Transférée sans connaissance dans la station orbitale d’Isis, dans laquelle il n’y avait presque aucune fenêtre, Zoé mourait d’envie de jeter un coup d’œil sur son nouveau monde. À tel point qu’elle envisageait une sérieuse violation du protocole.
Certes, elle pouvait afficher des images d’Isis sur n’importe quel écran. Elle en avait d’ailleurs déjà vu pendant la plus grande partie de sa vie, presque tous les jours, relayées à Sol par la station orbitale ou transmises par l’interféromètre planétaire.
Mais cela ne lui suffisait pas. Elle était sur les lieux, après tout, en orbite basse à quelques petites centaines de kilomètres de la surface de la planète. En un instant, elle avait franchi une distance supérieure à celle que couvrirait un vaisseau conventionnel durant une vie humaine. Elle était parvenue à l’extrémité ultime de la diaspora terrienne, au bord vertigineux de profondeurs abyssales. Elle avait bien mérité un regard direct sur la planète qui l’avait attirée si loin de chez elle, non ?
Jadis, les astronomes désignaient par « première lumière » la vue qu’ils découvraient dans un tout nouvel instrument optique. Zoé avait observé Isis avec tous les instruments possibles, mais pas à l’œil nu. Elle voulait maintenant cette vue directe, sa première lumière à elle.
Au lieu de ça, elle venait de perdre trois jours en observation à l’infirmerie de la station, puis une semaine à tourner en rond dans la cabine qu’on lui avait assignée en attendant qu’une place se libère sur le tableau de service. Dix jours depuis le transfert, dix jours sans ordres, sans planning, sans rien d’autre que quelques mots de la part de l’administration. Tout ce qu’elle avait vu depuis son arrivée se limitait, à part le service de réanimation de la division médicale, aux parois légèrement concaves et au sol métallique du cagibi dans lequel elle logeait. La liste des heures des repas, un code d’accès, son numéro de résidence et un badge à son nom constituaient les seules communications officielles qu’on lui avait adressées.
Zoé rassembla donc tout son courage pour solliciter un rendez-vous avec Kenyon Degrandpré, le directeur de l’avant-poste. Sa propre impertinence l’effrayait. Elle aurait sans doute dû en parler tout d’abord à son chef de section… mais personne ne le lui avait présenté ou même expliqué comment le contacter.
On avait construit la station orbitale d’Isis en assemblant des coques de sphères de Higgs premiers modèles et en leur donnant une configuration de collier de perles. Les plans affichés aux murs des corridors rappelaient à Zoé ces illustrations d’anneau benzénique dans les livres de chimie, avec les bouteilles à fusion et les échangeurs de chaleur de l’avant-poste saillant du cœur symétrique comme des chaînes latérales complexes. Le matin de son entrevue avec Degrandpré, Zoé quitta sa minuscule cabine située au fond de l’Habitat Sept et parcourut environ un kilomètre dans le couloir circulaire, presque la moitié de la circonférence de la station. Le corridor dégageait une odeur de métal chaud et d’atmosphère recyclée, similaire à celle des habitats kuipers, la perpétuelle pointe glacée dans l’air en moins. Les portes coupe-feu pendaient tels d’énormes couperets de guillotine ; les passages étroits étaient dénués de charme comme d’ouvertures sur l’extérieur. L’endroit n’avait certes pas la neutralité émotionnelle et culturelle de Phénix, mais différait tout autant d’un monde kuiper typique, qui, lui, était rempli de couleurs, de bruits et d’enfants. L’esthétique terrestre prévalait : une fonctionnalité linéaire imposée par la stricte limitation des cargaisons.
Les fenêtres doivent être un luxe, supposa Zoé. D’après le plan étudié sur son terminal, le bureau du directeur de projet renfermait l’une des rares fenêtres à vue directe accessibles, un morceau de verre polarisé de huit centimètres d’épaisseur encastré dans la cloison extérieure. Les autres ouvertures étaient des hublots minuscules situés dans les baies d’accostage, dont l’accès lui était encore interdit. Mais ça n’a rien à voir, se dit-elle. Il fallait qu’elle parle à Degrandpré de toute façon. La fenêtre n’était qu’un… eh bien, qu’un avantage.
Au vu de son nom, Zoé s’était attendue à un proche des Familles – n’y avait-il pas des Degrandpré parmi les propriétaires brésiliens ? – mais Kenyon Degrandpré n’était ni beau, ni imposant. Un cadre de haut rang, mais en aucun cas membre d’une Famille : il avait la tête trop allongée et le nez trop plat. De son expérience avec les plus hauts échelons des Trusts, Zoé avait compris que les directeurs au physique agréable pouvaient à l’occasion manifester une certaine générosité, tandis que les hommes laids – même si Degrandpré ne rentrait pas tout à fait dans cette catégorie, du moins selon les standards terrestres – se montraient plus enclins à s’en tenir au règlement et à ressasser des rancunes personnelles. Elle savait pertinemment – elle l’avait toujours su – que les personnalités psychorigides constituaient un rouage essentiel de la bureaucratie des Trusts. Mais l’homme qui dirigeait la station orbitale d’Isis, et donc, de facto, le projet Isis, devait forcément faire preuve d’un minimum de flexibilité. Forcément.
Ou peut-être pas. Degrandpré leva un instant la tête pour désigner une chaise à Zoé, mais son attention restait fixée sur son écran.
Zoé préféra rester debout près de la fenêtre. Si toutefois on pouvait l’appeler ainsi. Elle supposa qu’avec les limitations rigoureuses qu’imposaient les lanceurs Higgs à leurs cargaisons, même un luxe si réduit avait dû revenir à un coût exorbitant. Il lui permettait malgré tout d’avoir son premier contact visuel direct avec la planète. Une lumière sans le moindre intermédiaire, pensa Zoé avec agitation. Une première lumière.
La station orbitale venait de traverser le terminateur de la planète. La longue lumière de l’aurore piquetait de clair-obscur les nuages. Dans la pénombre, des éclairs vacillaient, pareils à des braises sur du velours.
Zoé avait déjà contemplé des planètes. Ainsi la Terre, vue depuis l’orbite, offrait un spectacle comparable. Et elle avait passé un an à assimiler les techniques de laboratoires à pression différentielle sur Europe, où le globe majestueux de Jupiter remplissait le ciel de manière bien plus dramatique.
Mais là, il s’agissait d’Isis. Miroitant dans la lumière d’une étoile qui n’était pas celle de la Terre. Devant elle s’étendait un monde qui n’avait jamais connu l’empreinte d’un pied humain, un monde étrange et vivant, d’une grande richesse biologique ; une goutte d’eau grouillante de vie, en orbite autour d’un soleil étranger. Aussi magnifique que la Terre. Et infiniment plus meurtrière.
« Un problème, citoyenne Fisher ? finit par demander Degrandpré. À moins que vous soyez venue pour admirer la vue ? Vous ne seriez pas la première, vous savez. »
Sa voix possédait ce mordant de l’autorité terrestre. Son anglais était affûté avec soin. À sa façon d’atténuer les consonnes, Zoé crut détecter un soupçon de l’École des Élites de Pékin.
Elle prit sa respiration. « Depuis mon arrivée, il y a dix jours, je n’ai parlé à aucun responsable, sinon au directeur du régime physique de l’Habitat Sept et au personnel de la cafétéria. Je ne sais pas qui est mon supérieur direct. Ceux qui sont censés superviser mon travail sont tous sur la planète, où je devrais moi-même me trouver. »
Degrandpré tapota l’écran avec son stylet et s’appuya sur le dossier de son siège. Il était vêtu de l’inévitable uniforme kacho gris terne, et un solide collier noir encerclait son cou épais de paysan. Une chaise et un bureau en bois, un tapis en coton et une tenue de cérémonie à plusieurs épaisseurs : tout cela avait été expédié par la Terre à un coût que Zoé n’osait évaluer. « Avez-vous l’impression d’être délaissée ? s’enquit-il.
— Non, pas vraiment, je voulais juste m’assurer…
— Que nous ne vous avions pas oubliée.
— Eh bien… oui, Directeur, c’est ça. »
Degrandpré continua à tapoter du stylet contre son écran, un bruit qui évoqua à Zoé celui de la glace quand elle se craquelle dans un verre chaud. Il semblait partagé entre l’amusement et l’irritation. « Laissez-moi vous poser une question, citoyenne Fisher. Dans un avant-poste de cette importance, où l’on soupèse jusqu’au moindre gramme et au moindre sou, croyez-vous vraiment qu’on perde des gens ? »
Elle rougit. « Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle.
— Au cours des six dernières semaines, nous avons procédé à quatre échanges de navette avec les stations de surface. Chacun d’eux nécessite une longue quarantaine et suit de minutieux protocoles d’accostage stérile. Les vols sont planifiés des mois à l’avance. Vous autres débarquez en vous imaginant que le lancement Higgs constitue le goulot d’étranglement, qu’en comparaison, descendre sur la planète ne doit guère représenter qu’une simple balade. Eh bien non. Je suis au courant de votre présence et de votre destination, et on vous a bien évidemment réservé une place sur la liste de rotation. Mais nous devons donner la priorité au réapprovisionnement et à la maintenance. Vous comprenez certainement pourquoi. »
Mais puisque vous étiez au courant de mon arrivée, se dit Zoé, pourquoi le planning n’en tenait-il pas compte ? Y aurait-il eu des délais imprévus dont elle ne savait rien ? « Je vous demande pardon, Directeur Degrandpré, mais je n’ai pas vu le moindre programme. Quand a-t-on prévu que je descende ?
— On vous le fera savoir. C’est tout ?
— Eh bien… oui Monsieur, c’est tout. » Maintenant qu’elle avait regardé par la fenêtre.
Degrandpré jeta un bref coup d’œil aux lignes qui défilaient sur son écran. « J’ai une délégation de Yambuku qui m’attend dehors. Des gens avec qui vous allez travailler. Autant que vous restiez assister à la réunion. Que vous rencontriez vos collègues. » Il donnait l’impression de faire une énorme concession, alors qu’il l’avait bien sûr prévue dès le début. C’était l’une de ces manœuvres kachos qu’affectionnaient les bureaucrates : surprenez l’opposition, ne soyez jamais surpris vous-même.
« Yambuku ? s’enquit Zoé.
— C’est le nom qu’on donne à la station de surface Delta. Et Marburg désigne la station Gamma. »
Yambuku et Marburg étaient les deux premières souches identifiées de la fièvre hémorragique qui avait dévasté la Terre au XXIe siècle. Une blague de microbiologiste. Et vraisemblablement, de microbiologiste kuiper. Le sens de l’humour terrien était terriblement limité dans ce domaine.
« Asseyez-vous, dit Degrandpré. Soyez attentive et gardez le silence. Vous pouvez continuer à regarder par la fenêtre, si vous voulez. »
Zoé ignora le sarcasme et suivit sa suggestion.
L’aube avait atteint la chaîne d’îles éparpillées sur la mer occidentale. Un volcan en activité traînait derrière lui un plumet de projections d’un noir de suie. La principale masse continentale apparut, dense de forêts boréales tempérées. À un endroit, un lac enchâssé dans un antique cratère bleu étincelait dans la lumière du soleil ; à un autre, celle-ci se reflétait sur un coin de glace polaire. Le sommet des nuages avait une blancheur de diamant.
Tout cela était aussi létal que l’arsenic.
Son nouveau foyer.
Deux hommes et une femme entrèrent sans enthousiasme et prirent place à la table de conférence. Zoé resta près de la fenêtre. Elle n’avait nul besoin du conseil de Degrandpré pour se tenir tranquille : les pièces bondées l’intimidaient toujours.
Kenyon Degrandpré présenta les nouveaux arrivants : Tam Hayes, Elam Mather et Dieter Franklin, tous trois venus de Yambuku par la dernière navette.
Zoé reconnut Hayes dont elle avait déjà vu des photos. C’était à la fois le directeur de la station Delta et le biologiste senior – en statut et non en âge – du projet Isis. Malgré cinq années de roulement sur Isis, il était assez jeune, et d’un physique plutôt agréable dans le genre fruste. Une bonne coupe de cheveux ne lui ferait pas de mal, songea Zoé. Sa barbe ressemblait à un fouillis de copeaux de cuivre. L’apparence débraillée typique d’un savant kuiper, autrement dit. Ses deux compagnons n’étaient guère différents.
« Zoé Fisher ! Nous espérions faire votre connaissance », dit Hayes, la main tendue.
Elle la saisit avec réticence. Elle n’appréciait pas les contacts physiques. Hayes n’en avait-il pas été informé, ou bien ne s’en souciait-il pas ? Elle vit sa main disparaître dans la poigne solide de l’homme. « Dr Hayes, murmura-t-elle en dissimulant sa gêne.
— Je vous en prie, appelez-moi Tam. Après tout, nous allons travailler ensemble.
— Vous pourrez faire plus ample connaissance plus tard », intervint Degrandpré. Il s’adressa ensuite à Zoé : « Le Dr Hayes et son équipe examinent le matériel dont on projette l’archivage, avant qu’il soit transmis à la Terre. »
Zoé suivit de près l’échange entre Hayes et Degrandpré, essayant de comprendre les conflits sous-jacents. La liaison à particules jumelles vers la Terre était si étroite, si limitée en bande passante, qu’on se disputait avec acharnement les infos à transmettre. Elles devaient passer par une étape de triage dont Degrandpré était l’arbitre suprême. Il y avait donc là, face à face, Hayes, le directeur du projet Yambuku, qui résumait impatiemment le paquet de données de son groupe, et Degrandpré qui, affichant distance, ennui et scepticisme, jouait un rôle exaspérant de bureaucrate des Trusts. Il tripotait son stylet, croisait et décroisait les jambes, demandait régulièrement à Hayes de clarifier tel ou tel point pourtant évident dès le départ. « Montrez-moi les visuels », finit-il par dire. La transmission d’hologrammes et de photos coûtait particulièrement cher, mais elle remplaçait les échantillons biologiques et la presse en raffolait.
Un grand écran central se déploya du plafond.
Les images du paquet Yambuku consistaient en micrographies de virus, bactéries, prions et protéines biologiquement actives, tous, comme disait Hayes, « ANL » : en Attente d’un Nom Latin. Il y avait aussi une série de photographies conventionnelles destinées à illustrer un article qu’un de ses biologistes juniors soumettait à une revue. « D’autres explosions de souris ? » demanda Degrandpré.
Zoé n’avait jamais entendu cette expression.
À en juger par sa grimace, elle ne plaisait pas à Hayes. « Des expositions d’animaux vivants, oui.
— Montrez-nous ça, je vous prie, Dr Hayes. »
Hayes utilisa un défileur portable pour retrouver les images dans la mémoire centrale de la station orbitale. Zoé surprit, posé sur elle, le regard curieux de Degrandpré. Jaugeait-il sa réaction ? Et si oui, dans quel but ?
Elam Mather, une femme au visage charnu vêtue d’une blouse de laboratoire, se leva pour commenter les images d’une voix forte et rapide.
« Le principe consiste à évaluer la létalité et le mode d’action des micro-organismes ambiants d’Isis en les faisant passer dans une série de microfiltres. On prélève un échantillon d’air à l’extérieur de la station, au crépuscule, par un jour calme et sec. Les notes météorologiques sont jointes. Une analyse sommaire révèle un volume de matière organique avec l’assortiment habituel de gouttelettes d’eau, de poussière de silicate, etc. Après filtrage, cet échantillon est injecté dans une chambre d’isolement renfermant une souris clonale de la souche CIBA-37. »
Une image apparut sur l’écran.
Zoé la regarda, avala sa salive et détourna les yeux.
« On obtient le même résultat qu’avec de l’air natif non filtré, continua Elam Mather. La souris est prise de fièvre en quelques minutes et souffre d’hémorragies internes moins de deux heures plus tard. S’ensuit très vite un délabrement systémique puis des hémorragies externes et une déliquescence des tissus. Plus d’une douzaine d’espèces microbiennes étrangères ont été mises en culture à partir du sang de la souris. Une fois encore, on retrouve les suspects habituels.
« L’échantillon suivant est passé par un filtre plus fin qui, sur Terre, éliminerait spores et bactéries mais épargnerait les virus et les prions. La souris exposée à cet air meurt elle aussi – comme on le voit sur ces images – bien que la toxémie se déclare moins brutalement. Ce qui n’empêche pas d’aboutir au même résultat. »
Un mélange de fourrure et de tissu musculaire dans une mare de liquide noir. Comme si on avait passé la souris CIBA-37 au mixer. Ce qui aurait sans doute été plus gentil pour elle, pensa Zoé.
La vue de la créature morte l’affecta plus qu’elle ne l’aurait cru. Sa gorge se serra et elle se demanda si elle allait vomir.
Elle plissa des yeux pour éviter de voir les autres photos tout en ayant l’air de les regarder. Les expériences suivantes confirmaient et étendaient les premières, sans rien apporter de bien nouveau. Soit Degrandpré voulait les voir lui-même, soit il voulait que Zoé les voie.
Parce que je ne suis pas microbiologiste, devina-t-elle. Il me considère comme une théoricienne habituée au confort douillet de la Terre. Comme si je ne savais pas dans quoi je mets les pieds !
« Même avec un microfiltrage HEPA, la souris clonale finit par tomber malade après une exposition répétée à l’air natif. Dans ce cas précis, nous avons peut-être affaire à des poussières ou à des fragments de protéines qui pourraient déclencher une réaction allergique. Ce n’est plus la grosse éruption hémorragique, mais ça reste mortel… »
Dieter Franklin prit succinctement la parole : « La planète tente de nous tuer. Ça, nous l’avons montré il y a bien longtemps. Ce qui est surprenant, c’est la quantité d’énergie qu’elle y consacre. »
Degrandpré jeta un nouveau coup d’œil à Zoé, l’air de dire : « Vous voyez ? Isis vous tuera si vous la laissez faire. »
Zoé garda un visage neutre. Elle ne voulait pas lui faire le plaisir de montrer sa peur.
Le lendemain, elle rencontra par hasard Tam Hayes à la cafétéria.
Celle-ci était aussi austère que les autres salles de la station : un assemblage d’acier effectué par les constructeurs Turing, aux joints de soudure visibles, avec un ameublement de fortune constitué de chaises fragiles et de tables sur tréteaux. Comment faire autrement quand tout objet manufacturé provenait soit de la Terre, acheminé par vaisseau à un coût exorbitant, soit des usines de montage Turing situées sur la lune d’Isis, d’une taille comparable à Deimos. Au moins la cafétéria était-elle décorée. Quelqu’un avait exprimé ses talents artistiques en rainant les parois intérieures à l’aide d’un graveur d’assemblage. Un gaspillage de temps et d’énergie, estima Zoé, mais non de fournitures indispensables. La cloison du fond s’ornait ainsi d’une tapisserie celte faite de lignes enchevêtrées, dont le dessin général comprenait de discrètes marques de clans kuipers. Plutôt réussi, malgré ce vague côté subversif, jugea-t-elle.
Malheureusement, les plafonniers n’étaient que de simples micro-lampes au soufre, qui donnaient aux aliments le brillant artificiel du polystyrène.
« Bonjour, Dr Fisher. » Debout derrière elle, Hayes tenait un bol thermique de soupe flavinoïde glutineuse à la main. « Pas d’objection à ce que je me joigne à vous ?
— Bonjour ? » La montre de Zoé lui indiquait l’heure du dîner.
« J’ai gardé l’heure de Yambuku. Le soleil vient de se montrer sur les plaines – à moins qu’il ne pleuve. Vous le verrez bientôt par vous-même.
— J’attends ça avec impatience. On ne voit pas grand-chose depuis l’orbite.
— Ils sont un peu chiches avec les fenêtres, c’est vrai, mais les retransmissions en direct sont presque aussi bonnes.
— J’ai déjà vu des images filmées d’Isis, sur Terre. »
Il hocha la tête. « La fièvre orbitale d’Isis. Je connais ça, j’en ai moi-même souffert, autrefois. » Il s’assit face à elle. « Vous voulez le vrai, l’original. J’ai bien peur, hélas, que vous trouviez la même situation à Yambuku. Isis a beau être là, sous vos pieds, vous en êtes complètement isolé. Il m’arrive de rêver que je me promène dehors. Sans armure d’excursion, je veux dire. » Il ajouta : « Je vous envie, Dr Fisher. C’est une expérience que vous ferez tôt ou tard.
— Appelez-moi Zoé. » Qu’il reste là à bavarder avec elle indiquait clairement qu’il préférait la familiarité typique aux kuipers.
Il lui tendit – une nouvelle fois – la main. Elle se força à la prendre, pressa sa paume humide contre la peau sèche. « Tam », se présenta-t-il.
Elle n’ignorait rien de lui grâce à ses lectures préparatoires. Hayes faisait tourner Yambuku depuis le sol. C’était un cadre technique et un microbiologiste, exilé d’une de ces colonies kuipers puritaines pour avoir osé signer un contrat avec les Trusts.
Il avait trente-cinq ans. C’était son âge réel : il n’avait jamais suivi de cure de rajeunissement. Zoé trouvait attirantes les rides qui, au coin de ses yeux, ressemblaient à de gracieuses cartes topographiques. Theo en avait, lui aussi, mais plus rudes, plus marquées.
« Vous m’enviez, reprit-elle. Degrandpré, lui, a l’air de penser que je cours à ma perte.
