L’humanité ne peut pas se permettre d’attendre qu’intervienne un changement spontané et positif. L’homme doit, au contraire, promouvoir lui-même des changements de l’ampleur nécessaire mais tolérable à temps pour éviter un intolérable changement massif (et destructeur). La stratégie d’un tel changement ne peut s’élaborer que dans un esprit de coopération véritablement globale issu de l’association librement consentie des diverses communautés régionales de la planète et guidé par un plan rationnel de croissance organisée à long terme. Toutes les simulations ont montré de façon parfaitement claire que c’est la seule approche intelligente et praticable si l’on veut échapper à des catastrophes globales répétées et imprévisibles et le temps qui nous est imparti pour mettre un système mondial global sur pied est limité. À l’évidence, les autres alternatives sont les divisions et les conflits, la haine et la destruction.
Tandis que l’avion décrivait des cercles au-dessus du dôme de smog d’un gris brunâtre, David se remémorait les trois derniers mois de son existence. Quelle ironie !
Il lui avait fallu deux jours pour franchir les 400 000 kilomètres séparant Île Un de la Lune et faire le trajet Lune-Terre. Mais pour faire les 8 000 kilomètres séparant l’Argentine de New York, il lui avait fallu à peine moins de trois mois. Et il avait encore un océan à traverser pour gagner sa destination première.
Il eut un sourire lugubre. Quand j’étais à la station Alpha, j’étais plus près de Messine qu’aujourd’hui.
Traverser l’espace n’avait pas été difficile. Mais voyager sur Terre où il était un fugitif pourchassé — ça, c’était rudement compliqué.
En plus, il était également un prisonnier, techniquement parlant. Il n’avait pas quitté Bahjat d’un pouce tandis qu’elle prenait contact avec une succession apparemment sans fin de militants du F.R.P. La plupart étaient à peu près de leur âge mais il y avait quand même un nombre surprenant de gens plus vieux parmi les rebelles. Entre autres points communs, beaucoup étaient pauvres. Presque tous étaient sans le sou. Ils avaient la faim au ventre, ils étaient hâves et étiques et c’étaient des hommes et des femmes en colère.
Ils mentaient, ils volaient, ils marchandaient ici une barque, là un cheval pour le couple ; ils lui fabriquaient de faux papiers, lui offraient l’hospitalité de leurs masures délabrées ou leur trouvaient des cachettes encore plus sinistres : grottes, caves, étables, les combles d’une église. Ils se mettaient en quatre pour porter assistance à la célèbre Shéhérazade et à son captif, l’homme d’Île Un. Une minorité de clandestins était néanmoins suffisamment argentée pour fournir à la jeune femme des subsides qui lui permettaient de survivre.
— Pourquoi se sont-ils ralliés à la cause de la révolution ? s’étonnait David. Contre quoi se révoltent-ils ?
— Ils sont comme moi, répliquait invariablement Bahjat. Ils se battent contre l’injustice.
Réponse qui laissait David perplexe.
Ils étaient rarement en tête-à-tête, tous les deux, mais, quand cela arrivait, Shéhérazade, contrairement à sa patronne d’adoption, n’était pas causante : elle écoutait. Elle poussait son compagnon à parler de lui, de sa vie, de ses études, d’Île Un. Elle l’écoutait pendant des heures — dans le train, sur le dos d’un mulet, à bord d’une barque de pêche filant tous feux éteints dans la nuit — en l’encourageant d’un sourire. David savait très bien qu’elle cherchait à lui tirer les vers du nez pour qu’il lui donne des renseignements sur Île Un, mais cela lui était égal. Il savait aussi qu’il n’y avait pas que cela. Elle s’intéresse à moi en tant qu’individu. J’en suis certain.
Et il commençait, de son côté, à s’intéresser à elle.
C’était une étrange relation qui s’était petit à petit nouée entre eux. Ils étaient amis et, en même temps, adversaires. Ils étaient deux fugitifs en marche vers un but que ni l’un ni l’autre ne discernait parfaitement mais qui espéraient l’un et l’autre trouver le salut au terme du voyage et chacun craignait que ce qui serait le salut de l’un ne fût un danger mortel pour l’autre. Au fil des semaines, vivant côte à côte sans jamais se quitter des yeux, ils étaient aux petits soins l’un pour l’autre, ils s’entraidaient, ils se faisaient mutuellement confiance, chacun remettait sa vie dans les mains de l’autre. Mais ils n’étaient pas amants. Ils n’avaient même pas échangé un baiser.
Il était rare qu’ils dorment seuls. Il y avait toujours des tiers à proximité, en général dans la même pièce. Mais quand cela leur arrivait — au bord d’une piste de montagne en Équateur, dans une station-service abandonnée à la sortie d’une ville fantôme au Mexique, dans une ruelle du quartier du port à Galveston —, ils étaient trop exténués pour chercher à savoir si leur amitié pouvait les conduire à l’amour physique.
Mais cette relation comportait autre chose, quelque chose qui prenait insidieusement corps. David savait qu’il pouvait compter sur Bahjat. Et Bahjat savait qu’elle pouvait compter sur lui. Ils étaient associés. C’est peut-être plus important que d’être amants, songeait David. En tout cas, c’est moins banal.
Suivant les directives que lui avait données téléphoniquement le chef frontiste qu’elle appelait Tigre, ils avaient pris la direction de New York. David n’avait pas protesté. Il y avait une délégation du Gouvernement mondial à New York. Pas loin de l’ancien siège des Nations Unies.
Après avoir quitté le village indien des Andes péruviennes, ils avaient marché jusqu’à ce qu’un chauffeur compatissant les fasse monter dans son camion. Quand elle fut dans une ville disposant de moyens de communication, Bahjat trouva des sympathisants du F.R.P. qui les aidèrent. Ils teignirent les cheveux et la barbe, blonde et hirsute de David et lui noircirent la peau. Dès lors, Bahjat et lui pouvaient passer pour un jeune couple latino-américain si l’on n’y regardait pas de trop près.
Ils avaient poursuivi leur route à cheval, à dos de mulet, dans un bateau « emprunté », en train, en autocar et même, une fois, à bord d’une voiture volée. Ils avaient traversé l’Équateur, rallié Panama par la voie des mers, franchi les ruines éboulées du canal à présent désaffecté, ils s’étaient enfoncés dans les étouffantes jungles mexicaines et, enfin, grâce à leurs faux papiers, ils avaient trompé la vigilance des douaniers et des agents de l’émigration et passé le Rio Grande.
Pendant tout le voyage, David avait observé les Terriens, ses semblables. Et il avait beaucoup appris.
Il avait appris que la faim n’est pas seulement douloureuse sur le plan physique mais qu’elle affecte aussi le mental. Elle enseigne la haine.
À Panama, il avait appris qu’il était possible de corrompre les représentants du Gouvernement mondial et, à Galverson, que les agents des multinationales ne se laissaient pas soudoyer.
À La Nouvelle-Orléans, il avait appris qu’il ne pouvait se fier à personne, pas même aux soi-disant révolutionnaires. Le responsable de la cellule du front de cette ville était plus âgé que la plupart des autres rebelles. C’était un ancien docker au gabarit imposant qui avait dépassé le cap de la trentaine et n’arrêtait pas de parler de l’opération qu’il était en train de monter, un soulèvement qui ne serait pas limité à la seule Nouvelle-Orléans mais s’étendrait à beaucoup d’autres cités. Il se nommait Brandy. Des centaines de rixes avaient laissé leurs cicatrices sur son visage couturé et déformé. Il buvait sec, fumait sans discontinuer et parlait trop. Mais David remarqua que, quand il regardait Bahjat, il se taisait et que son expression devenait songeuse, calculatrice.
Après une nuit passée à boire, à tirer des plans sur la comète et à griller cigarette sur cigarette, Brandy et ses deux principaux lieutenants décidèrent de livrer David à la Société Garrison moyennant une honnête commission. Ce qu’il annonça placidement à l’intéressé dans la chambre enfumée et empestant la bière, donnant sur une église dans le vieux quartier de La Nouvelle-Orléans où il tenait ses assises. Tout le monde était là : le responsable de la cellule, ses deux acolytes et Bahjat. L’étonnement de David fit ricaner les trois hommes.
— Toi, on te gardera avec nous, dit Brandy à Shéhérazade. On va rigoler un bon coup, tu verras.
Avec une force qu’il ignorait posséder, David empoigna à bras-le-corps celui des trois hommes qui était le plus près de lui, le souleva et le fit passer à travers la mauvaise porte qui s’ouvrait sur le palier. Elle vola en éclats et le patibulaire dégringola l’escalier en vol plané. Son camarade se rua sur David, un couteau à la main, mais il en fut pour ses frais : le jeune homme pour qui le karaté n’avait pas de secret lui fractura le sternum d’un coup de pied.
Quand David pivota sur lui-même pour s’expliquer avec Brandy, celui-ci, à genoux, plié en deux, vomissait en se tenant le bas-ventre. Bahjat, ses petits poings noués, un rictus lui découvrant les dents, était debout devant lui.
Elle insista pour qu’ils filent sans demander leur reste mais David, faisant preuve d’un machiavélisme qu’il ne se connaissait pas, ramassa le couteau abandonné sur le plancher crasseux et s’employa à persuader Brandy de téléphoner à la banque pour faire ouvrir un crédit d’un montant coquet au nom de M. et Mme Able. Quand la pointe de la lame lui caressa la paupière, Brandy s’exécuta.
Ce fut seulement alors qu’ils jouèrent la fille de l’air. Ils se rendirent ventre à terre au premier terminal bancaire ouvert toute la nuit et transférèrent la totalité du crédit à leur compte.
Cela fait, ils entrèrent dans le plus grand hôtel de La Nouvelle-Orléans où ils s’inscrivirent sous les noms de senor et senora Pizarro, bien que Bahjat ne parlât pas un mot d’espagnol. Un vrai portier en uniforme les conduisit à leur appartement. Le réceptionniste hocha la tête en les voyant entrer dans l’ascenseur et maugréa intérieurement : Encore des Espingos qui ne paient pas de mine ! Où diable trouvent-ils autant d’argent ? Moi, je ne pourrais pas prendre une chambre ici !
Il y avait deux lits. David tourna en rond dans la chambre recouverte d’une moelleuse carpette pendant que Bahjat s’abandonnait aux délices de la douche en se demandant ce qu’il allait faire. Quand elle ressortit de la salle d’eau, son corps menu pudiquement dissimulé par une serviette, il se doucha à son tour. Il fit très vite mais lorsqu’il revint dans la chambre, Bahjat était déjà couchée dans le lit du fond, tournée vers le mur.
David s’assit au bord du lit. Sans bouger, elle murmura :
— Je vous en prie, David… Je sais ce que vous voulez. Mais je ne peux pas… absolument pas.
Au bout d’un bon moment, il finit par se lever. Il déposa un baiser sur l’épaule nue de la jeune fille et alla se coucher à son tour. Contrairement à son attente, il s’endormit presque immédiatement.
Le lendemain matin, M. et Mme Pizarro réservèrent deux passages sur le vol de New York après que Bahjat eut eu une longue conversation téléphonique avec Naples.
— Tigre va à New York, avait-elle annoncé à David. Nous avons rendez-vous avec lui là-bas.
David avait acquiescé. Tigre était le patron. Ils se retrouveraient à New York et Bahjat le remettrait entre les mains du leader du F.R.P. Il est sans doute mal porté de faire l’amour avec ses prisonniers, songea-t-il avec dépit.
Evelyn prenait le soleil sur le balcon de sa chambre. Barbade était une île d’une beauté somptueuse. Les luxuriantes plantes tropicales qui montaient à l’assaut des montagnes déchiquetées remplissaient l’air d’un parfum exotique entêtant. Le ciel était une coulée de cuivre en fusion et le soleil au zénith faisait miroiter les flots. Des vagues venaient lécher le sable blanc de la plage, un peu plus loin.
Mais la ville qui cernait l’hôtel suppurait comme une plaie ouverte sous l’implacable soleil. Des enfants hâves et apathiques jouaient dans les rues et dans les anciens parkings disparaissant sous les gravats où, autrefois, les touristes garaient leurs voitures de location. Il n’y avait plus de touristes, à présent. L’île tout entière sombrait dans un abîme de misère sans fond. Il n’y avait pas de travail sauf sur les rares et pitoyables chantiers subventionnés par le Gouvernement mondial pour créer quelques emplois. Mais la faim régnait à l’état endémique. Et les bébés pullulaient. Comme les rats de Hamelin, se disait Evelyn. Il y en a partout. Des bébés étiques au ventre gonflé. Pas un seul qui eût bonne mine.
Evelyn secoua la tête comme pour chasser de son esprit les malheurs de Barbade. Tu es dans le coup pour le plus formidable scoop du siècle. Ce n’est pas le moment de faire de la sensiblerie, ma petite vieille.
Hamoud avait gardé le contact avec Shéhérazade grâce à tout un réseau d’intermédiaires. Et David était avec la dirigeante du Front. Tous deux menaient une belle partie de cache-cache avec tout le monde. Ils avaient réussi à rallier La Nouvelle-Orléans mais, depuis, Hamoud n’avait plus de nouvelles. Il était justement sorti pour essayer de renouer le contact.
Evelyn avait peu à peu appris comment fonctionnait le Front révolutionnaire des peuples. Hamoud ne l’avait jamais quittée des yeux plus de quelques heures depuis le jour où il l’avait abordée dans ce bistrot napolitain, trois mois auparavant, mais cela voulait dire qu’Evelyn ne l’avait pas quitté des yeux, lui non plus.
Elle avait rapidement découvert ce qu’il cherchait en réalité : la célébrité. La notoriété et la publicité. Il était jaloux de Shéhérazade qui accaparait les manchettes des journaux. Maintenant, il avait son attaché de presse personnel et son propre agent de publicité. Ainsi que son propre harem privé dont les effectifs étaient réduits à une seule pensionnaire. Evelyn avait compris que son ego machiste ne pouvait être réellement satisfait qu’au lit.
En tout cas, il a au moins de l’imagination, se dit-elle avec une grimace. Encore quelques semaines et je pourrais me recycler et entamer une nouvelle carrière. D’entraîneuse de call-girls !
Hamoud se voyait sous les traits du mâle dominateur, mais Evelyn savait depuis belle lurette que pour mener un homme par le bout du nez, il suffit de lui faire croire que l’on est totalement à sa botte. Aussi, serrant les dents, elle lui dispensait les voluptés anales dont il était friand et tout le reste en prime. Elle était devenue experte dans l’art de tirer parti du mobilier, en particulier des fauteuils quand ils étaient assez solides pour supporter les gesticulations et les contorsions de leurs corps enlacés. Cependant, elle était intraitable sur un point : l’hygiène. Ils se douchaient avant de baiser — Evelyn était incapable de dire « faire l’amour » en pensant à leurs débats. Et Hamoud avait l’air d’apprécier qu’elle le savonne et s’occupe de son pénis en faisant des bruits de succion.
Au lit, il parlait. Jamais beaucoup. La loquacité n’était pas son fort. Mais Evelyn en apprit suffisamment, bribes par bribes, pour commencer à se faire une idée générale du F.R.P. Au bout de quinze jours, elle en savait assez pour déchiffrer les propos qu’Hamoud tenait au téléphone malgré toute la circonspection et toute la prudence qu’il déployait.
Elle ne fut pas étonnée lorsqu’elle comprit que c’étaient les multinationales qui assuraient le plus gros du financement du Front. C’était logique. L’objectif des guérilleros et des grands consortiums était le même : abattre le Gouvernement mondial.
Fouillant encore davantage, elle avait cherché à savoir de quels consortiums il s’agissait au juste. Le plus grand secret recouvrait leurs noms mais la Société pour le Développement d’Île Un revenait à tout bout de champ dans les conversations et elle entendit plus d’une fois parler de certaines personnes comme al-Hachémi et Garrison. T. Hunter Garrison, lui souffla sa mémoire de journaliste. Le Garrison des Entreprises Garrison. Et Wilbur St. George, ce salaud.
Evelyn, allongée sur la chaise-longue sous le soleil de Barbade dont la chaleur baignait son corps las, fulminait encore intérieurement en évoquant son ex employeur. Pas étonnant que St. George l’eût flanquée à la porte ! C’était pour espionner Cobb qu’elle avait été envoyée sur Île Un, elle s’en rendait maintenant compte, et, au lieu de cela, elle était revenue avec un papier dont le directoire n’autoriserait jamais la publication.
La porte s’ouvrit et se referma. Evelyn se redressa. C’était Hamoud. Debout au milieu de la chambre avec sa mine renfrognée habituelle. Elle se leva et rentra dans la pièce.
— Tu as un nouveau maillot de bain, dit Hamoud.
— Pas pour me baigner. Il est trop fragile. Au bout d’une minute, il n’en resterait plus rien.
Cela n’eut pas l’air de le troubler.
— Où l’as-tu trouvé ?
— Dans une boutique. Il ne valait presque rien.
— Quand l’as-tu acheté ?
— Il y a quelques jours. (Evelyn se força à sourire et, d’une torsion des épaules, elle se débarrassa du haut.) Tu préfères peut-être le style topless ?
— C’est un progrès, convint-il avec un sourire contraint.
Elle fit glisser le slip sur ses hanches et s’en dépouilla à son tour.
— Ce que tu préfères surtout, c’est rien du tout, n’est-ce pas ?
— On n’a pas le temps. Nous partons dans moins d’une heure.
— Oh ! Que se passe-t-il ? Où allons-nous ?
Hamoud hocha la tête.
— Tu poses trop de questions.
Elle s’approcha de lui, si près que ses seins frôlèrent la chemise ouverte de l’Arabe, et chuchota :
— Allons donc ! Nous disposons quand même d’un petit moment, non ?
Il plaqua ses mains épaisses sur les hanches d’Evelyn.
— Pas assez pour prendre une douche.
Elle effleura du bout du doigt le menton râpeux d’Hamoud.
— Mais on pourrait faire ça sous la douche. C’est très chouette. Ça te plaira, tu verras.
Exhalant un grognement, il la prit par la taille et ils se dirigèrent vers la salle d’eau.
Tout en se penchant pour ouvrir les robinets, Evelyn lui demanda :
— Est-ce que ma garde-robe conviendrait là où nous allons ? Je n’ai que des robes d’été.
— À New York, tu auras besoin d’un manteau. On l’achètera sur place.
C’est donc à New York qu’aura lieu la rencontre.
Evelyn avait sa réponse. Mais, maintenant, il fallait qu’elle tienne cette satanée promesse et qu’elle en passe par la cérémonie de la douche.
Portant les vêtements qu’il avait volés à Mexico, les faux papiers fabriqués à Galveston en poche, sa barbe soigneusement taillée, les cheveux noircis et l’épiderme basané, David, confortablement allongé dans son fauteuil, attendait que l’avion atterrisse. Il était maintenant maigre comme un loup. Trois mois de cohabitation avec la faim et le danger avaient eu raison des aimables arrondis qu’il avait acquis sur Île Un. Et il était plus alerte qu’un loup. Il avait appris à ne dormir que d’un œil.
Il se prit à penser fugitivement à Evelyn. Elle voulait que je fasse connaissance avec le monde réel, se rappela-t-il en considérant ses mains bistres, dures et calleuses. Je doute qu’elle ait vu la moitié de ce que j’ai vu, moi.
Bahjat, à côté de lui, s’était assoupie. Comme elle semblait fragile, vulnérable ! Ses longs cheveux noirs ruisselaient en cascade sur ses fines épaules. Ses lèvres charnues étaient entrouvertes.
Pourtant, nous sommes ennemis. Une fois à New York, elle me livrera à ses amis du F.R.P. Et je leur fausserai compagnie pour prendre contact avec le Gouvernement mondial.
Tous ces mois d’intimité et de périls partagés pendant lesquels ils avaient vécu ensemble, affronté la mort ensemble, c’était fini. Terminé. C’est à cause de cela qu’elle n’a pas voulu faire l’amour avec moi, cette nuit.
Et c’était à cause de cela qu’il aurait voulu faire l’amour avec elle.
L’appareil se posa enfin après avoir longtemps tourné en rond au-dessus de la chape de smog qui recouvrait New York. Bahjat sur ses talons, David se joignit aux passagers qui se dirigeaient vers la sortie en bavardant. Elle l’avait averti que des gens du F.R.P. seraient à l’aérogare et qu’ils le surveilleraient pour prévenir toute tentative de fuite.
Au moment où ils émergèrent du tube d’accès du terminal, il prit délibérément la main de la jeune fille. Elle le laissa faire.
Il n’y avait pas d’autres passagers en dehors des quelque soixante-dix personnes de leur vol. L’aérogare était crasseuse, jonchée de détritus. Derrière les fenêtres fêlées et barbouillées, on apercevait quelques avions au parking mais ils avaient l’air abandonnés, morts.
— Quand je pense au bon vieux temps ! soupira bruyamment le voyageur qui précédait David. La veille du Thanksgiving, c’était une vraie maison de fous !
— C’est un avantage, répondit le petit bout de femme qui était son épouse, pour le consoler. Comme ça, on n’a pas besoin de se démener dans la cohue.
