DEUXIÈME PARTIE

Dix

Entourée en permanence de télésenseurs de la taille d’un insecte et de tractibles à pattes d’araignée plus massifs, reliée à Yambuku par une télémesure considérable, Zoé n’était pas vraiment seule dans la forêt. Pourtant elle se sentait seule, horriblement seule, surtout après minuit.

Elle était née pour ça, pour cette solitude. On avait placé ce besoin d’isolement dans son ADN, par des modifications génétiques semblables à celles emportées par les premiers colons kuipers dans le vide qui s’étendait au-delà de Neptune – une race de moines qui, à la lueur des étoiles, avaient sculpté leurs ermitages dans des massifs gelés. La solitude ne lui faisait pas peur.

Ce qui ne signifiait pas qu’elle n’avait pas peur.

De nombreuses choses lui paraissaient effrayantes.

Elle s’éveilla bien après minuit dans l’obscurité de sa tente. Celle-ci, un simple dôme géodésique de mousse polymérisée, avait été conçue non pour la protéger des éléments – rôle échu à sa combinaison – mais pour la dissimuler aux formes de vie sauvage autochtones. Sa combinaison était un système semi-ouvert : Zoé transportait de l’eau et de la nourriture dans des récipients stériles à becs à obturation automatique mais excrétait inévitablement un certain nombre de déchets. Pour parler crûment : de la pisse, de la merde et du CO2. Même purifiés par les dispositifs et les nanobactéries de sa combinaison, les déchets humains exerçaient une attraction magnétique sur les prédateurs isiens. Ceux à l’état solide ou liquide pouvaient être stockés puis enterrés, mais camoufler sa respiration et sa sueur se révélait plus ardu. La tente y contribuait en faisant lentement circuler l’air extérieur et en dénaturant la signature moléculaire de Zoé grâce à des filtres HEPA et osmotiques.

Pourtant le système parfait n’existait pas, comme la perte de la station océanique l’avait cruellement démontré moins de dix jours plus tôt. Les systèmes étaient imparfaits, ou imparfaitement adaptés à la biosphère isienne. Ce qui l’amenait à l’idée inconfortable qu’il se pourrait très bien qu’elle soit, en ce moment même, en train d’attirer des prédateurs nocturnes qui auraient échappé à son périmètre de défense.

Ainsi ce léger cliquetis de bois au loin, qui pouvait être le vent dans les arbres, ou bien…

Conneries.

Elle s’assit, exaspérée, tout espoir de sommeil disparu. Elle trouvait déjà assez difficile de se reposer dans la combinaison, qui transmettait fidèlement à sa peau la pression de la moindre brindille et du moindre caillou présent sous le sol gélifié de la tente, mais trembler de frousse au beau milieu de la nuit était bien pire. L’ensemble de télésenseurs robotisés qui balayait sans relâche le périmètre détecterait les mouvements ou les signatures moléculaires révélatrices : rien de plus conséquent qu’un asticot ne pourrait se glisser jusqu’à elle. Et sa tente, même imparfaite, était sûrement à l’épreuve des asticots.

Que ces craintes continuelles aillent donc au diable. Ce n’était rien d’autre qu’un peu de nervosité. Elle enfila ses jambières protectrices, ouvrit la porte de la tente et sortit dans l’obscurité venteuse au milieu de la forêt isienne, parmi des arbres semblables à des cycas.

La seule lumière ambiante provenait du semis d’étoiles qui surplombait la canopée, mais le multiplicateur de photons de sa combinaison n’en demandait pas plus. Dans les lentilles, la forêt ressemblait à une carte de troncs trapus devant un vague grillage de feuillage ridé par le vent. Sans profondeur, sinistre. Elle ajusta ses lentilles pour détecter les sources de chaleur. Et ne vit que quelques aviants perchés et des campagnols charognards pas plus gros que son pouce.

Pas de quoi en perdre le sommeil. Elle leva les yeux vers le ciel.

L’étoile la plus brillante était en fait une planète. Baptisée Cronos par un savant terrien sans imagination lors de sa découverte un siècle plus tôt, l’énorme géante gazeuse du système isien se trouvait à l’aphélie de son orbite. Cronos avait contribué à la géohistoire isienne en débarrassant le système de ses débris de roche ou de glace : on voyait très peu de comètes dans le ciel isien. Moins un Titan qu’un gigantesque ange gardien, pensa Zoé.

Dans son oreille interne, la liaison de com s’activa avec un léger sifflement.

« Zoé ? » La voix de Tam Hayes. « D’après votre télémesure, vous êtes sortie de la tente et votre pouls s’est accéléré. Je suppose donc que vous êtes réveillée.

— Je ne marche pas en dormant, si c’est ce que vous voulez dire. »

Mais entendre sa voix était un immense soulagement.

« Nerveuse ?

— Un peu. C’est gênant ?

— Pas du tout. »

Cette voix si localisée dans son crâne exacerbait son sentiment d’isolement au cœur d’une forêt extraterrestre. Yambuku ne se trouvait certes pas bien loin, mais Yambuku était un milieu étanche, une bulle fragile venue de la Terre. Elle l’avait quittée, elle se trouvait désormais à l’extérieur, perdue sur Isis où il n’y avait ni éclairage artificiel, ni routes, ni aucune trace de civilisation derrière l’horizon. Rien derrière l’horizon sinon un autre horizon, parallaxe au parallèle ; rien entre elle et une planète biologiquement létale sinon une membrane de quelques molécules d’épaisseur. Pas étonnant que Mécanismes & Personnel ait puisé dans le vieux stock de la diaspora pour ressusciter son génome. Isis était au moins aussi isolée que n’importe quel objet de Kuiper désertique. Et beaucoup, beaucoup plus éloignée de la Terre.

« Zoé ?

— J’écoute.

— Il y a un gros animal qui longe votre position, à environ cinquante mètres au nord-nord-ouest. Pas de quoi s’inquiéter, mais mieux vaut vous tenir tranquille une minute ou deux, histoire de ne pas être trop repérable.

— Je rentre dans la tente ?

— Pour le moment nous allons vous garder dehors et mobile. Mais j’aurais préféré que vous nous appeliez avant de sortir prendre l’air. Ne bougez pas, s’il vous plaît, et laissez les tractibles faire leur boulot.

— Est-ce que cette chose me traque, moi ?

— Elle est sans doute juste curieuse. Silence, maintenant. »

Elle tendit l’oreille dans l’obscurité, sans rien entendre. Quelle sorte de gros animal ? Un triraptor, supposa-t-elle. Elle se le représenta en pensée : huit membres, quadrupède, avec sur la partie supérieure du corps quatre bras munis de griffes en acier trempé. La combinaison de Zoé résisterait aux invertébrés et aux morsures de petits animaux mais ne pourrait rien contre le carnage industriel d’une attaque de triraptor.

« Zoé ?

— Je croyais que vous aviez réclamé du silence, souffla-t-elle en réponse.

— Tant que nous ne crions pas, ça va. Vous avez de quoi vous mettre à l’aise ? »

Elle scruta le sol, repéra par terre un tronc sur lequel elle s’assit. De minuscules insectes sortirent du nid qu’elle avait dérangé et vinrent grouiller sur son pied. Inoffensifs. Elle les ignora. « Un confort tout relatif, mais au moins nous pouvons discuter. Vous êtes encore de nuit ?

— Le poste de minuit à l’aube, tant que vous êtes de sortie. »

Cela la flatta et l’intimida aussi un peu. Elle avait repensé – elle ne pouvait s’en empêcher – à leur tête-à-tête dans la salle de préparations, à la manière dont elle avait pleuré dans ses bras en apprenant la tragédie de la station océanique, à celle dont, cette nuit-là, elle avait trouvé le chemin de la cabine de Hayes. À la manière dont il l’avait touchée, avec empressement mais douceur. Jamais aucun être humain ne l’avait touchée ainsi.

Elle avait laissé cela se produire.

L’avait encouragé.

L’avait redouté.

« Vous avez peur ? Votre pouls s’accélère encore. »

Elle rougit. Sans qu’il la voie. Dieu merci, à moins que la télémesure ne transmette aussi cela. « C’est juste… toute cette obscurité partout autour de moi.

— Compris. »

Un vent d’ouest agita le feuillage. Le même vent transportait sans doute son odeur loin dans la forêt. Non, ne pas penser à ça. « Tam ?

— Oui ?

— Vous avez grandi dans les Kuipers. L’Épine Rouge, je crois ?

— Exact. Une des plus vieilles colonies kuipers, un grand habitat situé dans la partie la plus proche du nuage d’Oort. Avec une rotation de trois quarts de g sur son grand axe, ce qui fait que l’adaptation à Isis ne m’a pas vraiment posé de problèmes.

— Une enfance heureuse ? »

Il y eut une pause. « Assez heureuse.

— Crèche ou biofamille ?

— Biofamille. Il n’y a pas de crèches dans l’Épine Rouge. Nous sommes conformistes.

— L’habitat vous manque ?

— Oui, souvent. »

Elle s’aperçut qu’il faisait attention à ce qu’il disait. Il pensait à elle et à son enfance difficile. « Vous savez, ce n’était pas si terrible. D’être un bébé de crèche. Du moins avant Téhéran. Je me sentais bien, avec mes sœurs et mes nounous.

— Ça vous manque ?

— Il y a des choses qu’on ne peut plus retrouver. Par exemple, ce sentiment de… d’être chez soi.

— Personne n’est chez soi sur Isis. »

La peau de sa combinaison était d’une extrême sensibilité. Trop sensible, même. Elle sursauta quand une feuille lui tomba sur l’épaule.

« Zoé ?

— Désolée. Fausse alerte. La brise est en train de se lever. On dirait qu’il va bientôt pleuvoir. » Elle se demandait pourquoi parler à Hayes par l’intercom lui posait moins de problèmes que lorsqu’ils se trouvaient face à face. « Je sais de quoi je dois avoir l’air pour un Kuiper. Vu la manière dont j’ai été élevée, je veux dire.

— Personne ne choisit son enfance, Zoé.

— Je dois vous rappeler une de ces vieilles aristocrates chinoises, celles aux pieds enfermés dans des chaussures minuscules, vous voyez le genre ? On m’a fait rentrer de force dans l’idée que quelqu’un d’autre se faisait de la beauté ou de l’utilité.

— Zoé… » Il se tut un instant. « “Un être humain brisé n’est même pas un bon outil.” Vieille maxime kuiper. Vous n’auriez pas survécu comme vous l’avez fait sans avoir en vous quelque chose de solide, quelque chose qui n’appartient qu’à vous. »

Ce fut au tour de Zoé de garder le silence.

Theo avait l’habitude de dire : Tu joues à cache-cache, Zoé. Tu te caches de moi, une fois de plus.

Mais Theo découvrait toujours ses secrets.

La plupart.

« Silence, maintenant, Zoé, juste quelques instants. La cible s’est encore tournée vers vous. Les tractibles vont l’éloigner, mais ne faites rien qui attirerait l’attention. Et éteignez votre vision de nuit, s’il vous plaît. Il y a une fuite de lumière sur vos lentilles et vos yeux brillent comme ceux d’un chat.

— Vous me voyez ? » Elle n’était pas sûre que cela lui plaise.

« Je vous observe par l’intermédiaire d’un télésenseur. Chut, maintenant. Je vous tiens au courant. »

Elle soupira et débrancha le multiplicateur de photons. L’obscurité devint aussitôt totale. Elle ferma les paupières et tendit à nouveau l’oreille.

Le vent avait forci. Des nuages étaient venus masquer les étoiles. Un front froid arrivait de l’ouest, si elle en croyait le rapport météorologique du matin. Des gouttes de pluie éclaboussèrent la voûte des arbres.

Il y eut un bruissement dans les sous-bois, à quelques mètres d’elle. Son pouls s’accéléra une nouvelle fois.

« Ce n’est qu’un tractible qui protège vos flancs, dit Hayes. Je sais que vous n’y voyez rien. Mais il faut rester tranquille pour le moment, aussi calme que possible. »

Elle ne voyait pas le triraptor qui fouinait dans la forêt, mais sa combinaison lui transmettait son odeur – non les molécules transportées par l’air, mais un picotement électronique des cellules réceptrices appropriées, un vague écho de quelque chose d’âcre et d’amer dans son nez.

L’animal était proche. Les télésenseurs durcis par la nuit bourdonnaient autour d’elle. Elle entendit enfin le bruit inimitable de quelque chose de vivant et de massif qui se déplaçait dans les broussailles.

« Du calme, Zoé. »

Theo lui avait pourtant enseigné une meilleure discipline. Elle ouvrit grands les yeux et s’imagina qu’elle le voyait, qu’elle voyait le triraptor – au moins ses yeux, qui étincelaient dans la lueur des dernières étoiles encore visibles à l’est, des yeux de prédateur vigilants et jaune chrome.

Et il était parti.

« Restez tranquille, Zoé. »

À la poursuite d’un tractible-araignée, sans doute.

« Encore quelques secondes. »

Les sons s’éloignèrent.

Tout doucement, elle leva le visage vers la bruine.

« Elam me manque, murmura-t-elle.

— Je sais, Zoé. À moi aussi.

— On commence à ne plus avoir assez de temps, n’est-ce pas ?

— Souhaitons que si. »

Onze

À l’arrivée d’Avrion Theophilus, Degrandpré avait prévu de lui faire faire le grand tour de la station orbitale – c’était après tout la première visite d’une personnalité de ce calibre – mais l’homme de Mécanismes & Personnel ne voulut rien savoir.

« Tout ce qui m’intéresse ce matin, avait-il dit d’un ton affable, c’est la quarantaine de votre navette. »

Et quel descendant des Familles s’était révélé ce Theophilus ! Grand, svelte, chevelure grise, nez aquilin, et une élégante complexion pâle. La cicatrice d’orchidectomie de Degrandpré, qui impressionnait tant ses subordonnées, ne représentait pour lui que le tatouage d’un serviteur. Theophilus avait sans aucun doute déjà engendré nombre de jeunes aristocrates, des créatures solides aux yeux bleus et à la dentition immaculée.

Admirable, puissant ! Et virtuellement très dangereux. Fonctionnaire de Mécanismes & Personnel de rang inconnu, Avrion Theophilus se conduisait avec toute l’arrogance d’un officiel du Trust des Travaux, ce qui, en soi, ne manquait pas d’être dérangeant.

Les nouvelles en provenance de la Terre n’étaient pas moins inquiétantes. On parlait de troubles au sein des Maisons et des Familles, de procès à grand spectacle, de purge possible dans les Trusts. Mais toutes les informations qui leur parvenaient par la liaison à particules jumelles avaient subi une sévère censure. À coup sûr, ce Theophilus en savait bien plus sur la crise que n’importe qui à bord de la station, mais il s’était bien abstenu d’en parler.

Et, de peur de paraître impertinent, Degrandpré n’avait pas osé l’interroger.

Toute la situation était d’une ambiguïté exaspérante. Devait-il chercher à s’attirer les bonnes grâces d’Avrion Theophilus, au risque de paraître trahir ses parrains du Trust des Travaux ? Existait-il une autre issue ?

Degrandpré n’avait pu empêcher une atmosphère oppressante et lourde d’émotion de s’abattre sur la station. La perte de l’avant-poste océanique pesait de tout son poids sur le personnel, même ici. De l’opinion générale, le moral du personnel de surface avait chuté. Certains prédisaient la fin de la présence humaine sur Isis. Et ils pouvaient bien avoir raison, même si cela semblait laisser – autre motif d’inquiétude – ce Theophilus indifférent. « Votre station orbitale requiert quelque entretien, remarqua-t-il d’un ton mielleux. Le couloir circulaire est dégoûtant, et l’air ne vaut pas mieux. »

Les parois étaient en effet passablement sales. Les serviteurs de nettoyage avaient récemment été désossés au bénéfice du projet interféromètre, et les usines Turing n’avaient toujours pas expédié leurs remplaçants. Quant à l’odeur… « Nous avons eu quelques ennuis de purificateurs dans nos piles de gestion des déchets. C’est temporaire, bien entendu, mais en attendant… Je m’en excuse. On s’y habitue.

— Peut-être pas aussi facilement qu’on pourrait l’espérer. »

Quelle perfection dans le ton aristocratique, se dit Degrandpré : une insulte et une menace dans la même phrase. Il promit de s’en occuper, sans pourtant vraiment voir ce qu’il pourrait faire sinon harceler une fois de plus les ingénieurs. La sphère de Higgs n’avait pas apporté de pièces détachées, et il se demanda avec un brin de cynisme si leur expédition n’avait pas été reportée pour faire de la place à la noble masse d’Avrion Theophilus.

Il escorta son visiteur jusqu’aux énormes cloisons qui séparaient le secteur de quarantaine des navettes du reste de la station. Theophilus entama une inspection minutieuse des joints et des rivets, obligeant Degrandpré à l’attendre. « Comme vous le savez certainement, glissa Degrandpré, ce sont des cloisons standards : le périmètre stérile est à l’intérieur.

— Je veux néanmoins qu’elles soient inspectées tous les jours. Par des spécialistes. » Il ajouta devant son expression scandalisée : « Le Trust des Travaux n’y trouvera sûrement rien à redire, vous ne croyez pas ? »

Degrandpré posa sa paume sur le bouton d’accès et la porte de la cloison glissa en position ouverte. À l’intérieur, assis sur une chaise métallique, un technicien médical d’origine kuiper supervisait seul la quarantaine. Les quatre survivants du désastre, un pilote de navette et trois jeunes spécialistes en exobiologie marine, croupissaient en confinement depuis maintenant dix jours. Une image relayée depuis la chambre d’isolation emplissait un écran au-dessus de la tête de Degrandpré : deux hommes et deux femmes à l’air épuisé et vêtus de blouses de laboratoire, sauf le pilote, qui en comparaison semblait pimpant dans son uniforme du Trust.

Theophilus posa au technicien des questions précises et pointues sur les procédures de quarantaine, la redondance, les dispositifs de sécurité et les systèmes d’alerte. Degrandpré en prit bonne note mais ne put rien déduire de la conversation… sinon que la stérilité de la station orbitale était un sujet qui commençait peut-être à susciter quelque nervosité au sein de Mécanismes & Personnel.

Cette stérilité n’avait pourtant jamais été remise en question. Une contamination serait en effet désastreuse. Le collier métallique de la station renfermait et nourrissait presque mille cinq cents âmes, qui ne disposaient pour la plupart d’aucune possibilité de fuite : la planète qu’ils survolaient était intégralement toxique et le seul lanceur Higgs de réserve en cas d’urgence ne pourrait transporter, au mieux, qu’une poignée de directeurs. Mais jamais une telle menace ne s’était profilée à l’horizon. Les navettes arrivant d’Isis traversaient le vide stérilisant de l’espace, et leurs chargements ainsi que leurs passagers étaient soumis à une quarantaine et à un examen rigoureux. Le technicien médical expliquait patiemment et abondamment tout cela, donnant force détails, contraignant finalement Degrandpré à exprimer l’espoir que le cadre supérieur venu de la Terre ne soit pas submergé par toutes ces précisions peut-être inutiles.

« Nullement, répliqua Theophilus d’un ton cassant. La durée standard d’une quarantaine est bien de dix jours ? »

Le technicien confirma.

« Et quand s’achève celle-ci ?

— Dans quelques heures à peine, et il n’y a vraiment aucun signe de contagion. Ces quatre-là en ont pas mal bavé, ils attendent leur libération avec impatience.

— Prolongez d’une semaine », décréta Avrion Theophilus.


« Maître Theophilus, s’enquit Degrandpré, y a-t-il autre chose que vous voudriez voir ? Les jardins, peut-être, ou nos installations médicales ?

— Isis », dit Theophilus.

Ils voulaient tous une fenêtre. « Je vous recommande la vue depuis les baies d’accostage.

— Je vous remercie, mais je veux la voir de plus près. »

Degrandpré fronça les sourcils. « De plus près ? Vous voulez dire… visiter une station au sol ? »

Theophilus hocha la tête.

Mon Dieu, pensa Degrandpré. Il va se tuer. Comme si je n’avais pas assez de problèmes. Ce noble et stupide cousin des Familles va se tuer, et sur qui les Familles en feront-elles retomber la responsabilité sinon sur moi ?

Douze

Le matin du troisième et dernier jour de sa sortie d’essai, Zoé dormit tard. Bien que son sommeil soit devenu irrégulier, léger et chargé de rêves depuis la disparition d’Elam Mather, l’épuisement l’avait plongée dans une inconscience noire et sans rêves. Elle s’éveilla avec plus d’une heure de retard sur sa communication avec Yambuku.

Ils m’ont laissée dormir, se demanda-t-elle, ou bien il y a eu une nouvelle crise, une rupture du périmètre, un désastre ?… Elle activa l’affichage cornéen et appela un compte-rendu. Le télébavardage habituel de Yambuku – les conversations entre tractibles – défila. Une étiquette jaune s’affichait sur sa ligne de com personnelle. Elle interrogea le système qui lui livra une note préenregistrée de Tam Hayes. Il était occupé, disait-il, par une conférence avec les kachos de la station orbitale, il lui parlerait sous peu, et le mieux en attendant serait qu’elle termine de remballer son matériel de camping et qu’elle se prépare pour la marche du jour.

Avec un vague sentiment d’abandon, elle sortit de la tente que baignait un soleil matinal.

L’expédition avait été une réussite totale. Tous les périphériques – tente, tractibles, systèmes de gestion de la nourriture et des déchets, communications – avaient fonctionné à la perfection, à tel point que les ingénieurs de Yambuku s’en montraient ouvertement jaloux. L’espoir d’une présence humaine sur Isis subsistait en dépit des défaillances survenues dans les avant-postes de première génération. Elle s’acquittait des buts de sa mission, mieux, elle se trouvait dans Isis, elle se déplaçait dans sa biosphère, à un jet de pierre de la profonde rivière de Cuivre…

Pourquoi cela lui apportait-il un si maigre réconfort ?

Il y a quelque chose qui ne va pas en moi, pensa Zoé.

Elle dégonfla les murs de la tente, roula soigneusement le sol gélifié et rangea le tout sur le dos d’un tractible cargo pas plus gros qu’un chien. Elle empaqueta ses déchets – des emballages d’aliments, une batterie vide – au lieu de les enterrer. Bien que stériles, ces ordures auraient représenté une intrusion, un affront à Isis.

Quelque chose n’allait pas. Oh, rien de physique, ses périmètres étaient intacts, et elle était biologiquement aussi invulnérable qu’il l’était possible à un être humain. Non, ce qui s’agitait en elle était moins concret qu’un virus ou un prion.

La pluie nocturne avait recouvert la forêt d’un vernis luisant. L’eau descendait de niveau en niveau dans la canopée, débordant des feuilles en coupe et des calices floraux. Dans l’ombre autour des troncs, l’humidité avait provoqué l’émergence de douzaines de carpophores fongiques. Dans la brise d’ouest, des spores tourbillonnaient en une fine poussière moite semblable à des cendres de charbon.

Devait-elle en parler à un médecin ? Si tout se déroulait selon les prévisions, elle serait de retour à Yambuku au crépuscule. Mais elle ne souffrait guère que de nervosité, de nuits agitées et d’une foule de sentiments de malaise, dont le moindre n’était pas sa liaison sexuelle avec Tam Hayes. Qu’elle en avise un médecin de Yambuku, et on soumettrait son système endocrinien et ses neurotransmetteurs à toute une batterie de tests. Était-ce ce qu’elle voulait ? « Non », prononça-t-elle tout haut, et malgré les filtres sa voix résonna haut et fort au milieu des murmures de la clairière. Non, vraiment pas, et pas seulement à cause des désagréments physiques encourus. Il lui fallait bien s’avouer que ces changements se révélaient aussi séduisants que dérangeants.

Ses sentiments vis-à-vis de Hayes, par exemple. Une étude approfondie de la sexualité humaine lui en avait donné une assez bonne compréhension. Les biorégulateurs qui veillaient sur son équilibre chimique ne la rendaient pas frigide pour autant. Ses instructeurs tantriques, au collège, avaient au contraire loué ses aptitudes en la matière. Elle avait pourtant permis à Hayes de la toucher, elle avait eu envie qu’il la touche, elle avait pris du plaisir à ce contact : voilà qui la stupéfiait. Les cliniciens de Mécanismes & Personnel lui avaient pourtant assuré qu’elle ne parviendrait jamais à un orgasme satisfaisant lors d’un rapport avec un autre être humain. Ses années à Téhéran avaient établi trop d’associations négatives, et de toute façon sa biorégulation amortissait les boucles de rétroaction appropriées. Elle ne pourrait tout simplement pas tirer de plaisir d’un rapport sexuel avec un homme.

C’est du moins ce qu’ils avaient dit.

Et cela prouvait bien que quelque chose allait de travers. Qu’il vaudrait mieux en parler à un médecin.

Mais elle n’en avait pas la moindre envie. Peut-être un médecin pourrait-il la réparer, et le plus étrange – cela la perturbait vraiment – était qu’elle ne voulait pas qu’on la répare.

S’ils la réparaient, elle risquerait de ne plus ressentir ce frisson d’anticipation en entendant la voix de Tam, cette légèreté soudaine quand il lui faisait un compliment, cette intimité choquante de sa main sur son corps.

Folie pure, bien entendu, mais avec quelque chose de divin. Elle se demanda si elle n’avait pas retrouvé par hasard une certaine sagesse perdue par le monde moderne, un vecteur émotionnel archaïque que cacheraient le sévère balisage sexuel des Familles et les copulations bestiales des clans kuipers.

Peut-être était-ce la façon dont les prolos non régulés tombaient amoureux. C’est à ça que ça ressemble, l’« amour », dans les régions d’Afrique et d’Asie infectées par les virus ? se demanda-t-elle.

Ce sentiment l’effrayait. Mais l’idée qu’il pourrait disparaître un jour n’était pas moins effrayante.


