Les trajectoires des navettes et des projectiles se confondirent puis divergèrent, les premières grignotant poussivement de l’altitude tandis que les cailloux parcouraient les dernières centaines de mètres qui les séparaient de la surface. Geary entendait beugler les pilotes sur leur circuit de commande. « Un de ces foutus machins a failli m’emporter l’oreille !
— Grosses turbulences ! Je m’efforce de garder le contrôle.
— On a perdu l’écoutille principale ! » Ça venait de la deux. « Vérifiez que ces fantassins ont bien bouclé leur ceinture et fermé hermétiquement leur cuirasse de combat ! C’est entre le vide et eux, maintenant. »
À l’aplomb des navettes en fuite, toute la section centrale de l’ancien camp de prisonniers se volatilisa sous les impacts confondus des cailloux en une unique énorme déflagration. Débris et shrapnels montèrent vers le ciel aux trousses des navettes comme si la planète elle-même tendait le bras pour s’en emparer et les ramener à terre.
Puis une autre explosion se fit entendre dans la dévastation qui régnait déjà d’un côté du camp, tandis que des champignons encore plus massifs s’élevaient vers les cieux.
« Une des grenades nucléaires syndics a explosé, annonça la vigie des opérations.
— Allez ! souffla Desjani aux navettes pour les encourager alors qu’elles continuaient de grimper, ondes de choc et nuages de débris sur les talons.
— Nous sommes touchés ! Dommages à l’unité de propulsion de tribord. Poursuivons sur notre trajectoire. Vélocité maximale réduite de vingt pour cent.
— Nous sortons de la zone dangereuse.
— Frappes multiples au ventre. Deux pénétrations. Basculons en commandes manuelles. »
Geary n’aurait jamais aucune certitude quant à la fin exacte de la crise, l’instant précis où les trois navettes gagnèrent de vitesse la mort qui emportait le camp de prisonniers et les commandos syndics qui s’y trouvaient. Mais, à un moment donné, le doute ne fut plus permis.
« Toutes les navettes sont hors de danger. Le Colosse se rapproche de la deux pour un abordage d’urgence. La une et la trois procèdent comme prévu vers le Spartiate et le Gardien.
— D’accord, lâcha en souriant Desjani. C’était bien mon plan.
— En effet », convint Geary tout en activant son circuit de commandement, à deux doigts d’éclater de rire de soulagement. « Excellent tir, Acharné et Représailles. Tous les vaisseaux se sont distingués par leur comportement honorable, toutes les navettes et tous les fantassins de cette flotte ont fait bien davantage que ce qu’exigeait leur devoir. Dès que nous aurons récupéré la dernière navette, la flotte reprendra le chemin du point de saut pour Padronis. » Il ferma brièvement les yeux après avoir coupé la transmission et respira lourdement. « Et moi qui trouvais gonflées les initiatives de la flotte ! »
Très loin sous cette dernière, les seuls mouvements discernables dans l’ex-camp de prisonniers, à part le nuage en forme de champignon qui continuait de s’épanouir sur un de ses côtés, provenaient des retombées de débris. Desjani souriait. « Ces Syndics auront au moins rempli la partie suicide de leur mission. »
Geary songea à ce que ces commandos auraient pu infliger à ses fantassins, à ses navettes et aux milliers de prisonniers libérés, et il acquiesça d’un hochement de tête.
La demi-heure suivante donna l’impression d’un retour à la routine, chacune des navettes regagnant sa base sur son vaisseau. Tout en bas, à l’aplomb de la flotte, des régions entières de la surface d’Héradao III se conduisaient tandis que les forces loyales aux diverses factions rebelles et à l’autorité centrale syndic s’entrechoquaient, mais aucune ne tentait de s’en prendre aux vaisseaux de l’Alliance. « Faut-il fournir une couverture aux gardes syndics qui se retirent avec leurs familles ? demanda Geary.
— Rien n’indique qu’on les poursuive, capitaine. La plupart des gens de cette planète doivent croire qu’ils ont sauté avec le camp.
— Parfait. » Après toute cette activité frénétique, Geary attendait fébrilement le moment d’ordonner à la flotte de s’ébranler. Sur ces entrefaites, une question qu’il avait repoussée jusque-là lui traversa l’esprit : « Pourquoi diable les fantassins surnomment-ils ces simulateurs des “mulets persans” ?
— Il y a sûrement une raison, répondit Desjani, l’air non moins mystifiée. Lieutenant Casque, vous êtes désœuvré pour le moment. Cherchez donc dans la base de données.
— Et qui a bien pu trouver ce nom aux grenups ? C’est mignon tout plein. »
Cette fois, Desjani se contenta d’écarter les bras dans un geste d’impuissance. « Quelque commission, probablement. Comment les appelait-on… euh… autrefois ? »
Geary se demanda un instant quelle tournure de phrase elle avait préféré s’abstenir d’employer pour faire allusion au siècle précédent. « Des ANP, tout bêtement. Des armes nucléaires portatives. Simple et joli.
— Mais toutes le sont, objecta-t-elle. Certaines à bord de vaisseaux ou de missiles, sans doute, mais elles restent “portatives”. »
Il la dévisagea. « Auriez-vous occupé un poste de correctrice dans l’agence littéraire de votre oncle ?
— Quelquefois. Quel rapport ?
— Le terme “grenup” vous plaît, capitaine Desjani ?
— Non. Dans la flotte, on fait plutôt allusion aux FEAN.
— Aux FEAN ? » Pourquoi l’avenir ne fournissait-il pas un glossaire des acronymes ? Cela dit, à bien y réfléchir, il avait entendu des spatiaux employer ce terme à plusieurs reprises.