Comme David et Bahjat n’avaient pas de bagages, ils sortirent sans hâte du terminal, toujours la main dans la main, traversèrent une route déserte et gagnèrent un gigantesque parking à moitié vide. Et encore, la plupart des voitures qui s’y trouvaient étaient visiblement des épaves : des tas de ferraille rouillée, dépourvues de roues, glaces brisées, capots béants.
Le soleil était un ovale rougeâtre à l’éclat débile presque au ras des toits de l’autre côté de l’autoroute. Il n’apportait aucune chaleur et le vent humide venu de la mer traversait le mince costume de David.
Un homme grisonnant au visage sillonné de rides surgit entre deux voitures à l’arrêt et héla Bahjat. Tous deux échangèrent quelques brèves paroles en arabe. L’homme conduisit le couple au fond de la vaste esplanade. Là, les véhicules paraissaient presque tous en état de marche. Bahjat avait lâché la main de David pour le suivre.
Il y avait des gardes armés dans cette section du parking et David remarqua deux jeunes gens à la peau sombre debout à côté d’une limousine cabossée. L’homme aux cheveux gris fit s’installer Bahjat à l’arrière et tint la portière pour que David prenne place à côté d’elle. Il ne monta pas. Les deux jeunes gens s’assirent à l’avant et il agita joyeusement le bras quand l’auto démarra.
— Le chauffeur sait où nous allons ? s’enquit David.
— Certainement, répondit Bahjat.
— Et vous ?
— Non, avoua-t-elle.
Il s’avéra que leur destination était un vieil édifice abandonné de Manhattan donnant sur un grand parc. David essaya de déchiffrer les vestiges des lettres qui ornaient la façade. Elles devaient correspondre au mot PLAZA. La voiture passa devant le bâtiment, tourna dans une rue et s’arrêta le long du trottoir.
Les deux garçons firent entrer sans mot dire Bahjat et David par une porte latérale. Toutes les fenêtres de l’hôtel étaient condamnées par des planches et des plaques de métal ébréchées remplaçaient les anciennes portes. Sur l’une d’elles était apposé un avis de mise aux enchères aux bords effilochés et gondolés.
Dans le hall régnait une agitation tout à la fois fébrile et ordonnée. Des gens allaient et venaient. Les voix bourdonnaient. Apparemment, chacun avait soit un pistolet à la ceinture, soit un fusil en bandoulière — parfois les deux. Il y avait des hommes et des femmes.
Une odeur de moisi imprégnait l’air. Tapis et tentures incrustés de la poussière accumulée au fil des années étaient grisâtres. Les rares meubles qui demeuraient encore étaient dissimulés sous des housses crasseuses.
— Que se passe-t-il ici ? s’enquit David. On dirait le quartier général d’une armée en campagne.
— On vient juste d’arriver, répondit l’un des deux jeunes gens.
— Tais-toi, lui intima son camarade — celui qui avait conduit. Réponds pas aux questions. Et toi… (Il enfonça son index dans le sternum de David :)… t’as pas à en poser.
Ils passèrent devant une batterie d’ascenseurs. Les portes étaient presque toutes ouvertes sur des puits d’ombre. Ils montèrent l’escalier, les deux garçons en tête, David derrière eux. Bahjat fermait la marche. À partir du troisième étage, les marches étaient nues. Puis ils gravirent une échelle de secours aux barreaux métalliques scellés dans le ciment gris. Le soleil à son déclin donnait juste assez de lumière pour permettre au petit groupe de se frayer son chemin à travers les détritus amoncelés. Des cafards couraient parmi les ordures et David se demanda qui, en dehors d’eux, pouvait habiter le vieil hôtel délabré.
Après avoir encore grimpé six étages, ils s’engagèrent dans un corridor qui, lui aussi, empestait le moisi et l’urine. Les jeunes firent halte devant une paire de portes attenantes et l’un d’eux tendit deux clés à Bahjat.
— Nos gars sont à cet étage et les troupes d’Américains occupent ceux d’en dessous. S’il cherche à faire le malin, vous n’aurez qu’à crier.
Bahjat les assura que c’était noté et ils s’éclipsèrent.
— Quelque chose de pas ordinaire est en train de se préparer, commenta David dès que la porte antifeu se fut refermée.
— Avez-vous remarqué que tous les hommes et toutes les femmes dans le hall étaient noirs ? fit Bahjat.
— Pas tous.
— C’est vrai, il y en avait aussi qui avaient le type latin mais je n’ai pas vu de Blancs.
— Vous avez raison, convint David après quelques secondes de réflexion. Il n’y avait pas un seul Blanc. Qu’est-ce qu’ils mijotent, à votre avis ?
— Je n’en sais rien mais, en tout cas, c’est pour bientôt, fit Bahjat en ouvrant une des portes jumelles.
Les deux chambres étaient communicantes et, dans le jour crépusculaire qui les baignait de sa lueur maussade, elles étaient rigoureusement identiques.
— Laquelle préférez-vous, David ? La rouge ou la bleue ?
La tapisserie en lambeaux des deux pièces ne se distinguait que par la couleur. Elles étaient l’une et l’autre meublées d’un grand lit, d’une commode veuve de ses tiroirs et d’un coin lavabo. David tira l’unique drap du lit de la chambre bleue. En dessous, il n’y avait qu’un matelas. Il entra dans la chambre rouge. Là, un miroir fêlé complétait le lavabo. Dans la chambre bleue, un rectangle un peu plus clair sur le mur indiquait qu’il y avait eu aussi une glace, autrefois.
Le jeune homme s’immobilisa sur le seuil de la porte commune. Bahjat était dans la chambre rouge.
— Il vaudrait mieux que vous preniez celle où il y a la glace, lui dit-il.
— Vous êtes toujours aussi attentionné, répondit-elle en souriant.
— Et vous, toujours aussi gentille.
Elle se dirigea vers le coin toilette.
— Ah ! Ils ont prévu du savon et des serviettes en papier. Il y a même un nécessaire à raser.
— Je vais le prendre.
— Mais rien pour se maquiller. C’est une chose à laquelle les hommes ne pensent jamais.
— Vous vous maquillez ? s’exclama David faussement surpris.
Bahjat lui sourit à nouveau.
— Vous ne m’avez jamais vue qu’à l’état de nature.
— Et vous êtes aussi jolie comme ça.
— Et vous, la barbe vous va à ravir. Vous devriez peut-être la conserver.
David se gratta le menton.
— Ce qu’on est polis, hein ?
— Oui. (Elle le dévisagea, presque timidement.) C’est la première fois que vous me dites que vous me trouvez jolie.
— Vraiment ? Depuis tout ce temps…
— Oui. Depuis tout ce temps.
— Eh bien, oui, Bahjat, vous êtes belle. Très belle.
— Merci.
Il ne savait pas trop quoi dire d’autre.
— Que va-t-il se passer demain ? se surprit-il à lui demander.
Elle eut un imperceptible haussement d’épaules.
— Ou Tigre viendra nous retrouver, ou nous irons à sa rencontre.
— Et qu’est-ce qu’on va faire de moi ?
— Je l’ignore. Nous n’avons encore rien décidé.
— Et vous, qu’allez-vous faire ?
Elle secoua la tête.
— Ce qu’il faudra que je fasse.
— Quoi que ce soit ?
— Quoi que ce soit.
— Vous allez m’enfermer à double tour ? fit-il en tendant le doigt vers la porte extérieure.
— Je dois ?
— Aucune importance. (Il se dirigea à pas lents vers la chambre bleue.) Je peux la démolir d’un coup de pied si le cœur m’en dit.
Il se laissa tomber sur le lit qui s’affaissa sous son poids en dégageant une odeur de champignons. Bahjat alla se planter devant la porte de communication et s’appuya avec lassitude au chambranle.
— Ne dites pas d’idioties. Vous ne pouvez pas vous échapper.
— Il y a une antenne du Gouvernement mondial à deux pas d’ici. Ce n’est pas Messine, d’accord, mais elle fera l’affaire.
— Vraiment ?
— Vous saviez depuis le début que je voulais aller à Messine. Je ne vous ai pas caché mes intentions.
— En effet. Mais j’avais cru que… après toutes ces semaines que nous avons passées ensemble, après avoir vu tout ce que vous avez vu… les gens qui ont faim, l’injustice…
— Vous avez pensé que je passerais dans le camp de la révolution ?
Elle acquiesça.
— Faire sauter des ponts, tuer des gens, dévaliser les banques, détourner des navettes spatiales… à quoi cela rime-t-il ? Ce n’est pas ça qui donnera à manger à ceux qui claquent de faim.
— Bien sûr ! rétorqua sèchement Bahjat. Mais quand nous aurons chassé les tyrans, quand nous aurons renversé le Gouvernement mondial, alors…
— Vous aurez détruit une forme de gouvernement mais vous n’aurez pas changé la vie des gens pour autant. Vous n’ouvrirez pas de nouvelles mines d’or. La manne ne se mettra pas subitement à tomber du ciel.
— Vous ne comprenez rien à rien !
Les yeux de la jeune fille flamboyaient.
— Je comprends plus de choses que vous le ne croyez ! riposta-t-il avec âpreté. Flinguer, renverser les gouvernements… c’est ridicule ! Aberrant ! Plus qu’absurde ! Vous faites le jeu de ceux que vous voulez flanquer en l’air, ni plus ni moins.
Elle marcha sur lui, les poings sur les hanches.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous avez passé toute votre existence dans un petit paradis feutré comme un oiseau rare qui fait la roue, que l’on choye et que l’on nourrit parce qu’il est trop stupide pour survivre hors de sa cage, dans le monde réel.
David l’empoigna et la renversa sur le lit. Elle voulut lui lancer un coup de genou mais il para de la hanche et se laissa choir sur elle en lui immobilisant les bras. Bahjat le dévisagea. Il n’y avait ni frayeur ni colère dans ses yeux.
David plaqua sa bouche sur la bouche de la jeune femme, lui libéra les bras et prit son merveilleux, son fragile, son ensorcelant visage entre ses mains comme si c’était le trésor le plus délicat, le plus précieux qui fût au monde.
Et les mains de la fille se posèrent sur les épaules du garçon. Elle saisit à pleine poignée ses cheveux en bataille. Sa respiration, soudain, était hachée, saccadée.
Leurs vêtements se volatilisèrent comme par magie. Et David reçut le cadeau du corps nu de Bahjat, svelte et souple, de la soyeuse douceur de sa peau brune et dorée, douce et élastique. Il la pénétra sans effort. Luisants l’un et l’autre de sueur, leurs cœurs battant à l’unisson, leurs bras et leurs jambes s’enchevêtraient dans une mêlée passionnée. Soudain, il explosa en elle tandis que les reins de Bahjat s’arquaient… extase… fulgurant brasier… torture exquise…
Ils étaient maintenant étendus côte à côte, silencieux et immobiles. Soudain, Bahjat pouffa.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Je me demandais si tu voulais toujours que je t’enferme dans ta chambre.
David s’esclaffa et se tourna vers elle.
— Ne t’ai-je pas dit que forcer une porte est pour moi un jeu d’enfant ?
— Deux fois, tu pourrais ?
— Essayons toujours.
Cette fois, ils s’aimèrent avec moins de hâte et plus de douceur mais avec autant d’ardeur et encore davantage de passion. Les mains de Bahjat exploraient le corps de son partenaire et ses ongles y traçaient d’immatérielles arabesques qui lui arrachaient des frissons. Quand David lui suçota la pointe des seins, il sentit les mamelons se raidir comme il se raidissait lui-même.
— Pas encore, murmura Bahjat dans un souffle. Attends… jusqu’à ce que… attends…
— Pas trop longtemps, chuchota-t-il en dessinant à son tour les linéaments d’une impalpable dentelle sur le ventre, entre les cuisses de son amante. Pas trop longtemps.
Elle exhala un soupir sifflant, le saisit, par les hanches et l’attira à elle. Elle frémit, son visage se convulsa et elle ferma les yeux tandis que des étoiles fusaient de partout.
Ils s’endormirent. Lorsque David se réveilla, il faisait nuit noire. Il se leva sans bruit et faillit se prendre les pieds dans ses vêtements abandonnés par terre. Il alla jusqu’à la fenêtre. La ville était un cimetière obscur et silencieux. Pas un lampadaire ne trouait les ténèbres mais, au loin, on distinguait une lueur incertaine.
Tout est fermé à cette heure. La nuit, les rues sont vides. Désertes.
Il retourna vers le lit. Je partirai à l’aube.
— Mon sultan est revenu ? chuchota Bahjat d’une voix rêveuse.
— Je ne t’ai pas quittée.
— Mais tu me quitteras bientôt ?
— Oui.
— Eh bien, profitons des quelques heures qui nous restent.
La lueur morne et diffuse de la lune qui se levait lentement inondait la vieille chambre à l’odeur de moisi. Pour une fois, Bahjat parlait. D’elle, de son enfance, de sa mère morte, de l’amour sévère que lui portait son père.
— Il était comme un faucon, comme un aigle, disait-elle, pelotonnée contre David. Fier et farouche, prêt à réduire en pièces quiconque aurait voulu me faire du mal.
— Et il t’a gardée prisonnière dans un nid d’aigle.
— Jusqu’au jour où il a décidé de m’envoyer en Europe. Il pensait que je ne risquerais rien avec quelqu’un pour me chaperonner et ses sbires aux aguets. Mais je me suis jouée d’eux… et je suis devenue Shéhérazade.
— Il ne l’a jamais su ?
— Il a toujours fait comme s’il l’ignorait. Mais il le sait, maintenant.
— Et Hamoud, ce fameux Tigre avec qui tu es en contact… C’est en Europe que tu l’as connu ?
— Il n’avait jamais mis les pieds hors de Bagdad quand j’ai fait sa connaissance, répondit-elle avec un petit rire. Il se figure qu’il est un grand et vaillant chef mais le cerveau qui le guidait, c’était moi.
— Mais comment es-tu passée à la révolution ? Comment cela a-t-il commencé ?
David devina que Bahjat se nouait imperceptiblement.
— C’était un jeu. Un jeu excitant. J’ai rencontré des gens passionnants en Europe. À Paris, à Florence, à Milan. Et puis, je suis allée à Rome et je suis tombée amoureuse d’un bel Italien. Un révolutionnaire très sage et plein de fougue, plus âgé que moi. Il devait avoir trente ans, au moins. Son père avait été un révolutionnaire, lui aussi, et son grand-père était un communiste qui s’était battu contre les fascistes.
— Et c’est comme ça que tu es devenue une révolutionnaire à ton tour ?
— Pas parce qu’il l’était. Je ne fais pas de suivisme sous prétexte que les autres sont des hommes et que je ne suis qu’une femme. Mon père aurait bien aimé que je me comporte de cette manière mais je n’ai pas une vocation de potiche.
— Bien sûr.
— Giovanni m’a ouvert les yeux. Il m’a fait comprendre que j’étais une enfant gâtée, il m’a fait voir dans quel état de misère vivaient les pauvres.
— Et tu l’as rejoint dans son combat ?
— Oui. Mais je considérais toujours cela comme un jeu, un jeu glorieux. J’étais Shéhérazade. Je crois que je voulais que mon père le sache.
— Mais, maintenant, ce n’est plus un jeu.
— Non, ce n’est plus un jeu.
Et Bahjat lui parla de Denny, elle lui expliqua comment l’architecte avait été assassiné sur l’ordre d’al-Hachémi… à cause d’elle.
— C’est pourquoi, conclut-elle sur un ton qui avait la dureté et le froid de l’acier, c’est pourquoi je ferai l’impossible pour détruire tout ce à quoi il tient.
— Toi y compris ?
— C’est sans importance. Je m’en moque.
— Moi pas. (Il eut une brusque illumination.) La nuit dernière… à La Nouvelle-Orléans… c’était à ton architecte que tu pensais, n’est-ce pas ?
— Oui.
La voix de Bahjat était presque inaudible.
— Tu l’aimes toujours ?
— Oui.
— Mais il est mort. Tu ne peux pas passer le reste de ta vie avec les morts. Tu appartiens au monde des vivants. Tu es trop merveilleuse pour faire une croix sur ton avenir.
Elle se tourna vers David et lui caressa la joue.
— Tu es un amour, David. Ta place n’est pas ici, dans cet univers sanglant et sordide. Tu devrais retourner sur Île Un.
— Pas sans toi.
Elle resta un long moment silencieuse.
— Viens avec moi, dit David d’une voix pressante.
— Tu ne comprends pas.
— Quoi ? Tu aimes Hamoud ?
— Le ciel m’en préserve !
— Crois-tu que tu pourrais m’aimer ?
Les mots étaient sortis tout seuls et David avait soudain la gorge sèche.
— Je…
Elle hésita et laissa le reste de sa phrase en suspens.
— Je t’aime, Bahjat. Je t’aime de toute mon âme.
Comme elle demeurait muette, il se demanda s’il n’avait pas eu tort de lui faire cet aveu.
Je l’aime, s’émerveillait-il. Comment ne m’en suis-je pas aperçu plus tôt ? Quel imbécile je suis !
Ce fut alors qu’il prit conscience que Bahjat sanglotait sans bruit dans l’obscurité.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas…
— Non, l’interrompit-elle. Je ne sais pas pourquoi je pleure. Je suis ridicule.
Elle le prit par le cou et se serra de toutes ses forces contre lui. Ils firent à nouveau l’amour et s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. Dehors, le ciel s’argentait. Ce fut l’aube, puis il fit grand jour. Le soleil montait à l’assaut du zénith. Bahjat et David continuaient de dormir paisiblement.
Des coups de feu les réveillèrent.
MÉMORANDUM
Exp. : R. Pascual, branche locale de Philadelphie.
Dest. : J. Collins, directeur des opérations.
Objet : activités urbaines du F.R.P.
Date : 26 novembre 2008. Ni le bureau de Philadelphie ni vos assistants n’ont tenu compte de mes recommandations suggérant la mise en état d’alerte de tous les bureaux locaux et notification à la garde nationale d’un clash imminent. J’ai toutes raisons de croire que les groupes du F.R.P. préparent un soulèvement général dans les villes sur toute l’étendue du territoire des États-Unis. Le jour serait très proche. Je vous demande respectueusement de bien vouloir m’accorder un entretien après le week-end du Thanksgiving pour que nous puissions discuter de vive voix de cette affaire. C’est de la plus haute urgence, j’en suis certain.
Jamais Lacey n’avait encore eu un instrument aussi chouette dans les mains. La crosse de métal, noire et luisante, épousait le creux de sa paume comme si elle avait été faite sur mesure. Le canon trapu s’achevait par un suppresseur de recul. Le magasin incurvé comme une banane recelait cent projectiles bon poids. On pourrait couper des arbres avec cet engin.
Assis à l’arrière d’une vieille camionnette, Lacey attendait que l’horloge de la compagnie d’assurances, quelques centaines de mètres plus bas, sonne midi pour passer à l’attaque. Il adressa un sourire nerveux à Fade et à Jojo accroupis au milieu des feuilles de laitue et autres détritus qui jonchaient le plateau de la camionnette. Elle servait d’étal de fruits et légumes tous les jours de la semaine. Mais pas aujourd’hui.
Ils étaient arrêtés devant la sinistre façade de pierre de l’arsenal. Lacey se rappelait ce qu’avait dit Leo : Il y a des flingues à la pelle, à l’intérieur. Et aussi des camions et des blindés.
— Quand c’est qu’elle va se décider à grelotter, cette putain d’horloge ? gronda Jojo.
Aucun des garçons n’avait de montre. Lacey avait suggéré d’en voler quelques-unes pour avoir un meilleur minutage mais Leo s’y était catégoriquement opposé :
— Faut pas prendre le moindre risque. Si vous vous faisiez épingler en train de piquer quelque chose ou d’agresser un mec, vous louperiez tout le spectacle.
Fade se trémoussa, mal à l’aise, et s’humecta les lèvres.
— Peut-être qu’ils ont été mis au parfum et qu’ils la feront pas sonner.
— Elle sonnera, te bile pas, rétorqua Lacey en s’efforçant de leur faire comprendre par son ton que ça l’agaçait de les voir qui ne tenaient pas en place. Elle sonnera et on ouvrira le feu. Tâchez seulement à pas paniquer quand c’est que les gaziers qui sont à l’intérieur commenceront à riposter.
Ils se turent. Les rues étaient désertes. Il n’y avait pas un son en dehors du bruissement du vent glacé qui faisait s’envoler les vieux papiers et autres cochonneries.
— Ça va plus être long, reprit Lacey.
— Comment qu’on saura si les autres sont là où ils doivent ? s’inquiéta Jojo.
— On est là, nous, pas vrai ? Eh bien, eux aussi.
— Espérons-le.
Le premier coup de midi retentit comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, les trois garçons furent comme paralysés. Lacey avait brusquement la bouche sèche. Il déglutit avec effort et lança sur un ton fêlé :
— En avant !
Il fut le premier à sauter à terre et, sans un regard en arrière, il escalada au pas de course les marches de l’arsenal. Il entendait cliqueter les cartouchières et les grenades de Fade et de Jojo qui se ruaient sur ses talons.
Attaquer l’entrée principale. C’était la mission qui leur avait été attribuée, leur premier objectif.
C’était une haute grille de fer par-delà laquelle on apercevait le porche plongé dans l’ombre. Personne ne montait la garde. Au premier abord, on aurait pu croire que l’arsenal était vide et sans défense. Mais Lacey n’était pas si bête. Peut-être qu’ils dormaient, les gardes, mais ils étaient à l’intérieur. C’étaient des gens de la garde nationale rappelés pour servir de renfort à la police de New York.
