leurs dispositions pour venir passer Noël ici. Avec nos deux payes, je peux leur offrir le voyage. L’année prochaine, on invitera mes beaux-parents.

Journal intime de William Palmquist.


David émergea péniblement de la nappe de brume grise et froide qui l’enveloppait de toute part. Il ne voyait rien, il ne sentait rien excepté une humidité glaciale qui s’infiltrait à travers les pores. Il était frigorifié jusqu’à la moelle des os.

Cependant, il pouvait entendre. Il percevait vaguement des voix lointaines, très lointaines, au-delà de la masse de brouillard où il était englué. Elles disaient des choses importantes. À propos de lui. Des choses terriblement importantes.

Mais il faisait trop froid. Dors. Dors. Oublie tout et dors. Tu mérites de te reposer, de dormir. Merveilleux ! Tu as besoin de sommeil après tout ce que tu as enduré.

Après tout ce que tu as enduré. La pensée éveillait des échos dans son esprit. Cela avait quelque chose à voir avec ce que disaient les voix. Elles parlaient de la vie et de la mort. De la vie et de la mort de David.

Il frissonna et gémit, bandant toute sa volonté pour essayer de s’arracher à cette brume omniprésente. Il était aveugle, impuissant. Néanmoins… il sentait quelque chose. Des vibrations qui lui agaçaient la colonne vertébrale et les mollets. Ses doigts étaient crispés sur quelque chose qui était à la fois doux et solide.

Il se rendit progressivement compte qu’il était couché sur une sorte de chaise longue. Presque horizontale. Et cette trépidation ressemblait au sourd grondement d’une fusée qui décolle.

Il comprit brusquement : Nous sommes dans une navette. Nous partons pour Île Un.

Il avait toujours atrocement froid et il était toujours aveugle. Mais l’effet des doses massives de drogue qu’on lui avait administrées commençait à s’estomper. Son organisme récupérait plus vite que ses ravisseurs ne l’avaient cru possible.

David ne bougeait pas un muscle et il gardait les yeux fermés mais son sens tactile lui disait tout ce qu’il avait besoin de savoir. La courroie de sécurité d’un siège de navette lui comprimait la poitrine. Ses poignets étaient attachés aux accoudoirs. Il avait une espèce de cagoule sur la tête. Il sentait le contact du tissu sur son nez, sur son menton, sur ses oreilles. L’étoffe filtrait sa respiration sifflante. Elle dégageait une odeur de sueur.

C’est ma propre sueur. Je baigne dans mon jus. C’est pour ça que j’ai froid. Les drogues s’éliminent. Mon organisme les brûle.

Le grondement mourut et les trépidations disparurent. D’un seul coup, David eut l’impression de ne plus avoir de poids, de flotter, de tomber en chute libre. Son estomac vide se contracta, mais il lutta et la nausée s’effaça presque instantanément. Alors, il se relaxa et se concentra sur les voix qui lui parvenaient.

Il comprenait maintenant ce qu’elles disaient et il identifia celui qui parlait.

— C’est idiot de le laisser en vie, disait Hamoud dans un chuchotement. Quand nous serons sur Île Un, il sera plus encombrant qu’autre chose.

— Shéhérazade a dit qu’il sera utile là-haut, répondit Leo dans un feulement assourdi.

— Il nous a donné toutes les informations dont nous avons besoin.

— J’en sais rien. La colonie spatiale est grande et drôlement compliquée. Peut-être qu’il nous faudra d’autres tuyaux.

— Il connaît trop bien Île Un, gronda Hamoud. Il constituera un danger. Il essaiera de nous échapper, de nous mettre des bâtons dans les roues.

C’est ce que j’ai déjà commencé à faire, approuva intérieurement David.

— Écoute voir. Shéhérazade dit qu’on aura besoin de ce mec pour mettre le grappin sur Île Un. Si t’as des objections, adresse-toi à elle.

— Si c’est elle qui te fait peur… (Il y eut un bruissement d’étoffe froissée comme si Hamoud plongeait la main dans une poche ou dans les plis d’une gandoura.) Je peux lui faire encore une piqûre. Elle n’en saura jamais rien. Il mourra d’une overdose, voilà tout.

David voyait en imagination l’aérosol hypodermique. Il avait largement eu le temps de faire sa connaissance pendant l’interrogatoire.

— Personne ne me fait peur, riposta Leo, mais sa méthode est plus intelligente que la tienne.

— Elle est amoureuse de lui, grommela Hamoud. C’est une femme et c’est avec ses glandes qu’elle pense, pas avec sa tête.

— Ouais ? Eh bien, moi, je pense avec ma tête et je trouve qu’elle est plus maligne que toi.

— Bah !

David entendit le cliquetis d’une boucle de ceinture de sécurité que l’on détachait et devina que Hamoud dérivait vers lui. Son odeur lui parvenait, il percevait sa respiration. Il sentait presque la masse dure de la seringue en plastique entre les mains de l’Arabe.

Un halètement étranglé… Puis la voix de Leo :

— Laisse-le tranquille ou je te pète le bras.

La présence de Hamoud s’éloigna. David imaginait sans peine les battoirs gigantesques de Leo emprisonnant le poignet de Hamoud. La seringue se brisa avec un claquement sec.

— T’as pas l’air en forme, reprit le Noir. T’as déjà eu l’expérience de la gravité nulle ?

— Non.

La voix maussade de Hamoud évoquait une nuée d’orage.

— T’aurais intérêt à te magner le cul et à aller aux toilettes. T’es vert.

Pendant quelques instants, ce fut le silence. Mais David devinait que le colosse noir était planté devant lui.

— Merci.

— T’es réveillé ?

— J’ai tout entendu. Merci.

Leo se rapprocha et murmura :

— Ferme ta grande gueule, cul-blanc. Crois surtout pas que je t’ai fait une faveur.

— C’est la seconde fois que vous auriez pu me tuer et que vous ne l’avez pas fait.

— Arrête tes conneries. J’ai jamais tué personne. Donner des ordres, c’est une chose, mais agir soi-même… non, j’ai jamais tué personne.

David enregistra l’information.

— Vous avez déjà voyagé sous gravité nulle ?

— Rien qu’une fois. Y a longtemps. C’était quand je jouais encore au foot. Toute l’équipe est allée sur Alpha pour une démonstration publicitaire. Maintenant, tiens-toi peinard et fais comme si t’étais toujours dans le cirage. Il a tellement la trouille de toi, Hamoud, que s’il savait que tu es réveillé, il te buterait à la première occasion.

— Merci encore.

David s’abandonna à sa couchette et se laissa avec soulagement sombrer dans le sommeil. Il était en sécurité pour le moment. C’était comme si un très gros lion veillait sur lui.

Cyrus Cobb se gratta le cou avec agacement. Ce fichu col roulé l’étranglait. Et ces foutus diplomates se livraient à leur petit ballet puéril pendant que tout le monde faisait le pied de grue comme des hallebardiers ahuris !

Le patron d’Île Un était dans le salon d’accueil, un local exigu où, en général, il n’y avait jamais plus de quelques personnes réunies en même temps. Mais, maintenant, il était rempli à craquer, c’était une bousculade de reporters, de cinéastes, de citoyens d’Île Un venus en curieux, d’agents de la sécurité (en uniforme et en civil), de notables et d’une ribambelle de fonctionnaires du Gouvernement mondial et de l’état-major d’El Libertador. Le salon était plein comme un œuf. On ne voyait ni les murs de plastique d’une austérité toute fonctionnelle, ni le carrelage éraflé qui recouvrait le sol. Le seul espace dégagé était l’étroite bande du tapis rouge qu’un des appariteurs envoyés en éclaireurs avait apporté de Messine.

Cobb regretta fugitivement que David ne fût pas avec lui. Il n’est pas mort. On aurait retrouvé son corps. Il a réussi à aller jusqu’à New York et il n’a pas été tué pendant la bataille. Il finira par revenir. Il faut absolument qu’il rentre. Toutes ces palabres ne mèneront à rien tant qu’il ne sera pas revenu pour…

Son récepteur auriculaire crachota.

— Tout est réglé, patron. Bowéto entrera le premier en tant que représentant du Gouvernement mondial. Puis ce sera au tour d’El Libertador.

— Comment ont-ils fait pour parvenir à un accord ? subvocalisa Cobb dont le col roulé dissimulait un micro.

Son interlocuteur émit un petit gloussement.

— Les deux chefs de délégation ont joué à pile ou face.

— Après nous avoir fait poireauter pendant une demi-heure ! Intelligents, ces lascars !

— Ils ne pensaient pas que nos installations étaient aussi primitives. Ils croyaient qu’il y aurait deux salons d’accueil où Bowéto et El Libertador seraient entrés en même temps.

— Ils n’avaient qu’à demander. Nous leur avions dit que nous étions en mesure de réceptionner simultanément deux navettes spatiales. Mais ils n’ont fait allusion ni à ce maudit salon d’accueil ni au sas.

Jamil al-Hachémi, debout à côté de Cobb, ne perdait rien de ce dialogue que lui transmettait fidèlement sa radio miniaturisée mais il avait la tête ailleurs. Enfin, Bahjat est en route. Mais a-t-elle réellement renoncé à ces turlupinades révolutionnaires ? Toutes ces violences l’ont écœurée, prétend-elle. Mais si elle essayait de fomenter un mouvement révolutionnaire ici même ? L’émir faillit éclater de rire. Allons donc ! Cet engouement pour la subversion n’était qu’une réaction enfantine contre moi, tous les psychologues sont unanimes. Je suppose que si elle veut me retrouver, c’est qu’elle a mûri enfin. Il va falloir que je lui déniche un mari. Son front se plissa. Ce sera l’objet de notre prochaine querelle. Un mari.

Pour la centième fois depuis une demi-heure, Cobb se traita de tous les noms. Il n’aurait jamais dû céder aux sollicitations de son entourage et accepter de s’affubler de cette tenue de cérémonie — un chandail à col roulé (qui le grattait), un strict costume noir à revers, s’il vous plaît ! et des bottes au lieu de ses confortables charentaises. Au diable tous ces rites tribaux ! ronchonnait-il. C’est de la barbarie.

Enfin, le tambour de métal du sas s’ouvrit. Un soupir monta de la foule et tout le monde se pressa contre les cordes de velours qui isolaient le tapis rouge. Les magnétophones et les caméras commencèrent à tourner.

Quatre soldats de l’armée mondiale en grande tenue — sabre de parade au côté, le minuscule et mortel pistolaser à la ceinture — apparurent et prirent position de part et d’autre du sas. Puis quatre civils, dont deux femmes, émergèrent à leur tour.

Bowéto, enfin, apparut, les lèvres fendues d’un large sourire destiné au public et aux caméras. Il portait un simple costume beige, une chemise à col ouvert et une grosse médaille en or suspendue à une lourde chaînette se balançait sur son thorax musclé. Quand il se dirigea d’un pas assuré vers Cobb, la main tendue, les applaudissements éclatèrent.

Cob était étonné de constater qu’il était si petit. Lui-même n’était pas particulièrement grand — tout juste un mètre quatre-vingts. Ce fut à ce moment qu’il prit conscience que toutes les photos du nouvel homme fort du G.M. qu’il avait vues, et même les émissions télé en direct, avaient été adroitement composées de manière à donner l’impression que Bowéto était plus grand qu’il ne l’était en réalité. Tous les politiciens ont-ils le complexe de Napoléon ? se demanda-t-il tout en échangeant les politesses de rigueur avec son hôte distingué. Est-ce pour cela qu’ils deviennent des politiciens ?

Bowéto prit place à la droite du directeur d’Île Un tandis que les gens de sa suite serraient la main de ce dernier, d’al-Hachémi et des autres membres du Directoire. La queue honorifique, songeait Cobb. C’est sûrement César Auguste qui l’a inventée.

Quand l’excitation se fut un peu calmée, le tambour intérieur se referma. Cobb compta mentalement les secondes. À la cent cinquantième précise — le temps qu’il fallait pour le recyclage du sas —, il se rouvrit et quatre soldats d’El Libertador firent leur entrée. Ils portaient un treillis kaki sans signes distinctifs et un automatique noir et miroitant glissé dans son étui était fixé à leur ceinture.

Un cinquième homme apparut, vêtu, lui aussi, d’un treillis sans insigne de grade. Si Cobb n’avait pas déjà vu des portraits d’El Libertador, il n’aurait pas su que cet homme était le chef révolutionnaire qui donnait tant de tintouin au Gouvernement mondial.

Il était plus grand que Bowéto mais pas beaucoup. Ses cheveux et sa barbe argentés lui conféraient un air de dignité. Il serra avec effusion la main de Cobb. Son sourire était chaleureux.

— Mes respects, colonel Villanova.

— Enchanté, docteur Cobb. Merci d’avoir accepté d’être notre hôte.

— Tout le plaisir est pour moi. Je souhaite seulement que cette rencontre soit féconde. (Se tournant légèrement de côté, Cyrus Cobb enchaîna :) Puis-je vous présenter l’honorable conseiller Kowié Bowéto, directeur du Gouvernement mondial par intérim ? Conseiller Bowéto, le colonel César Villanova… connu également, et beaucoup mieux, en fait, sous le nom d’El Libertador, ajouta-t-il en prenant quelque liberté avec le texte de l’allocution de bienvenue préparé par les bureaucrates.

Bowéto réussit presque à dissimuler la grimace qui s’était peinte sur ses traits à l’énoncé de l’infâme sobriquet de Villanova. Se forçant à sourire, il lui étreignit la main, scène que les caméras, tous zooms dehors, enregistrèrent en gros plan.

— Je suis ravi de faire enfin votre connaissance, dit-il.

— C’est un honneur pour moi, répondit Villanova.

Il y a assez de saccharine dans l’air pour nous flanquer à tous le cancer, soupira Cobb dans son for intérieur.

Quelqu’un lui secouait l’épaule. Réveillé en sursaut, David connut un instant de panique en se rendant compte qu’il ne voyait rien. Puis il se rappela la cagoule.

— Est-ce que vous allez bien ?

C’était la voix d’Evelyn.

— Oui, répondit-il après avoir pris une profonde inspiration.

Et c’était la vérité. Il avait l’esprit clair. Il ne grelottait plus de froid. Il fit jouer ses doigts et ses orteils ankylosés. Il se sentait bien, plein de force.

— Mais j’ai une faim de loup.

— Je vais vous apporter quelque chose à manger.

Evelyn s’éloigna. La gravité était toujours nulle. David entendait le léger bourdonnement des climatiseurs et autres équipements électriques. Mais pas la moindre voix.

La journaliste revint.

— J’ai trouvé un berlingot de potage chaud et deux sandwiches, annonça-t-elle.

— Où sommes-nous ?

— À bord d’une navette privée appartenant à al-Hachémi et nous faisons route…

— En direction d’Île Un, je sais. Mais ce n’était pas cela que je vous demandais. Dans quelle partie de la navette nous trouvons-nous ?

— Vous êtes au dernier rang de la cabine. Tous les autres sont à l’avant en train de peaufiner leur stratégie pour s’emparer de la colonie.

— Je leur ai dit tout ce qu’ils voulaient savoir, n’est-ce pas ?

— Je présume. Ils vous ont administré des quantités folles de drogue. On doutait que vous en réchappiez.

— Je ne suis pas encore mort.

— Je crains que l’on ne me permette pas de vous enlever cette cagoule mais je peux la remonter un peu.

David sentit les mains d’Evelyn sur son visage.

— Voilà qui est fait. Maintenant, je vais vous faire manger. En fait, ils se méfient de moi. Ils croient que je vous ai aidé à vous évader, au laboratoire.

— Combien sont-ils ?

— À bord de la navette ? Cinquante-deux en comptant les pilotes. Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfui quand vous en aviez la possibilité ?

— Pour les laisser capturer Île Un ? Sûrement pas. J’avais mieux à faire.

— Ils captureront de toute façon la colonie.

— Personne ne se doute sur Île Un que cette navette n’est autre qu’un cheval de Troie ?

Il devina qu’Evelyn hochait la tête.

— Dieu seul sait ce que cette Shéhérazade a raconté à son père. À propos, c’est l’émir al-Hachémi.

— Je suis au courant.

— Oui… évidemment. J’ai l’impression que tout l’empire d’al-Hachémi est infesté de guérilleros à la solde du F.R.P. Shéhérazade a chargé le directeur du spatioport de prévenir son père qu’elle n’était accompagnée que de deux personnes. Al-Hachémi est persuadé que le bâtiment est presque vide. C’est le yacht personnel de sa fille.

— Il ne peut pas être naïf à ce point ! Il doit certainement soupçonner quelque chose.

— Au sujet de sa fille ? (Evelyn ne s’attarda même pas sur cette idée.) Alors que toute son organisation ne fait que lui mentir ? Comment voulez-vous qu’il puisse se douter que l’appareil travaille pour elle et pas pour lui ?

David réfléchit quelques instants. Soudain, il se rappela un détail :

— Comment supportez-vous l’apesanteur ? Elle vous gêne ?

— Terriblement. Je ne m’y habituerai jamais.

— Vous feriez mieux, dans ce cas, de vous étendre sur votre couchette.

Il sentit qu’elle souriait et haussait les épaules.

— Je suis chargée de vous faire manger. Il est très démocratique, ce F.R.P. Shéhérazade ordonne et tout le monde obéit. Sauf Hamoud. Il boude, il ronchonne, et puis il prétend que c’est de lui que viennent les ordres.

— Et il fait ce que Shéhérazade lui dit de faire ?

— Oh oui. Elle est très astucieuse. Elle joue Hamoud contre ce monstre de Leo et tous les deux sont à sa botte.

La pointe du berlingot s’inséra entre les lèvres de David qui aspira. C’était bon, le bouillon chaud qui lui remplissait la bouche.

Quand il eut fini, Evelyn lui donna bouchée par bouchée les petits sandwiches prédécoupés, après quoi il eut droit à une rasade de jus d’orange.

— Merci. C’est mon meilleur repas depuis le dernier dîner que nous avons pris ensemble.

— Vous vous sentez vraiment bien ? Les drogues n’ont pas laissé de séquelles ?

— Je ne crois pas. J’ai été doté d’un métabolisme d’une résistance hors pair.

— Loué soit Dieu !

— Quand atteindrons-nous Île Un ?

— D’ici un jour et demi. Dans un peu plus de trente-six heures. Trente-six heures sous gravité nulle !

— Et ils essaieront alors de s’emparer de la colonie tout entière ?

— Des miroirs solaires, de la génératrice, des quais d’embarquement pour commencer. Puis ils passeront à la phase de la prise d’otages. Les V.I.P.

— Le Dr Cobb ?

— Maintenant Cobb n’est plus que du menu fretin. Hunter Garrison et les autres gros bonnets qui sont propriétaires d’Île Un sont là. Plus El Libertador et le directeur du Gouvernement mondial par intérim qui sont en train de tenir une conférence de paix. La colonie est un repaire de Très Importants Otages.

David garda le silence.

Evelyn caressa sa joue râpeuse et, se penchant, elle lui baisa les lèvres.

— Ne pensez plus à tout cela. Tâchez seulement de rester vivant. Ne faites rien qui puisse les indisposer. Coopérez sinon ils vous tueront. Je vous en supplie, David, restez en vie.

Elle remit la cagoule en place et s’en fut. David s’installa aussi confortablement que possible. Son cerveau tournait à plein régime. Trente-six heures. C’est trop court.

37

Jamais l’idée ne nous était venue qu’Île Un pourrait être capturée par une poignée de terroristes. Oh ! L’hypothèse avait été émise et nous avions même élaboré des plans de précaution pour une éventualité de ce genre lors des conférences de sécurité. Mais c’était comme les plans que préparaient les stratèges français dans les années 30 pour se prémunir contre une invasion allemande. Ils avaient la ligne Maginot qu’aucune armée ne pourrait franchir. Nous savions, nous, que quatre cent mille kilomètres nous séparaient de la Terre et du terroriste le plus proche. Nous n’avions jamais senti avec nos tripes à quel point nous étions vulnérables. Évidemment, le cheik al-Hachémi s’abstenait de nous communiquer un grand nombre d’informations capitales. C’est drôle qu’un homme aussi intelligent par ailleurs puisse être aussi aveugle quand il s’agit de sa fille. Toujours le même problème : d’un côté, ce que l’on comprend intellectuellement ; de l’autre, ce que l’on sent avec ses tripes. Mais il ne fait aucun doute que si nous avions sérieusement envisagé la possibilité d’un coup de main terroriste et que si al-Hachémi nous avait dit tout ce qu’il savait, nous aurions fait l’économie de beaucoup de morts. Beaucoup.

Cyrus S. Cobb,

Enregistrements en vue d’une autobiographie officieuse.


Le salon d’accueil était maintenant désert. Le tapis rouge et les cordes de velours avaient disparu. Il n’y avait plus, tout au fond de la pièce, que deux douaniers d’un certain âge qui attendaient derrière leur comptoir l’arrivée des trois passagers annoncés. Ils avaient l’air de vaguement s’ennuyer.

Un petit homme chauve à la mine soucieuse ne cessait d’aller et venir entre le comptoir d’inspection et le tambour du sas. Il y avait vingt minutes qu’il était là pour accueillir le seul voyageur d’importance amené par la navette : la fille du cheik.

Enfin, le tambour s’ouvrit et un technicien des services d’embarquement apparut. Il arborait une expression bizarre. Il s’effaça et s’immobilisa à côté du sas dans sa combinaison de travail graisseuse, suivi d’un Arabe barbu et courtaud, au regard intense, qui se posta près de lui.

Le chauve était étonné. Les techniciens de l’embarquement devaient en principe rester à leur poste et ne pas se mêler aux passagers.

Une superbe fille émergea à son tour du sas. Mais elle était curieusement habillée pour une fille d’émir : elle portait une tenue de saut camouflée, identique à celle de l’Arabe maussade et au moins d’une taille trop grande. Elle avait roulé le bas du pantalon et le chauve remarqua qu’elle était chaussée de bottes en cuir souple. Des bottes de randonnée. Une grossière ceinture de toile soulignait ses hanches et un gros sac de voyage noir se balançait à son épaule.

Le chauve, dérouté, contempla tour à tour la femme et l’Arabe. Pourquoi étaient-ils habillés de la même façon tous les deux ?

Pourtant, il n’y avait pas d’erreur. Malgré ce singulier appareil, c’était bien la fille du cheik. Ces longs cheveux noirs, ce menton altier, cet air impérieux qui trahissaient les al-Hachémi… on ne pouvait s’y tromper.