Vers midi, elle avait achevé son paquetage et était prête à se mettre en route. Toujours rien de Yambuku. Il lui fallait partir dans l’heure si elle voulait atteindre la station avant la nuit.

Elle laissa à Dieter Franklin, qui surveillait ses stats et ses signes vitaux, un message demandant à Hayes de la rappeler. Par chance, ce matin-là le calme régnait dans la forêt. Pas de prédateurs à l’intérieur de son rayon de détection et des nuages blancs en mouvement le long du méridien, pareils à des bateaux que pousse lentement la marée.

Elle rassembla ses tractibles à six pattes et se dirigea vers l’ouest. Le chemin, tracé par les machines avant son expédition, longeait la rivière de Cuivre pendant environ un demi-kilomètre. À cette époque de l’année, l’eau ne montait pas très haut. Elle s’était retirée des rives, dévoilant des gués rocheux, de calmes flaques vertes et des dunes de limon dans lesquelles quelques herbes aventureuses avaient pris racine. Les insectes télésenseurs la suivaient comme un tourbillon de moustiques ; certains volaient devant elle pour surveiller la route. Leur léger bourdonnement se perdait dans la cacophonie des cris des oiseaux et des insectes, tous semblables à ses oreilles, comme si des lignes de courant électrique bourdonnaient dans une vague de chaleur.

En transférant ses gouttes de sueur à la surface de la membrane, sa combinaison contribuait à la rafraîchir tandis qu’elle marchait. Au soleil, la membrane avait pris une coloration blanche, et quand elle jeta un coup d’œil sur ses bras, elle se trouva aussi pâle, aussi aristocratiquement blanche qu’une fille de race d’une des Familles nordiques.

Elle avait parcouru moins d’un kilomètre quand Tam Hayes ouvrit une communication directe avec elle. Ce n’est pas trop tôt, se dit-elle.

« Zoé ? Nous aimerions que vous stoppiez là où vous êtes, pour l’instant.

— Impossible, répondit-elle. Pas s’il faut que je sois rentrée avant la nuit. Vous avez discuté avec la station orbitale toute la matinée. Le temps ne s’arrête pas parce que Degrandpré vous accapare.

— Justement. Ils veulent prolonger l’expédition. »

Ils, nota-t-elle. Pas nous. Hayes n’était pas d’accord. « Comment ça, prolonger ?

— Pour être plus précis, ils veulent que vous fassiez demi-tour, que vous traversiez la rivière par le pont mobile et que vous repartiez par la rive est. Les télésenseurs partiront en reconnaissance pour établir un itinéraire jusqu’à la colonie des mineurs, et les tractibles vous ouvriront le chemin. Deux jours de marche devraient vous amener à l’intérieur du périmètre où ils recueillent leur nourriture. »

Absurde. « Mais je ne peux pas travailler sur le terrain ! Nous n’avons même pas fini de tester l’équipement !

— Le sentiment qui prévaut à la station orbitale est que votre équipement a passé avec succès tous les tests nécessaires.

— Ça nous fait prendre au moins un mois d’avance sur le planning.

— Il doit y avoir quelqu’un de très pressé. »

Elle pensait savoir pourquoi. La station océanique s’était effondrée et les autres avant-postes isiens rencontraient tous d’inquiétants problèmes d’étanchéité. Même si la combinaison de Zoé marchait à la perfection, sans une base arrière comme Yambuku, elle était aussi utile qu’un chapeau dans un ouragan. Les Trusts voulaient l’utiliser au maximum avant qu’il devienne nécessaire d’évacuer Yambuku.

Traverser la rivière de Cuivre pour se diriger vers les collines ? S’enfoncer encore plus profondément dans la biosphère alors que Yambuku approchait peu à peu du point de rupture ? Avait-elle assez de courage pour ça ?

« À titre personnel, je suis contre, continua Hayes. Je n’ai pas l’autorité pour m’y opposer, mais il y a toujours moyen de trouver une anomalie dans votre équipement et de vous ordonner de rentrer pour réparer ça.

— La combinaison est parfaite, vous l’avez dit vous-même.

— Oh, je pense que Kwame Sen se laisserait convaincre de modifier un graphique ou deux si nécessaire. »

Elle y réfléchit. « Tam, de qui provient l’ordre ? De Degrandpré ?

— Non, il s’est contenté de l’approuver. L’ordre vient de votre superviseur M&P, Avrion Theophilus. »

Theo !

Theo ne laisserait sûrement rien de mal lui arriver.

Elle fit taire ses doutes. « Ne poussons pas Kwame au crime. Je traverserai la rivière.

— Vous en êtes vraiment sûre ?

— Oui. »

Non.

« Eh bien… Je vous envoie trois autres tractibles avec des vivres et de l’équipement. Ils devraient vous rejoindre avant la nuit. Et en ce qui me concerne, je vous rapatrie au moindre petit problème. Quel qu’il soit. Vous n’avez qu’un mot à dire, je me chargerai de la station orbitale. »

Il termina la transmission par : « je garde l’œil sur vous », ce qui lui donna à la fois de la force et un sentiment de fragilité.

Zoé observa l’autre rive, derrière les eaux tranquilles de la rivière de Cuivre. Ses tractibles accusèrent réception des nouvelles instructions de Yambuku en repassant derrière elle puis en avançant sur la piste comme des chiens un peu impatients qu’elle les suive.


Le pont sur la rivière de Cuivre était constitué de rondins assemblés à l’aide de monofilaments à haute élasticité, fixés à chaque extrémité par de longs clous profondément enfoncés dans le sol caillouteux. Une fabrication solide, estima Zoé, mais pas faite pour durer. Les saisons avaient beau être peu marquées sur Isis, la mousson qui arriverait dans quelques semaines ferait enfler la rivière jusqu’à son maximum, et le petit échantillon de mécanique tractible serait emporté et dispersé.

Le pont enjambait la rivière à un endroit où elle était large et peu profonde. Par les interstices entre les lattes, Zoé voyait des roches polies par le courant et des zones plus calmes où fourmillaient et se reproduisaient des créatures qui étaient presque des poissons – elles ressemblaient en fait à des têtards géants. Elle était certaine qu’à cet endroit on pouvait traverser à gué. Quelques-uns de ses tractibles furent d’ailleurs de cet avis et préférèrent affronter l’eau, moins ardue pour leurs pattes fuselées que les rondins disjoints.

Sur l’autre berge, le chemin était moins évident : il n’avait pas été dégagé de façon aussi nette que celui menant au pont. Par nature, les tractibles laissaient peu de traces, et aplatir un carré d’herbe requérait bien plus d’efforts mécaniques que dégager un enchevêtrement de broussailles. Elle devrait désormais progresser avec plus de prudence. La solide membrane de sa combinaison résisterait au déchirement dans des conditions ordinaires, mais pourrait très bien être percée par une pression assez pointue – une lame de couteau appliquée avec force, les griffes d’un grand prédateur ou la chute depuis une hauteur.

Elle ne pensait pas que les couteaux poseraient problème. Quant aux prédateurs, les tractibles et les télésenseurs insectes les surveillaient à sa place. De toute façon, la savane qui s’étendait au sud et à l’ouest constituait un bien meilleur terrain de chasse que ces collines rocheuses. Les dangereux triraptors étaient rares dans la région ; quant aux carnivores plus petits et plus véloces, ils ne dépassaient pas la taille d’un chat domestique et se laissaient facilement effaroucher par quelque chose d’aussi imposant et d’aussi inhabituel qu’un humain. Peut-être était-ce pour cela que la colonie des mineurs s’était développée à cet endroit.

Restaient les hauteurs… Eh bien, elle n’avait nullement l’intention de pousser plus loin que la zone d’activité des mineurs, là où dans les collines la rivière de Cuivre courait en canaux étroits et rapides au milieu de rochers pointus. De plus, elle avait confiance en la sûreté de son pied.

Qu’y avait-il d’autre à redouter ?

Des dizaines de milliers d’événements, se dit Zoé. Sans parler de son propre état d’esprit.

Non qu’elle éprouvât un quelconque malaise. Au contraire. Son humeur avait été inégale, mais elle se sentait maintenant étonnamment bien et solide, à marcher ainsi au soleil en balançant les bras, à jouir d’une liberté qu’elle n’avait plus connue depuis la crèche. La piste se dirigeait vers l’est en suivant une petite arête qui, quand elle s’éleva, lui permit de voir la canopée, inclinée vers l’ouest, dense et fermée comme un secret bien gardé. Tout ceci l’émut – elle n’avait pas de meilleur mot – d’une façon qu’elle n’aurait jamais cru possible, comme si en sortant de Yambuku, elle s’était débarrassée d’une membrane protectrice au lieu d’en revêtir une. Elle avait les nerfs à fleur de peau : la simple vue du ciel bleu lui donnait envie de pleurer de joie.

Elle s’efforçait de trouver la cause de ces sautes d’humeur. Aucune explication ne lui venait pourtant à l’esprit… à moins qu’elle ne soit plus aussi bien régulée. Était-ce possible ? Les thymostats n’étaient guère que de simples machines homéostatiques : elle n’avait jamais entendu parler d’une défaillance de biorégulateur. Et puis, sa télémesure médicale ne l’aurait-elle pas mis en évidence ?

On s’en fiche, lui souffla une partie perfide d’elle-même. Elle était vivante – vraiment vivante, pour la première fois depuis des années – et Dieu qu’elle aimait ça !

Elle aimait ça autant qu’elle en avait peur.

Elle s’arrêta bien avant la tombée de la nuit, à l’un des emplacements listés dans la mémoire des tractibles comme bivouac possible. L’arête s’était élargie en un plateau rocheux, avec des touffes de plantes grasses et vertes qui perçaient la couche arable entre des blocs de roche glaciaire. Dresser la tente ne présenta aucune difficulté – le matériel était assez intelligent pour effectuer seul l’essentiel du travail – mais la planter s’avéra plus ardu. Elle ancra son abri comme on le faisait autrefois, en glissant les piquets dans les failles rocheuses et les trous de terre. Elle demanda un rapport météorologique à Yambuku, mais rien n’avait changé depuis le matin : ciel dégagé, vents faibles. Isis se montrait sous son jour le plus doux.

Elle fit son rapport à Dieter après un repas pris à la hâte. Rien de bien neuf, lui apprit-il, sinon cet Avrion Theophilus, le mystérieux représentant de Mécanismes & Personnel, qui descendait par la prochaine navette.

Theo à Yambuku, pensa Zoé.

Étant donné son humeur, elle se dit que cela devrait la rendre heureuse.

Elle se demanda pourquoi ce n’était pas le cas.

Le soleil passa derrière les montagnes de Cuivre. Zoé avait terminé le laborieux processus d’ingestion de nourriture à travers sa combinaison et elle se préparait pour un nouvel assaut de la citadelle Sommeil quand une alarme surgit sur son affichage cornéen. La voix de Yambuku était cette fois celle de Lee Reisman, qui avait relevé Dieter. « Nous avons un animal de grande taille dans votre périmètre », l’informa Lee. Puis : « Oh ! C’est un mineur ! »

Elle fut aussitôt sur ses gardes. « Est-ce qu’il s’approche de la tente ?

— Non… D’après les télésenseurs, il reste sans bouger à une centaine de mètres de votre position. Les tractibles sont en place pour l’intercepter, mais…

— Laissez-le tranquille pour le moment, dit Zoé.

— Hein ? Ce n’est pas vraiment le moment idéal pour un premier contact.

— Je veux juste l’observer. »

Elle sortit de la tente avec sa vision augmentée dans la pénombre de plus en plus épaisse. Les rochers de schiste irradiaient comme des braises la chaleur emmagasinée durant la journée. Elle avait cru que le mineur serait difficile à voir, elle le repéra pourtant aussitôt et régla l’amplificateur de ses lentilles en conséquence.

Le visiteur n’était pas un inconnu, puisqu’il s’agissait de celui qu’Hayes avait appelé « Grand-Père ». Elle reconnaissait ses moustaches blanches et les vrilles sous ses yeux.

Elle regarda Grand-Père et Grand-Père la regarda.

Impossible, bien entendu, de lire la moindre émotion sur ce visage, malgré tous les efforts de l’esprit humain. Nous nous projetons sur les autres animaux, se dit Zoé, nous croyons lire des expressions sur le visage des chats et des chiens… mais le mineur restait aussi impénétrable qu’un homard. Les yeux, se dit-elle. Toute créature plus grosse qu’un scarabée s’exprime d’abord par ses yeux, mais ceux du mineur n’étaient que de simples ovales noirs dans un lit de chair anguleuse. Des bulles d’encre. Des fenêtres à travers lesquelles une espèce de quasi-conscience l’observait avec calme.

« Grand-Père », murmura-t-elle. Le plus curieux.

Grand-Père cligna des yeux – éclair argenté sur une obscurité chatoyante. Puis il se détourna et s’éloigna à grands pas.

Treize

Ce que Hayes n’avait pas dit à Zoé, c’est qu’une série de défaillances des joints d’étanchéité avait occupé l’essentiel de sa journée. Il ne pouvait s’empêcher de souhaiter que Mac Feya soit encore là pour lui donner un coup de main, lui qui avait toujours été doué pour rafistoler les joints. À part celui qui l’avait tué.

Lee, Sharon et Kwame étaient des ingénieurs plus que compétents, mais leur charge de travail trop lourde réduisait déjà leur temps de sommeil à son minimum. La situation était pour l’instant stabilisée : les joints défectueux avaient été remplacés et mis dans des boîtes à gants à fins d’analyse. Hayes avait suivi de près le déroulement des opérations. Dieter Franklin l’emmena dans son laboratoire observer les métamorphoses adaptatives des bactéries qui se nourrissaient des joints, la densité croissante de la matière fibrillaire présente dans le corps de la cellule, les microtubules enroulés comme de l’ADN là où, un mois auparavant, il n’y avait que quelques rares fils. Autre nouveauté, ces corps granulaires à la surface de la cellule. Ils synthétisaient et excrétaient des molécules à grande polarité qui minaient leur environnement. Dieter désigna l’écran : « L’organisme que nous avons étudié il y a six mois était différent.

— Même génome implique même organisme, dit Hayes.

— Même génome, mais qui s’exprime d’une manière complètement différente.

— Sensible à l’environnement, donc.

— Pour le moins. On peut aussi dire qu’il essaye de faire un trou dans la station pour se glisser à l’intérieur. »

Comme tous les membres du clan de la Pierre Gamma, Dieter avait toujours tendance à exagérer. « S’ils grandissent, c’est parce que nous les nourrissons.

— Ils meurent aussi vite qu’ils grandissent. »

Pas faux. Hayes avait eu sa part de sorties de nettoyage, à brosser les surfaces exposées de la station pour les débarrasser des couches de bactéries décomposées. Des bactéries kamikazes ? « Je ne crois pas qu’ils cherchent à nous tuer, Dieter. Pas au sens propre.

— Une hypothèse qui pourrait s’avérer dangereuse. »


Hayes était réputé pour passer un grand nombre d’heures à l’état de veille. Le bruit courait même qu’il ne dormait jamais.

Ces derniers temps, cela n’avait été que trop vrai. Il supervisait en personne la majeure partie de l’excursion de Zoé et il avait coordonné la réparation des joints ainsi que le remplacement complet d’une des grandes tours de filtres. Ses nuits duraient en moyenne quatre ou cinq heures et il se réjouissait souvent qu’elles puissent être si longues. Le manque de sommeil le rendait irritable et exacerbait sa sensibilité. Pour la première fois de sa vie, il enviait ses équipiers terriens porteurs de thymostats. Il devait, lui, se contenter de l’équivalent du pauvre : sa force de volonté, soutenue par des boissons riches en caféine.

Il était tard quand il quitta le laboratoire de Dieter Franklin. Presque tout le monde – sauf l’équipe de quart – s’était retiré pour la nuit, durant laquelle la station semblait à la fois trop grande et trop petite. L’écho de ses pas lui revenait comme d’un grand espace, mais c’était un son plat, contenu, celui renvoyé par un espace clos. Chaque allée aboutissait à un cul-de-sac.

Jamais Yambuku n’avait eu l’air si fragile.

Dans sa cabine, ses notes de recherche attendaient qu’il les relise. Il eut la tentation de s’y rendre, mais il restait une dernière tâche, une tâche qu’il avait déjà reportée. Ce kacho M&P terrien était attendu dans la matinée et il lui faudrait un logement. Or l’unique cabine vacante à Yambuku était celle qu’avait occupée Elam Mather.

La vider pour Avrion Theophilus ne présentait aucune difficulté : sur Isis, les possessions personnelles n’avaient rien de substantiel. On disait en guise de plaisanterie que vous y veniez comme vous veniez au monde : nu et terrorisé. Et que vous en partiez de la même façon.

Le départ d’Elam avait été assez différent, mais elle n’avait rien emporté. Il fallait pourtant faire nettoyer les draps et effacer le paramétrage personnel des écrans muraux.

Une tâche simple, mais qui n’avait rien de réjouissant. Et qu’il ne pouvait pas déléguer : il incombait toujours au directeur de la station de débarrasser la cabine d’un défunt. Il s’en était déjà chargé pour Mac Feya. N’importe quel ancien membre d’équipage l’aurait fait de toute façon, c’était l’une des rares coutumes parvenues à s’instaurer au sein du projet Isis.

Il s’introduisit dans la cabine à l’aide de son passe.

La lumière du bureau d’Elam clignota à son entrée. L’écran mural fit de même : une image en direct d’Isis, relayée depuis l’orbite. Était-ce ainsi qu’Elam aimait à s’imaginer, à l’extérieur de la biosphère toxique, au-dessus de tout ça ? Ou avait-elle tout simplement préféré prendre du recul ?

Il éteignit l’écran et reversa les paramétrages personnels d’Elam au fonds commun de la station. Il rassembla et plia les draps, sortit des étagères les vêtements, tous coupés dans ce tissu ultraléger d’uniforme couleur charbon importé de la Terre. Il posa le tout devant la porte où un robot tractible les ramasserait. Après un cycle dans le système d’entretien de Yambuku, le linge d’Elam serait attribué à quelqu’un d’autre : dans un jour ou deux, peut-être dormirait-il lui-même dans ces draps-là.

Enfin, il se servit de son défileur pour accéder à l’espace personnel d’Elam, dans la mémoire de Yambuku. Il avait retrouvé dans celui de Mac une foule de notes diverses auto-adressées, des lettres à expédier chez lui, des notes indéchiffrables. Elam, d’un naturel plus ordonné, n’aurait probablement laissé que des listes, des plannings et des codes d’accès.

Pourtant, en réponse à sa requête d’effacement global, un article muni d’un drapeau rouge s’afficha.

Un message inachevé qu’elle lui avait adressé.


Tam,

Je suis en train de raser les vagues pour aller voir Freeman Li, et je me suis rendu compte que toi et moi n’avions pas vraiment eu l’occasion de discuter, ces derniers temps. On se voit dès mon retour ? En attendant, deux ou trois réflexions personnelles.

Tu te souviens sûrement de ma recommandation d’éviter Zoé Fisher. J’avais peut-être tort (autant pour la valeur de mon conseil maternel). Je conviens qu’elle a quelque chose de spécial, mais il faut bien que tu le comprennes, Tam : c’est précisément ce qui la rend dangereuse. Voire très dangereuse.

Je sais bien qu’on ne peut rien lui reprocher personnellement. Mais il est tout aussi évident que Mécanismes & Personnel l’utilise pour un coup de force compliqué. Dieu sait que ce sont de mauvaises nouvelles pour elle, et peut-être aussi des ennuis pour toi, vu l’intérêt que tu lui portes désormais. Je t’en prie, cesse d’être si naïf ! Le Trust se sert de gens comme Zoé Fisher de la même manière que toi ou moi nous servons de papier hygiénique. Seule la distance nous protège, ici, et elle risque de ne plus nous protéger bien longtemps. Isis est une propriété du Trust, pas une république. Ne l’oublie jamais.

Tout à coup, cet Avrion Theophilus figure sur le manifeste d’une cargaison venue de la Terre. Ça fait partie d’un plan, ou pire, c’est un plan qui a mal tourné. Méfie-toi de lui, Tam. Les Familles des Trusts n’expédieraient jamais un cousin aussi raffiné dans un voyage aussi dangereux si les enjeux n’étaient très, très importants. Peut-être veut-il seulement s’assurer de la réussite de Zoé, vérifier que l’équipement d’excursion fonctionne comme prévu. Même si c’est le cas, ça veut dire qu’il y a sûrement des gens tout aussi puissants qui veulent qu’elle échoue.

Mais je ne t’ai pas encore raconté le plus inquiétant : je crois que quelqu’un a trafiqué l’équipement sanguin de Zoé.

La nuit dernière, vers une heure du matin, je l’ai trouvée dans la soute. Elle se croyait seule et elle pleurait. Des larmes de bébé, qui sortaient toutes seules et sans un bruit, tu vois ce que je veux dire. Quand je lui ai demandé ce qui n’allait pas, elle a rougi et marmonné une histoire de cauchemar. Ce qui m’a frappée, c’est la façon plus ou moins désinvolte dont elle a dit ça, pour que je la laisse tranquille, bien sûr, mais avec en même temps une espèce de franchise, comme si pour elle un cauchemar était inédit, une expérience qu’elle ne connaissait que par les livres. Ce qui pourrait bien être le cas, étant donné ses origines M&P.

Tu ne trouves pas bizarre qu’un bébé-éprouvette hautement régulé tel que Zoé Fisher se mette tout à coup à souffrir de cauchemars ? (Ou à tomber amoureuse, tant qu’on y est.)

Je l’ai calmée et envoyée se coucher, puis je suis allée réveiller Shel Kyne. C’est un médecin compétent mais irrémédiablement terrien : il ne s’est même pas demandé pourquoi je lui posais toutes ces questions sur l’équipement sanguin de Zoé. Il s’est contenté de sortir ses graphiques et de râler à cause de l’heure, même s’il était content qu’on le consulte. (Je ne sais pas comment ça se passe chez vous à l’Épine Rouge, mais dans le clan des Cavaliers, la divulgation sans mandat de renseignements médicaux est un motif de privation pure et simple des droits civiques. Ah, ces Terriens !)

J’ai d’abord voulu savoir si une instabilité émotionnelle était symptomatique d’un défaut du thymostat.

Indubitablement, m’a répondu Shel, même si un déséquilibre thymostatique se détectait difficilement au début, la volubilité émotionnelle ne se manifestant en général pas avant plusieurs semaines voire plusieurs mois après l’arrêt du thymostat.

Je lui ai donc demandé s’il y avait un problème avec le thymostat de Zoé.

Il a souri et m’a répondu qu’il n’en savait rien.

Apparemment, Zoé a un équipement sanguin inédit, dont la plus grande partie est groupée autour de l’aorte abdominale dans des glandes assemblées en sacs. Des appareils si nouveaux que les instruments de Shel n’arrivent pas à les lire, d’autant plus que M&P n’en a pas transmis les caractéristiques. Il n’a pu faire mieux que de rechercher les principaux neurotransmetteurs et les substances chimiques régulatrices dans les métabolites de Zoé. Il semblerait qu’elle ait une sérotonine, une dopamine, une noradrénaline et une substance P un peu spéciales, et qu’elle soit négative à la plupart des inhibiteurs de recaptage ordinaires. Mais ces appareils qui régulent son sang sont si inhabituels que Shel a été incapable de déterminer si cela signifie un fonctionnement correct ou une défaillance majeure.

Shel a suggéré que nous en parlions à Avrion Theophilus dès son arrivée. (J’ai menti en disant que je m’en chargerai, et je lui ai conseillé de ne pas souffler mot de cette affaire jusqu’à nouvel ordre. Tu devrais peut-être surveiller pendant quelques jours les rapports qu’il envoie à la station orbitale.)

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Cela veut dire, j’en ai bien peur, que Zoé est libérée de son thymostat, peut-être pour la première fois de sa vie. En termes kuipers, cela fait quasiment d’elle un nouveau-né. Elle se retrouve face à toute une batterie d’émotions nouvelles et complexes, et elle n’en comprend aucune. La Zoé Fisher dont tu tombes manifestement amoureux, Tam, est une Zoé Fisher toute neuve. Fragile. Qui a sans doute peur. Et qui essaye de toutes ses forces d’effectuer le boulot pour lequel on l’a formée.

Je ne peux pas te dire ce qu’il faut faire. Je n’en ai pas la moindre idée.

Le seul conseil utile que je puisse te donner est : garde les yeux ouverts.

Surveille tes arrières.

Je ferai pareil. Je sauvegarde ce mémo dans mon espace mémoire personnel pour éviter qu’il se balade dans le cyberespace de Yambuku. Si tout se passe bien, nous en discuterons à mon retour.

ELAM

PS : Évidemment qu’elle t’aime, imbécile ! On est beaucoup à t’apprécier. Moi y compris. T’es trop bouché pour t’en apercevoir, ou trop bien élevé pour l’admettre ?

Simple curiosité.


Hayes lut le message.

Puis il le relut, entouré du silence de ce qui avait été la cabine d’Elam, tandis que la nuit roulait sur les longues vallées et les collines boisées.

Quatorze

Lorsque apparut sur son défileur une lumière rouge lui signalant qu’on le convoquait au module de quarantaine de la navette, Corbus Nefford en fut presque scandalisé. Jamais une crise médicale n’avait éclaté à bord de la station orbitale alors qu’il était de garde au service de santé, et il espérait bien qu’il n’y en aurait jamais.

Il est vrai qu’on ne pouvait rien augurer de bon de cette convocation de priorité maximum, envoyée sans la moindre explication par Ken Kinsolving, le toubib qui avait pris le quart de jour à la quarantaine, à l’intérieur du périmètre bouclé du terminal de la navette. Il ne devait pourtant s’agir que d’une gastrite ou d’une migraine nerveuse d’un membre d’équipage, devant laquelle Kinsolving paniquait. Toute autre alternative était inenvisageable.