— Eh bien, Degrandpré… La politique de la station orbitale m’est complètement étrangère, mais Degrandpré est une vieille marchandise terrienne. Sans vouloir l’insulter. C’est un directeur, un kacho. Il serait heureux que rien ne change jamais ici. Garder l’équilibre, mettre les livres de comptes au propre, sauver la face, voilà son programme. Ne vous attendez pas à la moindre sympathie de la part de Kenyon Degrandpré.
— On dirait qu’il cherche à me faire peur.
— Et ça marche ? »
Bien que posée sur le ton de la plaisanterie, la question la fit sursauter.
Car oui, cela marchait. Elle avait peur.
Maintenant qu’elle se l’avouait, elle avait si peur que la nourriture restait bloquée dans sa gorge et que son estomac se nouait comme un poing.
Elle avait peur plus qu’elle ne l’aurait cru possible.
« Zoé ? » En face d’elle, Hayes fronçait les sourcils. « Ça va ? »
Elle reprit le contrôle d’elle-même. « Oui, ça va. »
Il suffisait d’attendre que son thymostat remplisse sa fonction, qu’il la lave d’un flux apaisant de neurotransmetteurs. Cela allait arriver, Zoé en était sûre, il suffisait d’un peu de patience. La peur disparaîtrait, et elle redeviendrait normale.
Le voyage de retour à la surface d’Isis n’avait en général, en tout cas par temps calme, rien de bien palpitant – et mieux le valait ennuyeux plutôt que mouvementé. Mais à peine la navette avait-elle percé la couche nuageuse que Tam Hayes découvrit qu’une situation de crise l’attendait. Rien d’inhabituel pour Yambuku… sauf que celle-ci était potentiellement meurtrière.
Hayes avait laissé la station entre les mains de Macabie Feya. Ingénieur expérimenté, membre de l’Église mormone réformée et du clan de l’Aiguille du Corps Kuiper 22, Mac alliait le génie de la micro et des appareils Turing à la maîtrise de la technique stérile la plus pointue que pouvait fournir une formation kuiper. Avec deux ans de station, on aurait pu le croire trop ancien à Yambuku, trop averti pour sortir dans une armure non certifiée. C’était pourtant précisément ce qu’il avait fait et la raison de ses ennuis actuels à l’extérieur.
Haut dans le ciel, un éparpillement de cirrus courait à travers les steppes occidentales. La navette surgit des nébulosités et retrouva une lumière délavée. Malgré l’orage qui déversait des rideaux de pluie à une douzaine de kilomètres au nord de la vallée fluviale, les vents soufflaient faiblement. À l’est, un front nuageux dissimulait presque toute la chaîne des montagnes de Cuivre ; le soleil étendait quelques doigts jusqu’aux contreforts émeraude. Yambuku était situé au cœur du continent occidental, sur une pente forestière plutôt sèche, par rapport à l’humidité omniprésente sur Isis. Le vent et les pluies quasi-quotidiennes créaient souvent des problèmes : ils perturbaient les horaires des navettes et empêchaient la sortie des télésenseurs.
Dans la navette, Hayes se hissa aux côtés du pilote remplaçant, qui hocha sèchement la tête. « Peu de détails pour l’instant, Dr Hayes. Ils sont pas mal pris par la situation. Sauf erreur, Mac est sorti effectuer une opération de maintenance et s’est retrouvé avec une brèche dans sa combinaison… pas une brèche complète, mais ils sont coincés à cause de la décontamination, et lui est immobilisé par son armure défectueuse.
— Conduisez-moi là-bas le plus vite possible, dit Hayes.
— On fait de notre mieux. »
Dôme dressé au-dessus du cœur stérile de la station, la baie d’accostage de Yambuku en était la plus grande structure. Elle s’ouvrit afin de laisser la navette exécuter son atterrissage vertical, puis se referma avec une lenteur insupportable par-dessus l’aire d’atterrissage. L’atmosphère d’Isis fut évacuée et remplacée par de l’air stérile issu des piles d’échange, puis la zone fut assainie trois fois, d’abord par des aérosols stérilisants, puis par des ultraviolets et enfin par de la chaleur radiante à peine moins élevée que les températures subies lors de la rentrée dans l’atmosphère. Durant cet interminable nettoyage, Hayes s’entretint avec Cai Connor, qui dirigeait les opérations lorsque Hayes s’absentait et que Mac était indisponible.
Connor, une chimiste organique, avait presque autant d’expérience que Mac Feya. Hayes ne doutait pas qu’elle affrontait cette urgence au moins aussi bien qu’il l’aurait fait lui-même, mais il sentait l’anxiété transparaître dans ses propos. « Le contact avec Mac est sporadique. Nous lui avons envoyé des tractibles télécommandés, mais il ne coopère pas du tout. La décontamination sera, au mieux, délicate, et nous ne voulons pas risquer d’ouvrir une autre brèche en forçant une articulation…
— Du calme, Cai. Racontez-moi tout depuis le début, s’il vous plaît. Tout ce que je sais, c’est que Mac est sorti faire de la maintenance.
— Nous avions encore un problème d’étanchéité, cette fois-ci au niveau du hangar sud des tractibles. Vous connaissez Mac : il s’arrache les cheveux sur ces segments défectueux. Franchement, il n’aurait pas dû sortir. La combinaison d’excursion alpha était coincée en maintenance. Il a pris la bêta alors qu’elle n’avait pas été révisée depuis sa dernière sortie. Il faut croire qu’elle en avait besoin. Il était devant le hangar en train de prélever des échantillons du joint fautif et de le calfater quand un servo de sa jambe droite s’est mis en surchauffe. L’homéostasie de sa combinaison s’est affolée, puis le système s’est bloqué. Il a subi panne sur panne. La surchauffe du servomoteur a percé l’armure extérieure, impossible de savoir si le joint intérieur est touché – les télémesures se contredisent. Ce dont nous sommes sûrs, c’est que l’armure a cuit la jambe de Mac au-dessus du genou. Malgré les analgésiques qu’elle lui a administrés – elle a d’ailleurs presque épuisé son stock –, il souffre terriblement. En plus, il se conduit de façon incohérente, donc on ne peut pas compter sur lui pour coopérer à notre tentative de sauvetage. »
Une grimace crispa le visage de Hayes. Dieu vienne en aide à Mac, cloué au sol par un moteur défaillant, brûlé, souffrant, et – ce qui était sans doute le pire – ne sachant pas si son biopérimètre avait résisté ou s’il pouvait déjà se considérer comme mort. « Cai, où en est la combinaison alpha, au niveau maintenance ?
— Ne quittez pas. » Elle consulta quelqu’un hors de portée du transducteur. « J’ai fait accélérer la procédure dès le déclenchement des alarmes de Mac. Elle a passé les diagnostics préliminaires sans anicroches, mais aucun des tests en profondeur n’a pu être effectué.
— Récupérez-la et tenez-la prête.
— Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus judicieux à faire.
— Tenez-la prête, Cai, merci. Et amenez-nous le tunnel.
— OK, ça vient. » Malgré ses doutes, elle semblait soulagée qu’il soit de retour pour endosser la responsabilité de la station. « Encore une vingtaine de minutes avant la confirmation.
— Je veux que l’armure soit prête à ma sortie du tunnel. D’ici là, continuez comme avant : efforcez-vous de garder Mac le plus calme possible et faites en sorte qu’on munisse les tractibles de corsets chordaux. Et relayez-moi sa télémesure, je pourrai peut-être en tirer quelque chose.
— Tout de suite », répondit-elle aussitôt. Une hiérarchie plutôt informelle régnait dans la station, et jamais Cai, femme-libre kuiper jusqu’au bout des ongles, ne lui donnerait du « Monsieur » comme le faisaient systématiquement les scientifiques terriens. Une certaine déférence transparaissait néanmoins dans sa voix.
Tam sentit le poids des responsabilités s’installer solidement sur ses épaules.
La nouvelle recrue – Zoé Fisher, le bébé-éprouvette dont par malheur la combinaison d’excursion se trouvait encore au fond de la soute – se présenta dans l’habitacle. Sourcils froncés, elle affichait un air grave. « Puis-je être utile en quoi que ce soit ?
— Oui, en ne nous gênant pas. » C’était la première réponse qui lui était venue à l’esprit.
Elle hocha la tête une seule fois et retourna dans la cabine des passagers.
Tiens bon, Mac, pensa Hayes.
Yambuku n’avait pas besoin d’une autre mort tutélaire. Isis avait déjà pris trop de vies.
Les jours sur Isis duraient en moyenne trois heures de plus que sur la Terre, et son inclinaison axiale moins prononcée rendait ses saisons plus douces. Le soleil planait au-dessus des montagnes de Cuivre quand Hayes, enfermé dans l’imposant volume de la bioarmure, sortit de Yambuku. Autour de lui, la forêt se remplissait déjà d’ombres denses ; le long crépuscule d’Isis débuterait dans une petite heure.
Autour de la station, on avait brûlé ou assaisonné d’herbicides longue durée une large bande de terrain pour la débarrasser de sa végétation. Le cœur et les quatre anneaux coaxiaux de Yambuku étaient enchâssés dans ce désert noir telle une perle tombée à terre. La zone de combustion empêchait les plantes autochtones de grimper sur les murs en agrégat compressé de la station, d’obstruer ses sorties et d’affaiblir ses joints. Elle évoquait aussi à Hayes l’espace vide entre une forteresse et son mur d’enceinte. Un champ de tir.
Mais ce no man’s land n’était d’aucune efficacité contre les micro-organismes aériens, cause probable des défaillances à répétition des joints, et déjà les mauvaises herbes tentaient de nouvelles avancées, comme si la forêt étendait à tâtons ses doigts verts.
Hayes, qui suait dans sa combinaison isolante, retrouvait comme à chacune de ses sorties l’impression de ne pas vraiment faire partie du paysage qui l’entourait. Tout ce qu’il percevait – le craquement du sol brûlé sous ses pieds, le murmure du vent dans les feuilles – lui parvenait par l’intermédiaire des senseurs de l’armure. Son sens du toucher était émoussé par l’épaisseur des gants, malgré leur polyvalence et leur sensibilité. Sa vue était limitée comme par des œillères et son odorat inexistant. Sinon par procuration, dans cet hybride mi-robot, mi-humain, il ne pourrait jamais pénétrer dans cette vallée fluviale luxuriante et sauvage comme un jardin d’été.
Elle le tuerait à la première occasion.
Il dépassa le mur courbe de la station, dressé telle une falaise de calcaire dans la lumière oblique du soleil, et atteignit l’endroit, en face du sabord des tractibles, où Macabie Feya était piégé par son armure défectueuse.
Le problème sautait aux yeux. La jambe droite de Mac avait brûlé jusqu’à la hanche, laissant une cavité évasée et noircie dans le bouclier externe. Les hydrauliques primaires et secondaires situés sous la taille étaient irrémédiablement endommagés. Mac était figé sur place dans une inconfortable position accroupie.
L’accident était survenu presque huit heures plus tôt. La combinaison avait posé un garrot sur la jambe et aurait même pu pratiquer une réanimation cardio-respiratoire le cas échéant : cela restait une bonne machine, même avec les systèmes du torse complètement brûlés. Mais huit heures devaient paraître une éternité quand on était seul et blessé. Et la petite réserve d’analgésiques et de narcotiques intégrée à la combinaison arrivait à épuisement.
Hayes s’approcha prudemment de son ami. Au contraire des jambes, les bras puissants avaient gardé leur mobilité. Si jamais il paniquait, Mac pourrait lui infliger de sérieux dommages.
Deux tractibles terrestres s’écartèrent à l’arrivée de Hayes, leurs caméras se braquant en alternance sur les deux hommes. Leurs yeux, bien entendu, étaient ceux de Yambuku, ceux d’Elam Mather, en fait, qui les télécommandait. Tout semblait si calme en cette fin d’après-midi ; des aviants jacassaient en haut des arbres et un insecte noir traversait tranquillement la zone cendrée, l’air d’un minuscule banquier victorien. Hayes s’éclaircit la gorge. « Mac ? Tu m’entends ? »
Sa voix était relayée par radio dans le casque de Mac. Nous entendons les insectes mieux que nous-mêmes, songea Hayes. Deux solitudes, des sémaphores par-dessus un océan microbiotique.
Il ne reçut en réponse que le faible bourdonnement de la porteuse. Mac avait dû à nouveau glisser dans l’inconscience.
Hayes se trouvait maintenant assez près pour examiner le trou dans la combinaison. Celle-ci comportait plusieurs couches : en temps normal, les hydrauliques et les moteurs opéraient isolés à la fois de l’humidité de leur cargaison humaine et de la biosphère corrosive d’Isis. La surchauffe avait détaché la couche externe de la flexarmure comme une feuille d’aluminium, exposant un enchevêtrement d’isolants brûlés et des fuites de fluide bleu. Une blessure de robot. Enfoui tout au fond, Mac Feya en était le cœur, tendre, caché, mais sous le coup d’une terrible menace.
Hayes avait besoin de la coopération de Mac. Mieux valait, sinon, qu’il soit inconscient. Il s’enquit de la télémesure auprès d’Elam.
« Pour autant que je puisse en juger, Tam, ses indicateurs vitaux sont aussi stables que possible étant donné la situation. Tu veux que je demande à sa combinaison de réduire les narcotiques ?
— Oui, s’il te plaît, juste un peu.
— Tu es sûr de ne pas vouloir l’attacher d’abord ?
— Je suis justement en train de m’en occuper. »
Il décrocha un corset intégral du tractible le plus proche et entreprit de le relier à la partie supérieure de l’armure de Mac. Des tractibles plus grands ou plus souples auraient pu s’en charger eux-mêmes. Mais on était sur Isis, et quelque kacho terrien avait fixé des limites de taille et de poids aux robots sans réfléchir aux conséquences pratiques. Hayes s’affaira dans le dos de Mac, connecta le corset aux ports chordaux, et entama un échange de protocole avec ce qu’il restait de l’électronique de la combinaison.
Il avait presque terminé d’établir la liaison quand Mac revint à lui.
Son hurlement résonna dans le casque de Hayes, un son qu’il n’associa pas tout de suite à son ami Macabie Feya, un rugissement inhumain qui satura les transducteurs audio. Elam cria pour se faire entendre : « Ses indicateurs vitaux s’affolent. Il faut que tu prennes le contrôle de son armure au plus vite ! »
Hayes enfonça fermement le dernier connecteur dans l’armure prise de soubresauts.
Il essayait de verrouiller le dispositif quand l’épaule de Mac le percuta.
Hayes, meurtri, le souffle coupé, recula en chancelant. Le volume de son armure ne l’empêchait pas d’être fragile, d’une certaine façon : elle avait été conçue pour le protéger de la biosphère, non d’une attaque physique. Hayes souffrait des côtes, il avait du mal à respirer et il entendait l’alarme de sa combinaison réclamer son attention.
« Tam, il y a un trou dans ta couche externe ! Retourne immédiatement dans le sas !
— Mac », appela Hayes.
La plainte confuse de l’ingénieur diminua de volume.
« Mac, tu m’entends, n’est-ce pas ?
— Arrête, Tam ! insista Elam.
— Mac, écoute. Tu t’en sors bien. Je sais que tu t’inquiètes, je sais que cela fait trop longtemps que tu es là, et je sais aussi que tu souffres. On va bientôt pouvoir te ramener à l’intérieur. Il faut juste que tu te détendes et que tu restes tranquille encore un moment. »
Il y eut une réponse, cette fois, qui parlait d’être « pris dans un putain de piège ».
« Écoute-moi », dit Hayes. Il s’avança avec précaution d’un pas, en prenant soin de rester dans le champ de vision de Mac et de garder ses mains ouvertes devant lui. « Je t’ai mis un corset, mais il n’est pas complètement verrouillé. Il faut que je termine la connexion avant qu’on puisse te ramener à l’intérieur. »
Elam continuait à le harceler : « Je ne peux pas garantir l’intégrité de ta combinaison si tu ne reviens pas maintenant ! »
Il fit encore un pas.
« Je crois que tu m’as cassé une côte, Mac. Vas-y mollo, d’accord ? Je sais que ça fait mal. Mais on est presque rentrés, mon vieux. »
Mac croassa quelque chose de répétitif en butant sur les mots.
« Tu as compris, Mac ? »
Il y eut un silence qu’il prit pour un consentement. Hayes saisit le jack de l’attache dans son gant, profitant de ce qu’il espérait être un moment de lucidité.
Mac se cabra à l’établissement de la connexion. Puis l’électronique de l’attache neutralisa ses fonctions volontaires, imposant à ses bras de se ranger le long du corps et de se bloquer dans cette position. Le mouvement avait dû être douloureux. Cette nouvelle et soudaine impuissance arracha un hurlement à Mac. Un bruit affreux.
Deux petits tractibles s’approchèrent. Ils s’emparèrent des ailes du corset et l’inclinèrent doucement en arrière. Mac n’était plus qu’un véhicule sur roues, qui se dirigeait déjà vers la chambre de décontamination externe du hangar des tractibles. Hayes ignora les injonctions d’Elam et marcha aux côtés de Mac, restant là où le blessé pouvait le voir, lui tenant compagnie jusqu’à ce que derrière eux les portes se ferment sur le bleu de plus en plus profond du crépuscule d’Isis.
Il amena son casque au contact de celui de Mac au moment où s’allumait l’éclairage cru de la station.
Mac murmura quelques mots. « Trop tard », crut comprendre Hayes.
Il laissa sa tête contre celle de Mac tandis que tombait du plafond une bruine d’antiseptiques caustiques vert pâle qui signalait le début de la décontamination. De l’autre côté de leurs visières humides, Mac lui rendit son regard.
Hayes lui adressa un signe d’encouragement de ses deux pouces levés. Il espérait que le manque de sincérité de son geste n’était pas d’une évidence trop ridicule.
Les yeux vides de Mac étaient injectés de sang. Du sang s’échappait en larmes rubis de ses pores. La déliquescence des tissus et l’hémorragie externe avaient déjà commencé.
Macabie Feya était en train de mourir, et Hayes ne pouvait rien y faire.
Comme s’il n’avait pas déjà assez de problèmes, Kenyon Degrandpré devait maintenant trouver le meilleur moyen de présenter ce malencontreux décès.
C’est ce qui le préoccupait lorsqu’il se présenta à son examen médical mensuel. Il avait hâte de parler au médecin. Non qu’il fût malade, mais il n’avait rien trouvé à bord de la station orbitale qui ressemblât plus à un ami que Corbus Nefford, le responsable du service médical – un médecin natif de Boston qui avait fait toute sa carrière dans les Trusts. À la différence de ces barbares des mondes glacés qui constituaient l’essentiel du personnel médical, Nefford comprenait les règles d’une conversation courtoise. Il se montrait amical sans perdre de vue les subtilités de la hiérarchie, révérencieux tout en ne versant presque jamais dans une flagornerie de mauvais goût. Son visage aristocratique et joufflu avait dû lui être très utile lors des loteries professionnelles, sur Terre : même vêtu de sa modeste blouse de médecin, il ressemblait à un cousin des Familles.
Degrandpré entra dans le petit poste médical et se déshabilla sans complexe. À l’instar de son uniforme, son corps exprimait son rang et sa classe. Il n’avait presque pas de poils, sa graisse corporelle excédentaire s’éliminait par chélation, sa musculature était marquée mais sans excès. Un tatouage du Trust des Travaux ornait son épaule gauche. Son fin pénis pendait par-dessus la légère cicatrice de son orchidectomie, encore une marque de son rang. Il s’introduisit sans attendre dans le compartiment à diagnostic.
Nefford, assis devant le moniteur, le consultait avec attention. Il n’avait jamais la maladresse de parler le premier.
Dans le dos de Degrandpré, la machinerie émit un bourdonnement, un murmure d’ailes d’oiseau-mouche. « Vous êtes au courant du décès, bien entendu. »
Le médecin hocha la tête. « Une brèche dans la combinaison, si j’ai bien compris. Une vraie tragédie pour l’équipe de Yambuku. J’imagine qu’ils devront remplacer l’armure.
— Sans parler de l’ingénieur.
— Macabie Feya. Arrivé il y a trente mois. Une santé de fer, comme tous ses collègues, du moins quand ils débarquent sur la station orbitale. Il a lui-même provoqué l’accident, m’a-t-on dit ?
— Il est sorti avec un matériel de protection mal préparé. En ce sens, oui, c’est lui qui l’a provoqué. Mais les fautes ont l’habitude de remonter la hiérarchie.
— Vous n’avez sûrement rien à vous reprocher, Directeur.
— Merci de cette manifestation de soutien si peu convaincante. Vous savez aussi bien que moi ce qu’il en est en réalité.
— La perfection n’est pas de ce monde.
— Nous venons de perdre deux avoirs dont le remplacement sera coûteux. Impossible de faire l’impasse là-dessus. Mais Yambuku est loin d’être paralysé : ils peuvent toujours utiliser leurs véhicules, la plupart de leurs tractibles sont dans un état acceptable, et ils ont au moins une bioarmure qui peut être assez rapidement remise aux normes. Les recherches fondamentales ne seront pas interrompues.
— Sans compter ce nouvel équipement apporté par cette Zoé Fisher, ajouta Nefford.
— Tout le monde est donc au courant ?
— Pour le meilleur ou pour le pire, la station est un village. Les gens parlent.