Le bonhomme s’inclina et commença à y aller de son compliment :

— Princesse Bahjat, le cheik votre père m’a chargé de vous accueillir car il est retenu par la conférence au sommet qui se tient actuellement. Mais il m’a donné pour instructions de…

Bahjat, sans se soucier de lui, s’avança vers le comptoir, suivis de trois autres jeunes gens basanés.

Les deux inspecteurs se redressèrent. Le plus âgé, s’efforçant de dissimuler sa bedaine, sourit quand elle posa son bagage devant lui.

— Si vous voulez bien me montrer vos papiers ? dit-il aussi aimablement qu’il le put tandis que, à l’autre bout du comptoir, son collègue posait la même question — mais sur un ton beaucoup moins aimable — aux jeunes gens boutonneux qui étaient déjà devant lui.

Bahjat jeta un coup d’œil à la ronde.

— Il n’y a personne d’autre ?

— C’est ce que j’essayais de vous expliquer, répondit le chauve. Tout le monde est retenu par la conférence qui dure déjà depuis deux jours et ces messieurs n’ont pas pu organiser la réception qui eût convenu…

D’un geste, Bahjat lui imposa silence et se tourna vers le douanier.

— Mes papiers sont dans mon sac, dit-elle en tirant sur la fermeture à glissière.

Le sourire de l’inspecteur s’élargit. Je me demande ce qu’elle a apporté comme vêtements. Le prendrait-elle mal si je fouillais son sac de voyage au lieu de le passer aux rayons X ?

Au lieu de pièces d’identité, ce fut un petit pistolet noir et plat qui semblait fait sur mesure pour sa main fine que la voyageuse sortit de son sac. L’inspecteur poussa une exclamation étranglée à la vue du canon de l’arme qui se braquait soudain sur lui.

— Pas un mot. (Bahjat avait parlé d’une voix douce et suave. À présent, c’était elle qui souriait.) Venez avec nous.

L’un des garçons passa d’un bond de l’autre côté du comptoir. Sans hésiter, il localisa les commandes des caméras de télévision de surveillance et les coupa. Bahjat avait pris la précaution de se placer de telle façon que le dos de l’inspecteur masquait son automatique.

Une troupe d’hommes émergea du sas. Ils étaient plus de cinquante. Le chauve écarquilla les yeux avec incrédulité à la vue du géant qui dominait les autres de toute sa taille et qui passait à peine par le tambour. Il n’avait jamais vu un pareil colosse.

David était sur les talons de Leo. Il éprouva un petit pincement au cœur en posant le pied dans le salon de débarquement. Il connaissait par cœur la moindre égratignure du sol carrelé, la plus infime fissure du revêtement mural.

Mais il se rappela la terrible tâche qui l’attendait et le poids accablant de la réalité étouffa bien vite son excitation.

Evelyn était en compagnie de Hamoud. Elle savait que les autres ne lui faisaient pas pleinement confiance. Mais elle était la seule à être déjà venue sur Île Un en dehors de David — en qui ils n’avaient absolument aucune confiance.

Le plan de Bahjat se déroule à la perfection, songea-t-elle. Il n’avait pas fallu cinq minutes au commando pour prendre le contrôle du quai d’abordage et du salon de débarquement. Les techniciens et les trois contrôleurs, dûment ligotés, bâillonnés et chloroformés, étaient inconscients. Déjà, les envahisseurs se déployaient pour atteindre les objectifs qui leur étaient impartis.

Ils s’étaient fractionnés en trois groupes. Bahjat assurerait le commandement de l’équipe qui s’était emparée de la tour de contrôle spatial, Hamoud dirigerait le détachement, plus important, ayant mission de neutraliser les transmissions et les locaux administratifs et Leo serait à la tête du peloton qui livrerait l’assaut à la centrale.

Contrôler les moyens de contrôle : telle était la stratégie de Bahjat. Les guérilleros captureraient les installations d’accostage de la colonie, ses circuits de communication intérieurs et extérieurs et la génératrice qui fournissait le chauffage, la lumière et l’électricité. Alors, ils contrôleront la colonie et tous ceux qui l’habitent, se dit Evelyn. Ils ? Ou nous ? Dans quel camp es-tu, ma petite vieille ?

Elle constatait non sans en éprouver un certain émoi qu’elle ne le savait pas très exactement.

Tandis que les guérilleros se dirigeaient vers les escalators conduisant aux rames souterraines, David activa subrepticement le communicateur implanté dans sa molaire. Un grésillement s’éleva de son récepteur auriculaire et une voix monocorde et mécanique retentit : PRÊT. Il y avait des mois que le jeune homme n’avait connu pareille exaltation. Je suis à nouveau moi-même ! exultait-il. J’ai récupéré mon cerveau !

En haut des escalators, les hommes du commando se scindèrent en trois groupes. Les sections d’assaut, comprit David. Leo était à la tête du premier, Hamoud commandait le plus nombreux et Bahjat le troisième — celui dont les effectifs étaient les plus réduits.

Instinctivement. David resta collé à Leo mais Hamoud leva la main.

— Viens avec moi, beau blond. Et en vitesse !

David regarda le Noir qui eut un haussement d’épaules.

Bahjat se fraya un chemin au milieu des hommes qui piétinaient et s’approcha de Hamoud. La conversation s’engagea à mi-voix en arabe. Fébrile. Hamoud, l’air contrarié, tapota rageusement sa montre. Bahjat jeta un coup d’œil à la sienne, eut un petit geste approbatif du menton et elle rejoignit David.

— Vous irez avec l’équipe de Hamoud. Objectif : le centre de transmission.

— Pour qu’il puisse me tirer dans le dos en arguant d’une tentative de fuite ?

Elle le dévisagea, puis détourna le regard.

— Ne lui en donnez pas le prétexte. Mais nous n’avons pas le temps de discuter. L’Anglaise viendra avec moi.

Ainsi fut fait. Bahjat s’éloigna à la tête de son groupe en direction de la tour de contrôle tandis que Leo et son équipe descendaient l’escalator, suivis de la section Hamoud.

David était encadré de deux jeunes Arabes à la mine sévère armés de fusils d’assaut. Ils savent que la Sécurité ne vérifie les écrans que de façon sporadique sauf en cas d’imprévu. Ils le savent parce que je le leur ai dit. Ils ont fait de moi un Judas.

Leo et ses hommes, qui avaient la plus longue route à faire, montèrent à bord de la rame qui attendait sur le quai. Hamoud et son groupe durent attendre avec impatience quelques minutes que la suivante arrive.

On poussa David dans la voiture — il en profita pour enclencher son communicateur et se mit à l’écoute du circuit phonie des services de sécurité. Rien de particulier. Pour tout le monde, c’était le train-train quotidien sauf pour les gens qui montaient la garde devant le bâtiment administratif où se déroulait la conférence.

Et qui était précisément l’objectif de la section de Hamoud.

Un Judas. Oui, voilà ce que je suis. Mais ils ne se doutent pas encore à quel point.

Il songea un bref instant à alerter les forces de sécurité. Mais non ! Ce serait de la folie et ça ne servirait à rien. Elles n’étaient absolument pas préparées à affronter des groupes d’assaut armés jusqu’aux dents. Ce serait un massacre et les tueurs de Hamoud connaissaient leur métier. Aussi David prit-il docilement place dans la voiture qui s’élança en chuintant à destination du bâtiment administratif. La jeune frontiste assise à côté de lui pointait nonchalamment sur sa poitrine le fusil posé sur ses cuisses.

La voiture s’arrêta au village où étaient regroupés les centres administratifs et de transmissions. Les guérilleros sautèrent sur le quai et, sans un mot, se ruèrent sur les escaliers conduisant à la surface. On n’entendait que le cliquetis de leurs cartouchières, que le raclement de leurs semelles sur les marches, que leur respiration sifflante et saccadée.

Quand ils surgirent dans la rue, les passants s’enfuirent en poussant des cris. Ils n’étaient que vingt-cinq mais on aurait cru que c’était une véritable armée qui prenait d’assaut le pacifique village. Ils se comportaient comme des soldats professionnels, disciplinés et entraînés.

David, toujours flanqué des deux jeunes Arabes, courait comme tout le monde derrière la silhouette trapue de Hamoud et les assaillants pénétrèrent sans coup férir dans le bâtiment administratif.

Dans le hall, le garde de service eut juste le temps de dégainer avant de s’écrouler sous une rafale de balles. Ses deux camarades se contentèrent de regarder, les yeux exorbités et la mâchoire pendante, les guérilleros qui se ruaient vers les objectifs qui leur avaient été assignés. Deux d’entre eux désarmèrent les sentinelles, les firent s’aligner face au mur et les assommèrent d’un coup de crosse.

Le responsable de la tour de contrôle et les dix techniciens qu’il avait sous ses ordres étaient à leurs pupitres, les mains en l’air et les yeux fixés sur une douzaine de fusils menaçants.

— Mais vous êtes fous ! protestait-il. Vous ne pouvez pas détourner la colonie. Qu’est-ce que vous vous imaginez ?

La fille mince et brune lui adressa un sourire pincé.

— Ne vous faites pas de souci pour nous. Occupez-vous plutôt de vous et de votre équipe. Si vous ne nous obéissez pas au doigt et à l’œil nous serons dans l’obligation de vous abattre.

— Dieu du ciel ! murmura le responsable.

Evelyn était restée près de l’entrée de la petite salle où régnait une chaleur étouffante et où l’atmosphère vibrait d’électricité. C’était de là qu’étaient guidés les astronefs. Elle se demandait vaguement si l’astronaute qui, bien des mois auparavant, lui avait fait visiter le centre de contrôle, était quelque part à bord de son vaisseau, comptant sur les techniciens pour regagner sain et sauf Île Un. S’il a besoin de leur assistance c’est un homme mort.

— Trois de nos camarades resteront là pour vous surveiller, disait Shéhérazade. Vous allez couper tous vos circuits.

— Mais ce n’est pas possible ! Nous avons des astronefs en transit.

— Renvoyez-les sur la Terre ou sur la Lune. Nous ne voulons vous faire aucun mal mais il n’est pas question qu’un seul bâtiment accoste ou quitte Île Un. Vous avez compris ?

— Ni arrivées ni départs.

— Parfait, fit Bahjat avec un signe d’assentiment. Ne l’oubliez pas.

— Mais il y a des gens dans les modules de service, insista le chef contrôleur. Il faut les faire rentrer.

Le pistolet qu’elle braquait sur la poitrine de l’homme ne vacillait pas dans sa main.

— Rappelez-les. Et tout de suite. Fermez tous les modules et arrangez-vous pour que tout le monde soit rentré d’ici une heure.

Le responsable acquiesça en silence.

— Soyez très prudents et très coopératifs. Nous tenons tous à vivre vieux, vous savez.

Cyrus Cobb avait participé au déjeuner de travail dans la salle de conférences. Maintenant, on avait enlevé les miettes et débarrassé, et comme ses hôtes revenaient aux choses sérieuses, il s’excusa et sortit. La salle de conférences était située au dernier étage du bâtiment administratif, son bureau était au rez-de-chaussée, trois niveaux plus bas. Méprisant l’ascenseur, Cobb s’engagea dans l’escalier.

Au moment où il tournait à l’angle du corridor du second étage, il aperçut soudain un groupe d’hommes et de femmes qui montaient, l’air décidé et les armes à la main.

Et David était parmi eux.

— Mais qu’est-ce que…

En un clin d’œil, ils l’entourèrent.

— Continuez ! cria un homme au teint basané et à la mine revêche.

Le groupe reprit son ascension mais David et le chef ne le suivirent pas.

— Docteur Cobb…

Le visage torturé de David était un masque de remords, de honte et de rage.

— Vous êtes Cyrus Cobb ? fit le chef en agitant un pistolet aux reflets bleutés sous le nez de l’intéressé.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Vous pouvez m’appeler Tigre. Je dirige le commando de libération du Front révolutionnaire des peuples et vous êtes mon prisonnier.

— Ils veulent capturer la colonie, expliqua David sur un ton contrit. Ils se sont déjà rendus maîtres du centre des transmissions et des quais d’accostage. Une autre section est en train de s’emparer de la centrale.

— Et ils se sont aussi emparés de toi, hein ?

David leva les bras dans un geste d’impuissance. Il était émacié et hagard, il avait les yeux cernés et son menton se hérissait d’une barbe de plusieurs jours.

— Conduisez-moi à votre bureau, ordonna Hamoud. Je voudrais voir votre fabuleux système de surveillance. Je me suis laissé dire qu’il est le centre nerveux de la colonie.

Cobb sentit soudain le poids des ans l’accabler et ses épaules s’affaissèrent. Mais David le prit par le bras et le soutint d’une poigne solide. Le directeur d’Île Un le dévisagea. Il y avait quelque chose dans les yeux du garçon…

— D’accord, Gros-Matou, laissa-t-il tomber d’une voix sèche en se redressant. Suivez-moi.

Les trois hommes gagnèrent le rez-de-chaussée. Les cadavres des gardes gisaient sur le sol carrelé, souillé de flaques de sang. Deux guérilleros gardaient l’entrée principale, deux autres étaient affalés dans des fauteuils, le fusil en travers des genoux. Personne ne s’était donné la peine de faire disparaître les corps.

Les mâchoires crispées, Cobb, bouillonnant de fureur, fit entrer Hamoud et David dans le saint des saints. Le premier ouvrit de grands yeux à la vue de la forêt d’écrans qui s’étageaient à l’intérieur de la vaste salle en coupole.

Cyrus Cobb monta sur la plate-forme et s’immobilisa à côté de son fauteuil pivotant. David se mit à faire les cent pas entre les deux hommes, visiblement indécis.

— Je peux tout voir ! s’écria Hamoud en se tournant dans tous les sens. C’est comme si on était Dieu !

Comme si on était Dieu, répéta silencieusement David.

L’aire de débarquement qu’ils avaient investie. Et, sur l’écran voisin, les quais qu’envahissaient les travailleurs revenant des modules. Des villages et des forêts, des lacs et des champs où s’affairaient des engins peints en jaune, pas plus gros que des brouettes.

Hamoud pivota sur lui-même. Un fouillis de mécanismes complexes. D’immenses paysages qui se déployaient, des arbres gigantesques, un monde tropical sans le moindre édifice. Pourtant, sur d’autres écrans on apercevait de somptueux palais de pierre et de cristal du blanc le plus pur, enchâssés dans la même verdure exotique. Il reconnut l’emblème qui flottait sur l’un de ces édifices : c’était la marque d’al-Hachémi.

Il tendit le bras.

— Ça, où est-ce ?

Le vieux Cobb paraissait plus furieux qu’effrayé.

— Dans le cylindre B. C’est là où habitent les membres du directoire.

— Le cheik al-Hachémi ?

— Oui. Et les autres. Garrison, St. George… ils sont là tous les cinq.

Un sourire vorace retroussa les lèvres de Hamoud.

— Eh bien, j’irai rendre visite à ces messieurs. J’ai été au service du cheik, autrefois.

Cobb enclencha une touche et l’écran central encastré dans le mur du fond, le plus grand de tous, s’éclaira, révélant un groupe d’hommes assis autour d’une table en train de discuter.

— Il n’est pas chez lui. Il est en conférence avec Bowéto et El Libertador.

— En effet, le cheik est là, dit Hamoud avec une vive satisfaction. Je vais aller de ce pas lui dire un petit bonjour. Et, après, j’irai voir à quoi ils ressemblent, ces palais pour nababs.

38

Peuples du monde ! Des unités tactiques du Front révolutionnaire des peuples se sont emparées d’Île Un. Le bastion des multinationales qui contrôle l’énergie d’origine spatiale est tombé. Plus jamais les consortiums et leurs laquais du Gouvernement mondial n’imposeront des tarifs prohibitifs que les pauvres de la Terre ne peuvent pas payer. Une ère nouvelle commence ! Voici les conditions non négociables que pose le F.R.P.

1. Toutes les activités anti-F.R.P. cesseront immédiatement dans le monde entier.

2. Le Gouvernement mondial sera dissous.

3. Les gouvernements nationaux ouvriront leurs Assemblées législatives aux représentants du F.R.P.

4. Toutes les sociétés multinationales seront restructurées et morcelées en petites unités non monopolistes sous le contrôle de délégués mandatés par le F.R.P.

Si ces exigences ne sont pas satisfaites, plus aucune station capteuse de la Terre ne recevra d’énergie en provenance des satellites solaires.

Parmi les prisonniers que nous détenons en otages sur Île Un se trouvent Kowié Bowéto, directeur du Gouvernement mondial par intérim ; T. Hunter Garrison, P.D.G. des Entreprises Garrison ; le cheik Jamil al-Hachémi…

Communiqué diffusé à partir d’Île Un sur toutes les fréquences,

7 décembre 2008.


Jamil al-Hachémi était à la conférence au moment où le communiqué du F.R.P. annonçant la capture de la colonie était diffusé par toutes les chaînes de radio et de télévision, sur tous les canaux holographiques de la Terre.

Aucun des participants ne se doutait des événements dont Île Un était le théâtre. L’émir, confortablement installé dans son fauteuil tulipe, prêtait une oreille distraite aux propos empreints d’une politesse glacée qu’échangeaient les diplomates. C’était surtout à sa fille qu’il pensait.

Kowié Bowéto affichait une expression d’ennui. Ses conseillers discutaient procédure, protocole, ordre du jour, et il semblait vouloir laisser tomber toutes ces formalités pour parler directement avec El Libertador. Celui-ci, remarqua al-Hachémi, n’était pas plus à son aise. Il était venu pour conclure des accords, pas pour ergoter sur des questions de préséance.

Bahjat devrait être arrivée, à présent, songeait l’émir. M’en voudra-t-elle de n’être pas allé l’accueillir quand elle a débarqué ? Tant pis. Il va falloir que je la tienne serrée. Si elle est partie, j’en suis le premier responsable. Je lui ai trop laissé la bride sur le cou.

— La taxation est un problème trop complexe pour être abordé d’entrée de jeu, disait l’un des fonctionnaires du Gouvernement mondial d’une voix ronronnante, lisse et polie, soigneusement étudiée pour qu’aucune inflexion, aucune émotion ne risquât d’indisposer qui que ce fût. Il vous endormirait avant de vous mettre en colère, soupira intérieurement al-Hachémi.

Le porte-parole d’El Libertador haussa imperceptiblement les épaules.

— Peut-être. Mais la question de l’autonomie locale…

Je pourrais m’excuser et me rendre au quai. Ou, mieux encore, aller la retrouver à son appartement quand elle y sera. Comme ça, je n’aurais pas l’air de l’avoir attendue…

— Non !

Ce « non » n’avait pas été prononcé avec sérénité mais tout le monde leva la tête. Pendant quelques secondes, on n’entendit plus que le bourdonnement des climatiseurs dissimulés dans le faux plafond.

Tous les yeux étaient tournés vers El Libertador.

— Je dis non. (Son regard calme fit le tour des participants pour se fixer finalement sur Bowéto.) Nous sommes ici pour parvenir à un accord, pas pour débattre du nombre d’anges qui peuvent danser sur une tête d’épingle.

Bowéto lui décocha un large sourire, toutes dents dehors, et il frappa légèrement la table du plat de la main.

— Je suis de votre avis.

— Mais ce sont des questions trop importantes pour les traiter par-dessus la jambe, protesta l’un de ses conseillers.

— Eh bien, suggéra El Libertador, mettons sur pied un calendrier. Tout de suite et sans couper les cheveux en quatre.

— Que proposez-vous ?

Que Bowéto s’adressât sans autre forme de procès à l’Autre Camp laissait ses assistants sans voix : ils étaient atterrés.

— Les centres de décision de Messine ne tiennent pas suffisamment compte des besoins des nations, de leurs aspirations… de leur âme, pourrait-on dire faute d’une meilleure formule, répondit El Libertador. Il faut que leur voix se fasse mieux entendre.

Bowéto se pencha en avant.

— Notez : restructurer l’Assemblée mondiale.

Son secrétaire particulier pianota sur son terminal. Les conseillers qui le flanquaient observaient un silence granitique.

— C’est important, les impôts. (Bowéto souriait à nouveau.) En vérité, les faire rentrer est le plus gros du travail des gouvernements.

— Le fait est, convint El Libertador.

— Et le F.R.P. ?

C’était une femme appartenant à la délégation argentine qui avait posé la question. Grande, hautaine et aristocratique, son fin visage était d’une noblesse toute espagnole et son port royal jurait avec l’uniforme kaki mal coupé dont elle était accoutrée.

— Oui, dit El Libertador. Il faut en finir avec la violence. En finir avec les massacres. C’est là le premier point à mettre à notre ordre du jour.

— J’approuve, laissa tomber Bowéto.

— Et il y a aussi les relations commerciales, fit timidement un conseiller du G.M. En particulier, les échanges entre…

Le directeur par intérim du Gouvernement mondial l’interrompit sèchement :

— Pas maintenant. Mais il serait bon que nous discutions du retour de l’Argentine, du Chili et de l’Afrique du Sud dans le giron du Gouvernement mondial.

El Libertador opina.

— Je ne suis évidemment pas habilité pour parler au nom des pays intéressés mais je pense que nous pourrions étudier les conditions sous lesquelles ceux-ci seraient autorisés à solliciter leur réintégration…

Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Al-Hachémi, qui était le plus près d’elle, se retourna avec agacement.

— Nous avons donné l’ordre que personne ne nous dérange…

Un garde était planté sur le seuil, la bouche béante et le visage blême. Son étui à revolver était vide.

Hamoud apparut, l’automatique de la sentinelle à la main. Un peu en retrait, deux guérilleros à la tenue froissée, armés de fusils d’assaut flambant neufs — qu’ils tenaient à la hanche, presque négligemment, le couvraient.

— Hamoud ! s’exclama al-Hachémi d’une voix abasourdie. Mais comment…

— Mesdames et messieurs, vous êtes prisonniers du Front révolutionnaire des peuples, l’interrompit son ancien chauffeur, un sourire insolent et arrogant aux lèvres. Non ! Ne bougez pas. Restez à vos places. N’obligez pas mes hommes à tirer. Nous avons pris possession de la colonie spatiale. Vous ne quitterez pas cette pièce avant d’y être autorisés. Je vous conseille d’obéir aux ordres, si anodins qu’ils puissent vous paraître, sans protestations ni murmures si vous tenez à la vie.

Leo était affalé sur la petite chaise pivotante de l’ingénieur, qui ployait en gémissant sous son poids.