La grille était cadenassée. Lacey s’arrêta net dans son élan à quelques mètres et lâcha une rafale. L’écho, répercuté par la maçonnerie, fut assourdissant. Des balles ricochèrent, accompagnées de fragments de métal qui jaillissaient dans toutes les directions. Quelque chose de brûlant érafla la joue de Lacey mais la chaîne, rompue, tomba en ferraillant et les trois garçons poussèrent la grille qui pivota sur ses gonds en grinçant.
— En avant !
Fade franchit la grille le premier et il lança une grenade sur la porte intérieure, un massif panneau d’acier encastré dans la pierre. La puissance de la déflagration les renversa mais quand Lacey leva la tête, la porte, démantibulée, était béante. Il se retourna. Une douzaine d’autres jeunes Noirs traversaient l’avenue au pas de course pour les rejoindre. Chacun d’eux avait un fusil d’assaut à la main.
— Quand j’te disais qu’ils étaient là ! brailla-t-il à l’adresse de Jojo.
Ils s’engouffrèrent par la brèche et se retrouvèrent dans un étroit passage divisé par une cloison de bois. Un gros type en kaki était à quatre pattes d’un côté de celle-ci. C’est l’explosion qui à dû l’ensuquer, songea Lacey.
Fade contourna la cloison et tira sur le garde à bout portant. Littéralement soulevé, ce dernier décolla du sol et fut projeté contre le mur. Ce n’était plus qu’une bouillie sanguinolente.
Le second groupe arrivait et se lançait à l’assaut de l’escalier menant au dortoir. Lacey entendit des détonations et l’explosion sourde d’une grenade.
Il se rappelait clairement le plan de l’arsenal qu’il avait appris par cœur et il s’engagea dans le corridor de droite. Un coup de pied eut raison de la porte du garage. C’était une ancienne salle de spectacle. Bien des années auparavant, les gosses du quartier y jouaient au basket. Et, à une époque encore plus lointaine, les enfants des écoles s’y entraînaient au tennis. Maintenant, la salle abritait des voitures blindées et des camions alignés sur quatre rangs.
— La porte latérale ! ordonna Lacey.
Jojo s’élança. Un troisième groupe attendait sur le trottoir. Ces gars-là n’avaient pas d’armes, il n’y en avait pas assez pour tout le monde, mais ils prendraient le volant des véhicules une fois qu’ils seraient entrés.
Une mitrailleuse cracha soudain et Jojo s’écroula sur le ciment, couvert de sang.
— Putain de fumier ! hurla Fade au garde qui avait surgi d’une autochenille, et il fit feu.
Mais les projectiles ne firent qu’égratigner les plaques de blindage qui protégeaient le tireur. La mitrailleuse à canons jumelés pivota pour se pointer sur Fade qui se mit à l’abri derrière un poids lourd tandis que les balles de gros calibre commençaient à pleuvoir alentour.
Lacey se plia en deux et, moitié courant, moitié rampant, il se dirigea vers le flanc de la voiture blindée en se glissant entre deux rangées de véhicules. Lorsqu’il fut à la bonne distance, il dégoupilla l’une des grenades qu’il portait, en bandoulière et la lança comme pour faire un panier depuis le milieu de terrain.
L’œuf de mort décrivit une parabole et disparut dans la meurtrière. Lacey eut le temps de voir la stupéfaction se peindre sur le visage blême du mitrailleur quand la grenade s’écrasa à ses pieds. Une explosion retentissante éclata en même temps que s’élevait un furieux tourbillon de fumée.
Fade, le visage ruisselant de larmes, balbutiait des paroles incohérentes en essayant maladroitement de mettre en place un chargeur neuf.
— La porte ! lui cria Lacey en battant en retraite.
— Jojo…
— T’occupe ! Il est mort, mec. Vite, la porte !
Fade se redressa en titubant tandis que Lacey prenait position dans le couloir conduisant à l’entrée principale. Si les gardes nationaux de l’étage supérieur les refoulaient, il avait pour instructions de tenir le garage jusqu’à ce que les chauffeurs aient sorti tous les camions et tous les véhicules blindés.
Il était furieux. Normalement, y aurait pas dû y avoir de culs-blancs dans les bagnoles. Qu’est-ce qu’il foutait là, ce tordu, au lieu d’être dans le dortoir comme tout le monde ?
Dans son P.C. installé dans les sous-sol du Plaza, Leo suivait la bataille sur les vidéophones — il y en avait soixante-douze alignés sur deux rangées. Les opérateurs rivés à leurs écrans relayaient les ordres et prenaient note des rapports de situation à mesure qu’ils arrivaient. Leo allait de l’un à l’autre, saisissant lui-même le combiné pour parler à ses lieutenants chaque « fois qu’il jugeait que c’était nécessaire.
Le succès dépassait ses espérances. New York avait été pris à froid. Tous les arsenaux de la Garde nationale étaient aux mains des insurgés sauf deux. La plupart des commissariats étaient occupés ou détruits. Les guérilleros s’étaient emparés de la résidence du maire qu’ils avaient incendiée quand ils s’étaient aperçus qu’il n’y avait personne. Nul ne savait où sa femme et lui se trouvaient.
Mais le centre était une noix plus difficile à casser. Le quartier général de la police était transformé en forteresse et les flics rendaient coup pour coup. Quelqu’un avait eu l’idée lumineuse de lancer des S.O.S. par radio. Mais le message des écrans était clair : tous les ponts et tous les tunnels reliant Manhattan à l’extérieur étaient bloqués ou investis par les troupes de Leo.
C’est bon, se disait ce dernier. On pourra tenir Manhattan pendant deux jours. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à bouffer. Alors, on se dispersera et on laissera l’armée rappliquer. Mais là, qu’est-ce qu’on dégustera ! Tous ceux qui ont la peau noire seront transformés en bouillie. Mais il ne restera plus grand-chose à récupérer, ça fait pas un pli.
Leo ne cessait d’aller et venir devant les vidéophones en tordant le cou pour ne rien perdre du spectacle. Des scènes dantesques se déroulaient sur chaque écran.
La bibliothèque de la 42e Rue était un brasier furieux. Des flammes de plus de quinze mètres jaillissaient de son toit crevé, accompagnées d’épaisses volutes de fumée noire. Quelqu’un avait fait sauter la tête d’un des lions de pierre qui montaient la garde devant l’entrée de la Cinquième Avenue et la statue, décapitée et charbonneuse, se dressait maintenant au milieu d’une véritable mer de décombres.
Des foules affolées et hurlantes se bousculaient dans la ville en quête d’un abri mais il n’y avait pas d’asile. Les guérilleros tiraient à vue sur la police et la Garde nationale en pleine rue, au milieu des pitoyables collinettes brunâtres de Central Park. De jeunes Noirs descendaient les vitrines, mettaient le feu aux bus, fracassaient les meubles et les balançaient par les fenêtres des appartements.
Déjà, de la fumée s’échappait des bureaux éventrés du Gouvernement mondial. On avait attaqué les bâtiments à coups de cocktails Molotov.
Dans deux ou trois endroits, des Noirs échangeaient des coups de feu avec d’autres Noirs. Les gangs de rues que Leo avait réussi à souder pour constituer un fer de lance offensif était déjà en train de se liquéfier et la résistance des culs-blancs, bien qu’attendue, se manifestant beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait prévu, faisait renaître les vieilles querelles. Ce soir, on ne pourra plus les tenir. Malheur aux Blanches sur qui ils tomberont !
David et Bahjat suivaient de la fenêtre de leur chambre la brève escarmouche dont la Cinquième Avenue était le théâtre. Un car de police, toutes sirènes hurlantes, avait surgi, pris en chasse par quatre autres voitures. Le conducteur perdit le contrôle de son véhicule qui monta sur le trottoir et percuta le magasin situé au coin de la rue. Deux agents en sortirent en vacillant sur leurs jambes tandis que les autos suiveuses s’arrêtaient. Une douzaine d’adolescents en émergèrent. L’un d’eux lança quelque chose en direction du car accidenté qui s’embrasa aussitôt. Le souffle renversa les policiers dont les vêtements devinrent aussitôt la proie des flammes. Leurs assaillants firent cercle autour d’eux pour les regarder brûler.
Bahjat se boucha les oreilles et David la serra contre lui. Mais elle entendait quand même les cris des malheureux. Et son compagnon était incapable de détourner les yeux.
Non, je ne vais pas me sauver en éclatant en sanglots, se promit Karen Bradford, accroupie derrière la rambarde, en étreignant sa carabine.
Avec son treillis vert olive et son casque en plastique, rien ne la distinguait des autres gardes nationaux. Ses nerfs étaient tendus à craquer. Le pire, c’est l’attente, songeait-elle. Ils nous l’ont bien dit à l’instruction. C’est plus terrible que n’importe quoi d’autre.
Dix mètres plus loin, Joey DiNardo, plié en deux, scrutait le pont. Il se retourna et décocha un sourire à Karen.
— Tu tiens le coup, ma blonde ?
— T’en fais pas pour moi, rétorqua-t-elle vertement. Surveille plutôt ce que tu es censé surveiller.
Le détachement comportait quatre femmes. Des soldats du week-end. C’était ça, la garde nationale. En principe, ils ne devaient même pas être de service les jours fériés. Mais ils avaient été alertés au début de l’après-midi et, à 14 heures, ils étaient en tenue dans les camions. Le sergent leur avait fait un briefing.
— On tient le quartier de Queens et on essaie de reprendre Brooklyn. Apparemment, Manhattan est entre leurs mains.
Une unité avait contre-attaqué et repris le pont de la 59e Rue aux émeutiers noirs. Le détachement de Karen avait ordre d’en assurer la défense car les gardes qui l’avaient reconquis avaient essuyé des pertes trop lourdes pour se charger de cette mission sans renforts.
— Personne ne doit passer sur ce pont sauf l’armée et la Garde nationale, avait conclu le sergent.
Maintenant, ils attendaient, crispés et nerveux. Karen aurait bien voulu avoir autre chose dans les mains qu’une carabine et un malheureux chargeur de trente balles. Max et Gerry servaient la mitrailleuse lourde. Les grenades étaient enfermées dans leurs caisses à bord du camion. Je vous dirai quand on en aura besoin, avait grommelé le sergent. Je ne veux pas que vous fassiez sauter ce foutu pont sans en avoir reçu l’ordre.
C’était le calme plat. Ils avaient entendu quelques coups de feu un peu plus tôt, ils avaient vu de la fumée mais, maintenant, Karen, les fesses collées sur le ciment froid, n’entendait ni ne voyait rien d’insolite.
Sauf que la ville était paralysée. Pas une voiture sur le pont. Le car-ferry de Roosevelt Island était à quai. Pas une rame de métro, pas de circulation dans les rues. Il n’y avait même pas de passants.
Une ville morte. Des rangées et des rangées de buildings silencieux aux fenêtres aveugles. Un immense palais enchanté s’étirant sur des kilomètres.
Karen était presque hypnotisée par le courant sans fin de l’East River. Soudain, la voix de DiNardo la ramena sur terre :
— Ils sont sur le niveau supérieur !
— Reste baissé, lui intima le sergent.
— Mais je les entends là-haut ! C’est une bagnole.
— Il y a deux escouades au-dessus. Occupe-toi de ce qui se passe ici, conard ! Fais ton boulot et ferme ta gueule.
DiNardo hocha la tête d’un air chagrin.
Une voiture blindée apparut sur la rampe d’accès de la voie principale du pont.
— C’est elle que tu as entendue, dit Karen à son collègue en souriant de soulagement.
C’était, en fait, un gros transporteur de troupes surmonté d’une tourelle hérissée d’une mitrailleuse à canons jumelés. La cabine du conducteur, entièrement blindée, était seulement percée de fentes par où passaient les périscopes électro-optiques. Une grosse étoile blanche à cinq pointes était peinte sur le flanc beige du véhicule.
Le blindé s’immobilisa devant le camion du détachement. Karen entendit le grincement de ses freins et la plainte étouffée du turbo mourut.
Le sergent se leva et s’approcha du véhicule.
— Qu’est ce que c’est que ce bordel ? s’exclama-t-il. On est là depuis…
Une giclée de mitrailleuse le coupa proprement en deux. Du sang et des fragments de chair s’écrasèrent sur les joues de Karen. Elle entendit quelqu’un pousser un cri — c’était elle — et toutes les armes légères du détachement se mirent à crépiter en même temps.
Les doubles canons de la mitrailleuse pivotèrent lentement tandis que les balles sifflaient et éraflaient la tourelle. L’espace d’un instant, Karen eut directement leurs yeux vides devant elle mais, déjà, l’engin se pointait sur le camion qui se désintégra dans un geyser de flammes.
Des hommes sautèrent du blindé. Ce n’étaient ni des gardes nationaux ni des soldats mais des gamins. Noirs. Qui s’en donnaient à cœur joie avec leurs P.M. et leurs fusils d’assaut.
Joey DiNardo décolla de la rambarde du pont. Sa tête n’était plus qu’une masse sanguinolente, informe. Une grenade explosa quelque part et le staccato de la mitrailleuse du détachement s’éleva. Des étincelles fusèrent sur les plaques de blindage du transport frappé de l’étoile blanche et plusieurs jeunes Noirs s’affaissèrent comme des poupées de son.
La fumée et ses larmes brouillaient la vision de Karen, ses oreilles bourdonnaient. Et sa carabine était vide. Elle se rendit soudain compte que depuis quelques secondes, son index était crispé sur la détente mais que rien ne se passait. Se courbant en deux derrière la rambarde pour se protéger des projectiles qui sifflaient de partout, elle rejoignit en rampant Max et Gerry.
Qui étaient morts. Leur mitrailleuse n’était plus qu’un tas de ferraille tordue. Brusquement, Karen se rendit compte que le vacarme s’était tu. Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Une poignée d’adolescents, le fusil fumant à la main, la contemplaient fixement.
L’un d’eux réarma sa mitraillette.
— Attends un peu, lui lança le garçon maigre et boutonneux qui était à côté de lui.
Il avait le teint plus clair. Un Portoricain, peut-être. Il s’approcha de Karen et, du bout du canon de son fusil d’assaut, il fit sauter le casque de la jeune fille qui tomba avec un bruit métallique, révélant une chevelure blonde miroitant au soleil.
— J’te disais bien qu’c’était une gonzesse, fit le garçon en ricanant.
Karen voulut sortir le poignard glissé dans la tige de sa botte mais ils se jetèrent sur elle, lui tordirent douloureusement les bras derrière le dos et lui arrachèrent d’un seul coup sa chemise. Elle ne commença à hurler que quand ils lui écartèrent les jambes et déchirèrent son slip.
Kiril Malekoff se hâtait le long de la rampe couverte reliant le 40e étage de l’aile européenne du siège du Gouvernement mondial au 40e étage de l’aile africaine. Par-delà la vitre teintée qui s’incurvait au-dessus de la galerie, l’éclatant soleil de la Sicile rôtissait la ville et les collines semblables à des ossements blanchis. Mais à l’intérieur des bâtiments climatisés régnait en permanence une tonique fraîcheur et le taux d’humidité était constant.
Malekoff ne se souciait ni de la température ni de l’humidité tandis qu’il bousculait les secrétaires stupéfaites et les assistants empressés mais quand il entra en trombe dans le bureau de Kowié Bowéto, il suffoqua tant la chaleur était oppressante.
— Comment pouvez-vous travailler dans cette étuve ? s’exclama-t-il en refermant la lourde porte de bois.
Bowéto leva les yeux de l’écran sur lequel une secrétaire visiblement ébahie s’efforçait de le prévenir que Malekoff venait le voir et répliqua :
— Comment pouvez-vous goûter des températures inférieures à zéro ? Et la neige ?
— Nous ne les goûtons pas, nous les subissons.
Le Russe dégingandé s’assit lourdement dans un fauteuil en face du vaste bureau d’une irréprochable netteté et Bowéto se laissa aller contre le dossier de son fauteuil pivotant, recouvert de peau de zèbre. Son visage mafflu, puissamment charpenté, ne trahissait ni ennui ni surprise.
— Vous avez l’air inquiet, dit-il. C’est à cause des émeutes en Amérique ?
— Dame ! Que voulez-vous que ce soit d’autre ?
— C’est le problème de Williams, pas le nôtre. Enfin… pas encore. Je crois savoir que le gouvernement américain a demandé l’aide de l’armée canadienne.
— Et les Mexicains ?
Bowéto secoua la tête.
— Les Yankees craignent que leurs voisins à la peau bistre ne prennent fait et cause pour les rebelles contre les Blancs. Ils ne feront pas appel aux Mexicains. En fait, d’importants effectifs de l’armée américaine ont été envoyés en renfort le long de la frontière du Mexique.
— Alors que leurs villes brûlent ! Ce n’est pas possible !
Bowéto haussa les épaules.
— Disons que c’est là une expérience de redéveloppement urbain sans précédent.
— Comment pouvez-vous être si serein ! Et si c’était le lever de rideau d’un soulèvement frontiste à l’échelle de la planète ? Si des insurrections du même genre éclataient en Europe ? Ou en Afrique ?
— Vous ne redoutez quand même pas que les citoyens soviétiques se soulèvent ouvertement contre leur gouvernement ? fit Bowéto avec un léger sourire.
Malekoff fronça ses sourcils broussailleux.
— C’est une possibilité qui n’est pas totalement exclue. Mais il y a l’Europe orientale… l’Allemagne… admettez que ça parte de là. Et pourquoi pas d’ici même, bon Dieu… de Messine. Toute cette affaire est organisée par le F.R.P. contre le Gouvernement mondial, vous vous en rendez compte ? Contre nous !
— Je sais.
— Et De Paolo est dans son lit, plus près de la mort que de la vie !
— Quelqu’un l’a-t-il mis au courant des événements ?
— J’en doute, soupira lugubrement Malekoff. Ils ont tous peur de le tuer.
— Mais si nous devons intervenir… si la crise fait tache d’huile et s’étend au-delà de l’Amérique du Nord…
— Nous serons paralysés. Toute action interrégionale doit recevoir l’accord préalable du directeur.
— On pourrait nommer un directeur par intérim, suggéra Bowéto, aussi impassible qu’un joueur de poker.
Malekoff leva les bras au ciel.
— Pour cela aussi, il faut le feu vert du directeur. Nous sommes pieds et poings liés.
L’Africain resta silencieux et son interlocuteur, qui ne tenait pas en place, se fouilla. Il sortit de sa poche un étui à cigarettes en argent.
— J’ignorais que vous vous adonniez à ce vice, vous aussi ?
— Je n’y sacrifie qu’en privé, répliqua Malekoff en allumant une longue cigarette maïs. Et seulement dans les moments de tension extrême, ajouta-t-il en soufflant un nuage de fumée.
Bowéto eut un hochement de menton compréhensif.
— Il faut absolument qu’on lui en parle, même si cela doit lui causer un gros choc.
— Son entourage s’y opposera, rétorqua le Russe.
— Nous les contraindrons à mettre les pouces. Le Gouvernement mondial ne peut pas rester pieds et poings liés pour reprendre votre expression.
— Mais ce sera sa mort !
Bowéto haussa à nouveau les épaules.
Malekoff tira furieusement sur sa cigarette.
— Laissez-moi m’occuper de cela, laissa tomber son interlocuteur.
Le Gouvernement mondial nous promet un avenir enchanteur où tous les hommes seront frères. Mais les affamés du monde entier ne peuvent pas attendre demain. C’est aujourd’hui qu’ils ont faim. Déjà, les masses opprimées des États-Unis se dressent pour prendre ce qui leur revient légitimement.
Les quatre cinquièmes de la population de la Terre ont faim, souffrent de maladies, sont exclus de l’instruction et toute espérance leur est interdite. Ils ne veulent pas d’un Gouvernement mondial. Ils veulent du pain, la terre et du travail. C’est pour satisfaire ces exigences élémentaires qu’ils se battent.
Nous n’avons aucun besoin d’un Gouvernement mondial, cet énorme rempart bureaucratique destiné à protéger les riches des pauvres. Ce qu’il nous faut, ce sont de petits gouvernements, des nations distinctes qui entendent les cris du peuple.
Aux États-Unis, les pauvres ont pris les armes. Les pauvres se soulèveront aussi dans tous les autres pays. S’il faut un bain de sang pour secouer la tyrannie du Gouvernement mondial, eh bien, que coule le sang ! Les pauvres n’ont rien à perdre.
Le véritable centre nerveux de la machine militaire américaine, vibrant de toute son énergie électronique, était enfoui à plus de cent mètres de profondeur sous les salles souterraines croulantes de l’ancien Pentagone.
Depuis l’instauration du Gouvernement mondial et le désarmement stratégique subséquent, aucune force militaire nationale ne possédait plus d’armes de solution finale, nucléaires, biologiques ou chimiques. Les missions dévolues aux armées se réduisaient à la surveillance des frontières et au maintien de l’ordre et de la paix intérieure. La guerre était hors-la-loi et les moyens nécessaires à livrer des conflits en termes de mégamort avaient été confisqués par le G.M.