— Trop, et trop souvent. » Mais Degrandpré ne s’étonnait pas que Corbus Nefford lui fasse part de certains bruits de couloir. Sa position de médecin et de chef de section lui assurait pratiquement son bol de riz. Il pouvait se permettre de dire ce que d’autres auraient gardé pour eux. « Ce que Zoé Fisher a apporté est une technologie non certifiée qui nous a été refilée par une branche pourrie des Trusts. À peine arrivée avec un vade-mecum de Mécanismes & Personnel, elle se fourre dans des situations dangereuses. Ça m’inquiète. Une mort est déjà une attrition, deux ressembleraient à de l’incompétence… et on chercherait quelqu’un à blâmer. »
Occupé à murmurer dans son défileur, le praticien hocha distraitement la tête. « Diagnostic terminé. Descendez, je vous prie. »
Degrandpré se rhabilla tout en continuant à penser à voix haute. « Mécanismes & Personnel se comporte comme s’il pouvait réordonner à sa guise nos priorités. Je doute que les officiels des Travaux supportent encore longtemps une telle arrogance. D’ici là, j’aimerais que Zoé Fisher survive, au moins jusqu’à ce que je sois rentré sain et sauf à Pékin. Franchement, cette bataille ne me concerne pas. » N’était-il pas allé trop loin ? « Tout ceci est confidentiel, évidemment.
— Bien entendu.
— Autrement dit, ça ne doit pas sortir d’ici.
— Vous savez que vous pouvez me faire confiance, Kenyon. » Il avait utilisé le prénom non par impertinence, mais les yeux baissés, pour s’insinuer dans les bonnes grâces de Degrandpré.
« Merci, Corbus. » Une légère réprimande. « Alors ? Suis-je en bonne santé ? »
Nefford se retourna vers son écran avec un soulagement visible. « Le calcium de vos os est excellent, votre musculature est stable et votre taux d’exposition cumulée aux radiations est largement dans les limites admises. Mais la prochaine fois, il me faudra un échantillon de sang.
— La prochaine fois, vous en aurez peut-être un. »
Une fois par mois calendaire, Degrandpré parcourait toute la circonférence de la station orbitale, des baies d’accostage au jardin solaire, la main gauche posée sur son étui de cravache.
Cette promenade était à ses yeux un moyen de garder le contact avec la station. De rester sur le dos des équipes de maintenance, de punir le personnel des Travaux pour tenue non conforme… bref, de faire sentir sa présence. (Sur le sujet des uniformes non réglementaires, il avait depuis longtemps renoncé à faire entendre raison aux savants martiens et kuipers, s’estimant heureux qu’ils n’oublient pas de s’habiller.) Les problèmes qui semblaient secondaires vus de ses appartements acquerraient une autre dimension sur les ponts. Et il appréciait le côté physique de l’exercice.
Son inspection débutait toujours par les entrepôts mal éclairés du module Dix pour se terminer au Neuf, le jardin solaire. Il prenait plaisir à flâner dans le jardin. Si on lui avait demandé pourquoi, il aurait pu répondre qu’il aimait la lumière filtrée du soleil – pompée par des récepteurs situés sur le moyeu de la station – l’air humide ou l’odeur de terre des suspensions aéroponiques. Une réponse qui aurait été sincère… mais incomplète.
Aux yeux de Kenyon Degrandpré, le jardin représentait un paradis en miniature.
Enfant déjà, il adorait les jardins. Jusqu’à douze ans, il avait vécu dans le sud de la France avec son père, un cadre supérieur de la Collecte des Cultivars. Les serres de la Collecte s’étendaient sur des milliers d’acres de pâturages ondulants, leurs bases inclinées vers le sud, une cité aux murs de verre humides baignée par le sifflement des aérateurs.
« Le Paradis », ainsi son père surnommait-il cet endroit. Dans la mythologie biblique, le Paradis était un jardin vert appelé l’Éden ; un monde cultivé, parfait. Lorsque l’humanité avait été déchue de la grâce, le jardin avait succombé à l’anarchie.
Sur la station, le jardin était encore plus essentiel, aussi fragile et vital qu’un cœur greffé. Il subvenait à la majorité des besoins nutritionnels de la station, recyclait les déchets, purifiait l’air. À la fois indispensable et vulnérable, il en devenait, du moins aux yeux de Degrandpré, une réincarnation du paradis du Vieux Testament : ordonné, calculé, organique et précis.
Les jardiniers en treillis couleur chamois réagirent à sa présence en restant hors de vue. Il parcourut à pas lents les terrasses, s’arrêta pour savourer l’odeur et la lumière vert feuille d’une clairière qui s’ouvrait au milieu de grands plants de tomates.
L’essentiel de l’idéalisme que lui avait légué son père était encore intact quand il avait rejoint les Travaux. L’humanité avait trop longtemps subi une Terre sauvage. Elle en avait subi les conséquences : croissance démographique effrénée, dégénérescence du climat, maladies.
Les radicaux kuipers accusaient la Terre de se complaire dans la stagnation. Quelle absurdité, se dit Degrandpré. Combien de temps dureraient un habitat kuiper ou une ferme aérienne sur Mars s’ils ne pouvaient réguler leur extraction de glace ou d’oxygène ? Combien de temps la station orbitale pourrait-elle tenir, par exemple, dans l’anarchie ? La situation n’apparaissait guère différente sur la Terre, qui affrontait les mêmes problèmes, mais en plus large, en plus diffus. Regardez Isis, ce jardin jamais cultivé. Superbe, comme ne manquaient jamais de s’exclamer avec enthousiasme les Kuipers qui débarquaient. Superbe, oui, et radicalement hostile à la vie humaine.
Il traversa le potager et emprunta un escalier qui le conduisit à une terrasse sur laquelle prospéraient près de la lumière des vignes fruitières soigneusement élaborées. Des jardiniers et de délicats tractibles blancs se déplaçaient tels des anges parmi le luxuriant feuillage, et il se délecta du son tranquille des gouttes d’eau. Il pensa à son foyer. Cinq ans qu’il l’avait quitté, et Dieu sait ce qu’il s’y était passé depuis. La désastreuse Initiative Aquifère nord-africaine avait failli lui coûter sa carrière : il n’avait pu sauver sa carte du Trust des Travaux qu’en sollicitant l’appui de tous ceux qui lui devaient une faveur. Il avait accepté cette rotation sur Isis afin de prouver son adaptabilité. On ne lui avait d’ailleurs pas proposé d’autres postes de responsabilité.
Et il s’en sortait plutôt bien. Mais trop de temps s’était écoulé trop lentement, et l’éloignement de la Terre l’affectait plus qu’il ne s’y était attendu. Comme si la moindre cellule de son corps avait enregistré chacun des centimètres de l’énorme distance franchie par le lanceur Higgs. Après tout, il se trouvait à une distance telle que cette lumière qui tombait sur les vignes n’atteindrait ni Pékin, ni Boston, ni le sud de la France de son vivant. Son seul lien véritable avec sa planète natale se limitait à la liaison à particules jumelles… un lien bien ténu, à vrai dire.
Dont il fallait pourtant qu’il s’occupe. On attendait son rapport hebdomadaire. Il n’avait pas d’autre choix que d’apprendre aux Trusts le décès d’un de leurs ingénieurs.
Pure malchance. Ou défaillance de la Direction. Ou bien conclusion malheureuse d’une imprudence kuiper. Oui, c’était plutôt ça.
Vers midi, une fois son rapport placé dans la file d’attente des transmissions, il se consacra à d’autres tâches. Il participa à une réunion des chefs de section où il dut faire face à leurs réclamations concernant l’attribution des tractibles et l’utilisation des ressources, qu’ils jugeaient injustes. L’habituelle jalousie entre services. Les usines Turing sur la petite lune d’Isis n’avaient pas atteint leurs objectifs de production, malgré deux nouvelles unités de fabrication. Il s’agissait d’un problème d’équilibre. Inéluctablement, personne n’obtiendrait ce qu’il voulait. La station orbitale était une économie de pénurie.
Du côté des bonnes nouvelles, il n’y avait pas de carences à déplorer. Quoiqu’en deçà des prévisions, la productivité Turing avait tout de même augmenté, et les équipements de vie de la station orbitale restaient en bon état. La plupart des mauvaises nouvelles provenaient des chefs de projets de surface, qui signalaient une vague de défaillances des joints d’étanchéité, un accroissement des opérations de maintenance et une baisse de la redondance, surtout dans les avant-postes continentaux et sous-marins. (La petite station arctique n’annonçait que des maintenances de routine.) Cela pouvait aboutir à une situation difficile, les stations sur Isis utilisant une quantité invraisemblable de matériaux exotiques importés de la Terre ; remettre à niveau le contenu des entrepôts et les pièces de rechange nécessiterait de modifier les futures cargaisons expédiées par les Trusts, ce qui n’était jamais une partie de plaisir. Mais tout compte fait, la situation aurait pu être pire.
Il apaisa les jeunes cadres à coup de promesses, les congédia enfin et rentra dans sa cabine.
Seul.
Il détestait l’isolation sociale de la station ; mais la discipline constituait comme toujours la réponse à ce problème. Les Trusts avaient fait une erreur, plus d’un siècle auparavant, en bricolant les gènes de volontaires kuipers au lieu de leur enseigner les pratiques de l’autodiscipline.
Le mur de sa cabine relayait une vue d’Isis, bleue sur fond de velours noir. Il ne supportait plus cette scène. Il modifia l’affichage au profit d’une luminescence blanche plus neutre, paramétrée pour diminuer d’intensité quand il s’endormirait.
La stridulation de son défileur personnel le réveilla tôt.
Le message en attente portait une étiquette ambre : important mais non urgent. Degrandpré le laissa en attente le temps de se doucher et de se vêtir. Il envoya ensuite un tractible personnel lui ramener un petit déjeuner de la cambuse.
Il fallut bien qu’il prenne connaissance du message sur son défileur. Il s’agissait de la réponse du Trust des Travaux. Des regrets de pure forme relatifs à la mort de Macabie Feya. Des programmes de lancement révisés. Des projections sur les six prochains mois des inventaires de cargaison, eux aussi révisés.
Et en queue de message, un dard, petit mais mortel.
Un « observateur » avait été inscrit sur la prochaine rotation de personnel. Un observateur de Mécanismes & Personnel, un certain Avrion Theophilus.
Il fut terrifié de voir que son rang n’était pas spécifié.
Sur Terre, un homme sans titre était soit très pauvre, soit très puissant. Soit un paysan, soit un homme des Familles.
Et les paysans ne venaient pas sur Isis.
Zoé se rendit à la crémation de Macabie Feya.
Tam Hayes avait convoqué tout le personnel de Yambuku dans la salle commune, dont les dimensions suffisamment vastes permettaient à Zoé de se joindre aux autres sans trop souffrir de claustrophobie. Il avait dégagé une paroi et converti sa surface en un écran montrant les espaces situés à l’ouest, où des tractibles télécommandés avaient assemblé un bûcher de bois autochtone sur lequel reposait le corps. Cela donnait l’impression de regarder par une grande baie vitrée, alors que la salle était en fait le cœur du noyau stérile de Yambuku, isolée d’Isis par plusieurs couches de laboratoires en zone chaude et de hangars à tractibles.
Trop contaminé pour être sauvé, Mac Feya n’avait pas dépassé ces hangars. Les innombrables micro-organismes isiens qui avaient envahi son corps l’avaient transformé en un déchet biologique extrêmement dangereux. Durant sa sinistre – et par bonheur, brève – agonie, Elam Mather lui avait télé-administré des sédatifs et des anesthésiants. Elle avait ensuite prélevé des échantillons clés de tissus, qu’elle avait introduits dans une série de boîtes à gants, avant de réexpédier la dépouille à l’extérieur.
Zoé ne chercha pas à voir le corps trop en détail. Une fois sa bioarmure débarrassée des pièces réutilisables, on avait cherché à restituer un minimum de dignité à Mac en le drapant d’un linceul blanc, qui ne pouvait pourtant dissimuler la déliquescence du cadavre, digéré et transformé à une vitesse effrayante en un épais liquide noir par les micro-organismes d’Isis. Exactement comme avec les souris CIBA-37, se dit Zoé. Elle s’assit avec raideur sur une chaise et tenta de voir en cette mort un avertissement plutôt qu’un présage : on ne plaisantait pas avec la biosphère d’Isis. Sauf qu’il n’y avait en l’occurrence ni malveillance, ni attaque délibérée de la vie humaine. Le problème n’était pas Isis mais l’humanité. Nous sommes fragiles, pensa Zoé, nous avons évolué dans un domaine biologique plus jeune et moins concurrentiel. Ici, nous sommes pareils à des petits enfants.
Lorsque les premières sondes avaient atteint Isis, d’importants efforts avaient été consentis pour la protéger de toute contamination humaine. Mais il n’existait pas d’organisme terrestre que la biosphère d’Isis ne soit en mesure de circonscrire et de dévorer. Son vaste assortiment d’enzymes et de poisons corrompait rapidement les fragiles enveloppes protéiniques des formes de vie de la Terre. La mort de Macabie Feya n’était due à rien d’autre qu’au fonctionnement normal d’Isis.
« La planète ne nous hait pas, avait un jour dit Theo. Mais son intimité est fatale. »
Zoé quitta le corps des yeux pour observer la canopée qui s’étendait derrière le bûcher. Des arbres sinueux aux troncs maigres déployaient leurs branches comme de grandes mains vertes. Tout cela était son royaume, après tout, ou le serait bientôt. Elle avait consacré la plus grande partie de sa vie à s’entraîner pour un séjour prolongé dans les bois d’Isis. Si une espèce avait reçu un nom, elle le connaissait ; elle était même capable de proposer, dans un large éventail de genres, un nom binominal provisoire pour les nouvelles espèces. Mais il ne s’agissait plus ici d’études de textes, de fichiers ou de simulations de promenades. La réalité de la situation la submergea soudain, alors même qu’elle se savait en sécurité dans cette pièce fermée : c’était une vraie brise qui agitait le feuillage, de vraies ombres qui obscurcissaient le sol de la forêt. Elle était venue à Isis jusqu’à n’en être plus séparée que par quelques minces parois – enfin.
Elle était venue au cœur de la mort. De la vraie mort. Il régnait dans la salle une émotion d’une profondeur intimidante. Dieter Franklin baissait la tête pour dissimuler ses larmes ; Elam Mather et d’autres pleuraient ouvertement.
Deux mystères, songea Zoé. Isis et le chagrin. Des deux, Isis était celui qu’elle comprenait le mieux. Que ressentirait-elle si l’un de ses proches venait de mourir ? Mais elle n’avait pas de proches. Elle n’en avait jamais eus. À part Theo, grave et distant comme un oiseau aux ailes noires. Theo, son instructeur, son sauveur. Et si c’était son corps, là, dehors ? Pleurerait-elle ? Zoé avait souvent pleuré quand elle était petite, surtout à l’époque presque oubliée de la crèche-orphelinat de Téhéran. De laquelle Theo l’avait sauvée. Sans Theo… eh bien, sans Theo, elle serait perdue.
Libre, murmura perfidement quelque partie d’elle-même.
Une pensée dérangeante.
Tam Hayes, grand et sombre dans sa tenue Yambuku, lut un éloge funèbre bref mais plein de dignité. Puis Ambrosic, un jeune biochimiste et le dernier des mormons réformés de Yambuku depuis la disparition de Mac, prononça la prière solennelle pour les morts.
Répondant à un signal invisible, les tractibles inondèrent le bûcher d’hydrocarbures et y mirent le feu d’un jet de flammes. Un microphone externe retransmit avec une fidélité atroce le wouf de l’embrasement et les craquements calmes du bois qui se consumait.
La chaleur emmena les cendres de Macabie Feya très haut dans la lumière solaire. Le vent emporta la fumée. Le phosphate de son corps fertiliserait le sol, se dit Zoé. Saison après saison, atome après atome, la biosphère récupérerait tout de lui.
On avait expédié Zoé sur Isis pour le projet d’immersion profonde et pour lui seul, mais jusqu’au jour où elle mettrait le pied dehors, elle n’était qu’un membre du personnel de Yambuku et devait y trouver sa place. Elle ne possédait ni les qualifications d’un ingénieur ni celles d’un microbiologiste, mais les tâches ingrates et non spécialisées ne manquaient pas : elle se consacra donc à changer les filtres, à inventorier les cargaisons, à mettre en place les plannings… Et petit à petit, tandis que s’atténuait le choc provoqué par la mort de Mac Feya, elle se sentit devenir… quoi ? Sinon un membre de la famille Yambuku, du moins un accessoire bienvenu.
Ce jour-là, une semaine après les funérailles, Zoé avait travaillé huit heures à inventorier des cargaisons, corvée nécessitant d’importants efforts physiques malgré l’aide des tractibles de fret. Elle dîna tranquillement au réfectoire et se retira dans sa cabine. Elle ne désirait plus rien sinon prendre une douche brûlante et se coucher aussitôt… mais à peine avait-elle réglé la température de l’eau qu’Elam Mather frappa à la porte.
Elam affichait une tenue ample et décontractée – short et chemisier couleur chamois – ainsi qu’un sourire qui semblait sincèrement amical. « J’ai là le tableau de service de demain. Je me suis dit que vous aimeriez y jeter un coup d’œil. Ou simplement bavarder. Je vous dérange ? »
Zoé l’invita à entrer. Sa cabine était petite, une simple couchette et une table de travail ainsi qu’une paroi qui pouvait faire office d’écran. À peu près une fois par mois, une sélection de programmes de divertissement terrestres dûment compressés arrivait par la liaison à particules jumelles et ce soir-là, la plupart du personnel regardait Novosibersk Brevities dans la salle commune. Zoé avait branché son écran sur une caméra externe et n’aspirait à nul autre spectacle qu’à celui du parcours tranquille du croissant de la lune d’Isis parmi les étoiles.
Elam pénétra dans la pièce à sa façon habituelle : d’une démarche brusque et en gardant les bras le long du corps. Elle était grande, même pour les standards kuipers. « Je n’aime pas trop ces divertissements futiles. Vous non plus, semble-t-il. »
Zoé se demanda quel comportement adopter. Bien qu’Elam ne fît pas étalage de son rang, elle occupait une place importante dans la hiérarchie de la station puisqu’elle venait juste derrière Tam Hayes. Ce genre de questions ne se posait pas sur Terre : les cadres juniors se soumettaient à la volonté des seniors, et tout le monde obéissait à la Famille. Tout simplement.
Elam lâcha ses papiers sur le bureau de Zoé. « C’est vraiment désert, dans le coin, quand les programmes arrivent.
— Il paraît qu’il y a de bons numéros de danse dans celui-là.
— Mouais. Vous m’avez l’air aussi enthousiaste que moi. Je dois être un vieux fossile kuiper. Là d’où je viens, la danse est une activité, pas un spectacle. »
Zoé ne trouva rien à répondre. Elle ne dansait pas.
Elam jeta un coup d’œil à l’écran mural. Zoé en avait maximisé la résolution pour créer l’illusion que sa cabine était privée de mur et s’ouvrait sur la nuit d’Isis. Les lumières crues du périmètre de Yambuku illuminaient les arbres les plus proches contre le noir velouté de la forêt.
« Sans vouloir vous offenser, Zoé, vous me faites parfois penser à un fantôme : vous êtes ici, à l’intérieur, mais on dirait que seul l’extérieur vous intéresse.
— On m’a entraînée pour ça. »
Elam fronça les sourcils et détourna le regard.
« J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? ajouta Zoé.
— Pardon ? Oh ! Non, Zoé. Pas du tout. Je vous le disais, je ne suis qu’un vieux fossile kuiper.
— Vous avez lu mon dossier personnel, devina Zoé.
— En partie, pour le boulot.
— Je sais bien de quoi il doit avoir l’air, pour vous. Unique survivante d’un groupe clonal, conçue pour servir sur Isis, perdue trois ans dans une crèche pour orphelins, légère aversion au contact humain… Plutôt bizarre, et, j’imagine, très terrien. Mais, vraiment, je… »
Elle s’apprêtait à dire je suis comme tout le monde. Mais n’aurait-ce pas été un mensonge ? Même sur Terre, elle se tenait toujours un peu à l’écart. C’était aussi pour cela qu’elle convenait pour cette mission.
« … travaille dur pour m’intégrer.
— Je sais. Et j’apprécie vos efforts à leur juste valeur. Je voulais d’ailleurs vous présenter nos excuses pour avoir tant tardé à rompre la glace. C’est surtout à cause de ce qui est arrivé à Mac ; rien à voir avec votre passé. »
L’adverbe n’échappa pas à Zoé. Surtout. Mais c’était mérité. La plupart des savants de Yambuku étaient kuipers de naissance. Le ministère de la Colonisation du Commonwealth avait autrefois peuplé les premières colonies, sur les corps de Kuiper, de citoyens génétiquement modifiés pour supporter une solitude prolongée et travailler dans les mines d’eau sans devenir claustrophobes. Il y avait malheureusement eu un échange de séquence défectueux. Un défaut non détecté dans leur génome altéré, un délabrement neurologique qui se déclarait sur le tard, une grave maladie congénitale de la gaine nerveuse, difficile à soigner comme à contenir. Parmi cette génération de colons kuipers, ceux qui avaient survécu aux rigueurs de la première vague de colonisation étaient morts en hurlant dans des installations médicales inadaptées, loin de la Terre. Seul un programme précipité de réparation de séquence avait pu éviter le même sort à leurs enfants. Du moins à la plupart.