La prise de la centrale avait été un jeu d’enfant. Il n’y avait pas de gardes et personne n’était armé. Les douze terroristes avaient simplement fait irruption sous les yeux du personnel médusé et terrifié.

— Vous affolez pas et continuez de faire votre boulot, leur avait dit Leo. Tant que vous suivrez nos instructions, vous n’aurez rien à craindre.

Ils s’attendaient à voir d’énormes et bruyantes machines, des tableaux avec des tas de petites lumières dans tous les sens. Assurément, il y avait des kyrielles de consoles ponctuées de voyants lumineux mais l’immense salle éclairée a giorno baignait dans le silence et la fraîcheur. Pas de turbines gigantesques pour brasser l’air, pas de tuyauteries enchevêtrées pour faire circuler de mystérieux fluides et de non moins mystérieux réfrigérants. Non, un local fonctionnel où régnait un ordre parfait et dont le haut plafond était constitué de panneaux luminescents qui ne projetaient pas d’ombre. Et pas le moindre son, hormis le grésillement léger des ordinateurs et le piétinement feutré des hommes et des femmes qui allaient et venaient, chaussés de confortables chaussons, vêtus de blouses d’une blancheur immaculée.

Mais alors, comment ça se fait que je transpire comme ça ? s’interrogeait Leo.

Depuis que l’opération était engagée, il n’avait pas eu le moindre problème. Il n’avait pas éprouvé d’angoisse, bien qu’il eût fort bien pu être forcé d’appuyer sur la détente du fusil d’assaut qu’il avait touché. Il le tenait d’une main et, dans son battoir, on aurait dit que c’était un vulgaire pistolet au canon exagérément long.

O.K., t’as pas eu à tirer sur personne. Ça a été aussi facile que de prendre la virginité d’une pucelle. Alors, pourquoi tu trembles comme ça ?

Il le savait bien. Il se refusait à l’admettre mais il le savait. Son cœur cognait comme un sourd dans sa poitrine. S’emballait. Si je ne récupère pas bientôt ma came, mon organisme va partir en eau de boudin, ça fait pas un pli.

William Palmquist se rua sur le téléphone et enfonça le bouton avant même que la première sonnerie se fût arrêtée.

— Tu vas bien ? dirent-ils simultanément.

En d’autres circonstances, ils auraient éclaté de rire mais William se contenta de faire oui de la tête tandis que Ruth poursuivait :

— Ils nous ont rappelés du labo. On a pensé qu’il s’agissait d’une éruption solaire ou de quelque chose dans ce genre.

— C’est plus grave. Des terroristes ont pris le contrôle de la colonie.

— Je sais. (Elle jeta un coup d’œil derrière son épaule.) Il y a des types du F.R.P. en armes sur les quais d’accostage.

— Ils ne t’ont pas importunée ?

— Non. Ils nous ont dit qu’ils allaient nous laisser rentrer chez nous. Nous ne devrons pas quitter notre domicile jusqu’à plus ample informé.

William opina.

— Ils nous ont donné les mêmes instructions à la ferme après nous avoir obligés à tout boucler.

— Je rentrerai à la maison dès que j’aurai un train. Il y a un monde fou. Tous les gens qui travaillaient à l’extérieur ont été rappelés en même temps.

— Je suis drôlement content qu’ils ne t’aient pas laissée dans ton module. Je me faisais un sang d’encre ! J’ai cru devenir dingue.

— Je suis au mieux de ma forme, Bill, dit-elle en lui souriant. Tout va s’arranger, tu verras.

— Naturellement.

Il mentait parce qu’il savait que Ruth s’efforçait de lui cacher ses craintes, elle aussi.

— Il faut que vous essayiez de négocier avec eux !

César Villanova eut un sourire sans joie.

— Je doute fort qu’ils me traitent autrement que vous. Après tout, je n’ai jamais été des leurs.

Bowéto se leva et se mit à faire les cent pas. Tous ceux qui étaient assis autour de la longue table parlaient à voix basse, manifestement terrifiés, ou gardaient les yeux fixés dans le vide, comme al-Hachémi.

Arrivé à l’extrémité de la table, Bowéto fit demi-tour.

— Vous devriez au moins tenter de leur parler. Ils vous admirent. Dans le monde entier, El Libertador était leur héros.

— Jusqu’au moment où j’ai accepté d’entamer des pourparlers avec vous.

Bowéto fit la grimace.

— Vous croyez qu’ils se sont tournés contre vous ?

— Sans aucun doute.

— C’est absurde ! Jamais ils ne…

La porte s’ouvrit et toutes les conversations moururent. Un garçon pâlichon et dégingandé qui tenait son fusil d’assaut comme s’il était né avec lui dans les mains appela :

— Le cheik al-Hachémi.

— C’est moi, dit l’émir en se mettant debout.

D’un mouvement sec de son arme, l’adolescent lui fit signe de le suivre et al-Hachémi lui emboîta le pas après avoir lancé un coup d’œil fataliste aux autres.

Deux frontistes, dont une jeune fille, armé chacun d’un pistolet mitrailleur, montaient la garde devant la salle de conférences. Ils refermèrent la porte quand leur camarade, al-Hachémi sur ses talons, se fut éloigné sans un regard en arrière.

L’un suivant l’autre, ils sortirent, traversèrent une pelouse amoureusement entretenue et se dirigèrent vers un bâtiment bas, simple cube de béton peint en blanc. Les rues du village étaient désertes bien que, normalement, il y aurait dû y avoir foule à cette heure.

Une fois à l’intérieur de la bâtisse, le guérillero s’arrêta devant une porte anonyme et frappa. « Entrez », fit une voix assourdie. Il ouvrit et s’écarta vivement pour laisser passer al-Hachémi.

C’était une sorte de curieux amphithéâtre. Dix rangées de sièges devant chacun desquels se trouvait une console formant comme un petit bureau s’étageaient en pente douce sous les yeux du cheik. La plupart étaient vides mais, au premier rang, deux techniciens pianotaient sur les boutons multicolores de leurs claviers tels des musiciens jouant une complexe symphonie.

Sur le gigantesque écran mural se déployait un planisphère électronique. Al-Hachémi en comprit instantanément la fonction : ses bureaux, à Bagdad, étaient équipés d’écrans analogues. Les lumières vertes qui s’égrenaient le long de la ligne équatoriale correspondaient à la position des satellites solaires en orbite. De vastes sections de la carte, toutes situées dans l’hémisphère Nord, étaient colorées selon un code déterminé indiquant la quantité d’énergie qu’elles recevaient de ceux-ci.

Une zone des Balkans était déjà au rouge. Soudain, la plage d’un jaune vif qui recouvrait presque tout le territoire de l’Italie vira sous les yeux d’al-Hachémi au rose pisseux.

Ils coupent les satellites solaires ! Ce fut alors qu’il remarqua les hommes du F.R.P. debout derrière les techniciens qu’ils tenaient sous la menace de leurs armes. Docilement, ces derniers interrompaient les flux d’énergie à destination des pays d’Europe et de l’Amérique du Nord.

Tout cela, l’émir l’avait enregistré d’un seul coup d’œil pendant que la porte se refermait. Et il vit tout près de lui, au dernier rang des consoles, sa propre fille, Bahjat, le chef des révolutionnaires, Shéhérazade, vêtue d’une tenue de combat qui n’avait rien de féminin, un pistolet à la hanche.

— Je suis venue sur Île Un comme tu le désirais, tu vois, père, dit-elle.

La lumière était trop faible pour que l’on pût lire son expression.

— Pas exactement dans les conditions que je souhaitais, riposta al-Hachémi. Mais il est vrai que tu faisais rarement ce que je voulais que tu fasses.

— Shéhérazade n’a pas encore terminé sa tâche.

— C’est ce que je vois, fit-il en désignant la carte électronique du doigt.

— Tu croyais vraiment que je viendrais te rejoindre comme une bonne petite fille obéissante ?

— J’espérais que tu avais fini par revenir à la raison.

— Comme ma mère ?

Al-Hachémi eut un tressaillement de surprise. Mais il n’y avait personne à portée de voix. Les autres, concentrés sur leur travail de destruction, étaient très loin, de l’autre côté de l’amphithéâtre.

— Ta mère était une alcoolique doublée d’une idiote. Tu le sais parfaitement.

— Je sais que l’alcool l’a tuée. Elle buvait parce qu’elle était seule. Elle avait besoin de ta présence.

— C’était peut-être ce qu’elle pensait, rétorqua al-Hachémi qui sentait comme un étau se resserrer sur sa poitrine, mais elle mentait. Elle se mentait même à elle-même.

— Et tu l’as tuée.

— C’est elle-même qui s’est tuée. Parce qu’elle buvait, tu l’as dit toi-même.

— Tu l’as laissée se détruire.

— Elle s’était déshonorée. Je ne voulais pas qu’elle me déshonore, moi.

— Tu tues tous ceux qui se dressent sur ton chemin, n’est-ce pas ?

— Shéhérazade n’a-t-elle pas de sang sur les mains ? demanda-t-il avec un sourire froid.

Les yeux de Bahjat lancèrent des éclairs.

— Je suis la fille de mon père.

Al-Hachémi acquiesça.

— Et quel est ton prochain objectif ? Le parricide ?

— Non, si tu files doux. Il me suffira d’anéantir ce que tu as édifié. Mais si jamais tu nous créais des difficultés, ils t’abattront sans le moindre scrupule, crois-moi.

— Hamoud est là. Je sais qu’il prend plaisir à tuer.

Elle haussa les sourcils.

— Tu le connais si bien que ça ?

— Oui.

— Je peux le contrôler… si aucun d’entre vous ne joue au malin.

— Je croyais aussi être capable de le contrôler, autrefois.

— Il y a pas mal de choses à propos desquelles tu t’es trompé, dirait-on, fit Bahjat avec un sourire caustique.

— Et El Libertador ? enchaîna al-Hachémi comme s’il n’avait pas entendu. Il est prisonnier, lui aussi ?

— Oui. À une époque, il aurait pu être notre chef. Mais il est vieux et aussi corrompu que vous tous.

— C’est un homme à principes. C’est pour cela qu’il est difficile à manier.

— Je m’en charge.

Le cheik marqua une hésitation.

— Alors, c’est vrai ? C’est réellement toi qui diriges cette bande ?

— Tu trouves cela tellement étrange ?

— Je croyais que Hamoud…

— Hamoud se figure qu’il est le patron. Il donne des ordres. Mais ce sont ceux que je lui dicte.

— Je vois.

— Tu vas rejoindre les autres et tu leur diras que nous nous sommes arrangés pour les loger dans un ensemble résidentiel. Mais s’ils nous causent la moindre difficulté, nos hommes les massacreront tous.

— Les voies d’Allah sont impénétrables.

— Pas tant que ça. (Sa rage brûlante faisait fondre l’indifférence glacée que Bahjat manifestait envers son père.) Quand on assassine un innocent dont le seul crime est d’être amoureux de sa fille, on doit s’attendre à la vengeance d’Allah.

Al-Hachémi la dévisagea.

— Ah ! C’est donc à cause de cela que…

— Oui ! répondit-elle, le regard enflammé. C’est à cause de cela. Œil pour œil, sang pour sang. Tu as assassiné l’homme que j’aimais, tu as détruit ma vie. Maintenant, je détruirai tout ce que tu as passé ton existence à édifier. Tout !

Derrière le proscenium de l’amphithéâtre, une plage verte devint rouge sur l’immense écran. Un autre satellite solaire avait cessé de fonctionner. Et, aux États-Unis, la Gulf coast, de La Nouvelle-Orléans à la baie de Tampa, qui luisait d’un éclat jaune vira à son tour à un rouge sinistre.

Juché sur le bord de la table chargée de fruits, Hamoud mastiquait à grand bruit une poire dont le jus dégoulinait dans sa barbe.

— Alors, c’est comme ça que vivent les milliardaires ?

Les trois guérilleros qui se tenaient à quelques mètres de leur chef regardèrent Garrison et Arlène en ricanant.

— Qu’est-ce que vous racontez ? s’exclama rageusement l’industriel, assis dans son motofauteuil. Vous vous êtes emparés d’Île Un ? C’est impossible !

Hamoud s’esclaffa et, se penchant en avant, il gifla le vieil homme d’un revers de main.

Arlène, debout à côté de son patron, se fendit et, passant sous son bras, le frappa d’une manchette à la gorge. Hamoud bascula en arrière, renversant la table et écrasant les fruits qui roulèrent dans toutes les directions. La jeune femme sauta par-dessus la table pour se jeter sur lui mais deux guérilleros l’empoignèrent et lui tordirent les bras dans le dos. Arlène écrasa le cou-de-pied de l’un d’eux d’un coup de talon. Sa victime poussa un beuglement et la lâcha.

Au moment où elle enfonçait son coude dans les côtes du second acolyte, Hamoud se releva en suffoquant et en se tenant le cou. Pendant que les trois guérilleros s’efforçaient de maîtriser la rousse, Garrison fila en direction de la chambre. Hamoud, titubant sur ses jambes, saisit Arlène par les cheveux et la tira si brutalement en arrière qu’elle poussa un cri. Un garde du corps lui balança alors la crosse de son arme en pleine poitrine et elle s’écroula.

— Reviens ou on la descend ! vociféra Hamoud à l’intention de Garrison.

Le fauteuil s’immobilisa sur le seuil de la porte. Lentement, le vieil homme le fit pivoter et rebroussa chemin. La fureur lui déformait les traits.

Hamoud remit du bout de sa botte Arlène sur le dos. Elle n’avait pas perdu connaissance et la haine brillait dans ses yeux.

— Tu vas rester gentiment sans bouger, lui dit-il d’une voix suave. Sinon, on flingue cette vieille couenne.

Les doigts d’Arlène se crispèrent comme pour griffer mais elle ne fit pas un mouvement.

Hamoud se tourna alors vers Garrison.

— Courageuse, la secrétaire, gouailla-t-il en désignant de la main la jeune femme prostrée. Sa seule peur était qu’on te fasse bobo.

— Laissez-nous, murmura le vieillard d’une voix cassée. Partez et laissez-nous.

— Il faut d’abord qu’on fouille la maison pour être sûr que vous n’avez pas d’armes. (Obéissant à son ordre muet, les trois guérilleros s’éclipsèrent pour visiter les autres pièces.) Si vous vous tenez tranquilles, vous aurez la vie sauve.

Garrison, réduit à l’impuissance, ne quittait pas des yeux la crosse du revolver dépassant de l’étui que Hamoud avait à la ceinture. Un grand fracas retentit dans la chambre à coucher, suivi de bruits d’étoffes déchirées, le tout accompagné de rires gutturaux.

— Mes hommes sont très consciencieux, persifla Hamoud.

Ils ne trouveront pas les œuvres d’art, grâce à Dieu, songeait Garrison. Ils ne découvriront jamais la chambre forte souterraine. Et même s’ils la découvraient, ils ne connaissent pas la combinaison pour l’ouvrir. Mes trésors sont en sécurité.

La mise à sac de la maison lui parut durer des heures. Ils cassaient tout, démolissaient tout — dans toutes les pièces. Arlène ne bougeait pas mais des larmes de rage brillaient dans ses yeux.

Enfin, les trois garçons réapparurent sans se presser, le fusil en bandoulière, des lambeaux de tissu et des brins d’étoffe de toutes les couleurs provenant de la garde-robe d’Arlène collés à leurs combinaisons. L’un d’eux s’était noué un soutien-gorge autour du cou. Un autre rongeait une cuisse de poulet.

— Y a pas d’armes, annonça l’homme au soutien-gorge. On a tout retourné.

— Parfait. (Hamoud se tourna vers Arlène.) Maintenant, tu peux te lever, ma beauté.

Elle obéit. Lentement. Elle pouvait à peine dominer sa fureur. Hamoud fit un signe de tête et deux garçons la prirent solidement par les bras.

— On va l’emmener avec nous, dit Hamoud à Garrison. Histoire de lui apprendre le respect.

— Non ! Non ! Laissez-la tranquille.

Péniblement, Garrison parvint à se mettre debout.

— Comment veux-tu nous en empêcher, pépé ?

— Je… je vous donnerai quelque chose… quelque chose qui vous intéressera…

Hamoud posa une main sur le sein d’Arlène. Il sentait le mamelon sous le chemisier de soie. Il le pinça. Fort. La jeune femme ne broncha pas. Simplement, elle gardait les yeux fixés droit devant elle, évitant de croiser le regard de Garrison.

— J’ai là tout ce qui m’intéresse. Ce n’est pas cher payé pour avoir la vie sauve, monsieur le ploutocrate. Tenez, je serai bon prince… on vous la rendra quand on en aura fini avec elle.

Garrison tremblait sur ses jambes.

— Mais ce que je possède vaut des millions, reprit-il en baissant la voix et en faisant effort pour ne pas chanceler. Vous pourrez vous offrir une ville entière pleine de femmes avec une seule parcelle de ce que je peux vous donner.

— De quoi parles-tu ?

— Un trésor, mon ami, fit Garrison dans un chuchotement asthmatique. De l’or, de l’argent. Vous n’aurez même pas à vous soucier de banques ni de chèques crédit. C’est un butin qui ferait pâlir d’envie Soliman le Magnifique.

— Et qui se trouve où ?

— Pas loin d’ici. Dans une chambre forte souterraine. C’est la caverne d’Ali Baba où les quarante voleurs entassaient leurs richesses.

Les yeux de Hamoud se rétrécirent.

— Si tu essaies de me faire marcher…

— Ce n’est pas une plaisanterie. Aucun d’entre vous n’a jamais vu autant d’or et d’argent de sa vie. Sans compter les diamants, les rubis… des perles grosses comme le poing…

— Tu dis que ce n’est pas loin ?

— Rendez la liberté à cette dame, promettez-moi que vous la laisserez tranquille et je vous dirai où est caché mon trésor.

Les guérilleros lâchèrent Arlène sans attendre que Hamoud leur en eût donné l’ordre. Garrison sourit dans son for intérieur et expliqua au groupe où étaient enterrées ses œuvres d’art. Après quoi, il leur dit comment faire fonctionner la serrure à combinaison électronique de la chambre forte.

Hamoud ordonna à Arlène de la noter. Quand elle lui remit le papier, il la dévisagea avec un rictus.

— On reviendra s’occuper de toi, ma belle… quand on aura vu ce fameux trésor. (Il se tourna vers Garrison.) Et il y a intérêt à ce qu’il soit conforme à ta description, pépé.

Ils sortirent en trombe et s’élancèrent sur le chemin conduisant à la cachette.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? explosa Arlène. Ils réduiront tout en charpie quand ils verront que ce sont des œuvres d’art et pas des joyaux ou de l’argent.

— Pour qu’ils ne tordent pas ton joli cou. Je n’aurais jamais pensé que je ferais jamais montre d’une pareille grandeur d’âme. Bon ! Maintenant, décroche le téléphone et donne pour instructions à l’ordinateur central de changer la combinaison. Tout de suite. Dans un quart d’heure, dix minutes peut-être, ils vont revenir comme des fauves furieux. Il faut qu’on soit dans les bois à ce moment.

Arlène se jeta à son cou.

— Quelle vieille crapule vous êtes !

— Téléphone à l’ordinateur, gronda Garrison en la repoussant. Vite !

L’opération était terminée. Cinquante-deux terroristes du F.R.P. tenaient maintenant le sort des dix mille habitants d’Île Un entre leurs mains.

Cobb, juché sur son fauteuil pivotant, le dos voûté, contemplait fixement les écrans qui l’entouraient.

— C’est rageant ! maugréa-t-il.

— Nous avons affaire à un fou, dit David. Il faut agir prudemment. Sinon, il nous tuera tous.

— Peut-être qu’il le fera même si nous sommes prudents.

L’immeuble de l’administration était gardé par des hommes du Front. On les voyait sur les écrans. David compta quatorze sentinelles, toutes armées jusqu’aux dents, dont deux postées devant le bureau même de Cobb.

— Qu’est-ce qu’il veut, au juste ? demanda ce dernier.

David désigna l’écran qui renvoyait l’image du centre de contrôle des satellites.

— Le pouvoir. Il va mettre le monde à genoux en le privant de l’énergie émise par les satellites.

— Et tu te reproches d’en être responsable, n’est-ce pas ? Tu as tort. Ce n’est pas ta faute.

— C’est moi qui leur ai donné les renseignements dont ils avaient besoin.

— Contraint et forcé.

— Oui, mais c’est quand même dans ma tête qu’ils ont puisé toutes les informations. Sans moi, ils n’auraient pas pu capturer la colonie.

— Nous la leur reprendrons.

On tâchera de trouver un moyen, ajouta le vieil homme pour lui-même.

— Ils périront tous.

David se retourna. Ses épaules et sa tête dominaient le pupitre de commande. Et Cobb le revit quand, tout enfant, il jouait avec les boutons, assis sur ses genoux.

— Que veux-tu dire ?

David semblait amer, on aurait dit qu’il était en proie à un combat intérieur.

— Je vais les tuer tous. Tous… Et peut-être que tout le monde sur Île Un va mourir… à cause de moi.

— Qui est en train de jouer au bon Dieu, maintenant ?

David regarda Cobb en face. Ses yeux avaient une dureté minérale.

— Je ne joue pas.

Le vieil homme eut soudain le souffle coupé.

— Oui, c’est l’impression que j’ai. Explique-toi.

Au même instant, la porte s’ouvrit, livrant passage à Bahjat. Elle jeta un coup d’œil à la ronde, bouche bée, tel un pèlerin qui a finalement trouvé son reliquaire — un pèlerin vêtu d’une combinaison camouflée fripée, un pistolet à la ceinture.

— C’est incroyable, murmura-t-elle.

David s’approcha d’elle, la prit par la main et la guida jusqu’à Cobb.

— Voici le directeur d’Île Un, le Dr Cyrus Cobb. Docteur Cobb, je vous présente l’illustre Shéhérazade, le cerveau et l’âme du F.R.P. — et le plus ravissant de ses leaders.

— Vous êtes capable de plaisanter ? s’écria-t-elle avec stupéfaction.

— Je ne plaisante pas, Bahjat. Shéhérazade est aussi la fille du cheik al-Hachémi, docteur Cobb.

— C’est vrai ?

— Vous n’auriez pas dû le lui dire, fit sèchement Bahjat. Si Hamoud le savait, il vous tuerait.

— N’importe comment, il nous exécutera tous les deux quand il sera arrivé à ses fins, soupira Cobb.