Mais la panoplie qui restait encore en service aurait réjoui le cœur de n’importe quel homme de guerre, de Gengis Khan au général George S. Patton : fusils, mitrailleuses, canons, tanks, pistolets, baïonnettes, bombardiers à réaction, napalm, vedettes rapides, fusées tactiques, lasers lourds antiblindage, perturbateurs soniques, stroboscopes capables de provoquer des crises d’épilepsie… la liste en était longue, très longue.
Mais l’outil le plus utile et le plus indispensable à la disposition des militaires était encore les communications. Des liaisons électroniques instantanées permettaient à l’assemblée des généraux et des colonels (et aux amiraux présents parmi eux, qui n’en revenaient pas de se trouver là) de savoir ce qui se passait et où.
Les quarante-huit États étaient figurés sur une carte électronique géante où scintillaient des témoins lumineux et des rapports de situation sous forme de voyants de couleurs correspondant à un code. Elle était si vaste que la tête du plus grand des hommes réunis dans le bunker — un tout jeune colonel mississippien qui avait été la grande vedette de l’équipe de basket de l’Académie militaire de West Point — ne dépassait pas la zone jaune représentant Los Angeles.
La quasi totalité de la surface de la carte était illuminée en rouge, signal de danger. Toutes les villes du Nord-Est, de Boston à Cincinnati, étaient également rouges. Chicago était noir : personne ne savait ce qui s’y passait, les liaisons avec la cité étaient interrompues depuis plusieurs heures. Même le réseau de satellites à « sécurité absolue » avait cessé de donner signe de vie.
— Je les avais pourtant avertis, répétait inlassablement un général à une étoile aux hommes et aux femmes crispés qui allaient et venaient dans l’immense bunker. Les rapports de mes services laissaient prévoir ce qui était en train de se préparer. Mais ils ne m’ont pas écouté.
Personne, non plus, n’écoutait ses doléances.
D’autres cartes, plus petites, ornaient un second mur. Hawaï, l’Alaska, Samoa et Porto-Rico. Les trois premiers de ces États étaient apparemment calmes. La rébellion ne les avait pas touchés. Mais Porto-Rico avait été abandonné un peu plus tôt dans la journée. La garnison avait été évacuée sur le New Jersey et l’île n’avait plus qu’à se débrouiller toute seule jusqu’à ce que l’ordre soit rétabli sur le continent.
C’était dans les grandes villes du Nord-Est que la situation était la plus grave, encore que les rapports fussent contradictoires et que Saint-Louis, Denver, Atlanta et Houston fussent la proie des flammes. Phœnix avait été submergé par des bandes hurlantes qui avaient mis à sac les foyers de retraite en l’espace d’une heure ou deux. Dallas-Fort Worth faisait face : les Texas Rangers, épaulés par une milice de volontaires puissamment armés, contre-attaquaient rue par rue.
Un calme insolite régnait à Miami ainsi que dans une bonne partie du Sud.
— Il n’empêche que ces satanés moricauds contrôlent les villes de la région, soupira l’un des amiraux qui n’avaient rien d’autre à faire qu’à suivre le déroulement des combats terrestres.
— Oui, et les réfugiés venus de celles qui sont attaquées vont y affluer, fit le colonel des services de renseignement. Les Noirs s’occuperont des leurs. Dans deux jours, nous allons avoir un « chemin de fer clandestin » à l’envers[1].
Quelques villes ne connaissaient aucun trouble. À Minneapolis, la situation était parfaitement normale à l’exception de quelques échauffourées dans le secteur de l’aéroport. Un blizzard inattendu en cette saison avait sauvé tous les États du nord du Midwest. Rien à signaler, non plus, à San Francisco en dehors d’une manifestation pacifique — et spontanée, affirmaient les organisateurs — de solidarité avec les groupes minoritaires qui se battaient dans le reste du pays.
Mais Boston, New York, Philadelphie, Detroit, Cleveland, Pittsburg, Indianapolis — toutes les vieilles cités industrielles moribondes — étaient le théâtre de violents affrontements. Washington même était investi, encore que les fantassins et les marines venus des bases entourant la capitale fédérale fussent déjà passés à la contre-offensive et reprissent les rues les unes après les autres. Mais la troupe était arrivée trop tard pour préserver la Maison-Blanche d’un second incendie et pour empêcher l’assassinat des représentants et des sénateurs qui n’étaient pas partis pour le week-end. Cependant, localement, la situation militaire évoluait de façon très favorable.
— La clé de voûte, c’est New York, dit le chef des états-majors combinés, un quatre étoiles que l’on n’avait jamais vu sans sa brochette de décorations au grand complet.
Il n’avait pas failli à la tradition. Alors que, dans le bunker, tout le monde était en bras de chemise (et même, parfois, manches roulées !), sa tunique était strictement boutonnée et son pli de pantalon irréprochable.
— Rappelez-vous les manuels, messieurs. (Le chef des états-majors combinés adressa un sourire sévère aux généraux et aux colonels au teint terreux qui l’entouraient.) Rappelez-vous comment le maréchal Joukov laissa les Allemands s’user et se faire massacrer dans les rues de Stalingrad pendant qu’il rassemblait ses forces en vue d’une contre-attaque massive à l’extérieur de la ville. Rappelez-vous comment il a cerné et annihilé l’armée Von Paulus. Eh bien, c’est ce que nous allons faire à New York.
— Mais, mon général, cela demandera au moins deux jours. Les émeutiers auront le temps de tuer des foules d’innocents citoyens.
— C’est la guerre, mon vieux, rétorqua le quatre étoiles d’une voix sonore. Nous ne sommes pas là pour racheter des otages.
— Il y aurait peut-être quand même un moyen, suggéra un général de l’Air Force. Noyer la ville sous les gaz et les neurostimulants. Les escadrilles tactiques pourraient s’en charger. On montrerait aux New-Yorkais que nous ne les avons pas abandonnés et on donnerait assez de tintouin aux insurgés pour les empêcher de se livrer à un massacre généralisé au cours de la nuit.
Le chef des états-majors combinés haussa les épaules et répondit avec un sourire en coin :
— Eh bien, voyez ce que vous pouvez faire. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que de semer la pagaille chez l’ennemi pendant la nuit. Pendant ce temps, on établira un bouclage autour de New York avec la troupe et les blindés.
L’aviateur avait déjà décroché le téléphone et donnait des ordres sur un débit précipité.
— Je veux avoir les rebelles dans le creux de ma main, poursuivit le quatre étoiles. Je veux les faire tomber dans une nasse aux mailles si serrées que pas un seul ne puisse s’échapper. Pas un seul !
Il tendit le bras et referma lentement son poing, si fort que ses phalanges en devinrent blanches.
— Et les autres villes, mon général ?
— Aux unités locales de s’en charger. Les Canadiens nous envoient déjà des troupes. Qu’ils contre-attaquent à Chicago. Ça leur donnera de quoi s’occuper. Si les unités locales sont débordées, qu’elles appellent le Gouvernement mondial à la rescousse. Quant à nous, messieurs, nous reprendrons New York sans l’aide de personne. À nous tout seuls.
Il leva les yeux vers la carte et sourit.
— Va voir ce qui se passe du côté de Holland Tunnel, je t’ai dit.
Sur le mini-écran luminescent du vidéophone, le visage de Leo était marqué par la tension, la rage et la fatigue.
Lacey était installé dans la galerie de la gare de Grand Central. L’immense salle des pas perdus où, généralement, le marché aux puces était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, était envahie par une foule de gens terrifiés, choqués, qui n’avaient plus de toit. Des Noirs, des Blancs, des basanés, des hommes, des femmes et des enfants s’entassaient d’un mur à l’autre en un pitoyable troupeau.
— J’arrive à l’instant du bas de la ville, protesta Lacey. Et tu veux que j’y retourne ? Je suis crevé, mon pote. Ça a été une foutue journée, tu sais.
— Est-ce que je me repose, moi ? gronda Leo. On est tous claqués, face de rat. Mais on a encore du pain sur la planche.
— Merdaille !
— Oui, je sais. (L’expression de Leo s’adoucit imperceptiblement.) Tu voudrais rigoler un peu. Tous les culs qui attendent le héros conquérant en palpitant d’impatience ! Bon. Fais-moi plaisir et va voir ce qui se passe dans le tunnel. Je veux que tu t’assures que les copains pourront le tenir si jamais les culs-blancs essaient de s’infiltrer, en profitant de la nuit. Après, tu pourras tringler tout ce qui se présentera, j’en ai rien à foutre.
— Voilà ce que j’appelle parler ! fit Lacey avec un grand sourire.
Avec la nuit vinrent les cris. Des cris de douleur et de terreur dont les rues, ces canyons, répercutaient les échos. David et Bahjat essayaient de voir ce qui se passait mais, dans l’obscurité, ils ne distinguaient rien sinon, parfois, une silhouette fugitive.
— Les prises de guerre, murmura David. Écoutez, enchaîna-t-il comme Bahjat gardait le silence. Si vous pensez que vous serez plus en sécurité ici avec vos camarades, vous n’avez qu’à rester. Mais moi, il faut que je m’en aille. Et j’aimerais que vous veniez avec moi.
Elle secoua la tête.
— Non. Pas avant que vous sachiez où vous irez et comment y aller.
— Vous préférez prendre le risque de ne pas bouger de l’hôtel ?
— Oui.
David alla jusqu’à la porte. Il empoigna même le bouton terni et encrassé, mais il se ravisa et revint auprès de Bahjat.
— Eh bien, non. Vous ne resterez pas là. Vous m’accompagnerez, que ça vous plaise ou non.
Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent.
— À vous entendre, on pourrait croire que je suis votre prisonnière.
— Vous n’êtes pas ma prisonnière mais vous allez venir avec moi. Je ne vous abandonnerai pas ici.
Il fit un pas dans sa direction mais Bahjat sortit un petit pistolet plat de son sac posé sur la table de chevet qui aurait eu besoin d’un bon coup de chiffon.
David s’approcha d’elle à la toucher.
— Vous ne tirerez pas. Et je ne peux pas vous laisser avec ces forcenés. C’est trop dangereux.
— Je n’irai pas avec vous.
Sans plus de façon, il lui confisqua le pistolet, le glissa dans sa ceinture, puis il la prit par les épaules, l’embrassa et la souleva.
— Je vous ai déjà portée. Je peux recommencer.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle en se débattant.
Mais David lui fit le coup du pompier — il la balança en travers de son épaule.
— Écoutez-moi, mon petit. Je suis plus grand que vous, beaucoup plus costaud… et encore plus têtu.
— Si vous vous figurez que vous allez me transbahuter comme un paquet de linge sale, vous vous trompez. (Bahjat ne put s’empêcher d’éclater de rire.) Ne soyez pas aussi stupide.
— Vous allez venir avec moi sur vos pieds ou comme un paquet de linge sale. À vous de choisir.
— Je vous dis de me lâcher !
— Vous viendrez ?
— Oui.
Il lui rendit sa liberté de mouvement.
— C’est vrai ?
Elle le contempla un moment en silence. Un nouveau hurlement déchira la nuit. Un cri de femme, il n’y avait pas à s’y tromper. Bahjat frissonna.
— S’ils nous capturent…
— N’importe quoi vaut mieux que d’attendre qu’ils nous tombent dessus.
— Vous vous trompez.
— Je ne peux pas rester là à me tourner les pouces.
— Eh bien d’accord, allons-y, murmura Bahjat avec un imperceptible hochement de tête.
Ils avancèrent précautionneusement sur le palier obscur et descendirent à pas de loup l’escalier qui débouchait sur le hall illuminé de l’hôtel. Ils apercevaient une foule de gens — des garçons et des filles, le fusil en bandoulière, assis par groupes, exténués, ou qui parlaient à voix basse avec animation, des corps allongés. Il flottait une odeur composite de tabac, de sueur, de marijuana et de peur.
Mais David remarqua autre chose.
— Regardez, chuchota-t-il à l’oreille de Bahjat, tapie dans l’ombre de l’escalier. Au balcon. Ce n’est pas un téléphone ?
Elle confirma d’un signe du menton.
— Je me demande s’il marche encore.
— Qu’est-ce que vous voulez faire ? lui demanda-t-elle dans un souffle. Appeler un taxi ?
Sans répondre, David se leva et escalada la volée de marches conduisant à la galerie supérieure. Bahjat lui emboîta le pas.
C’est bon. Personne ne fait attention à nous. Nous avons tous les deux l’épiderme assez foncé pour qu’ils n’y voient que du feu. Et, d’ailleurs, c’est l’illustre Shéhérazade, elle est avec eux, elle fait partie de leur galerie de héros. Il n’empêche que David avait les genoux en coton.
Le téléphone marchait et il demanda le service des renseignements. L’annuaire électronique. Pendant que Bahjat, accoudée à la rampe du balcon, surveillait l’escalier et le hall, il consulta le plan de New York pour tenter de trouver une voie d’évasion — les rues, le réseau du métropolitain, les égouts, les canalisations.
Et ce fut l’idée géniale ! Il demanda à l’ordinateur une vue en gros plan des gaines de service du secteur Cinquième Avenue-Central Park sud. La machine, qui avait depuis de longues années l’habitude de se faire interpeller en anglais vernaculaire ou en espagnol par une population largement illettrée, obtempéra avec une rapidité et une précision tout électroniques. Quelques minutes plus tard, David avait toutes les informations dont il avait besoin. Il raccrocha et rejoignit Bahjat.
— Tout va bien, lui annonça-t-il. Je sais comment faire pour sortir d’ici et où aller.
La jeune femme haussa un sourcil interrogateur.
— Il y a une marina pleine de petits bateaux sur l’East River. On peut la rejoindre en passant par les gaines téléphoniques souterraines.
— Il est probable que vos bateaux ont déjà été détruits, rétorqua Bahjat.
— Peut-être mais, même dans ce cas, on trouvera bien un endroit où nous cacher pendant deux jours. Et je parie tout ce que vous voulez qu’il y aura plus d’une embarcation en état de naviguer.
Cela leur prit des heures.
À l’origine, les tunnels de visite avaient été conçus pour que les agents des services d’entretien puissent se tenir debout quand ils travaillaient sur les lignes. Mais celles-ci s’étaient multipliées depuis des décennies et avaient peu à peu grignoté l’espace libre aménagé à l’intention des interventions humaines.
Une torche électrique à la main, David avançait en rampant dans l’étroite gaine. Les câbles contre lesquels son dos frottait et qui s’étiraient à un centimètre, à peine, de ses yeux, étaient incrustés d’une sorte de cambouis gras que des années d’abandon avaient épaissi. Ayant réussi à se glisser dans une section particulièrement resserrée, il braqua sa lampe sur Bahjat. Celle-ci eut moins de peine à s’introduire dans le goulet mais ses joues étaient noires et sa robe maculée.
— Vous êtes sûr que nous sommes dans la bonne direction ? demanda-t-elle en s’arrêtant pour reprendre son souffle.
David opina.
— D’après les cartes que m’a montrées l’ordinateur, nous ne devrions pas être très loin de la rivière, à présent.
Mais les diagrammes que lui avait fait voir la machine, avec leur lacis de lignes bleues, nettes et précises, n’avaient guère de rapport avec ces galeries obscures et encrassées où régnait une odeur fétide. En plus, d’après les cartes, il y avait tous les cinquante mètres un fléchage correspondant à un code couleur. Mais l’épaisse couche de poussière agglomérée qui s’était déposée sur les parois avait fait disparaître ces jalons depuis belle lurette.
— C’est par là.
David, ignorant le tunnel latéral qui s’ouvrait sur leur droite, continua d’avancer dans la galerie principale et Bahjat le suivit. Sa torche projetait une pâle flaque de lumière quelques mètres en avant et son reflet éclairait le visage barbouillé de la jeune fille.
— On a déjà fait des trajets moins pénibles, hein ?
Bahjat ne sourit même pas.
— C’est encore préférable aux rues.
— Le fait est !
Soudain, Bahjat l’empoigna par le bras.
— J’entends quelque chose… derrière.
David fit halte. Les câbles pendaient si bas qu’il devait se plier en deux et il éprouvait une pénible impression de claustrophobie. En effet, il perçut un bruit. Une sorte de grattement.
— Est-ce que c’est quelqu’un qui nous suit ? murmura-t-il.
— Éteignez votre lampe.
David obéit et les ténèbres s’abattirent sur le couple comme une chape étouffante. David avait une sensation d’humidité comme si quelque chose de glacé suintait des parois de la galerie. Nous devons être tout près de la rivière.
Ces grattements accompagnés d’espèces de gazouillements se rapprochaient mais David était incapable de dire si cela venait de derrière ou de devant — ou des deux directions à la fois.
Au cri que poussa Bahjat, il ralluma sa torche. Une nuée de créatures au pelage beige se dispersa en pépiant pour fuir la lumière éblouissante.
— Des rats ! hoqueta Bahjat en s’accrochant à son compagnon.
— Ces tunnels en sont pleins.
Les petits yeux rouges étincelants de hargne des rongeurs convergeaient vers eux au-delà du pâle cercle de lumière de la torche.
— Il y en a aussi devant, dit Bahjat d’une voix suraiguë et tremblante.
— Mais ils ont peur de la lumière.
— Pour combien de temps ?
— Venez. Il ne sert à rien de faire le poireau.
Et il tira Bahjat en avant.
La torche révélait une masse presque solide de pelages puants. Il y avait des centaines, peut-être des milliers de rats qui poussaient des glapissements perçants. Quand il braqua la lampe derrière Bahjat, terrorisée, il distingua une autre horde qui recula, aveuglée.
Ils reprirent leur progression, minuscule îlot lumineux au milieu d’une mer obscure constellée de maléfiques petits yeux de braise qui se rapprochaient un peu plus à mesure que le couple avançait.
La lampe faiblit, se dit David. Non, se dit-il, c’est mon imagination. Cependant, il sortit le pistolet de sa ceinture.
— C’est encore loin ? s’enquit Bahjat.
Il réfléchit quelques instants avant de répondre.
— On va prendre la prochaine échelle. Nous devrions être suffisamment près de la rivière.
La lumière faiblissait, il n’y avait pas d’erreur. Dans l’obscurité, les prunelles rouges qui les cernaient se faisaient plus compactes. Les rats qui couinaient s’enhardissaient.
Soudain, il vit l’échelle devant lui. Les barreaux en étaient gras et glissants mais c’était néanmoins un spectacle radieux. David pointa sa lampe mourante vers le haut. L’ascension serait longue.
Quelque chose heurta sa cheville et lorsqu’il sauta en arrière, il entra en collision avec Bahjat et faillit lâcher la torche.
— Pardon, bredouilla-t-il.
Bahjat empoigna un échelon.
— Tenez, lui dit-il, prenez la lampe et dirigez-la vers le haut pour ne pas avoir de mauvaises surprises.
— Mais vous…
— Faites ce que je vous dis, l’interrompit-il en lui fourrant d’autorité la torche dans la main. Je vous suis. Je resterai collé à vos talons.
Les lèvres de Bahjat n’étaient plus qu’un fil exsangue. Elle était terrorisée. Elle commença à grimper. David, pistolet au poing, lui emboîta le pas. Quand il regarda vers le bas, il vit grouiller une galaxie d’yeux rouges.
Il dut faire de la haute voltige pour passer en tête quand ils atteignirent le couvercle du trou d’homme où aboutissait l’échelle. La jeune fille l’éclaira tandis qu’il s’arc-boutait pour soulever le lourde plaque de fonte. Finalement, elle céda et après quelques efforts supplémentaires pour la dégager entièrement, ils émergèrent à l’air libre.
La caresse de la brise nocturne sur leurs visages était un délice. David respira un grand coup et ce fut seulement alors qu’il se rendit compte qu’il empestait. Entre deux entrepôts en ruine, deux carcasses sans toit dévorées par le feu, il apercevait l’Hudson. À la lueur falote de la lune, le fleuve avait l’air visqueux, délétère et vaguement menaçant. Je ne voudrais pas me baigner là-dedans, songea le jeune homme.
Ils se faufilèrent entre les monceaux de détritus empilés entre les entrepôts. Il ne restait plus le moindre morceau de vitre aux fenêtres des deux bâtiments. Le sol était, en revanche, jonché d’éclats de verre mêlés à des ordures, à des bouts de ferraille, à des fragments de machines et à des ossements. David vit une créature de la taille d’un terrier se couler entre les pans d’ombre. Encore des rats.
Sur la rive opposée, les falaises du New Jersey étaient obscures. David, debout au bord du fleuve, s’efforçait de discerner une trace de vie sur les quais mais en vain. Il n’y avait rien. Pas une lumière, pas un son excepté le friselis des vagues qui léchaient les appontements pourrissants. Rien ne bougeait. Seules les nappes de fumée des incendies lointains ternissaient la limpidité de la nuit.
Bahjat tendit le bras.
— C’est ça, vos bateaux ? chuchota-t-elle.
Une demi-douzaine de rafiots décrépits et délabrés étaient amarrés quelques centaines de mètres en aval. Presque tous donnaient l’impression d’être soudés à la vase du fond. Seuls les cabines et les mâts pointaient au-dessus de la surface.
Mais celui du bout…
— Venez !
David prit Bahjat par la main et tous deux s’élancèrent ventre à terre.
Un cabin cruiser qui n’était plus de la première jeunesse oscillait majestueusement au gré des vagues. David avait l’impression que l’objet massif qui se hérissait à sa poupe et que masquait une bâche goudronnée était un moteur.