Les vétérans kuipers vous diraient qu’ils craignaient moins les manipulations génétiques que l’utilisation à grande échelle qu’en faisait la Terre à fins de contrôle démographique. Leur histoire les rendait pourtant chatouilleux sur le sujet. Zoé était née par clonage et sa vie avait été conçue et ajustée pour servir les Trusts. Ses collègues d’origine kuiper ne pouvaient que trouver cela répugnant.
« Ce que je veux dire, Zoé, c’est que tout ça n’a pas vraiment d’importance. Vous êtes l’une des nôtres, maintenant. Il le faut bien. Nous sommes dans une bathysphère – Yambuku – au fond d’un océan biologique hostile. La moindre fuite, et c’est la fin pour nous tous. Dans ce genre d’environnement, on n’a pas d’autre choix que de se faire mutuellement confiance. »
Zoé acquiesça. « Je comprends. Je fais de mon mieux, Elam. Mais je ne suis pas… douée pour les relations humaines. »
Elam lui toucha le bras. Zoé se força à ne pas broncher. La main était chaude, sèche, rugueuse.
« Ce que j’essaye de vous faire comprendre, c’est que si vous avez besoin d’une amie, vous pouvez compter sur moi.
— Merci. Et désolée d’avoir l’air impolie. J’ai hâte de travailler avec vous, mais… je ne veux pas d’une amie.
— Pas de problème, sourit Elam. Je n’ai pas parlé de vouloir. »
Chaque jour qui passait la rapprochait de la fin de sa réclusion à l’intérieur de Yambuku. Dehors, une semaine de pluie avait cédé la place à un soleil éclatant. L’atelier de la station travaillait sur la combinaison d’excursion de Zoé, dupliquait ses fichiers, testait ses capacités, validait ses fonctionnalités les unes après les autres. Zoé patientait et se familiarisait avec les seize résidents actuels de Yambuku. Ceux avec qui elle se sentait le plus à l’aise étaient Elam Mather, Tam Hayes, le planétologue Dieter Franklin, ainsi que les trois ingénieurs de l’atelier : Tia, Kwame et Paul.
« On approche du feu vert pour votre expédition, lui apprit Tam Hayes. Les techniciens sont impressionnés. On nous avait prévenus de nous attendre à de l’inédit. Mais ça va bien plus loin. »
Zoé poussa un imposant chariot le long du mur d’enceinte aveugle du quartier sud. Les roues cliquetèrent sur le sol d’acier brossé. Elle essaya d’imaginer à quoi ressemblait l’endroit lors de son assemblage par les tractibles et les constructeurs Turing. Sans doute à une catacombe métallique supervisée par des araignées mécaniques, avec des panneaux d’acier et de métacarbone qui arrivaient d’orbite sous des parachutes guidés.
La journée était dans l’ensemble chaude et ensoleillée, d’après Hayes. Elle-même, de ce recoin monotone et hors du temps, n’avait aucun élément pour en juger. « D’habitude, par ce temps-là, on fait sortir les télésenseurs libellules », dit Hayes.
Elle leva les yeux de son travail.
« Ça vous intéresse ? » demanda-t-il.
Et comment.
« Si j’en crois votre dossier, vous savez manipuler ce type de matériel téléguidé. Vous confirmez ? »
Zoé ajusta le casque sur son crâne. « Oui.
— Et vous connaissez le terrain ?
— D’après les simulations.
— Très bien. On va dire qu’il s’agit d’une balade d’entraînement. Contentez-vous de me garder en permanence dans votre champ de vision et de faire ce que je dis. »
La salle de contrôle des appareils de téléprésence n’était pas moins exiguë que la cabine de Zoé. Elle avait conscience de la présence de Tam Hayes sur le siège d’à-côté. Un environnement ultrapropre comme celui de Yambuku faisait ressortir les odeurs. Elle sentait celle de l’homme, une odeur de propre, de savon et de coton blanchi, associée à son odeur spécifique, qui évoquait le foin au printemps. Elle se sentait aussi, hélas, nerveuse, impatiente. Elle mit le casque en marche et la pièce disparut… mais l’odeur resta.
Hayes activa les télécommandes et deux télésenseurs libellules décollèrent d’une ouverture située à la périphérie du dôme pour s’élever dans l’air tranquille de la mi-journée.
Les ailes fragiles des télésenseurs étaient constituées de prismes microscopiques, des cellules de chiton photoélectrique qui miroitaient. Leurs corps allongés se courbèrent vers le bas pour gagner en stabilité tandis qu’ils volaient sur place.
Zoé, le casque sur la tête et les mains sur les commandes, voyait par les yeux du télésenseur : une vue aérienne de Yambuku, avec, derrière la station, la vallée boisée si large et si profonde, et la canopée d’un vert continu que mouchetaient les ombres légères des nuages.
Son cœur battait à tout rompre. Un autre mur venait de tomber. Entre elle et Isis se dressaient beaucoup de murs, chaque jour un peu moins nombreux. Il n’y en aurait bientôt plus un seul, sinon l’imperceptible membrane de sa combinaison d’excursion. Les deux royaumes – celui de l’écologie terrestre de sa chair et de son sang et celui, profond, de la biosphère d’Isis – seraient bientôt aussi proches du contact physique que la technologie le permettait. Elle avait hâte de toucher son nouveau monde, d’en sentir le souffle sur son corps. Un sentiment d’une intensité surprenante.
Tam Hayes prit la parole. Il était assis à côté d’elle, à la console, mais sa voix semblait retentir dans le ciel bleu et brillant. « On va y aller tout doucement. Suivez-moi d’aussi près que vous le pouvez. Si vous perdez mon télésenseur de vue, utilisez le dispositif d’affichage de cible pour me retrouver. Et n’hésitez pas à poser des questions. Prête, Zoé ? »
Bêtement, elle hocha la tête, alors qu’avec son casque Hayes ne voyait d’elle que son télésenseur, identique au sien. « Prête », confirma-t-elle avec un temps de retard. Sa main tremblait sur le manche à balai et faisait tressauter le télésenseur au soleil.
« Grimpons à trois mille mètres, pour commencer. Ça vous donnera une vue d’ensemble. »
Sans plus attendre, le télésenseur de Hayes entama une spirale ascendante. Zoé guida aussitôt sa libellule vers le haut, sans coller à celle de Hayes mais en gardant le rythme, démontrant ainsi son habileté. Dans le coin supérieur droit de son casque, un indicateur d’altitude vacillait d’une irisation vermeille.
Ils s’arrêtèrent à trois mille mètres. Le vent y avait plus de puissance et les libellules oscillaient comme des mouettes planant sur place.
« L’altitude est notre meilleure défense, dit Hayes. Vu le coût de ces télésenseurs, nous préférons les garder à distance des insectivores. Le danger principal vient des aviants. La présence à moins d’un kilomètre d’un oiseau d’une taille un tant soit peu conséquente déclenche une alerte tête haute, du moins ici, à découvert. Dans la canopée, ça se complique un peu. Essayez de ne pas trop vous approcher des arbres et ne descendez pas à moins de cinq ou six mètres du sol. En bref : restez aux aguets et surveillez les indicateurs. »
Elle savait déjà tout cela. « Où allons-nous ?
— À la colonie des mineurs. Où d’autre ?
— Là, comme ça ?
— Oui, là, comme ça. »
Zoé décida que cet homme-là lui plaisait.
Les télésenseurs libellules ne relayaient que l’audiovisuel. Ils volaient vers l’ouest, mais aucune sensation physique de vol n’était perceptible. Zoé avait toujours conscience de la pression exercée par la chaise sur ses fesses, de sa présence en chair et en os dans la salle de contrôle. Mais elle avait devant les yeux des images profondes, riches, et stéréoscopiques. Et elle entendait à merveille ce qu’entendaient les télésenseurs : à cette altitude, rien que le léger bruit du courant d’air et, plus bas, peut-être l’écoulement de l’eau ou les cris des animaux.
Ils traversèrent ensemble le ruban étincelant de la rivière de Cuivre, ainsi baptisée par le prédécesseur de Hayes en hommage à son origine kuiper. De grands aviants et de petits prédateurs s’étaient rassemblés pour boire sur la rive sablonneuse, à l’endroit où l’eau, moins rapide, formait des mares. Elle vit une horde d’épidonts qui prenait un bain de soleil dans les flaques. Derrière la rivière, la canopée se refermait, impénétrable ; les arbres, à graines ou à spores, ondulaient tel un immense tissu vert déployé jusqu’aux contreforts de la chaîne des montagnes de Cuivre.
« Tout cela a l’air si familier, murmura Zoé.
— Sans doute. » La voix de Hayes retentit derrière elle dans le ciel vide. « Vu d’ici, on se croirait presque au-dessus d’une région équatoriale de la Terre. On oublie vite qu’Isis a connu une évolution radicalement différente. Les travaux de ces six derniers mois laissent à penser qu’ici la vie est restée unicellulaire bien plus longtemps que sur Terre. Dans les organismes terrestres, la cellule est une usine à protéines à l’intérieur d’une forteresse de protéines. Les cellules sur Isis sont similaires, mais mieux défendues, plus efficaces et bien plus complexes. Elles synthétisent un nombre impressionnant de produits chimiques organiques et subsistent dans des milieux beaucoup plus hostiles. Au niveau macroscopique – celui des organismes multicellulaires – la différence fonctionnelle est minime. C’est la complexité qui fait toute la différence. Un carnivore est un carnivore et sa parenté avec les herbivores est évidente. Mais descendez au niveau cellulaire, au niveau de la biosphère fondamentale de la planète, et vous verrez qu’Isis prend un aspect beaucoup plus étranger. Plus dangereux, aussi.
— Je parlais du terrain. J’ai déjà effectué ce trajet des milliers de fois sur les simulateurs.
— Qui ne sont que des simulateurs.
— Des simulateurs basés sur des relevés topographiques.
— Quand bien même. Vous ne trouvez pas ça différent quand le paysage que vous survolez est vivant ? »
Vivant, pensa Zoé. Oui, il y avait une différence, en effet. Même les meilleures simulations n’étaient qu’une espèce de carte. Elle était maintenant confrontée au territoire lui-même, qui bougeait, qui changeait. À un passage d’un dialogue antique entre la vie et le temps.
Hayes l’accompagna plus bas. Elle vit son télésenseur briller devant elle comme un joyau dans la lumière de midi. Devant eux s’étalaient les contreforts, des crêtes boisées que ravinaient des ruisseaux. Au fur et à mesure que le terrain s’élevait, les plantes vivaces, les plantes rampantes avides d’eau et les baobabs se voyaient remplacés dans la forêt par de petits végétaux succulents qui poussaient sur les plateaux rocheux. Une flore basse et éparse ouvrait d’épais pétales émeraude, comme ces limbes d’aloe vera. Zoé se récita les noms latins, savoura leur mélodie en regrettant pourtant que les végétaux de la forêt isienne n’aient pas reçu d’appellations d’une langue d’Isis, s’il y en avait jamais eu une. Les grognements et claquements linguaux des mineurs s’en approchaient, mais on ignorait s’ils formaient un vrai langage. C’était justement l’une des questions auxquelles Zoé espérait apporter des réponses.
Vue d’en haut, la colonie des mineurs ressemblait tout à fait à leurs représentations dans les sims : un espace dégagé de terre battue couvert d’un ensemble de tertres en boue et en enduit. Les restes noircis de feux de cuisson criblaient le sol. Hayes fit une fois le tour de la colonie avant de descendre en une lente spirale, cherchant à repérer d’éventuels prédateurs qu’auraient attirés les piles de déchets des mineurs. Mais le ciel était dégagé. Sur une impulsion, Zoé se laissa tomber devant Hayes. Il ne la réprimanda pas, et elle prit soin de rester dans son périmètre de sécurité.
Elle tenait à voir les mineurs.
Seules des images fixes étaient parvenues sur Terre par la liaison à particules jumelles. Elle avait donc vu de nombreuses photographies et même les images d’une télé-autopsie d’un mineur victime de quelque prédateur et dont le cadavre, récupéré par les tractibles, avait été disséqué par des télésenseurs chirurgicaux. Il en restait encore quelques morceaux dans la collection de boîtes à gants de Yambuku : des échantillons congelés de tissus bleus et rouges. Zoé avait écouté les enregistrements des vocalisations des mineurs et les avait analysés pour tenter de mettre en évidence une grammaire interne, avec des résultats pour le moins ambigus. Elle connaissait les mineurs aussi bien qu’il était possible à un observateur externe. Mais elle ne les avait jamais vus in vivo.
Hayes semblait comprendre son excitation, son impatience. Sa libellule planait à proximité, comme pour la protéger. « Ne vous approchez pas trop, Zoé, et n’oubliez pas vos indicateurs. »
Il n’y avait pas d’espèce vertébrée plus largement distribuée sur Isis que les mineurs. On en avait trouvé sur les deux principaux continents et sur plusieurs des archipels : leurs colonies étaient assez complexes pour être détectables depuis l’orbite.
Ils construisaient des tertres et excavaient du calcaire ; ils disposaient d’une technologie sommaire – lames de silex, feux, éperons – et d’un langage – si toutefois c’en était un – tout aussi sommaire. Ils semblaient communiquer par le biais de vocalisations, mais peu fréquemment, presque jamais à des fins sociales : ils signalaient mais ne conversaient pas.
Toute tentative d’étude plus poussée s’était heurtée à la toxicité de la biosphère d’Isis, à l’impossibilité d’interagir avec eux sinon par l’intermédiaire de télésenseurs ou de tractibles… et à la difficulté de déterminer ce qu’il se passait à l’intérieur des profonds tunnels des tertres où ils passaient une bonne partie de leurs journées.
Zoé franchit la cime des arbres au milieu d’une cacophonie de chants d’oiseaux. Des branches supérieures pendait une multitude de fleurs semblables à d’immenses orchidées bleues ; non pas la floraison des arbres, mais celle d’une espèce rivale, un parasite saprophyte dont les organes staminés jaillissaient des corolles en doigts roses saupoudrés de pollen cuivré.
Elle descendit encore plus bas, sous la canopée, dans un espace d’ombre mouchetée de lumière où des plantes qui ressemblaient à des fougères se déployaient à partir des fissures humides séparant les racines apparentes des arbres. Pas trop bas, lui rappela Hayes, un triraptor ou un lézard solaire pourrait surgir d’une souche ou d’un trou et broyer son télésenseur entre ses mâchoires. Ses ailes bruissant doucement, elle plana dans la pénombre généreuse qui s’étendait entre deux énormes araucarias et porta son attention sur la colonie.
C’était une colonie ancienne et bien établie. Le dernier recensement sommaire lui attribuait près de cent cinquante mineurs, qui tiraient leur subsistance des bosquets d’arbres fruitiers à l’ouest, de l’abondant gibier, et du ruisseau d’eau claire – presque une rivière à la saison des pluies – qui descendait des montagnes de Cuivre. À l’ouest se trouvait une prairie de mauvaise broussaille où ils rassemblaient leurs excrétions et enterraient leurs morts. La colonie proprement dite était un ensemble de tertres mi-roche, mi-argile rouge, chacun d’au moins cinquante mètres de large et couvert de buissons et de mycélium fongique.
Les trous des mineurs, étroits et sombres, étaient renforcés d’une substance comparable à du béton qu’ils produisaient en mélangeant de la craie ou de l’argile avec leurs propres déjections liquides.
Deux mineurs se trouvaient dans la clairière, penchés sur leur travail tels des cloportes décolorés. L’un s’occupait du feu collectif qu’il alimentait de feuilles mortes séchées. L’autre grattait un morceau de bois pour fabriquer un épieu, qu’il retournait de temps à autre au-dessus des flammes. Ils bougeaient peu. Zoé se demanda s’ils s’ennuyaient. Des silex et des éclats rocheux jonchaient le sol dur.
« Pas vraiment beaux, comme animaux », dit Hayes.
Elle avait oublié qu’il se trouvait près d’elle et sursauta au son de sa voix : trop proche, trop intime. Son télésenseur fit un écart dans la pénombre.
Les yeux noirs d’un des mineurs pivotèrent pour la regarder un instant. Plus de quinze mètres le séparaient d’elle.
« Ils le sont, pourtant », murmura Zoé (mais pourquoi murmurer ?). « Beaux, je veux dire. Mais pas d’une beauté abstraite. Ils sont magnifiquement fonctionnels, magnifiquement adaptés à ce qu’ils font.
— C’est une façon de voir les choses. »
Elle haussa les épaules, encore un geste pour rien. Les mineurs étaient vraiment magnifiques, et peu lui importait que Hayes s’en rende compte ou pas.
Ils avaient été formés par une évolution plus forte, plus rude. L’un d’eux se redressa dans la lumière, et elle put apprécier la polyvalence qu’Isis avait construite en lui, comme une espèce de couteau suisse vivant. Debout, il atteignait une hauteur d’un mètre cinquante. Sa tête grise et bombée se détachait d’un manchon de chair qui évoquait le cou d’une tortue. Ses yeux, noirs et d’une grande sensibilité, roulaient dans des orbites rotatives. Ses membres supérieurs, ceux qui, munis de doigts en forme de pelle, lui servaient à creuser, pendaient de hautes épaules. Un bras de manipulation, de taille plus réduite, tenait le nouvel épieu de ses pouces à jointures multiples enroulés autour du bois. Ses plaques ventrales en cartilage se dilataient et se contractaient quand il bougeait, lui donnant l’apparence de quelque chose de trop flexible pour sa taille, comme un mille-pattes géant.
Il ouvrit sa gueule en forme de bec et émit une série de clics discrets à laquelle son congénère ne prêta aucune attention. Se parlait-il à lui-même ?
« C’est Grand-Père, l’informa Hayes.
— Pardon ?
— Le mineur à l’épieu. Nous l’appelons Grand-Père.
— Vous avez donné des noms aux mineurs ?
— Seulement à quelques-uns, les plus reconnaissables. Lui, c’est Grand-Père, à cause de ses moustaches. Ses longues antennes blanches et courbées. À Yambuku, tout le monde est déjà venu ici par télésenseur, souvent plusieurs fois, et Grand-Père nous rend la politesse de temps à autre.
— Il vient à la station ? » Pourquoi cela ne figurait-il pas dans les rapports ? À cause du triage d’informations de Degrandpré, supposa-t-elle, qui avait sacrifié des données zoologiques au profit de statistiques de production.
« Tous les trois ou quatre jours, un peu avant le crépuscule, il rôde autour du périmètre de la station. On dirait qu’il se renseigne sur nous ; il observe les tractibles lorsqu’ils sont en activité, par exemple.
— Ils sont donc curieux de nous.
— Eh bien, celui-là, oui. Peut-être. À moins que nous ne bouchions le chemin de son emplacement de pêche préféré. Mieux vaut éviter de tirer des conclusions hâtives du comportement d’un seul individu. »
Zoé fit décrire un cercle irrégulier à sa libellule pour essayer d’attirer une nouvelle fois l’attention du mineur. Grand-Père fixa aussitôt ses yeux sur elle.
Le sentiment d’être vue était presque effrayant. Sur sa chaise, dans la cabine de contrôle, Zoé frissonna.
« En parlant de crépuscule, reprit Hayes, les insectivores nocturnes se mettent en chasse dès que les ombres s’allongent. Il faudrait songer à rentrer chez nous. »
Mais j’y suis déjà, se dit Zoé. Je suis chez moi.
On avait surnommé Hayes « le moine de Yambuku », en partie parce qu’il était l’un des plus anciens sur Isis, mais aussi parce qu’il était toujours en train de travailler. Il s’occupait avec diligence des corvées administratives, même s’il considérait qu’elles le détournaient de son objectif : il appréciait par-dessus tout les moments rares – comme celui-ci – qu’il pouvait passer dans le labo sans autre préoccupation immédiate que la micro-anatomie des cellules isiennes.
À la base de ce que la vie avait accompli sur Isis, il y avait l’ADN. À l’instar des formes de vie terrestres, les organismes isiens se servaient de ces molécules à longue chaîne pour enregistrer et altérer de l’information héréditaire. Mais l’ADN était une molécule encodable, une page vierge, et sur des pages identiques, la Terre et Isis avaient écrit deux histoires différentes.
On n’avait trouvé aucune preuve d’une quelconque extinction en masse sur Isis. Au début de son histoire, le système stellaire isien avait connu les événements violents que connaît toute jeune étoile. Des météores, en s’écrasant sur Isis, lui avaient amené eau et molécules organiques. Mais un événement inconnu – ou peut-être la présence, dans le système externe, d’une énorme géante gazeuse deux fois plus grosse que Jupiter – avait ensuite emporté au loin une grande partie de sa roche et de sa glace, au moins aussi loin que l’équivalent isien de la ceinture de Kuiper. Au moment de l’apparition de la vie, Isis était un monde bien plus tranquille que la Terre primitive.
La vie sur Isis était un fleuve plus long et plus profond, à l’histoire lente et d’une exfoliation complexe, ponctuée de vagues de prédation et de parasitisme plutôt que de périodes glaciaires ou d’impacts cométaires. L’écologie isienne était une détente armée en développement. Munie d’armes redoutables et de défenses ingénieuses.
Ce qui faisait entre autres de la planète une vaste et nouvelle pharmacopée. L’essentiel du financement de l’exploitation de Yambuku provenait d’ailleurs des collectifs pharmaceutiques chapeautés par le Trust des Travaux. Cela n’allait pas sans poser quelques problèmes : il fallait ainsi justifier auprès des comptables du Trust tout ce qui sortait de Yambuku. Nulle place, ici, pour la science pure, on le faisait clairement comprendre aux employés d’origine kuiper. Hayes était particulièrement apprécié des Trusts, présumait-il, précisément parce qu’il n’était pas reparti chez lui pour y publier aussitôt une dizaine d’articles dans des revues scientifiques indépendantes ; un comportement qui, pour les Trusts, revenait à offrir à qui en voulait ce pour quoi ils avaient payé.