Il y avait pourtant un garde stationné devant le sas du module de la navette, et derrière…

Derrière, c’était le chaos.

Deux infirmiers, assis avec un capuchon de télésenseur sur la tête, murmuraient des paroles pressantes dans leurs microphones. Kinsolving, un homme décharné vêtu de blanc médical, désigna une baie de contrôle libre à Nefford. « Rios et Soto sont morts, annonça-t-il sans ambages. Raman est comateux et Mavrovik a encore des éclairs de lucidité. Nous avons besoin d’aide pour les soins palliatifs et le prélèvement des tissus. S’il vous plaît, Directeur. »

Kinsolving, en tant que médecin junior, n’était pas habilité à s’adresser à Corbus Nefford sur un ton si brusque, mais il s’agissait après tout d’un cas d’urgence. Nefford se tortilla pour s’insérer dans la chaise du télésenseur. Il avait pris du poids depuis sa dernière utilisation de ce genre d’appareils.

Mais il fallait bien faire ce qui devait être fait. Ce pour quoi on était formé, et bénie soit cette formation qui prenait le dessus et l’empêchait de succomber à la panique. Il imagina son thymostat détectant de subits torrents d’adrénaline et s’activant pour lui rendre son calme sans pour autant émousser sa concentration. Des agents pathogènes, se dit-il effaré, des agents pathogènes isiens à bord de la station : le cauchemar qu’il avait espéré ne jamais avoir à affronter…

Le capuchon du télésenseur s’activa et il se retrouva soudain à l’intérieur de la salle de quarantaine, en compagnie des victimes. Ses bras étaient devenus ceux d’un tractible médical et ses yeux, les senseurs améliorés de celui-ci. Il s’orienta sans perdre un instant. La chambre de quarantaine était petite à en devenir claustrophobe : elle n’avait pas été conçue pour servir de salle d’hôpital. Les tractibles et les télésenseurs se disputaient l’espace au sol ; le télésenseur de Kinsolving roula à ses côtés.

Il identifia l’équipage de la navette, couché sur des lits de camp. Mavrovik, Soto, Raman et Rios. Deux hommes, deux femmes. Les seuls survivants du désastre océanique, un pilote et trois membres du personnel de l’avant-poste, qui étaient parvenus à s’enfuir en navette juste avant l’effondrement final.

Ils avaient manifestement emmené quelque chose avec eux, malgré une quarantaine qui durait depuis maintenant – combien déjà ? – pas loin d’un mois, sans qu’aucun symptôme ne se soit manifesté. Les organismes pathogènes isiens n’attaquaient-ils pas presque aussitôt ? On n’avait jamais entendu parler d’un agent infectieux isien à longue période d’incubation. C’était une menace presque trop terrible pour être envisagée.

Il suivit le télésenseur médical de Kinsolving jusqu’au lit du pilote de la navette, Mavrovik. Kinsolving avait posé une transfusion et des hémostats sur le bras du pilote. Nefford y adjoignit un drain pulmonaire afin d’évacuer le sang et les humeurs des poumons. On avait déshabillé et sanglé Mavrovik sur une couchette, dont l’oreiller absorbait les flots putrides de sueur jaunâtre qui dégoulinaient de son crâne rasé.

Kinsolving avait obtenu une homéostasie temporaire. Nefford brancha ses propres moniteurs sur le pilote tandis que le médecin de l’équipe de jour lui passait le contrôle. Il profita du premier moment de calme pour demander : « Depuis combien de temps sont-ils malades ?

— Les premiers symptômes évidents se sont manifestés il y a trois heures, à peu près. Sans réel avertissement. Leurs gaz sanguins étaient bien un peu inhabituels, mais sans sortir des limites normales. »

Nefford se tourna pour regarder deux tractibles hisser sur des chariots les corps bientôt rigides de Rios, une femme, et de Soto, un homme, et les transporter hors de la pièce. Le périmètre de quarantaine disposait d’une chambre froide équipée pour les autopsies, qui bien entendu s’effectuaient de A à Z à l’aide de tractibles et de télésenseurs. La morgue était maintenue en parfait état de marche, même si elle n’avait encore jamais servi.

Quand il se retourna vers Mavrovik, celui-ci avait ouvert les yeux. Ses pupilles étaient dilatées au maximum. Suant dans son capuchon, Nefford consulta les signes vitaux essentiels du patient et obtint un relevé décourageant. Œdème grave, hémorragie interne associée à un ramollissement catastrophique des tissus, nécrose des reins, foie de plus en plus faible, pouls erratique, pression sanguine si incertaine que même les robots hémostatiques peinaient à maintenir un chiffre acceptable. Autrement dit, Mavrovik était en train de mourir. À toute vitesse.

Kinsolving se recula et les bras de son tractible perdirent toute tonicité lorsqu’il se dégagea du capuchon du télésenseur. « Faites ce que vous pouvez pour lui, dit-il d’une voix éteinte. Je vais parler à Degrandpré. »

Plutôt vous que moi, songea Nefford.

Il s’appropria la totalité des fonctions de soutien vital tandis que le télésenseur médical de Kinsolving se taisait.

Pour l’instant, Mavrovik était dans un état stable. Cela ne durerait pas : Nefford ne disposait d’aucun traitement efficace contre cette maladie inconnue, rien que des palliatifs, des sacs de sang artificiel frais et des nanobactéries coagulantes pour refermer les principales lésions internes. Tout cela n’aurait aucune utilité sur le long terme. Mavrovik était dévoré par une entité que Nefford ne pouvait même pas nommer, une entité qui lui causerait très bientôt des dégâts irréparables au cœur et au cerveau. Alors ce serait la fin.

Comme s’il avait capté ses pensées, le pilote eut un sursaut et se cabra dans ses sangles. Nefford tressaillit. Fort heureusement, son télésenseur ne tenait pas compte des impulsions autonomes hâtives, sans quoi il aurait risqué d’arracher une intraveineuse. Je dois vraiment lui sembler bizarre, se dit Nefford, avec ma tête de robot, ce crâne de vache chromé qui l’observe de ses lentilles vermeilles. Mais Mavrovik avait refermé les yeux. Ses lèvres remuaient, mais il parlait à quelqu’un qui n’était pas là.

« Qui êtes-vous ? » s’enquit-il faiblement, la gorge encombrée de caillots de sang.

« Restez calme », conseilla Nefford. Sa voix était relayée avec une fidélité parfaite par le télésenseur. Au moins, cette partie-là de son comportement au chevet d’un malade n’était-elle pas modifiée. Il ajouta un tranquillisant dans le bouillon de produits chimiques perfusé au pilote.

Mais Mavrovik refusait de se tenir tranquille. « Regardez-les ! » Ses lèvres étaient tachées de sang. « Regardez-les !

— Calmez-vous, M. Mavrovik. Ne parlez pas. Gardez vos forces.

— Ils sont si nombreux, si nombreux… »

Nefford soupira et resserra les sangles. Cela pouvait être, cela devait être la crise ultime de Mavrovik. Il augmenta le flot des opiacées.

« Ils parlent, ils parlent tous ensemble… »

Corbus Nefford se retrouvait en présence d’un agonisant pour la première fois depuis son apprentissage médical, à Paris. La mort, c’était le travail des hospices, celui des médecins pour paysans, pas celui d’un praticien des Familles. Il avait oublié à quel point cela pouvait être épuisant. Il releva la paupière gauche de Mavrovik, s’attendant à trouver la pupille fixe et dilatée. Au contraire, elle se contracta aussitôt exposée à la lumière. Puis l’œil droit du pilote s’ouvrit et il fixa soudain Nefford avec une lucidité effrayante.

« Il faut que vous compreniez », dit Mavrovik. Il criait les mots à travers un entrelacs d’expectorations sanglantes. On dirait un mort qui parle, pensa Nefford. De fait, c’était presque le cas. « Il y en a des milliers. Des centaines de milliers. Ils parlent entre eux. Ils me parlent ! »

Nefford se sentit pris au piège par la gravité de cette déclaration. Il avait conscience de la pression vasculaire en chute libre de son patient, du collapsus massif et généralisé auquel allait aboutir l’hémorragie des capillaires affaiblis par la maladie. Le visage de Mavrovik était marbré de bleu et de noir, comme si on l’avait frappé à coups de bâton. Le blanc de ses yeux était injecté d’écarlate. L’hémorragie a dû s’étendre au cerveau, songea Nefford, il ne peut donc rien dire de vraiment sensé. Il s’entendit pourtant demander : « Des milliers de quoi, M. Mavrovik ?

— De mondes », dit Mavrovik, tout bas maintenant, comme à lui-même.

Bien entendu, Corbus Nefford ne croyait pas aux fantômes. C’était un technicien des Familles – un savant, à sa façon. Seuls le bas-peuple et les paysans avaient peur des fantômes ou des esprits. Nefford, lui, ne craignait que les Trusts. Il avait vu les dommages que ceux-ci pouvaient infliger.

Il se surprit néanmoins à observer le mourant avec un sentiment proche de la terreur superstitieuse.

Mavrovik éclata de rire – un bruit horrible accompagné de bulles de liquide rose. Les aspirateurs robotisés dégagèrent sa bouche et sa gorge. Ses bras se tendirent dans les sangles, comme s’il voulait les lever, agripper Nefford – le télésenseur de Nefford – pour l’approcher de lui.

Quelle pensée horrible !

« Nous sommes leurs orphelins ! » expliqua Mavrovik.

Ce furent ses derniers mots.


Raman mourut, plus calmement, à peu près au même moment. Après ces décès, la salle de quarantaine retrouva un certain calme, même si une activité frénétique s’y déroulait encore : le prélèvement des échantillons de sang et de tissus, le confinement des corps, l’émission périodique de nuages de stérilisants liquides et gazeux.

Une fois le cadavre de Mavrovik enfin ensaché et emporté, Nefford se permit une grande inspiration. Il fit reculer son télésenseur qu’il rangea dans son box, et retira le capuchon.

Il avait manipulé si longtemps le télésenseur que son corps lui sembla maladroit, différent. Il avait sué en abondance : ses vêtements étaient trempés et sa propre puanteur lui arracha une grimace. Il ne désirait rien de plus qu’un grand verre d’eau et un bain chaud. Il avait raté le petit déjeuner et la faim aurait probablement dû le tenailler, mais l’idée même de nourriture lui soulevait le cœur.

Il rejoignit Kinsolving près de la porte de la cloison étanche. « Avez-vous parlé à Degrandpré ? lui demanda Nefford.

— J’ai bipé son défileur…

— Bipé son défileur ? » Un tel événement exigeait une réunion en tête-à-tête. Nefford s’en serait chargé lui-même s’il n’avait pas été si occupé avec Mavrovik.

« Le Directeur Degrandpré était déjà informé de l’urgence. J’ai sollicité un entretien. Mais il avait déjà donné des ordres pour étendre le périmètre de la quarantaine. » Kinsolving parlait d’une voix humble, comme s’il s’attendait à être battu pour avoir livré cette information.

« Étendre le périmètre ? Je ne comprends pas.

— La quarantaine s’étend désormais jusqu’aux sas de la cloison étanche. Tout ce module est hermétiquement scellé. » Kinsolving courba la tête. « Personne n’est autorisé à sortir jusqu’à nouvel ordre. Même pas nous. »

Quinze

Ses rêves étaient très mauvais.

La pluie tambourinait en rafales sur l’abri de polyplex. Les bourrasques de vent semaient la confusion parmi les tractibles de soutien, qui réveillaient Zoé à intervalles réguliers parce qu’ils confondaient les coups de fouet du vent avec le mouvement d’un prédateur fantomatique. Zoé entrait et sortait d’un sommeil superficiel.

Elle était encore seule, bien entendu, aussi seule que le premier dipneuste sorti de l’océan. Cela n’aurait pas dû poser de problèmes. Après tout, les premiers humains à s’aventurer dans les récifs du système solaire pour aller gâcher leur vie dans de sombres cavernes de glaces… eux aussi s’étaient retrouvés seuls.

Mais chacun vivait la solitude à sa manière.

Zoé avait constaté que certains la recherchaient alors que d’autres la fuyaient. Sur Terre, où personne n’était jamais vraiment seul, on avait tendance à projeter tout un spectre de peurs et d’espoirs sur ce vide inaccessible, ce vide plein de moi. Il signifiait la liberté, l’impudence, ou l’absolution, ou simplement la perte de toute direction.

Fantasmes.

Être seule, pensa Zoé, c’est écouter cette pluie frapper la mince membrane qui me sépare de la nature toxique. Être seule, cela veut dire des souvenirs devenus cauchemars.

Dans ses rêves, elle était à Téhéran.

Les docteurs du Trust lui avaient certifié que ces souvenirs avaient été enterrés et qu’elle n’aurait plus à s’en soucier. Mais ce qui s’était détraqué en elle semblait leur avoir lâché la bride. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, d’affreuses images revenaient en grondant.


La crèche-orphelinat, un donjon en parpaings, s’étalait sur plusieurs acres de gravier huileux que clôturait du fil de verre létal. Comme la plupart des crèches éparpillées en Asie et en Europe par des œuvres de bienfaisance, c’était un vestige du siècle des épidémies. Sans doute un projet humanitaire, à l’époque, une des grandes Œuvres Sociales des premiers Trusts, devenu désormais à peine mieux qu’un dépôt pour les bordels d’État. Ses gestionnaires résidents avaient récemment compris comment augmenter leurs profits personnels en louant au public ceux dont ils avaient la charge. Au public, ou du moins à ceux trop pauvres ou trop malades pour fréquenter les centres de plaisir officiels.

Seulement, les pensionnaires du Collectif d’Éducation du Quadrilatère Ouest de Téhéran comme le proclamait le panneau au-dessus de la porte – ne bénéficiaient d’aucune supervision médicale, contrairement au plus modeste des bordels officiels. Il manquait aussi ce filtrage soigneux des clients, pour l’essentiel des travailleurs manuels employés par les usines locales que les Trusts possédaient autour de la cité.

Affamées, perdues, Zoé et son oothèque de sœurs génétiquement identiques – Francesca, Poe, Avita et Lin – étaient arrivées par transport cargo orbital de leur crèche de naissance. Au début, l’infirmière, qui ne parlait que le farsi, les avait nourries de soupes de protéines et habillées de blouses peu élégantes mais chaudes, tout en supportant sans broncher leurs revendications de retour à la maison. Mais au bout d’un jour ou deux, on les avait transférées dans les dortoirs.

Et l’horreur avait commencé.

Le souvenir balaya les rêves de Zoé tel un grand vent d’hiver.

Tout le monde était utilisé, et tout le monde mourait.

Francesca fut la première. Une fièvre ravagea son corps pendant cinq longues journées de février, jusqu’à ce qu’elle se tourne vers le mur de parpaings et cesse tout bonnement de respirer.

Ce n’est pas normal, se souvint avoir pensé Zoé. Nous sommes faites pour aller dans les étoiles. Ce n’est pas normal.

Poe et Lin moururent ensemble lorsqu’une violente épidémie d’hémorragies – peut-être bien Brazzaville 3, comme le disaient les infirmières – dévasta les dortoirs. Dans son désespoir, Zoé n’avait pas vraiment été affectée par la perte de ses trois sœurs. Elle s’était égoïstement réjouie que la peur de la contagion ait réduit la clientèle du bordel. Mais l’approvisionnement en nourriture avait hélas diminué, lui aussi, ce qui n’avait rien de réjouissant. Des bruits de quarantaine circulaient ; tout le quartier ouest de la cité resta quasiment désert pendant six mois.

Mais l’épidémie finit par passer. Zoé et Avita comptaient parmi les âmes que la moisson n’avait pas emportées.

Zoé, qui s’était rapprochée de la sœur qui lui restait, fut d’autant plus affligée quand Avita mourut, presque par hasard, d’une maladie quelconque provoquée par la malnutrition et le manque de soins. Elle est mon miroir, avait pensé Zoé en gardant les yeux fixés sur le cadavre de sa sœur durant les longues heures qui avaient précédé l’arrivée de l’équipe d’hygiène. Quand je mourrai, s’était-elle dit – et elle s’imaginait que ce n’était, au plus, qu’une question de mois – quand je mourrai, voilà à quoi je ressemblerai. À une tendre statue d’argile, pâle, brillante et indifférente.

Avita lui manquait, et Francesca et Lin et Poe. Les autres pensionnaires se montraient généralement cruelles avec elle et les gardiens, derrière leurs masques blancs, la méprisaient avec nonchalance. Elle s’était alors dit que la mort ne devait pas être si terrible, qu’elle ne pouvait pas être pire que de continuer à vivre entre ces murs.

Puis Theo était venu à Téhéran.

Il s’était produit quelque chose, quelque chose de politique, dans les Grandes Familles. Elle se souvenait avoir vu Avrion Theophilus à la crèche. Il venait une fois par mois surveiller les oothèques et accordait plus d’attention aux cinq petites sœurs qu’aux autres. Il caressait souvent les cheveux de Zoé tandis que les nounous courbaient la tête devant lui et que les tractibles à l’esprit lent lui servaient thé et gâteaux, qu’il partageait avec elles. Il avait toujours eu l’air resplendissant dans son uniforme noir, même à Téhéran où il avait semblé plus sombre, plus furieux : il avait crié sa colère aux responsables de l’orphelinat qui s’enfuyaient à son approche et maudit les obscénités du dortoir, les douches glaciales et les chambres de rendez-vous aux couvertures grossières et crasseuses.

Il avait serré Zoé dans ses bras – pas trop fort, car elle était devenue très fragile. Son uniforme, contre la joue de Zoé, sentait le linge propre, la lessive et le repassage à la vapeur.

Elle avait pensé à lui comme à une espèce de roi ou de prince. Ce qu’il n’était pas, bien sûr : il n’appartenait qu’à la périphérie des Familles, le cousin d’un neveu d’un cousin. Ce n’était qu’un haut fonctionnaire de la branche Mécanismes & Personnel des Trusts. Un Theophilus, non un Melloch, un Quantrill ou un Mitsubishi. Mais peu importait. Il était venu la chercher. Trop tard pour Poe ou Lin ou Avita ou Francesca. Mais pas pour Zoé.

« L’une de mes petites filles a survécu », avait-il murmuré en l’emportant dans une clinique mobile des Services Humains. « L’une de mes petites filles a survécu. »

Quand il avait essayé de la tendre à un médecin, elle s’était accrochée si fort à lui qu’il avait fallu lui administrer un sédatif.


Zoé s’éveilla en sursaut, engourdie de terreur. Il y avait eu un bruit… Mais ce n’était que le crépitement d’un éclair qui rebondissait entre les pics des montagnes de Cuivre. Autour de son bivouac, la pluie s’était adoucie en crachin.

Une lumière faible pénétrait dans l’abri de polyplex. L’aube.

Elle se sentait lasse, avec les jambes en coton. Elle ouvrit l’abri et sortit sous la pluie. L’eau drapait les affleurements de granit et trempait les feuilles des plantes en forme d’ajoncs qui poussaient au fond des cicatrices glaciaires. Les tractibles qui servaient de bêtes de somme titubaient dans le campement avec une démarche comique. Leurs pattes trouvaient peu de prise dans l’humidité et ils repliaient de temps en temps leurs membres pour s’asseoir comme des chiens fatigués.

Des bourrasques précipitaient des tourbillons de nuages contre les montagnes. La forêt fumait.

Elle se pencha sur l’un des tractibles et choisit dans son magasin un distributeur de rations qu’elle emmena à l’abri. La pluie avait couvert sa combinaison de gouttelettes. Elle souffrait de démangeaisons. La membrane la gardait propre, charriait même les cellules de peau morte à sa surface et s’en débarrassait sous forme de poussière stérile. Pourtant, elle la démangeait. Des démangeaisons intermittentes, confinées à ses côtes et à ses cuisses, qui ne la handicapaient pas vraiment… pour l’instant. Si elles s’aggravaient… eh bien, il arrivait que des gens se griffent jusqu’au sang pour se soulager. Solution qui, dans les circonstances présentes, ne semblait pas opportune. Vraiment pas.

Se nourrir constituait une vraie corvée. Elle attacha le tube de rations au masque facial. Un passage stérile s’ouvrit alors, avec une lenteur insupportable, entre sa bouche et la nourriture. Elle pressa le tube entre ses doigts et la pâte nutritive coula sur sa langue, une pâte extrêmement peu appétissante dont l’absence de texture évoquait invariablement la boue, et en quantité insuffisante pour lui donner l’impression d’avoir mangé.

Les rations avaient par ailleurs tendance à transiter rapidement dans son corps – un autre problème tout aussi ennuyeux et désagréable.

Quand elle eut terminé, le ciel commençait à se dégager, mais le vent soufflait à nouveau en rafales. Il poussait sur le tissu de polyplex et rendait sans doute la vie difficile aux robots et aux télésenseurs.

Elle pensa à appeler Yambuku. C’était l’heure de son rapport.

Elle pensa à Theo, à la façon dont il l’avait sauvée de l’orphelinat, aux souvenirs qui avaient dégringolé dans ses rêves comme une vitre brisée…

Et à la terreur inexplicable qu’il lui inspirait.


Elle prit contact avec Yambuku pour sa mise à jour quotidienne et échangea quelques mots avec Cai Connor, qui était de permanence à la console d’excursion. Rien de neuf et rester sur place : les vents diminueraient durant la nuit, ce qui lui permettrait d’effectuer la reconnaissance de la colonie des mineurs avant de rentrer.

Très bien, mais cela la laissait sans occupation sinon surveiller ses indicateurs, observer les cumulus qui au loin se tordaient contre les pics, et tester le fonctionnement des tractibles-bêtes de somme.

Elle n’était pas pressée d’affronter une autre nuit obscure.

Cet après-midi là, Tam Hayes la contacta grâce à une transmission à faisceau étroit. Étrange. L’antenne à faisceau étroit était la redondance ultime. Elle ne transmettait que sur la ligne de visée et sur une bande passante étroite. Une communication malcommode et uniquement vocale, semblable aux lignes téléphoniques des anciens temps.

« Ceci doit rester entre nous, commença-t-il. Il n’y a pas d’oreille indiscrète qui traîne, et rien de ce que nous dirons n’ira dans la mémoire de la station. Vous êtes en lieu sûr, Zoé ? Je suis au terminal de la navette, je ne vous vois pas par télésenseur.

— Je suis assise dans l’abri, j’attends que le vent tombe.

— Très bien. Il faut qu’on discute de plein de choses.

— Allez-y. »


Il commença par lui lire le message d’Elam Mather.

Zoé avait déjà nourri quelques soupçons. Au sujet de son thymostat, du moins. « Mais il devait marcher quand j’ai quitté Phénix. La surveillance médicale y était très stricte. »

Elle pensa à Anna Chopra, la doctoresse terrienne chargée de sa santé tout au long des mois qui avaient précédé le lancement. Une femme élancée à la chevelure grise, une fonctionnaire originaire de Djarkarta et qui n’appartenait pas aux Familles, croyait-elle se souvenir. Sévère, peu prolixe et très dévouée.

« Peut-être un acte de sabotage, suggéra Hayes. Un épisode de la guéguerre que se livrent les Familles. »

Possible, mais les Familles avaient rarement des querelles si subtiles. La thèse de l’accident paraissait plus plausible.

« Le fait est que vous ne devriez pas vous trouver dehors toute seule avec un thymostat HS, continua Hayes.

— Si c’est tout ce que vous aviez à me dire, le canal habituel suffisait.

— J’ai pensé que vous préféreriez éviter de mettre ça sur la place publique.

— Autrement dit, vous pensez que je voudrais peut-être rester comme ça. Non régulée. Comme une femme kuiper. »

Il laissa un silence s’installer entre eux. « Oui, peut-être, dit-il enfin. Mais c’est à vous de décider, bien sûr. »

À moi de décider, pensa-t-elle. À moi de choisir.

Mais cela soulevait trop de questions. Le thymostat régulait la personnalité : suis-je la même personne qu’il y a trois mois ?

C’est si difficile de s’examiner soi-même, songea Zoé, de se peser, de rendre un jugement. Elle se sentait à la fois mieux et moins bien qu’avant. « Vous avez bien dû vous douter de quelque chose, dit-elle à Hayes.

— Ça m’est arrivé, mais je suis de l’Épine Rouge : nous ne portons pas de thymostat et je n’ai jamais su à quoi m’en tenir avec ceux qui en portent. Elam avait séjourné sur Terre, elle s’y connaissait mieux.

— Il y a plusieurs sortes de thymostats, Tam. Ils servent en général à réguler l’humeur, mais le mien ne se limitait pas à cela. Il supprimait les souvenirs déplaisants. Il supplantait les pulsions sexuelles et en redirigeait l’énergie sur mon travail.

— Mais vous fonctionnez sans lui. »

Elle se souvint que personne ne l’entendait. Personne sinon Tam. « Je me sens perpétuellement sur les nerfs. Je dors mal. J’ai des sautes d’humeur. Parfois, toute cette sortie me semble futile et dangereuse. Parfois… j’ai peur. »

Une autre pause prolongée. Le vent secoua l’abri.

« Zoé, nous avons des réserves de fournitures médicales. Nous pouvons vous retaper.

— Non, je ne veux pas.

— Vous en êtes certaine ?

— Je ne suis sûre de rien. Mais je ne veux pas redevenir… ce que j’étais. »

Ce que j’étais pour Theo. Ce que j’étais pour les Trusts.

« Je vais faire tout mon possible pour que cela ne s’ébruite pas, dit Hayes. Mais il y a toujours le risque qu’Avrion Theophilus regarde votre télémesure et découvre tout seul le pot aux roses. »

Ça vaut mieux que de le voir en personne, pensa Zoé. Un seul coup d’œil sur moi et il saurait. Il le lirait dans mes yeux.