Il sauta sur le pont de l’embarcation et se retourna pour aider Bahjat à le rejoindre d’un bond ailé.
— Vous savez piloter ce genre de bateau ? lui demanda-t-elle.
— Euh… non. Je n’avais pas pensé…
— Ne vous en faites pas, fit-elle alors en souriant. Moi, je sais.
Elle le poussa dans le cockpit et tous deux s’abîmèrent dans la contemplation des boutons et des manettes alignés au-dessus de la minuscule roue.
Soudain, l’écoutille encastrée dans le plancher s’ouvrit bruyamment et un homme en émergea. Jamais David n’avait vu pareil colosse. C’était un Noir, une véritable montagne de chair, dont les poings avaient les dimensions de ballons de football.
— Qu’est-ce que vous foutez sur mon bateau ? rugit Leo.
On était au centre d’instruction quand l’insurrection a éclaté à Houston. Nous n’étions plus que onze alors que, au début, la classe comptait soixante élèves.
Le centre d’instruction — le vieil institut Johnson qui remonte à l’époque de la NASA — n’était pas sous la menace des guérilleros mais comme les combats faisaient rage aussi bien à Galveston qu’à Houston, les responsables ont décidé de nous évacuer sur la station Alpha le plus vite possible.
Les autorités ne nous ont d’ailleurs pas laissé le choix. D’un seul coup, une stricte discipline militaire nous a été imposée. Tous les onze, nous avons rejoint au pas cadencé la navette qui nous attendait à l’aérodrome et nous nous y sommes engouffrés. Du côté de Houston, le ciel était noir de fumée.
Et on a décollé comme ça, sans explications. Enfin, j’étais à côté de Ruth, c’était déjà cela. Tout le monde se demandait ce qui se passait et si les combats continuaient, chez nous.
La chambre d’Emanuel De Paolo avait été transformée en bloc cardiovasculaire d’urgence. Elle était d’une austérité toute monacale. De Paolo n’aimait pas le faste et la fatuité n’était pas son genre. Sur le bureau trônait maintenant une valise électronique de métal gris équipée d’un oscilloscope qui enregistrait fidèlement les battements de cœur de plus en plus faibles du directeur du Gouvernement mondial. D’autres consoles bouchaient l’unique fenêtre. Le lit lui-même était entouré d’appareils d’assistance mécanique, d’écrans de contrôle, de flacons et de tuyaux qui s’enfonçaient dans le corps du vieil homme au visage cireux.
Son secrétaire était debout devant la porte — il n’osait pas faire un pas de plus. Les seuls bruits qui brisaient le silence de la chambre étaient le bourdonnement des accessoires électroniques et le halètement du petit moteur électrique auquel était couplée la pompe sanguine auxiliaire que le chirurgien avait implantée sur l’aorte du patient.
Mais, malgré tous les traitements, la condition de celui-ci ne s’améliorait pas.
— Il est vieux, chuchotaient les gens quand ils étaient sûrs d’être assez loin pour qu’il ne puisse pas les entendre.
— Que peut-on espérer ?
Cela sonnait comme une notice nécrologique.
Bowéto avait demandé avec insistance à parler au directeur et, les unes après les autres, les lignes de défense que les collaborateurs immédiats de De Paolo avaient mises en place pour protéger leur patron avaient cédé face à la détermination de l’Africain musclé. Il était parvenu à forcer la porte du domicile personnel du malade mais, là, il avait été tenu en échec par le secrétaire éthiopien qui constituait l’ultime rempart. Rien, ni les promesses ni les menaces, n’avait pu le fléchir. Bowéto avait eu beau évoquer la gravité de la situation, l’importance des fonctions qu’il occupait au Conseil, la carrière future de l’Éthiopien, il s’était heurté à un mur. Le secrétaire était aussi inamovible qu’un rocher.
Mais il fallait que le directeur soit mis au courant. Cela, tout au moins, était clair et le jeune homme avait finalement accepté, bien à contrecœur, de jouer lui-même le rôle de messager.
Il tenait à la main un décret officiel auquel manquait seulement la signature du directeur. Et l’Éthiopien savait que ce document serait la sentence de mort du vieillard.
Les paupières de De Paolo frémirent quand il s’approcha à pas lents de son lit.
— Je dormais, murmura le directeur. Je rêvais… de mes parents. (Sa voix était presque un soupir.) Je n’avais pas pensé à eux… depuis des décennies.
L’Éthiopien hésitait, planté devant le lit.
— Quelle heure est-il ?
— Très tôt, monsieur. Le jour est à peine levé.
L’espace d’un instant, le regard de De Paolo recouvra son intensité coutumière.
— Vous êtes resté debout toute la nuit, n’est-ce pas ? Que se passe-t-il ? Quelle catastrophe ?
Sur l’oscilloscope, les battements du cœur s’accéléraient. Ils étaient en dents de scie alors que les crêtes auraient dû être arrondies.
— Une rébellion, répondit le secrétaire dans un souffle. Fomentée par le Front révolutionnaire des peuples.
— Où ça ?
— En Amérique du Nord. Presque toutes les grandes villes sont touchées.
— On se bat ?
— Oui. Des combats de rues. Le gouvernement américain ne peut pas redresser la situation à lui seul. On a même signalé des cas de mutinerie dans les rangs de l’armée.
— Santa Maria !
— Nous devons être prêts à passer à l’action. Le Conseil a adopté un décret autorisant l’année mondiale à intervenir. Votre contreseing est nécessaire.
— Les Américains ont-ils réclamé notre aide ?
Une plainte suraiguë jaillit des appareillages électroniques. Les rythmes cardiaques et respiratoires du patient avaient tous dépassé le seuil critique. La pompe auxiliaire tournait à son régime maximum.
— Pas encore, monsieur. Ils ont fait appel aux Canadiens mais le Gouvernement mondial n’a toujours rien reçu.
De Paolo, maintenant, haletait. La porte de la chambre s’ouvrit soudain et une femme médecin entra, l’air furieux.
— Le Conseil veut avoir sous le coude un ordre permanent l’habilitant à prendre toutes initiatives qui s’imposeraient éventuellement.
Le médecin fit quelques pas à l’intérieur de la pièce mais De Paolo l’arrêta d’un geste de sa main diaphane.
— Un moment, je vous prie, senora. Rien qu’un moment.
— Un moment… Après, il sera peut-être déjà trop tard, rétorqua la doctoresse sur un ton sec.
De Paolo, faisant mine de l’ignorer, se tourna vers son secrétaire.
— Quel est le membre du Conseil qui veut que je le couvre de mon autorité ?
— Bowéto. Malekoff et Liu l’appuient.
— Et l’Américain… Williams ?
— Il n’est pas d’accord.
— Évidemment ! Personne ne désire voir des troupes étrangères sur son sol national quelle que soit l’urgence de la situation.
C’est maintenant que cela va être le plus difficile, se dit le secrétaire.
— J’ai bien peur, monsieur, qu’il ne faille abonder dans le sens de Bowéto et des deux autres. Le Conseil doit être autorisé à agir, même si vous êtes frappé d’incapacité.
Un spasme de souffrance convulsa les traits de De Paolo.
— Ou… mort ? bégaya-t-il.
La doctoresse se précipita. L’Éthiopien, redoutant de ne pouvoir contrôler sa voix, garda le silence. Ses yeux étaient brouillés par les larmes.
— Vous avez raison, mon petit, comme toujours, reprit le directeur tandis que le médecin enfonçait une aiguille dans son bras décharné. Donnez-moi ce document.
Le décret était agrafé à une planchette. Le secrétaire glissa un stylo entre les doigts du vieil homme qui y apposa un paraphe tremblé d’une main faible. Puis sa tête retomba sur l’oreiller.
— C’est fini, murmura-t-il.
Il ferma les yeux et, tous en chœur, les appareils de contrôle entonnèrent le même hymne funèbre.
La doctoresse repoussa l’Éthiopien et cria dans le communicateur mural :
— L’équipe de réanimation… Vite !
Le secrétaire savait que c’était inutile. Il sortit. La planchette du document lui faisait l’effet d’être en plomb. Dans la petite bibliothèque attenante à la chambre, il croisa l’équipe de réanimation qui arrivait en hâte avec tout un matériel qui ne servirait à rien. Bowéto attendait en compagnie de quelques membres de l’entourage du directeur dans le salon où le soleil matinal entrait à flots.
— Voici, dit l’Éthiopien en lui tendant le décret signé.
Une femme dont le visage était aussi défait que le sien lui demanda :
— Est-ce que… est-ce qu’il…
— Il est mort, confirma le secrétaire. (Se tournant vers Bowéto qui faisait de son mieux pour arborer une mine de circonstance, il ajouta :) Il va falloir que le Conseil élise un nouveau directeur… et agrée son secrétariat.
Et, sans un mot de plus, le jeune homme sortit sur le balcon. Il entendait des sanglots — et ce n’étaient pas seulement les femmes qui pleuraient. Cinquante étages plus bas, Messine commençait à se réveiller, Messine se préparait à entamer une nouvelle journée.
À nouveau, ses yeux étaient embués. Enfin, il remplit ses poumons de l’air pur de la Sicile au parfum de vin, enjamba la balustrade et se laissa tomber dans l’éternité.
— Les voilà qui reviennent.
Lacey faillit éclater de rire. Le Holland Tunnel commençait à avoir une odeur de décharge publique. Des cadavres s’y entassaient un peu partout. De culs-blancs, pour la plupart. Toute la nuit, les autres tordus avaient essayé de s’y infiltrer pour se répandre dans Manhattan.
Et ils s’étaient fait massacrer, c’était tout ce qu’ils avaient gagné.
Lacey tenait l’entrée de Manhattan avec une poignée de Noirs. Ils avaient élevé une barricade avec des voitures et des camions retournés derrière laquelle ils avaient disposé leurs mitrailleuses et leurs fusils automatiques.
Les culs-blancs qui s’étaient aventurés jusque-là avaient été taillés en pièces. C’étaient surtout des civils. Dont quelques gardes nationaux en uniforme vert, casqués. Ils étaient venus à bord de bagnoles et avaient à plusieurs reprises essayé de forcer la barricade avec des camions. Ils avaient seulement réussi à la renforcer, à la faire encore plus haute et à la rendre plus difficile à franchir.
Lacey, debout entre deux autos roues en l’air, se retourna. La lune éclairait les rues silencieuses de Manhattan. Il avait envoyé un groupe de jeunots chercher des munitions, histoire d’être paré si jamais les culs-blancs du New Jersey faisaient une nouvelle tentative et il y avait plus d’une heure qu’ils étaient partis. Pendant tout ce temps, le calme avait régné. Mais plus maintenant.
— Les voilà qui reviennent.
Le sourd grondement des poids lourds ferraillants qui progressaient dans le tunnel parvenait aux oreilles de Lacey.
Mais il n’avait pas remarqué le bourdonnement quasi imperceptible des chasseurs-bombardiers qui approchaient à haute altitude. Au clair de lune, c’était très joli, le fin sillage blanc qu’ils traçaient dans le ciel sans nuages.
— Putain de merde ! Regardez-moi ça !
Les culs-blancs s’amenaient avec d’énormes engins peints en orange — des chasse-neige, des bulldozers, des pelleteuses. Les deux hommes qui ouvraient la marche étaient si gros qu’ils avaient toutes les peines du monde à avancer de front à l’intérieur du tunnel. Et il y en avait d’autres derrière. On aurait dit des chars d’assaut. Ils lançaient en avant leurs massives lames d’acier semblables aux poings d’un boxeur qui tâte l’adversaire. Les premières salves qui les accueillirent ne leur firent ni chaud ni froid.
Lacey avait l’impression qu’ils se dirigeaient droit sur lui.
— Ne gaspillez pas les balles ! cria-t-il après avoir avalé sa salive. Montez sur le terre-plein et attaquez-les par le flanc !
Le vacarme des détonations était assourdissant et l’odeur âcre de la cordite agaçait les narines. Les soldats, couchés sur le toit de la cabine des bulls, ripostaient. Deux mômes s’élancèrent sur le terre-plein d’où des flics moroses surveillaient autrefois la circulation dans le tunnel, descendirent un militaire et lancèrent une paire de cocktails Molotov sur le bulldozer le plus proche.
L’essence enflammée se répandit sur le toit de la cabine. On entendait les hurlements du chauffeur qui dominaient l’écho des coups de feu mais l’engin en flammes continuait d’avancer.
Il entra en collision avec la barricade au moment où le chasse-neige qui roulait de conserve avec lui heurtait de son côté le glacis de camions et de voitures qui bloquait le passage. Et la barricade commença à glisser en arrière, lentement et d’un seul bloc.
— Revenez ! s’époumona Lacey. Les conducteurs ! Dégringolez les conducteurs !
Les autres gars, coincés entre les véhicules enchevêtrés que les engins repoussaient pesamment, étaient en train de se faire broyer. Lacey battit en retraite sans cesser de tirer, l’arme à la hanche, mais sans aucun effet. La monstrueuse muraille de ferraille se rabattait sur lui, mètre par mètre.
Là-haut, dans le ciel, les bombardiers après avoir décrit un cercle autour de la ville commençaient à lâcher leurs noirs containers. Les œufs de métal explosaient à une altitude prédéterminée, véritables bouquets de feu d’artifice répandant sur Manhattan une pluie de minuscules paillettes d’or. Quand leurs soutes furent vides, les appareils opérèrent leur conversion comme à la parade et mirent le cap sur leurs bases de départ.
Les flocons dorés tombant en avalanche du ciel limpide s’abattirent sur les rues et les toits, sur les auvents et les terrains vagues, sur les épaves de voitures, les édifices bombardés, les cadavres qui jonchaient les trottoirs. Pendant près d’une minute, rien ne se passa. Ce n’était qu’une poudre d’or scintillant sous la lune.
Et puis, chacun de ces fragments entra en action selon le programme prévu. La plupart d’entre eux laissèrent simplement échapper un gaz toxique qui, réagissant sur les muqueuses nasales, provoquait chez ceux qui le respiraient des nausées et des vertiges épouvantables. D’autres, qui étaient des émetteurs microminiaturisés, engendraient des ondes à fréquence ultra-basse interférant avec les impulsions électriques du système nerveux humain. Quiconque se trouvait dans un rayon de cinquante mètres risquait d’être pris d’une crise para-éliptoïdique. Pendant les tests, des sujets s’étaient tranché la langue à coups de dents et fracturé les articulations dans leurs convulsions spasmodiques. Quelques-uns étaient morts d’étouffement et plusieurs souffraient depuis de lésions cérébrales irréversibles.
Lacey et son groupe reculèrent devant l’inexorable poussée des bulldozers et des chasse-neige. La barricade improvisée se désagrégeait avec force grincements, craquements et crissements. Lentement elle était chassée du tunnel. Les jeunes Noirs s’égaillèrent lorsque les engins en émergèrent.
Mais ils n’allèrent pas loin.
Se déployant en arc de cercle, ils se laissèrent tomber à genoux ou adoptèrent la position du tireur couché et se mirent à arroser les monstres mécaniques d’un feu nourri qui faisait voler leurs glaces en éclats et expédiait comme rien leurs conducteurs ad patres. Les soldats allongés sur le toit des cabines ou embusqués derrière elles étaient des cibles faciles que ce tir croisé ne manquait pas et la ligne des tracteurs commença à hésiter. L’un après l’autre, ils entrèrent en collision avec les bâtiments qui bordaient la place ou s’immobilisèrent en sifflant et en grondant.
Mais les hommes à pied qui les suivaient rendaient coup pour coup. Ils avaient des fusils de chasse, de vieilles sulfateuses, des carabines, des pistolets — tout ce sur quoi ils avaient pu mettre la main.
Et tandis que la bataille faisait rage, il se mit soudain à neiger. Il neige ? s’étonna Lacey à la vue des flocons dorés qui tombaient du ciel.
Quelques instants plus tard, la place était noyée sous le gaz jaunâtre qui jaillissait du sol, des voitures, des cabines des bulls. Les hommes étaient animés de mouvements convulsionnaires, on aurait dit des chiens enragés. Ils ne pensaient plus à tirer. Ils toussaient, ils étouffaient, leurs membres se disloquaient, ils étaient pris de la danse de Saint-Guy.
Lacey avait envie de vomir. Tout était brouillé. Il avait la tête qui tournait. Il s’écroula à genoux. Il se morigéna : Faut y aller, à la riflette ! Y faut ! Il tâtonna à la recherche de son fusil d’assaut, le récupéra et le serra de toutes ses forces. Contrairement aux autres qui dansaient comme des marionnettes en folie, il n’éprouvait rien de plus que des nausées. Et il avait les jambes en coton. Une sueur glacée perlait à son front. Il regarda autour de lui.
La plupart de ses compagnons étaient hors de combat. La bataille était terminée. Presque tous les gars avaient l’air comateux ou dingues. Juste deux types…
— Eh, le moricaud !
Lacey se retourna mais il trébucha. Quand il s’effondra, il vit juste un fusil de chasse à double canon pointé droit sur lui. Et il vit les flammes jaillir quand le tireur appuya sur les deux détentes en même temps.
Ce fut la dernière image qu’il enregistra.
— Qu’est-ce que vous foutez sur mon bateau ? rugit Leo.
David sortit son pistolet et le braqua sur le colosse à la peau noire. L’arme était ridiculement petite dans son poing.
— On essaie de s’enfuir.
— Pas avec mon bateau.
Leo, menaçant, fit un pas en direction de David. Il était si grand qu’il dut se courber pour ne pas se cogner la tête contre l’auvent du cockpit.
— Attends ! lança sèchement Bahjat. Tu es Leo, le chef du groupe F.R.P. de New York ?
Le Noir se retourna et la toisa.
— Ouais. Et toi, qui t’es ?
— Shéhérazade.
Dans l’obscurité il n’était pas possible de déchiffrer l’expression de Leo. Mais ce fut d’une voix radoucie qu’il répéta :
— Shéhérazade ? En principe, tu devrais te trouver au Plaza. Pourquoi que tu n’y es pas restée ? Mes gars t’auraient prise en charge.
— Elle est ma prisonnière, fit David. Et vous aussi.
Leo exhala un ricanement gargouillant qui se mua en feulement.
— Moi, je suis ton prisonnier ? Sans blague ? À cause de cette malheureuse pétoire de quatre sous ? Tu pourrais me tirer dessus toute la nuit avec ta quincaillerie, ça ne me ferait ni chaud ni froid.
— Avec moi, le bluff ne prend pas.
Le rire de Leo mourut.
— D’acc’. Je laisse tomber le bluff. Mais qu’est-ce que tu vas faire des deux mecs qui sont prêts à te flinguer ?
David jeta vivement un coup d’œil derrière son épaule. C’était vrai. Deux jeunes Noirs secs et noueux le tenaient en respect, le pistolet braqué sur sa tête. Avec ton soupir résigné, il rendit son arme à Bahjat.
— J’ai l’impression que je suis à nouveau votre prisonnier.
— C’est également la mienne. (Elle fit face à Leo.) Qu’est-ce que tu fais là au lieu d’être à ton P.C. ? Tu files ?
— Mes arrières sont assurés. Y a un petit labo tout ce qu’il y a de choucard dans le nord de l’État. Juste au bord du fleuve. Personne n’aura l’idée d’aller y chercher des guérilleros.
— Quand pars-tu ?
Leo haussa ses épaisses épaules.
— Quand les culs-blancs passeront à la contre-offensive. On ne peut rien faire contre l’armée, je le sais. Lorsqu’ils livreront l’assaut, moi, je me calte.
— Et vous vous sauverez en laissant vos troupes faire le coup de feu et mourir ? s’exclama David.
— Dame ! Des hommes, on en aura toujours en pagaille. C’est pas difficile. Mais faut protéger les chefs. Eux, on peut pas les remplacer.
— Mais… (David désigna la ville enténébrée d’un geste circulaire.) À quoi bon tout cela ? Les massacres, la terreur, les destructions… pour quoi faire ?
— Pour montrer aux culs-blancs qu’ils l’ont dans le baba. Qu’on est capable de foutre tout le pays en l’air s’ils ne mettent pas les pouces.
— C’est une révolution, renchérit Bahjat. Une vraie révolution. À quoi ont servi les batailles de Bunker Hill, de Lexington ou de Concord pendant la Révolution américaine ?
— La première Révolution américaine, rectifia Leo. Vous êtes en train d’assister au coup d’envoi de la seconde.
David se laissa choir sur un banc revêtu de plastique.
— C’est absurde ! Vous tuez les Blancs et les Blancs feront venir leur armée pour tuer les Noirs.
— Exact. Et, à ce moment-là, tous les non-Blancs des États-Unis devront choisir leur camp. Et ils seront tous de notre côté parce qu’il n’y aura pas d’autre choix.
— L’armée américaine est elle-même non blanche dans son écrasante majorité, n’est-ce pas ? demanda Bahjat.
— Ouais. Et qu’est-ce qu’ils penseront, les bidasses, quand on leur donnera l’ordre de nettoyer des quartiers entiers ?
David se sentait dépassé.
— Du sang. Toujours du sang, toujours davantage de sang ! Il y a sûrement une meilleure solution.
— Il faut arroser de temps en temps l’arbre de la liberté avec le sang des tyrans et des patriotes, répliqua Bahjat. C’est Thomas Jefferson qui l’a dit.