Il termina sa microdissection d’une entité bactérienne qui se développait sur les joints extérieurs, enregistra ses résultats et nettoya la boîte à gants au profit de l’équipe de l’après-midi.
Il leva les yeux lorsque Elam entra dans le labo. À force, il avait appris à reconnaître le bruit de ses pas. L’équipage de Yambuku comptait seize personnes, la plupart sur la base d’une rotation annuelle ; quelques-uns pourtant, principalement Elam Mather et lui, y vivaient depuis presque cinq ans. Les Kuipers supportant bien mieux ce genre d’intimité que les Terriens ou les Martiens, ils constituaient l’essentiel de l’équipe, bien que tous soient venus sur Isis en tant qu’employés des Trusts.
« Les dernières données transmises par la station orbitale », annonça Elam, le défileur à la main. « Tu veux t’en occuper maintenant ou plus tard ? »
Il soupira et céda sa place devant la boîte à gants à Tonya Cooper, une interne en microbiologie, qui, debout près d’une paillasse, tapait du pied d’impatience. « On peut voir ça en déjeunant, non ?
— On peut. »
Elam emmena son défileur au réfectoire mais le laissa de côté pendant leur repas. La nourriture de Yambuku se résumait à des pavés nutritifs divers et peu appétissants, assemblés à partir de produits du sous-sol des jardins de la station orbitale. Elam appelait ça des « protéines comprimées » ou, avec moins de complaisance : du « compost ».
« Il faut trouver une substance plus inerte pour les joints, dit-il.
— C’est possible ? »
Il haussa les épaules. « Pose la question aux ingénieurs. Dans la situation actuelle, on passe plus de temps en maintenance qu’en recherche fondamentale. Et on prend des risques inutiles. »
Et ce sont des vies que nous risquons, songea-t-il. Yambuku semblait d’un calme sinistre sans les rugissements de Mac.
Elam afficha le planning sur son défileur. Hayes approcha sa chaise.
« Premier point, dit Elam. Tia et Kwame estiment que la combinaison d’excursion de Zoé est prête pour une promenade d’essai. Bien sûr, Zoé meurt d’impatience de sortir. Nous, nous voulons un petit tour en terrain dégagé, sous surveillance rapprochée, avec un partenaire en armure conventionnelle et un important support de tractibles.
— Alors qu’elle rêve d’aller gambader dans la forêt jusqu’à ce que l’envie de rentrer la prenne.
— Tu as tout compris. »
Il sourit. « Je peux la persuader de renoncer à une longue sortie. Et je lui servirai de partenaire pendant l’excursion.
— Mouais. » Elam lui adressa un regard perplexe.
« Ça veut dire quoi, ce “mouais” ?
— Qu’est-ce que tu sais sur Zoé ?
— L’essentiel. Qu’elle a été clonée à partir de la vieille collection de génomes et élevée par Mécanismes & Personnel.
— De la façon dont ils voient les choses, elle est plutôt un mécanisme. Rassemble toutes ces données, Tam. Mets-toi dans la peau des Trusts. Ils se foutent royalement des nuances linguistiques des mineurs ou de la taxonomie de la flore isienne. Ils l’ont envoyée ici pour une tout autre raison. »
Il ne partageait pas sa fascination pour la politique terrienne. « Encore une petite danse de Mécanismes & Personnel avec le Trust des Travaux ?
— Plus que ça, à mon avis. Ces deux factions ont toujours été rivales, mais M&P s’est laissé distancer depuis le début du siècle. Je crois qu’ils voient en Isis une chance de couper l’herbe sous le pied de la bureaucratie des Travaux. Si la technologie de sortie de Zoé fonctionne comme prévu, c’est une petite révolution qui permettra une forte expansion de la présence humaine sur la planète.
— Elam… Nous n’arrivons même pas à garder nos joints externes en bon état.
— Justement. Le dispositif de Zoé ne se résume pas à une seule nouvelle technologie. Il y en a une dizaine : des filtres osmotiques à haute efficacité, des polymères ultrafins, résistants à la tension et plus inertes, sur le plan biologique, que tout ce dont nous disposons… c’est un coup d’État.
— Je leur adresse toutes mes félicitations.
— Non, vraiment. Ça fait vingt ans que le Trust des Travaux s’embourbe sur Isis et les choses vont de mal en pis. Si M&P se pointe et la rend rentable d’un coup de baguette magique, ça peut leur rapporter assez de soutien au Conseil pour évincer la ligne dure des Travaux. »
Ce genre de spéculations mettait Hayes mal à l’aise. « Tout ça, c’est de la politique terrienne, Elam. Qu’est-ce que ça signifie, à notre niveau ?
— Si ça marche, on nous enverra un nouvel aréopage de kachos avec de nouvelles priorités. Au mieux. Ça peut vouloir dire des colonies permanentes, à long terme. Ou qu’Isis sera très vite dépouillée de ses ressources biologiques et génétiques. Et ça veut presque sûrement dire une réduction importante de la participation kuiper.
— Ah bon ?
— Eh bien, on est là pour quoi, à ton avis ? Parce que ça permet aux gens des Travaux d’exploiter notre savoir-faire scientifique sans rien devoir à M&P. Mais aussi parce que nous avons l’habitude de vivre et de travailler en petits groupes et en environnement confiné. Si leurs interfaces environnementales permettent à Mécanismes & Personnel de rendre Isis accessible à tous – et s’ils y parviennent en évitant l’humiliation d’une alliance avec les Républiques de Kuiper – alors ils remportent une victoire écrasante sur les Travaux. Et sur nous par la même occasion. Sans parler de l’avenir de la véritable science sur cette planète. Ils ne diffuseront pas les connaissances, ils brevetteront tout ce qu’ils apprendront. Et ils nous doubleront sur le chemin des étoiles.
— Tu crois que Zoé a conscience de tout ça ?
— Zoé est le dindon de la farce. Elle s’imagine participer à un projet exozoologique. Mais elle appartient à Mécanismes & Personnel. Relis son dossier, y compris les lignes en petits caractères. Elle a été décantée et élevée dans une crèche M&P de premier ordre. Et tout d’un coup, à douze ans, on la balance avec ses quatre sœurs clonales dans un ranch-orphelinat de Téhéran.
— Beaucoup de gens se retrouvent ainsi hors circuit. La bureaucratie…
— Ouais, mais vérifie la date. Août 32 : le Trust des Travaux fait arrêter la moitié des dirigeants de M&P pour sédition. Une lutte pour le pouvoir. Septembre 32 : Zoé et ses sœurs sont balancées à Téhéran. Janvier 35 : nouveau remue-ménage dans les directions, cette fois-ci dans les Travaux. On blanchit quelques kachos de Mécanismes & Personnel, on les sort des fermes de réhabilitation et on les présente comme des héros. Mars 35 : M&P récupère Zoé dans la ferme-orphelinat.
— Seulement Zoé ?
— Ses sœurs n’ont pas survécu. Les fermes-orphelinats iraniennes ne ressemblent pas vraiment à un hôtel de luxe. Tout ce que Zoé sait, c’est qu’elle a été sauvée. Sa loyauté ne leur a pas coûté cher.
— Oui, enfin, de leur point de vue. Zoé a dû en sortir traumatisée, elle.
— Ça se voit, non ? »
Il hocha la tête. « Elle n’est pas vraiment sociable, en effet.
— Elle est à la fois victime et outil, élevée à coups de promesses, de théorie, de thymostats et autres conneries. Tu veux un conseil ? Ne t’attache pas à elle. »
Je ne suis pas attaché, pensa Hayes. À quoi que ce soit. « Elle est loin de chez elle, Elam.
— Pas tant que ça. Elle a un gardien, un kacho de Mécanismes & Personnel nommé Avrion Theophilus. Il l’a entraînée, formée, et lui a servi de père de substitution après Téhéran. Et si j’en crois ce planning, il vient à Isis. »
Une douzaine d’écrans dans tout Yambuku relaya la tombée de la nuit. Hayes passa la soirée avec Dieter Franklin. Le grand planétologue but trop de café et enfourcha son cheval de bataille, une théorie sur la structure microtubulaire des microcellules isiennes. Intéressante, mais pas assez pour empêcher Hayes de prendre congé à minuit.
La station était plus calme après le crépuscule. Bizarre comme nous nous calons tous sur les rythmes circadiens, pensa Hayes, alors que la journée sur Isis dure quelques heures de plus. Il fit le tour des couloirs du cœur – la ronde du concierge – puis alla se coucher.
Zoé était tout excitée à l’idée de sa sortie. Elle se contenait tandis qu’on l’équipait, mais Hayes savait, à la couleur de ses joues et à l’éclat de ses yeux, qu’elle avait rêvé de ce moment pendant des années.
Le souvenir de Mac Feya vint ternir son propre enthousiasme. La combinaison d’expédition de Zoé était d’une finesse incroyable. Elam avait raison : il ne s’agissait pas d’une bioarmure améliorée, mais de toute une panoplie de nouvelles technologies, soigneusement amassées, supposa-t-il, par les savants de Mécanismes & Personnel. Et qui, en effet, transformeraient la présence humaine sur Isis en cas de succès.
Le temps que lui-même s’enferme hermétiquement dans sa bioarmure, beaucoup plus encombrante, Zoé était prête depuis longtemps. Comparée à lui, elle paraissait souple et libre, n’ayant sur le corps qu’une membrane semi-transparente, un appareil respiratoire autour de la bouche, un fourreau pelvien chargé de recycler les déchets, et une paire de solides bottes.
Elam Mather, qui supervisait l’opération bien à l’abri dans le cœur stérile, étudia leurs télémesures et les autorisa à quitter la station. Ils avaient déjà franchi trois enceintes annulaires externes semi-chaudes et se trouvaient face à la dernière porte, un grand sas en acier qui glissa en position ouverte et leur révéla la lumière du jour.
Mais pas celle du soleil, dissimulé par une épaisse couche de nuages qui assombrissait la forêt proche et lui conférait une apparence peu engageante. Dans sa volumineuse bioarmure, Hayes vit Zoé le dépasser et se camper dans la clairière, l’air ridiculement vulnérable. On l’aurait presque crue nue : sa combinaison donnait à ses formes un éclat rougeâtre mais ne cachait rien.
Ses bras et ses épaules pouvaient bouger sans retenue. Le haut de son corps était souple, des petits muscles qui tendaient une peau sans défaut. Elle avait une poitrine menue et ferme. Hayes tremblait pour elle, mais Zoé n’éprouvait aucune crainte. Ses premiers mouvements furent gauches, gênés par le matériel placé sur son pelvis et ses jambes, mais empreints d’une joie radieuse.
« Doucement, Zoé, la prévint-il. C’est un exercice de télémesure, pas un pique-nique. »
Elle s’immobilisa, les mains tendues devant elle, le menton levé. « Tam ! Vous sentez ?
— Quoi donc ? »
La tête lui tournait presque. « La pluie ! »
Une pluie imperceptible – du moins pour Hayes – tombait d’un léger nuage qui s’était déployé depuis l’ouest. Les gouttes s’écrasaient sur le sol sec et crépitaient sur les feuilles de la forêt. Des gouttelettes perlèrent sur la seconde peau de Zoé. Des gouttes de rosée. Comme des joyaux. Toxiques.
Hayes ne s’était jamais rendu sur Terre. La barrière biotique était trop abrupte pour qu’il la franchisse : il aurait fallu d’innombrables vaccinations et ajustements de son système immunitaire, sans compter une sévère décontamination corporelle intégrale à son retour dans l’espace kuiper. Cela ne l’empêchait pas d’être un humain, dans le corps duquel était inscrite une évolution planétaire d’un milliard d’années. Il comprenait le plaisir de Zoé. La chaleur de la pluie sur la peau : à quoi cela ressemblait-il ? Sûrement pas à la douche de la salle à récurer, à en juger par le sourire que Zoé ne pouvait s’empêcher d’afficher.
Elle pivota et se précipita, les bras ballants, vers la lisière de la forêt. Les feuilles vert laurier des plantes grimpantes serpentaient au-dessus de sa tête. La pénombre humide la rendait presque invisible. Il la vit avec consternation se pencher et cueillir dans la mousse du sol forestier une vesse-de-loup d’un orange vif. Le champignon répandit ses spores dans l’air.
Le danger crevait les yeux. Un seul de ces spores pouvait la tuer en quelques heures, et elle en avait tout un nuage qui lui couronnait la tête, tandis que dans son respirateur elle éclatait du rire d’un enfant aux anges.
Il s’avança vers elle aussi vite que son armure le lui permettait. « Zoé ! Ça suffit ! Vous allez surcharger la chambre de décontamination.
— C’est vivant ! s’émerveilla-t-elle. Tout est vivant ! Je peux le sentir ! C’est aussi vivant que nous !
— Justement, Zoé, j’aimerais bien que ça reste comme ça. »
Elle sourit, la pluie argentée formant des flaques à ses pieds.
Il finit par la persuader de rentrer, après une demi-heure de balade autour de la station. Une fois à l’intérieur, Zoé avait déjà pris sa douche quand Hayes s’arracha enfin de son armure. Il la rejoignit dans la chambre de quarantaine. La décontamination était extrêmement poussée et il n’y avait nul signe que le matériel d’excursion n’ait pas fonctionné à la perfection, mais les protocoles de Yambuku exigeaient un jour d’isolation pour permettre aux nanobactéries de les ausculter et de traquer une éventuelle infection.
Deux couchettes, un moniteur mural, un distributeur de nourriture et de boisson : voilà à quoi se limitait la salle de quarantaine. Zoé s’étendit sur l’un des lits. Son allure devant ces parois blanches était moins glorieuse qu’en plein air. Hayes saisit un bref rapport pour les archives de la station orbitale et commanda un café.
Zoé passa le temps en feuilletant le programme des six prochains mois, le document qu’Elam avait déjà montré à Hayes. Il se surprit à essayer d’imaginer Zoé telle qu’Elam la lui avait décrite : un bébé-éprouvette M&P, égaré deux ans dans un orphelinat barbare, seul survivant de sa portée.
Rien d’aussi dramatique ne lui était personnellement arrivé, mais il comprenait très bien les conséquences émotionnelles de l’exil et de la solitude. Il était né dans le clan de l’Épine Rouge, un clan de républicains purs et durs de la ceinture de Kuiper. Bien que l’Épine Rouge ait donné de nombreux savants kuipers, Hayes était le seul à faire partie du projet Isis, et l’un des rares Épines Rouges à participer à une entreprise financée par les Trusts. Son clan avait perdu de nombreux membres lors de la Succession, et considérait les Trusts de la manière dont une caille considère le serpent qui dévore ses œufs.
Quand Hayes avait signé son contrat pour Isis, il avait été renié à la fois par son clan et sa famille. Il était alors las de l’extrémisme de l’Épine Rouge et cette excommunication lui aurait été indolore si elle n’avait pas inclus sa mère, une Marcheuse sur Glace qui avait épousé son père après un potlatch kuiper en 26. Les Marcheurs sur Glace n’étaient pas moins hostiles aux Trusts mais avaient la réputation de placer la famille au-dessus de tout. Lorsque sa mère lui avait tourné le dos sur le quai, elle tremblait de honte. Il se souvint du pull bleu corail qu’elle portait, sans doute le plus sobre de ses vêtements, toujours très colorés. Il avait compris qu’il ne la reverrait plus jamais, que cette scène humiliante resterait probablement leur tout dernier contact.
Après cela, signer un serment de loyauté à la Famille n’avait pas semblé plus dégradant que de barboter dans des excréments.
Il n’y avait pas d’autre moyen d’accéder à Isis.
Élevée comme une machine et maltraitée par la disgrâce de M&P, Zoé était bien plus à plaindre. Comme moi, elle a signé un serment de loyauté, songea-t-il, mais elle, elle l’a signé de son sang.
Elle tourna la dernière page du planning. Il vit son visage se figer. « Mauvaises nouvelles ? »
Elle leva les yeux. « Quoi ? Oh, non ! Pas du tout ! Au contraire : Theo vient nous rendre visite. »
Avrion Theophilus. Son instructeur, pensa Hayes. Son père. Son gardien.
Pour un océanologue qui, comme Freeman Li, n’avait jusqu’alors connu que la Terre, les fonds marins d’Isis étaient un mélange sans cesse renouvelé de familier et de bizarre.
Il aurait sans doute reconnu sur toute planète de ce type les coulées de lave en coussins et les cheminées volcaniques en activité – des « fumeurs noirs » qui remplissaient l’océan de bouffées de chaleur et de floraisons de minerai exotique. L’éclairage puissant de son télésenseur benthique révélait l’arc-en-ciel des tapis bactériens qui s’y étendaient aux alentours : des milliers de variations d’unicellulaires thermophiles presque aussi anciens qu’Isis. Cela aussi lui était familier. Il en avait déjà vu au fond du Pacifique, des années plus tôt.
Sortis de ces points de repères, les fonds marins isiens étaient d’une étrangeté extrême. Des plantes calcifères s’élevaient en tours, en obélisques ou en structures pareilles à des mosquées. Nageant ou se déplaçant entre elles, des vertébrés ou des invertébrés pour la plupart de taille très réduite jetaient des reflets argent ou pastel dans cette lumière insolite.
Malgré l’intérêt de ces créatures, Li n’était pas sorti pour les étudier mais pour recueillir de simples organismes unicellulaires. Ces formes de vie isiennes archaïques fourniraient peut-être un début de réponse aux Grandes Questions : comment la vie avait-elle évolué sur Isis, et pourquoi, tout au long de cette incommensurable exfoliation, n’avait-elle rien produit que l’on puisse qualifier de conscient.
Derrière ces grandes interrogations se cachait la question, celle dont Li avait si souvent débattu avec Dieter Franklin, le planétologue de Yambuku ; une question si essentielle et si difficile qu’y répondre finissait par sembler impossible : sommes-nous seuls ?
Isis et la douzaine de mondes biologiquement actifs détectés par l’interféromètre planétaire avaient démontré que la vie n’était pas vraiment une nouveauté pour l’Univers. Elle était, sinon inéluctable, du moins assez répandue dans la galaxie.
Mais l’humanité avait eu beau écouter de toutes ses oreilles, elle n’avait jamais reçu le moindre signal intelligible, la moindre preuve de voyages spatiaux non humains, le moindre indice d’une civilisation intersidérale. Nous nous déployons dans le vide, pensa Li. Nous appelons, mais personne ne nous répond.
Nous sommes uniques.
Il rangea ses raclages bactériologiques dans la soute de son télésenseur et se dirigea vers la surface. D’autres tâches l’attendaient. Pour lui, le directeur de la station océanique, cette excursion avait été un plaisir qu’il s’était accordé et dont il se sentait maintenant coupable. Il avait des rapports à écrire, des plaintes à écouter. Toutes ces corvées inhérentes à une entreprise du Trust des Travaux et qu’il fallait traiter comme on traite une infestation de barnaches, c’est-à-dire s’en débarrasser jusqu’à l’inévitable prochaine fois.
Le télésenseur s’éleva vers la surface telle une bulle d’acier. Li observa le fond qui s’éloignait sans percevoir aucun mouvement ; il ne sentait rien d’autre que sa colonne vertébrale raidie contre le dossier de sa chaise, dans la salle de téléprésence. Manipuler le télésenseur l’absorbait à un point tel qu’il en oubliait en général de changer de position, ce qui le laissait systématiquement, au sortir de ce genre d’expéditions, en proie à une crise de lombalgie.
Il atteignit l’endroit où la lumière du jour devenait perceptible, et les eaux autour de lui prirent une teinte indigo, puis bleu crépuscule, puis vert agité. Il aperçut, flottant au loin, la station océanique, un assemblage de capsules et d’ancres semblable à un collier de perles que la main de la mer laisserait pendre. À ce moment-là, l’alarme se déclencha.
Li laissa les commandes du télésenseur à Kay Feinn, son assistante, prit connaissance du rapport de situation qui clignotait sur l’écran principal de la salle des télésenseurs, puis reporta son attention sur son défileur personnel, qui clignotait lui aussi sur un rythme rapide.
Arrêt général, barrières levées, contamination détectée dans la Capsule Six, la plus profonde des unités de laboratoire de la station océanique. Il lui fallut dix minutes supplémentaires de pêche aux informations pour permettre à l’équipe de dépannage de confirmer que la capsule semblait désormais chaude et que les deux hommes que l’alerte y avait piégés ne répondaient pas aux appels répétés. Sa télémesure avait elle aussi cessé de fonctionner : la structure était close et muette. Les défaillances de l’électronique les laissaient singulièrement perplexes. Face à des portes verrouillées, privés d’informations, les dépanneurs ne savaient trop sur quel pied danser.
Ce n’était pas le cas de Li, qui ordonna qu’on prépare la navette de la station pour une évacuation d’urgence, au cas où de nouveaux problèmes surviendraient. Il demanda à son équipe de communication d’alerter la station orbitale et de lui demander conseil. Il était lui-même en train d’essayer de contacter Kenyon Degrandpré lorsque Kay, toujours revêtue du matériel de téléprésence, l’interpella : « Je crois que vous devriez venir jeter un coup d’œil.
— Pas le temps. » Comme si cela ne se voyait pas.