— Non, laissa tomber David.

— J’essaie d’éviter des effusions de sang inutiles.

Il est trop tard, Bahjat. Vous êtes morts. Vous ne le savez pas encore mais je vous ai déjà tous détruits… tous.

39

FLASH FLASH FLASH

Messine : Les milieux proches du Gouvernement mondial ont confirmé ce matin la capture de la colonie spatiale d’Île Un par le Front révolutionnaire des peuples.

Kowié Bowéto, directeur du G.M. par intérim, et le révolutionnaire sud-américain El Libertador sont parmi les otages détenus par le F.R.P. Tous deux s’étaient rencontrés pour discuter des moyens de mettre fin à la vague de terrorisme international qui a déferlé si brutalement sur la planète tout entière et qui s’est manifestée, entre autres, il y a quinze jours, par des soulèvements organisés dans les principales villes des États-Unis.

Les réactions officielles devant ce coup de force du F.R.P. sont restées discrètes. Jusqu’à présent, il n’a pas été répondu aux exigences « non négociables » des terroristes bien que plusieurs satellites solaires aient cessé de fonctionner. Le F.R.P. affirme qu’il coupera tout approvisionnement en énergie…


Bahjat, perplexe devant le pupitre de commande, gardait les yeux rivés sur David.

— Vous nous avez déjà détruits ? Qu’entendez-vous par là ?

— Vous le saurez toujours assez tôt.

Ils s’affrontaient du regard. Cobb les ramena à des préoccupations plus immédiates :

— On dirait que votre ami Tigre a renoncé à pénétrer dans la chambre forte de Garrison.

David fit face aux écrans muraux que le vieil homme surveillait. Hamoud, visiblement hors de lui, suivait à grandes enjambées un sentier forestier. Il revenait vers la demeure de Garrison. Ses trois séides marchaient derrière lui à distance respectueuse.

Cobb pouffa.

— Garrison s’est éclipsé. Il s’est réfugié dans les bois avec sa petite amie. Cette vieille baderne a plus de cran que je ne le pensais.

— Hamoud va venir ici.

— Tôt ou tard, c’est inévitable, convint Bahjat.

Sur un autre écran, David repéra Leo dans une rame souterraine. Le Noir, ruisselant de sueur, paraissait à demi inconscient.

— Et voilà aussi Leo qui s’amène.

Bahjat revint à la question qui la tracassait :

— Qu’est-ce que vous vouliez dire au juste ?

— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Il faut que je m’en aille. J’ai à faire.

— Je ne peux pas vous laisser partir.

— Vous ne pouvez pas m’en empêcher.

— David, ne m’obligez pas…

Avec la rapidité de l’éclair, le jeune homme lança son bras en avant, empoigna la crosse du pistolet de Shéhérazade et sortit l’arme de l’étui avant que la jeune fille ait eu le temps de réagir.

— C’est un petit jeu auquel nous avons déjà joué, me semble-t-il.

Bahjat se retint pour ne pas sourire.

— Et chaque fois que nous y jouons, c’est un peu plus dangereux.

David se retourna pour jeter un coup d’œil à Cobb qui, toujours perché sur son siège, observait attentivement tout ce qui se passait.

— Quoi qu’il arrive… je vous aime, Bahjat.

— Mais pas assez, répliqua-t-elle avec un petit geste fataliste.

— Oh si, plus qu’assez… trop, même, pour accepter que vous poursuiviez dans cette voie démente. S’il existe un moyen de vous sauver, je le trouverai.

— Et les autres ?

— Je ne sais pas. Vous êtes la seule personne qui m’intéresse vraiment C’est vous que j’aime.

Le prenant par l’épaule, elle se dressa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur les lèvres du garçon.

— Mon pauvre David, murmura-t-elle. Que de déchirements ! Allah vous protège.

Il n’était pas suffisamment sûr que sa voix ne le trahirait pas pour oser dire quelque chose. D’ailleurs, il n’avait pas le temps. Il fit volte-face et s’élança vers le fond de la pièce, derrière le pupitre de commande. Il connaissait depuis qu’il était tout enfant l’issue de secours secrète. Le Dr Cobb l’avait menacé de lui flanquer une bonne fessée le jour où il l’avait découverte et avait exploré la coursive conduisant au sas pneumatique.

Les quatre écrans qui masquaient la porte étaient toujours là. David effleura le bouton presque invisible caché dans un renfoncement entre les deux du haut et la porte s’ouvrit. Il jeta un dernier regard derrière son épaule. Le Dr Cobb l’observait, l’air grave et songeur. Bahjat, la tête penchée sur la poitrine, lui tournait le dos.

Elle est aussi déchirée que moi, se dit-il. Il hésita soudain. Je pourrais l’emmener… Mais si les choses ne se passaient pas comme il l’espérait, elle aurait plus de chances de s’en sortir sans lui.

— Allah te protège aussi, Bahjat ! lui cria-t-il avant de se glisser dans le couloir dont il referma soigneusement la porte.

C’était une galerie étroite et en pente abrupte. Rien, ni porte ni fléchage, ne brisait l’uniformité des murs gris. Des panneaux luminescents encastrés à même la voûte et qui se succédaient tous les quelques mètres émanait une clarté suffisante pour que l’on puisse courir à toutes jambes.

David se mit à courir.

À bout de souffle, il s’arrêta net à l’extrémité de la coursive devant le tambour du sas de secours qui attendait, silencieux, que vienne le moment de remplir son office. David savait qu’il débouchait sur une capsule de fuite, une sorte de navette de service miniature qui ne devait servir qu’en cas d’extrême urgence. Personne ne l’avait jamais utilisée depuis qu’Île Un existait, sauf pour les vérifications de routine. La nécessité ne s’en était jamais fait sentir. Mais les capsules de fuite étaient fixées à la paroi extérieure du maître cylindre comme des bernacles collées à la coque d’un transatlantique, véritable canots de sauvetage à la disposition des habitants d’Île Un s’ils étaient obligés d’évacuer la colonie.

Leur rayon d’action était faible. Elles ne pouvaient atteindre ni la Lune ni la Terre. Elles n’étaient pas aussi confortables que les petites navettes qui faisaient la liaison entre le cylindre et les modules extérieurs. Mais chacune pouvait accueillir une demi-douzaine de personnes et leur permettre de survivre plusieurs semaines jusqu’à ce que des fusées de sauvetage arrivent de Séléné ou de la Terre.

Un écriteau portant, en lettres rouges, les mots ACCÈS INTERDIT SAUF EN CAS DE SINISTRE, était apposé sur le panneau du sas. David ouvrit le tambour. Il savait que ce geste déclencherait un hurlement électronique au niveau du réseau de sécurité de la colonie. Le sas lui-même avait les dimensions d’un cercueil. Des panneaux techniques y étaient placardés, petites plaques luminescentes serties dans ses parois de métal à hauteur d’œil. David les passa en revue.

Tout est au vert. Cela voulait dire que la capsule en attente à l’extérieur était en ordre de marche, qu’elle était déjà pressurisée et approvisionnée en air respirable. Le jeune homme ouvrit le second tambour et monta à bord.

Les palpeurs thermiques de l’écoutille activèrent automatiquement l’éclairage dès que David l’eut franchie. Il se trouvait dans une étroite coursive le long de laquelle s’étageaient douze couchettes — trois rangées de quatre.

Il savait que des vivres étaient stockés sous les plaques de pont. Une minuscule coquerie était installée au fond, face au cockpit.

Il s’installa à la place du pilote et se rafraîchit la mémoire grâce au relais informatique implanté dans sa boîte crânienne. Le maniement des commandes était la simplicité même et il ne lui fallut que quelques minutes pour faire monter les moteurs de la capsule à leur puissance efficace. Il enfonça alors le bouton commandant le déblocage du système d’arrimage qui rendait l’esquif solidaire du cylindre. Puis il actionna celui qui allumait un court instant le mélange aluminium-oxygène du réacteur et la capsule s’arracha à la coque.

Le gros problème était la navigation. Conçu pour ne prendre le large qu’en cas de catastrophe, le petit bâtiment ne possédait guère plus d’instruments de navigation que les chaloupes de sauvetage des navires en mer. Mais David n’avait nullement l’intention de dériver passivement jusqu’à ce qu’on vienne le récupérer. Il avait une destination bien précise : la sphère qui flottait entre le module hôpital et les modules agricoles spécialisés dans la culture de plantes médicinales. C’était là qu’était installé le laboratoire de biochimie de pointe d’Île Un. C’était là qu’avait eu lieu son incubation et qu’il était « né ».

Il connecta le microprocesseur de l’embarcation à l’ordinateur central de la colonie par le truchement du communicateur qui lui avait été greffé. Pas question, en effet, de se mettre en liaison avec la tour de contrôle : elle était aux mains des guérilleros.

Pendant quelques instants, les deux ordinateurs dialoguèrent dans leur langage électronique grésillant et saccadé. Enfin, les moteurs crachèrent à nouveau par deux fois une mini-giclée, les réacteurs de contrôle d’altitude qui ceinturaient la coque sphérique de l’engin s’embrasèrent, la capsule vira de bord et mit le cap sur l’essaim de modules qui flottaient très haut au-dessus du cylindre principal.

Tous les témoins du tableau de bord étaient au vert et le labo de biochimie était exactement au centre du collimateur réticulé de l’écran de proue. David se détendit et exhala un long soupir haché.

Maintenant, il ne lui restait plus qu’à attendre.

En dépit de l’éclat éblouissant du soleil de Sicile, les membres du conseil exécutif du G.M. étaient d’humeur morose. Deux de leurs collègues étaient retenus en otages sur Île Un. Le fauteuil vide de Bowéto était comme un doigt accusateur. Pourtant, celui, tout aussi vide d’al-Hachémi, ne paraissait pas gêner autant les conseillers.

— Enfin, il faut faire quelque chose ! s’exclama Williams, l’Américain.

— Nous ne pouvons pas les laisser impunément enlever le directeur par intérim, renchérit Malekoff.

Victor Anderson secoua lentement la tête.

— Ils ont plus de dix mille otages. En un sens, ils tiennent la Terre tout entière en otage. Ils coupent les satellites solaires.

— Il faut les délivrer, insista Williams. Répondre à la force par la force.

— Et détruire Île Un ?

— C’est l’hiver dans l’hémisphère nord, reprit le Russe. Il y a déjà un mètre de neige dans les rues à Moscou. L’électricité ne fonctionne plus à Leningrad depuis l’aube. Rien qu’en Union soviétique, il y aura des milliers de morts, peut-être un million ou davantage.

— Alors, qu’allons-nous faire ? s’emporta Williams. Accepter la liquidation du Gouvernement mondial ?

Chiu Chan Liu, assis au bout de la table et séparé de ses collègues par les deux sièges inoccupés, dit alors sur un ton serein :

— D’abord et avant tout, être patient. Agir précipitamment serait pire que de ne pas agir du tout.

— Et s’ils assassinent Bowéto ? riposta Williams. Ou al-Hachémi ?

Le Chinois eut un imperceptible haussement d’épaules.

— Ce serait regrettable. Mais préférable à la destruction d’Île Un et des satellites solaires, n’est-il pas vrai ?

— Bien sûr, fit l’Américain avec un soupir dégoûté. Et il nous faudrait alors désigner un autre directeur, n’est-ce pas ?

— Vos paroles dépassent votre pensée, laissa tomber Anderson sur un ton sévère.

— Au lieu de nous chamailler, nous ferions mieux d’envoyer des techniciens sur tous les satellites pour en reprendre le contrôle, dit Malekoff.

— Cela demanderait des jours et des jours, rétorqua Chiu. Quand le F.R.P. comprendra ce que nous cherchons à faire, il lui sera facile d’activer les réacteurs et de détourner les satellites de leur orbite. Il pourrait même les diriger sur la Terre pour qu’ils s’embrasent en entrant dans l’atmosphère ou s’écrasent au sol.

— Cela aussi demanderait pas mal de temps, répliqua Malekoff. Nous pourrions profiter de ce délai pour faire intercepter les satellites par des équipes de cosmonautes qui les replaceraient sur leurs orbites originelles.

— Cela marcherait pour quelques-uns mais la plupart seraient anéantis et de vastes régions seraient totalement privées d’énergie. Ce serait une catastrophe épouvantable.

— Et pendant ce temps, ajouta Anderson, les terroristes procéderaient au meurtre rituel de Bowéto, d’al-Hachémi et de Dieu sait combien d’autres otages.

Chiu ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il dit :

— Messieurs, il n’existe qu’une seule tactique : attendre. Les terroristes ne sont qu’une poignée et les habitants d’Île Un sont légion. Peut-être parviendront-ils à résoudre leur problème.

— Et le nôtre, grommela Williams.

Toujours juché sur son siège, Cyrus Cobb regardait fixement Bahjat sans se soucier des écrans qui l’environnaient de toutes parts, semblables aux facettes de l’œil d’un insecte.

Immobile et silencieuse, la jeune fille était debout à côté du pupitre. Seul le sommet de son casque de cheveux noirs et lustrés dépassait. Ses mains étaient nouées, son visage luisant de sueur et ses traits trahissaient une profonde détresse.

— Est-ce que vous l’aimez ? lui demanda Cobb.

La question posée à brûle-pourpoint l’arracha à ses pensées et, étonnée, elle leva la tête.

— Il croit qu’il vous aime, reprit Cobb. Je le connais depuis qu’il est né. Et s’il croit qu’il vous aime, il risquera sa vie pour vous.

— Comment fera-t-il ?

Les maigres épaules du vieil homme se soulevèrent.

— Je ne sais pas mais il est d’ores et déjà en train de tirer des plans.

Cobb n’avait pas suffisamment confiance en Bahjat pour lui dire qu’il voyait la capsule de fuite sur les écrans. Comme il levait les yeux, il aperçut sur l’un d’eux Hamoud, sombre comme une nuée d’orage, dans le couloir menant à son bureau.

— Est-ce que vous l’aimez ? répéta-t-il sur un ton pressant.

— Non ! répondit sèchement Bahjat. Je… Comment pourrais-je l’aimer ? Nous sommes ennemis. Seuls les chrétiens sont assez fous pour aimer leurs ennemis.

Cobb sourit comme un inquisiteur qui a trouvé le nerf sensible.

— Je vois. Tiens ! Voici un de vos amis.

La porte s’ouvrit brutalement et Hamoud, revêche et maussade, entra en trombe dans la salle d’observation.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? gronda-t-il à l’adresse de Bahjat.

Impassible, elle le dévisagea.

— Le prisonnier… le blond, David Adams… il s’est échappé.

Hamoud fit halte à quelques pas d’elle.

— Échappé ? Comment ? Où ?

— Je n’en sais rien.

— Il a maîtrisé votre amie ici présente et est parti dans une de nos capsules de fuite, intervint Cobb du haut de son perchoir. Je présume qu’il va se cacher dans un des modules de service qui entourent le maître cylindre. N’importe comment, il ne peut pas aller très loin à bord d’une de ces capsules.

Les paupières de Hamoud se plissèrent.

— Dis donc, le vieux, comment ça se fait que tu sois aussi prodigue en informations ?

Cobb sourit mollement.

— Dame ! Autrement, vous utiliseriez la manière forte pour me faire parler, non ?

Hamoud repoussa Bahjat et alla jusqu’au pupitre sur lequel il s’accouda.

— Eh bien, puisque tu vois tout, dis-moi un peu où ont filé l’autre milliardaire et sa rouquine.

— Garrison ? Oui, j’ai observé l’épisode qui a lieu chez lui. J’ai été très offusqué.

— Il m’a carotté.

— Il vous a dit la vérité au sujet du trésor — sauf qu’il s’agit presque uniquement d’œuvres d’art, pas de valeurs.

— Il m’a donné une fausse combinaison. Il va falloir qu’on retourne pour faire sauter la porte de la chambre forte à la dynamite.

Cobb gloussa.

— Non, c’était la bonne. Mais quand vous vous êtes précipités avec vos copains comme une bande de gamins à la recherche d’un mégot enterré, il a donné ordre à l’ordinateur de la modifier.

Hamoud fit un pas en avant et empoigna Cobb par son col de chemise.

— Cesse de ricaner. Je n’aime pas qu’on se foute de moi.

Le vieil homme dut se retenir au rebord de la console pour ne pas tomber de son siège.

— Rassurez-vous, je vous prends tout à fait au sérieux.

Hamoud le lâcha.

— Eh bien, où est passé le nabab ?

— Pendant que vous essayiez d’entrer dans la caverne d’Ali Baba, Garrison s’est réfugié dans la forêt avec sa garde du corps.

— Quand je les aurai retrouvés, je les tuerai tous les deux. Lentement.

— Il faudra d’abord leur mettre la main dessus.

— Ce n’est pas pour faire la course à l’échalote avec des milliardaires que nous sommes ici, intervint Bahjat. Les satellites solaires…

— Silence, femme ! La colonie est à nous et nous sommes en train de couper les satellites. En attendant, je veux retrouver cet homme et sa putain.

— Ils sont dans les forêts du cylindre B, dit Cobb. Cachés.

— Où ça ?

— Aucune idée.

— Tu as dit toi-même que tu les observes, fit Hamoud avec un moulinet du bras en direction des écrans.

— Oui, je les ai observés. (Le doigt osseux de Cobb se pointa sur l’écran qui renvoyait encore l’image du salon désert de Garrison.) Mais ils sont partis quelques secondes après vous.

— Où sont-ils allés ?

— Je suis bien incapable de vous répondre, il n’y a pas de caméras dans la forêt, mentit Cobb.

— Le blond nous a affirmé que la colonie en était entièrement truffée !

— C’est exact et il y a un écran pour vingt-cinq caméras. Mais nous ne pouvons quand même pas surveiller chaque centimètre carré des forêts du cylindre B. C’est trop grand.

— Je veux retrouver Garrison et cette fille !

— Hamoud, je t’en prie ! fit Bahjat.

Il la repoussa.

— Si vous voulez, lui proposa aimablement Cobb, prenez ma place et appuyez sur tous les boutons que vous voudrez. Mais il y a neuf chances sur dix pour qu’ils soient trop loin d’une caméra pour être repérables. Garrison n’est pas tombé de la dernière pluie. Il s’est terré au fond d’un épais taillis où il est invisible, même si une caméra se trouve à deux mètres de lui. Et il y restera jusqu’à ce que vos hommes s’en aillent ou que la faim les chasse tous les deux. Ce que je peux vous dire, c’est qu’ils ont pris tout ce qu’il y avait comme vivres dans la maison avant de la quitter.

— J’exécuterai les otages !

Le visage de Cobb s’assombrit.

— Garrison se moque comme de sa première chemise du nombre de gens que vous pourriez tuer.

— Il ne se moquait pas de cette femme.

— Mais elle est avec lui.

— Je détruirai la colonie !

— Non ! fit Bahjat d’un ton sec.

Cobb hocha la tête.

— Comment ferez-vous ? Il faudrait une bombe d’une mégatonne pour faire sauter le cylindre B.

— On la désatmosphérisera.

— En chasser l’air vous prendrait plusieurs semaines.

— Je couperai le système de chauffage.

— Vous ne pourrez pas couper la chaleur du soleil.

Hamoud scruta son interlocuteur pour essayer de savoir si ce dernier disait vrai. Cobb lui rendit son regard. Bahjat, qui observait la confrontation, avait l’impression qu’un feu intérieur la consumait. Elle avait les jambes faibles et elle frissonnait.

— C’est que la colonie est grande, voyez-vous, reprit Cobb. Et elle est d’une solidité à toute épreuve. Nous avons conçu Île Un pour qu’elle puisse survivre aux accidents et aux catastrophes naturelles. Tenez… si un météore fracassait la moitié des hublots, ils seraient remis en état avant que le dixième de notre air se soit échappé. Quel mal voulez-vous donc que fassent vos petites pétoires ?

— Je peux vous tuer tous, gronda Hamoud avec obstination.

— Vous ne seriez pas beaucoup plus avancé après. Je vous dis la vérité. Elle ne vous plaît peut-être pas mais ce n’est pas en faisant un massacre que vous y changerez quelque chose.

Bahjat entendait mal ce qu’ils disaient. Ses oreilles bourdonnaient et elle avait un atroce vertige. Soudain, elle comprit ce que David avait voulu dire. « Je vous ai déjà tous détruits… tous. » C’était vrai. Il les avait détruits.

Elle se retourna au moment où Leo entrait en titubant. Le lourd fusil d’assaut semblait être un jouet d’enfant dans la main du géant.

— Tigre…, dit-il d’une voix grinçante et hachée. Tigre, il me faut ma came. Tout de suite !

Et il pointa son arme sur la poitrine de Hamoud.

40

LE FILS DE DEUX DE NOS CONCITOYENS PARMI LES OTAGES D’ÎLE UN

Minneapolis : M. et Mme Alan T. Palmquist, demeurant au village de retraite de Minnetonka, regardent le ciel et prient.

Leur fils William se trouve parmi les quelque dix mille personnes retenues en otages à bord de la colonie d’Île Un par les terroristes du Front révolutionnaire des peuples.

« L’aspect politique de cette affaire ne nous concerne pas, nous a déclaré Mme Palmquist. Nous nous contentons de demander à Dieu que notre fils sorte indemne de cette terrible épreuve… et sa fiancée aussi. »

Le jeune William Palmquist venait d’arriver sur Île Un. Il n’avait émigré sur la colonie spatiale que parce que…

Minneapolis Tribune,

8 décembre 2008.


Peter Markowitz était absorbé par le policier qu’il était en train de dévorer. Les jambes allongées sur le bureau du surveillant, sa chaise en équilibre instable sur les deux pieds de derrière, il ne quittait pas des yeux le petit lecteur sur lequel défilaient les pages. Le surveillant était en train de faire sa ronde pour vérifier le fonctionnement des transformateurs. Il reviendrait dans quelques minutes et il rentrerait se coucher. Alors, Pete serait seul maître de la station jusqu’à la relève du lendemain. Il aurait largement le temps de finir son roman et de se plonger dans le magazine qu’il avait apporté.

Il tapota sa poche de chemise où se trouvait la petite vidéocassette. Les pornomags illustrés n’étaient pas donnés, loin de là, et Pete était bien décidé à faire fructifier son investissement dès que le vieux serait parti.

La porte s’ouvrit et le surveillant entra.

— Ôte tes pieds de mon bureau, tu veux ?

Pete s’exécuta avec un large sourire.

— Encore à lire ! T’as donc rien d’autre à faire ?