« En tout cas, vous n’êtes pas en état de passer encore une journée sur le terrain. Je veux que vous rentriez, que je puisse prendre soin de vous.

— Non, répliqua Zoé. Je ferais mieux de continuer.

— Il n’y a pas que le thymostat. Je veux que vous soyez là au cas où nous serions obligés d’évacuer.

— Évacuer Yambuku ? Cela va si mal que ça, Tam ?

— Les choses évoluent vite. »

Il lui décrivit les problèmes en série dans les piles de filtres et les pannes en cascade des joints d’étanchéité. Tout se désagrège, se dit Zoé. Tout tombe en morceaux. « Donnez-moi un jour pour y réfléchir.

— C’est un jour de plus à prendre des risques.

— Tout ce que nous faisons ici en comporte, Tam. Donnez-moi un jour.

— Vous n’avez rien à prouver.

— Rien qu’un jour. »

Un nouveau torrent de pluie frappa l’abri. Elle songea aux tractibles dehors, accroupis et misérables. Les tractibles pouvaient-ils se sentir misérables ? Leurs joints d’étanchéité les faisaient-ils souffrir par temps froid ?

« Zoé, j’ai une alerte ici. Nous en reparlerons. »

Bientôt, espéra-t-elle. Sans sa voix, elle se sentait deux fois plus seule.


Les bourrasques s’apaisèrent au cours de la journée et furent remplacées par une brise fraîche venue de l’ouest. Du cœur protégé de Yambuku, Zoé avait vu tout l’éventail de la météorologie isienne, mais il fallait être à l’extérieur – exposé aux éléments – pour apprécier la substance du temps, ses humeurs et ses subtilités.

À moins que la panne de son thymostat ne l’ait rendue plus sensible.

Plus vulnérable.

Était-ce ainsi que les masses humaines non régulées ressentaient le monde ? Où qu’elle posât le regard, Zoé avait l’impression de trouver une ombre, un écho d’elle-même. Dans le balancement des arbres, dans l’eau de pluie qui tombait en cascade de feuille en feuille, dans la lumière filtrée par les nuages qui se posait sur les ajoncs et le scintillement du mica sur les vieux rochers. Partout, des miroirs.

Nous ne naissons pas avec une âme, pensa Zoé, elle nous envahit de l’extérieur, elle nous fabrique d’ombre et de lumière, de midi et de minuit.

Elle se demanda si Theo était déjà arrivé de la station orbitale, s’il était déjà en cours de décontamination à Yambuku.

Theo avait-il une âme ? Une âme avait-elle jamais colonisé le corps parfait d’Avrion Theophilus ?

Elle consacra le long après-midi à une reconnaissance du périmètre, poussant jusqu’à moins d’un kilomètre de la colonie des mineurs, sans en voir un seul. Elle évita leurs terrains funéraires et les zones où ils avaient l’habitude de fourrager. Elle ne voulait pas leur faire peur ; peut-être simplement laisser une trace de son odeur, de sa présence.

Zoé rentra au camp bien avant le coucher du soleil, suivie de son escorte de machines en forme d’araignées. Elles étaient tachées de boue et de pollen jaune. L’une d’entre elles restait à la traîne. Elle boitait.

Installée pour la nuit dans son abri, elle passa en revue sa télémesure médicale sur son affichage cornéen, puis, pour soulager ses diverses douleurs et démangeaisons, se fit délivrer un analgésique par le tractible qui transportait la pharmacie.

Issues des feux de forêt loin à l’ouest, de nombreuses particules flottaient dans l’air, allongeant le crépuscule et l’affublant de couleurs criardes. Zoé saisit quelques notes dans son journal d’excursion, eut un contact de routine avec Yambuku et, une fois de plus, tenta de trouver le sommeil.


Une alarme l’en tira juste après minuit. La voix de Tam retentit dans son oreille alors qu’elle s’asseyait, désorientée, dans l’obscurité : « Zoé ?

— Oui, je suis là, laissez-moi le temps de trouver une lampe… » Elle dénicha et activa la minuscule cellule photoélectrique qui se trouvait à côté de sa couche. Un dispositif surnommé « lampe luciole » à cause de la quantité de lumière qu’il procurait.

Hayes continua : « Nous avons des avis de défaillance majeure sur cinq de vos tractibles : deux des bêtes de somme et trois des surveillants de périmètre.

— Ils ont été attaqués ?

— On dirait plutôt des problèmes mécaniques, mais je trouve la coïncidence un peu grosse. Je me fais du souci pour votre niveau de protection.

— Des défaillances matérielles ? Vous en êtes sûr ?

— Des histoires d’écrous et de boulons.

— Je vais chercher la trousse à outils et brancher quelques lampes de terrain. Où sont les tractibles ?

— Sur le pas de votre porte. Nous les avons rassemblés dès qu’ils se sont plaints. Nous obtenons aussi une télémesure bizarre de la part de vos autres surveillants.

— De la compagnie ?

— Difficile à dire. Rien de gros. Nous avons des télésenseurs qui couvrent les robots. Mais soyez prudente. »

Dehors, l’air était vif et humide. Quelques étoiles ornaient le ciel. Celle qui n’avait l’air de rien, là-haut dans le quadrant nord, c’était Sol, si Zoé se souvenait bien des constellations isiennes. Cronos chevauchait l’horizon embrumé.

Les lumières du camp s’allumèrent, l’aveuglant quelques secondes. Elle prit une profonde inspiration. Si le filtre de sa combinaison stérilisait l’air ambiant, il ne le réchauffait pas. Le souffle d’Isis lui rafraîchit la gorge.

Elle récupéra une trousse à outils sur un des tractibles endommagés et passa en revue les indicateurs de la machine. Son affichage cornéen lui lista les nombreux dysfonctionnements des joints. Un problème de lubrification, peut-être ? Elle désassembla un connecteur à rotule et le trouva encrassé par ce qui ressemblait à une vase jaune moutarde.

« Un truc s’est introduit dans le joint, informa-t-elle Hayes. Un truc biologique. Ça doit bouffer les téflons. »

Elle n’eut pas de réponse immédiate. Elle essuya le joint avec un tissu absorbant avant de le remettre en place. Elle ne pouvait guère procéder qu’à une réparation de fortune, mais peut-être parviendrait-elle à retaper suffisamment un ou deux tractibles pour rentrer à Yambuku avec l’essentiel de son équipement.

« Attention, Zoé ! »

Elle leva aussitôt les yeux.

Les lampes projetaient tout autour d’elle un rayonnement d’un blanc éclatant, une lueur qui s’évanouissait dans la forêt derrière la prairie. Elle s’abrita les yeux et parcourut le périmètre du regard. Des formes qu’elle reconnut se dissocièrent des ténèbres.

Des mineurs entouraient la clairière.

Ils se tenaient debout à la lisière, à environ cinq mètres les uns des autres. Il y en avait une vingtaine, certains à quatre pattes, d’autres dressés sur leur paire postérieure. Quelques-uns étaient armés d’épieux durcis au feu. Leurs yeux noirs étincelaient dans la lumière crue.

La peur fut sa première réaction. Son pouls bondit et la sueur envahit ses paumes. Il s’agissait d’animaux, après tout. Comme ces lions qu’elle avait vus autrefois dans une réserve des Trusts, mais en plus grand et en bien plus étrange. Rusés, imprévisibles. Le soupçon d’intelligence qui les avait presque fait ressembler à des humains devenait beaucoup moins engageant dans cette obscurité et ce vent. Il y avait certainement de l’intelligence en eux, mais entourée d’une multitude d’instincts purement isiens et totalement impénétrables.

Dieu merci, ils ne s’approchaient pas. Peut-être les lumières du camp les avaient-elles attirés. (Et si ces lampes tombaient en panne ? Si d’autres défaillances lâchaient sur ses épaules tout le poids de l’obscurité ?)

À moins que ces craintes ne soient que le résultat du dysfonctionnement de son thymostat. Les systèmes tombent en panne, songea Zoé, à l’intérieur comme à l’extérieur. Mais j’étais faite pour ça. J’étais faite pour ça. Ils ont conscience de ma présence, maintenant, de même que j’ai conscience de la leur. Nous nous voyons.

La voix de Hayes fit irruption dans son oreille. « Ne bougez pas, Zoé, nous allons envoyer l’un des tractibles survivants dans la forêt pour essayer de détourner leur attention. Nous avons des télésenseurs à proximité mais nous avons du mal à les garder en vol, à cause du vent.

— Non. Non, Tam, ne faites pas ça.

— Pardon ?

— Ils ne sont pas hostiles.

— Vous n’avez aucun moyen de le savoir.

— Ils ne m’attaquent pas. Et puis il fallait bien que quelque chose de ce genre se produise tôt ou tard.

— Mais pas ce soir. Et vous rentrez demain.

— Tam, je n’aurais peut-être plus jamais une telle occasion. C’est leur première vraie rencontre avec un être humain. Ils vont sans doute m’observer un peu et puis ils en auront assez. Gardez les tractibles qui le peuvent prêts à intervenir, mais n’en faites pas des ennemis.

— Je ne proposais pas de les massacrer, Zoé. Juste…

— Attendez. »

Un mouvement sur le périmètre. Zoé tourna la tête. L’un des mineurs était sorti du rang. Il marchait sur deux pattes, les membres antérieurs levés, sur le qui-vive. Il tenait une grosse branche dans une main. Il se rapprocha de l’abri en polyplex et elle reconnut les moustaches qui entouraient le museau de l’animal. « C’est Grand-Père !

— Zoé…

— Silence ! »

Le moment était délicat. Zoé qui se tenait accroupie auprès du tractible, se redressa lentement et fit un tout petit pas en direction de Grand-Père. À quoi pensait-il avoir affaire ? À un animal ? Un ennemi ? Un reflet bizarre de lui-même ?

Elle tendit les bras, paumes offertes : des mains vides, sans armes, sans griffes.

Hayes devait avoir au moins un télésenseur à proximité, car il avait lui aussi assisté au mouvement. « Restez à plus de trois mètres, Zoé. Sinon je le fais détaler. Si l’un d’entre eux bouge, je veux que vous alliez près de l’abri, où nous pourrons vous protéger. Compris ? »

Elle ne comprenait que trop bien. Elle comprenait qu’elle accomplissait sa destinée, que le temps et les circonstances de sa vie avaient conspiré pour l’amener à cet endroit. Pendant un moment d’extase, elle fut l’axe autour duquel tournaient les étoiles.

Elle avança avec assurance de quelques pas. Le mineur se cabra comme un mille-pattes effarouché. Ses yeux noirs roulèrent dans leurs orbites. Zoé ralentit mais sans s’arrêter. Elle gardait ses mains devant elle, toujours à distance prudente de l’animal.

Mais assez près pour sentir son odeur. Assez près pour voir de la vapeur s’élever de son bas-ventre dans l’air nocturne. Quatre milliards d’années d’évolution non terrienne avaient façonné cet ensemble de cellules, cette bête. Elle le regarda. Et, aussi incroyable que cela paraisse, il la regarda. À une distance insensée de sa planète de naissance, le miracle était arrivé : l’argile avait pris vie. La vie regardait la vie. La première lumière, pensa Zoé.

Le mineur fut très rapide. Il leva la branche qu’il tenait avant que Zoé puisse réagir.

Non, pas comme ça, pensa-t-elle. Ce n’est pas ainsi que ça doit se passer…

« Zoé ? »

La voix de Hayes, distante, sans rapport avec la réalité.

Pas le temps de reculer, de s’abriter derrière les tractibles. Qui s’étaient mis en mouvement, mais si lentement. Encore des défaillances ? Serrant fermement sa massue, le mineur leva son avant-bras supérieur. Elle vit avec une précision glacée la trajectoire descendante.

L’impact brouilla tout. Elle tomba dans la nuit venteuse.

Seize

Bien qu’il eût prié pour ne jamais se retrouver dans cette situation, endiguer une contamination biologique de la station orbitale d’Isis constituait la première tâche à laquelle on avait formé Kenyon Degrandpré. La crise et ses milliers de détails l’accaparaient tout entier. Cela valait d’ailleurs bien mieux que de se laisser aller à envisager les conséquences à long terme de la contamination.

Il convoqua les cinq directeurs de la station, dont celui du Service Médical, Leander (en remplacement de Corbus Nefford, en quarantaine), et Sullivan, celui d’Aliments & Biota. Un assemblage hétéroclite de hérauts des Trusts – tous compétents et sans lien avec les Familles, sinon lointain et ténu. Comme celui de Degrandpré : son arrière-grand-père maternel appartenait aux Corbille. Mais sa naissance, non déclarée, ne pouvait donc être prise en compte.

Il avait déjà paré au plus pressé : circonscrire le module de quarantaine. La station était restée jusqu’à présent une zone stérile, isolée d’Isis par le vide complet entourant son enceinte extérieure. Il y avait désormais une brèche ouverte dans cet environnement, comme un trou percé dans une pomme par un ver dangereux.

Le service des contagieux était devenu une zone de biomenace de niveau cinq, encerclée de zones décrétées de niveau quatre – les chambres médicales extérieures, comme celle dans laquelle Corbus Nefford se trouvait en ce moment pris au piège – puis par des zones préventives de niveau un, deux et trois : le service d’ingénierie et un espace de maintenance utilisé pour les préparatifs de lancement des assembleurs Turing.

Cela posait un autre problème, dû à la très faible redondance à bord de la station. Les restrictions en poids et en taille imposées par les lancements Higgs réduisaient la marge d’erreur au minimum. Même au summum de son efficacité, seules une ou deux pannes critiques séparaient la station de l’arrêt total. Sans l’atelier d’usinage, et avec un accès restreint aux lanceurs Higgs…

Mais ce problème-là pouvait attendre un peu.

Solen, de l’ingénierie, prit la parole : « Nous travaillons à déménager les activités cruciales aussi loin que possible de la zone contaminée. Dieu merci, les fermes sont situées à l’opposé de l’espace de quarantaine. Nous sommes en train de mettre en place, à l’extérieur du périmètre agricole, une clinique temporaire qui se chargera des blessés. Si quelqu’un tombe malade, il devra se rendre directement au périmètre de quarantaine. »

Degrandpré se représenta la station en esprit : un collier de dix perles grises qui tournaient dans le vide. Ou plutôt, neuf grises et une noire : contaminée, contagieuse. Il faudrait qu’il rapproche ses propres quartiers des fermes.

Les algogènes de Turing devraient patienter, ce qui entraînerait, inévitablement, un retard supplémentaire dans le projet d’interféromètre de Mécanismes & Personnel. Le grand plan visant à utiliser Isis comme base pour d’autres lancements Higgs dépendait de la stabilité de l’avant-poste isien, qui devait être défendu coûte que coûte. Sans la station orbitale, se dit Degrandpré, les Trusts perdraient les étoiles, au moins dans un avenir prévisible.

Pour l’instant, la contagion le préoccupait pourtant moins que la peur. La contamination de l’espace de quarantaine pouvait difficilement être dissimulée aux plus de mille cinq cents membres d’équipage de la station, qui n’avaient tous que trop conscience d’être enfermés dans une boîte métallique, sans réel espoir de fuite. Un lancement Higgs d’urgence, lui apprit Solen d’un ton mielleux, sauverait dix à douze personnes, cela dépendait de leur masse totale.

« Motivez vos équipes, ordonna Degrandpré, mais sans leur faire peur. Soulignez bien qu’il s’agit de précautions extraordinaires prises malgré l’absence de toute contamination en dehors de la chambre de quarantaine.

— Ils le savent bien, Directeur, intervint Leander, le médecin. Mais ils n’ont pas oublié la leçon des stations au sol, et ils se disent qu’il n’y a aucun moyen sûr d’endiguer une contamination.

— Rappelez-leur qu’il s’agit ici d’un seul organisme, non de toute la biosphère isienne.

— Un seul ? C’est vrai ?

— Qui sait ? Le maintien de l’ordre passe avant la vérité. »

La réunion se poursuivit à un rythme soutenu, en suivant l’ordre du jour préparé par Degrandpré. Pour l’instant, tout allait bien : la contagion était enrayée, l’approvisionnement en eau et en nourriture assuré, et les autres activités essentielles se maintenaient à un niveau acceptable. La station restait un milieu sûr.

Mais ce qu’il s’était passé en quarantaine les avait privés de leur sentiment de sécurité. Nous avons toujours été fragiles, se dit Degrandpré. Mais jamais à un tel point.


Lorsque les directeurs se retirèrent, Degrandpré retint la responsable des communications.

« Je veux que tous les messages sortants, y compris les messages de routine concernant l’entretien, passent d’abord par mon bureau pour y être approuvés. Inutile d’alerter prématurément les Trusts. »

La directrice des communications, une terrienne osseuse du nom de Nakamura, se dandina, mal à l’aise. « Voilà qui est très inhabituel », répondit-elle pour lui faire comprendre, supposa-t-il, qu’elle ne le couvrirait pas si les Trusts venaient à se plaindre.

Jeune femme, se dit-il, ceci est le dernier de vos soucis. Il nota son objection et la congédia.

Il n’y avait rien que les Familles aient besoin de savoir, du moins dans l’immédiat. Les Trusts redoutaient par-dessus tout les conséquences de l’importation d’un agent pathogène isien sur Terre. Qu’on les avertisse, et ils seraient bien capables d’imposer une quarantaine étendue… voire de refuser l’appontage à un module Higgs revenant d’Isis et de laisser les survivants dériver dans l’espace jusqu’à ce qu’ils meurent de faim.

La perspective de devenir un nouveau planétésimal gelé enseveli dans une espèce de corps kuiper artificiel, un mausolée cométaire orbitant sans fin autour du soleil, n’enchantait guère Degrandpré.


Il s’entretint par vidéo avec Corbus Nefford.

La peur avait de toute évidence pris possession du médecin-chef de la station. Des taches de sueur maculaient son uniforme, il avait le visage pâle et terreux, et ses yeux restaient écarquillés en permanence. Son thymostat doit être poussé aux limites, songea Degrandpré, et synthétiser des molécules régulatrices à tout va.

« Me confiner ici à un moment pareil est d’une absurdité sans nom, soutint Nefford.

— Je n’en doute pas, Corbus, mais c’est la procédure spécifiée dans les protocoles d’endiguement.

— Des protocoles écrits par des théoriciens pédants qui ne comprennent apparemment rien à…

— Des protocoles écrits par les Trusts. Surveillez vos paroles, Docteur. »

Les sourcils et les lèvres étroits de Nefford se contractèrent avec irritation, comme si, pensa Degrandpré, quelqu’un avait resserré des points de suture. L’ancien médecin-chef de la station semblait au bord des larmes, ce qui n’augurait rien de bon. « Vous ne comprenez pas. Ils sont morts si vite.

— Ils sont morts à l’intérieur de la quarantaine, non ?

— Oui, mais…

— Dans ce cas, vous êtes en sécurité.

— Tout ce que je veux, c’est mettre un peu de distance entre moi et la contamination. C’est si déraisonnable ? J’ai cru comprendre que tout le monde se rassemblait près des jardins. Pourquoi dispose-t-on ainsi de moi ?

— La décision ne vous appartient pas, Docteur.

— J’ai travaillé toute ma vie en milieu propre. Je suis un médecin des Familles ! Je maintiens la santé ! Je ne pratique jamais d’autopsies ! Je ne suis pas habitué à ce degré de, de… »

Nefford s’interrompit pour s’essuyer le front avec sa manche. Le médecin-chef était malade.

Malade de peur.

Disons que c’est de la peur, pensa Degrandpré. Pour une fois, il enviait la foi bornée de son père, qui pouvait invoquer un prophète dans ses prières. Il n’y avait ici ni prophète, ni Mecque, ni Jérusalem. Pas de paradis ni de pardon, pas de marge d’erreur. Rien qu’un démon. Et le démon était fécond, le démon était vivant.

Dix-sept

L’évacuation de Marburg prit un jour et demi.

La station était située dans les profondeurs de la forêt tempérée, sur le petit continent boréal. À l’instar de sa jumelle Yambuku, un périmètre dégagé l’entourait, et des couches de risque biologique croissant enveloppaient son cœur rigoureusement stérile. Des tractibles de maintenance récuraient chaque jour ses parois extérieures, biologiquement chaudes – du moins quand ils ne souffraient pas de dysfonctionnements, ce qui se produisait de plus en plus fréquemment ; les machines en manque d’entretien s’entassaient et des films bactériens avaient compromis le fonctionnement de trois des sas de sortie. Quand des signes de faiblesses similaires apparurent sur les joints du dock de la navette, le responsable de la station, un virologue du clan Shoe nommé Weber, ordonna une évacuation générale.

Ordre qui ne fut pas très bien accueilli par la station orbitale. La navette de Marburg serait apparemment routée sur un terminal secondaire qu’on équipait pour une quarantaine prolongée. Weber attribua ce comportement à la paranoïa terrienne, tout en craignant qu’il ne cache quelque chose de bien plus grave.

Pas question pour autant de retarder l’évacuation. Weber adorait Isis et s’était beaucoup investi pour la rendre prospère. Mais il savait se montrer réaliste. S’il repoussait l’évacuation, les gens commenceraient à mourir.


La station océanique s’était déjà effondrée. La station polaire, ancrée sur la calotte glaciaire septentrionale, ne signalait aucun problème significatif et continuait son travail quotidien.

Quant à Yambuku, la panne totale la guettait.


Avrion Theophilus fit irruption de la décontamination par les portes du terminal de la navette. Il balaya d’un geste le comité venu l’accueillir et marcha droit sur la salle de téléopérations de Yambuku.

Le personnel lui prêta peu d’attention, même si son uniforme de cérémonie de Mécanismes & Personnel attira quelques coups d’œil. Il y était habitué, du moins de la part des gens d’origine kuiper. Un tel comportement, dans un cadre civilisé, aurait été considéré d’une maladresse ridicule, comme ces paysans qui ne peuvent s’empêcher de regarder. Mais Yambuku n’était pas la civilisation.

Il trouva le chef de station, Tam Hayes, au sortir d’une longue session de télésenseur. Il avait l’air groggy et n’était pas rasé. Theophilus le prit à part. « Trouvez un endroit où nous pourrons discuter. »

« Elle est blessée, si j’ai bien compris, dit Theophilus.

— On dirait bien.

— Et nous avons perdu le contact.

— Pour le contact verbal, c’est exact. Nous recevons toujours certaines télémesures, mais de façon intermittente, hélas. Peut-être à cause de nos antennes. Les télésenseurs sont HS eux aussi, et les tractibles de sortie sont morts. Tous.

— Mais pas Zoé.

— Non. Pour autant que nous le sachions, Zoé n’est pas morte.

— Nous avons une télémesure correcte jusqu’à l’endroit où elle s’est fait attaquer ?

— Exact.

— Elle est transmise à la Terre ?

— Tout au moins à la station orbitale. Degrandpré filtre tout ce qui est envoyé à la Terre.

— Je ne me soucie pas de ça. »

Hayes cilla. « Croyez-moi, ce n’est pas non plus ce qui m’inquiète.

— Les satellites l’ont localisée ?

— À moins d’un mètre de la colonie des mineurs, mais la couverture nuageuse empêche toute confirmation visuelle.

— Ça ne suffit pas », dit Theophilus.

Ils se trouvaient dans la petite chambre de contrôle de la navette, au-dessus du cœur. Elle servait uniquement pendant les lancements, ce qui en faisait l’endroit idéal pour une conversation privée. Hayes brûlait de regagner la salle de téléopérations : Zoé était vivante et il entendait bien la ramener à Yambuku. Avrion Theophilus ne représentait pour le moment qu’un obstacle, et Hayes serrait les poings devant les manières péremptoires de son interlocuteur.

« Vous vous inquiétez pour Zoé ou pour sa technologie d’excursion ?

— Cette technologie a déjà fait ses preuves, vous ne croyez pas ? Le fait qu’elle ait survécu à l’attaque d’un animal sauvage l’atteste largement.

— Parce que si c’est pour Zoé, vous feriez peut-être mieux de me laisser essayer de la ramener.

— Les nouveautés technologiques ne se limitent pas à sa tenue de sortie, Dr Hayes.

— Je vous demande pardon ?

— C’est un tout, il n’y a pas que l’interface. Elle est aussi augmentée en interne, vous comprenez ? Elle a un système immunitaire entièrement artificiel en complément du naturel. Avec de microscopiques usines à nanos fixées sur son aorte abdominale. Si sa combinaison a été percée, il faut que nous le sachions. Elle peut nous en apprendre bien davantage, même en mourant sur le terrain.

— Si je vous comprends bien, elle peut survivre même avec un trou dans sa combinaison ?

— Au moins un certain temps. Étant donné la situation, récupérer son corps semble poser quelques difficultés. Mais si nous pouvons…

— Allez vous faire foutre », dit Hayes.

Il ne voulait pas récupérer le corps de Zoé. Il avait une meilleure idée.


Hayes était en train d’enfiler sa combinaison quand Dieter Franklin le rejoignit dans le hangar d’appareillage.

La bioarmure standard d’Hayes semblait si gauche, si volumineuse par rapport à ce qu’avait revêtu Zoé. Un cœur stérile enveloppé d’acier, de flexiglas et de nanofiltres. Hayes venait de refermer les jambières lorsque la porte intérieure s’ouvrit en glissant.

« Tu n’es pas sérieux, dit Franklin. Lee Reisman m’a rapporté tes divagations à propos d’une expédition de secours. Je lui ai répondu que tu ne ferais pas une telle bêtise. Dis-moi que je ne me suis pas trompé.

— Je vais la ramener.

— Merde, calme-toi une minute et fais un peu marcher tes méninges ! Tu parles de traverser la rivière de Cuivre dans une combinaison qui peut te soutenir pendant quoi, deux jours maximum, et encore, si elle marche à la perfection. Alors que nous en sommes à un point où tous les appareils que nous avons envoyés sur le terrain sont soit morts, soit en panne ; où nous n’arrivons même pas à préserver nos propres joints.