— Il a dit aussi que tous les hommes ont été créés égaux — pas seulement les culs-blancs, ajouta Leo.
— Vous n’édifierez pas un monde meilleur en détruisant celui que vous avez. Par quoi le remplacerez-vous ?
— On s’occupera de ça quand le moment sera venu, grommela le grand Noir.
— Il est venu, insista David.
— Eh, regardez, s’écria l’un des jeunes debout à l’arrière du bateau. Des avions !
Leo passa devant David et Bahjat pour sortir de la cabine. La jeune fille le suivit. Le garçon se retourna, et, le coude posé sur le plat-bord, il scruta le ciel. Des sillages d’argent semblables à des panaches de plumes y traçaient leurs arabesques. David compta cinq groupes de douze appareils. Soixante en tout.
— Mettez le moteur en marche ! ordonna Leo.
— Y a rien à craindre, fit l’un des jeunots. Ils sont trop haut.
— S’ils sont là, c’est mauvais signe. Je ne sais pas ce qu’ils veulent faire mais, une chose, en tout cas, est certaine : New York va en prendre un sacré coup. Faut les mettre tout de suite. En avant toute !
Quelques minutes plus tard une impalpable poussière dorée commença à tomber du ciel mais le cabin cruiser, la proue hors de l’eau, filait si vite qu’elle se dispersait avant de l’atteindre. L’avalanche d’or ne tarda pas à cesser et Leo autorisa le gars qui tenait la barre à réduire les gaz.
Quand ils longèrent la ville plongée dans la nuit, ils virent les rues engorgées de vapeurs d’un gris verdâtre. Leo porta une paire de jumelles à ses yeux. De longues minutes s’écoulèrent en silence, puis, toujours sans un mot, il les tendit à Bahjat.
Le spectacle arracha à la jeune femme une exclamation étranglée et elle dit quelque chose en arabe.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit David.
Elle lui passa les jumelles. Tout d’abord, il ne vit pas grand-chose mais quand il eut saisi le truc pour les tenir solidement sans être gêné par les foucades du bateau, il commença à distinguer des silhouettes au milieu des tentacules de gaz tourbillonnant. Qui trébuchaient, qui s’écroulaient, se tordaient dans des convulsions spasmodiques. Où qu’il portât ses regards, dans les rues, dans la zone verte qui longeait la rive, ce n’était que chaos. Les gens qui s’étaient réfugiés sur les toits pour échapper aux exactions des guérilleros se griffaient au sang en se démenant dans l’espoir de se dégager de ces gaz et de Dieu sait quoi qui les transformait en convulsionnaires épileptiques. Quelqu’un se jeta dans le vide et David le vit tomber en tournoyant et en hurlant d’une hauteur de vingt étages.
Il rendit les jumelles à Leo qui leva imperceptiblement le menton vers le ciel.
— Et ils prétendent aider les culs-blancs, fit-il d’une voix caverneuse où perçait une ombre de tristesse. Ils se foutent éperdument de tuer les leurs pour nous liquider. Ce qui prouve que la situation n’est pas si tocarde que ça.
Ça a été le jour le plus étrange, le plus triste et le plus merveilleux de mon existence !Les instructeurs nous ont réunis dans une salle de conférences de la Station Alpha et, là, ils nous ont annoncé que notre entraînement pour Île Un était quasiment terminé et qu’on partirait pour la colonie dès qu’elle aurait envoyé une navette pour nous prendre. Finis les amphis, finis les tests. On avait réussi !On nous a autorisés à vidéophoner chez nous. J’ai eu papa et maman sans problèmes. Tout était calme dans le Minnesota — pour une fois, le mauvais temps servait à quelque chose. Ruth n’a obtenu la communication avec la Californie qu’au bout de plusieurs heures. La Société lui a finalement donné une ligne spéciale à priorité plus-plus. Ses parents sont sains et saufs mais leur maison a brûlé de fond en comble. On les avait hébergés dans une caserne.
Trois élèves ont demandé à rentrer chez eux. Ils ne voulaient pas aller sur Île Un alors que leurs familles étaient en danger, ce qui fait que nous ne sommes plus que huit sur les soixante qu’on était au début du stage, il y a quelques mois.
J’ai parlé d’Île Un avec Ruth. Brusquement je me suis entendu dire qu’il fallait qu’on se marie, comme ça on pourrait vivre ensemble à la colonie, il n’y aurait pas d’histoires. Et elle a dit oui ! Alors, on est allé à la chapelle, sous le niveau 1 (gravité terrienne 100 %), pour la cérémonie. Deux de nos camarades nous ont servi de témoins et papa et maman y ont assisté par vidéophone. Nous n’avons pas pu joindre les parents de Ruth mais les miens ont promis de leur envoyer le bobinot.
Hier, ça a été notre lune de miel. Sur le niveau 6 (presque sous gravité nulle… youpee !).Et, aujourd’hui, on part pour Île Un commencer notre nouvelle vie. Comme mari et femme.
Hamoud faisait nerveusement les cent pas sur le quai peint en blanc. Il portait les vêtements que les militants de la section locale du F.R.P. lui avaient donnés : un bermuda et une chemise bouffante bariolée ornée d’un chiffre, parodie d’une tenue de sport — c’était la mode qui faisait fureur dans la jeunesse américaine. Il se sentait ridicule, attifé de la sorte, mais il se consolait en se disant que c’était un camouflage nécessaire.
Le laboratoire de recherches était installé en haut de la colline qui dominait le fleuve. Personne ne se doutait que c’était maintenant un quartier général du Front. Les entreprises Garrison avaient officiellement fermé l’établissement et mis le personnel en congé avec solde sine die. Tout le monde était rentré chez soi, s’était barricadé dans sa résidence suburbaine, l’angoisse au cœur, prêt à défendre sa famille et ses biens à Nyack, à Tarrytown ou à Peekskill. Le fusil sur les genoux, les techniciens regardaient, horrifiés, les villes brûler et les gens mourir sur l’écran de leur télévision en rendant grâce à Dieu et aux entreprises Garrison : le ciel soit loué, ils n’habitaient pas en ville. Mais tous se demandaient s’ils étaient suffisamment loin.
Il faisait gris, les nuages étaient bas et le vent qui venait du fleuve était humide et froid. Hamoud, frissonnant, tous les sens à l’affût, essayait de faire se matérialiser le bateau qu’il attendait, comme un fakir qui charme un cobra enroulé dans son panier d’osier.
Il savait que Bahjat était à bord. Le message radio qu’il avait reçu au cours de la nuit était codé mais parfaitement précis. Shéhérazade était en route ; elle venait le retrouver, en compagnie de Leo, le chef du groupe de New York. Et elle lui apportait un cadeau précieux. Un prisonnier. L’homme d’Île Un.
C’était un trésor inestimable que le transfuge de la colonie spatiale. Il connaissait Île Un comme sa poche. Son fonctionnement, son système de sécurité, ses points faibles. Une mine d’informations, ce garçon. Et le laboratoire était l’endroit idéal pour lui arracher les renseignements qu’il détenait. Après ? Hamoud haussa intérieurement les épaules. Les prisonniers qui ont cessé d’avoir de la valeur ne font pas de vieux os.
Evelyn surveillait le fleuve. Elle guettait le bateau, elle aussi.
Plantée devant la fenêtre d’un des bureaux du labo, elle contemplait le ciel gris, l’eau grise. Même les conifères de l’autre côté de l’Hudson paraissaient gris et cadavériques sous le moutonnement des nuages bas.
Pourquoi suis-je dans un état pareil ? se demandait-elle. Ses poings étaient noués, ses paumes moites. L’impression d’être vide à l’intérieur. Au fond d’elle-même, elle pressentait que quelque chose de néfaste, de très néfaste se préparait.
Elle voyait Hamoud arpenter le quai comme un petit garçon dévoré d’impatience. Depuis qu’ils étaient arrivés au laboratoire, la veille au soir, il ne faisait plus attention à elle. Peu démonstratif à l’état normal, souvent hargneux, il était sur des charbons ardents depuis qu’il avait reçu le message annonçant que Shéhérazade était en chemin.
Il est amoureux d’elle. Amoureux fou.
Eh bien, c’était parfait ! Evelyn était bien contente qu’il lui préférât Shéhérazade. Et David était également sur le bateau. Cette prémonition d’un danger mortel qui ne la quittait pas était liée à David. Et Evelyn aurait voulu qu’il fût ailleurs, n’importe où, du moment que ce soit loin de Hamoud.
Le bureau était exigu. Une table, des étagères à vidéogrammes, un tableau noir, c’était à peu près tout. Elle avait dormi quelques heures — mal — par terre dans le sac de couchage que les frontistes locaux lui avaient apporté. Un sac de couchage d’un abominable bleu cru. D’autant plus abominable qu’il jurait avec les murs vert tilleul et la moquette gris perle. Qui était si poussiéreuse que, chaque fois que le sommeil avait eu raison d’elle, Evelyn s’était réveillée en toussant.
Des photos en couleur encadrées représentant une femme et deux petits enfants étaient posées sur le bureau. La moitié du tableau était un fouillis d’équations incompréhensible, le reste avait été effacé à l’aide d’une petite éponge de plastique graisseuse.
La cafétéria du labo était évidemment fermée mais les militants du Front avaient apporté des sandwiches spongieux et du café froid qui sentait le rance. Evelyn n’avait rien pu avaler. Elle avait repris sa faction derrière la fenêtre pour surveiller Hamoud qui surveillait le fleuve.
— Alors, ça te plaît de vivre dans un paradis des Tropiques ? demanda Garrison à Arlène.
Ils étaient sur la terrasse d’un gracieux bungalow niché au milieu de la jungle luxuriante du cylindre B. Des oiseaux pépiaient ou poussaient des cris aigres dans l’éclatante lumière du soleil. Un petit ruisseau au courant rapide bouillonnait à quelque distance.
— Évidemment, ça change du Texas. Et je crois que je ne m’habituerai jamais à voir le sol s’incurver au-dessus de moi.
— Mais si, si. Tu vas mener une existence de princesse, ici. Une vraie prêtresse de la jungle !
Arlène sourit et Garrison reprit :
— Moi, je pourrais passer mes journées entières à ne rien faire d’autre que me rincer l’œil. L’œuvre de toute une vie ! Cette fois, ça y est, j’y suis. Jusqu’à la fin de mes jours, coco. Tranquille comme Baptiste et chez moi… enfin.
— Le Dr Cobb a rappelé il y a une demi heure. Il dit qu’il faut absolument qu’il vous parle de…
— Laisse-le se calmer, l’interrompit sèchement Garrison. Les émeutes aux États-Unis lui mettent la tête à l’envers. Il semble qu’il y en a aussi d’autres qui ont éclaté ailleurs par solidarité. Tokyo a méchamment trinqué.
— Il faudra bien que vous le voyiez tôt ou tard, insista Arlène.
Garrison fit pivoter son motofauteuil pour lui faire face.
— Je n’aime pas que tu emploies ce ton de maîtresse d’école, ma petite. (Mais il souriait.) Viens, on va redescendre, histoire de voir ce qui se passe à Houston.
Elle le suivit jusqu’à l’ascenseur et ils se retrouvèrent en un clin d’œil au niveau bureau. Les larges baies étaient dépourvues de vitres et les oiseaux pouvaient entrer et sortir tout à loisir. Les fauteuils et les chaises-longues étaient distribués sur le sol herbu avec une désinvolture calculée qui sentait son décorateur d’intérieur et l’ambiance générale évoquait beaucoup plus Tahiti que le Texas. Mais, dans un coin, derrière un écran de verre fumé qui rejoignait le plafond, se dissimulait la complexe structure électronique d’une vidéo holographique.
Arlène s’assit dans un fauteuil à sangles à côté de Garrison. Sa jupe à fleurs fendue jusqu’à la hanche s’écarta, révélant ses jambes longues et bronzées.
Mais Garrison n’avait d’yeux que pour l’écran tridimensionnel, il ne voyait que les ruines fumantes de Houston. La ville ressemblait à un abattoir — les immeubles éventrés ou soufflés, les rues disparaissaient sous les décombres et les cadavres. Même la Tour Garrison avait été attaquée. Les étages inférieurs étaient carbonisés et noircis, il n’y avait pas une seule fenêtre intacte. Sur le parking désert aménagé sous le building un énorme tank était tapi, son interminable canon légèrement pointé vers le bas comme s’il avait honte de ce qu’il avait fait.
— J’avais pensé que ça serait pire, murmura Garrison.
Il tapota sur les touches du tableau de commande encastré dans l’accoudoir. La Nouvelle-Orléans, Pittsburgh, Los Angeles, Saint-Louis, Atlanta. Des villes éviscérées, écrasées, imbibées de sang. On aurait dit que des tremblements de terre, des tornades et des ouragans s’y étaient donné rendez-vous. Mais la puissance de destruction de la nature était sans commune mesure avec la volonté meurtrière froidement délibérée de l’homme. La bataille faisait encore rage à Chicago et à New York. Les chaînes diffusaient des reportages montrant les combats rue par rue, maison par maison.
— Ça fait pas mal de négros morts, marmonna Garrison.
— Et pas mal de Blancs aussi, ajouta Arlène d’une voix monocorde et sèche, parfaitement contrôlée.
— Maintenant, oui. Mais je pense à plus tard. Quand la bataille aura pris fin. La semaine prochaine. Le mois prochain. Il y aura de quoi remplir des péniches avec la racaille du F.R.P. — moricauds, chicanos. Indiens et toute la clique.
Arlène dévisagea son patron.
— Vous aviez tout prévu, n’est-ce pas ? Cela fait des mois que vous montez votre affaire.
— Des années.
L’attention de Garrison était fixée sur l’écran où l’on voyait des jets canadiens bombarder en piqué un ensemble résidentiel du quartier sud de Chicago.
— Mais pourquoi ? Comment avez-vous pu faire une pareille…
Il lui lança un bref coup d’œil.
— Tu t’apitoies sur le sort de cette pègre ?
— Un peu.
— On ne fait pas d’omelette sans casser les œufs.
— Je ne comprends pas. Quel avantage allez-vous en tirer ? Qu’est-ce que cela a à voir avec la défense des intérêts des entreprises Garrison ou de la Société pour le Développement d’Île Un ?
Garrison s’affala contre le dossier de son siège et décocha à Arlène un rictus retors avant d’exhaler un ricanement grinçant.
— Tu es complètement dépassée, hein ?
— Expliquez-moi.
— Comme elle est curieuse ! gloussa Garrison. Comme elle a envie de connaître ma stratégie ! Tu te figures que tu me succéderas quand je ne serai plus là, ma poulette ?
Les yeux d’Arlène lancèrent des éclairs.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Te fatigue pas à faire des projets pour mon enterrement parce que je survivrai à la plupart d’entre vous.
— C’est idiot ce que vous dites !
Elle était toute surprise, innocente et ulcérée.
— Ben voyons !
— Je veux seulement savoir en quoi cela est susceptible de nous aider. (Arlène se laissa glisser de son fauteuil et se mit à genoux devant Garrison.) J’essaie simplement de comprendre comment fonctionne votre esprit, fit-elle en posant sur lui un regard à l’éclat bleu d’un iceberg.
— Voyez-vous ça ? Eh bien, c’est un truc que les cocos utilisaient à l’époque de la guerre froide : créer partout le plus d’embrouilles possible. Ça ne pouvait que leur rendre service d’une manière ou d’une autre parce qu’ils étaient contre le statu quo. Et là où il y avait de l’agitation, la guerre, des émeutes, la famine, des grèves, des actions de guérilla, on était sûr de les trouver, ces foutus cocos, en train de donner un coup de main aux opprimés. Tout ça, ils n’en croyaient pas un mot. Ils s’en balançaient des opprimés. Tout ce qu’ils cherchaient, c’était que les opprimés se fassent lessiver pour prendre les choses en main.
Arlène opina.
— Et c’est ce que vous êtes en train de faire ?
— Le Gouvernement mondial prétend contrôler les marchés, les prix, les barèmes d’impôt. Ces bureaucrates de mes deux veulent encadrer tout et partout. Soi-disant pour aider les pays pauvres et nourrir les masses affamées. Or, plus on les nourrit, plus elles se multiplient et moins elles sont capables de se nourrir toutes seules. C’est pour ça que le Gouvernement mondial devra passer la main.
— Et puis, c’est mauvais pour les profits, ajouta Arlène en souriant.
— Il y a aussi de ça, convint Garrison en lui rendant son sourire.
Elle tendit le doigt vers l’écran. Des tanks peints en vert olive avançaient lentement sur le pont George-Washington. Il n’y avait pas un guérilléro en vue.
— Mais comment la guérilla urbaine pourra-t-elle faire tomber le G.M. ?
— N’importe comment, ça devait arriver. Tôt ou tard, les villes auraient explosé. C’est miracle que ça n’ait pas encore eu lieu. Nous les avons simplement aidés à lâcher la vapeur accumulée depuis des années.
— Et le Gouvernement mondial…
— Est mal parti, quel que soit le dénouement. S’il était intervenu sur-le-champ et avait envoyé des troupes pour soutenir l’armée U.S., le peuple américain n’aurait pas digéré de voir des soldats étrangers camper chez lui. La plupart des effectifs de l’armée mondiale sont aussi noirs ou aussi bistres que les guérilleros du F.R.P. Plus, même. Les Africains sont encore plus foncés que les nègres américains. Ils n’auraient peut-être pas été très chauds pour tirer sur leurs cousins de couleur. Et même s’ils s’y étaient résolus, il y aurait eu pas mal de pillage et de viols. Comme chaque fois qu’on fait venir des soldats étrangers.
— Ce qui aurait dressé le peuple américain contre le Gouvernement mondial ?
— Et comment ! Surtout avec nos hommes dans les médias pour jeter de l’huile sur le feu.
— Mais le Gouvernement mondial n’est pas intervenu. Il n’a pas bougé.
— Ça vaut encore mieux. Comme ça, on peut l’accuser d’être resté à se tourner les pouces pendant que les villes américaines partaient en fumée.
— Mais la mort de De Paolo ?
— Elle est arrivé trente ans trop tard, gronda Garrison. Tout le monde doit mourir. Sauf moi. Moi, je vivrai éternellement, ne l’oublie jamais.
Elle le scruta.
— Vous le croyez vraiment ?
Garrison éclata de rire.
— Pourquoi penses-tu que nous sommes venus sur Île Un qui grouille de laboratoires de biologie ? S’ils ont pu fabriquer un gosse physiquement parfait en manipulant les gènes, ils pourront rendre sa jeunesse à un vieil homme.
— Vous croyez ?
— Tu peux être tranquille.
Il n’y avait plus trace de gaieté dans le ton de Garrison.
Le Dr Cobb a tenu à nous accueillir lui-même sur Île Un et il s’est entretenu personnellement avec chacun de nous. Évidemment, Ruth et moi constituions un cas particulier et il nous a parlé ensemble. Il a appelé la Californie sur une ligne prioritaire et, grâce à lui, Ruth a pu entrer en contact avec ses parents. Ils vont bien. Pour le moment, ils habitent chez des cousins du côté de Santa Cruz. À Los Angeles, c’est la dévastation.
La plupart d’entre nous étions terrifiés par les soulèvements qui avaient eu lieu chez nous et le moral volait bas. Le Dr Cobb s’est efforcé de nous réconforter en nous expliquant qu’Île Un était dorénavant notre patrie et qu’un avenir lumineux nous y attendait.
Au cours de la conversation privée que nous avons eue avec lui, il nous a conseillé, à Ruth et à moi, de commencer à nous documenter sur les astéroïdes. D’après lui, ce sont de véritables mines d’or qui n’attendent que nous au-delà de l’orbite de Mars. Et il n’y a pas seulement de l’or mais aussi des minerais et des métaux infiniment plus précieux et plus importants. Quand je lui ai répondu que j’étais un paysan, pas un mineur, il s’est mis à rire et m’a demandé si je ne pensais pas que les prospecteurs auraient besoin de nourriture quand ils seraient près de quatre fois plus loin du soleil que nous le sommes ici.
Evelyn franchit les doubles portes d’acier avec les autres et s’engagea en trombe sur le chemin dallé menant au débarcadère. Il commençait à bruiner et les nuages gris étaient de plus en plus épais mais personne ne paraissait s’en soucier. Déjà, elle entendait les pas de ceux qui étaient en tête sonner sur les marches de l’escalier de bois gravissant la pente escarpée de la berge. Elle s’arrêta en haut de la première. Le bateau était amarré au bout du quai et ses passagers se dirigeaient sans hâte vers le laboratoire.
La femme brune, petite et élancée, qui marchait à côté de Hamoud ne pouvait être que Shéhérazade. Hamoud ne la touchait pas mais il était évident qu’il la considérait comme son bien. Son attitude était absolument méconnaissable. Évanoui, le musulman mâle bourru, grincheux et dominateur ! Il ne cessait de dodeliner du menton tout en parlant avec un sourire enfantin, toutes dents dehors, en se baissant un peu pour être à la hauteur de sa compagne.
Mais où était David ? Un Noir colossal suivait Hamoud et Shéhérazade, si gigantesque que l’on aurait dit que le quai ployait sous son poids.