— Je me meuble l’esprit, répondit Pete.

— Tu te le pourris avec ces conneries-là.

Pete ne répliqua pas. La tentation était forte de montrer la cassette au surveillant mais il y résista.

— Tu devrais lever ton cul de là de temps en temps, histoire de voir à quoi ressemblent les transfos, poursuivit celui-ci en décrochant sa parka. Rien qu’une fois… ça ne te ferait pas de mal.

— Tous les instruments de contrôle sont ici. Je sais tout ce qui se passe et je n’ai pas besoin de…

Il n’alla pas jusqu’au bout de sa phrase. Le bourdonnement aigu des transformateurs, si familier à leurs oreilles qu’aucun des deux hommes ne le remarquait plus, avait brusquement changé de tonalité. Le son était devenu plus grave. Et il s’affaiblissait.

— Mais qu’est-ce que…

Pete eut soudain la bouche sèche à la vue des batteries de cadrans qui tapissaient les murs. Toutes les aiguilles étaient en train de basculer vers zéro.

— Bon Dieu ! balbutia-t-il. Regardez.

Le surveillant, tourné vers la fenêtre, contemplait les transformateurs. Maintenant, le silence était total dans la sous-station. On n’entendait que le gémissement du vent, dehors.

— Ils… ils sont en rideau, murmura-t-il d’une voix que l’effroi faisait vaciller. Tous.

— Comment est-ce que…

— Téléphone ! Appelle immédiatement le central distribution. (Le surveillant se rua sur la radio.) Les salopards qui ont pris la colonie spatiale ont dû couper ce sacré satellite.

Pete décrocha le combiné et enfonça le bouton rouge qui mettait instantanément la sous-station en contact avec le central mais la ligne était déjà occupée et encombrée par d’autres postes également en panne.

— Merde ! vociféra le surveillant en arrachant son casque d’écoute. Merde de merde ! Les capteurs sont morts. Ils ne reçoivent plus une miette d’énergie. Ou ils ont déconnecté le satello ou ils ont modifié l’angle d’incidence des émetteurs.

Pete remarqua que le vieux tenait encore sa parka à la main et il se rappela le bulletin météo qu’il avait entendu en venant prendre son service. On annonçait de fortes chutes de neige accompagnées de vents violents et des températures voisines de 0°. Le blizzard du Maine dans toute sa beauté ! Et toute la région était privée d’énergie. Plus d’électricité pour les radiateurs, pour l’éclairage, pour les communications.

Pete avait l’impression que le vent hurlait plus fort.

— Attendez ! cria Bahjat.

Leo, étreignant toujours le fusil dans sa poigne massive, se retourna. Ses yeux étaient rouges et la fatigue et la douleur lui plombaient les paupières. Hamoud était immobile à côté de la console derrière laquelle se tenait le Dr Cobb, la main sur la crosse de son pistolet.

— Regarde-moi, Leo, reprit Bahjat. Je transpire comme toi. J’ai l’impression que des flammes me dévorent. Je me sens sans force… exactement comme toi !

— Tu ne peux pas. Tu n’es pas…

— Il nous a contaminés, Leo ! David nous a contaminés avec un germe, un virus ou je ne sais quoi quand nous étions dans le laboratoire au bord du fleuve.

— Impossible, fit Hamoud sur un ton tranchant. Comment s’y serait-il pris ? Il n’a pas eu la moindre occasion de…

— Quand il s’est enfui et que nous avons cru qu’il essayait de s’évader… où l’as-tu retrouvé, Leo ?

Le colosse réfléchit.

— Il était retourné dans la section technique.

— Là où étaient entreposés des stocks de bactéries et de virus, là où on faisait des recherches sur les maladies et les agents biologiques.

— Mais comment aurait-il pu nous contaminer ? insista Hamoud. Il ne t’a pas fait d’injection, il n’a rien pu mettre dans ta nourriture ni dans ce que tu as bu.

— Il s’est autocontaminé. Il est immunisé contre les affections contagieuses mais il peut être porteur de maladies et nous les transmettre… à nous tous !

Hamoud écarquilla les yeux.

— À nous tous ?

— Oui. Il lui a suffi d’être dans notre voisinage immédiat, de respirer le même air que nous. Nous sommes restés enfermés deux jours entiers avec lui dans la navette. C’était plus qu’il n’en fallait pour que nous soyons tous infectés.

La sueur ruisselait sur la figure de Leo et le fusil vacillait dans sa main. Son bras retomba.

— Ce sale petit cul-blanc…

— Non, c’est impossible, s’entêta Hamoud.

Bahjat se tourna vers Cobb.

— Expliquez-leur.

Le vieil homme posa les deux coudes sur son pupitre.

— Ce n’est nullement impossible, confirma-t-il avec un sourire ironique et satisfait. Elle a raison. David a été génétiquement immunisé contre presque toutes les maladies connues mais il peut fort bien être porteur de germes et les répandre autour de lui. S’il s’est injecté quelque chose de vraiment méchant, il contaminera tous ceux qu’il approchera. C’est une bombe biologique ambulante, une Mary Typhoïde à la puissance 100 000.

— Il m’a contaminé, moi ? vociféra Hamoud.

— J’en mettrais ma main au feu, répondit Cobb d’une voix suave. Vous ne tarderez pas à ressentir les premiers symptômes du mal, ce n’est qu’une question de temps.

— Quel est l’antidote ? Il me le faut !

Cobb haussa les épaules.

— Il conviendrait d’abord de savoir de quel germe infectieux il s’agit. Nous avons peut-être affaire à une de ces mutations inédites que l’on bricolait dans ce laboratoire — quelque chose de si nouveau qu’il n’existe peut-être même pas encore de traitement.

— Trouvez-moi ce type ! Trouvez-le et faites-le parler !

— Il peut être n’importe où, lui rappela Bahjat.

Lentement, Leo se laissa choir par terre.

— Y a intérêt à le trouver vite fait, gargouilla-t-il. S’il a refilé des germes à tout le monde, on va avoir cinquante-deux macchabées sur les bras.

— Beaucoup plus, rectifia Cobb. Il n’est pas en mesure de contrôler la transmission des agents morbides. Il infectera toutes les personnes avec lesquelles il entrera en contact, y compris les habitants d’Île Un. Il est fort possible que nous y passions tous.

Bahjat avait envie de s’asseoir, elle aussi, mais il fallait absolument tenir Hamoud en main autant que faire se pouvait, faute de quoi ils auraient bientôt un fou furieux sur les bras.

— Vous avez les moyens de couvrir la colonie en totalité, dit-elle au Dr Cobb. Trouvez-le. Où est-il allé ?

Cobb désigna les écrans d’un geste circulaire.

— Trouvez-le vous-mêmes. Vous avez autant de chances que moi d’y arriver.

Poussant un grondement, Hamoud sortit son pistolet de l’étui et en frappa le vieil homme au visage. Cobb bascula et s’écroula pesamment sur le sol.

— Imbécile ! s’écria Bahjat. Quand donc apprendras-tu…

— Silence, femme ! rugit Hamoud. (Du sang maculait la crosse du pistolet qu’il tenait par le canon.) Je le retrouverai, ce traître, moi. Qu’on m’amène l’Anglaise. Et en vitesse !

David n’avait pas eu l’intention de cacher sa présence aux terroristes, une fois réfugié dans le labo de biochimie, mais il avait un certain nombre de choses à faire avant tout.

Le labo occupait tout le volume du module. C’était un vaste et fantasmagorique paysage de ballons de verre remplis de liquides bouillonnants, de tubulures de plastique, de bacs d’acier miroitants, de canalisations, d’étranges objets de cristal au milieu desquels serpentaient de noires passerelles métalliques. Le royaume du magicien d’Oz, c’était le nom que David lui avait donné autrefois. Mais la sorcellerie à laquelle ces lieux étaient voués était bien réelle et elle pouvait faire toute la différence entre la vie et la mort.

Cette forêt de chrome et de verre était dominée par le poste de contrôle, une sorte de nacelle encombrée de bureaux, de terminaux d’ordinateurs et d’écrans. Les fenêtres étaient inclinées selon un angle qui permettait de surveiller les instruments et les appareillages qu’elles dominaient. Des portes s’ouvraient sur les passerelles qui s’enchevêtraient et faisaient des méandres à travers la scintillante jungle technique qui se déployait en contrebas. Les épaisses entretoises maintenant le module s’entrecroisaient juste au-dessus de la nacelle.

Les consoles assuraient le contrôle global de l’environnement, depuis la température de l’air jusqu’à la vitesse de rotation du module, et, par conséquent, de la gravité artificielle à laquelle le laboratoire était soumis. David passa une demi-heure à programmer l’ordinateur de bord et à s’assurer qu’il pouvait lui donner ses instructions par l’entremise de son communicateur implanté.

Quand il en eut terminé, il s’installa devant le téléphone vert, sortit de sa ceinture le pistolet qu’il avait confisqué à Bahjat, le posa sur le bureau et composa le numéro du Dr Cobb.

Ce fut le visage crispé et frénétique de Hamoud qui se forma sur l’écran.

— C’est toi ! s’exclama le chef des terroristes dont les traits trahissaient à la fois la colère, le soulagement et la peur.

— Où est le Dr Cobb ? lui demanda David.

— Où es-tu, toi ?

— Où est le Dr Cobb ? répéta le jeune homme, pris d’une soudaine appréhension. Que lui avez-vous fait ?

Le champ de vision s’élargit et David vit alors Leo qui soutenait Cobb. Le front du vieillard était entaillé. Ses cheveux étaient poissés de sang et il avait aussi du sang sur la joue. Ses lèvres gonflées étaient tuméfiées.

Du coup, David vit rouge mais, et il en fut le premier surpris, la brûlante fureur qui s’était emparée de lui s’apaisa instantanément, remplacée par une haine calme, lucide, implacable, aussi profonde et glacée que l’espace interstellaire.

— Si tu ne nous révèles pas l’antidote à la maladie que tu nous as communiquée, nous tuerons le vieux, dit Hamoud.

— Vous savez donc que je vous ai contaminés ?

— Oui. Et tu vas nous guérir ou le viocard mourra. Douloureusement.

— Où est Bahjat ?

— Elle est tombée en syncope.

Le champ de la caméra du vidéophone était assez large pour que les mains de Hamoud fussent visibles. Elles tressaillaient. Leo, lui aussi, était agité de tremblements. Cobb avait l’air d’une poupée de son entre ses bras. Il n’était qu’à peine conscient.

Deux guérilleros poussèrent Evelyn dans le champ. Elle paraissait également mal en point.

— Elle aussi mourra. Douloureusement. Et tous les habitants de la colonie, l’un après l’autre, si tu ne nous indiques pas le traitement.

— Vous n’aurez pas le temps, dit David en secouant la tête. Vous serez tous morts dans quelques heures sans avoir pu tuer beaucoup de monde. Le Dr Cobb est âgé. Quant à l’Anglaise… (Il se força à hausser les épaules avec désinvolture.) Que m’importe ? Vous êtes plus attaché à elle que moi.

Hamoud assena un coup de poing sur le clavier.

— Où est-tu ? Quel est le traitement ?

— Il n’y en a pas. Pas pour vous, en tout cas. Vous êtes condamné. Je pourrai peut-être sauver les autres, mais pas vous, Tigre. Vous allez mourir. Douloureusement.

Les prunelles du terroriste luisaient comme les flammes de l’enfer.

— Si je meurs, elle mourra aussi. Bahjat… Shéhérazade. Je lui trancherai la gorge moi-même.

David se pencha en avant.

— Espèce d’ordure…

— Je la tuerai, fit Hamoud dans un âpre soupir. Tu ne la guériras pas. Tu ne la reverras plus vivante… jamais. Je la détruirai.

Les épaules de David s’affaissèrent et il murmura avec accablement :

— Je suis dans le labo de biochimie : Le module de service tout à côté de l’hôpital. Dites aux contrôleurs de mettre une navette à votre disposition et de vous y expédier. Le sérum dont vous avez besoin est là.

Dans la seconde qui suivit, Hamoud coupa la communication et l’écran redevint opaque.

David se redressa dans le fauteuil de plastique et sourit.

41

CENTRAL DISTRIBUTION DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE : Le champ de capteurs principal est totalement hors service. Nous ne recevons plus un watt.

OFFICE NATIONAL DE RÉPARTITION DE L’ÉNERGIE : Vous n’êtes pas les seuls. Toute la zone nord-est est en panne. Le Canada aussi.

C.D.N.A. : Il faut que vous fassiez quelque chose. Vite. On a une température au-dessous de zéro, ici.

O.N.R.E. : On travaille la question.

C.D.N.A. : Mais avec quoi, bon Dieu ? Ils ont coupé les satellites.

O.N.R.E. : Pas tous. Les capteurs de l’Arizona fonctionnent à pleine charge.

C.D.N.A. : Ah bon ? Eh bien, dérivez un peu de courant sur nous et dépêchez-vous. Les gens claquent de froid dans le secteur. Il a neigé et…

O.N.R.E. : Il faut pour cela que le Gouvernement mondial nous donne le feu vert.

C.D.N.A. : Quoi ?

O.N.R.E. : Nous ne pouvons pas vous approvisionner sans l’autorisation du G.M. Nous avons déjà été obligés de délester le courant que nous envoyons normalement sur le Mexique et…

C.D.N.A. : Le Mexique et le Gouvernement mondial, on les emmerde ! Il nous faut cette énergie tout de suite !

Extraits de Congressional Record,

lus en séance par Alvin R. Watts, représentant du Nouveau-Mexique, 15-12-2008.


Bahjat était allongée sur une couchette quand elle revint à elle. Elle se sentait faible, elle avait mal à la tête et une douleur sourde la lancinait chaque fois qu’elle respirait. Elle tourna la tête. L’Anglaise était étendue sur la couchette voisine. Elle n’avait pas l’air plus brillant.

— Que m’est-il arrivé ?

Evelyn lui décocha un regard vitreux.

— Vous vous êtes évanouie dans la salle d’observation. David nous a transmis je ne sais quelle maladie épouvantable.

— Je sais. Où…

— Nous allons le rejoindre. Il est dans un laboratoire de biochimie, un module en orbite à une certaine distance de la colonie proprement dite.

Bahjat sourit faiblement.

— David… il nous a tous détruits.

— Non. Il a dit qu’il a le moyen de nous soigner.

— Vous le croyez ?

— Oh oui !

— Vous l’aimez.

Evelyn passa une main lasse sur ses yeux larmoyants et murmura :

— Mais c’est vous qu’il aime.

— Il vous l’a dit ?

— Oui.

Bahjat essaya de changer de position pour être un peu plus confortable mais le harnais de sécurité qui l’enserrait l’en empêcha et la douleur qui lui arrachait les poumons s’intensifia.

— Ç’aurait pu être merveilleux, David et moi, fit-elle, plus pour elle-même que pour Evelyn. Mais c’était impossible.

— Il vous aime, répéta la journaliste. Moi, il ne m’a jamais aimée.

— Qu’est-ce que cela change ? Nous serons tous morts demain ou dans une heure.

— Non, c’est faux. David…

— Je suis morte il y a des mois. Dans l’explosion d’un hélicoptère. Ce qui m’est arrivé depuis n’a été qu’un rêve… ce n’était pas réel. Depuis des mois, je suis morte et je rêve.

— Une explosion d’hélicoptère ?

— Qui a tué l’homme que j’aimais. Je suis morte en même temps que lui.

— Hamoud m’a parlé d’une explosion d’hélicoptère…

La douleur s’apaisait un peu et Bahjat se demanda si c’était le signe précurseur de la fin.

— Nous allons tous mourir, il n’y a rien à faire. Tous.

— Oui, il a fait allusion à une explosion d’hélicoptère. Il y a eu une victime, un architecte, me semble-t-il…

— Oui, l’architecte. (Bahjat se rendait compte que sa voix était pâteuse.) Mon architecte.

— Il a été tué dans l’explosion.

Bahjat avait l’impression que son corps flottait, sans poids, dans l’obscurité.

— Il est mort à cause de moi.

— C’est Hamoud qui l’a tué. (La voix d’Evelyn était estompée, lointaine et caverneuse.) Il l’a assassiné… pour vous.

Bahjat eut un infime haussement d’épaules.

— Nous avons tous du sang sur les mains. Nous sommes tous des assassins.

— Mais Hamoud a commis ce meurtre de sang-froid. C’était une exécution. Il l’a accompli pour vous. Il me l’a dit.

— Non… (Bahjat s’entendait à peine parler.) Ce n’était pas un meurtre. Nous sommes en guerre. Ce n’est pas vraiment un meurtre. Pas vraiment. Je veux dormir maintenant. Dormir… il faut que je dorme. Je suis tellement fatiguée…

Le pire, c’est l’attente. Assis devant l’écran dans le poste de contrôle du laboratoire, David surveillait l’approche de la navette qui glissait lentement à travers le vide.

D’un mouvement impatient, il fit pivoter son siège pour atteindre le téléphone et tapa l’indicatif du centre de contrôle satellites. La carte de situation s’afficha sur l’écran. Aux U.S.A., tous les États du Nord étaient privés de courant. Le Canada n’était plus qu’une tache d’un rouge maussade. La quasi-totalité de l’Europe était en panne. Et la zone rouge s’était dilatée : elle englobait maintenant une grande partie de la Russie, depuis la « riviera des Travailleurs » sur la mer Noire jusqu’aux ports d’Arkhangelsk et de Mourmansk pris par les glaces.

Une fois encore — c’était au moins la vingtième —, il composa le numéro du Dr Cobb et, ce coup-là, le visage meurtri du vieil homme lui apparut.

— Vous êtes vivant !

La tension de David était presque tangible dans sa voix.

Cobb plissa le front et grimaça.

— Ce n’est pas la faute du F.R.P., en tout cas. Dès qu’il a su où tu étais, Hamoud a filé comme un pet sur une tringle.

— Avec Bahjat et les autres ?

— Ils sont tous partis. Je présume qu’ils viennent te rejoindre.

David scruta son interlocuteur.

— Vous devriez vous faire examiner. Vous êtes probablement commotionné.

Cobb agita un doigt osseux de droite à gauche.

— Je ne peux pas sortir. Les issues sont gardées. Personne n’est autorisé à les franchir ni dans un sens ni dans l’autre en dehors de ces forcenés du F.R.P.

— Mais comment vous sentez-vous ?

— En voilà une question ! J’ai mal à la tête. Et à la bouche. J’ai dépensé une fortune en soins de dentisterie préventive depuis que j’ai l’âge d’homme pour garder mes dents et, maintenant, ce paltoquet d’Arabe m’en a fait sauter deux.

— En tout cas, vous êtes vivant.

— À moins que tu m’aies contaminé avec les bestioles que tu leur as repassées.

David opina.

— C’est une bactérie qui s’attaque aux poumons. La période d’incubation de la maladie qu’on appelait le « mal du légionnaire », je ne sais d’ailleurs pas pourquoi, l’ordinateur est muet là-dessus, est de quelques jours. La mort survient au bout d’une centaine d’heures si l’on n’administre pas les antigènes spécifiques au patient.

Cobb ouvrit toute grande sa bouche tuméfiée.

— Eh bien toi, on ne peut pas dire que tu fais le détail ! Ils vont tomber comme des mouches.

— En effet.

— Ce n’est vraiment pas la charité qui t’étouffe !

— Cela vaut mieux que le massacre de toute la colonie ou que l’interruption de l’alimentation de la Terre en énergie.

L’argument n’eut pas l’air de convaincre Cobb.

— Et que va-t-il arriver quand ils débarqueront dans ton module avec des mitrailleuses ? Le dénommé Hamoud, alias Tigre, n’est que légèrement atteint. Tu n’es pas le seul être au monde à être invulnérable. Il y a aussi des immunités naturelles, tu sais.

Les mâchoires de David se nouèrent.

— Je m’occuperai de Hamoud quand il sera là.

— Un vrai dur, fit Cobb avec un reniflement de mépris.

— Je le serai autant que je devrai l’être.

— Bigre ! s’exclama le vieil homme avec un sourire en coin. C’est peut-être vrai, au fond. J’ai fait sortir un gamin de cette boîte à sardines et c’est un homme qui y est revenu.

— Comment ça, vous m’avez fait sortir ! protesta David. Il a fallu que je mette le paquet ! Comme pour m’évader d’une prison.

— Tu crois donc vraiment que tu aurais filé si je ne l’avais pas voulu ? Il était temps que tu voies le monde de tes yeux, mon garçon.

David, interloqué, étudia le visage couturé et meurtri, les yeux aigus de son interlocuteur. Cobb disait-il vrai ?

— Dans ce cas, pourquoi ne m’avez-vous pas tout bonnement donné quartier libre ? Pourquoi avez-vous joué cette comédie ?

— Parce qu’il fallait que ce soit toi qui décides de prendre le large, pas moi. Si tu étais parti parce que je t’en avais donné l’ordre, tu aurais jeté un bref coup d’œil sur quelques grandes villes, visité quelques centres scientifiques et quelques universités, et tu serais revenu quinze jours plus tard.

David s’apprêtait à jurer ses grands dieux que non, mais Cobb enchaîna :

— Quand un oisillon quitte le nid, c’est lui qui doit le décider, pas papa-maman. Les enfants en veulent toujours à leurs parents avant d’avoir le cran de voler de leurs propres ailes. Il était nécessaire que tu sautes toi-même à l’eau.

— Moi-même, vraiment ! J’ai plutôt l’impression que c’est vous qui avez tiré les ficelles… comme d’habitude, grommela le jeune homme.

— Non, pas vraiment. Tu as pris tes responsabilités. Je me suis borné à faire naître l’occasion. Et maintenant, tu es un adulte. Fort, sûr de lui, coriace. Ta graisse de bébé a fondu, fiston. C’est un homme qui est revenu.

— Je n’avais guère le choix.

— Bien sûr. Mais tu es revenu parce que tu as compris à quel point Île Un est importante pour l’avenir de la race humaine.

— Pour son présent, vous voulez dire !

— Pour son avenir, mon garçon, pour son avenir ! Est-ce que cela compte, toutes ces billevesées ? (Cobb avait haussé le ton et son expression s’était durcie.) Bon, ces insensés du F.R.P. vont couper les satellites solaires quelques jours, voire quelques semaines, mais qu’est-ce que cela change ?

— Des multitudes de morts. Une paille !