« Je suis en bas, devant la Capsule Six, précisa Kay. Regardez. »
Il annula l’appel et s’installa sur la chaise de téléprésence.
La Capsule Six courait un très grave péril, le déclenchement des alarmes rendait au moins cela on ne peut plus clair. Li ne détectait pourtant aucun dommage physique depuis le télésenseur submersible.
Les nombreux rayons lumineux posés sur les extrémités des multiples senseurs externes de la Capsule Six ne révélaient rien. Attirée par la lumière, une foule de « cloches d’églises » – ainsi les équipiers de Freeman avaient-ils baptisé ces énormes invertébrés transparents – dérivaient en direction de son appareil, mais ces animaux qui croisaient sans relâche à la recherche d’organelles dans les chaudes eaux équatoriales étaient inoffensifs, bien que gênants. Une myriade de cloches d’église ne pourraient pas mettre à mal un laboratoire entier.
« Kay, qu’est-ce que je suis censé voir ? »
En supposant que les deux hommes piégés dans la capsule – Kyle Singh, un microbiologiste kuiper, et un terrien spécialiste en biologie marine nommé Roe Devereaux – aient survécu à la menace biologique initiale, quelle qu’elle soit, la panne électrique pouvait bien leur être fatale. À cette profondeur, malgré la chaleur des eaux équatoriales, la capsule se refroidirait à toute vitesse. Sans compter la surcharge des recycleurs d’air que l’alerte avait basculés en mode d’urgence antitoxique.
Freeman, quant à lui, ne croyait pas les deux hommes toujours en vie. La Capsule Six servait à l’inventaire des alcaloïdes des profondeurs. Elle était bourrée d’organismes infectieux, et si quelque chose s’était échappé des boîtes à gants pour atteindre la réserve d’air, quelques secondes auraient suffi pour contaminer et tuer Devereaux et Singh. Il n’y avait rien en dessous de la Six, sinon la ligne d’ancre et les grands fonds aveugles de la mer isienne. À cet endroit, l’eau aux noirs reflets de turquoise circulait en thermopause entre la phytochimie très fréquentée des faibles profondeurs et l’habitat des cloches d’église, grands amateurs de pression. Des unicellulaires comparables à du plancton et des colonies bactériennes en forme de flocons de neige pleuvaient des eaux de surface, tels un blizzard venant nourrir la richesse biologique des zones benthiques.
Quoique sans lumière apparente, la capsule semblait intacte. Devereaux s’était plaint des films d’algues qui obscurcissaient les fenêtres et encombraient les appareils externes. Pourtant Freeman ne voyait rien de ce genre.
« Contournez par la droite, suggéra Kay d’une voix neutre. Il me semble avoir détecté une fuite gazeuse à la jointure d’une fenêtre. On devrait peut-être faire venir un ingénieur. »
Il concentra les minces faisceaux des projecteurs du télésenseur sur un hublot de verre augmenté.
Là. Un mouvement. Dans la lumière, un chapelet de perles s’élevait. Des bulles. De l’air.
L’estomac de Li se contracta d’une peur plus égoïste. Il ne s’agissait ni d’un trop-plein de pression, ni d’un équilibrage des ballasts. Kay avait raison. C’était une fuite.
Il lui rendit le contrôle du télésenseur, appela le poste central et informa la personne qui gérait la crise de la nécessité de poster des hommes près des découpleurs. « Et que les responsables des ballasts se tiennent prêts à pallier une éventuelle déstabilisation. » S’il y avait réellement une voie d’eau dans la Capsule Six, il faudrait la larguer pour éviter qu’elle n’entraîne toutes les autres au fond. C’était le scénario catastrophe : décrocher la capsule endommagée, espérer que les joints des tubes tiennent, et s’efforcer de maintenir l’équilibre de la station.
Il se rassit sur la chaise de téléprésence et alors qu’il éloignait le télésenseur de la capsule, il repéra un autre sillage de bulles. Encore une fuite ; mon Dieu, se dit-il, ce labo n’est qu’une putain de passoire !
Soudain, une panique sourde au fond du cœur, il vit la capsule s’effondrer sur elle-même, en un temps très bref et dans un silence total. Les joints bimétalliques émirent un geyser de mousse puis se tordirent vers l’intérieur, les hémisphères d’acier se déchirèrent en lames irrégulières. Même si l’on n’entendait rien – le télésenseur n’était pas équipé pour cela – le choc devait avoir été énorme : l’instrument eut un violent soubresaut avant de se stabiliser, les images se brouillèrent et se fragmentèrent sous les yeux de Freeman. Une secousse remonta la chaîne des capsules et fit trembler le plancher sous ses pieds.
Il ordonna une déconnexion d’urgence dont il observa le déroulement. Des verrous explosifs désolidarisèrent la capsule du reste de la station. Des fragments et des débris – coussins de polyester, treillages de boîtes à gants, agrégats de vêtements qui avaient peut-être bien contenu des corps – se détachèrent du métal enchevêtré et montèrent en tourbillonnant vers la surface. Le gros de la capsule coula tout droit, pris dans les chaînes de ses ancres, comme si une main immense était montée pour la ramener au fond.
Les cloches d’église, faiblement iridescentes, se précipitèrent à travers les turbulences pour trouver refuge dans les profondeurs.
Dès qu’il fut informé du désastre, Kenyon Degrandpré héla un tractible de transport pour qu’il l’emmène au poste central. Il attendait les détails avec appréhension, mais il ne pouvait pas laisser cette peur obscurcir son jugement. Pour l’instant, s’occuper des événements, et laisser les conséquences pour plus tard.
Le poste central était bondé de cadres juniors se disputant une place à la console. Il renvoya tous ceux qui n’avaient pas un statut de commandement, à l’exception des ingénieurs, et ordonna à l’équipe de communication de rester à son poste jusqu’à nouvel ordre. Cela éviterait à Degrandpré de les avoir dans les jambes, même s’ils le dérangeraient pour demander à aller aux toilettes. Il garda quatre subordonnés à ses côtés et ordonna que l’écran principal n’affiche que les communications en provenance de l’avant-poste océanique sinistré.
Tout le monde devait être très occupé, là-bas. Seuls les canaux de télémesure standards étaient actifs. Même d’ici, les dommages étaient évidents. La partie la plus profonde de la chaîne sous-marine de capsules avait implosé quelques minutes seulement après avoir été isolée par une alerte biologique. Il y avait nécessairement un lien entre ces deux événements… mais lequel ? Sans la capsule, répondre à cette question s’avérerait difficile. Non que quelqu’un cherchât activement une réponse : l’avant-poste travaillait d’arrache-pied à restaurer sa stabilité compromise par le largage du laboratoire endommagé. Degrandpré se demanda si ce largage était vraiment nécessaire ou si Freeman Li cherchait à cacher quelque chose. Ses ingénieurs l’assuraient du caractère d’autopréservation de l’opération. Pourtant…
Mais la question la plus urgente était de déterminer si le risque biologique avait été circonscrit… ou s’il pouvait se répandre.
Degrandpré fit apporter du café à toutes les personnes présentes dans la salle, puis attendit avec une impatience non dissimulée que Li – au moins, c’était un terrien – trouve du temps pour une communication directe.
Cette attente lui procurait un sentiment d’impuissance. L’affaire allait rendre fous de rage ses supérieurs sur Terre, quoi qu’il advienne par la suite. Il n’aurait d’autre choix que d’envoyer un rapport étiqueté de rouge aux Familles et d’accepter toutes les responsabilités qu’il ne saurait pas esquiver. Et d’ici là…
D’ici là, il ne pouvait que prier pour que le problème soit circonscrit.
Un cadre junior lui apporta son café. Malgré le goût de cendres macérées dans l’eau de la boisson synthétique, il en avait vidé deux tasses quand Li apparut enfin sur l’écran, son uniforme des Trusts en désordre et taché de sueur. Sa peau était aussi classiquement sombre que celle de Degrandpré était classiquement pâle : sur Terre, on les aurait trouvés séduisants. Pas dans les colonies kuipers, où un brun muwallad était la couleur de peau à la mode.
« J’exige une évacuation totale de la station océanique », attaqua Li.
Degrandpré cilla. « Vous savez bien que vous ne disposez pas de l’autorité pour…
— Directeur, je suis désolé, mais le temps presse. Ce qui a emporté la Capsule Six a d’abord affecté les hommes, puis les systèmes électriques et enfin l’intégrité structurelle de la capsule, tout ça en moins d’une heure. Je refuse de perdre d’autres hommes.
— D’après notre télémesure, le problème a été circonscrit. Si vous avez des preuves du contraire, je vous prierai de me le faire savoir.
— Avec tout le respect que je vous dois, je n’ai pas la preuve de quoi que ce soit ! Je ne suis certain que d’une chose, c’est qu’un de mes laboratoires est au fond de l’océan avec les cadavres de deux de mes hommes. Au moment de l’accident, ils avaient des plaques bactériennes dans leur boîte à gants. Je ne sais pas s’il y a un rapport ou non, mais presque toutes les boîtes à gants de la station contiennent ce genre d’organisme. S’ils représentent une menace…
— Ça, vous n’en savez rien.
— Non, justement, et c’est bien pour ça que…
— … Que vous suggérez d’abandonner une ressource de très grande valeur, à cause d’un accident et de vos conjectures personnelles.
— Nous pourrons toujours revenir occuper la station.
— Au prix d’énormes dépenses en ressources et en heures de travail.
— Directeur… Vous voulez vraiment prendre ce risque ? »
Ce salaud essayait de se protéger au cas où d’autres ennuis surviendraient. Degrandpré imaginait Li en train de témoigner lors d’une enquête des Trusts : Malgré ma demande d’évacuation formulée en termes non équivoques…
« Donnez-moi juste les faits et les données dont vous disposez, Dr Li, et nous partirons de là. »
Li se mordit la lèvre mais se garda bien de discuter. « Si vous avez passé notre télémesure en revue, vous en savez autant que moi. Ce matin, la capsule a tout d’un coup connu un problème. Aucune communication de l’équipage, rien que la sirène d’alarme. J’ai ordonné qu’on ferme les cloisons. Les systèmes électriques de la capsule ainsi que ses équipements vitaux sont tombés en panne peu après, pour une raison inconnue. Une heure plus tard, la coque a perdu son intégrité et s’est effondrée sous la pression. Voilà tout ce que nous savons.
— Avez-vous récupéré des débris ?
— Nous manquons de tractibles ou d’équipements de sortie pour ça.
— Très bien. Préparez la navette pour une évacuation, mais attendez mon ordre. Entre-temps, essayez de ramasser une partie au moins de ce qui flotte à la surface. N’amenez rien de substantiel en deçà de la zone de quarantaine, mais archivez des échantillons pour les boîtes à gants.
— Pour mémoire, je recommande avec la plus grande fermeté qu’on évacue immédiatement la station et que l’enquête soit effectuée par télémanipulation.
— C’est noté. Je vous remercie de votre opinion. Et de vous conformer à mes instructions. »
Il abandonna le contrôle de la salle à un subordonné.
Après avoir enregistré le rapport initial et délégué le nettoyage, Degrandpré, en l’absence d’autres alertes, confia la responsabilité de l’affaire à son assistant, avec la consigne de l’appeler si la situation se détériorait.
L’horloge lui apprit qu’il n’avait pas mangé depuis presque dix heures, comme d’ailleurs, par déférence, les autres personnes présentes dans le poste central. Il fit procéder à un changement d’équipe et livrer des repas par tractible à tous ceux qui restaient de garde.
Il se rendit ensuite au mess de la direction, où il trouva Corbus Nefford qui dînait paisiblement de poivrons braisés et de riz basmati. Les jardins ne fournissaient qu’un nombre limité d’épices et la station orbitale en biosynthétisait quelques autres ; pourtant le plat de Nefford dégageait une odeur surprenante de basilic et d’ail frais.
Le médecin le dévisagea avec un plaisir non dissimulé.
« Joignez-vous à moi, Directeur. »
Les membres las, Degrandpré s’assit face à Nefford. « Je suppose que vous êtes au courant ?
— Pour l’incident sur la station océanique ? Un peu.
— Parce que je préférerais ne pas en parler.
— La crise est passée ?
— Oui. » Prenait-il ses rêves pour la réalité ? « La crise est finie.
— Deux pertes humaines ?
— Vous me semblez aussi bien informé que moi. Maintenant, Corbus, soit vous changez de sujet, soit vous vous taisez et vous me laissez manger. » Le tractible de service attendait sa commande. Malgré sa faim, il demanda quelque chose de léger : une salade avec des rubans protéiques.
Le médecin rabroué resta silencieux quelques instants, le temps de trouver de quoi relancer la conversation : « De nouveaux algogènes de Turing arrivent de la Terre, ai-je cru comprendre.
— Vous êtes une vraie fontaine à bonnes nouvelles. J’ignorais que vous vous intéressiez à l’ingénierie.
— Uniquement parce que mon avenir en dépend, Directeur. Et peut-être bien le vôtre.
— Des nouveaux algogènes de Turing ? Je ne me souviens pas avoir autorisé d’échange d’algorithmes génétiques… à moins que ce ne soit ceux de l’année prochaine ?
— Des algos tout neufs, semble-t-il, mais arrivés avec une étiquette prioritaire, d’après l’ingénierie.
— Nous avons déjà suffisamment de mal à tenir le calendrier de maintenance. Il va falloir modifier nos quotas, sauf s’il s’agit d’une correction du rendement.
— Mécanismes & Personnel veut que nos usines Turing fabriquent les pièces d’un interféromètre planétaire.
— N’importe quoi. Ils l’ont déjà proposé il y a quelques années. Oh, cela finira par se faire… une étude des étoiles locales, peut-être même des lancements Higgs depuis le système d’Isis… mais pas dans le futur proche. » Un interféromètre isien permettrait d’obtenir des images de mondes indétectables depuis le système terrestre. Mais tout cela n’était que théorie et le resterait probablement encore longtemps. Ni la politique du Trust des Travaux ni celle des Familles n’incluait une expansion rapide dans la galaxie. Les seuls à réclamer une accélération du rythme des explorations – malgré le sacrifice fiscal que cela impliquait – étaient des éléments dissidents au sein de Mécanismes & Personnel.
À moins que…
Mécanismes & Personnel serait-il devenu assez puissant pour commander de nouveaux algogènes de Turing ? Le Trust des Travaux les laisserait-il vraiment faire sans broncher ?
Il avait quitté la Terre depuis trop longtemps pour deviner la réponse.
« Directeur ? »
Nefford salivait presque en attendant sa réaction. Degrandpré la lui refusa. « Désolé, Corbus, je pensais à autre chose. »
Les traits du médecin s’affaissèrent de dépit.
« Vous m’excuserez », dit Degrandpré en se levant.
— Et votre repas, Directeur ?
— Faites-le porter dans mes quartiers. »
Huit heures plus tard, la crise n’avait pas connu d’autres développements. Freeman Li lui-même avait cessé ses demandes déraisonnables d’évacuation immédiate et ne réclamait plus que la mise en place d’un plan d’urgence. Degrandpré accepta de garder la navette en stand by et ordonna une enquête immédiate. À cet effet, il envoya sur l’avant-poste océanique cette kuiper de Yambuku, Elam Mather. C’était à sa façon une travailleuse efficace, qui, de par sa qualité de scientifique de première ligne, possédait les compétences nécessaires pour superviser les opérations de nettoyage et d’isolation.
Après une longue séance de briefing des chefs de section, il regagna sa cabine pour trier la pile des dernières transmissions de la Terre. Corbus Nefford avait raison : il y avait bien un ordre qui spécifiait des protocoles entièrement nouveaux pour les usines Turing et qui détournait de précieux matériaux bruts au profit de la construction d’un grand interféromètre. Mécanismes & Personnel voulait disposer d’un imageur planétaire en état de marche à la fin de la décennie, ainsi que d’une foule de sondes secondaires destinées à identifier les petits astéroïdes et les objets de Kuiper qui pourraient servir de lanceurs Higgs. Quelle folie ! Mais le Trust des Travaux coopérait et Degrandpré, avec son dossier déjà entaché par la perte du laboratoire océanique, n’avait pas vraiment les moyens de s’y opposer.
Ce genre d’intrigues lui plaisait, à une époque : celle où il se croyait doué pour ça. Mais, en l’occurrence, entraient en jeu des forces immenses, impersonnelles, hégéliennes. Degrandpré serait écrasé, ou peut-être pas, cela ne dépendait pas de lui.
À moins que…
Enfoui dans la pile de communiqués, il dénicha un ordre sécurisé enjoignant de démarrer « dès que possible » les travaux sur le terrain de Zoé Fisher. Il crut tout d’abord à un addenda de Mécanismes & Personnel, mais le message portait le sceau des Travaux. L’ordre le laissa perplexe : précipiter les excursions de cette Fisher pouvait conduire à une autre perte, une nouvelle tache dans le fragile dossier de carrière de Degrandpré.
Et à un échec pour les radicaux de Mécanismes & Personnel ? Était-ce là le but du Trust des Travaux ?
Une affaire bien délicate. L’ordre semblait inoffensif. Il n’avait rien de particulier, sinon qu’il concernait un projet Mécanismes & Personnel sans pour autant porter son imprimatur. Cela avait-il une signification ?
Une chose en tout cas était certaine : l’extrême importance que revêtait Zoé Fisher aux yeux de nombreuses personnes. C’était, selon le mot de son père, une charnière porteuse d’un grand poids. Sa vie – ou sa mort – affecterait à coup sûr celle de Degrandpré.
Zoé se précipita dans la salle commune dès qu’elle apprit la nouvelle. Elle y retrouva l’essentiel de la famille Yambuku, déjà rassemblée en petits groupes affligés, devant le grand écran à plasma qui affichait une télémesure partielle de l’avant-poste océanique. Zoé s’était couchée tôt et dormait lorsque la nouvelle était tombée. Quand l’alerte générale avait retenti, la mort de Singh et Devereaux était déjà confirmée et la mer équatoriale avait avalé leur labo broyé.
Isis les avait tués, dirait Hayes… même si Zoé ne parvenait pas à considérer l’accident de cette façon. Isis n’était pas l’ennemi. Elle s’accrochait becs et ongles à cette idée. L’ennemi, c’était la négligence, l’ignorance, ou bien l’imprévu.
Durant leur orientation, Singh et Devereaux avaient séjourné à Yambuku et lié connaissance avec la plupart du personnel. À l’exception des techniciens de la station orbitale – plutôt secrets de nature – et des kachos de haut rang, tout le monde se connaissait sur Isis, surtout ceux des stations au sol, ceux qui habitaient sur la surface. Yambuku pleurait Singh et Devereaux, tout comme ceux des labos océaniques avaient dû pleurer Macabie Feya.
Trois morts depuis mon arrivée, songea Zoé. Nous sommes pareils à des soldats dans une zone de combats. Chacun regarde mourir l’autre.
Tonya Cooper s’était effondrée sur l’épaule d’Em Vya, un phytochimiste junior. Tous deux sanglotaient en silence. Zoé elle-même ressentait de plus en plus de chagrin ; elle n’avait pas connu les victimes mais imaginait leur fin horrible, l’écrasement brutal par le poids de l’océan – une fin aussi horrible que celle de Macabie Feya, pensa-t-elle, emporté par les immensités d’Isis.
Tam Hayes se tenait debout en silence dans le coin est de la salle, près de la grande carte planétaire d’Isis. Elle se souvint d’Elam mentionnant qu’entre autres projets, Mac Feya s’occupait de ce globe à ses moments perdus. Une œuvre d’art créée avec les fournitures excédentaires de Yambuku – une bulle de verre de silice soufflée à la main, globe sur lequel un tractible d’assemblage avait gravé les caractéristiques physiques de la planète à partir de données cartographiques issues des archives de la station orbitale. Le globe, bleu glace et gris givre, était légèrement translucide. Elle observa Hayes le faire pivoter pour localiser les labos océaniques, point minuscule dans le turquoise vitreux de la mer équatoriale du sud. Elle le rejoignit alors qu’il traçait du doigt un chemin inutile jusqu’à la terre émergée la plus proche, un chapelet d’îles volcaniques accroché comme un doigt crochu au grand continent occidental, à cinq mille kilomètres de là. Zoé devina à quoi il pensait : dans toute cette étrange immensité bleue, la mort, encore…
Elle lui toucha le bras.
Elle avait agi sur une impulsion et ne se rendit pas tout de suite compte de son geste. Le choc fut progressif. Hayes ne sembla rien remarquer, même s’il leva les yeux quand elle retira sa main.
Elle avait senti la chaleur de la manche, la chaleur du corps de cet homme.
« Nous sommes en train de perdre, dit-il. Mon Dieu, Zoé… Des gigadollars dépensés pour venir ici, pour y rester, et c’est la planète qui l’emporte. » Il retourna spontanément le contact en lui posant la main sur l’épaule. Elle eut conscience de plusieurs choses en même temps : l’odeur de Hayes, le bourdonnement de la pièce, le murmure nocturne des homéostatiques de la station. Vue de l’extérieur, Yambuku devait ressembler à une bulle de lumière jaune dans une obscurité sans lune, au milieu des espaces vacants de la forêt et de ses corridors incertains qui couraient jusqu’aux montagnes et à l’océan. « La coïncidence est trop grosse. Dieter a peut-être bien raison d’être parano. L’une après l’autre, la planète nous ôte nos défenses, nous met à nu. Si ça continue, ils vont tout fermer et effectuer les recherches par tractible…
— C’était un accident », parvient à dire Zoé. Idiote, songea-t-elle.