Et à côté de lui… Evelyn écarquilla les yeux. Ce ne pouvait pas être David. Mais pourtant si ! Il était maigre, barbu et son visage avait une teinte plus foncée qu’elle ne l’aurait jamais cru possible. Et ses cheveux étaient bruns, eux aussi.
Mais Evelyn reconnaissait sa démarche, sa façon de balancer les bras. Ce ne peut pas ne pas être lui. Quand il leva la tête dans sa direction, même à cette distance, elle sut que c’était bien lui. Mais comme il avait changé ! Il était hâve et ses yeux avaient perdu l’innocence qui, jadis, y brillait. Il ne parut pas reconnaître Evelyn bien qu’il la regardât en face.
Ce fut alors qu’elle remarqua les deux jeunes Noirs, l’arme au poing, marchant derrière lui. Elle se rappela que David était prisonnier.
David reconnut ses cheveux blonds. Evelyn ! Qu’est-ce qu’elle fait là ?
Son regard se posa brièvement sur la silhouette pachydermique de Leo qui venait d’atteindre le bas de l’escalier. Est-ce qu’elle est prisonnière, elle aussi ? Comment est-elle arrivée ici ?
Puis il vit Bahjat et son ami, son compatriote, son camarade de combat, son amant qui montaient les marches côte à côte. Il revint à Evelyn. Elle le contemplait fixement, vibrante d’impatience.
Si elle est captive, comment se fait-il qu’ils l’aient laissée assister à notre arrivée ? Il ne semble pas qu’elle soit sous bonne garde, personne, même, ne regarde dans sa direction. Se pourrait-il qu’elle soit avec eux ?
Il posa le pied sur la dernière marche.
— David !
— Evelyn.
— C’est bien vous.
Elle saisit la main qu’il lui tendait, fit un pas vers lui et glissa son bras autour de la taille de David. Bahjat et Hamoud qui étaient devant eux ne remarquèrent rien.
— Que vous est-il arrivé ? demanda Evelyn. Comment allez-vous ?
— J’allais vous poser la même question. Êtes-vous… de leur côté ?
— En un sens, oui. En fait, je cherchais à vous retrouver. Comment vous êtes-vous évadé d’Île Un ? Qu’avez-vous fait depuis tout ce temps ?
David se mit à rire.
— Croyez-moi ou ne me croyez pas mais je vous cherchais, moi aussi.
Elle se serra davantage contre lui et sourit.
— Racontez-moi.
David acquiesça.
— C’est une longue histoire. Et je ne peux pas entrer dans tous les détails.
Il leva la tête vers le laboratoire. C’était un bâtiment bas d’un seul étage, strictement fonctionnel. Aucun élément décoratif ne venait orner sa façade nue démunie de fenêtres. Sur le toit en terrasse, une manche à air jaune pendait mollement au bout de son mât. David en conclut que c’était une aire d’atterrissage pour hélicoptères.
Evelyn parlait de Hamoud et de l’organisation internationale du F.R.P. tandis que le groupe entrait et se dirigeait vers la grande salle centrale où de longues tables étaient alignées géométriquement. C’était la cafétéria. Au fond, il y avait d’étincelants comptoirs chromés, des plateaux, des plats chauds, des machines expresso, des grils. Une immense baie vitrée occupant toute la surface d’un mur donnait sur le paysage gris, poisseux de crachin, des arbres dénudés et un parking quasiment vide.
Leo et Hamoud étaient dans un coin en compagnie de Bahjat. À côté du géant noir, l’Arabe basané paraissait rabougri et Shéhérazade, coincée entre les deux hommes, avait l’air d’une gamine. David se rendit rapidement compte que Leo et Hamoud était en désaccord sur quelque chose.
Une bataille pour le pouvoir ? s’interrogea-t-il en s’installant à une table. Evelyn s’absenta. Quelques instants plus tard, elle revint avec des sandwiches rassis et du café synthétique tiédasse. David se jeta voracement sur ces nourritures sans cesser, cependant, d’observer Leo et Hamoud.
— L’Arabe… c’est celui qu’on appelle Tigre ?
— Oui, répondit Evelyn. Son vrai nom est Hamoud. Et il n’est pas arabe, c’est un Kurde.
Leo commande le secteur mais Hamoud occupe un rang plus élevé dans la hiérarchie du F.R.P. sur le plan international. Il se considère comme le patron.
— Méfiez-vous de lui, ajouta Evelyn à voix basse. Il aime tuer.
David opina. Il se retourna et compta les gens qui remplissaient la cafétéria, les uns assis, les autres debout. On dirait qu’il y a plus de Hamoud que de Leo. La suite ne va pas manquer d’intérêt.
Il s’aperçut soudain que c’était Bahjat qui avait la parole, maintenant. Les deux hommes l’écoutaient en silence et il ne put s’empêcher de sourire. Finalement, c’est elle qui va être le patron ! C’était curieux mais cela ne l’étonnait pas.
Tandis qu’il continuait de mastiquer les sandwiches spongieux, la conférence à trois prit fin. Quand Bahjat s’éloigna en compagnie de Hamoud, David ressentit comme une brûlure intérieure. Mais Leo s’approcha de lui, pareil à une noire et majestueuse montagne en marche.
— Bon ! On va trouver un coin tranquille où tu pourras poser tes fesses, l’homme de l’espace.
Evelyn se leva.
— Je vous rejoindrai plus tard.
David secoua la tête et emboîta le pas à Leo.
Ce n’est pas si mal que ça, se dit finalement David après s’être douché et rasé. Il y a quand même sur la Terre des gens qui se la coulent douce.
Plusieurs studios étaient installés au premier étage. Pour qui et pourquoi ils avaient été aménagés, cela demeurait un mystère mais ils étaient confortables et rien ne manquait : une salle de bains avec tout ce qu’il fallait comme savon et accessoires de rasage, un miniréfrigérateur-congélateur garni de plats surgelés, une cuisinière à micro-ondes et même un poste de télé.
On frappa à la porte. En quatre enjambées, David se rua dessus. Mais la poignée refusa d’obéir à sa sollicitation. Ils m’ont enfermé.
— Qui est là ? appela-t-il.
— Evelyn.
— La porte est bouclée.
Une clé cliqueta dans la serrure et le battant s’ouvrit. Le porte-clés était un adolescent au type arabe. Et il avait une carabine au poing. Evelyn avait les mains vides.
David alla prendre sa chemise qu’il avait jetée sur le lit et l’enfila.
— J’ai pensé que vous aimeriez descendre à la cafétéria pour dîner, lui dit la jeune fille en souriant. On vient de livrer un wagon de pizzas et de bière.
— Pourquoi ne pas dîner ici ? rétorqua David en enfonçant sa chemise dans son pantalon. Il y a tout ce qu’il faut dans le congélateur. Nous serions plus tranquilles.
Le garde referma la porte sans attendre la réponse d’Evelyn et la clé ferrailla à nouveau.
— Eh bien, voilà qui règle la question ! s’exclama Evelyn en riant.
Elle portait une robe vert pâle, toute simple, qui mettait admirablement son teint en valeur. Elle étudia attentivement David comme si elle le voyait pour la première fois.
— Vous êtes davantage vous-même, conclut-elle après cet examen.
Machinalement, David se frotta le menton.
— Vous voulez dire… oui, je me suis rasé.
— Et votre peau et vos cheveux ont retrouvé leur couleur naturelle… presque.
— Je me suis débarrassé de la teinture. Je pense que je n’ai plus besoin de me déguiser, maintenant.
— Mais vous avez maigri. Vous paraissez, plus… dur.
— Oui, sans doute. (David indiqua du geste l’unique chaise à côté de la fenêtre.) Asseyez-vous et admirez le coucher de soleil pendant que je joue les cordons bleus.
— C’est comme au bon vieux temps sur Île Un, commenta Evelyn en s’asseyant.
— Le bon vieux temps, répéta David en écho.
— Il s’est passé pas mal de choses depuis.
— Comme vous dites ! approuva-t-il avec chaleur.
Elle se tourna vers lui.
— Racontez-moi. Je veux tout savoir.
— Bien sûr, fit David tout en essayant de faire le tri entre ce qu’il pouvait lui dire et ce qu’il ne pouvait pas lui dire.
— Mais expliquez-moi comment le F.R.P. s’y est pris pour faire de ce laboratoire de recherches son quartier général local, lui demanda-t-il afin de gagner du temps. Quel est le degré d’organisation de ces gens ? Et que comptent-ils faire de nous ?
— J’ignore quels sont les plans de Hamoud dans l’immédiat. Et je doute qu’il le sache lui-même. Tout ce que je sais, c’est que ce sera quelque chose de plus ambitieux et plus spectaculaire encore que l’offensive urbaine de Leo.
— Plus sanglant, voulez-vous dire, laissa tomber David qui s’affairait dans la minuscule kitchenette incorporée.
— Très vraisemblablement. Hamoud adorerait occuper la une des journaux et il estime que Leo et Shéhérazade ont monopolisé toute la publicité. Il en veut sa part.
— Dieu nous protège !
— Vous m’enlevez les mots de la bouche. C’est un tueur-né.
— J’ai l’impression que ce labo fait partie de l’appareil mis en place par Leo.
— En effet. Il lui fournissait les drogues dont il a besoin.
— Des stupéfiants ?
Evelyn hocha négativement la tête.
— Non. Des hormones, des stéroïdes. Je ne sais pas quoi au juste mais il s’agit de produits qu’il utilise depuis le lycée pour conserver sa taille et sa force. Maintenant, ils lui sont indispensables pour vivre. Sans eux, il ne tiendrait pas le coup.
— C’est donc pour ça que nous sommes là.
— Seulement, il y a un cheveu dans la soupe. Le laboratoire a été fermé et on a pris soin de déménager les drogues de Leo. Tout a été enlevé… délibérément.
David glissa deux dîners congelés dans le four à micro-ondes dont il rabattit la porte.
— Il s’est fait posséder.
Evelyn approuva du chef.
— C’est un assassinat. Sans elles, il est condamné à mort.
Leo s’avança entre les paillasses en direction du technicien visiblement terrorisé.
— Alors, ils ont tout enlevé ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Le technicien, un Cubain, était aussi grand que lui mais son tour de taille ne faisait même pas le tiers de celui de Leo. Son visage allongé aux joues tombantes lui donnait de faux airs de chien de chasse. Son épiderme avait la couleur des feuilles de tabac. Il y avait de nombreux mois qu’il travaillait au laboratoire comme agent infiltré du F.R.P.
— Ils ont emmené presque toutes les fournitures médicales en fermant le labo, mercredi, répondit-il dans l’anglais dépourvu de toute trace d’accent qu’il avait appris à l’université. Les stéroïdes, les adrénocorticoïdes, tout le stock d’hormones… ils n’ont rien laissé.
— Putain de merde ! (Le poing de Leo se referma sur un tube métallique posé sur la paillasse devant laquelle il se tenait. Le tube craqua et se rompit.) Il me faut cette came. Absolument !
— Je ne savais pas, murmura d’une voix tremblante le laborantin, les yeux fixés sur les énormes battoirs du Noir. On a reçu l’ordre de tout embarquer. Ça devait partir pour Île Un. La moitié du personnel doit y aller d’après ce qu’on nous a dit.
— Île Un ? Ils ont expédié ma came sur Île Un ?
— C’étaient les directives venues de M. Garrison lui-même.
— Il vous les a transmises de Houston ?
— Non, d’Île Un. C’est là qu’il est, maintenant.
— Le fumier ! (Le bras de Leo, gros comme un tronc d’arbre, s’abattit sur la plaque de verre armé qui recouvrait la paillasse et qui se fracassa. Le Cubain fit un bond en arrière pour éviter les fragments qui volaient dans tous les sens.) Saloperie de fumier ! Tu sais ce qui m’arrivera dans deux jours si je n’ai pas mes stéroïdes ? Garrison le sait, lui ! Il m’a piégé ! L’ordure ! Tout ce qu’il voulait, c’était que je déclenche la bagarre pour ses beaux yeux. Et il se disait qu’après, il me liquiderait en me coupant mon ravitaillement !
Dans la cafétéria, Bahjat essayait de mastiquer tant bien que mal une part de pizza pâteuse et épicée mais, à l’instar des deux douzaines d’hommes et de femmes qui y étaient réunis, elle ne quittait pas des yeux l’écran géant qui occupait tout un mur.
C’était le massacre des Innocents. Les caméras passaient de Los Angeles à New York en s’arrêtant brièvement sur toutes les villes assiégées qui se trouvaient entre les deux grandes métropoles. Partout, les émeutiers étaient réduits en bouillie. Dans la plupart des cités, la résistance organisée avait déjà cessé. C’étaient maintenant la police locale, la garde nationale, l’armée régulière et des hordes de miliciens défigurés par la haine et la rage qui faisaient la chasse aux non-Blancs.
— Des individus soupçonnés d’être des guérilleros sont dirigés sur un centre de regroupement, annonçait sur un ton guilleret la voix off du commentateur tandis que, sur l’écran, on voyait d’interminables colonnes de jeunes Noirs, les mains sur la tête, progresser péniblement dans les rues jonchées de décombres entre deux rangées de militaires baïonnette au canon, appuyés par des tanks lourdement armés et des voitures blindées. Sans transition, les caméras plongèrent sur le stade municipal de Kansas City où s’entassaient des personnes de couleur de tous les âges — des mères de famille accompagnées de ribambelles de bébés, des vieillards épuisés, affalés la tête sur les genoux.
— Dans tout le pays, les forces de l’ordre ont le contrôle de la situation. On ne sait pas encore combien d’émeutiers ont trouvé la mort au cours des combats, encore que le chiffre des pertes dans les rangs de la police, de la garde nationale et des forces armées soit très élevé. Des civils, de simples citoyens ont également été assassinés par milliers…
Bahjat se leva, laissant sa peu appétissante ragougnasse dans son emballage de plastique, et se dirigea vers la chambre où David était gardé sous clé.
Assis côte à côte sur le large et moelleux divan de mousse de caoutchouc, David et Evelyn regardaient l’écran de télévision encastré dans le mur garni de plastique. C’était à présent le reportage sur la bataille de New York. Des unités de l’armée U.S. investissaient Manhattan, rue par rue, immeuble par immeuble. Des rues où l’on pataugeait dans le sang, des immeubles en flammes.
Des groupes de fantassins évacuaient des jeunes gens d’une maison où ils s’étaient tapis. Ils les repoussèrent jusqu’au milieu de la chaussée à la pointe de la baïonnette, puis un lourd char d’assaut verdâtre braqua son canon sur la façade et tira à bout portant. Le mur, pulvérisé, explosa en un tourbillon de fumée qui obstrua l’écran.
— Ils ne feront grâce à personne ! s’exclama Evelyn d’une voix étranglée par l’émotion.
— Non, ils feront des prisonniers, rétorqua David. Pas beaucoup mais il leur en faudra quelques-uns à interroger pour savoir comment une pareille affaire a pu se déclencher.
Evelyn, oubliant les combats de rues qui se déroulaient à présent sur l’écran, se tourna vers le garçon.
— Vous y étiez quand ça a commencé ?
David opina du chef.
— Nous venions d’arriver à New York. L’organisation du Front révolutionnaire des peuples est assez mal structurée mais ils ont des gens à eux dans toute l’Amérique latine… et aux États-Unis aussi, bien entendu.
— Et comment avez-vous fait pour monter à bord du bateau ?
David le lui raconta aussi succinctement que possible. L’écran captait toute son attention. Il nota que la télévision s’abstenait systématiquement de montrer des images de soldats tués ou blessés. Ce n’est pas en direct. Les autorités doivent passer les bandes au crible et sucrer tout ce qui n’est pas victoires.
— Mon Dieu ! Par quelles mésaventures êtes-vous passé !
David se tourna vers la journaliste.
— Vous m’aviez conseillé de voir le monde. C’est ce que j’ai fait.
Elle lui effleura la joue du bout du doigt.
— Et cela vous a métamorphosé. Vous n’êtes plus le même homme que celui que j’ai connu sur Île Un.
— Comment pourrait-il en être autrement ?
Les yeux vert d’eau d’Evelyn étaient rivés à ceux de David.
— Vous… vous êtes plus dur mais pas amer. Je ne crois pas. Vous ressemblez maintenant à de l’acier trempé. Vous avez subi l’épreuve du feu et vous en êtes sorti plus fort.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai.
La main d’Evelyn glissa le long des épaules du jeune homme et se referma sur sa nuque.
— Et pourtant si. Vous êtes plus fort. Je le sens.
Comme animées d’une volonté propre, les mains de David se nouèrent autour de la taille d’Evelyn qui se pelotonna contre lui. Leurs corps se touchaient, il humait le parfum salé de la peau d’Evelyn, vierge des artifices cosmétiques, il sentait son souffle lui caresser le cou.
— Nous avons parcouru une longue route, tous les deux, murmura-t-elle d’une voix rauque et mal assurée. Enfin, nous nous sommes retrouvés.
— Il est désormais trop tard, Evelyn.
Les traits de la jeune femme se crispèrent douloureusement.
— Non, ne dites pas ça…
David l’embrassa doucement. Parce qu’il ne savait que faire d’autre. Elle se serra contre lui.
— Si vous saviez tout ce que j’ai dû endurer !
Elle pleurait presque.
David perçut un vague bruit, une sonorité métallique que noyaient presque entièrement les détonations et les explosions du reportage. Il s’écarta un peu d’Evelyn et se retourna.
Bahjat, plantée sur le seuil de la porte, les regardait. Sa physionomie était indéchiffrable. Son adorable minois était le masque glacé et inerte d’une statue de bronze.
David fit mine de se lever mais elle pivota sur elle-même et sortit en trombe. Le garde arabe de faction à l’extérieur referma la porte en ricanant et donna un tour de clé.
La violence qui s’est déchaînée aux États-Unis et dans d’autres pays a déchiré le cœur de tous ceux, hommes et femmes, qui ont une conscience. Moi, El Libertador, je prétends être un révolutionnaire. Mais cette violence qui a embrasé les villes de l’Amérique du Nord est allée au-delà de la révolution. Elle ne peut déboucher que sur de nouvelles effusions de sang et sur le chaos. C’est pourquoi je me désolidarise de ce mouvement et j’appelle toutes organisations authentiquement révolutionnaires du monde entier à désavouer cette stratégie absurde et meurtrière.
Déclarons le moratoire de la violence ! Assez de meurtres. L’heure de la réconciliation a sonné.
Afin de contribuer à mettre un terme à la violence et au terrorisme qui ne font que s’intensifier d’un bout à l’autre de la planète, je me déclare prêt à rencontrer les nouveaux dirigeants du Gouvernement mondial à l’endroit de leur choix pour rechercher avec eux le moyen de ramener la paix dans le monde et de redresser les injustices qui ont, partout, été à l’origine des mouvements révolutionnaires.
Nous sommes devant un choix : des négociations pacifiques ou la guerre civile généralisée, la réconciliation ou le chaos. Moi, El Libertador, je déclare renoncer dorénavant à l’emploi de la violence. Luttons pour une réconciliation pacifique.
Bahjat, tournant le dos à la chambre de David, s’éloignait à grands pas. Elle était folle de rage.
Quelle idiote ! s’apostrophait-elle silencieusement. Et tu t’imaginais que ce qu’il ressentait et ce qu’il racontait quand nous affrontions le danger ensemble venait du fond de son cœur ! Cette Anglaise, il la connaissait avant de venir sur la Terre. Comment aurait-il pu aimer une Arabe, une activiste dont il était le prisonnier, une femme qui lui avait avoué avoir eu d’autres amants avant lui.
La cafétéria était déserte, la télévision éteinte. Bahjat fronça les sourcils. Qu’est-ce que cela veut dire ? Où sont-ils tous passés ?
— A h ! Shéhérazade… te « voilà !
Elle se retourna. C’était une des jeunes Noires de la branche locale du F.R.P. qui l’avait interpellée. Visiblement effrayée, elle s’efforçait de retrouver sa respiration mais elle était néanmoins assez maîtresse d’elle-même pour dire ce qu’elle avait à dire :
— Leo et Tigre… ils se sont disputés… c’était terrible. Tout le monde s’est éclipsé pour ne pas être mêlé à leur bagarre. Tu devrais aller les calmer.
— Où sont-ils ?
La jeune fille désigna du doigt un couloir bordé d’une enfilade de bureaux.
Bahjat entendit la voix tonitruante de Leo et celle, sifflante et hachée de Hamoud, avant même de comprendre les paroles.
Ils étaient dans un grand bureau. Un bloc de travail ultramoderne en demi-lune trônait dans un coin devant une fenêtre masquée par une tenture. La quasi totalité de l’espace disponible était occupée par une table de conférence ronde mais personne n’y était assis. Leo allait et venait devant la bibliothèque murale avec la nervosité du fauve dont il portait le nom. Hamoud, planté en face du tableau vert, vaguement ridicule dans sa pseudo-tenue de joueur de football, débordait de colère et d’entêtement. Deux de ses gardes du corps, manifestement tendus, bloquaient la porte et Bahjat dut les bousculer pour entrer.
— J’ai absolument besoin de ces stéroïdes, mec ! vociférait Leo. Autant que de nourriture ou d’air ! Sans eux, je me désintègre. Mon organisme fout le camp. Si je ne les ai pas dans deux jours, mon cœur lâchera et je claquerai.