— Fadaises ! Écoute-moi. Tu demandais quel pouvait bien être le chaînon manquant, tu te rappelles ? Quand tu étais prévisionniste. Tu te rendais compte de l’importance qu’Île Un présente aujourd’hui pour les consortiums, mais tu ne voyais pas l’importance qu’elle aura demain.

— Vous voulez dire… en fournissant des quantités d’énergie toujours accrues à tous les peuples de la Terre et pas seulement…

— Tu parles comme un enfant, le coupa sèchement Cobb. Ce n’est pas du tout cela. Écoute-moi, je te dis ! Île Un est un commencement, un tremplin. Nous sommes Indépendance Missouri, à l’heure où les pionniers américains ouvraient la piste de l’Oregon dans leurs chariots bâchés. Nous sommes le port de Palos à l’heure où Christophe Colomb mettait la voile à destination du Nouveau-Monde. Nous sommes Cap Canaveral à l’heure où les premiers astronautes s’envolaient pour la Lune !

— Du calme ! Ne vous excitez pas comme ça.

— Du calme ? Mes fesses ! Ne comprends-tu pas ? Île Un est le premier pas que fait réellement l’homme dans l’espace. Nous ferons en sorte que l’espèce humaine essaime dans tout le système solaire. Alors, nous n’aurons plus rien à craindre. Quoi qu’il advienne de la Terre, si stupides et myopes soient les Terriens chez eux, nous serons assurés de survivre. Les êtres humains vivront ici, en L4 et en L5, sur la Lune, dans les colonies extra-martiennes, au milieu des astéroïdes… nous peuplerons le système tout entier ! La dispersion… c’est la clé de la survivance pour l’Homme. Nous nous éparpillerons à travers l’espace, dans l’immensité de l’univers qui est notre patrie. Un système solaire débordant de ressources naturelles et d’énergie nous attend. Qui a besoin de la Terre ?

Exalté par cette vision grandiose, le vieil homme haletait.

— Survivre par la dispersion ? murmura David.

— Oui ! balbutia Cobb qui continua sur un débit haché : Que crois-tu que j’ai fait ici… avec les premiers modules-usines, le matériel de construction, les baraques originelles que l’on a édifiées pour les équipes de bâtisseurs ? Garrison ne comprend pas. Aucun des membres du directoire n’a jamais rien deviné. Je les ai utilisés. Je me sers d’eux pour… pour préparer la première expédition à destination de la ceinture des astéroïdes. Il y a là des mines d’or, mon garçon. Du fer, du nickel, de l’eau, du carbone, de l’azote… tout ce qui est nécessaire aux gens pour vivre. Nous allons construire une colonie mobile et prendre le large, explorer les astéroïdes — comme Marco Polo, comme Henri Hudson, Magellan ou Drake. Les colons navigueront pendant des années. Ils devront se suffire à eux-mêmes et être assez nombreux pour créer une communauté, un groupe de familles…

— Je comprends.

Oui, David comprenait enfin. Parfaitement. Le projet de Cobb lui apparaissait de façon claire, il comprenait comment tout s’imbriquait. Il a programmé les mille prochaines années de la race humaine ! Mais il voyait aussi la paille dans l’acier, le point faible de ce plan qui ferait s’écrouler tout l’édifice… à moins que lui, David, ne réussisse à l’éliminer.

Il y eut une soudaine secousse. C’était la navette qui s’amarrait au sas.

— Ils sont là, annonça-t-il à Cobb. Il faut que je règle cette question d’abord. Sans quoi, nous ne pourrons jamais préparer le moindre avenir pour la race humaine.

Hunter Garrison se réveilla lorsque les miroirs extérieurs pivotèrent automatiquement pour capter les premiers rayons de soleil d’une nouvelle journée. Tous les muscles, toutes les articulations de son corps usé étaient douloureux. Le sol, sous lui, était dur, humide et froid.

Il se dressa sur son séant en grognant et resta longtemps dans cette position en battant des paupières, ses yeux chassieux fixés sur l’épais et sombre feuillage qui l’environnait. Il avait l’impression que l’inquiétante pénombre l’engloutissait. On ne voyait pas à plus d’un mètre et, s’il levait la tête, la masse des ramures et des lianes enchevêtrées faisait écran.

Quand il se rendit compte qu’Arlène était invisible, ses mains se mirent à trembler. Il l’appela mais seul un soupir rauque et grinçant sortit de ses lèvres.

— Arlène !

Il avait peur. Jamais il ne l’aurait avoué à quiconque mais il avait peur des truands qui s’étaient introduits chez lui. Il avait peur et sa solitude l’accablait.

— Arlène ! Où es-tu ? Qu’est-ce qu’ils t’ont…

Un bruit dans les fourrés le fit sursauter mais c’était seulement elle qui se frayait un chemin à travers la végétation, une grande fille athlétique et saine. Elle portait maintenant un short très court et un T-shirt blanc qui lui moulait la poitrine. Elle était échevelée mais souriante.

— Tout va bien. Ils sont partis. On peut rentrer.

Elle aida Garrison à se lever.

— Tu es sûre qu’ils sont partis ?

— J’ai vérifié avec Mongenstern et les autres. Tous les terroristes ont regagné le maître cylindre, il n’y en a plus un seul dans le B. Ici, tout est calme… pour le moment. St. George va venir avec quelques-uns de ses bonshommes pour nous aider à défendre la maison.

Garrison trébucha sur une racine noueuse et Arlène l’agrippa par les épaules pour qu’il ne tombe pas.

— Tu dois te dire que je suis la reine des pommes, hein ? C’est moi qui ai armé ces guérilleros, c’est grâce à mon argent qu’ils sont venus ici.

— Vous n’êtes pas le seul à avoir financé le F.R.P.

— Je croyais qu’on serait en sécurité ici, loin d’eux, marmonna Garrison. Ils auraient renversé le Gouvernement mondial… ça se serait passé sur la Terre, loin. Ils ne pouvaient rien nous faire sur Île Un…

— Ne vous cassez pas la tête. Je vous dis qu’ils sont repartis. Ils ne reviendront peut-être pas.

— Si, ils reviendront.

— Vous avez été formidable, fit Arlène en le serrant plus fort. Vous étiez prêt à m’échanger contre vos collections.

— Je… (Garrison lui décocha un coup d’œil aigu. Le visage d’Arlène était rayonnant.) J’ai perdu un instant la tête, c’est tout, grommela-t-il. Je n’aurais jamais fait ça si…

— Vous l’avez quand même fait. Vous étiez décidé à leur donner ce que vous possédez de plus précieux pour me sauver.

— Arrête de larmoyer comme ça, bougonna Garrison.

— C’est bon, je me tais.

Mais elle avait l’air radieuse.

— Assez de simagrées !

Elle éclata de rire.

— Vous êtes loin d’être aussi mauvais que vous vous le figurez, si vous voulez mon avis.

— Et loin d’être aussi malin. Je me suis conduit comme un imbécile, comme le dernier des ânes. Quel idiot j’ai été ! Les regarder s’entre-tuer, c’est une chose… Quand ils envahissent votre demeure…

— Désormais, nous serons prêts. Nous serons protégés.

Garrison secoua la tête avec lassitude.

— Mais il n’y a pas d’endroits où se cacher ! Où veux-tu qu’on aille pour qu’ils ne nous trouvent pas ? Il n’y a pas d’endroits où se cacher, nulle part…

42

Un demi-million d’années passées à débusquer les bêtes par monts et par vaux, dans la chaleur et dans le froid, en plein jour et de nuit, ont fait acquérir à nos ancêtres l’équipement dont nous avons encore terriblement besoin pour abattre le dragon qui rôde aujourd’hui sur la Terre, épouser la princesse de l’espace et vivre heureux dans les clairières aux biches d’un monde où chacun sera éternellement jeune et beau.

Mais le doute assombrit cette vision paradisiaque. Les chasseurs qui tuaient les mammouths et surpassaient les fauves en astuce étaient des hommes dans la fleur de l’âge. Ils atteignaient rarement cinquante ans. Ceux qui parvenaient à cet âge vénérable finissaient leurs jours devant le feu de camp pendant que leurs fils et leurs petits-fils couraient la proie. Ils avaient pour fonction d’enseigner la sagesse des anciennes méthodes à leurs cadets… La souplesse d’esprit ne leur était pas nécessaire.

Elle l’est pour leurs descendants. Les barbons qui siègent aux conseils des nations d’aujourd’hui ont besoin d’autre chose que de la sagesse des jours anciens. Il leur faut être capables de se dépouiller des modes de pensée de leur jeunesse aussi prestement qu’Ona se défait de sa peau de bête quand il s’agenouille pour bander son arc…

Ces vieillards ne peuvent-ils pas se rendre compte que… le passeport pour une vie nouvelle est à portée de la main, qu’il leur suffit de le demander mais seulement à condition de renoncer à la prudence traditionnelle des hommes politiques… d’acquérir un esprit aussi audacieux et aussi flexible que celui du chasseur qui traque l’ours ?

Ne peuvent-ils comprendre que l’alternative au changement culturel n’est pas la perpétuation du statu quo mais l’échec d’une expérience cosmique, la fin des grandes aventures humaines ?

Carleton S. Coon,

The Story of Man,

Alfred A. Knopf éd., 1962.


Sortant du poste de surveillance, David s’engagea sur l’entrelacs de passerelles suspendues qui serpentaient entre des cornues de la taille de barils d’essence et des tubulures de métal gercées de buée.

Réduire toutes les sources lumineuses de l’aire de travail au tiers de leur intensité normale, subvocalisa-t-il dans son communicateur buccal.

Les panneaux luminescents pâlirent et la cristallerie féerique du laboratoire se mua en une sombre forêt enchantée.

Toutes communications radio et vidéophoniques avec l’extérieur sont interdites, ordonna-t-il.

Il entendit l’ordinateur lui répondre en entonnant sa mélopée crépitante et il hocha la tête avec satisfaction : ses implants lui permettaient de contrôler tous les systèmes du module.

Les lumières de la nacelle continuaient de briller de tout leur éclat et, tapi dans l’ombre qui noyait la passerelle, il voyait distinctement l’intérieur du bureau à travers sa large fenêtre.

Les voici.

Leo, Evelyn, Hamoud et Bahjat entrèrent dans le poste par la trappe d’accès du sas encastrée dans le plafond et descendirent lentement l’échelle. Ils avaient tellement hâte de se faire soigner qu’ils ne se sont fait accompagner par personne, pensa David. Ils n’ont sans doute même pas dit aux gens du F.R.P. qu’ils sont contaminés. Pour éviter la panique.

Les nouveaux venus regardaient autour d’eux, Hamoud visiblement furieux, Evelyn pâle et l’air épuisé. Leo s’écroula dans le fauteuil le plus proche. Seule Bahjat eut l’idée de se pencher à la fenêtre pour examiner le labyrinthe de tubes et le fouillis d’appareils encombrant le laboratoire. Elle avait du mal à tenir sur ses jambes et sa tenue était débraillée mais elle remarqua le pistolet que David avait laissé devant le téléphone et elle s’en empara.

Sceller le sas. Directives à l’intention de la tour de contrôle : récupérer la navette.

Il n’y eut que quelques déclics et quelques vibrations qui passèrent inaperçus des arrivants quand, automatiquement, le tambour du sas se referma et que la petite embarcation mit le cap sur le maître cylindre.

Maintenant, aucun d’entre nous ne peut plus s’échapper.

— Où est-il ? brailla Hamoud.

— Je suis là, dit David en approchant d’une flaque de lumière qui éclaboussait la passerelle.

La première réaction du terroriste fut d’essayer de fracasser la baie d’un coup de crosse mais l’arme ne fit que rebondir contre le plastoverre anti-explosions, désarticulant presque le bras d’Hamoud, brutalement ramené en arrière.

— Leo ! appela David. C’est vous qui êtes le plus mal en point. Venez. Je vais vous montrer où sont les produits dont vous avez besoin.

Le Noir bondit hors de son siège et se rua sur la porte donnant sur la passerelle. Hamoud voulut l’arrêter mais Leo le repoussa et sortit. Il n’avait pas lâché son fusil.

— Si c’est pas la bonne came, tu le regretteras, fit-il d’une voix de rogomme.

— N’ayez pas peur, lui répondit David.

Hamoud était sur le seuil de la porte.

— L’antidote ! Je veux l’antidote !

Leo se retourna à moitié de sorte que l’arme qu’il tenait négligemment dans son poing de Titan se pointa sur l’Arabe et il gronda :

— Moi d’abord, mon pote. Mon problème est plus grave que les vôtres.

— Restez dans le bureau, lança David à Hamoud. Je vous apporterai ce qu’il vous faut en revenant.

Le colosse le rejoignit en traînant les pieds.

— Bon. Alors, mes médicaments, où qu’ils sont ?

— Par ici.

Côte à côte, ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de la forêt de cristal. David nota que le visage de Leo ruisselait de sueur et que ses mains tremblaient. Quand même, il ne va pas être facile de le maîtriser, songea-t-il.

La passerelle faisait des méandres. Ils contournèrent d’immenses cylindres nickelés, des demi-sphères bourdonnantes d’où émanait de la chaleur, des objets aux formes torturées qui chuintaient et scintillaient dans la pénombre du laboratoire.

— C’est ici, dit enfin David.

Leo fit halte, semblable à une sombre montagne, et regarda tout autour de lui. Solidement campé sur ses pieds légèrement écartés, il se tenait inconsciemment prêt à foncer dans n’importe quelle direction. Le fusil était braqué vers le bas mais David était conscient que le géant pouvait le relever et vider le chargeur d’une chiquenaude.

— Ici ?

Impressionné, Leo parlait d’une voix assourdie. Le métal s’enlaçait au verre. Des conduits plastiques polychromes couraient au-dessus d’eux. Et, sous leurs pieds, d’énormes récipients béants gargouillaient et glougloutaient. La chaleur était étouffante. Même David transpirait.

Il fit signe que oui tout en subvocalisant : Attention ! Manœuvre d’urgence. À mon top, réduire la vitesse de rotation du module au dixième de sa valeur actuelle.

— Comment ça, ici ? fit Leo en le dévisageant. Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment que je me la filerai dans le corps, ma came ? En plongeant dans une de ces bassines ?

— Non. Ce dont vous avez besoin vous sera administré à l’hôpital, dans le module d’à côté. Je voulais seulement que vous voyiez que les produits sont bien là. Vous les aurez… quand vous m’aurez donné ce fusil.

D’un geste brusque, Leo le pointa sur la poitrine du jeune homme.

— Tu m’as doublé.

— Non, Leo, je vais vous sauver la vie. Mais il faut que vous vous rendiez d’abord. C’est la raison pour laquelle je voulais que vous soyez seul.

Leo arma son fusil.

— Je te tuerai s’il le faut.

— Ce serait vous suicider. Personne ne peut plus quitter le module. Il est scellé et la navette à bord de laquelle vous êtes venus est repartie.

— Saleté de cul-blanc pourri !

Leo voulut balancer un coup de crosse à David mais celui-ci esquiva et plongea, visant les jambes du géant qui perdit l’équilibre. Le coup partit tout seul dans un grand fracas de verre pulvérisé et de plomb sonnant sur le métal.

— Top pour la réduction ! ordonna David en se relevant et en bondissant par-dessus la rambarde.

Leo, à genoux, se tourna vers lui, tenant son fusil à deux mains.

À l’extérieur, les petits réacteurs de correction de la rotation s’embrasèrent et la vitesse de rotation du module se trouva brutalement ramenée au dixième de sa valeur, et, à l’intérieur, la gravité diminua dans les mêmes proportions. C’était comme d’entrer dans une cabine d’ascenseur ultra-rapide qui descend d’un seul coup.

David avait bien calculé sa trajectoire. Il passa par-dessus la main courante et décrivit une lente et langoureuse parabole qui l’amena juste à la hauteur d’une entretoise en saillie sous la passerelle. Il l’agrippa et, suspendu par les mains, progressa comme un singe à la force du poignet jusqu’au bord opposé de celle-ci.

Déséquilibré par la soudaine absence de pesanteur, Leo avait été éjecté dans le vide. David se hissa sur la passerelle et se fendit pour le saisir à bras-le-corps. Le Noir comprit qu’il allait s’écraser sur un énorme ballon de verre et son vieil instinct de footballeur joua : il rentra la tête dans ses épaules. Le choc fut cependant violent et il rebondit en agitant les bras et les jambes comme des fléaux. Mais il n’avait pas lâché son fusil.

David, entraîné depuis l’enfance aux sports sous gravité nulle prit appui sur la cornue comme un nageur qui fait demi-tour en atteignant le bord du bassin et son élan le projeta contre Leo qu’il heurta par derrière.

— Laissez-moi vous aider, sapristi ! lui dit-il.

Leo, suffoquant, se contorsionnait et se débattait comme un beau diable en s’efforçant d’interposer son arme entre lui et David.

— J’ai jamais vu un seul putain de cul-blanc à qui un homme noir pouvait faire confiance !

Mais David restait opiniâtrement collé à son dos.

— Je n’ai pas l’intention de vous tuer. Vous m’avez sauvé la vie plus d’une fois… Je veux vous rendre la pareille. Si vous ne me laissez pas…

Ce fut alors que Leo poussa un cri à glacer le sang, un hurlement animal où la douleur se mêlait à l’effroi et dont les surfaces de métal et de verre qui se bousculaient autour des deux hommes répercutèrent l’écho. Il se plia en deux tandis que du sang lui jaillissait du nez et le fusil se mit à dériver en tournoyant.

Seigneur ! C’est la crise cardiaque !

Leur lente chute dans le vide les précipitait l’un et l’autre vers un ballon rempli d’un liquide bouillonnant. Rien n’existait plus pour Leo que la souffrance qui le déchirait. Tout en tombant, il lançait des ruades et se griffait les épaules et la poitrine.

D’une torsion, David modifia légèrement la trajectoire de leurs deux corps enlacés et ils télescopèrent la paroi du récipient. Le jeune homme fut pris en sandwich entre la surface de métal brûlante et Leo convulsé par la douleur. Ils retombèrent sur le sol en glissant le long du ballon.

Leo demeura prostré. Chacun de ses muscles était contracté et il pleurait des larmes d’agonie. David, qu’il écrasait sous sa masse, parvint à se dégager, l’échine meurtrie et ankylosée. Il entendait cliqueter le fusil qui n’était pas encore arrivé au terme de sa course. Ce fusil, il le lui fallait.

Mais Leo allait mourir. Il se tordait sur le sol, il étouffait, des gémissements étranglés s’échappaient de sa gorge haletante.

Je récupérerai ce fusil plus tard. À l’aide de son communicateur, David localisa le poste mural de première urgence le plus proche, puis il s’élança le long des hautes et sombres cornues pour l’arracher à son support et revint sur ses pas. Le communicateur le mit en liaison avec l’ordinateur médical de secours du module. Il se hâta de poser le masque à oxygène sur le visage de Leo, lui injecta le produit voulu dans le bras à l’aide d’une seringue aérosol et lui fit un garrot aux deux jambes pour décongestionner les extrémités.

— Ça va s’arranger, ne cessait-il de répéter. Ça va s’arranger.

— Espèce de… taré de Blanc ! hoqueta Leo.

— Espèce d’abruti de Noir, riposta David. Tous ces massacres… à quoi cela vous a-t-il menés ?

— C’est… c’est notre pays, mon pote.

Le masque assourdissait la voix du colosse mais David qui s’affairait à lui injecter d’autres drogues directement dans la poitrine était assez près de sa bouche pour comprendre clairement ce qu’il disait.

— C’est notre pays… pas seulement le leur. Mais ils nous refusaient ce qui nous revenait. On voulait… reprendre… ce qui nous appartient.

— En mettant tout à feu et à sang ? Ça n’a pas de sens.

— Qu’est-ce que… tu peux savoir… cul-blanc ? Essaie donc… d’être noir… depuis deux cents ans…

La voix de Leo mourut et ses paupières se fermèrent. Mais David qui continuait à s’activer fébrilement sur le géant inerte ne s’en aperçut pas.

Derrière la fenêtre de la salle de séjour, William Palmquist contemplait le tracé rectiligne des sillons qui s’étendaient à perte de vue. Les premiers épis pointaient et les labours commençaient à verdir. Mais personne, ni hommes ni machines, ne travaillait dans les champs désertés.

— Reviens te coucher, chéri, cria Ruth depuis la chambre. Tu n’as pas fermé l’œil de la nuit.

— J’arrive.

Mais il ne pouvait pas s’arracher à sa fascination et ce fut finalement Ruth qui le rejoignit, une blouse rose jetée sur les épaules. Quand elle posa sa tête sur sa poitrine, William sentit la tiédeur du corps de sa jeune femme.

— Viens, Bill. Tu sais qu’ils nous ont dit de ne pas bouger tant que le calme ne sera pas rétabli.

Palmquist secoua la tête.

— Mais la récolte ne peut pas attendre ! Il y a du travail à faire. C’est une phase importante du cycle de la germination.

— Tu ne me laisseras pas toute seule, hein ?

Il la prit par la taille.

— Bien sûr que non. Mais…

— Personne n’est allé aux champs.

— Je sais… Oh ! Regarde !

Ruth se raidit quand elle vit ce qu’il lui désignait : un terroriste en treillis vert olive qui avançait le long du chemin en lisière des champs. De la fenêtre du troisième étage où ils se tenaient, il était difficile de dire si c’était un homme ou une femme mais ils distinguaient parfaitement le fusil automatique au long canon du guérillero.

— Il se dirige vers notre immeuble, murmura Ruth, et la terreur perçait dans sa voix.

William la serra plus fort contre lui tout en faisant mentalement l’inventaire de ce qui, dans l’appartement, pourrait servir d’arme. Devant un fusil d’assaut, cela n’allait pas très loin.

— Mais il titube ! s’exclama-t-il.

— Il est peut-être ivre, hasarda Ruth.

— Non. On dirait qu’il souffre. Possible qu’il soit blessé.

Soudain, le guérillero s’écroula, face contre terre, tandis que son fusil roulait un peu plus loin. Il ne bougeait plus.

William se rua sur la porte.

— Enferme-toi à clé dès que je serai sorti et téléphone à tous les voisins, lança-t-il à Ruth. Je vais chercher ce fusil. Peut-être qu’on pourra au moins résister.

Quand elle se réveilla, Bahjat avait le crâne taraudé par une migraine atroce. Lorsqu’elle essaya de s’asseoir, la pièce se mit à tournoyer vertigineusement et elle laissa retomber sa tête en arrière.