« Les Trusts s’en fichent. Les Familles s’en fichent. »
Mais pour moi, ça compte, pensa Zoé. Et pour lui aussi, même s’il ne voulait pas l’exprimer de façon si brutale.
Vêtue d’une tenue de nuit fripée, Elam Mather traversa la pièce, un défileur allumé à la main. « Dernières nouvelles de la station orbitale », annonça-t-elle à Hayes, l’air inquiet.
Il la regarda avec méfiance.
« Ils m’expédient par navette aux labos océaniques, expliqua-t-elle. Enfin, à ce qu’il en reste. Ils veulent que je découvre ce qu’il s’est passé. »
Le personnel quitta petit à petit la pièce quand il devint évident que la crise s’était stabilisée. Zoé, bien réveillée et bourrée de caféine, s’assit à une table de réunion dans la lumière blafarde des écrans muraux en activité.
Elle attendit jusqu’à ce que Jon Jiang, l’ingénieur de l’équipe de nuit, sorte en la saluant d’un signe de tête lugubre. Une fois seule – en ayant presque l’impression d’agir à la dérobée – elle modifia l’affichage statique du grand écran du mur ouest au profit du relais d’une caméra extérieure.
Dehors, la nuit était fraîche, d’après les données qui défilaient au sommet de l’écran. Vingt et un degrés Celsius, vent soufflant d’ouest-nord-ouest à cinq kilomètres heure en moyenne. Voilées par des cirrus, des étoiles brillaient, grenats dans le ciel lourd.
Elle se sentait bizarre. Elle n’arrivait pas à mettre un nom sur ce qu’elle ressentait.
Cela lui rappelait ce mélange de sentiments contradictoires qui l’avait envahie des années auparavant, lorsque Theo était arrivé pour la sauver des couloirs austères et des morbides chambres en pierre de la crèche-orphelinat à Téhéran : une peur terrible de l’avenir et de cet étranger si grand dans son impeccable uniforme noir, mêlée à une euphorie nerveuse, à l’agréable pressentiment que la liberté était là.
Ses souvenirs de Téhéran avaient été « adoucis » – selon le terme médical – jusqu’à s’en retrouver dénaturés au point de ne plus l’affecter. Elle savait seulement que ses geôliers avaient violé ses sœurs et les avaient laissées mourir de faim, et aussi qu’ils avaient disposé de son corps selon leur bon plaisir. Elle ne leur avait pas pardonné, mais son ressentiment était atténué : presque tous ses persécuteurs avaient dû succomber dans l’incendie qui avait ravagé les taudis industriels et englouti la crèche, lors des émeutes de 40. Ils étaient morts, elle était vivante. Mieux encore, on lui avait rendu la destinée pour laquelle elle était née : les étoiles.
Pourquoi alors frissonnait-elle au moindre contact du monde matériel ? Elle avait frissonné, dehors, dans sa combinaison de sortie, à la fraîcheur de la première goutte de pluie isienne sur son épaule. Et elle avait frissonné au contact de la grande main vigoureuse de Tam Hayes.
Je n’aime pas qu’on me touche. Combien de fois dans sa vie avait-elle répété ce petit mantra ? C’était un héritage des années Téhéran, lui avaient expliqué les spécialistes en ontogenèse. Une aversion trop profonde pour être extirpée, et de toute façon il n’y aurait personne pour la toucher là où elle allait, du moins personne d’humain, quand elle serait seule dans les étendues sauvages d’Isis.
Mais pourquoi alors avait-elle les larmes aux yeux en regardant le ciel nocturne ? Pourquoi sa main persistait-elle à se porter sur son épaule, là où Tam Hayes l’avait touchée, comme pour protéger le fantôme de sa chaleur ?
Pourquoi les souvenirs s’étaient-ils mis à jaillir en elle comme d’une mystérieuse source souterraine ?
Tout ce qu’elle savait, c’est que quelque chose n’allait pas en elle. Et qu’elle ne devait en parler à personne. S’ils soupçonnaient sa maladie, ils la renverraient sur la station orbitale, et probablement sur Terre.
Loin de son travail.
Loin de Tam Hayes.
Loin de sa vie.
Deux jours passèrent. La crise de l’avant-poste océanique avait été circonscrite et l’humeur de Yambuku s’allégea un peu, même si, remarqua Zoé, les membres de l’équipe de risque biologique gardaient leurs défileurs ouverts sur leurs bureaux, en état d’alerte. Elle passa la matinée en marche simulée dans le terrain luxuriant qui s’étendait à l’ouest de la rivière de Cuivre, puis emmena son déjeuner dans la salle de préparations, au terminal de la navette, pour observer l’équipe de maintenance s’affairer sur celle qui, par un vol suborbital, transporterait Elam de l’autre côté de l’océan.
La maintenance constituait une des missions de l’ingénierie. Lee Reisman, Sharon Carpenter et Kwame Sen lui firent signe depuis le terminal, et Kwame en particulier lui jeta de nombreux coups d’œil en coin. Était-il attiré par elle ? Sexuellement attiré ? L’idée la mettait mal à l’aise. Zoé avait côtoyé ses pairs lors de ses études dans les locaux M&P sur Terre, mais ses camarades d’études étaient pour l’essentiel des femmes hétérosexuelles ou de jeunes aristocrates porteurs de badges d’orchidectomie. Cela ne l’intéressait pas. Le personnel médical lui avait enseigné toute une série de soutras de masturbation, qui était censée constituer sa modalité sexuelle permanente. Cela aurait dû suffire.
Mais elle se masturbait désormais presque tous les soirs, et dans ces moments-là… eh bien, en général elle pensait à Tam Hayes.
Une tasse de café à la main, Elam Mather entra dans la salle et repoussa une pile de check-lists pour s’attabler à ses côtés. Elle salua distraitement Zoé d’un signe de tête, sans prononcer une parole, le regard fixé sur l’activité qui entourait la navette. Kwame garda ses coups d’œil pour lui.
« J’espère que votre voyage sera sans histoires, dit Zoé.
— Mmmh ? Oh ! Eh bien, ne me souhaitez pas bonne chance. Ça porte malheur. »
Voilà bien le genre de paroles déconcertantes dont les kuipers étaient coutumiers. Certes, Zoé avait étudié l’histoire et savait aussi bien que tout écolier du système comment s’était déroulée la fondation des Républiques. Rien pourtant dans tout ce savoir théorique ne l’avait préparée aux réalités d’une communauté à majorité kuiper telle que Yambuku, avec cette effrayante fluidité des grades et cette sexualité ouverte. Les hommes kuipers n’étaient jamais castrés, quelle que soit leur position sociale, et cela finissait par donner l’impression de partager une cage avec des animaux de zoo : ces gens-là ne dissimulaient ni leurs attirances, ni leurs rencontres, ni leurs copulations…
« Nous ne sommes pas si mauvais », dit Elam.
Zoé écarquilla les yeux. « Parce que vous êtes télépathe, en plus ? »
Elam éclata de rire. « Presque. Non, en fait, j’ai déjà travaillé avec des Terriens. Et on finit par reconnaître cette expression, vous savez, cette espèce de “Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’il va encore se passer ?” »
Zoé s’autorisa un sourire.
« En fait, ajouta Elam, vous vous adaptez très bien, pour quelqu’un de la Terre.
— Je ne suis pas de la Terre. Pas plus que vous n’êtes de Kuiper. Je veux dire… nous sommes ici, non ?
— Bien vu. Vous avez raison. Nous sommes ici. Nous ne sommes plus ce que nous étions. » Elle lui retourna son sourire. « Je commence à comprendre ce que Tam voit en vous. »
Zoé rougit.
Il voit quelque chose en moi ?
Cette nuit-là, elle rêva de sa première maison. Non des horribles baraques de Téhéran, mais de la douceur et du calme de la crèche Mécanismes & Personnel où elle avait passé les premières années de sa vie.
Située au plus profond d’une enclave sauvage de l’Amérique, la crèche était surmontée d’un dôme aussi vert que du cristal qui, vu de loin les jours de pique-nique, semblait scintiller comme une goutte de rosée sur l’herbe d’une prairie ondulante.
Les salles de la nursery et de la crèche étaient aussi douces que du velours, tous les coins en étaient arrondis, l’air lui-même embaumait le frais. Dans cette crèche, elle n’avait connu ni la peur, ni le doute. Les nounous, beaucoup d’entre elles intégralement humaines, s’occupaient chacune d’un seul enfant. Elles étaient strictes mais gentilles, de gros anges de bonté.
Elle portait un vêtement vert – une simple étoffe amidonnée et brillante – dont elle changeait matin et après-midi. Et elle attendait avec impatience le bain vespéral, l’occasion de s’éclabousser avec ses sœurs, sous l’indulgente surveillance des nounous qui allaitaient les bébés sur les terrasses surplombant les eaux fumantes.
Dans son rêve, elle était à nouveau dans le bassin et tapait sur l’eau pour expédier des vagues sur un anneau jaune qui flottait à proximité. Mais le rêve prit une tournure désagréable lorsque surgit en un clin d’œil autour du bassin une forêt de grands arbres anciens – des cycas ou des lycopodes géants. Les voix de ses sœurs se turent aussitôt. Elle était seule, grelottante, nue dans un bois qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle connaissait. Elle grimpa sur le bord moussu du bassin. Le sol noir amortissait ses pas, les rochers se dressaient tels des hépatiques d’un vert velouteux. Elle ne savait ni comment elle s’était retrouvée là, ni comment rentrer chez elle. Elle sentit la panique sourdre de son ventre serré comme un poing. Puis une silhouette, une forme, sortit du brouillard humide. C’était Avrion Theophilus, son Theo à elle, dans son bel uniforme Mécanismes & Personnel… mais dès qu’elle le reconnut, elle se détourna et s’enfuit, s’enfuit à toutes jambes, s’enfuit en vain tandis que la suivaient les pas pesants.
Elle se réveilla dans l’obscurité.
Son cœur cognait à tout rompre. Il se calma vite, mais le sentiment de menace et d’électricité continua à vibrer dans tout son corps.
Ce n’est qu’un mauvais rêve, se dit Zoé.
Mais elle n’avait jamais fait de mauvais rêve.
Elle expulsa le cauchemar de son esprit, pensa à nouveau à Tam Hayes, à la manière si naturelle dont il l’avait touchée dans la salle commune, au tissu de sa chemise, à leurs regards qui s’étaient entrecroisés.
Oh, mon Dieu, il y a quelque chose qui ne va pas en moi, se dit-elle une nouvelle fois, et elle glissa sa main entre ses cuisses, écartant les lèvres de ses doigts pour trouver la protubérance du clitoris, comme un petit nœud dur.
La vague de feu de l’orgasme ne tarda pas. Elle se mordit les lèvres pour étouffer son cri.
Lorsque la navette s’arracha de Yambuku pour s’élever dans le ciel délavé, Elam Mather ressentit l’étourdissement habituel. Isis se déroba sous elle, sans trop s’éloigner : il ne s’agissait que d’un vol suborbital, un voyage à travers la moitié d’un monde pour l’emmener à l’avant-poste endommagé. Quelques heures à la vitesse maximum que pouvait atteindre la pesante navette. Les planètes sont vraiment trop grandes, songea-t-elle.
L’équipage de l’appareil provenait de la station orbitale. Pour la plupart d’origine kuiper, c’étaient des gens aimables mais guère bavards. Elam s’installa sur un siège côté couloir, seule. Elle brancha son défileur et afficha l’un de ces romans populaires terrestres parfois transmis par la liaison à particules jumelles pour l’édification présumée des pauvres occupants de l’avant-poste. Celui-ci (titré La décision difficile d’E. Quan) racontait l’histoire d’une jeune fille d’un milieu de cadres moyens, amoureuse d’un cousin des Familles qui s’était mépris sur sa position sociale. Une vraie tragédie. En apprenant qu’il ne pouvait décemment pas épouser notre héroïne, le jeune héritier se portait volontaire pour une orchidectomie tandis que la fille revenait discrètement parmi les siens, humiliée mais assagie.
Quelles conneries ! se dit Elam. Dans la vie réelle, soit une rencontre de ce genre ne se produirait jamais, soit une liaison amoureuse serait hors de question. L’aristocrate baiserait la prolo et l’oublierait aussi sec. Un jeune homme de si bonne famille ne consentirait certainement pas à subir une orchidectomie. La castration ne servait ni plus ni moins qu’à tenir les cols blancs à l’écart des filles des Grandes Familles. Des kachos comme Degrandpré tiraient certes fierté de leurs cicatrices, mais uniquement parce qu’ils avaient été voués dès l’enfance à une vie de servitude glorifiée.
Les prolos, la grande masse des terriens à qui on ne demandait pas leur avis, baisaient et se mariaient du mieux qu’ils pouvaient, un point c’est tout. Et ils croissaient en nombre, malgré les divers virus d’infertilité non maîtrisés qui contribuaient à garder la population dans des limites raisonnables.
L’essentiel de la scolarité d’Elam s’était déroulée sur Terre. Elle avait de cette planète une vision qui était tout sauf naïve… contrairement à Tam Hayes ou même à un bébé-éprouvette M&P comme Zoé Fisher.
Elle se tourna vers la fenêtre, qui n’en était pas une mais une liaison vidéo directe avec une caméra placée à l’extérieur de la navette, de l’autre côté des multiples isolations. Sous elle, le continent fuyait vers l’ouest. À cette altitude, Isis semblait d’un calme émouvant. De larges plaines alluviales et des prairies veinées de rivières bleu ciel avaient succédé aux montagnes de Cuivre, coiffées de neige. Des nuages embroussaillaient d’ombres les prairies, et les cours d’eau finissaient par s’élargir en baies marécageuses et en criques saumâtres, le grand littoral oriental où des oiseaux de mer tournoyaient en groupes assez importants pour être discernables à cette altitude. Un paysage qu’on savait exister plutôt qu’on ne le voyait, cartographié depuis l’orbite, éventuellement entraperçu depuis une navette ou par les yeux d’un télésenseur tractible à long rayon d’action.
Tout ça est intact, songea-t-elle. Dans un sens, aucune partie d’Isis n’a jamais été directement touchée par une peau humaine. La planète regorgeait de vie, mais d’une vie qui rendait un milliard d’années à celle de la Terre, plus évoluée, donc, mais aussi plus primitive du fait de l’absence de grandes vagues d’extinctions propices aux changements. Il y avait de la place pour tous, pour toutes les espèces et toutes les stratégies de survie, sauf pour l’humain, le conscient, le terrien. Nous sommes des créatures si simples, pensa-t-elle, que nous ne supportons pas ces phytotoxines raffinées ni les innombrables prédateurs microscopiques qu’a façonnés cette involution d’un milliard d’années. Dans l’arsenal du système immunitaire humain, il n’y avait rien qui fût capable de détecter ou de repousser les invisibles armées isiennes.
Ils nous assiègent, songea Elam. Elle pensa aux colonies bactériennes qui rongeaient les joints de Yambuku et aux films d’algue qui pouvaient avoir une part de responsabilité dans le désastre sous-marin. Nous ne les reconnaissons pas, mais je suis sûre qu’eux nous reconnaissent. Nous construisons nos murs, nos barrières, mais la vie parle à la vie. C’était la règle : la vie parle à la vie.
Le gris bleuté du plateau continental disparut derrière la navette et, pendant un temps, seuls s’offrirent à sa vue l’océan bleu cobalt plissé de brisants blancs ainsi que le sommet des nuages, souvent agités : les tempêtes tropicales en cours d’élaboration dans la lumière abrupte du soleil ressemblaient à des ressorts d’horlogerie enroulés d’éclairs. Il n’y avait, sur toute l’étendue de la mer, ni navire ni sillage de navire, rien d’humain, pas de planche percée de clous ou de bouteille en plastique blanchie ; rien là-dessous que du krill extraterrestre, des touffes de chiendent marin et de l’écume poussée par le vent, se dit-elle.
Elle songea aux barrières qui séparaient la vie terrestre de la vie isienne, puis à la longue quarantaine entre la Terre et les Républiques de Kuiper, aux jours tragiques qui avaient vu les épidémies décimer la population terrienne et les Kuipers devenir vraiment indépendants, presque par défaut. Les Républiques se composaient d’une alliance des environnements les plus lointains et les plus hostiles jamais colonisés par l’homme – ceinture de Kuiper, astéroïdes, mines de Oort, fermes aériennes de Mars. Les économies hydrogène/oxygène du système externe avaient été séparées de l’arrogante richesse en eau de la Terre elle-même, l’humanité s’était divisée comme une cellule parthénogénique. Mais la division ne pouvait rester définitive : la vie touchait la vie. Le Trust des Travaux avait ramené une Terre inquiète dans l’espace sans réussir à guérir les vieilles blessures civiles et politiques. La Terre s’était repliée sur un système d’aristocratie bureaucratique et les Républiques de Kuiper étaient ses rejetons turbulents qui transformaient leurs bastions de glace en utopies païennes ou puritaines – mais au moins, nom de Dieu, personne ne s’y coupait les couilles en signe d’allégeance.
Et pourtant, la vie touchait la vie.
Prenez Tam Hayes. Un vrai orphelin kuiper, excommunié par les doctrinaires d’Épine Rouge pour s’être fait embaucher par un projet Travaux. Alors qu’il n’avait pas d’autre moyen d’accéder à Isis, la distante Isis, la légendaire Isis, la Mandalay[1] de la République. Il avait troqué son histoire contre un rêve. Et Zoé Fisher, bébé-éprouvette aussi obéissant que tous ceux que la Terre produisait. Interdit de rêver, pour cette hongre femelle. Mais Isis avait tissé des liens entre eux. Il n’y avait qu’eux à ne pas s’en être rendus compte… c’était en tout cas évident aux yeux d’Elam. Placez-les ensemble dans la même pièce, et Zoé tournerait autour de Tam comme une planète autour de son soleil, tandis que lui, telle une antenne de tractible, serait toujours tourné vers elle.
Elam n’approuvait pas les liaisons entre terriens et kuipers, la plupart ne duraient pas… mais il se passait là, pensa-t-elle, quelque chose que Mécanismes & Personnel n’avait sans doute pas prévu, une petite entorse dans la cruelle machinerie humaine des Trusts.
La vie et son lot d’imprévus.
Elle approuvait. Peut-être qu’elle approuvait. Mais il y avait des choses que Tam ne savait pas sur Zoé, et qu’Elam pensait de son devoir de lui apprendre. Elle ouvrit son défileur et commença un message. Elle pourrait l’envoyer après l’atterrissage.
Elle écrivit jusqu’à ce que son attention soit attirée par un chapelet d’îles volcaniques qui défilaient sous l’aile droite et que la verdure recouvrait jusqu’au bord de leurs antiques caldeiras. Des récifs, non de corail mais façonnés par le dépôt d’une communauté totalement différente d’invertébrés fixateurs de calcaire, tourmentaient l’eau peu profonde en une mousse multicolore. La lumière était ici plus oblique et transformait en vallée le moindre repli de terrain. S’était-elle endormie ? Un membre d’équipage qui passait l’informa qu’une demi-heure tout au plus séparait encore la navette de l’amarrage et de la décontamination.
Elle ajusta le dispositif de retenue de son siège, rangea son défileur et ferma les yeux, pensa à Hayes et à Zoé, à la ténacité de la vie, au besoin universel de fusionner, de combiner, d’exfolier… et aussi à la vulnérabilité de la vie, à la mer, aux grands poissons qui mangeaient les petits, et à la grande distance à laquelle la Terre pouvait exercer son influence.
Freeman Li, le kacho placé à la tête de la station sous-marine, était un petit terrien à la peau sombre et au torse bombé avec qui Elam avait déjà travaillé, à la fois en formation et sur Isis. Elle le préférait à beaucoup d’autres terriens : ce descendant de sherpas, qui avait de la famille dans les fermes aériennes sur Mars, savait faire preuve de souplesse intellectuelle. Il était d’un naturel inquiet, mais ses inquiétudes étaient en général fondées.
Il était justement en train de se faire du souci. Au sortir de la décontamination, il emmena Elam tout droit dans la salle commune la plus proche, une pièce octogonale et basse de plafond située entre un laboratoire de microbiologie et le pont d’ingénierie. Elam supposa que la pièce se trouvait en dessous du niveau de la mer. Elle n’avait aucun moyen de corroborer son hypothèse : l’étanchéité de l’avant-poste océanique égalait en rigueur celles de Yambuku et de Marburg. De par sa masse distribuée et son ancrage profond, la station restait insensible à l’action de la houle, même si les typhons provoquaient, lui avait-on dit, une légère oscillation comparable à celle d’un fil à plomb. Aucun mouvement n’était perceptible pour l’instant.
« Je serai franc avec vous, Elam », dit Li en remuant machinalement son thé noir. « Quand ça s’est produit, j’ai réclamé une évacuation complète à Degrandpré. Je pense toujours que c’est ce que nous aurions dû faire… ce que nous devrions faire. Ce qui a tué Singh et Devereaux et détruit la Capsule Six est bien trop rapide pour qu’on joue ainsi avec le feu. Et nous n’avons toujours pas la moindre idée de l’agent causal. On a de nombreux vecteurs toxiques dans le coin, mais ils sont répartis un peu partout dans les boîtes à gants de la station. Un agent spécifique à la Capsule Six ne peut être qu’un extrait ou un isolat chimique, pas un biota vivant.
— Il y a des substances caustiques ?