Derrière sa barbe, l’expression de Hamoud était aussi butée que d’habitude.
— Il n’est pas question que je te donne des hommes et des armes pour tenter un coup de main sur le spatiodrome Kennedy. Ce serait de la folie — surtout que la police et la milice locales n’ont pas digéré ton offensive.
— Mes bonshommes se font tuer par milliers pour livrer ta bataille ! rétorqua Leo d’une voix tonnante. Maintenant, j’ai besoin d’aide…
Hamoud l’interrompit sur un ton tranchant :
— Une mission suicide, c’est une stupidité.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Bahjat en avançant jusqu’au milieu de la pièce.
— Il réclame je ne sais quelles drogues, répondit Hamoud avec un geste rageur en direction de Leo.
— Pour rester en vie. Pas des stups. Des stéroïdes, des enzymes et d’autres trucs qui permettent à mon corps de fonctionner. J’en prends depuis l’époque où j’étais champion universitaire de football.
— Et il veut qu’on lance un raid sur le spatioport Kennedy pour les lui chercher !
— Écoute, Shéhérazade, expliqua Leo, un ton plus bas. Ils me la fabriquaient dans ce labo, ma came. C’est pour ça que j’avais prévu de m’y replier. Mais Garrison m’a doublé. Il a planqué la marchandise à Kennedy.
— Pourquoi au spatioport ?
— Parce qu’il veut l’expédier sur Île Un. Si ça se trouve, elle est déjà partie, va-t’en savoir !
— Raison de plus pour ne pas mettre les pieds là-bas, insista Hamoud. C’est un piège tendu pour nous capturer.
— Il me faut ma came !
— Attends un peu, dit Bahjat. Ton Garrison… c’est celui des Entreprises Garrison ?
Leo confirma d’un coup de menton.
— Et il est aussi copropriétaire d’Île Un, ajouta Hamoud. Ils sont cinq.
— Parmi lesquels l’émir al-Hachémi.
Bahjat avait failli dire mon père mais elle s’était reprise au dernier moment.
— Oui, l’émir aussi est dans le coup.
— Ils se sont installés sur Île Un tous les cinq, enchaîna Leo.
— Tous les cinq ? Y compris al-Hachémi ?
Hamoud hocha affirmativement la tête.
Brusquement, un plan avait germé dans l’esprit de Bahjat. Lumineux.
— Dans ce cas, nous allons nous rendre sur Île Un nous aussi.
— Quoi ? s’exclama Leo en ouvrant la bouche avec stupéfaction.
— Vous ne voyez donc pas que tout se tient parfaitement ?
Hamoud s’approcha d’elle à pas lents.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Île Un contrôle les satellites solaires. Qui contrôle Île Un contrôle toute l’énergie que les satellites fournissent à la Terre.
— Presque toute l’Europe dépend de l’énergie solaire, fit Leo en écarquillant les yeux.
— Et la majeure partie de l’Amérique du Nord… sans compter le Japon, renchérit Bahjat.
— En détruisant Île Un, on détruirait tout le système de distribution d’énergie ! s’écria Hamoud, exultant.
— Nous ne la détruirons pas, répliqua-t-elle sur un ton ferme. Nous nous en emparerons et nous nous emparerons en même temps des cinq hommes les plus riches et les plus puissants du monde. Quels otages ! Vous vous rendez compte ?
— Et ils ont mes stéroïdes, là-haut.
— Si nous capturons Île Un, continua Bahjat, il suffira d’une chiquenaude pour renverser le Gouvernement mondial. La révolution triomphera et nous instaurerons un nouvel ordre mondial.
— Et ce sera nous qui serons au pouvoir, laissa tomber Hamoud en serrant les poings.
— Exactement.
— Ce serait faisable si nous avions un moyen de transport. Mais comment tenir la colonie ? Le G.M nous pulvériserait. Il suffirait de quelques minutes aux satellites lasers pour nous anéantir.
Bahjat sourit.
— Alors que nous aurons dix mille otages ? Dont Hunter Garrison, le cheik al-Hachémi et les trois autres ? Alors que nous serons maîtres du centre de contrôle des satellites solaires ? Tu crois qu’ils détruiraient tout cela ? Ce n’est pas possible. Et ils le savent bien.
— Nous balaierons tout ça ! s’exclama Hamoud.
— Et on les obligera à libérer mon peuple, dit Leo.
— Nous dirigerons le monde… à notre idée !
Cette séduisante perspective parvint à arracher un sourire à Hamoud.
Bahjat acquiesça mais garda le silence.
— Mais comment irons-nous là-haut ? s’enquit Leo en levant une main massive vers le plafond. Ils ne vont pas nous envoyer des cartons d’invitation.
— Eh si, justement, dit Bahjat. Laisse-moi m’occuper de cela.
Elle sourit intérieurement. Mon père voulait que j’aille sur Île Un. Eh bien, sa fille repentante va implorer son pardon et lui demander la permission de le rejoindre.
Sur ces entrefaites, un jeune Arabe surgit en trombe dans la pièce. Ses yeux étaient hagards et son menton s’ornait d’une ecchymose violacée.
— Le prisonnier… le type de la colonie spatiale… il s’est évadé !
FLASH FLASH FLASH
DIFFUSION IMMÉDIATE — INTERROMPRE TOUT PROGRAMME EN COURS
30 novembre 2008 Messine : Avec une précipitation inattendue, le Conseil du Gouvernement mondial a accepté de rencontrer les représentants des nations rebelles d’Argentine, du Chili et d’Afrique du Sud pour discuter des moyens de mettre fin aux irruptions de violence révolutionnaires qui embrasent le monde entier.
« Je serai heureux de prendre langue avec les délégués des pays qui ont fait sécession et avec El Libertador lui-même », a déclaré Kowié Bowéto, directeur par intérim du Gouvernement mondial.
D’après les bruits qui courent à Messine, la conférence ne se tiendrait pas sur la Terre mais sur Île Un, la colonie spatiale en orbite à 400 000 kilomètres de la planète. « C’est un terrain neutre, a précisé le porte-parole du conseil qui souhaite conserver l’anonymat. Nous aurons l’assurance de ne pas être interrompus par des émeutes ou des actes de violence d’inspiration politique. »
Quelques instants après que Bahjat eut précipitamment battu en retraite, David se tourna vers Evelyn.
— Dites au garde que vous voulez partir, lui ordonna-t-il.
— Comment ?
— Appelez-le. Vite.
L’air abasourdi et ulcéré, la jeune fille se leva et s’approcha de la porte.
— Ouvrez-moi. Je sors.
Le garde, toujours le sourire aux lèvres, obéit. David le tira par le bras, le fit pivoter sur lui-même et lui expédia un coup de poing massue sur la mâchoire au grand effarement d’Evelyn qui regardait en ouvrant de grands yeux.
— Est-ce qu’ils ont confiance en vous ? lui demanda David. Aurez-vous des ennuis s’ils croient que vous m’avez aidé à prendre la fuite ?
— Bien sûr que oui. Je…
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage : le poing de David s’abattit sur son menton et elle tomba à la renverse sur le divan.
— Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas bouger avant qu’il revienne à lui, murmura le garçon en s’emparant de la carabine du garde.
Puis il sortit et referma la porte derrière lui.
Je n’ai aucun moyen de m’évader et aucun endroit où aller, songeait-il en se hâtant dans le couloir.
Il avait avant tout besoin d’informations. Il doit sûrement y avoir un ordinateur quelque part. Le tout est de trouver un bureau vide et…
Il poussa toutes les portes qui daignaient s’ouvrir. Un autre studio inoccupé. Un placard à balais. Et, enfin, une pièce avec un bureau équipé d’un terminal. C’était le seul meuble. L’écran opaque et gris fit l’effet d’un inestimable joyau à David qui referma et coinça la porte avec la carabine. Cela fait, il s’installa devant le bureau et commença à chatouiller le clavier de l’appareil.
Il avait l’impression qu’il ne s’était écoulé que quelques minutes depuis son évasion mais il savait que le temps filait vite. Les données fusaient sur l’écran. L’ordinateur n’était pas cachottier. Il donnerait volontiers tous les renseignements qu’on lui demanderait… à condition de poser les bonnes questions.
David voyait ses soupçons se confirmer. Il s’agissait bel et bien d’un centre de recherches médicales, principalement spécialisé dans la fabrication d’antitoxines contre les maladies contagieuses. Comme dans la plupart des laboratoires modernes, on y travaillait sur des microbes mutants qui sécrétaient allègrement les antitoxines que les biologistes introduisaient dans leur patrimoine génétique. Toutefois, il y avait aussi une importante section où l’on mettait au point des antitoxines inédites que l’on testait in vivo sur des cultures bactériennes et virales.
Un troisième département de bonne taille était consacré à la production de stéroïdes et de diverses hormones.
Apprends à connaître ton ennemi, se dit David en se plongeant dans le dossier médical de Leo. Il avait eu du mal à le trouver car ce dernier était enregistré sous son vrai nom et il avait dû se faire communiquer par l’ordinateur la liste des clients traités par les stéroïdes et procéder à un travail d’élimination en se basant sur leur signalement.
ELLIOT GREER. Le nom s’était inscrit en lettres vertes luminescentes.
— Mon Dieu ! C’est une usine chimique ambulante, ce type ! murmura David.
Adrénocorticoïdes, ACTH, hormones somatotrophes pour stimuler la croissance, hormones thyroïdiennes pour maintenir le taux du métabolisme, AMP cyclique…
— Même la noirceur de son teint est due à des drogues, dit David à haute voix.
Et s’il cessait d’être régulièrement approvisionné, son système cardiovasculaire s’engorgerait et Leo rendrait l’âme en quarante-huit heures — à moins que son système musculaire lâche le premier.
David composa l’indicatif de l’horloge et l’heure s’afficha sur l’écran. Le garde ne devrait pas tarder à se réveiller et à donner l’alerte, à présent. Il faut filer.
Il convenait de faire vite et de passer inaperçu. David restait obstinément dans la partie du couloir qui demeurait dans l’ombre. Il entendit soudain du remue-ménage. Cela venait d’en bas, de la cafétéria. Bon. Son « évasion » avait été découverte.
Se glissant furtivement le long du balcon qui ceinturait la cafétéria, il battit en retraite en direction du secteur laboratoire d’où il venait.
Si seulement ils n’ont pas tout déménagé… Ils ont fait main basse sur les drogues de Leo mais il y a peut-être une chance qu’ils aient laissé sur place ce dont j’ai besoin.
Les laboratoires étaient un vaste labyrinthe où s’enchevêtraient des tubulures de verre et d’acier. David était obligé de s’arrêter devant chaque terminal pour savoir où il se trouvait exactement et à quoi servaient les accessoires qui l’entouraient.
Entendant au loin des cris, il éteignit. Une lumière glauque et fantomatique émanait de l’écran qu’il scrutait. Il ne pouvait rien faire sans les informations qu’il cherchait.
Il avait conscience de ce qui était en jeu. Pas seulement sa propre vie, la vie de Bahjat et celle de tous les autres mais Île Un. C’était leur objectif. Peut-être ne le savaient-ils pas encore mais David, lui, le savait. Tôt ou tard, ils se rendraient compte que la colonie spatiale était la clé de leurs rêves de violence. Ils essaieraient de s’en emparer ou de la détruire. Il fallait les en empêcher. Et personne d’autre ne pouvait le faire à sa place.
Le plafonnier du laboratoire de toxicopathie au fond duquel David était installé s’alluma. Il leva la tête, quitta son tabouret et avança aussi lentement et aussi calmement que possible vers la porte. Une demi-douzaine de jeunes Noirs s’engouffrèrent dans la salle, Leo à leur tête.
— Il est là !
L’un des jeunes épaula mais Leo écarta le canon de son fusil.
— Il le leur faut vivant.
— Merci, dit David en mettant ses mains nues bien en évidence pour leur montrer qu’il n’était pas armé.
— Me remercie pas, mon pote, grommela Leo. Quand ils commenceront à te travailler au corps, tu regretteras de n’être pas mort.
Bahjat était assise derrière le bureau. Hamoud tournait comme un ours en cage. C’était une pièce exiguë dont l’unique fenêtre n’était qu’une fente verticale pratiquée dans le mur. La tension était telle que l’air paraissait chargé d’électricité.
— Liquidons-le ! gronda Hamoud. Je dis qu’il faut l’exécuter sur-le-champ. Il a failli nous échapper une fois. On ne peut pas courir le risque qu’il nous file entre les doigts et révèle notre cache.
Bahjat, impassible, s’efforçait de garder son calme bien qu’un tourbillon d’émotions contradictoires l’agitât intérieurement.
— Il n’est pas question de le tuer, répondit-elle. Il est beaucoup trop précieux.
— Pour toi, peut-être.
Hamoud la fusilla du regard.
— Pour nous si nous voulons nous emparer d’Île Un, rétorqua-t-elle aussi sereinement qu’elle le put.
— Vous ne vous êtes pas quittés pendant des mois, tous les deux. Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas couché avec lui.
— Je te dirai ceci : j’ai découvert qu’il a passé toute sa vie sur Île Un. Il connaît la colonie spatiale dans ses moindres détails — chaque feuille d’arbre, chaque cadran de chaque terminal. C’est un calque vivant d’Île Un.
— Et tu l’aimes !
— Île Un est un endroit d’une effarante complexité, poursuivit Bahjat comme si elle n’avait pas entendu. Pour la capturer, nous disposerons seulement des effectifs que peut contenir une navette spatiale. Il faut que nous sachions où frapper, où sont situés les centres de contrôle névralgiques, comment nous en emparer…
— Je sais. (Hamoud cessa de faire les cent pas et s’immobilisa en face de Bahjat.) Il est indispensable que nous ayons des renseignements précis sur chaque centimètre carré d’Île Un. Je sais !
— Et ces renseignements, nous les avons sous la main. Ils sont dans sa tête. Il connaît la colonie spatiale comme sa poche. Il n’en ignore rien.
— Mais nous les donnera-t-il ?
Bahjat eut soudain l’impression d’être loin, très loin. De s’observer comme si elle regardait une pièce de théâtre ou un spectacle à la télévision. Elle vit ses lèvres se retrousser en un rictus féroce et s’entendit répondre :
— Oh ! je suis convaincue que nous arriverons à le convaincre de parler. Et si tout le reste échoue, nous pourrons toujours débiter en tranches sa petite amie, l’Anglaise, sous ses yeux.
Le bureau avait été transformé en une petite cellule d’interrogatoire parfaitement fonctionnelle. David était assis dans un inconfortable et rigide fauteuil, les bras entravés, plaqué contre le dossier. On avait éteint le plafonnier et une lampe à l’éclat aveuglant était braquée sur ses yeux.
Ses membres étaient ankylosés. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, ligoté à ce fauteuil. Devant lui, le mur. La fenêtre, si fenêtre il y avait, devait être derrière son dos. Sa bouche, sa gorge étaient sèches et râpeuses comme du papier de verre. On ne lui avait même pas donné un verre d’eau depuis un temps fou. Pourtant, sa vessie engorgée le lancinait.
Pour le moment, il était seul. L’ecchymose qu’il avait sous l’œil le lançait douloureusement. Ils ne s’étaient pas livrés à des sévices physiques sur lui mais ils avaient sous-estimé la colère et la détermination de leur captif. David ne s’était pas laissé faire quand ils l’avaient conduit à la chambre d’interrogatoire et il avait mis plusieurs de ses geôliers hors de combat avant que Leo et les autres l’eussent réduit à l’impuissance. Il avait alors perdu conscience. Quand il était revenu à lui, il était solidement attaché au fauteuil.
Il entendit la porte s’ouvrir mais la lueur éblouissante de la lampe l’empêchait de voir quoi que ce fût. Quelqu’un s’approcha. Une seule personne. Elle avançait d’un pas léger.
— Vous êtes très entêté.
C’était la voix de Bahjat.
— Merci.
Sa propre voix était éraillée.
— Tenez.
Il distinguait vaguement la silhouette de la jeune fille, maintenant. Elle doit être tout à côté de la lampe, songea-t-il. Les mains de Bahjat jaillirent de l’ombre. Elles tenaient un verre d’eau.
Il se pencha en avant et but à petites gorgées. L’eau était merveilleusement fraîche. Bahjat inclina davantage le verre et David le vida avec avidité.
— Il faut leur dire ce qu’ils veulent savoir.
Bahjat parlait d’une voix douce et elle paraissait soucieuse.
— Pourquoi ? Pour qu’ils fassent sauter Île Un ?
— Il ne s’agit pas de cela. Nous voulons simplement… occuper la colonie spatiale.
— C’est une idée à vous, hein ?
— C’est mon idée… et celle de Hamoud.
David exhala un bref rire rauque.
— Au fond, vous aviez raison. Nous ne pouvons pas être des adversaires politiques et des amants… pas en même temps.
— Vous ne m’aimez pas.
— Je vous ai aimée.
— Jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre Anglaise.
— Evelyn ? Je la connais à peine.
— Inutile de mentir. Vous ne la protégerez pas.
— Elle était venue sur Île Un. Pour quinze jours.
— Et vous vous êtes rendu sur la Terre pour la retrouver.
— Et c’est sur vous que je suis tombé.
Il y eut un long silence. Puis Bahjat reprit :
— Je vous ai vus tous les deux ensemble…
— Et moi, je vous ai vue avec Hamoud. Vous couchiez avec lui, n’est-ce pas ?
— C’était avant… j’ai l’impression que cela remonte à bien des années. Mais il n’y a plus rien entre nous depuis… vous.
— Ne détruisez pas Île Un, enchaîna David sur un ton pressant. Pour l’amour du ciel, ne faites pas cela, Bahjat, c’est quelque chose de trop important.
— C’est justement pour cela que nous voulons nous en rendre maîtres. (Son timbre s’était durci.) Île Un est importante, c’est vrai. Et nous nous en emparerons sans la détruire.
— Ne comptez pas sur mon concours.
— Mais si, vous nous aiderez. Des volontaires sont allés chercher les drogues appropriées. Les petites doses de sérum qui vous ont déjà été administrées n’ont pas été suffisantes et, maintenant, nous allons être obligés de vous en donner des doses massives. Vous nous direz tout ce que nous voulons savoir, David. J’espère seulement que vous n’en sortirez pas mutilé pour la vie.
— Je suis touché par tant de sollicitude.
— Aidez-nous, David. En nous aidant, vous vous aiderez vous-même, fit-elle dans un souffle. Quand tout sera réglé, nous pourrons renouer, vous et moi. Je vous le promets.
— Je vous aime, Bahjat, mais je n’ai pas confiance en vous.
Bahjat, les yeux embués, sentit la fureur monter en elle. Hâve, meurtri par les coups, David était vidé de ses forces et impuissant — et cependant indompté.
Délibérément et non sans effort, elle croisa ses mains derrière son dos pour ne pas céder à la tentation de le caresser, de soigner ses plaies, de le détacher et de l’aider à recouvrer la liberté.
Préférant garder le silence, elle se retourna abruptement et sortit en hâte. Ne le regarde pas ! Ce fut néanmoins ce qu’elle fit en ouvrant la porte. La tête de David était retombée sur sa poitrine. Il paraissait dormir.
Hamoud attendait dans le couloir. La vive clarté qui tombait des fenêtres fit grimacer Bahjat au sortir de la pénombre qui régnait dans la cellule et elle battit des paupières.
— Il ne s’est pas endormi, j’espère ? demanda Hamoud en jetant un coup d’œil à l’intérieur avant que la porte se referme. Il ne le faut en aucun cas.
— Non, il ne dort pas, mentit Bahjat. Il cherche seulement à se protéger de la lampe.
— Il ne va pas tarder à craquer, laissa tomber Hamoud sur un ton satisfait. Les gars ont déniché une trousse bourrée de scopolamine et de pas mal d’autres choses. Ils l’ont piquée à l’hôpital du coin. On va lui en filer une telle quantité qu’il fera des bonds jusqu’au plafond.
— Tâche seulement de ne pas le tuer avant qu’il nous ait dit ce que nous avons besoin de savoir, répliqua sèchement Bahjat.
— On n’aurait pas été forcé d’employer cette méthode si tu nous avais laissés charcuter un peu l’Anglaise. Après qu’elle aurait poussé quelques piaillements, il aurait parlé.
Bahjat secoua la tête.
— Non. J’en ai maintenant l’absolue conviction : elle n’est pour rien dans son évasion. Et il se moque éperdument d’elle.
Ils ne sont pas amants !
— Il ne l’aurait pas laissée souffrir. Ce n’est pas son genre.
— Son genre, c’est de refuser de nous dire quoi que ce soit qui risquerait de mettre son Île Un bien-aimée en danger, riposta rageusement Bahjat. Pas de son plein gré. Pas consciemment. Et puis… j’ai eu l’impression que l’Anglaise ne te laissait pas indifférent. Qu’elle faisait partie de ton harem.
Hamoud haussa les épaules.
— Ce ne sont pas les femmes qui manquent.
— Si tu as les drogues qui conviennent, sers-t’en, conclut Bahjat avec un soupir. Mais fais attention.
— C’est entendu, ricana-t-il. J’écoute et j’obéis, ô puissante Shéhérazade.
— Et veille à ne pas le tuer.
— Bien sûr.
Hamoud fit une révérence ironique tout en ajoutant in petto : Pas avant qu’il n’ait parlé.