Elle avait dormi sur le bureau, un épais carnet en guise d’oreiller. La fièvre la brûlait comme quand, fugitifs, ils couraient l’Argentine, David et elle… se pouvait-il qu’il n’y eût que quelques mois de cela ? Elle avait l’impression que des années s’étaient écoulées depuis leurs errances. David lui avait alors sauvé la vie. En risquant la sienne.

Et elle était à nouveau malade. Amants et ennemis. Au lieu de nous apporter mutuellement la vie, nous nous donnons la mort. Elle se dressa péniblement sur son séant et s’assit sur le bord du bureau, les jambes pendantes.

Evelyn dormait, allongée par terre, la respiration oppressée, le visage moite de transpiration. Installé dans un fauteuil, pistolet au poing, Hamoud, l’œil perdu dans le vague, contemplait fixement par la baie le bric-à-brac du laboratoire.

— J’ai dormi longtemps ?

La gorge de Bahjat était sèche et irritée. Des flèches de feu lui traversaient le corps.

— Plusieurs heures, répondit Hamoud sans se retourner.

— Toujours aucun signe de lui ?

— Rien. Il n’y a pas eu le moindre son depuis les coups de feu et les cris.

Elle posa les pieds par terre avec un grand luxe de précautions. Au moment où la gravité s’était brutalement modifiée, tous trois avaient été projetés à travers la pièce. Marcher était devenu éprouvant. Chaque fois que l’on faisait un pas, on avait tendance à décoller du sol.

— Comment te sens-tu ?

— J’ai la fièvre, grommela Hamoud. Mais ce n’est pas bien grave. Je suis plus robuste que presque tous les autres… plus que le géant, même.

— Il a peut-être tué David.

— Non, c’est le contraire. C’était Leo qui a crié, pas ton cher David.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? s’enquit Bahjat en s’accotant contre le meuble — elle était trop faible pour franchir beaucoup de distance.

— Tu es armée ?

Elle acquiesça et posa sa main sur l’étui à revolver fixé à sa ceinture.

— Oui ou non ? insista Hamoud.

— Oui, dit-elle tout haut, comprenant qu’il ne la regardait pas.

Hamoud se leva lentement, avec circonspection, comme un vieillard fragile.

— Je vais me mettre à la recherche du blondinet. Quelle que soit la maladie qu’il nous a filée, je suis moins atteint que vous autres. Je le trouverai et je le ramènerai.

— Vivant, ajouta Bahjat.

Un rictus fugitif retroussa les babines de Hamoud.

— Autant que faire se pourra.

— Sinon, nous mourrons tous.

— Toi, surveille l’Anglaise. Elle nous sera peut-être utile quand je l’aurai capturé.

Bahjat opina à nouveau bien que le mouvement attisât la douleur qui lui martelait le crâne. Hamoud avança jusqu’à la porte, posa le pied sur la passerelle et, tenant son pistolet d’une main, la rambarde de l’autre, il se mit en marche à pas prudents.

— Il est parti ? demanda à voix basse Evelyn en ouvrant les yeux.

Bahjat lui décocha un regard surpris.

— Oui.

— Il faut fuir, se mettre hors de son atteinte, fit la journaliste dans un chuchotement rauque en se dressant sur son coude.

— Comment ? Le tambour du sas est fermé et il ne s’ouvrira pas. Et on ne peut pas communiquer avec la colonie.

Evelyn s’assit. L’effort lui arracha une grimace.

— David… il nous a bloqués ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, rejoignons-le… avant que Hamoud ne le trouve et ne le tue. Il est notre seul espoir.

— Non, répliqua Bahjat en durcissant le ton. Nous ne bougerons pas d’ici.

— Pour que vous puissiez brandir la menace de m’exécuter si David refuse de se rendre ?

— Exactement.

Le rire naissant d’Evelyn se transforma en quinte de toux.

— Ce ne sera pas de moi que Hamoud se servira pour son chantage mais de vous. (Sa voix était grinçante. Comme Bahjat secouait lentement la tête, elle reprit :) Croyez-moi, je parle en connaissance de cause. Il a déjà menacé de vous couper en petits morceaux… C’est pour cela que David lui a dit où il s’était caché.

— Vous mentez.

— À qui David est-il le plus attaché ? À moi ou à vous ?

— La question n’est pas là.

Evelyn s’efforça non sans peine de se mettre debout et, à cette vue, la main de Bahjat se posa sur la crosse du pistolet.

— On n’a pas le droit d’être stupide à ce point-là ! fit l’Anglaise qui vacillait sur ses jambes. Il vous aime. Et il est préférable que Hamoud soit mort que vivant.

— Vous seriez ravie de détruire le F.R.P., n’est-ce pas ? Le plus beau sujet d’article qu’on puisse imaginer !

— Ne dites pas de sottises. Vous l’avez déjà détruit de vos propres mains. Quand vous étiez un groupuscule de rebelles naïfs et romantiques qui montraient le bout de leur nez ici et là, personne n’était assez impressionné pour vous éliminer. Mais, maintenant, vous terrifiez le monde entier et il vous broiera. Vous êtes devenus trop puissants, votre succès est trop complet.

— Vous croyez cela ?

— Naturellement. C’est vous — vous, Shéhérazade, Hamoud et Leo — qui avez précipité El Libertador dans les bras du Gouvernement mondial. Vous ne vous en rendez donc pas compte ? Chaque action du F.R.P. a provoqué une réaction de force égale et de sens opposé.

— Il n’empêche que nous tenons Île Un.

— Pas pour longtemps. David est en train de vous faire lâcher prise. Il va faire mordre la poussière à Hamoud, vous pouvez être tranquille. Pourquoi pensez-vous qu’il se soit embusqué ici et qu’il ait attendu que nous venions à lui ? S’il a eu raison de Leo, il aura encore plus facilement raison de Hamoud.

Les yeux de Bahjat s’embrasèrent. En deux bonds dignes d’un félin — c’était l’avantage de l’apesanteur —, elle fut devant la porte, sortit son automatique et tira en l’air. Les parois incurvées du module et la jungle enchevêtrée du matériel de laboratoire renvoyèrent l’écho assourdissant de la détonation.

— Reviens, Hamoud ! cria-t-elle en arabe. Reviens !

Evelyn se tourna vers la fenêtre. La silhouette sombre et trapue de Hamoud émergea de derrière un cylindre de métal. En tout cas, il n’est pas allé bien loin, songea-t-elle.

— Reviens ! répéta Bahjat. Vite !

— Idiote que vous êtes ! Il nous tuera toutes les deux pour obtenir ce qu’il veut.

Bahjat fit face à Evelyn.

— Hamoud est un fanatique, c’est vrai. Mais il ne me fera jamais aucun mal. Il m’aime.

— Mais comment donc ! Il vous aime tellement qu’il a assassiné votre architecte.

Bahjat ouvrit la bouche toute grande mais aucun son n’en sortit et Evelyn continua :

— Il ne vous fera jamais de mal, dites-vous ? Eh bien, sachez qu’il a tué l’homme que vous aimiez. Il me l’a avoué à Naples, une nuit où il était tellement saoul qu’il a vomi sur le lit. C’est peut-être votre père qui a commandité ce meurtre mais c’est Hamoud qui a piégé l’hélicoptère. Il a été l’exécuteur.

— Vous mentez.

La voix de Bahjat était aussi froide et tranchante qu’une lame.

— Demandez-lui donc. Il a même tout organisé pour que cela se passe sous vos yeux. Posez-lui la question.

Bahjat se tourna vers la passerelle. Hamoud était en train de revenir vers le bureau. Elle jeta un bref coup d’œil à Evelyn et, l’espace d’une seconde, sa main se crispa sur son arme.

— Je ne vous crois pas, lança-t-elle sur un ton venimeux.

Mais Evelyn avait dit la vérité, cela se voyait à son expression. C’est bien dans les méthodes de Hamoud, se dit Bahjat. Il détruit tous les obstacles qui se dressent devant lui et il y prend plaisir.

Du coin de l’œil, elle discerna un mouvement et, quand elle tourna la tête, elle vit David décrire une paresseuse parabole au-dessus du fouillis des instruments et atterrir sur la pointe des pieds au milieu de la passerelle derrière Hamoud. Il avait le fusil d’assaut de Leo à la main.

— Tigre ! cria-t-il.

Hamoud pivota sur lui-même, l’arme au poing, et se pétrifia. Pendant une éternité, les deux hommes s’affrontèrent du regard à vingt mètres l’un de l’autre.

— Bahjat ! rugit Hamoud. Fais venir l’Anglaise jusqu’à la porte en lui tenant ton pétard sur la tempe.

Bahjat, immobile, ne voyait que le dos du terroriste et, plus loin, le visage crispé, exsangue de David.

— Cela ne servira à rien, laissa tomber ce dernier. Je vous ai dit que vous alliez mourir et je ne plaisantais pas.

— Eh bien, elle mourra aussi, rétorqua Hamoud. Elles mourront toutes les deux. Tu ne peux pas me tirer dessus sans que je te tue. Et, après, elles succomberont de la maladie que tu leur as passée.

Evelyn était maintenant devant la porte et le pistolet avec lequel Bahjat la tenait en respect était bien en vue.

— Lâche ce fusil ou nous y passerons tous, y compris l’Anglaise et Bahjat, reprit Hamoud. Et c’est toi qui seras responsable de leur mort.

Bahjat ne pouvait pas voir son expression mais elle entendait la note de triomphe qui vibrait dans la voix de Tigre. David la regardait. Il y avait une imploration, une supplication dans ses yeux. Enfin, il abaissa son fusil et le lâcha. L’arme tomba avec un tintement métallique.

Poussant une clameur de joie, Hamoud pointa son pistolet sur la tête du jeune homme.

Bahjat avait déjà fait feu quatre fois quand elle se rendit compte qu’elle avait appuyé sur la détente. Le corps de Hamoud, projeté en l’air, oscilla comme une marionnette en folie avant de heurter la rambarde et de retomber sanguinolent.

43

… Et maintenant, voici les dernières nouvelles.

Le Gouvernement mondial n’a toujours pas fourni de détails sur la tentative du Front révolutionnaire en vue de prendre possession d’Île Un. Aucune information sur l’incident n’a été communiquée, en dehors du fait que les pertes ont été « légères » et qu’aucune personnalité du G.M. et aucune notabilité de passage n’a été ni blessée ni tuée.

La Société pour le Développement d’Île Un observe le même mutisme. Tout ce que l’on peut savoir est qu’un « soulèvement général » des colons a eu raison de la poignée de terroristes qui s’étaient lancés dans cette entreprise.

Les émissions d’énergie micro-ondes par les satellites solaires ont repris dans la journée, mettant fin à la crise qui paralysait une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord et qui a été à l’origine du décès d’au moins sept mille personnes en quarante-huit heures.

Kowié Bowéto, directeur par intérim du Gouvernement mondial, et le leader révolutionnaire El Libertador sont sains et saufs. Ils sont décidés à poursuivre leurs pourparlers à bord de la colonie spatiale…

Bulletin d’informations du soir,

International News,

10 décembre 2008.


Alors, c’est ça la politique, songeait David.

Il représentait le Dr Cobb en traitement — le directeur de la colonie avait été contaminé par l’infection des voies respiratoires dont le jeune homme avait été le vecteur — à la conférence. Kowié Bowéto était assis à sa droite, El Libertador à sa gauche, Jamil al-Hachémi lui faisait face.

Le directeur du Gouvernement mondial par intérim leva au ciel une paire de mains impressionnantes.

— Mes collaborateurs ont repris le problème à maintes reprises au cours des dernières semaines — depuis que les discussions sont ouvertes. Notre position n’a jamais été intransigeante.

— Mais elle n’a pas été, non plus, tout à fait aussi souple que nous l’aurions souhaité pour notre part, contra Villanova.

Il y avait comme un sourire calculé dans les yeux gris d’El Libertador.

— Nous vous avons accordé l’autonomie locale.

— En échange de notre allégeance envers le Gouvernement mondial.

— Cela me paraît être une exigence tout à fait légitime.

— Uniquement dans la mesure où l’autonomie locale va de pair avec le pouvoir d’effectuer les ajustements indispensables au niveau des économies régionales.

— Mais on ne peut pas manipuler l’économie d’une nation sans bouleverser celle du pays voisin et sans que cela ait des répercussions dans le reste du monde. La prochaine fois, vous allez réclamer qu’on en revienne aux monnaies nationales !

Villanova eut un geste de protestation.

— Nullement. La monnaie mondiale convient parfaitement. Votre politique monétaire a été remarquable pour l’essentiel.

— Pour l’essentiel, répéta Bowéto sur un ton revêche.

David jugea le moment venu d’intervenir.

— Messieurs, en tant que représentant de la puissance invitante, Île Un, je suis contraint de vous rappeler que la conférence doit se terminer aujourd’hui et que le monde attend le communiqué final. Il me semble qu’il serait bon que vous mettiez l’accent sur les points qui ont fait l’objet d’un accord et que vous poursuiviez ce dialogue lors de futures rencontres.

Bowéto grommela quelque chose d’indistinct et Villanova se mit à rire.

— La vérité sort de la bouche des enfants ! s’exclama-t-il.

— Quels sont les points sur lesquels l’accord s’est fait ? demanda al-Hachémi — ce qui était une question de pure forme.

David commença à compter sur ses doigts :

— Primo, une amnistie générale et universelle sera déclarée au bénéfice de tous les membres du Front national des peuples. Aucun de ses militants ne sera poursuivi, nulle part.

— Mais toute éventuelle activité de guérilla sera impitoyablement réprimée à partir de cette date, ajouta Bowéto.

— Absolument, confirma El Libertador. La page des affrontements est tournée… si nous pouvons parvenir à la justice sans recourir à la force.

David coupa court :

— Secundo : l’Argentine, le Chili et l’Afrique du Sud solliciteront leur affiliation au Gouvernement mondial. Et, tertio, s’empressa-t-il de compléter, ledit Gouvernement mondial modifiera la composition de son Assemblée et ses structures régionales de façon à conférer une plus large autonomie locale aux pays membres.

— Reste encore à mettre les détails au point, dit Villanova.

Bowéto approuva du menton.

— Quarto, continua David : tout soutien occulte accordé au F.R.P. par des commanditaires privés — tous les regards convergèrent sur al-Hachémi — cessera immédiatement. À l’avenir, toute assistance fournie aux terroristes sera considérée en soi comme un acte de terrorisme et traitée comme tel.

— C’est entendu, soupira al-Hachémi.

— Je voudrais soulever un dernier point qui n’a pas été abordé au cours des discussions mais auquel Île Un attache une importance capitale.

Les trois autres se tournèrent vers David.

— Le Dr Cobb a suggéré que nous investissions le maximum possible des bénéfices de la colonie dans la création de nouveaux villages de l’espace qui essaimeront dans le système solaire pour rechercher des matières premières, prospecter les ressources naturelles et développer les industries spatiales. Les calculs préliminaires que nous avons effectués montrent que si nous investissons ainsi soixante-quinze pour cent de nos futurs profits, cela accroîtra le produit global brut de la Terre de quelque chose comme cinquante milliards de dollars par an.

— Soixante-quinze pour cent des profits ! s’étrangla al-Hachémi.

— Oui. Nous pourrons accélérer de la sorte la construction de satellites solaires qui alimenteront en énergie les pays de l’hémisphère sud et nous mettrons simultanément de nouvelles communautés sur pied. L’objectif est de faire bénéficier tous les peuples de la Terre des immenses richesses du système solaire.

— Mais le directoire n’acceptera jamais d’immobiliser une part aussi importante de ses capitaux.

— Il le faudra pourtant bien parce que, autrement, Île Un se proclamera nation indépendante et demandera à être reconnue membre de l’organisation du G.M. comme l’ont fait les pionniers de la Lune pour Séléné.

Al-Hachémi fit mine de se lever mais il se rassit, visiblement fort mécontent.

— C’est du chantage !

David sourit.

— Île Un rapportera encore de coquets bénéfices au directoire. Mais la colonie cherche autre chose que le profit. Notre but est de faire en sorte que tous les habitants de la Terre connaissent la même prospérité et la même sécurité que nous.

— Ça, c’est l’idée de Cobb. Les colons n’en savent encore rien.

— Rassurez-vous, cela ne tardera pas. Comment voteront-ils quand la question leur sera posée, à votre avis ?

Al-Hachémi garda le silence.

Ce fut au tour d’El Libertador d’intervenir :

— Comme vous l’avez dit, mon jeune ami, il nous faut conclure cette conférence. J’estime que nous avons abouti à des résultats importants bien qu’il reste encore beaucoup à faire.

Bowéto se mit debout et lui tendit la main.

— Je suppose que vous allez être élevé au rang de membre du conseil exécutif.

— N’y a-t-il pas un moyen pour que je disparaisse discrètement ? demanda Villanova à l’Africain en lui secouant la main avec un sourire lugubre. Franchement, la politique n’est pas mon fort.

Bowéto lui sourit en retour.

— Je ne crois pas. Que cela vous plaise ou non, vous êtes maintenant dans la politique jusqu’à la fin de vos jours, colonel. Vous me remplacerez tôt ou tard au fauteuil de président.

El Libertador le dévisagea avec atterrement.

— Une pareille idée ne me viendra jamais.

— Je n’en doute pas mais elle viendra à l’esprit de vos amis. Et, en définitive, vous serez bien obligé de faire ce qu’il faudra faire.

Villanova se laissa choir dans son fauteuil et passa la main dans ses cheveux gris.

— Eh bien, formulons au moins le vœu que nous pourrons nous opposer pacifiquement.

— Pacifiquement, répéta Bowéto en hochant la tête.

Le cœur joyeux, David sortit de la petite salle de conférences privée et regagna d’un pas vif le bureau du Dr Cobb dont il avait fait son quartier général en attendant que le vieil homme quitte l’hôpital.

Il évita la salle d’observation, cet œil d’insecte auquel rien n’échappait, où Cobb passait des journées entières. Ce n’était pas le genre de David. Il n’avait qu’un seul désir : finir d’expédier les affaires courantes et se retrouver dehors, loin de la bureaucratie, des rapports et de la politique. Il comprenait les sentiments d’El Libertador. Est-ce que je serai prisonnier de tout cela jusqu’à la fin de mon existence, moi aussi ? se demandait-il.

Evelyn l’attendait, installée sur l’un des divans bas de la salle d’attente silencieuse, à la moquette moelleuse. Il ne fut pas autrement surpris de la voir.

— Ça y est, dit-il tandis que la porte se refermait derrière lui avec un déclic. La conférence est terminée. En fait, ils ne sont pas tombés d’accord sur grand-chose — sauf pour mettre un terme à la violence.

— C’est déjà un commencement.

— Ce sera peut-être suffisant, fit-il en s’asseyant à côté d’Evelyn. Peut-être…

Evelyn portait une robe moirée couleur d’aigue-marine en soie de fabrication locale qui mettait son teint en valeur. Déjà, les rides qui marquaient son visage après ces mois de tension s’effaçaient. Elle sourit mais sa curiosité professionnelle reprit le dessus :

— Croyez-vous qu’ils publieront un communiqué pour la presse ?

— C’est prévu mais, si vous voulez, je me fais fort de vous obtenir des interviews exclusives de Bowéto et d’El Libertador avant leur départ.

— Vous parlez si je veux !

— Vous bénéficierez d’une situation privilégiée, vous savez. Vous êtes la seule journaliste à avoir couvert le coup de force des terroristes.

L’expression d’Evelyn s’assombrit insensiblement.

— J’étais avec le commando. On ne me cherchera pas noise, j’espère ?

— Absolument pas. El Libertador a obtenu que le Gouvernement mondial s’engage à décréter une amnistie générale.

— Pour une nouvelle, c’est une nouvelle ! Si je n’étais pas sur la liste noire…

— Sur Île Un, vous n’y êtes pas. Vous n’aurez qu’à dicter votre papier à partir d’ici. Toutes les rédactions de la Terre se jetteront dessus. À vous la gloire !

Elle s’étreignit les mains.

— Mon Dieu ! Mais c’est fantastique, David !

— D’ailleurs, vos comptes rendus sur l’opération du P.R.U. et sur la conférence vous feront n’importe comment rayer de la liste noire. Mais à quoi bon vous inquiéter de cela ? Pourquoi ne resteriez-vous pas sur Île Un ?

— Non, répondit-elle précipitamment. Je ne peux pas.

— Cobb vous a expulsée pour que je me lance à vos trousses, lui expliqua-t-il. Il ne verra pas…

— Mais pendant que vous étiez à mes trousses, vous avez rencontré Shéhérazade.

— C’est vrai, murmura David après un instant d’hésitation.

— Et vous êtes amoureux d’elle.

— J’ai peut-être tort mais… oui, je le suis.

Evelyn ne parvint pas tout à fait à conserver son impassibilité et son expression fit mal à David.

— Île Un est grande. Il n’y a pas de raison pour que vous n’y restiez pas à demeure si…

Elle le coupa :

— Si, pour moi, il y en a une. Je crains que la colonie ne soit pas assez grande pour nous deux, justement.

— Je suis désolé, balbutia-t-il faute de trouver une meilleure formule.

— Pourquoi ? Ce n’est pas votre faute. Personne n’y est pour rien. (Elle se força à sourire gaiement.) D’ailleurs, je crois que je ne me sentirais jamais à mon aise dans un monde à l’envers. J’ai besoin de voir le ciel au-dessus de ma tête et une vraie ligne d’horizon.

David opina en silence.

— Croyez-vous pouvoir vous arranger pour me faire regagner Messine à bord de la navette où embarqueront les délégués ? Ce serait possible ?

— Je verrai ça.

Ils bavardèrent encore un moment mais, au vif soulagement de David, Evelyn ne tarda pas à mettre fin à la conversation en se levant et en se dirigeant vers la porte. Pendant quelques secondes pénibles, il resta les bras ballants. Que faire ? Lui serrer la main ? La prendre dans ses bras ? Ou éviter tout contact physique ? Elle résolut le problème en se dressant sur la pointe des pieds et en lui piquant un baiser sur les lèvres.

— Au revoir, David.

— Au revoir.

Elle sortit d’un pas assuré, l’œil sec et sans se retourner. David la regarda s’éloigner dans le couloir mais le vrombissement insistant du vidéophone le tira de sa contemplation. Il referma la porte, se laissa tomber sur un divan devant la console et enfonça le bouton RÉPONSE. Un écran mural s’alluma. Le visage grandeur nature du Dr Cobb sur son lit d’hôpital était renfrogné.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fous ? Soixante-quinze pour cent des bénéfices de la société utilisés pour construire de nouvelles colonies spatiales ?