— Toutes sont très toxiques et certaines, en effet, sont on ne peut plus caustiques. Une quantité significative qui se serait échappée peut très bien avoir tué deux hommes et déclenché l’alerte biologique. Mais pour la capsule elle-même, non, aucun agent isolé, aucune combinaison d’agents ne peut raisonnablement avoir causé de tels dégâts.
— Pour autant que nous le sachions. »
Il haussa les épaules. « Vous avez raison, nous n’en savons rien. Mais nous parlons ici d’isolats chimiques de l’ordre du microgramme.
— Y a-t-il eu d’autres problèmes avant la catastrophe ?
— Oui, dans la Capsule Six, une substance algale qui interférait avec les échantillonneurs et les senseurs. Mais ne sautez pas aux conclusions, Elam. Nous avons rencontré ce genre d’ennuis d’un bout à l’autre de la station, même s’ils étaient plus prononcés en profondeur. Ce serait une coïncidence incroyable que cette capsule ait connu à la fois un dégagement de substance toxique et un joint assez gravement endommagé pour provoquer son effondrement.
— Ce qui a causé la rupture des joints d’étanchéité pourrait aussi avoir ouvert les boîtes à gants.
— Possible. Probable. Mais cela ne vous fait-il pas penser à un danger de grande envergure ? »
Elle y réfléchit. « La Capsule Six n’avait donc pas d’autre particularité que cette importante infestation algale dans ses senseurs ?
— Je ne sais pas si on peut parler de particularité. Tout est question de degré. Mais dans le sens où vous l’entendez, la réponse est oui.
— Vous pouvez me montrer ces organismes ?
— Bien entendu. »
Freeman Li s’était protégé du pari de Degrandpré – selon lequel la station océanique ne courait plus aucun risque – en confinant son personnel dans les deux capsules supérieures de la chaîne, là où il était possible de gagner sans délai la navette en cas de besoin. Les trois autres avaient été fermées et scellées, entraînant une chute de la productivité globale de la station et l’abandon de deux très prometteuses lignes de recherche, mais comme le dit carrément Li : « C’est le problème de Degrandpré, pas le mien. »
Une façon de penser tout à fait kuiper, s’émerveilla Elam.
Elle le suivit via un puits d’accès étroit jusqu’à la plus basse des capsules occupées. Les cloisons lui attirèrent l’œil au passage : d’immenses portes métalliques prêtes à se fermer sans pitié en une fraction de seconde. Dans cet horrible roman venu de la Terre, il y avait un passage où une souris était prise dans un piège. Sans n’avoir jamais vu ni souris sauvage, ni souricière, elle croyait savoir ce que ressentait l’animal.
Depuis l’accident, les mesures de sécurité prises dans le labo de microbiologie, toujours pour le moins astreignantes sous la direction de Freeman, avaient atteint un maximum absolu. Jusqu’à nouvel ordre, tous les biota et les isolats isiens devaient être considérés comme des menaces de niveau cinq avérées. Dans l’antichambre sécurisée du labo, Elam enfila la combinaison pressurisée requise, munie d’une réserve d’air sur les épaules et de contrôles de température. Li fit de même. Derrière la visière du casque, avec ses yeux caves et sa mine sombre, il avait un air étrange. Il l’accompagna au lavage préliminaire, puis ils passèrent devant des hommes et des femmes qui, vêtus de combinaisons identiques aux leurs, travaillaient sur des boîtes à gants de diverses complexités. Ils atteignirent enfin, après un sas et une autre antichambre, un labo inoccupé de plus petites proportions.
Elam retrouva une partie de la terreur qu’elle avait ressentie pour la première fois en entrant dans un labo de recherche virale de niveau cinq, pendant ses études sur Terre. Bien sûr, cela avait été pire à l’époque : elle était alors une étudiante kuiper naïve, élevée au sein du clan de la Grue et de ses récits horribles sur les années d’épidémies terrestres. Le gouffre biologique avait toujours plus sûrement séparé la planète mère des colonies kuipers que la distance physique. Les clans kuipers avaient établi une quarantaine : nul n’était autorisé à arriver ou à revenir de la Terre sans avoir été au préalable inspecté jusqu’au niveau cellulaire et débarrassé du moindre germe infectieux terrestre. La décontamination dans le sens Terre-Kuiper était sévère, physiquement éprouvante, et durait aussi longtemps que la longue orbite en boucle du voyage qui vous ramenait du système interne. Aucune maladie terrestre ne s’était jamais déclarée sur un habitat kuiper, et si cela s’était produit, la colonie en question aurait aussitôt été isolée et décontaminée. Protocoles d’hygiène que la pauvreté et la densité de la population rendaient impraticables sur Terre.
Elle était partie effectuer son postdoc sur Terre dans le même état d’esprit que celui d’une assistance sociale consciencieuse qui consent à visiter une léproserie : le cœur au bord des lèvres, mais avec les meilleures intentions du monde. Bien que vaccinée contre tous les microphages, prions, bactéries et virus imaginables, elle avait souffert de la classique « fièvre d’origine inconnue », qui avait perduré pendant tout le premier mois de son orientation, avant de succomber enfin à une série d’injections de leucocytes. Elle n’avait jamais été malade auparavant. Être malade, contaminée par un parasite invisible… eh bien, c’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé.
Après cela, sa première tentative de travail en environnement stérile l’avait terrifiée. L’université de Madrid, un bastion Mécanismes & Personnel, accueillait de nombreux étudiants des mondes extérieurs, des martiens pour la plupart mais aussi quelques expatriés kuipers comme elle. On ne permettait pas aux novices d’être dans la même pièce que des agents infectieux vivants. On lui avait déjà présenté le bacille du charbon, le HIV, les Nelson-Cahill 1 et 2, la dengue de Leung ainsi que le vaste éventail des rétrovirus hémorragiques, mais uniquement par téléprésence. La manipulation de virus du type de ceux requis par les recherches de terrain était infiniment plus dangereuse sur Terre. Il y avait là toutes les antiques terreurs terrestres, des prédateurs plus subtils et plus acharnés que les animaux de la jungle mais tout aussi agiles, et qui étaient toujours aux trousses des populations sous-alimentées d’Afrique, d’Asie et d’Europe. Des crosses d’évêque et des boucles protéiques arc-en-ciel, toutes débordant de mort.
L’écologie planétaire, avait-elle pensé. Antique et incroyablement hostile. C’était, devenue tangible, cette biosphère dont parlait Tam, le résidu involuté d’éternités évolutionnaires.
Mais au moins la Terre avait-elle réussi à faire rentrer l’humanité dans l’équation, en dépit de ces épidémies mortelles. Isis, elle, n’avait pas négocié ce genre de marché.
Elle observa Li insérer ses mains dans une boîte à gants. Pas de téléprésence ici non plus, hormis les dispositifs qui transmettaient ses gestes aux manipulateurs, tout au fond de ces chambres fortes que constituaient les fûts à spécimen. À l’intérieur de la boîte à gants, une microcaméra transmettait des images au casque de Li et à un moniteur sur lequel Elam pouvait suivre son travail. Un groupe de cellules vivantes connectées les unes aux autres apparut sur l’écran.
« Je vous présente le petit salopiot qui encrasse nos appareils externes. Ça grandit en colonies qui forment un film visqueux bleu. Il y en avait bien un échantillon inerte dans la Capsule Six, mais je n’arrive pas à croire à un lien de causalité. En fait… »
L’image gîta comme un navire qui sombre. « Li ? Vous perdez le point.
— Ce matériel est aussi vieux que la station. Ça fait plus d’un an que Degrandpré garde nos demandes de maintenance sous le coude. Ce salaud fait son timide de peur d’offenser les gens du budget. Attendez un peu… C’est mieux ? »
Oui, c’était mieux. Elam gardait les yeux fixés sur l’écran et luttait pour ne pas retenir sa respiration. Elle vit une cellule polynucléaire à l’épineuse enveloppe protéique dentée à la façon d’une roue d’engrenage. Des corps de mitochondries, plus variés et complexes que leurs homologues terrestres, transitaient entre les épais noyaux et les parois cellulaires renforcées, suscitant de brefs échanges osmotiques. Aucun de ces processus n’était aussi bien compris que les microbiologistes aimaient à le prétendre. À biosphères différentes, règles différentes.
« Ça ressemble à notre truc visqueux à nous, dit Elam.
— Vous dites ?
— Nous avons nous aussi de la bave bactérienne sur nos joints externes.
— La même que ça ?
— Eh bien, pas tout à fait. Les vôtres habitent dans l’océan, et les nôtres à l’air libre. Je ne reconnais pas ces corps granulaires dans le canal miotique. Mais la manière dont ils s’assemblent m’est tout à fait familière. Hum, Li, vous perdez encore l’image.
— Chierie ! » jura Freeman Li, ce qui ne lui ressemblait pas. Son épaule eut un sursaut. Il y eut une pause. L’image baigna dans une grille confuse de pixels colorés, qui cette fois ne se dissipa pas.
Puis Li dit d’un ton sec : « Quittez la chambre, Elam. »
Soudain s’éleva un sifflement qu’elle ne put identifier. Elam sentit le premier attouchement de la vraie peur : un picotement dans la mâchoire, un bourdonnement sourd dans les oreilles. « Li, qu’est-ce qu’il se passe ? »
Il ne répondit pas. Sous sa combinaison protectrice, il s’était mis à trembler.
La bouche d’Elam s’assécha en un instant. « Mon Dieu, Li…
— Foutez le camp ! »
Elle se déplaça sans même y penser. Ses réflexes de labo n’étaient pas tout neufs, mais ils étaient profondément ancrés. Il ne lui avait pas demandé de l’aider, il lui avait donné un ordre, basé sur ce qu’il avait vu dans la boîte à gants.
Elle se précipita vers la porte du labo, lame d’acier huilé qui descendait déjà. Les ventilateurs du plafond démarrèrent en vrombissant pour produire une pression négative qui conduirait l’air éventuellement contaminé dans une série de HEPA et de nanofiltres. La sirène emplit toute la capsule de son hurlement. On dirait un enfant qui pleure, pensa Elam éperdue. Elle s’avança vers la porte dont le passage était de plus en plus étroit, consciente qu’elle avait extrêmement peu de temps, qu’en fait elle était déjà enfermée à l’intérieur.
Elle se retourna, le souffle coupé. La cloison coulissante venait de se fermer. La capsule était désormais étanche. Les ventilateurs s’arrêtèrent, mais la sirène continua son hululement.
Freeman Li avait écarté ses mains de la boîte à gants. Quelque chose avait pelé des morceaux de sa combinaison et de ses gants, transformant en pelures d’oignon les membranes imperméables. Les portions de chair exposées commençaient à se boursoufler.
Cela avait été si rapide !
Il arracha ses lunettes protectrices. Son visage était un masque de sang, ses narines bouillonnaient à tout va. L’éclatement des capillaires avait déjà rendu ses yeux écarlates.
Il prononça quelque chose qu’elle ne comprit pas – peut-être son nom à elle – et s’effondra.
Le cœur d’Elam battait à cent à l’heure. Elle ne hurla pas, car il lui semblait que la sirène hurlait déjà assez pour deux, que toute la terreur du monde était contenue dans ce son affreux. Le sol de la capsule sembla glisser sur le côté, elle tomba sur le coccyx, à environ un mètre du corps convulsé de Freeman Li.
Elle porta ses doigts à son nez, les retira et contempla, interloquée, le rouge des taches de sang.
C’est donc ça, la mort, pensa-t-elle. Toute cette saleté. Vraiment pas propre. Elle ferma les yeux.
Les hasards de la rotation de la station orbitale permirent à Kenyon Degrandpré, qui regardait à ce moment-là dans la bonne direction par le hublot de son bureau, d’assister à l’arrivée de la dernière sphère de Higgs.
Cela n’avait rien de spectaculaire, ainsi qu’il avait déjà pu le constater : juste un éclat dans le ciel étoilé, aussi bref qu’un éclair de chaleur ; une dispersion de photons et de particules énergétiques, puis la lueur s’éteignait en un halo de Cherenkov bleu. Un lancement Higgs torturait le vacuum local, forçait les particules virtuelles à acquérir une existence sans équivoque. Plus qu’un voyage, c’était, en un sens, un acte de création.
Bien sûr, la sphère de Higgs était trop éloignée pour qu’on la voie. Distante d’un petit million de kilomètres, elle n’était encore qu’un point obscur dans l’obscurité profonde. Les remorqueurs de rendez-vous avaient déjà quitté la station pour aller la récupérer, elle et sa cargaison soigneusement protégée, en se basant sur la localisation émise par son transpondeur, même si elle était bien entendu apparue à l’endroit prévu : la précision des translations Higgs était de l’ordre de quelques centaines de mètres.
Degrandpré tenait à la main le manifeste de la cargaison fourni par le Trust des Travaux. Le vaisseau invisible recelait quantité de choses inconnues ou de mauvais augure : des algorithmes génétiques radicalement nouveaux pour les usines Turing d’Isis, des petites sondes robotisées à expédier dans le système externe. Sans oublier le nouveau, l’« observateur », l’énigme, la menace : Avrion Theophilus. Degrandpré possédait une édition un peu ancienne du Livre des familles qui présentait Theophilus comme un officier de haut rang de Mécanismes & Personnel, plus ou moins en rapport avec la branche Psychologie mais apparenté aussi aux Quantrill et aux Somerset d’Atlanta. Ce qui pouvait signifier… eh bien, tout ce qu’on voulait.
Degrandpré se tourna vers son défileur et appela le dossier de Zoé Fisher qu’il parcourut une fois de plus à la recherche d’indices. Hormis son lien évident avec Theophilus – il avait été son responsable – il ne trouva rien qui soit susceptible de le renseigner sur les intentions cachées de l’homme. Ou sur celles de Zoé Fisher, si on supposait qu’elle était en réalité une espèce d’empêcheuse de tourner en rond au service de M&P. Il n’arrivait pas à imaginer quel conflit sur Terre pouvait bien dépendre du destin d’un bébé-éprouvette, même doté de talents linguistiques et d’une nouvelle technologie époustouflante. Mais l’histoire avait souvent basculé pour moins que ça : une balle, un microbe, un mot déplacé.
Nerveux, il appela le poste central pour mettre à jour les manifestes Turing. Son défileur lui transmit en retour un bruit confus jusqu’à ce que Rosa Becker, qui supervisait l’équipe de l’après-midi, se saisisse d’une liaison vocale. « Monsieur, nous avons un problème avec une télémesure. »
Degrandpré ferma les yeux. Mon Dieu, non. S’il vous plaît, pas maintenant. « Laquelle ?
— Celle de l’avant-poste océanique. Elle a disparu. Nous n’avons plus rien, elle n’est plus sur la carte.
— Dites-moi qu’il s’agit d’un dysfonctionnement du satellite.
— Si toutes nos redondances ont lâché en même temps, alors c’est possible. » Une pause, un autre crépitement de paroles tendues. « Correction. Nous avons une et une seule navette qui s’élève de la chaîne de capsules. On m’apprend que les survivants sont à bord. Que ce sont les seuls.
— Que voulez-vous dire, ce sont les seuls ?
— D’après le pilote… » Une autre pause. « Il n’y a pas d’autres survivants. Il ne reste que des débris. »
Que des débris.
Le cauchemar de Freeman Li était devenu réalité.
« Monsieur ? »
Le mien aussi, pensa Degrandpré.
« Mettez cette navette en quarantaine illimitée », dit-il, à la fois pour affronter la menace la plus immédiate et pour repousser sa propre peur. « Et avertissez les stations. Nous passons en alerte maximum. »
Il avait l’impression d’être un homme mort.
À l’occasion de la première expédition en solo de Zoé, pour tester une dernière fois les systèmes avant sa journée de marche jusqu’à la rivière de Cuivre, Tam Hayes laissa tomber son travail – la cartographie des gènes de cultures d’organismes unicellulaires. Il traversa le cœur de la station et rejoignit l’aile nord, où Zoé était déjà en train de s’équiper.
Ses pensées alternaient entre ses recherches et la sortie de Zoé. Dans les deux cas, les mystères étaient supérieurs en nombre aux certitudes. Tam avait la ferme conviction qu’il faudrait encore des années pour résoudre le casse-tête de la génétique cellulaire isienne. La machinerie biochimique était d’une complexité si exaspérante… Que faire d’organelles capables de vivre indépendamment à l’extérieur de leurs cellules mères et de se reproduire comme des rétrovirus ? Ou des microtubules qui entouraient les parois cellulaires en tuiles entremêlées ? Chaque question en amenait un millier d’autres, pour la plupart liées à la paléobiologie isienne, un domaine d’études encore balbutiant. À l’exception de quelques échantillons de noyau cristallisé et du travail de Freeman Li sur les bactéries thermophiles, il n’y avait aucune donnée concrète, rien que des conjectures. Toutes ces années d’incessante recomplication évolutionnaire avaient de toute évidence introduit le principe du parasitisme au plus profond des mécanismes vitaux : le moindre échange d’énergie, la moindre ionisation sélective, la moindre libération d’ATP était un acte de prédation fossilisé. Des partenariats symbiotiques complexes s’étaient créés, à la manière des montagnes qui se dressent lors de la collision des plaques tectoniques. Issue du conflit, la collaboration ; issu du chaos, l’ordre. Les Mystères.
Sa mère l’avait formé aux Mystères, l’avait emmené tous les mois à la chapelle. Les membres de l’Épine Rouge, comme les Marcheurs de Glace, étaient avant tout des Vieux Déistes, une foi encline à la philosophie. Les sermons mensuels lui étaient passés par-dessus la tête, mais il pensait souvent à l’invocation annuelle, dans la chambre de l’observatoire. On l’avait conduit dans cet espace glacé surmonté d’un dôme afin de compter les constellations comme on compte les grains d’un chapelet. Les corps chauds de sa congrégation s’étaient pressés contre le sien, leurs voix s’étaient jointes en hymnes tandis que sa mère lui serrait la main à lui en faire mal. Était-ce donc entièrement de sa faute s’il était tombé amoureux des étoiles ?
L’Épine Rouge avait estimé que oui.
Quand il entra dans la salle de préparations, Zoé y enfilait péniblement sa combinaison de sortie. Tia et Kwame lui fermaient les jointures. Nés dans la ceinture de Kuiper, ils n’avaient jamais appris à respecter le tabou terrestre de la nudité et ignoraient – ou ne voulaient pas s’en soucier – pourquoi Zoé tressaillait chaque fois qu’ils la touchaient. Zoé lança à Hayes un regard de détresse.
Il envoya les deux ingénieurs donner un coup de main à Lee Reisman au terminal de la navette.
« Merci, dit Zoé à voix basse. Je peux le faire toute seule, l’équipement est conçu pour ça. C’est juste que ça prend du temps.
— Vous préférez que je sorte, moi aussi ? »
Elle réfléchit quelques instants avant de secouer la tête.
« Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas. »
Elle tira les jambières, dont la membrane active resta aussi flasque qu’un film plastique jusqu’à ce qu’elle trouve la peau et s’y ajuste. Elles se mirent alors en place comme un second épiderme rosâtre et translucide. Quand Zoé se pencha pour enfiler des cuissardes plus conventionnelles, le mouvement fit saillir ses petits seins.
Elle leva les yeux, surprit son regard et rougit abondamment. Hayes se demanda s’il devait se détourner. Que ferait un terrien à sa place ?
Elle passa les bras dans la membrane du torse et parla, si bas qu’il ne comprit pas. Il se racla la gorge. « Pardon ?
— Ça irait plus vite si vous fermiez les attaches. »
Tandis qu’il traversait la pièce, il prit conscience de son impatience à toucher Zoé. Il réfréna ce sentiment : elle s’effrayait si facilement. Les attaches, trois barres de matériau ressemblant à de la chair, étaient placées à l’endroit où les bords se rejoignaient au creux de son dos. Lorsqu’il lui toucha la peau, là où elle ondulait sur la colonne vertébrale, un étrange sentiment de familiarité l’envahit… Zoé était presque une femme kuiper, tout au moins sur le plan génétique, avec son génome extrait du stock qui avait colonisé les astéroïdes, un matériel brut et résistant pour une nouvelle diaspora… Il ferma doucement la combinaison et observa la membrane prendre les formes du corps de Zoé, entendit cette dernière inspirer quand la peau de protection se referma sur ses seins, ses mamelons et la base de sa gorge. Sans la coiffe et le dispositif de recyclage, elle avait l’air nue. Il effleura sa hanche et elle frissonna, sans protester.
Mais lorsqu’il leva la main pour lui toucher les cheveux, elle refusa le contact d’un mouvement de la tête. Murmura : « Non, pas là.
— Pourquoi ?
— Seulement là où je suis protégée. »
Elle évitait de croiser son regard.
Que voulait-elle ? De quoi avait-elle besoin ? Il la prit par la taille et la rapprocha de lui. « Protégée », avait-elle dit : protégée du contact, supposa-t-il, ou de l’idée même du contact.
Il voulait lui relever le menton et lui dire quelques mots de réconfort. Il l’aurait peut-être fait si l’alarme de la station ne s’était mise à sonner.
Zoé sursauta en arrière, comme si on l’avait piquée.
Hayes consulta l’affichage qui clignotait sur son défileur de poche. Cela concernait l’avant-poste océanique. Sans plus de détails, mais de quoi pouvait-il s’agir, sinon d’autres mauvaises nouvelles ?
La biosphère se rapproche encore un peu, songea-t-il.