— Elle est vivante, peut-être blessée.

— Si elle est vivante, elle aura besoin à son retour d’une base arrière en état de marche. C’est ici que tu lui seras le plus utile. Pas dehors dans la boue, avec un servomoteur qui chauffe, ou pire, à accaparer l’attention d’une partie de l’équipe et à nous coûter des ressources qui sont hors de nos moyens.

— Je lui dois…

— Rien de ce que tu lui dois ne vaut un suicide. Et tu sais bien que c’est à ça que ça revient. Il y a de fortes chances pour que tu finisses en quelques kilos de compost à l’intérieur d’une coquille d’acier brisée. Et Zoé finira là où elle est. »

Hayes s’entoura la poitrine d’une couche d’isolant en réfrénant toute précipitation, en se forçant à faire les choses correctement. « Elle n’était qu’une putain de plate-forme de test, Dieter. M&P n’en a rien à foutre des mineurs. Zoé croyait être ici pour mener des études sociologiques, mais elle n’était qu’une plate-forme de test. »

Dieter Franklin hocha lentement la tête. « Pour la combinaison de sortie. Elam l’avait soupçonné.

— Elam s’en doutait, mais moi, je savais. »

Franklin se tut. Hayes essaya de se concentrer sur son armure, de respecter la procédure. Il scella des bandes de plastique pneumostatique sur sa cage thoracique. Il aurait voulu qu’Elam soit là pour lui lire la check-list.

« Tu savais ?

— J’ai lu tous les mémos de M&P. Des communiqués brefs destinés au chef de Yambuku. Même s’ils donnaient très peu de détails, j’aurais dû m’apercevoir que son équipement était tout ce qui comptait. Elle n’était qu’une putain de plate-forme de test, Dieter, et je l’ai laissée sortir la bouche en cœur !

— Réfléchis un peu. Même si son matériel est bon, il n’est pas inviolable. On n’est pas sûrs qu’elle soit encore en vie. »

Le casque intérieur souple, maintenant. « Elle a plus que sa combinaison. Ils l’ont modifiée à l’intérieur. Ils ont considérablement amélioré son système immunitaire. Une combinaison endommagée devrait pouvoir la garder en vie assez longtemps pour qu’on la ramène. Peut-être même pour qu’on lui sauve la vie. »

Dieter Franklin resta silencieux quelques secondes. « Même comme ça, Tam, finit-il par dire. C’est un pari trop risqué.

— Je suis conscient des risques.

— Yambuku ne va plus durer très longtemps. C’est évident, même si personne ne veut le voir en face. Regarde la station océanique. Regarde Marburg. C’est la biosphère, Tam. Elle met au point des stratégies, elle apprend comment corrompre nos joints et nos sas. Elle synthétise des solvants et diffuse ses connaissances. Il y a cinq ans, cette bioarmure suffisait pour te protéger. Aujourd’hui… elle vaut à peine mieux qu’un putain de tas de ferraille. »

Hayes enclencha le sas atmosphérique. Une série de ventilateurs se mit en route au-dessus de lui afin de créer une pression positive. Une sonnerie d’alarme retentit. Dieter Franklin sortit en toute hâte.

Hayes enfila son casque.

Dix-huit

Douleur. Vision dédoublée. Zoé sentait qu’on la traînait, les talons de ses bottes rebondissant sur les obstacles. Elle pensait confusément souffrir de commotion, ou pire, d’une blessure au crâne dont elle ne se remettrait pas. Des odeurs improbables lui parvinrent : caoutchouc brûlé, ammoniaque, nourriture avariée, et quand elle ferma les yeux, elle vit des lumières tournoyantes et des fusées de feux d’artifice.

De violents haut-le-cœur la secouaient, mais elle n’osait pas vomir. Sa combinaison traiterait le tout, mais sans doute se serait-elle étouffée avant.

Elle était éveillée, ou peut-être pas : sa conscience connaissait des reflux. Le temps passa en bourrasques, comme le vent.


Elle se débattit – pas longtemps – quand elle se rendit compte que les mineurs la tiraient dans un de leurs monticules, loin de la lumière des étoiles et de celle du feu, dans une obscurité rocheuse propice à la claustrophobie.

L’ouverture était étroite. Les mineurs firent pivoter leurs corps à la mobilité écœurante et entrèrent l’un après l’autre. Traînée par les bras, Zoé, impuissante, passa par-dessus le rebord rocheux et aboutit dans un tunnel couvert de sécrétions de mineurs. L’air épais avait une puanteur inconnue, à la fois épicée et fétide, qui évoquait un mélange de cardamome et d’aliment avarié. Elle se demanda si elle allait étouffer dans cet endroit. Dans le noir.

Et, pour la première fois de sa vie, Zoé connut la panique.

Jamais elle n’avait paniqué, même dans les dortoirs glacés de l’orphelinat-crèche : son thymostat avait supprimé toute émotion violente pour ne laisser qu’une vague tristesse générale, la conscience douloureuse d’être captive et abandonnée. Ce qu’elle ressentait maintenant était bien pire. Se débattre ne servirait à rien, mais il fallait qu’elle le fasse. C’était un besoin qui oblitérait ses pensées, une folie issue de sa chair. Elle s’efforça de réfréner l’envie de hurler qu’elle sentait monter dans sa poitrine. En vain. Le hurlement éclata et se poursuivit sans qu’elle sache pourquoi ou qu’elle parvienne à le réprimer. Elle rua, elle tira sur les griffes acérées comme du corail qui enserraient ses poignets et ses chevilles. Mais les animaux, trop puissants pour elle, ignorèrent ses efforts. Toute lumière disparut. Il n’y eut plus que les ténèbres, et un mouvement irrépressible, et les parois de plus en plus proches du tunnel. Et le bruit de ses sanglots.

Elle se réveilla encore. Seule, et si épuisée qu’elle n’avait plus peur.

Aveugle ? Non. Ce n’était que l’obscurité du monticule. À la surface, il pouvait être midi ou minuit. Ici, il faisait toujours noir.

Au moins était-elle seule, du moins pour le moment. Elle remua, risqua un étirement… découvrit juste au-dessus de sa tête – trop bas pour lui permettre de se lever – un plafond rocheux qui, au bout de son bras tendu, s’arrondissait en parois jusqu’à un sol un peu plus souple (et plus humide) que celui de l’entrée du tunnel. Le silence battait à ses oreilles. Elle n’entendait que le cliquetis de sa respiration à travers le filtre de sa combinaison et le crissement que produisaient ses mouvements. Si seulement elle avait de la lumière…

Mais elle en avait ! Elle en avait même plusieurs : les lampes lucioles attachées à la ceinture à outils qu’elle avait utilisée pour réparer les tractibles.

Qu’elle était stupide, oui, stupide de dépérir ainsi dans le noir alors qu’elle pouvait voir ! Elle fouilla sa ceinture presque craintivement ; elle en avait perdu en se débattant, effectivement. Il lui en restait quelques-unes, chacune de la taille d’une balle de revolver et munie d’un activateur sur sa base. Elle en détacha une qu’elle activa du pouce.

La lueur émise, quoique faible, fut la bienvenue. L’ordre était restauré, l’endroit où elle se tenait retrouvait contours et dimensions – c’était un creux arrondi de terre battue et luisant d’humidité. Le sol était recouvert de pousses pâles, presque translucides, entre lesquelles rampaient de petits insectes à mandibules. Sur une paroi s’agrippait le nid fin et léger d’une créature qui ressemblait à une araignée, une masse de fils de coton auxquels adhéraient des corps d’insectes momifiés.

La lampe luciole durerait une heure ou deux. Du bout des doigts, elle en dénombra sept autres sur sa ceinture. Il lui faudrait être prudente.

Bien sûr, elle ne pouvait pas rester ici. C’était d’ailleurs impossible même si elle l’avait voulu. Elle n’avait ni eau, ni nourriture. Sa combinaison disposait d’une réserve d’eau et recyclerait aussi son urine, mais c’était une boucle ouverte qui, en l’absence de réapprovisionnement extérieur, ne lui permettrait de tenir qu’un jour ou deux. Il lui fallait donc retourner là où elle avait campé, y trouver des vivres et si possible un tractible en état de marche ; puis rentrer à Yambuku.

Les ressources, pensa Zoé. Peut-être n’avait-elle pas les idées très claires : sa tête l’élançait atrocement là où le mineur l’avait assommée ; en la tâtant elle sentit une belle bosse qui sous la membrane gonflait sa tempe. Les ressources : de quoi disposait-elle qui pourrait lui servir ? Télémesure, communication… la perspective de parler à Tam Hayes était si séduisante qu’elle faillit en pleurer. Mais quand elle interrogea son protocole de com, elle n’obtint pas de porteuse, rien de Yambuku, ni sur la bande large ni sur l’étroite, ce qui signifiait soit que son équipement était endommagé, soit que le leur l’était ; ou bien que le monticule des mineurs bloquait les ondes radio.

Elle se demanda ensuite à quelle distance de la surface on l’avait emmenée. Elle n’avait pas la moindre idée de la profondeur maximum de ces tunnels. En fait, personne n’en savait rien. À l’aide de tractibles téléopérés, on avait mené quelques expériences d’imagerie sismique à proximité de monticules de mineurs, assez pour deviner que les terriers étaient très étendus et interconnectés de manière complexe. On aurait pu creuser pendant des siècles, pendant des kilomètres… Mais non, il ne fallait pas penser à ça. Elle ne pouvait pas se le permettre. Une boule de panique se logea dans sa gorge. La lumière du jour pouvait se trouver à un kilomètre ou à quelques petits centimètres au-dessus de cette chambre close. Elle n’avait aucun moyen de le savoir et elle s’interdit d’y penser.

Elle retint un instant son souffle pour tendre l’oreille. Était-elle seule ? Un unique tunnel, à peu près large comme ses épaules, ouvrait sur ce cul-de-sac. La lampe luciole n’éclairait rien au-delà d’un mètre, et elle ne voyait du tunnel que sa section circulaire et sa pente douce qui s’élevait d’une vingtaine de degrés. Écoute. Elle se tint immobile et s’efforça de calmer la pulsation du sang dans ses oreilles. Écoute. Mais le silence était absolu. Un mineur ne pourrait sûrement pas traverser ces tunnels sans faire de bruit, ne serait-ce que celui de ses griffes sur le sol tassé et dur comme de la pierre. Mais aucun bruit de ce genre ne lui parvenait. Très bien.

Peut-être qu’il fait jour, se dit Zoé, et que les mineurs sont sortis chercher de la nourriture. Elle tenta en vain d’obtenir une horloge. Le coup sur sa tête avait dû détraquer son affichage cornéen.

Jaugeant le passage d’un regard soupçonneux, elle hésita pendant un temps indéterminé ; un instant, peut-être, ou une heure entière. Elle répugnait à échanger sa cellule relativement spacieuse contre le tunnel fermé et exigu. Mais la lampe luciole vacilla et faiblit. Tout, pensa Zoé, tout plutôt que de revenir à l’obscurité.

Elle cueillit une deuxième lampe à sa ceinture et actionna l’activateur. La lampe ne s’alluma pas. Elle était cassée.

Ses doigts tremblaient quand elle en saisit une autre. Elle la pressa, et une lumière scintillante en sortit soudain. Zoé soupira de soulagement.

Il ne lui restait plus que cinq lampes… qui toutes – ou aucune – pouvaient être hors service.

Maintenant, Zoé, se dit-elle. Vas-y maintenant.

Elle leva la lampe luciole de la main droite et s’allongea sur le ventre. La mousse albinos était fraîche sous la membrane. Il faudrait qu’elle progresse les bras en avant, en se tortillant plus qu’en rampant, et qu’elle pousse avec ses pieds. Et si elle se perdait dans ce labyrinthe ? Si toutes ses lampes grillaient, l’une après l’autre ? Pourrait-elle seulement, dans un espace aussi restreint, atteindre sa ceinture pour en prendre une autre ?

Non, réalisa-t-elle. Pas sans se démettre l’épaule.

Elle fit marche arrière, retira sa ceinture et se la glissa sur l’épaule afin que les autres lampes soient accessibles en cas de besoin.

Cinq lampes. Soit six ou sept heures de lumière, si toutes fonctionnaient. Et après ?

Une autre pensée à éviter. Elle l’expulsa de son esprit et se tortilla à nouveau dans le tunnel.

Il y avait juste assez d’espace pour qu’elle puisse se dresser sur les coudes et avancer centimètre après centimètre, en grattant de ses bottes et ses genoux, avec une démarche proche de celle du crabe. Elle éprouva de la reconnaissance envers la mousse pâle omniprésente qui protégeait ses genoux et ses coudes, là où la membrane vulnérable de sa combinaison pouvait se déchirer ou s’user.

La lampe luciole illumina un étroit espace circulaire, un mètre ou deux devant elle. J’ai besoin d’une stratégie, se dit-elle. (Peut-être même parlait-elle tout haut. Elle tentait de s’en empêcher, mais le fossé entre la pensée et la parole s’était amenuisé et il lui arrivait d’entendre l’écho de sa propre voix enrouée lui revenir de loin comme un murmure. Elle craignait alors de trahir sa position. Mais pour l’instant, les animaux n’étaient pas revenus.)

Une stratégie, pensa-t-elle à nouveau. Elle se trouvait dans un labyrinthe qui quelque part renfermait le Minotaure. Elle décida qu’à chaque bifurcation, elle prendrait le chemin qui montait. Si les deux montaient autant, elle choisirait celui de droite. Elle finirait bien, ainsi, par regagner la surface, ou du moins serait-elle capable (mais que cela n’arrive pas, je vous en prie) de retrouver son chemin si elle aboutissait dans un cul-de-sac.

Elle se dit que sa stratégie pourrait même lui servir si, à Dieu ne plaise, elle utilisait toutes ses lampes. Même privée de lumière, elle pourrait l’appliquer.

L’obscurité revint quand sa lampe vacilla et diminua d’intensité. Trop tôt, forcément. Avait-elle beaucoup avancé ? Impossible d’en avoir la moindre idée. Il lui semblait avoir effectué un long trajet, mais qui restait insuffisant. Elle n’avait pas rencontré le moindre carrefour. À moins que, perspective atroce, les mineurs n’aient creusé de nouveaux tunnels et bouché les anciens ; peut-être allait-elle atteindre un dernier mur et…

Non. Ne pas penser à ça.

Elle dénicha une autre lampe luciole et en pressa la base. À son infini soulagement, elle vint à la vie.

Encore une heure de perdue.

Ne pas penser à ça. Ne pas penser à ça.


Elle était en train d’imaginer avec force détails ce qu’elle ferait en arrivant à Yambuku : enlever sa membrane, prendre une douche chaude, se laver les cheveux, manger, boire de l’eau gazeuse dans de grands verres de cristal – lorsqu’elle parvint à un embranchement.

Le premier. Ou bien ?… Difficile, dans ce petit arc de lumière, d’estimer le temps, de séparer les événements véritables des produits de son imagination. Elle avait prévu une telle situation, mais l’avait-elle déjà rencontrée ? Elle n’en savait rien. Aucune importance, se dit-elle, applique ta stratégie. Le chemin de gauche montait-il, ou devait-elle préférer celui de droite ?

Difficile à dire.

Elle s’arrêta pour rechercher quelque indice. N’y avait-il pas un souffle de vent d’un côté ou de l’autre ? Non. Partout le même air confiné et puant qui suffisait à peine à remplir ses poumons. Pas un bruit. Elle se dit que le tunnel de droite avait l’air de monter un peu ; c’est donc celui qu’elle choisit.


* * *

Courir dans les bras de Theo.

« L’une de mes enfants a survécu. »

Courir dans les bras de Tam Hayes…

Elle se réveilla dans la douleur. Les membres raides et une douleur lancinante à la tête. Pressée de tous côtés. Et aveugle…

Non, ce n’était que l’obscurité.

L’obscurité.

Elle s’était endormie.

Elle maudit sa désinvolture – elle avait perdu un temps précieux – et chercha une autre lampe luciole. Pendant que ses doigts tâtonnaient, elle garda les paupières bien fermées, parce qu’elle n’y verrait rien même en les ouvrant, et qu’elle pouvait ainsi s’imaginer avoir choisi cette obscurité, ces ténèbres, oublier qu’elles lui étaient imposées par le poids de l’argile et de la roche qui l’entouraient. L’obscurité chaude du sommeil, peut-être. Mais il ne fallait plus qu’elle s’endorme.

Elle alluma la lampe.

Voilà qui était mieux. Bien qu’il n’y eût rien à voir sinon ce tunnel interminable, la lumière était une bénédiction.

Elle rampa sur quelques mètres – ou peut-être de nombreux mètres : elle n’avait plus de points de repère, plus de temps ni d’espace. Elle pouvait tout aussi bien avoir déjà couvert une grande distance que se trouver à quelques pas du cul-de-sac d’où elle était partie.

Mauvaise pensée.

Devant elle le tunnel s’élargit. Un changement, enfin. Un espoir soudain l’enivra. Elle essaya de garder la tête froide, mais c’était un espoir de même nature que la panique, incontrôlable, une force immense que ne bloquait plus son thymostat.

Le thymostat aussi constituait une espèce de membrane, songea Zoé, comme la combinaison. Une barrière supplémentaire entre elle et le monde. Qui éliminait les virus de la panique et ceux de l’espoir, de l’amour et du désespoir. Un barrage désormais perdu. Elle était nue et contaminée.

Le tunnel s’élargit encore et devint une chambre. Que remplit le bruit de sa respiration laborieuse. Elle tendit la main pour braquer la lampe. Leva les yeux et vit…

Une impasse.

Un autre cul-de-sac.

Elle laissa couler ses larmes durant quelques précieuses minutes. La combinaison, pensa-t-elle stupidement, les recyclerait.

Elle repartit à reculons, en sanglotant par intermittence, jusqu’à la bifurcation.

Combien lui restait-il de lampes ? La mémoire lui manquait, elle dut s’arrêter et les compter du bout des doigts. Une, deux, trois, quatre. Cela signifiait que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté la chambre où on l’avait abandonnée. Elle supposa qu’elle pourrait même en calculer la durée exacte si elle avait l’esprit un peu plus clair et si elle n’avait pas gaspillé tant de temps à dormir.

Trop de temps, en tout cas. Trop de temps perdu à repasser aux mêmes endroits.

Elle pensa à l’air libre. Un souvenir si vif qu’elle pouvait le goûter. Et le ciel, pensa Zoé. Oui, et la pluie. Et le vent.

Elle entendit un léger bruit à l’intersection du tunnel. Une sortie qu’elle avait ratée ? Le bruit de l’extérieur ? Mais la prudence s’imposait. Elle maîtrisa sa respiration, engagea la tête dans le tunnel adjacent.

Où les yeux noirs d’un mineur la regardèrent froidement.

Elle se cramponna à la lampe luciole quand le mineur se précipita sur elle pour la saisir par les chevilles.

Elle ne le reconnut pas. Il ne s’agissait pas de Grand-Père. Aussi absurde que puisse être ce nom. Ce n’était qu’une bête, à mi-chemin entre l’insecte et le mammifère, longue et trop agile dans les tunnels étroits, un animal au corps mince et flexible, aux grands yeux d’une mobilité écœurante, aux pinces aussi serrées que des anneaux d’acier trempé. Elle fut choquée de leur avoir trouvé la moindre ressemblance avec les humains. Ils étaient brutaux mais sans une once de malveillance : leurs esprits fonctionnaient de façon étrange, inhumaine ; quelle que fût leur motivation, elle lui restait incompréhensible. Leur royaume n’était pas le sien.

Il la traîna dans un autre cul-de-sac – ô mon Dieu, non, pas un autre, le même, celui-là même dont elle était partie : elle reconnaissait l’araignée sur le mur – où il la retourna sur le dos.

Elle se cramponnait toujours à la lampe. Une petite étincelle de santé mentale. Le mineur n’y prêta aucune attention.

Elle ferma les yeux et les rouvrit.

Le mineur se pencha sur elle. Elle supposa qu’il la regardait, même si ses yeux restaient aussi neutres que des bulles de pétrole.

Elle lui rendit son regard. Derrière sa panique, un calme austère et tout à fait inattendu, un engourdissement émotionnel porteur à la fois de soulagement et de menace. Un engourdissement prématuré… puisqu’elle allait certainement mourir dans quelques minutes.

Le mineur posa une pince ouverte sur sa poitrine, sur son sternum, entre sa gorge et ses seins.

Elle en sentit la pression – assez forte pour être douloureuse, peut-être même pour faire couler le sang.

Alors, détachant les lambeaux comme de la peau morte et pâle, le mineur se mit à découper la membrane.

Dix-neuf

Tous les chemins mènent à Rome, songea Kenyon Degrandpré, et lui qui se trouvait à la limite de la diaspora humaine, il était devenu Rome incarnée : de ces chemins, marchant d’un pas ferme en rangs serrés, arrivaient toutes les mauvaises nouvelles du monde.

Chaque nouvelle crise appelait une solution inédite. Les protocoles d’urgence du manuel s’étaient révélés lamentablement inadaptés.

L’évacuation de Marburg, par exemple. Son chef avait de toute évidence eu raison de l’ordonner. Tout aussi incontestablement, Degrandpré ne pouvait sacrifier une plus grande partie de l’espace – limité – de la station orbitale à la quarantaine interminable de quinze individus, peut-être tous porteurs de micro-organismes virulents. Il avait résolu le problème en hébergeant les évacués dans un hangar technique vacant qui servait d’habitude au lancement d’assembleurs Turing. Des quartiers rudimentaires, froids et inconfortables, mais il avait ordonné qu’on y livre une semaine de vivres et d’eau et qu’on l’équipe de nattes ; il estimait s’être montré généreux. Il avait aussi fait doubler les joints d’étanchéité des portes d’accès et classé jusqu’à nouvel ordre l’endroit en zone de biomenace de niveau cinq.

Et dans ses rares moments de liberté – un calme comparable, s’imaginait-il, à celui qui règne pendant la chute d’un objet, à l’intervalle de temps qui sépare le moment où un gobelet de cristal tombe du plateau de celui où il touche le sol – il devait parcourir les communications destinées à la Terre via la liaison à particules jumelles pour éviter qu’un signe révélateur de la crise en cours ne tombe dans de mauvaises oreilles.

Ainsi ce délire paranoïaque du planétologue résident de Yambuku, Dieter Franklin :

Des indices de plus en plus nombreux suggèrent l’existence d’un mécanisme d’échange d’informations entre des cellules vivantes non connectées. Un tel mécanisme permettrait une symbiose surpassant l’habituel processus évolutionniste, un mécanisme peut-être aussi important que l’antique symbiose terrestre de la vie monocellulaire et des mitochondries primitives…

Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

L’efficacité croissante des attaques bactériologiques sur les joints d’étanchéité des stations au sol ainsi que la pénétration de barrières supposées inertes (phénomène partagé, à des distances immenses, par des organismes sans relations par ailleurs) ont conduit à une étude des événements quantiques intracellulaires tels que…

Non, il fallait barrer tout ça. « Attaque bactériologique » sonnerait l’alerte sur Terre. Avec un vague sentiment de culpabilité, mais la détermination froide de celui qui s’attelle à la lugubre tâche d’assurer sa survie, Degrandpré détruisit le paragraphe incriminé.

La prolifération de micro-organismes structurellement superflus dans une importante variété de monocellulaires isiens pourrait bien expliquer cette apparente action à distance. Dans le cerveau humain, ce genre de structures sert de médiateur à la conscience en fonctionnant à la manière d’un dispositif quantique : la simple indétermination d’un électron est en fait amplifiée pour devenir le mécanisme central de la conscience des vertébrés. Les premiers travaux en laboratoire (cf. annexe) permettent de penser que les monocellulaires isiens non seulement se servent d’un effet quantique similaire, mais peuvent même créer et préserver une cohérence de particules jumelles durant la mitose.

Même s’il ne disposait pas vraiment des compétences requises pour en évaluer le contenu scientifique, tout ceci lui semblait inepte et vaguement menaçant. Il sauta au résumé qui concluait le document :

Il n’est peut-être pas prématuré de s’interroger sur les possibilités inhérentes à un réseau pseudo-neural qui interconnecterait tous les monocellulaires isiens, une biomasse qui (si l’on y inclut la matière océanique et les bactéries fixatrices de minéraux distribuées dans toute la croûte de la planète) atteindrait des proportions stupéfiantes. Les attaques biologiques de plus en plus efficaces subies par les stations au sol peuvent être considérées, par analogie, comme une réaction autonome à la présence d’un corps étranger, réaction dans laquelle des stratégies de pénétration développées dans l’environnement salin de l’océan et testées sur la station de recherche océanique ont été ensuite lentement mais efficacement adaptées pour une utilisation contre les avant-postes continentaux.

Non, rien de tout cela ne convenait.

L’arrivée d’un message déclencha un carillon sur son défileur – un message marqué Priorité Maximum, évidemment. Degrandpré demanda aussitôt la destruction globale du document courant. Les spéculations oiseuses de Dieter Franklin furent effacées du défileur, de la file d’attente du courrier et de la mémoire centrale. Elles ne seraient, bien entendu, jamais expédiées à la Terre.


La mauvaise nouvelle, cette fois – une très mauvaise nouvelle, en effet – était que Corbus Nefford avait de la fièvre.

Degrandpré discuta avec son directeur médical par l’intermédiaire d’un écran grandeur nature à double sens. Dans ces circonstances, une connexion par défileur aurait été trop formelle. Peu importait qu’il se trouvât lui-même à l’abri dans ses quartiers temporaires, juste à côté des jardins aéroponiques. Peu importait qu’il ait déjà établi quatre nouvelles zones de prévention, qui partaient des docks de la navette pour inclure les deux modules avoisinants et, bien entendu, les baies de lancement Turing.