David se croyait immunisé contre la surprise mais, une fois de plus, le vieux le prenait au dépourvu.

— Comment avez-vous… Cette conférence était censée être confidentielle.

— Rien n’est confidentiel pour moi, mon garçon. Mais explique-moi un peu quelle mouche t’a piqué. Pourquoi leur as-tu dis que c’était une idée à moi ?

— Mais c’est votre projet. Je l’ai simplement chiffré.

— Soixante-quinze pour cent de nos revenus ?

— C’est ce qu’il faut pour réaliser l’opération dans un délai raisonnable.

— Raisonnable ? Mais c’est nous retirer le pain de la bouche ! Attends seulement que Garrison et le reste du directoire aient vent de la chose !

— Quand allez-vous les mettre au courant ?

— Moi ? Mais c’est toi qui les mettras au courant. Tu es le patron, maintenant. Je suis un invalide cloué sur son lit de douleurs, tenaillé par la maladie, commotionné. À toi de parler à Garrison.

David se redressa.

— Eh bien, d’accord. Je lui parlerai.

— Il te hachera en petits morceaux. Soixante-quinze pour cent de ses bénéfices !

David qui sentait la colère monter en lui laissa sèchement tomber :

— J’ai déjà été haché menu par des gens qui étaient orfèvres en la matière. Je l’appelle tout de suite. On va voir qui mettra l’autre au pas !

— Je ne veux pas rater le spectacle, s’exclama Cobb en souriant aux anges.

Il fallut près d’un quart d’heure à David pour avoir Garrison en ligne. Sa maison était transformée en chantier. Des équipes d’ouvriers s’affairaient à réparer les dégâts causés par les terroristes, on repeignait les murs, on apportait de nouveaux meubles. La purification du temple profané, songea David.

Arlène Lee essaya de jouer les états tampons mais Cobb et lui insistèrent : il fallait absolument qu’ils parlent à Garrison en personne.

Celui-ci faisait de la chaise longue sur la terrasse, son corps usé, empaqueté dans un kimono fleuri.

— J’espère pour vous que vous avez une bonne raison pour me déranger, mon jeune ami, maugréa-t-il. C’est en partie à cause de vous que j’ai subi toutes ces avanies et j’ai droit à un repos bien gagné.

David se tortilla sur son divan. Dans la moitié gauche du vaste écran, Garrison le fusillait du regard et, dans la moitié droite, Cobb souriait, la bouche en cœur.

— La conférence politique est terminée, commença-t-il.

— Eh bien, renvoyez ces bouffons d’où ils viennent et bon débarras !

David respira un grand coup et se jeta à l’eau :

— Je leur ai parlé de notre plan, à savoir de consacrer soixante-quinze pour cent des bénéfices d’Île Un à la création de nouvelles colonies spatiales.

Il avait l’impression que son cœur s’arrêtait de battre. Le regard fixé sur l’écran, il s’attendait à voir Garrison exploser.

Mais ce fut sur Cobb que se posèrent les yeux glacés du magnat.

— C’est ça, votre sens de l’humour ? Utiliser ce blanc-bec comme homme de paille pour arriver à vos fins ?

— Quelles fins ?

Pour une fois, Cobb était sincèrement décontenancé.

Garrison eut un rictus qui lui découvrit les dents.

— Je sais parfaitement que vous avez mis à gauche du matériel et des approvisionnements dans l’intention de filer du côté des astéroïdes ou je ne sais quoi pour y fonder d’autres colonies.

— C’est vrai, reconnut Cobb. Il faudra bien en arriver là un jour ou l’autre.

— Et ça me coûtera soixante-quinze pour cent de mes bénéfices ?

La voix de Garrison avait monté d’un ton.

— Seulement si on travaille à la vitesse grand V. Notre jeune ami est très impatient.

— Il faut faire vite, insista David. Il n’y a pas d’autre solution.

Le regard de Garrison était celui, hypnotique, d’un cobra.

— Eh bien, convainquez-moi.

David crut presque l’entendre ajouter : Sinon, je vous avale tout cru.

— Je pourrais, si vous voulez, vous montrer toutes sortes d’analyses effectuées par les ordinateurs qui définissent la situation telle qu’elle se présente avec la plus grande clarté.

— Je n’en doute pas.

David leva sa main du clavier.

— Il faut y aller à fond. Nous n’avons pas le temps d’attendre. Si seuls les résidents d’Île Un entraient en ligne de compte, on pourrait, certes, se permettre de temporiser. Mais nous ne sommes pas les seuls. Nous ne sommes pas et nous n’avons jamais été coupés du reste du monde. Ce qui s’est passé ici ces dernières semaines en est la preuve.

Garrison exhala une sorte de borborygme à mi-chemin entre le grognement et le soupir, et David tapa sur le clou :

— Vous ne voyez donc pas ? Il y a presque huit milliards de gens sur la Terre. Et nous sommes solidaires d’eux. Nous ne pouvons pas nous enfermer dans notre splendide isolement alors qu’ils vont droit à la catastrophe planétaire. Ils nous entraîneront dans leur chute. Ils nous anéantiront en s’anéantissant.

— Dans ce cas, il vaudrait peut-être mieux qu’on aille sur Mars ou quelque part où…

— Non, ce n’est pas la solution, tout au contraire. Il faut que vous vous mettiez dans la tête que l’espace est riche en ressources — en énergie, en métaux, en minéraux. Tout ce dont la Terre a si désespérément besoin, nous pouvons le puiser dans l’espace. Les Terriens ne réussiront jamais à faire tourner rond leur société si nous ne leur apportons pas un sang nouveau. Et ces richesses, elles sont là, dans l’espace. Toutes les richesses du système solaire à portée de la main !

— Et on leur en ferait cadeau ?

— Il faut renflouer la Terre, et le plus vite possible. Autrement, quels que soient les accords politiques qui seront signés, ce sera à nouveau la guerre pour la nourriture et les ressources naturelles dans quelques années.

— N’importe comment, ils s’entre-tueront, intervint Cobb. Nous ne pouvons pas l’empêcher. Tout ce qui est en notre pouvoir, c’est de mettre en place une issue de secours, multiplier les colonies humaines dans l’espace afin que, même si la Terre se suicide, la race humaine puisse survivre.

— Non, cela ne suffit pas, répliqua David. Nous avons les moyens d’aider les Terriens à éviter le génocide. Si nous leur tournions le dos, nous ne serions pas des humains.

— Et ça me coûtera soixante-quinze pour cent de mes bénéfices, bougonna Garrison.

— À quoi vous servent-ils ? rétorqua le jeune homme. Vous avez tout ce que vous désirez. Île Un est un succès. Elle se suffit à elle-même. Après, que voulez-vous faire de vos gains ? Les placer dans des firmes terriennes ? La catastrophe, quand elle arrivera, les engloutira. Les investir dans l’armement, financer des mouvements révolutionnaires, essayer de renverser le Gouvernement mondial ? Vous savez maintenant à quoi cela mène : à ce que des barbares mettent votre demeure à sac.

Garrison grimaça.

— Vous avez l’art de retourner le couteau dans la plaie, on dirait, mon garçon.

— Investissez dans les nouvelles colonies spatiales, poursuivit David sans relever le propos. C’est là la clé de l’expansion. Je ne peux pas garantir que nous empêcherons le désastre en nous lançant dans cette voie mais je suis sûr d’une chose : il aura lieu si nous ne le faisons pas.

— Utiliser nos bénéfices pour développer nos opérations dans l’espace, fit rêveusement Garrison. Ça ne paraît pas tellement farfelu quand vous exposez les choses de cette façon.

— Peu importe la manière de les exposer. Il est impératif que nous…

— Holà ! Pas si vite. Il faut que je réfléchisse. D’autant que j’ai l’intention d’investir un sérieux paquet dans la recherche biologique. Vous savez, les gars qui potassent la question de la longévité et du rajeunissement…

David referma la bouche.

Garrison se tourna vers le Dr Cobb.

— Combien de temps allez-vous encore tirer votre flemme dans ce lit ? lui demanda-t-il sur un ton hargneux.

— Ils veulent me garder encore quelques jours, paraît-il.

— Bon. (Garrison se gratta longuement le menton.) Le conseil d’administration se réunit mercredi. Vous y assisterez tous les deux. Vous… (Il braqua son regard sur David :) Vous apporterez ces analyses informatiques auxquelles vous avez fait allusion. Je veux des faits et chiffres, pas de discours oiseux.

— Vous les aurez, comptez sur moi.

— Il y a intérêt.

Et Garrison coupa la communication.

Le visage de Cobb était à nouveau seul à occuper l’écran.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? s’enquit David comme le vieil homme gloussait de rire.

— Il n’y a rien de drôle. Je suis heureux, c’est tout. Content de voir que tu as finalement mis tous les éléments en place. Tu as la trempe d’un chef, mon petit. Tu as tout calculé et tu sais où tu veux aller. Je ne suis d’ailleurs pas d’accord avec toi. Tu n’arriveras pas à éviter la catastrophe, tu sais.

— On peut toujours essayer.

Cobb hocha tristement la tête.

— Ces imbéciles ont pillé la Terre et ils ont tellement lapiné que plus rien sur la verte planète du Bon Dieu ne peut désormais les sauver.

David ne put retenir un sourire.

— Nous ne sommes pas sur la verte planète du Bon Dieu. Je dis, moi, que nous pouvons les empêcher de se suicider.

— Je ne crois pas que tu pallieras le désastre, fit pensivement Cobb. Tu le retarderas peut-être mais tu n’arrêteras pas l’inévitable.

— Eh bien soit pour le sursis, répliqua David en haussant les épaules. Si nous retardons l’échéance assez longtemps, qui sait si le péril ne disparaîtra pas ?

Cobb retrouva le sourire.

— Ah ! l’optimisme de la jeunesse ! En tout cas, tu t’es attelé à une rude besogne. Tous mes vœux t’accompagnent.

— Oh ! Attendez ! Je ne suis pas seul dans le coup.

— Non, mais c’est toi le patron. C’est ton job. À présent, tu es le chef. J’ai achevé mon travail. À toi de me succéder.

— Mais je n’en ai aucune envie.

— Ce n’est pas facile, je sais. Moi non plus, je ne voulais pas. Seulement, il y a un boulot à faire et il faut bien s’y mettre. Tu ne laisseras jamais quelqu’un d’autre s’y mettre à ta place parce que tu sais comment le faire. Tu es capable de le mener à bien. Et tu le mèneras à bien.

David comprenait que le vieil homme disait vrai. Il n’y avait pas moyen d’échapper à l’engrenage et de retourner à sa vie d’avant. Et pourtant, il n’avait pas l’impression d’un piège qui se refermait sur lui. Non, il se sentait au contraire dynamique et heureux.

Cobb souriait toujours.

— Tu as déjà commencé à donner des ordres à Garrison. Tu as réussi à faire en sorte que le Gouvernement mondial et El Libertador t’écoutent. Quel effet cela fait-il d’imposer sa loi ?

— Je… (David s’adossa plus confortablement :) Il y a deux choses que j’aimerais faire.

— Lesquelles ?

— Eh bien, pour commencer, tout au moins… Je connais un petit village indien dans les Andes péruviennes. Je ne veux pas que les promoteurs s’emparent de ces terres pour y construirent des villes nouvelles. Je voudrais qu’on laisse ces gens tranquilles.

Cobb secoua le menton.

— Ce ne sera pas facile, facile, tu sais.

— Ou alors, peut-être… peut-être que nous pourrions leur construire une colonie spatiale, leur donner un monde qui serait bien à eux où personne ne viendrait jamais les embêter.

— Je voudrais voir la tête que fera Garrison quand tu lui sortiras ça !

— Et puis, il y a Leo. Quand il sera remis sur pied et qu’il sortira de l’hôpital, je voudrais qu’il retourne à New York pour voir s’il pourra tirer des leçons de la situation qui règne dans les villes.

— Tu penses le renvoyer à New York ?

— Pourquoi pas ? Il connaît les problèmes urbains. Peut-être qu’il leur découvrira des solutions.

— Autant expédier Attila dans un couvent ! Leo a trop de sang sur les mains.

David repoussa l’argument d’un haussement d’épaules.

— Citez-moi le nom d’un dirigeant politique, d’un homme qui a conquis le pouvoir sans se salir les mains. George Washington ? Yasser Arafat ? El Libertador ?

— Après ce qu’il a fait, il est persona non grata aux États-Unis.

— Pas pour le peuple. Les leaders blancs eux-mêmes l’accepteront parce qu’il pourra parler au nom de l’ensemble de la majorité non blanche, là-bas.

Cobb se contenta de dodeliner du chef.

— Je voudrais vous poser une question personnelle, dit alors David sur une soudaine impulsion. Vous me répondrez ?

Le vieil homme eut l’air surpris.

— Si je peux…

Le cœur de David cognait très fort dans sa poitrine.

— Êtes-vous… êtes-vous mon véritable père ?

Le froncement de sourcils étonné de Cobb s’effaça.

— Ton père génétique ? Non, mon garçon, ce n’est pas moi. (Jamais David n’avait vu pareille douceur dans les yeux de Cobb.) D’ailleurs, je ne sais pas qui c’était. Mais je regrette que ce ne soit pas moi parce que je suis très fier de toi. Je ne le serais pas plus si tu étais la chair de ma chair et le sang de mon sang, je ne t’aimerais pas davantage.

David se rendit soudain compte qu’il s’était levé. Maintenant il était debout devant l’écran géant.

— Merci de m’avoir dit cela, murmura-t-il. Je vous ai toujours aimé comme un père.

Cobb toussota pour dissimuler son embarras et le jeune homme caressa du bout des doigts le verre froid de l’écran.

— Il faut que vous vous reposiez, à présent.

— Oui. J’ai un conseil d’administration mercredi.

L’écran s’éteignit. David était seul. Il resta longtemps dans le bureau silencieux, coupé de tout et de tous, à méditer et à s’interroger.

Soudain, son regard se posa sur la pendule-calendrier encastrée dans le mur et il se lança dans une frénésie d’activité. Partagé entre l’exaltation et l’appréhension, il se rua hors du bâtiment administratif, sauta sur une électrobécane rangée dans le parking et, poussant l’accélérateur à fond, s’engagea sur le chemin conduisant au village.

Il ne s’arrêta qu’une seule fois pour entrer en coup de vent dans une minuscule échoppe à l’orée de la bourgade et repartit en direction de l’ensemble résidentiel où logeait Bahjat.

L’appartement n’avait rien de somptueux mais il était tout à fait confortable selon les normes d’Île Un. Situé au dernier étage, il avait une vue superbe sur toute la colonie. Les pièces étaient vastes, les meubles venaient du palais du cheik al-Hachémi qui avait amené tout ce qu’il fallait pour s’installer dans le cylindre B.

Bahjat ouvrit elle-même. Les seuls domestiques d’Île Un étaient des esclaves électroniques.

— Je pensais bien que c’était vous, dit-elle en faisant entrer David dans le séjour.

Un tapis d’angora blanc recouvrait le sol et de gracieux palmiers en pot montaient jusqu’au plafond.

— Je suis venu vous apporter un cadeau.

David sortit de sa poche un objet et le tendit à la jeune fille qui le prit avec un sourire. Ce n’était pas emballé.

— Un nécessaire à maquillage !

— Je sais bien que vous avez récupéré vos affaires, balbutia David d’une voix chevrotante, mais je me suis rappelé… cette nuit-là, à New York… alors…

Le sourire de Bahjat s’élargit.

— C’est un présent symbolique ? Merci, David. J’y attache le plus grand prix.

Elle lui fit signe d’avancer.

— La conférence a pris fin.

David ne savait pas comment commencer.

— Et alors ?

Bahjat n’extériorisait rien, ni crainte ni espoir. Elle n’était que beauté et séduction.

— Ils sont convenus de décréter une amnistie générale qui prend effet immédiatement. Il n’y aura pas de représailles, il n’y aura plus de combats. Le F.R.P. pourra utiliser des moyens pacifiques pour faire triompher sa cause.

Bahjat se dirigea à pas lents vers le divan qu’encadraient les fenêtres et s’assit. Elle paraissait lasse et déprimée.

— Il y aura toujours des fous à l’image de Hamoud qui ne savent que détruire.

— Eh bien, ils seront écrasés comme des insectes nuisibles. Le Gouvernement mondial, les troupes révolutionnaires d’EI Libertador et même les multinationales, tout le monde est d’accord : personne ne recourra plus à la violence.

— Pour combien de temps ?

David sourit :

— Pour assez longtemps si la chance est avec nous et si nous ne ménageons pas nos efforts.

Elle le regarda avec étonnement en plissant le front.

— Quels efforts ?

David prit place à côté de la jeune fille et se mit en devoir de lui exposer ses projets : peupler le système solaire d’établissements humains, lancer dans l’espace des colonies artificielles qui expédieraient à la Terre les matières premières et les richesses naturelles grâce auxquelles la race des hommes connaîtrait une prospérité jamais égalée.

Bahjat l’écoutait, manifestement approbative. Un pâle sourire se forma sur ses lèvres.

— C’est un bon plan et un but louable. Vous vous préparez un avenir exaltant.

— Pour vous aussi.

— Je n’ai pas d’avenir, fit-elle en secouant la tête. Je suis une criminelle.

— Vous m’avez sauvé la vie.

— J’ai contribué au massacre de milliers de gens. Et j’ai assassiné Hamoud de sang-froid… et avec joie. J’ai eu plaisir à le tuer.

Une flamme de colère brillait dans les yeux de Bahjat. Pas seulement de colère. De douleur aussi.

— Shéhérazade a tué un tueur du F.R.P. Mais Shéhérazade n’existe plus. Elle a accompli sa tâche. En revanche, la princesse Bahjat al-Hachémi est bien vivante. C’est une résidente permanente d’Île Un où elle habite désormais avec son père.

— Je ne veux pas vivre avec lui !

— Vous pouvez vivre à quelques kilomètres l’un de l’autre sans jamais vous voir. Peut-être que, le temps aidant, vos sentiments changeront.

— Jamais !

— Jamais… c’est très long.

Elle riva son regard au sien.

— Vous ne comprenez donc pas, David ! Je ne peux pas vous aimer. Il s’est passé trop de choses entre nous. Je ne pourrai jamais vous aimer !

— Jamais ?

Elle se détourna.

— Alors, je suis prisonnière d’Île Un ? C’est cela ?

— Vous êtes ma prisonnière comme j’ai été votre prisonnier. Chacun son tour.

— Vous parlez sérieusement ?

— Très sérieusement. Je vous aime et je vous veux auprès de moi. Il n’y a plus rien pour vous sur la Terre excepté de mauvais souvenirs. Restez avec moi, Bahjat. (Il lui prit la main.) Restez avec moi.

— Mais, David, comment pouvez-vous m’aimer ?

— Ce n’est pas très difficile.

— Après tout ce par quoi nous sommes passés…

— Surtout après, justement.

Malgré elle, elle sourit.

— Mais est-ce que vous vous rendez compte que je ne serai jamais capable d’oublier ce qui est arrivé ? Jamais je ne me pardonnerai…

— Il n’y a rien à pardonner. Le passé est le passé. C’est fini. Tournez-vous vers le futur et aidez-moi à bâtir des mondes neufs.

Elle fit face à la fenêtre inondée de lumière derrière laquelle la terre verdoyante s’incurvait de façon délirante.

— Mais ce n’est pas un monde réel. Il est trop étriqué, trop limité…

David jeta un coup d’œil à sa montre et désigna du doigt l’une des longues baies oblongues qui ponctuaient le cylindre.

— Regardez, Bahjat.

Tout d’abord, la lumière pâlit si lentement qu’il était difficile de savoir si ce n’était pas une illusion. Mais la clarté s’estompait de plus en plus et bientôt, ils virent à travers les vitres polarisées un disque noir mordre sur le soleil et l’engloutir.

— C’est une éclipse, expliqua David. La Lune passe devant le Soleil. Ce phénomène se produit très fréquemment ici, plus souvent que sur la Terre.

Quand l’ombre de la Lune invisible recouvrit presque exactement le Soleil, Bahjat poussa une exclamation étouffée.

Un éblouissant anneau de diamants à l’éclat aveuglant qui scintillaient et dansaient dans le ciel entourait les deux corps célestes dans leur accouplement. Et la couronne solaire apparut à leurs yeux, baignant les cieux de sa lueur rose et nacrée.

David serra Bahjat contre lui.

— C’est peut-être un tout petit monde, Bahjat, mais nous allons en édifier d’autres. Nous essaimerons dans l’espace et nous irons jusqu’aux étoiles. C’est possible. Je peux réaliser ce rêve. Mais je voudrais que vous soyez à mes côtés. J’ai besoin de vous. Besoin de votre force et de votre amour. En tournant le dos à la Terre, nous pourrons faire plus pour elle que personne n’a jamais fait. Ensemble, nous le pouvons. Et nous y parviendrons.

Elle se retourna sans chercher à se dégager de l’étreinte de David et le regarda en face. Et le jeune homme sentit que son cœur battait aussi tumultueusement que le sien.

Le soleil réapparut progressivement et la clarté du jour inonda à nouveau Île Un.

ÉPILOGUE

Extrait du journal de William Palmquist.

Nous avons fêté le troisième anniversaire de Neal. Ruth attend notre fille pour la fin du mois prochain. Les rapports sur le premier cycle de moissons d’Explorer Able sont arrivés aujourd’hui. Tout se passe conformément aux prévisions. Autrement dit, on va pouvoir emménager à bord avant la fin de l’année.

David Adams est venu en personne nous féliciter d’avoir peaufiné tous les systèmes d’Explorer Able, y compris les fermes. J’ai eu l’occasion de lui parler en tête-à-tête et j’en ai profité pour lui demander si mes parents ne pourraient pas venir nous remplacer sur Île Un. Il m’a répondu qu’il était un peu inhabituel de faire venir des gens à la retraite pour remplacer des fermiers et des techniciens actifs mais qu’il verrait ce qu’il pourra faire. Il était quand même difficile de trop insister.

Neal veut, bien entendu, devenir mineur d’astéroïdes et non un vulgaire fermier comme son papa. Je n’ai rien contre. Il verra des quantités d’astéroïdes quand on sera à bord d’Explorer Able. Et il aura dix ans lorsque nous repartirons à destination d’Île Un. Si jamais nous y retournons.

C’est vaste, l’univers, et il y a largement de la place pour tout le monde.

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