Il éprouva un choc à la vue de Corbus Nefford, sanglé sur une civière roulante, une perfusion saline dans le bras et Ken Kinsolving à ses côtés. Des tractibles s’affairaient au chevet du médecin et flairaient ses poignets de leurs senseurs chimiques et biotiques. Nefford soutenait avoir quelque chose d’important à communiquer à Kenyon Degrandpré et refusait de s’adresser à des intermédiaires. Pour l’instant, il avait l’air à peine capable d’ouvrir la bouche.

Nous sommes tous perdus, murmura quelque partie de Degrandpré.

Il fit appel à ses talents diplomatiques. Il ne voulait pas que Nefford le voie flancher à l’écran.

« Ce qu’il faut que vous compreniez, parvint à souffler Nefford, c’est la lenteur de la chose… »

Parlait-il de l’étiologie de la maladie ou de sa propre mort ? Toutes deux se prolongeaient, toutes deux étaient angoissantes. « Oui, continuez », dit Degrandpré. La conversation était enregistrée par la mémoire centrale de la station, à titre de référence. Il se demanda si quelqu’un la visualiserait un jour.

« La maladie diffère des autres contagions isiennes. Elle n’est pas aussi virulente. Elle a une période d’incubation. Ce qui caractérise vraisemblablement un organisme unique. Dangereux, subtil, mais potentiellement maîtrisable. Vous comprenez ?

— Je comprends. Inutile de continuer à me poser cette question, Corbus.

— Dangereux, mais qu’on pourrait contrôler. La quarantaine ne sert à rien. Ce à quoi nous avons affaire est très petit, de la taille d’un prion ou d’un morceau d’ADN dans une enveloppe protéique, peut-être même assez petit pour passer à travers les joints…

— Nous garderons tout ça à l’esprit, Corbus. » Si l’un de nous survit.

« Directeur », souffla Nefford, sa bouche entre les syllabes pareille à un siphon dans lequel est coincée une bulle d’air. « Puis-je vous appeler Kenyon ? Nous sommes amis, n’est-ce pas ? En regard à nos positions respectives dans le Trust ? »

Pas vraiment.

« Bien entendu, dit Degrandpré.

— Je ne vais peut-être pas mourir.

— Peut-être pas.

— Nous pouvons juguler ceci.

— Oui. »

Nefford sembla sur le point d’ajouter quelque chose, mais du sang rouge vif lui coula du nez. La déception se peignit sur son visage. Il ferma les yeux et détourna la tête. Kinsolving coupa la connexion vidéo.

« Horrible », murmura Degrandpré. Il ne parvenait pas à se défaire de ce mot qui avait pris possession de sa langue. « Horrible. Horrible. »


La prophétie de Nefford se révéla exacte. Les tractibles d’ingénierie signalèrent des perforations microscopiques dans les joints qui séparaient la chambre de quarantaine originale des quartiers qui l’entouraient.

Voilà la véritable horreur, se dit Degrandpré, là, dans cette rupture des barrières. La civilisation, après tout, supposait l’établissement de divisions, de murs et de barrières qui divisaient le chaos de la nature en cellules organisées d’imagination humaine. Il suffit que la jungle envahisse le jardin pour que la raison soit réduite à néant.

Pour la première fois, il comprit ou s’imagina comprendre le besoin religieux de son père. Les Familles et leurs Trusts avaient procédé à des divisions précises et à un agencement maniaque de la sauvagerie politique et technologique de la Terre, plaçant chaque personne, chaque chose, chaque processus sur l’orbite appropriée dans le planétaire social. Mais le monde sauvage se trouvait juste à l’extérieur des murs des Familles : les prolos, les Martiens, les clans kuipers, des vecteurs de maladie qui se développaient dans les repaires des sous-classes ; nul autre conquérant que la mort, enfin, et l’immensité cruelle de l’Univers. L’islam furtif de son père était finalement un acte de volonté, l’agencement du vide en niveaux et en hiérarchie, en jardins clos du bien et du mal.

La tragédie d’Isis était celle des murs rendus vains. Et pas seulement les murs physiques. Il pensa à Corbus Nefford qui l’appelait « son ami ». À tous les mensonges hygiéniques qu’il avait jour après jour transmis à la Terre.

Tout cela était vain. Que lui restait-il à sauver ? Pas grand-chose. Peut-être seulement sa vie. Peut-être même pas.


Une réunion avec l’ingénieur en chef, le pompeux et gras Todd Solen.

« Je ne pense pas que nous ayons le choix, annonça Solen. Puisque nous sommes incapables de dresser des barrières physiques entre nous et l’agent de la maladie, il faut arrêter les modules trois et six, fermer leurs portes et en évacuer l’atmosphère. Mettre un secteur de vide total entre nous et la menace. Ça devrait marcher, sauf si ce soi-disant virus s’est déjà répandu dans la station.

— Il y a les évacués de Marburg, dans le module six.

— J’en suis conscient. La dépressurisation les tuera. Mais ils mourront aussi si nous ne le faisons pas. Même en faisant abstraction de la maladie. Sans accès aux baies de Turing et aux principaux quais de navette, sans pièces de rechange ni secteur d’ingénierie au complet, avec une circulation d’eau compromise et un approvisionnement en nourriture qui dépend entièrement de ce que nous faisons pousser dans les jardins, en prenant tout ça en compte, la station n’est pas viable. Nous pourrons sauver les quelques personnes que nous arriverons à faire tenir dans le lanceur Higgs. Pas plus. »

« Nous en sommes là ? » demanda Degrandpré, paralysé par la perspective de l’échec complet.

L’ingénieur transpirait à grosses gouttes. Il se tamponna le front avec sa manche. « Sauf votre respect, Directeur, oui, nous en sommes là. »

Je ne prendrai pas cette décision sous la pression, pensa Degrandpré. « Quelle chaleur ! », reprit-il.

Les yeux globuleux de Solen cillèrent. « Eh bien… Nous recyclons l’eau des ailettes de refroidissement, ce qui n’en laisse plus beaucoup pour le contrôle thermostatique.

— Débrouillez-vous pour qu’il fasse plus frais, M. Solen.

— Oui monsieur », répondit Solen d’une voix éteinte.

Trop chaud, trop sec. Même la station avait la fièvre.


Dans la baie de Turing, en isolement avec les quinze membres de son équipe, Aaron Weber, le chef de la station Marburg, avait lui aussi remarqué l’élévation de température.

Sec et débilitant, l’air poussait à la claustrophobie, même dans cette grande caverne d’acier, il est vrai peu éclairée.

La chaleur troublait leur sommeil. Elle déshydratait leurs voies respiratoires, rendait les vêtements gênants et les couvertures insupportables. Plusieurs des savants d’origine kuiper s’étaient déshabillés sans la moindre gêne, mais Weber était plus inhibé. La situation lui rappelait les longs hivers dans son dortoir universitaire de Kim Il Sung City, où l’humidité de l’air chauffé par aérotherme se déposait sur les vitres et les couvrait d’une couche de glace ; provoquant saignements de nez la nuit et taches de sang sur l’oreiller. La seule solution consistait à laisser une fenêtre ouverte, au risque de geler.

Malgré ses habits, il dormit quelques heures à l’ombre du manipulateur de cargaison. Il s’éveilla au milieu des ronflements de ses camarades de quarantaine, se rendormit…

La caresse d’une brise fraîche sur sa joue le tira du sommeil.

Il pensa à la fenêtre de son dortoir. À la neige qui se glissait sous le verre. L’air qui circulait avait un effet apaisant.

Mais il ne devrait pas y avoir d’air en circulation à cet endroit.

La brise se transforma en vent, un petit vent froid qui balayait le sol du module avec une vigueur surprenante, emportant les affaires qu’ils avaient sorties de la navette : ici une tasse en mousse synthétique, là une liasse de papier imprimé.

Inquiet, il se redressa.

Ce bruit ? Ce vrombissement feutré ? Il le reconnut pour l’avoir entendu lors des lancements effectués par la station orbitale, même s’il n’avait jamais été aussi proche : c’était celui de la machinerie qui ouvrait les énormes sas de la baie.

La pression atmosphérique chuta brutalement et la douleur éclata dans ses oreilles. Quand il ouvrit la bouche, l’air se déversa de sa gorge en une interminable exhalation involontaire. Il voulut crier, mais ses poumons s’effondrèrent comme des ballons de baudruches crevés.

Les lumières clignotèrent autour de lui. Il vit des corps se débattre tandis qu’ils étaient éjectés par le sas béant. Il n’y avait plus de bruit, maintenant. Rien que les étoiles, pures et sans intermédiaire. L’œil fixe et nu. La première lumière.

Vingt

La pluie tombée la veille s’égouttait de la canopée et rendait la piste bourbeuse et glissante. Dans sa volumineuse armure biologique, Tam Hayes se déplaçait avec précaution. Il s’était habitué au bruit liquide de ses pas dans la biomasse en décomposition et au ronronnement de ses servomoteurs. Des sons paisibles, en un sens.

De toute la journée, il n’avait pas adressé un traître mot à Yambuku, malgré les messages qui défilaient de temps à autre sur son affichage tête-haute. Il puisait un certain réconfort dans le silence et préférait se concentrer sur sa besogne, lente et régulière : faire avancer son armure, régler son allure, surveiller son matériel. Il voulait atteindre voire traverser la rivière de Cuivre avant la nuit. Si nécessaire, il dormirait dans son armure. Il suffirait de bloquer les servos et de laisser la garniture gélifiée s’accommoder de son poids. Mais le mieux serait de continuer à avancer. Dieter avait bien entendu raison, au sujet de la bioarmure. Il n’osait pas compter sur elle. Tôt ou tard surviendrait une panne. Mineure, ou catastrophique.

Sa progression, bien qu’il s’efforçât de la garder régulière, se révélait éprouvante. Seule une petite partie de son abondante sueur était absorbée par les recycleurs de son armure, le reste s’insinuait entre son corps et la douce membrane de gel et lui irritait la peau. Il surveillait chacun de ses pas, évitait les endroits où la profondeur de la boue pouvait présenter un quelconque danger. Il voyait le ciel se refléter dans les mares jonchées de feuilles et la lumière du soleil briller sur l’eau écumeuse.

Il se demandait parfois ce qu’il faisait ici.

Il cherchait Zoé, bien sûr, parce qu’elle comptait pour lui. Elle était à la fois fragile et extrêmement résistante – il pensa un instant à une fougère émergeant d’une étendue toxique de cendres volcaniques. Elle avait subi des traitements cruels qui avaient tué ses quatre sœurs clonales, mais elle avait survécu et suivi Isis pour échapper à sa captivité, de même que Hayes avait suivi Isis loin de sa famille et de son clan.

Mais on nous a trompés, elle et moi, pensa-t-il.

Aurait-elle manifesté un tel enthousiasme à venir sur Isis si elle avait su n’être que le véhicule qui permettrait de tester sur le terrain les nouvelles technologies du Trust ? Dieu nous garde, pensa Hayes, peut-être bien que oui, mais jamais le Trust ne lui a laissé le choix. Des mensonges empaquetés dans d’autres mensonges, tout le monde trempant dans un péché ou dans un autre, une accumulation de connaissances que l’on dissimulait soigneusement, parce que la connaissance représentait le pouvoir. Ainsi se comportait-on sur Terre.

Et je suis là, se dit Hayes, dans cette nature paisible et toxique, pour la sauver… mais reconnais-le : pour te sauver aussi toi-même.

Le plus terrible, dans le mensonge, c’est qu’il devenait une habitude puis un réflexe, aussi machinal que de battre des paupières ou de se vider les intestins. Mentir, c’est la maladie terrienne, avait coutume de dire sa mère. Calme, distante, une Marcheuse sur Glace, l’épouse potlatch de son père. À une autre époque, elle aurait été quaker.

Il avait voulu les étoiles. Au lieu de ça, il avait attrapé la maladie terrienne, l’auto-aveuglement devant des vérités gênantes.

Il avait menti à Zoé. De façon moins flagrante qu’Avrion Theophilus, certes, mais il avait favorisé ces mensonges.

Il était sorti pour sauver Zoé, mais aussi les pauvres restes de sa propre innocence. Pas de quoi en tirer crédit.


Le soleil se couchait quand il atteignit la rivière. Le ciel dégagé virait à l’indigo. La petite lune s’était logée au zénith. Il voulait traverser avant l’obscurité.

Des pluies récentes avaient enflé les eaux. Le courant déferlait sur le pont grossier construit par les tractibles. Il s’avança sur le fragile échafaudage et le sentit osciller sous son poids. Si le pont s’effondrait, il resterait sous la surface, coincé par son armure incapable de flotter.

Il alluma sa lampe de casque et progressa à petits pas, sans quitter des yeux l’eau qui rougeoyait dans le crépuscule et recouvrait ses bottes d’un scintillement dû aux résidus huileux des plantes décomposées. Les servomoteurs s’efforçaient de le maintenir en équilibre. Sur sa gauche, un reflet de la lune frémit dans le courant, comme un œil sous une lourde paupière. Il pensa aux yeux de Zoé, à ses yeux choqués par la perte de son thymostat, des yeux de nouveau-né, écarquillés mais méfiants. Elle comprenait enfin ce que lui avait coûté sa santé mentale.

Il se souvint d’elle, étendue sous lui, quand elle avait pleuré lors de ce qui avait dû être, que Dieu la protège, son premier orgasme partagé. Elle avait tremblé comme ce pont. Il avait ensuite ressenti une légère honte, comme s’il avait profité de la situation, comme si d’une complexe membrane défensive, il lui avait arraché son cœur encore battant.

La boue gluante qui se cramponnait à ses bottes compliqua sa remontée sur l’autre rive. Le ciel était désormais plus sombre et la forêt ressemblait à un couloir d’ébène. Des rondins de bois pourrissaient le long de la rive, et il aperçut sur sa droite un petit animal qui hésitait dans le rayon de sa lampe avant de se réfugier précipitamment dans le sous-bois.

Il pénétra de quelques mètres dans les bois, ne fut plus entouré que par l’espace que creusait dans les ténèbres la lumière de son casque. À ce moment-là, sa radio crépita une seule fois et se tut. Cela n’aurait rien eu d’inhabituel s’il n’avait paramétré son armure pour ne lui présenter que les messages qui arriveraient sur les fréquences standard ou d’urgence de Zoé. Son épuisement était tel qu’il mit deux ou trois secondes à comprendre que c’était précisément ce qu’il attendait.

Le signal devait être faible. Sans doute gêné par un obstacle, sinon Yambuku l’aurait capté. Il s’immobilisa au milieu de la forêt, les bottes s’enfonçant dans la boue du chemin – il craignait de la perdre s’il bougeait – et activa du pouce ses contrôles de communication. « Zoé ? Zoé, c’est Tam Hayes. Vous m’entendez ? »

Pas de réponse.

Il attendit soixante secondes – une éternité, tandis que l’œil-de-chat de la lune glissait derrière les branches des arbres – et fit une nouvelle tentative.

Cette fois, sa fréquence porteuse s’éveilla dans un grésillement et il entendit sa voix, étrangement proche, mais pâteuse, comme au sortir d’un profond sommeil. « Theo ?

— Non, Zoé, c’est Tam. Je viens vous chercher, mais il faut me dire où vous êtes et ce que vous faites.

— Dedans, murmura-t-elle.

— Répétez ?

— Je suis dans un monticule. En dessous. Sous la surface.

— À l’intérieur de quel monticule, Zoé ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’ils sont tous reliés. Il fait sombre, ici. »

Le son de sa voix, faible, incertaine, presque délirante, ne plut pas à Tam. Mais c’était sa voix. Elle était vivante. « Zoé, comment vous vous sentez ? Vous êtes blessée ?

— Comment je me sens ? » Elle garda le silence un long moment. « J’ai chaud. Il fait chaud ici. Je ne vois rien.

— Ils vous ont fait du mal ?

— Les mineurs ne sont pas là. Pas tout le temps, je veux dire.

— Tenez bon, Zoé. Je viens vous chercher. Continuez à parler. »

Mais il perdit le contact dès qu’il repartit vers la crête suivante.


Durant sa progression nocturne, des fragments de la fréquence porteuse de Zoé lui parvinrent par intermittence, jamais assez longtemps pour attirer son attention.

Malgré toutes ses fioritures ergonomiques et la précision de ses servomoteurs, la bioarmure s’était faite terriblement lourde autour de lui. Il était conscient des efforts énormes qu’il déployait pour grimper sur les contreforts des montagnes de Cuivre, là où le sol devenait rocheux et où il aurait la possibilité de se tourner pour voir les plaines occidentales se dérouler sous la lune jusqu’à la mer lointaine. Sans un périmètre défensif de tractibles et de télésenseurs, il redoutait l’attaque d’un grand prédateur, mais nul animal de ce genre ne l’approcha. Il devait lui-même être une créature formidable, supposa-t-il, et son armure ne dégageait pas une odeur de nourriture.

Il contacta Yambuku une seule fois, pour les informer que Zoé était vivante et qu’elle lui avait parlé. Dieter Franklin s’occupait de la console de com. « Voilà une bonne nouvelle, Tam, dit-il, mais nous avons des problèmes. »

Hayes envisagea de couper la communication. Il ne pouvait pour l’instant se charger que d’un seul problème, celui de récupérer Zoé. Mais Dieter était un ami et Hayes le laissa parler.

« Tes télémesures, d’abord. Tu as des moteurs qui commencent à chauffer dans la jambe gauche. Rien de critique pour l’instant, tu peux parcourir le diagnostic toi-même si tu ne l’as pas déjà fait, mais c’est inquiétant. Il faut que tu fasses demi-tour, Tam, en espérant que tu arriveras assez près de Yambuku pour qu’un des tractibles de réserve puisse te ramener ici si nécessaire. On verra ce qu’on peut faire pour Zoé une fois remontés en orbite. On pourrait envoyer les quelques télésenseurs de la station orbitale capables d’atterrir. »

Hayes digéra ces informations. Un servo en surchauffe dans la jambe gauche… ça expliquait cette impression de poids supplémentaire quand il la déplaçait, cette tendance à tirer sur bâbord dès que son attention se relâchait. Mais ce n’était pas si mal, comparé aux prédictions initiales de Dieter qui affirmait qu’il n’atteindrait jamais la rivière. Quant à secourir Zoé…

« Une fois remontés en orbite ? s’étonna-t-il.

— Oui, nous évacuons Yambuku. Les joints se dégradent tellement vite que nous n’arrivons plus à les remplacer, et notre stock est au plus bas. Pour couronner le tout, Theophilus dit que la station orbitale se fait très évasive avec lui et il se demande s’ils n’ont pas aussi des ennuis là-haut. Départ de la dernière navette dans quarante-huit heures.

— Ça ne suffira pas.

— Justement. Je plaide ta cause auprès de Theophilus. Mais c’est lui qui commande, et il est presque assez en colère pour faire une croix sur toi.

— Il veut récupérer Zoé. » Du moins son cadavre, se retint-il d’ajouter.

« Pas autant que partir d’Isis. Il appartient à une Famille et il se donne des airs très responsables, mais je crois qu’en fait il commence à avoir vraiment peur.

— Merci pour ces infos, Dieter. Veille bien sur la stérilité du cœur. Je reviendrai. »

Il coupa la communication avant que Dieter puisse répondre.

Quarante-huit heures.

En faisant demi-tour maintenant, il pourrait peut-être y arriver.

Vingt et un

« Tam ? Tam ? »

La voix était venue. La voix était repartie. À moins qu’elle ne l’ait imaginée. On se laissait si facilement aller à imaginer des choses, dans cette obscurité surchauffée.


Le mineur, lovant son corps multisegmenté en un cercle sinueux, était venu et reparti, lui aussi. Il avait déchiré la membrane de sa combinaison, l’avait fendue d’un seul coup de pince-rasoir du sternum à l’entrejambe, mais avec précaution, en ne faisant couler qu’une faible quantité de sang. Puis il l’avait laissée seule. Pour qu’elle meure, avait-elle supposé, et elle avait brûlé ses lampes lucioles sans compter pour examiner son corps, pour attendre l’inévitable délabrement de son cœur, de ses poumons, de son foie, de son cerveau, car elle se trouvait enfin exposée à la biosphère isienne, car elle avait sous la peau des microbes transmis par la griffe crasseuse d’un animal. Mais son sang n’avait pas tardé à sécher dans cette atmosphère chaude et confinée. Elle en avait un peu, coagulé, sur les doigts. Elle n’était pas tombée malade et elle n’était pas morte.

Elle avait toutefois épuisé sa réserve de lampes lucioles, uniquement par peur de mourir dans le noir. Elle avait souhaité mourir avant que la dernière ne s’éteigne. Mais elle n’était pas morte. Elle s’était juste évanouie quelque temps. Ou endormie.

Et voilà qu’une fois encore elle se retrouvait horriblement réveillée, coincée dans ce trou sans lumière.

Elle arracha son filtre à air : elle n’avait plus la moindre raison de ne pas respirer directement l’air isien. Au pire, cela ne ferait que hâter sa mort.

Pourtant, elle ne mourait toujours pas.

Le besoin de s’évader, une espèce de panique qui couvait en elle, la submergea à nouveau. Elle se résigna aux ténèbres ; je n’ai qu’à utiliser mes autres sens, se dit-elle, dresser des cartes dans ma tête. Une fois de plus, elle se traîna hors du cul-de-sac et s’engagea dans le tunnel. Sans les voir, elle sentait les pousses de mousse extraterrestre contre son ventre découvert, contre ses seins.

Elle rampa pendant une durée indéterminée, prit plusieurs virages, essaya de se représenter ce labyrinthe dans lequel elle naviguait comme une carte sur un parchemin, une carte d’un marin des anciens temps. Mais la carte se dissolvait dans la chaleur et la confusion, elle n’arrivait pas à s’y tenir.

Elle tourna à un embranchement, avança la main et toucha le corps d’un mineur. Elle se figea aussitôt, mais manifestement l’animal dormait. Ses écailles épaisses et creuses, si utiles à l’isolation, étaient écartées et diffusaient la chaleur au lieu de la conserver. Sans son filtre à air, l’odeur âcre et proche du mineur parvenait à ses narines, lui rappelant un champ tout juste épandu de fumier.

Zoé repartit en arrière. Impossible de se retourner dans cet étroit tunnel. Elle redoutait ce qu’elle pourrait rencontrer avec ses pieds, elle craignait de découvrir que pendant que son corps borné et stupide refusait de mourir, son monde s’était réduit à quelques mètres de sous-sol excavé.

Elle s’était débarrassée de son masque filtrant mais avait conservé la coiffe, ce dont elle se félicita quand Tam Hayes s’adressa à elle. Même s’il n’était qu’une hallucination, un rêve produit par la fièvre, ainsi qu’elle le soupçonnait. Cela n’avait pas d’importance. Elle but le son de sa voix comme on boit de l’eau fraîche.


Pendant un temps, elle fut à Téhéran, en train de porter du linge sous les étoiles.

On lui avait donne ce travail en punition d’une infraction dont elle n’avait plus souvenir. Il consistait à rassembler les blouses fétides et trop souvent recyclées des pensionnaires les plus jeunes et à les apporter dans une caisse en plastique à la buanderie, de l’autre côté d’une cour intérieure vide. Ceci, en hiver, et en général à une heure avancée de la nuit.

Elle en tirait une revanche secrète, car elle ne détestait pas cette punition. Aussi dégoûtante qu’elle fût, car il arrivait fréquemment que les plus jeunes se souillent ou soient malades, elle chérissait ces quelques minutes de liberté sous le ciel. Même dans le froid, même dans le noir. Ou peut-être à cause d’eux. L’air froid de la nuit lui paraissait plus propre que celui de la journée, comme apporté d’un glacier lointain par des vents bienveillants. Et les nuits les plus froides se révélaient d’ordinaire les plus claires. Au-dessus des lampes blafardes du camp, les étoiles brillaient avec toute la pureté de leur lumière fixe et indifférente. Elle était ici par erreur, les étoiles étaient sa destinée et elle languissait de les rejoindre dans leurs cycles, aussi distantes que des rois antiques.

Certaines nuits, elle posait son fardeau puant et volait un moment rien que pour elle, à trembler et à contempler les cieux.

C’est là où elle se trouvait en ce moment. Dans le camp. Ou parmi les étoiles. L’un ou l’autre. Elle était affamée, désorientée.

Mais… et si mon voyage dans les étoiles ne m’apportait rien d’autre qu’encore de la boue, une chaleur affreuse et un froid mortel, et la maladie, et des étrangers que ma vie ou ma mort laissent indifférents ? se demanda Zoé avec réticence. Et si je faisais tout ce chemin jusqu’aux étoiles pour me retrouver enterrée dans un trou, sous un sol extraterrestre ?

Et si, et si, et si ?

Certaines nuits, elle s’imaginait que les étoiles pouvaient parler. Elle s’imaginait qu’en écoutant avec assez d’attention, elle entendrait leurs voix parler une langue aussi tranchante, aussi dure et colorée que des pierres précieuses.

Elle attendit patiemment d’entendre ce langage éternel et de le comprendre enfin.


« Zoé ! »

La voix, à nouveau. Tam Hayes. Pas la voix des étoiles. Mais lui venait des étoiles, non ? Ou du moins, de la ceinture de Kuiper, où les gens parlaient avec plus de liberté que sur Terre.

« Zoé, vous m’entendez ? »

La partie de sa coiffe qui fonctionnait encore garda la ligne ouverte, attendant sa réponse. Elle se lécha les lèvres. Elles étaient sèches. Elle avait bu toute l’eau distillée par sa combinaison. Dernièrement, elle s’était même mise à lécher la condensation fétide sur le plafond humide du tunnel.

« Tam, croassa-t-elle.

— Zoé, je me trouve à cinq cents mètres des monticules des mineurs. Je vais essayer de trianguler votre position. Êtes-vous en sécurité en ce moment ? »

Eh bien, non, elle n’était pas en sécurité, mais elle comprit ce qu’il voulait dire. « Je ne suis pas obligée de bouger. Pas pour l’instant.

— Très bien. Je viens vous chercher.

— Je ne crois pas que vous me trouverez. » Elle secoua la tête. « Il fait noir, ici.

— Je comprends bien, Zoé. J’arrive.

— Noir et serré. »

De l’électricité statique crépita dans la connexion. « Dans quel état êtes-vous, physiquement ? » demanda Hayes.

Question difficile. Elle ne pouvait pas voir par elle-même, bien entendu. Il fallait qu’elle se fie à ses sensations, à son toucher. Mais commençons par le commencement. « Je suis contaminée. La membrane est endommagée. Je respire un air non filtré. »

Il n’y eut pas de réponse immédiate. Elle imagina la consternation sur son visage, les coins de sa bouche qui s’affaissaient. Verserait-il des larmes sur elle ? Elle-même aurait pleuré si elle n’était si déshydratée.

« Mais je suis vivante, ajouta-t-elle.

— Vous êtes mieux protégée que vous ne le croyez. Avrion Theophilus m’a dit que vous aviez un système immunitaire largement amélioré, avec des petites colonies nanos qui surveillent votre sang. Un système expérimental, mais qui a l’air de fonctionner. »

Zoé y réfléchit. Un système immunitaire M&P. Cela expliquerait pourquoi cet abominable air stagnant ne l’avait pas tuée dès sa première inspiration non filtrée.

Mais Theo lui en aurait parlé, non ?

Theo n’aurait pas gardé pour lui un secret de ce genre. C’était Theo, après tout, celui qui l’avait sauvée de la crèche-orphelinat, quand toutes ses sœurs étaient tombées malades et y étaient mortes.

Elle avait dû penser en partie à voix haute, car Hayes réagit : « Zoé, avez-vous jamais été malade à Téhéran ? »

Elle réfléchit à la question. Faible, oui, sous-alimentée, certainement, effrayée, toujours. Mais les fièvres l’avaient dédaignée, même cette Brazzaville 3 qui avait atteint tant de pensionnaires qu’on avait enrôlé Zoé pour transporter des bassins hygiéniques, puis, ensuite, des corps.

Theo l’avait sauvée.

Theo. Theo. À moins que Theo ne l’ait sauvée avant même qu’elle ne quitte la crèche. Peut-être Theo lui avait-il donné quelque chose pour la protéger.

Mais alors, pourquoi ses sœurs étaient-elles mortes, chacune d’une façon différente ? Elles étaient clonales, après tout. Identiques, au moins sur le plan génétique. Sauf si elles étaient différentes à l’intérieur. Une amélioration différente. Des systèmes immunitaires différents. C’est ainsi qu’ils procédaient avec des clones d’animaux : ils apportaient des modifications différentes à des souris génétiquement identiques…

Puis ils les plaçaient en environnement hostile.

Pour voir laquelle survivrait.

Une de mes filles a survécu.

Mauvaise pensée, se réprimanda Zoé. Mauvaise, mauvaise pensée.

Elle appela Tam, mais la liaison était une nouvelle fois rompue.


* * *

Du temps passa. Elle n’aurait pu dire combien.

Elle avait de plus en plus conscience de la présence des mineurs, en grand nombre d’après le bruit, qui s’approchaient d’elle. Elle n’aimait ni ce bruit, ni l’odeur, ni la menace implicite. Cela l’incitait à repartir dans le tunnel, où elle s’enfuyait au toucher et à l’oreille, se précipitant dans le noir jusqu’à ce qu’elle n’entende plus les mineurs derrière elle, et ensuite, ensuite seulement, elle se reposait.

Elle savait qu’ils auraient pu l’attraper s’ils l’avaient voulu. Ils étaient incroyablement rapides et flexibles dans leurs tunnels. Elle supposa qu’ils ne voulaient pas d’elle, qu’ils l’ignoraient, que ce qu’elle fuyait était leurs rassemblements ordinaires, habituels.

Mais tous les tunnels qu’elle suivait semblaient descendre et descendre encore, jusqu’à ce que l’idée lui vienne, une pensée vraiment très mauvaise, qu’on la poussait doucement de plus en plus profond dans ce caveau, de plus en plus loin de la lumière.

Vingt-deux

« Monsieur. » Amrit Seeger, l’adjoint au responsable des communications, tremblait nettement devant un Degrandpré devenu si sensible au moindre signe d’infection qu’il prit d’abord ce tremblement et cette sueur pour de la fièvre. Mais ce n’était que la peur de l’autorité. Du pouvoir magistral de Degrandpré, pour ce qu’il valait. « Monsieur, je ne peux pas faire ça. »

Degrandpré s’était rendu en personne dans le local des communications. Il ne le visitait pas souvent. L’endroit avait un je-ne-sais-quoi qui l’écœurait, qui lui semblait vieillot et trop grand, avec tous ces instruments de verre qui clignotaient dans les parois comme les lampes-témoin d’un navire cuirassé. L’équipement de la pièce était peut-être le plus grandiose des exploits technologiques des grands pontes de Mécanismes & Personnel, encore plus considérable, à sa façon, que les lancements Higgs, puisqu’il servait à maintenir la cohérence et la stabilité de la liaison à particules jumelles à travers des centaines d’années-lumière – le Graal de la simultanéité dans un univers relativiste. Un lien avec la Terre. La voix des Familles elles-mêmes émanait de cette pièce.

Mais c’était un lien fragile, à la bande passante étroite, un goulet d’étranglement. Degrandpré avait assez souvent invoqué le triage d’informations dans le passé, en général pour donner une apparence aussi efficace que possible au travail auquel il avait été condamné à bord de la station orbitale. Il avait maintenant décidé de couper ce lien. Il se trouvait désormais trop près du périmètre de la contagion, qui s’étendait toujours plus.

« Monsieur, dit l’ingénieur d’une voix peu assurée, ils ne sont même pas au courant – sur Terre, je veux dire – ils ne sont pas au courant, pour ce problème de quarantaine. Nous ne pouvons pas rompre la liaison, sûrement pas avant d’expédier un appel de détresse.

— Et que croyez-vous qu’il arrivera si nous l’expédions ? lui demanda Degrandpré. Nous sommes contaminés par un agent infectieux que les Trusts seraient heureux de pouvoir contenir en nous tuant tous. Il n’y aura pas de mission de secours, surtout si nous sommes assez stupides pour diffuser un appel de détresse. »

Cette logique fit ciller l’ingénieur, qui tremblait, imagina Degrandpré, sous le poids du blasphème. « Monsieur, le règlement…

— Le règlement est suspendu pour la durée de l’état d’urgence. » Il posa la main sur la poignée de sa cravache afin de conférer à ses propos un caractère officiel.

L’ingénieur déglutit avec difficulté et sortit.

Désormais seul dans la pièce, Degrandpré localisa l’alimentation principale – une banque de coupe-circuits qui ne réagissaient qu’aux empreintes digitales de ses pouces – et priva d’électricité le complexe des machines de communication enchâssées dans les parois. Des panneaux d’indicateurs lumineux s’éteignirent. Mais cela ne suffisait pas, loin de là.

Il ouvrit sur le plancher la plaque située au-dessus de la phalange de batteries (une batterie de batteries, pensa-t-il de façon absurde) qui fournissait un flot d’énergie constant et ininterruptible au réacteur à particules jumelles. La cohésion délicate qui constituait le cœur battant de la liaison dépendait de ce réacteur. Il déconnecta les cellules à la main, l’une après l’autre, sans tenir compte des signaux d’alarme, jusqu’à ce qu’au-dessus de sa tête les lampes vacillent et s’assombrissent, en une dernière et futile tentative pour dévier l’énergie et préserver la cohésion.

Degrandpré alluma une lampe de poche.

Elle lui permit de débrancher les trois câbles coaxiaux qui constituaient la dernière source d’énergie du lien. Au plus profond de la surfusion du cœur des communications, les photons depuis des années en résonance avec leurs jumeaux terriens se déphasèrent, l’information fut brusquement disséminée en un effondrement entropique, et la station orbitale se retrouva seule.


Un semblant de vie régnait toujours à bord de la station orbitale d’Isis. Des cargos de pièces de rechange arrivaient avec une régularité d’horloge des usines Turing de la lune, accostaient aux quelques baies encore en activité et transféraient leur chargement aux tractibles qui les attendaient. Les soutes se remplissaient de biens finis et de matériaux bruts qui ne seraient jamais utilisés.

Des presque mille membres d’équipage qui avaient échappé à la quarantaine, quinze au plus auraient le droit à une couchette dans l’unique vaisseau de secours, une petite sphère de Higgs que les tractibles Turing avaient encastrée dans un corps météoritique et stationnée à un point de Lagrange d’Isis. Et le hasard voulait qu’en comptant Kenyon Degrandpré, le directeur général, il y eût exactement quinze chefs de section. Deux des chefs d’origine, dont Corbus Nefford, avaient été emportés par la maladie ou coincés par la quarantaine générale. Ce qui assurait une place à leurs remplaçants.

Degrandpré avait pris conscience de la possibilité d’une insurrection du reste de l’équipage, et ces derniers jours, il avait surpris plus souvent que de coutume sa main à proximité de l’étui de son arme. Mais l’équipage, pour la plupart d’origine terrienne, était suffisamment discipliné pour continuer, même dans le désastre. Degrandpré les avait incités à croire à une mission de secours et ils lui semblaient reconnaissants de son mensonge.

Une fois donnés les ordres de préparation du lancement, une espèce de quiétude, d’engourdissement s’empara de la station. Degrandpré passa la dernière nuit dans sa cabine, un détachement de gardes posté à sa porte ; sa première nuit complète en soixante-douze heures. Il rêva d’un labyrinthe d’acier dont les couloirs s’étrécissaient de plus en plus, puis des serres de son père, chaudes et couvertes de rosée dans les après-midi d’hiver.

Étrange, se dit-il quand le carillon de son défileur le tira du sommeil, cette manière qu’a le psychisme de trouver le calme au milieu du désastre. D’irréelles bulles de normalité, alors que la station était mutilée et condamnée. Malgré sa gravité, la crise était empreinte d’une certaine langueur, comme la très légère gîte qui seule trahit une importante voie d’eau dans les ponts inférieurs d’un voilier.

Le carillon retentit à nouveau, cette fois pour l’avertir de l’arrivée d’un message haute priorité. Il faillit ne pas en tenir compte. Que pouvait-il y avoir de si urgent quand la fin de tout avait déjà commencé ? Il encourait, au mieux, une vie d’exil parmi les Kuipers. Il ne pourrait jamais revenir sur la Terre, où on l’attendrait avec des idées de vengeance, ni même sur Mars, à cause de ses prisons et de ses traités d’extradition. Il n’était en rien un criminel – c’est du moins ce qu’il se répétait – mais les Familles auraient une opinion différente sur le sujet. Elles le pendraient, si on leur en donnait l’occasion.

Il saisit son défileur, les doigts soudain gourds de peur.

« Monsieur, dit Leander du service médical, nous avons quantité d’appels de Yambuku qui réclament une évacuation immédiate. Avrion Theophilus exige de vous parler en personne. »

Et la dernière chose que souhaitait Kenyon Degrandpré, c’était bien un cousin des Familles qui fasse valoir sa supériorité hiérarchique. Mon Dieu, non, pas maintenant. « Informez Theophilus que je ne peux pas prendre son appel. Mais autorisez l’évacuation.

— Et je les fais accoster… ?

— À la dernière baie de Turing. Et déclarez une quarantaine. Essayez de les faire rester dans la navette.

— Vous voulez dire… indéfiniment ? »

Oui, indéfiniment, et pour être plus précis, jusqu’à ce que le module de secours soit lancé, fallait-il donc tout lui expliquer ? « Autre chose ?

— Oui, reprit Leander d’une voix blanche. On signale des cas de maladie dans le module Delta. » Un dortoir adjacent à l’ingénierie. « Nous avons immédiatement scellé les cloisons, bien entendu, mais… »

Il haussa les épaules.

Degrandpré comprit le sous-entendu.

Sans garantie.

Vingt-trois

D’après les nanosenseurs incrustés dans les parois, l’anneau extérieur de la station au sol avait perdu son étanchéité. Le premier périmètre de défense de Yambuku était tombé. Dieter Franklin affirmait que la panne totale ne tarderait pas.

Avrion Theophilus emmena le planétologue dans la petite pièce de contrôle des lancements, au-dessus du cœur – le nid d’aigle, comme l’appelait Franklin – discuter des possibilités qui s’offraient à eux.

Dieter Franklin avait le regard un peu fou du condamné à mort. Condamné, et résigné. Il parlait trop librement. Mais Theophilus écoutait.

« Des problèmes d’étanchéité de joints, nous en avons sporadiquement depuis la construction des stations. Mais rien qui ressemble à ça. Nous affrontons là une attaque massive et ciblée. » Le planétologue fronça les sourcils. « Imaginez Isis comme une tueuse. Elle veut entrer. Elle nous veut, nous. Jusqu’à présent, elle a tâtonné dans la serrure avec un trousseau de clés – des composés chimiques – en cherchant celle qui correspondait. Un effort terriblement long et frustrant, ce qui nous a amenés à nous croire plus ou moins en sécurité. Mais voilà qu’elle a trouvé la bonne clé. La tueuse a la clé, et tout ce qui lui reste à faire, c’est de l’utiliser, d’ouvrir patiemment une porte après l’autre, parce qu’il est trop tard pour changer la serrure. » Il résuma son point de vue : « Bref, on est baisé.

— Selon vous, il faut donc évacuer.

— C’est le seul moyen pour continuer à vivre. » Il but une gorgée de café – du moins, de cette substance amère que le personnel de la station se plaisait à baptiser café. « Mais nous avons deux personnes dans la nature.

— Hayes.

— Tam Hayes et Zoé Fisher. Aux dernières nouvelles, elle est toujours en vie.

— Prise au piège dans les monticules des mineurs.

— Il semblerait, oui.

— Si on suit votre logique, nous ne pouvons rien faire d’autre pour eux sans nous mettre tous en danger.

— Nous sommes déjà presque autant “en danger” qu’un être humain puisse l’être. Là n’est pas le problème, monsieur.

— J’ai déjà exigé une évacuation et proposé de surveiller leur situation depuis l’orbite. J’attends de vous une autre recommandation.

— Nous sommes obligés de mettre à l’abri le plus de monde possible. Donc, nous évacuons la station mais nous la laissons en état de marche. Les nanos et les tractibles surveilleront bien le cœur encore quelques jours. Nous maintiendrons le contact avec Hayes depuis la station orbitale, et si par miracle lui ou Zoé parviennent à rentrer à Yambuku, nous pourrons leur envoyer la navette. Je n’ose même pas évaluer les chances de réussite, mais ça ne nous coûte rien. »

Theophilus joignit les doigts. « Vous dites “elle” pour Isis. Vous avez dit : “Elle veut entrer”. Savez-vous pourquoi elle veut entrer ? »

Le grand planétologue haussa les épaules. « Par curiosité, peut-être. À moins qu’elle n’ait faim. » Le défileur de Theophilus carillonna. Il y jeta un coup d’œil : on le réclamait à la salle des communications. Il se dirigea vers la porte.

« Monsieur ? » dit Dieter Franklin.

Theophilus le regarda par-dessus son épaule. « Je réfléchirai à votre proposition, M. Franklin. Pour l’instant, la discussion est close. »

Vingt-quatre

Le pied gauche à la traîne et les servomoteurs lançant dans son affichage cornéen des avertissements de surchauffe orange qui clignotaient en feux d’artifice paresseux, Tam Hayes atteignit la clairière où se dressaient les monticules des mineurs.

La brume donnait une intensité humide à la lumière solaire en provenance de l’est. La canopée exhalait de la vapeur comme un dragon endormi. Des traînées de brouillard descendaient en rivières fantomatiques des hauteurs des montagnes de Cuivre.

Hayes, dans sa pesante bioarmure, s’avança avec précaution. Cinq mineurs au moins (et peut-être d’autres cachés par les arbres ou les monticules) l’observèrent alors qu’il entrait dans la clairière. Il portait, fixé sur son armure, une cravache électrique et un pistolet à balles en caoutchouc. Mais les mineurs restaient pour l’instant à distance respectueuse. Ils ne paraissaient ni inquiets, ni hostiles, simplement attentifs. Si du moins il interprétait correctement leur silence. Leurs têtes pivotaient comme des antennes radar. À se tenir ainsi bien droits, ils rappelaient à Hayes ces chiens de prairies prenant le soleil dont il lui était arrivé de voir des photographies. Le soleil scintillait dans leurs yeux sans expression.

Il avait laissé ouvert le canal de Zoé. Bien qu’elle ait peu parlé et ignoré la plupart de ses appels, cela le rassurait d’entendre le faible bruit de sa respiration.

Les dernières pluies avaient ici aussi ramolli le sol. Il vit de nombreuses traces de mineurs qui menaient aux ouvertures des monticules ou s’en éloignaient. Il examina plusieurs de ces petits monticules jusqu’à repérer un sillon double bien distinct dans la boue qui séchait, une trace qui avait pu être laissée par les talons de Zoé si on l’avait traînée par les poignets.

Quelque part là-dessous – en bas de la rampe inclinée menant dans ce labyrinthe d’excavations antiques – quelque part là-dessous, il y avait Zoé.

Son équipement comprenait des armes et une puissante lampe de casque. Il aurait continué de bon cœur.

Mais jamais l’encombrante bioarmure ne passerait par ce trou étroit.


Il appela Yambuku et demanda Avrion Theophilus.

Il eut d’abord Dieter Franklin, qui lui fit part de la situation à Yambuku : perte de l’intégrité de la coque, menace sur la stérilité du cœur, évacuation imminente « si seulement ces enfoirés de la station orbitale consentent à nous consacrer une seule minute de leur putain de temps ». Le temps que Hayes et Zoé atteignent la station, celle-ci serait fort probablement vide. « Mais nous vous laisserons les lumières allumées. Aussi longtemps que le cœur restera stérile – et il devrait tenir encore quelques jours – tu pourras appeler la station orbitale pour qu’on vienne vous chercher. Bien compris, Tam ?

— Mets une chandelle à la fenêtre pour nous, Dieter.

— Tu peux y compter.

— Passe-moi Theophilus. »

Maître Avrion Theophilus annonça sa présence sur les ondes. « J’ai une question à vous poser, Theo », lui dit Hayes.

Il imagina Theophilus tiquer devant la manière dont il s’adressait à lui. Zoé l’appelait Theo, mais Zoé était privilégiée, elle était comme sa fille. Hayes était censé lui donner du « Maître Theophilus ». Theo appartenait aux Familles.

« Je vous écoute, répondit Theophilus.

— Zoé parle de temps à autre. Mais sa portée radio a l’air limitée et je ne crois pas que vous l’ayez reçue à Yambuku.

— En effet.

— Elle a de la chance d’avoir ces améliorations immunitaires, Theo. C’est la seule chose qui la garde encore en vie.

— Elle a de la chance, en effet. Arrivez-en au fait, M. Hayes.

— Simple curiosité de sa part, Theo… Comme vous êtes tout pour elle, une espèce de père… À son arrivée dans cette crèche-orphelinat, elle avait déjà ces trucs dans le sang ? »

Il y eut une pause. Le silence de la conscience de Theo, supposa Hayes. « Oui, il se trouve qu’elle les avait déjà. Ce qui a dû l’aider à survivre.

— Mais pas ses sœurs clonales.

— Elles avaient reçu des améliorations différentes.

— C’était donc bien une expérience. On met cinq rats dans une cage et on leur refile la variole.

— Étant donné votre situation, M. Hayes, je fermerai les yeux sur le ton critique de votre voix. Les installations de Téhéran n’étaient pas ce que j’aurais choisi pour les filles. Les circonstances politiques nous ont forcé la main. Mais, oui, sa détention là-bas a, en fin de compte, été utilisée à des fins scientifiques.

— Elle croit que vous l’avez sauvée. Vous auriez aussi bien pu la violer vous-même.

— Nous discutons là d’une affaire qui concerne les Familles. Vous auriez dû laisser ce genre de morale arbitraire derrière vous en quittant les Kuipers. Les valeurs des Familles ne sont pas discutables.

— Repassez le micro à Dieter, Theo », dit Hayes.


D’autres mineurs sortaient maintenant de l’ombre, sans toutefois s’approcher. Hayes ne voulait pas les énerver : ils pourraient se venger sur Zoé. S’ils étaient capables de vengeance.

Dieter Franklin finit par revenir en ligne. « Tu t’attires des ennuis, Tam.

— Je ne suis plus à ça près. Theo est encore à l’écoute ?

— Maître Theophilus a quitté la salle de communication, si c’est ce que tu veux dire. Mais cette conversation est enregistrée.

— Dieter, une question. La bioarmure est une espèce de station en miniature, exact ? Je veux dire, c’est un ensemble de périmètres autour d’un noyau stérile.

— On peut voir ça comme ça. Une grosse coquille pour les traitements lourds et l’hébergement des servomoteurs ; dessous, du gel isolant ; tout au fond, une couche de confinement primaire presque aussi épaisse que ta peau.

— Qu’est-ce que je peux enlever ?

— Redis-moi ça ?

— Quelles sont les parties de cette armure que je peux retirer si je ne veux garder qu’un minimum de protection ? »

Le silence dura plus longtemps, cette fois. Hayes contempla une nouvelle fois l’entrée du monticule, devant lui. Aussi sombre qu’un terrier de blaireau. Aussi étroite qu’un tuyau d’égout.

« La réponse normale est : aucune, dit Dieter. Ce n’est pas comme ça que ça marche.

— Réponds à ma question.

— Je ne suis pas ingénieur. Je peux demander à Kwame de venir, si tu veux.

— Tu connais cet équipement aussi bien que Kwame.

— Je ne veux pas prendre la responsabilité…

— Je ne te demande rien de ce genre. J’en prends l’entière responsabilité. Réponds à ma question.

— Eh bien… Si tu enlèves la coquille solide, tu ne mourras sans doute pas tout de suite. Mais il faut garder le casque pour purifier l’air. Et tu te retrouveras dans une couche de plastique à peu près aussi solide qu’une feuille d’aluminium. Au mieux, cela pourra retenir les micro-organismes une heure ou deux. Bien sûr, si tu t’égratignes le coude, tout est fini. Ton idée est complètement stupide, Tam.

— Il faut que j’entre là-dedans la chercher.

— Vous mourrez tous les deux.

— Possible », dit Hayes. Il avait déjà les mains sur les loquets de ses bottes.


Dieter Franklin rattrapa Avrion Theophilus dans le couloir devant la salle de com. « Maître Theophilus, je souhaiterais m’excuser, pour Tam Hayes.

— Ce n’est pas à vous de faire ces excuses, M. Franklin.

— J’espère que cela n’interférera pas avec nos plans, Monsieur. Je veux dire, s’il parvient à rentrer à Yambuku, nous lui enverrons bien une navette… n’est-ce pas ?

— Affaire de Famille, dit Theophilus d’un ton brusque. Inutile de vous en soucier. »

Vingt-cinq

Seule dans la cour intérieure noire de suie, au milieu de la crèche-orphelinat, Zoé écoutait les étoiles d’hiver.

Elle écoutait, les yeux fermés parce qu’elle n’y voyait rien, les bras le long du corps parce qu’ils pesaient trop lourds pour qu’elle les bouge. Elle respirait par la bouche parce que l’air était épais et empli de la puanteur d’animaux étranges.

Peut-être ne se trouvait-elle pas du tout dans cette cour… mais voici les étoiles, des voix comme un chœur d’église au loin ou le sifflet d’un train sur la prairie. Des voix comme les murmures des flocons de neige à la fenêtre d’une chambre à coucher. Des voix comme la lumière jaune qui brille à l’extérieur des maisons étrangères.

C’était bon de ne pas être seule. Zoé tremblait de la fièvre qui s’était emparée d’elle, et elle essayait de se concentrer sur le bruit des étoiles. Elle se savait en train d’espionner une conversation immense et incroyablement ancienne, dont rien n’était vraiment compréhensible mais dont la moindre partie rayonnait de signification ; une langue étrangère si complexe et si belle qu’elle exsudait du sens comme une fleur dégouline de nectar.

Il y avait aussi une autre voix, plus proche, mais celle-là était plus gênante parce qu’elle lui parlait directement, avec la voix de ses propres souvenirs, elle la touchait et s’émerveillait d’elle, exactement de la manière dont elle-même s’émerveillait des étoiles.


« Tam ?

— J’arrive », dit-il. Il le répéta à plusieurs reprises. Et il parla d’autre chose. De son équipement. De sa boîte à outils.

Elle avait du mal à fixer son attention. Elle préférait écouter les étoiles.

Une fois, elle se trompa et dit : « Theo ? » Parce qu’elle était encore de retour dans la crèche-orphelinat, en rêve.

« Non, répondit Hayes. Ce n’est pas Theo. »


La voix la plus proche, chaude, enveloppante, lui arrivait déguisée en un souvenir de Dieter Franklin.

Le planétologue dégingandé était là, juste devant elle, éclairé de l’intérieur, et l’on voyait ses côtes et ses coudes malgré le bleu rêche de l’uniforme de service de Yambuku. « Voilà la réponse, disait-il d’un ton enthousiaste à Zoé. La réponse à toutes ces vieilles questions. Nous ne sommes pas seuls dans l’Univers, Zoé. Mais on est rudement pas loin d’être uniques. La vie est presque aussi vieille que l’Univers lui-même. La vie nanocellulaire, comme les anciens fossiles martiens. Elle s’est répandue dans la galaxie avant la naissance de la Terre. Elle a voyagé sur la poussière des étoiles qui avaient explosé. »

Ce n’était pas réellement Dieter qui parlait, mais quelque autre agent qui s’adressait à elle par l’intermédiaire du souvenir de Dieter. Elle le savait. Cela aurait pu l’effrayer. Mais elle n’avait pas peur. Elle écoutait de toutes ses oreilles.

« J’aimerais vous l’expliquer plus en détail, ma petite, mais vous manquez du vocabulaire adéquat. Considérez les choses comme ça : vous êtes une entité vivante et consciente. Comme nous tous. Mais d’une façon différente. La vie s’épanouit dans toute la galaxie, y compris dans son cœur chaud et bondé, là où les radiations tueraient un animal tel que vous. La vie est souple, elle s’adapte. La conscience survient… eh bien, presque partout. Mais pas votre genre de conscience. Pas celle d’animaux qui naissent dans l’ignorance et vivent une existence brève avant de s’éteindre à jamais. Ça, c’est l’exception, pas la règle.

— J’entends les étoiles qui parlent, dit Zoé.

— Oui, comme nous tous les entendons en permanence. Pour la plupart, ce sont des planètes et non des étoiles. Des planètes du genre d’Isis. Souvent très différentes sur le plan physique, mais chacune pleine de vie. Chacune douée de la parole.

— Sauf la Terre, devina Zoé.

— Oui, sauf la Terre. Nous ne savons pas pourquoi. La graine de vie qui a trouvé votre soleil devait être endommagée. Vous vous êtes développés sans contrôle, Zoé. Vous avez grandi seuls et sans contrôle.

— Comme des orphelins. »

Dieter – ou la chose-Dieter – eut un sourire triste. « Oui, exactement, comme des orphelins. »

Mais ce n’était pas réellement Dieter qui lui parlait.

C’était Isis.


« Zoé, la balise. »

La voix de Tam. Sa voix dans la radio.

Elle ouvrit machinalement les yeux et ne vit rien. Sa sueur l’irritait en lui coulant sur le front et les joues. Elle avait la bouche horriblement sèche, aussi sèche que du bois, et la langue épaisse et maladroite.

« Zoé, vous m’entendez ? »

Elle croassa une réponse. Son ventre la faisait souffrir. Ses pieds étaient engourdis. Elle n’avait jamais eu aussi froid, même par la plus glaciale des nuits d’hiver de Téhéran, un froid plus intense que dans le noyau d’un corps de Kuiper qui tournait dans l’espace. Sa sueur froide lui piquait les yeux de son sel. Elle la goûta de ses lèvres gercées.

« Zoé, il faut que vous m’écoutiez. Écoutez-moi. »

Elle eut un inutile hochement de tête, s’imaginant un instant qu’elle était aveugle et qu’il se tenait juste à côté d’elle. Mais il ne s’agissait de rien d’autre que de sa voix dans la radio.

« Zoé, vous devez avoir une balise RF sur votre ceinture à outils. La balise RF, Zoé, vous vous rappelez ? Sur votre ceinture à outils. À peu près de la taille d’un défileur personnel. Vous pouvez l’activer ? »

La balise radio ? Pourquoi faire ? Il savait déjà qu’elle était là. Ils arrivaient même à se parler.

« Je ne vous trouverai pas si vous ne m’aidez pas un peu. Activez la balise, que je puisse la suivre. »

Les satellites de localisation réfléchiraient le signal jusque dans le casque de Tam. Oui, ça marcherait. Clignant des paupières, elle tendit le bras, atteignit sa combinaison déchirée, explora à tâtons la ceinture à outils. Ses doigts si maladroits lui donnaient l’impression d’être d’énormes ballons de baudruche, et elle avait le torse recouvert d’une substance gluante, peut-être à cause de la mousse. Elle s’attendait à avoir perdu la balise au cours de ses vaines pérégrinations ; mais non, elle l’avait. La petite boîte glissa hors de son étui.

« Je l’ai », parvint-elle à dire. D’une voix fruste, sa voix humaine.

« Vous pouvez l’activer pour moi ? »

Elle tourna et retourna l’appareil pour dénicher le renfoncement sur le côté. Elle le manipula jusqu’à ce que la balise s’éveille.

L’appareil bipa, un petit son qui confirmait son fonctionnement. Et une lumière s’alluma, un minuscule indicateur rouge, sur la façade.

Aussi modeste fut-elle, c’était une lumière. Zoé la tint contre son visage, se délectant de la sensation de voir. Précieuse et faible lueur ! Elle éclairait, certes très faiblement, à un centimètre ou deux autour de la balise. Une balise, en effet.

Elle mit sa main près de la lumière.

Ce qu’elle vit ne lui plut pas.

« Je l’ai, dit Tam. Cinq sur cinq. Tenez bon, Zoé. Ça ne sera plus long, maintenant. »


Les étoiles – ou bien leurs planètes – étaient vivantes et parlaient entre elles (chantaient entre elles, comprit Zoé) depuis des milliards d’années.

Isis, déguisée en souvenir de Dieter Franklin, chanta pour l’apaiser. Une berceuse. Une de celles que ses nounous lui chantaient autrefois, une comptine idiote qui parlait du rivage. De mettre un coquillage contre son oreille pour entendre la mer.

La conscience, lui dit Isis, est née dans les petites choses de l’Univers, même si aucune d’elles n’est consciente. Isis lui expliqua que la vie avait appris à maintenir un contact spectral quand une cellule se divisait ; l’équivalent quantique des paires d’électrons suspendues dans des microtubules, « identique à la liaison à particules jumelles qui vous relie à la Terre ».

Encore quelque chose que la vie a inventé en premier, songea Zoé. Comme les yeux, qui transforment des impacts de photons en réactions neurochimiques d’une subtilité telle qu’une grenouille peut viser une mouche et un homme admirer une rose. Nous voyons les étoiles, après tout, pensa-t-elle. Seulement, nous ne les entendons pas.

La conscience animale, continua Isis, était rare dans l’Univers. On la chérissait du fait même de sa rareté. La biosphère galactique souhaitait la bienvenue à ses orphelins de retour à la maison. Isis regrettait que tant de personnes aient dû mourir pour rien – brèves apparitions de Macabie Feya et d’Elam Mather – mais c’était inévitable, un réflexe autonome de la biosphère d’Isis, une action aussi involontaire que le battement du cœur de Zoé et tout aussi difficile à contrôler. Mais Isis faisait de son mieux.

« Je ne suis pas morte, remarqua Zoé.

— Vous êtes différente, ma petite. »

Assez pour survivre ?

Une de mes petites filles a survécu.

Isis garda le silence sur ce point.

Vingt-six

Trop tard, pensa Kenyon Degrandpré.

Il marchait, la tête haute, dans le couloir circulaire de la station mutilée.

Trop tard.

Regardez-moi, pensa-t-il. Regardez-moi dans mon bel uniforme impeccable. Le corridor était presque désert – les membres d’équipage avaient en général préféré mourir à l’abri des regards, dans leurs cabines – mais l’attitude de ceux devant qui il passait restait empreinte d’une déférence teintée de peur. Il avait la main sur sa cravache, juste au cas où. Mais un directeur digne de ce nom s’abstenait autant que possible de recourir aux châtiments corporels.

Il se dirigeait d’une démarche raide et officielle vers la dernière des baies d’accostage, là où le véhicule de secours attendait pour l’emmener loin de la station, sur le vaisseau Higgs. Il était conscient de ses pas, rythmés et mesurés. Il ne s’écartait ni sur la gauche ni sur la droite. Il marchait au milieu de la galerie circulaire, gardant les parois ondulées à égale distance de ses épaules raidies. Il ne se penchait que pour passer les portes basses ouvertes dans les cloisons.

Il traversa une partie des quartiers de l’équipage. Chaque membre disposait d’une cabine privée, une étroite alcôve métallique, un réduit équipé d’un lit pliant. Certaines portes étaient ouvertes, et Degrandpré apercevait parfois des hommes et des femmes, inertes sur leurs couchettes, le nez et les lèvres encroûtés de sang. Il lui arrivait même d’entendre gémir ou hurler. La grande majorité des portes étaient fermées. La plupart des membres de l’équipage avaient choisi de mourir en privé.

« Lente », ainsi Corbus Nefford avait-il qualifié la maladie. Lente d’incubation, peut-être, à l’aune des micro-organismes isiens. Mais pas dans ses effets finaux. Entre les premiers symptômes et le décès, il s’écoulait environ trois ou quatre heures. Pas plus.

Tous les survivants qu’il croisait avaient le regard vide et hagard. Ils n’étaient pas morts, mais ils attendaient la mort, à moins que ces insensés ne croient à un sauvetage de dernière minute, à une miraculeuse inversion de leur destinée.

Degrandpré y croyait lui-même. Il s’avérait en définitive incapable d’affronter l’éventualité de sa propre fin. Pas après avoir tout fait pour l’empêcher : les quarantaines multiples, le sacrifice des évacués de Marburg, la rupture de la liaison à particules jumelles. Non : à la fin il fallait qu’il survive, sinon plus rien n’avait de sens.

Voilà pourquoi il mesurait ses pas et affectait le calme en traversant l’épais seuil d’acier du quai de secours. Seule la sueur qui coulait sur ses joues le trahissait. De même que sa faiblesse physique, la sueur l’ennuyait. S’il n’était pas malade, était-il fou ? Cette maladie, était-ce la folie ?

Il arriva peu après l’heure fixée et fut déçu de ne trouver que trois de ses directeurs dans la salle de préparation, une petite chambre en prise directe avec le vaisseau de secours. Leander, Solen et Nakamura. Les autres, lui apprit Leander, étaient malades.

« Mais nous, nous y avons échappé, leur dit Degrandpré. Le virus n’est pas entré dans nos corps, ou bien tellement affaibli qu’ils parviennent à se défendre. »

Après tout, se dit-il, je suis là.

Il se servit de sa clé de directeur général pour déverrouiller et activer le véhicule de secours. Le processus n’avait rien d’impressionnant : une lourde porte glissa en position ouverte. Derrière elle, l’intérieur exigu du vaisseau, les couchettes d’accélération agencées en cercle, pas de commandes de vol. C’était une espèce de tractible énorme qui ne savait faire qu’une chose : rejoindre la sphère de Higgs.

« J’ai l’impression d’être un lâche, dit Leander.

— Aucune lâcheté là-dedans. Nous avons fait tout ce que nous pouvions. »

Sur le seuil, Nakamura hésita. « Directeur, chevrota-t-elle, je ne me sens pas bien.

— Personne ici ne se sent bien. Entrez ou restez dehors. »


Le véhicule de secours s’éloigna de la station orbitale et suivit une route en boucle jusqu’au lanceur Higgs, qui attendait au L-5 entre Isis et sa petite lune.

La sphère de Higgs était enchâssée dans un planétoïde glacé, qu’un tractible avait remorqué là sept ans plus tôt. Des restes des micropropulseurs du tractible parsemaient encore l’objet, leurs tuyères noircies comme des sculptures rouillées disposées dans un jardin de roches sombres. Le complexe de lancement, entièrement automatique, s’aperçut de la proximité du véhicule de secours et entama avec lui le protocole d’accostage.

Le petit vaisseau s’arrima sans problème. Dans le planétoïde, des lumières s’allumèrent, anticipant une présence humaine. La température de ses couloirs étroits grimpa jusqu’à vingt et un degrés. Des tractibles médicaux s’alignèrent devant les écoutilles, en cas de besoin.

Le complexe de lancement interrogea à maintes reprises le module de secours, sans jamais obtenir de réponse intelligible.

Au bout d’un certain temps, comme déçu qu’un invité ne fasse pas son apparition, le complexe de lancement revint à l’obscurité. Les chambres d’habitation refroidirent jusqu’à la température ambiante. L’eau liquide fut réacheminée aux réserves de glace.

Les processeurs à surfusion décomptaient avec une patience infinie le temps qui passait. Isis continuait sa course autour du soleil, et nulle voix humaine ne s’élevait.

Vingt-sept

La lumière du casque de Tam Hayes tiendrait bien encore un jour et demi, voire plus. Elle durerait vraisemblablement plus longtemps que lui ; elle continuerait à brûler pendant que son cadavre refroidirait – ou, peut-être, se réchaufferait parce qu’il hébergerait un grouillement de micro-organismes isiens.

Pour l’instant, en tout cas, il était intact.

Il se fraya un chemin dans les étroits tunnels des mineurs, sa progression freinée par la taille de son casque et la grande fragilité de ce qu’il avait gardé de sa bioarmure. Il avait redouté une attaque des mineurs – vu son extrême vulnérabilité – mais à l’extérieur les animaux ne s’étaient pas approchés et il n’en voyait aucun dans le complexe de monticules. Les traces d’une présence récente ne manquaient pourtant pas : il passa devant des cavités et des culs-de-sac pleins d’une nourriture triée avec soin – ici une cache de graines, là un tas de fruits qui fermentaient à la chaleur. Dans d’autres galeries, il distingua des mouvements, juste hors de portée de sa lampe, un remue-ménage qui pouvait ressembler à un accouplement, à une mise bas, à des petits qu’on élevait, ou bien à une danse.

Il suivait la balise et, par son canal de com gardé ouvert, écoutait les monologues épisodiques de Zoé approcher de plus en plus de l’incohérence.

La navette de Yambuku devait déjà être partie rejoindre la station orbitale au silence obstiné. Tam Hayes et Zoé Fisher étaient les derniers sur le continent. À l’extérieur des tunnels, la nuit tombait sur les longues steppes occidentales, la forêt tempérée et les cimes des montagnes de Cuivre.


Zoé, malgré sa fièvre et des plongées fréquentes dans l’inconscience, entendait mieux la voix d’Isis, maintenant.

L’entendait ou tout au moins la comprenait. Elle apprit (et elle essaya d’en faire part à Hayes dans ses moments de lucidité) comment la conscience d’Isis reposait sur la biosphère de la planète ; comment chaque cellule vivante, de l’antique bactérie thermophile aux cellules spécialisées dans les yeux noirs des mineurs, contenait l’entité Isis. Les cellules vivaient et mouraient, évoluaient, formaient des communautés, devenaient des poissons, des oiseaux et des animaux ; rien de tout cela ne connaissait Isis ou n’était contrôlé par elle. Isis reposait sur leur mécanisme de la même manière que le contenu d’un livre repose sur des feuilles de papier tachées d’encre.

« C’est seulement », murmura-t-elle à Tam Hayes – ou à quelqu’un, peut-être à Theo – « c’est seulement quand la conscience animale atteint un certain degré de complexité qu’Isis peut interagir avec elle. Les mineurs ne sont pas vraiment intelligents, ce sont à quatre-vingt-dix pour cent des animaux. Mais ils ont cette petite partie d’Isis en eux. Ils arrivent à l’entendre un petit peu. »

Et puis :

« C’est pour ça que les projets SETI n’ont jamais rien trouvé. La galaxie regorge de vie, et elle parle ! Mon Dieu, Tam, si tu entendais ces voix ! Elles sont vieilles, vieilles, plus vieilles que la Terre ! Mais nous ne les écoutions pas. Il y a une Isis, mais il n’y a pas de Terre. Ces spores de vie qui ont fertilisé la Terre, à l’époque où elle était neuve et chaude, étaient abîmés – le lien était cassé, la cohérence quantique que la vie a appris à transporter entre les étoiles était brisée, perdue. La Terre s’est développée seule, n’importe comment. Quand les primates ont découvert le truc de la conscience, celui des neurones qui communiquent entre eux comme les planètes se parlent entre elles et fabriquent de la conscience à partir d’événements quantiques ; quand c’est arrivé, il n’y avait rien pour entraver notre évolution : pas de Terre, seulement des terriens. »

Et ne l’avait-elle pas senti ? N’avait-elle pas senti quelque chose de ce genre quand elle transportait le linge sale sous les étoiles hivernales ? C’était mal, toutes ces tortures, ces silences, cette hostilité et ces massacres dans l’histoire humaine, c’était mauvais, mais qu’est-ce qui était bien et juste ? Qu’est-ce qui était si précieux et si irrémédiablement perdu qu’elle souffrait de son absence ?

« Pourquoi les gens adorent-ils les dieux, Tam ? »

Parce que nous descendons d’eux, pensa Zoé. Nous sommes, par millions, leur progéniture muette et estropiée.

Elle toussa et sentit de l’humidité sur sa main. Du sang.

Quelque part dans ces catacombes de boue et de bouse, Tam Hayes progressait à tâtons vers elle.


Hayes, à qui l’écouteur de son casque retransmettait le bavardage de Zoé, se demandait dans quelles proportions elle répétait ce qu’elle avait entendu de la bouche de Dieter Franklin. Dans quelles proportions était-ce son propre délire ?

Et même, dans quelles proportions cela pouvait-il être vrai ?

Mais il y avait là-dedans trop de Zoé. Elle a besoin de l’idée d’Isis, se dit-il, de cette idée d’une communauté de mondes, parce qu’elle n’a jamais vraiment été la bienvenue dans aucun d’eux. L’orpheline mutilée, ce n’était pas l’humanité, mais Zoé.

Le long tunnel qui ressemblait à un couloir central tourna et s’enfonça davantage dans le sol. Hayes imagina une spirale creusée dans l’obscurité rocailleuse par d’innombrables générations de mineurs. Contournant les obstacles, progressant vers le soubassement avec une obstination bornée.

Des plantes riches en eau et presque transparentes poussaient dans le sol humide. Hayes s’interrogea sur leur métabolisme qui se passait de lumière et se basait sur les minéraux. Un fluide poisseux jaillissait de celles qu’il écrasait de ses gants.

L’illusion de Zoé. Le ciel qui lui parlait. Eh bien, il comprenait ce sentiment. Il était assez souvent arrivé à Tam de regarder les étoiles, de grimper dans les jardins solaires de l’Épine Rouge jusqu’à un hublot d’observation pour contempler le ciel qui tournait autour de lui, le Soleil qui ne brillait pas vraiment plus que les autres étoiles du carrousel. Entre autres convictions, sa mère affirmait que la biosphère reliait tout, des kangourous aux microfossiles martiens. Une croyance religieuse issue de son éducation de Marcheuse sur Glace. Qu’il avait rejetée avec le reste du patchwork idéologique – moitié puritain, moitié libertin – de la ceinture de Kuiper.

Mais il y avait cru aux moments où il observait les étoiles. Il savait ce que l’on ressentait en percevant un sens au-delà de sa propre compréhension, en voyant les étoiles comme une grande cité dans laquelle on ne pourrait jamais pénétrer, comme une république dont on ne pourrait jamais demander la citoyenneté.

Il sentit la fraîcheur de l’humidité sous sa jambe droite et comprit, sans vraiment se sentir concerné, qu’il avait dû endommager le noyau délicat de sa membrane protectrice. Exactement comme Zoé. Mais lui ne bénéficiait d’aucune amélioration immunitaire. Il fallait qu’il se dépêche.

Inutile de faire attention, désormais.

Peut-être, s’il lui donnait son casque, pourrait-elle l’utiliser pour trouver la sortie.


Elle fut tentée d’abandonner.

Isis ne pouvait pas la sauver – pas son corps naturel qui, en dépit de toutes ses améliorations, se mourait sous les attaques d’un trop grand nombre de micro-organismes inconnus. Elle avait résisté à une infection, ou à deux, peut-être même à trois, mais une multitude d’organismes l’assiégeait maintenant, alors qu’elle était déjà affaiblie par la faim et la soif.

Mais Isis l’aimait et ne la laisserait pas partir. Zoé – l’essence de Zoé – pouvait durer indéfiniment dans la matrice dense de la biosphère isienne. C’est ainsi qu’Isis lui parlait, par des entités virales qui se glissaient dans son système nerveux et transformaient des neurones terrestres en cellules isiennes flambant neuves. Qui la tuaient, mais se souvenaient d’elle. L’imaginaient. La rêvaient. Malgré tout, elle attendait Tam.


* * *

Quand il la rejoignit enfin, il était sujet à une forte fièvre.

Dans sa hâte et son désespoir, il avait oublié la raison de sa présence, il n’avait plus conscience que du tunnel et de la pression sur ses genoux et sur son cou, du poids du sol au-dessus de sa tête, de sa bizarrerie, et de la terreur qu’il lui inspirait. Quand cette connaissance lui pesait trop, il respirait à fond pour combattre la panique claustrophobique qui menaçait de le terrasser et de l’étouffer.

Et quand ses mains cessaient de trembler, quand il retrouvait l’usage de ses jambes, il poursuivait son chemin. Il suivait la balise qui l’emmenait à Zoé.

Étrange, l’importance qu’avait prise à ses yeux cette orpheline terrienne au thymostat défectueux. Étrange, la façon dont il avait investi tant de ses espoirs et tant de sa peur en elle, la façon dont elle l’avait conduit dans ce labyrinthe sous Isis.

Il s’imagina qu’il grimpait au lieu de ramper… que la clarté dans le couloir devant lui avait une autre source que la lampe de son casque.


Comme toutes ses fonctions, le sens de la vision de Zoé déclinait. Elle distinguait pourtant la lumière de Tam qui approchait.

Elle cligna des yeux. Une sensation poisseuse.


En la voyant, il sut que ses craintes étaient fondées : Zoé était perdue.

La biosphère avait fait du beau travail sur elle.

Elle était assise, le dos contre la paroi courbe du cul-de-sac, sa membrane en loques tel un vieux drapeau. Couleur d’une brique recouverte de suie, du sang séché maculait son ventre. La moisissure s’était attaquée à sa peau exposée, et s’étalait en renflements circulaires d’un bleu ou d’un blanc vif.

Même la mousse albinos avait commencé à s’en repaître, en rejoignant la moisissure en doigts épais qui recouvraient les bottes de Zoé.

Elle l’observa qui déverrouillait et enlevait son casque. La lampe – si lumineuse ! – jeta des éclairs frénétiques dans le cul-de-sac. Elle éclaira le plafond d’argile tassé, la gaze de la toile d’insecte pleine d’enveloppes momifiées, les délicats bulbes de mousse. Tam lui tendit son casque, avec tout son appareil respiratoire, ses réserves d’eau et cette magnifique lumière brillante.

Un geste d’une générosité bouleversante.

Mais elle refusa le cadeau d’un mouvement de la main. Trop tard. Trop tard.


Hayes comprit. Il en fut attristé, mais il posa le casque à ses côtés, la lumière dirigée vers le plafond. À chaque inspiration, il amenait d’autres micro-organismes isiens dans ses poumons. Ce qui n’avait pas vraiment d’importance. Il rassembla ses forces et s’installa à côté de Zoé, dans l’espace exigu de l’alcôve. Plus de peur du contact, désormais. La vie touche la vie, ainsi qu’Elam avait coutume de dire.

La chaleur irradiait de Zoé, celle de la fièvre et celle de l’infection parasitaire. Mais ses lèvres, quand il les toucha, étaient fraîches. Fraîches comme le bord d’un seau remonté d’un puits profond et couvert de mousse.


Il dit : « Je les entends. Les étoiles. »

Mais elle n’était plus en état de l’écouter.


Les mineurs évitèrent cette réserve de viande à l’odeur étrange jusqu’à ce qu’elle se fût décomposée en une masse plus familière de tissus enzymatiques diffus, mûrs de vie. L’odeur devint riche, puis exotique, puis irrésistible.

Se glissant dans la réserve, un par un, l’un après l’autre, ils festoyèrent durant plusieurs jours.

Vingt-huit

Mutilée mais toujours fonctionnelle, la station orbitale d’Isis continuait son circuit autour de la planète.

Pour compenser les pertes minimes mais inévitables du système de recyclage, les tractibles spatiaux allaient chercher de l’eau et de l’oxygène aux extracteurs Turing situés sur les pôles glacés de la lune. Les nombreux cadavres récemment découverts par les tractibles d’entretien avaient eux aussi été recyclés afin d’en récupérer les substances nutritives. Alimentés en nouvelles sources d’azote, de phosphore, de potassium et d’oligoéléments, les jardins prospéraient. Des panneaux solaires projetaient leur éclat sur d’épaisses haies de choux et de laitues et sur une profusion de tomates et de concombres.

Avrion Theophilus s’était réfugié dans les jardins tandis que les autres mouraient – Dieter Franklin, Lee Reisman, Kwame Sen et tous ceux revenus en navette de Yambuku, tous victimes du virus à action lente qui s’était infiltré dans la station.

Le virus persistait à se frayer un chemin à travers les joints des cloisons, à la recherche de nourriture. À force de ne plus en trouver, ses spores finirent par passer à l’état latent.

En bas, sur la surface de la planète, Marburg et Yambuku étaient abandonnés, et Theophilus avait ignoré les appels de plus en plus désespérés de l’avant-poste arctique, dont les périmètres avaient eux aussi cédé.

Tous morts, désormais, et il avait constaté avec horreur l’absence du vaisseau de secours et la rupture irréversible de la liaison à particules jumelles.

Lui, pourtant, survivait.

Il avait insisté auprès de son Trust pour se rendre sur Isis muni des mêmes modifications du système immunitaire qui équipaient Zoé Fisher. Un équipement qui le protégeait avec beaucoup d’efficacité, du moins contre l’unique organisme qui avait pénétré dans la station orbitale.

Il vivait, et il allait probablement continuer à vivre. Mais il était tout seul.

Il marcha dans la lumière filtrée des jardins, patrouillant sans relâche entre les tractibles silencieux et les feuilles vertes des succulentes. Il se parlait à lui-même car il n’y avait personne à qui parler. Il se demandait sans cesse, à voix haute, si quelqu’un viendrait, s’il serait secouru ou si on allait le laisser ici, si la solitude mettrait un mois ou un an à le rendre fou ou si son thymostat s’acharnerait à le garder sain d’esprit.

Il aurait tout le temps de découvrir les réponses à ses questions. Du temps, encore et toujours du temps.

Dans les corridors de la station, son ombre le suivait comme un chien égaré.

Il attendit, mais personne ne vint.

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