« Oui. » Desjani parut s’excuser d’un geste. « Fantassins équipés d’armes nucléaires. Soit une grosse sottise, dans le jargon de la flotte. »
Geary s’efforça de rester impassible. « Il faut croire que certaines choses ne changent jamais. Y a-t-il eu une époque où spatiaux et fantassins s’entendaient bien, selon vous ?
— Nous nous entendons parfaitement quand des forces terrestres nous cherchent des poux dans la tête, fit-elle remarquer. Ou quand nous avons une mission à remplir.
— Et… dans les bars ?
— C’est d’ordinaire moins convivial. Sauf quand il s’y trouve aussi des gars des forces terrestres.
— Exactement comme avant, lâcha Geary.
— Capitaine ? appela le lieutenant Casque. La base de données affirme que le terme “mulet persan” vient d’une histoire archaïque. Ces gens, les Perses, auraient envahi une ville et se seraient retrouvés piégés à l’intérieur par un ennemi plus mobile, de sorte qu’il leur a fallu l’évacuer de nuit à son insu. Les Perses avaient ces machins qu’on appelle des mulets, et que l’ennemi ne connaissait pas encore. Ces mulets menaient grand tapage, et les Perses les ont abandonnés sur place pour le tromper et lui faire croire qu’ils étaient encore tous là. Ces mulets devaient être des espèces de simulateurs primitifs… »
Le lieutenant Yuon lui lança un regard peiné. « Les mulets sont des animaux.
— Oh ! Commandant, les mulets sont des…
— Je sais, merci. » Desjani interrogea le lieutenant Casque, l’air assez sceptique. « De quand date cette histoire ? Qu’entendez-vous par “archaïque” ?
— La source indiquée est “livre antique… Terre”, commandant. Et ça n’en dit pas plus. Les fantassins ont dû trouver le terme dans ce bouquin.
— Excellente déduction, lieutenant. » Desjani adressa une mimique à Geary, genre « Allez savoir ! ». « Vous avez votre réponse, capitaine. Les fantassins ont dû entendre parler de cet épisode. Peut-être même l’étudient-ils comme le premier cas documenté de ruse de guerre. Non, ce serait plutôt ce cheval de bois dont on m’a parlé une fois. Bref, une vieille lune !
— Toutes les navettes ont été récupérées, capitaine, annonça la vigie des opérations.
— Parfait. » Geary transmit à ses vaisseaux l’ordre d’accélérer vers un point de rendez-vous avec les bâtiments endommagés, les auxiliaires et les escorteurs dans le secteur où s’était déroulé le combat contre la flottille syndic. Une fois la jonction opérée, la flotte mettrait le cap sur le point de saut pour Padronis. « Une idée vient tout juste de me traverser l’esprit. Nous savions à quel point la flotte syndic avait été récemment mise à mal, mais comment les rebelles de ce système stellaire l’ont-ils appris ? Ils ont brisé leurs chaînes dès que nous y avons détruit la flottille ennemie.
— Des rumeurs ont dû courir parmi les citoyens des Mondes syndiqués, répondit Rione d’une voix pensive. Mais seuls la direction et le haut commandement devaient être pleinement conscients des pertes réelles infligées à leur flotte. Ce qui signifie que certains de ces notables et de ces généraux appartiennent aux forces qui tentent de renverser le pouvoir central d’Héradao III. Le pourrissement est aussi avancé que nous le pensions.
— En ce cas, cela pourrait se reproduire sur un tas de planètes à mesure que la nouvelle s’en répandra, fit Geary.
— Peut-être. Mais les Syndics disposent encore de moyens considérables pour garder le contrôle des systèmes stellaires pris individuellement. Il faudrait beaucoup de temps à l’effondrement général des Mondes syndiqués pour les gagner tous.
— Beaucoup de temps ? marmonna Desjani en consultant son hologramme. Dommage. Les navettes chargées de transborder certains des prisonniers sur l’Indomptable se préparent à les débarquer. »
Geary se leva. « Allons les accueillir.
— Oui, fit Rione. Du moins si le commandant de l’Indomptable ne voit aucune objection à ma présence.
— Bien sûr que non, madame la coprésidente », répondit Desjani avec détachement, sur un ton officiel.
Ils arrivèrent à la soute des navettes alors que le premier pigeon abaissait son écoutille principale et que les ex-prisonniers commençaient de dévaler la rampe. Les détenus libérés en sortaient à la queue leu leu en regardant autour d’eux, le visage trahissant joie ou incrédulité. Vêtus des haillons de leur ancien uniforme ou de vêtements civils fourni par les Syndics, ils ressemblaient beaucoup à ceux de Sutrah. Toute cette scène comme les sentiments qu’elle inspirait rappelaient d’ailleurs Sutrah.
« Le plaisir qu’on ressent à libérer nos prisonniers ne se dissipe visiblement jamais », murmura Desjani, comme se faisant l’écho des réflexions de Geary.
Au même moment, une voix se fit entendre au fond de la soute : « Vie ? Vie Rione ? » Un des prisonniers récemment libérés, homme grand et mince arborant l’insigne de capitaine de frégate sur sa vieille vareuse, regardait fixement dans leur direction, les yeux écarquillés d’incrédulité.
Victoria Rione le scruta un instant, l’air intriguée, puis aspira une brève goulée d’air entre les dents. Elle ne tarda pas à se remettre et lui répondit par un cri : « Kaï ! Kaï Fensin ! »
Elle s’avança à sa rencontre tandis que lui-même sortait de la file et se dirigeait vers elle d’un pas vif. Quelques spatiaux qui cornaquaient les ex-détenus vers l’infirmerie tentèrent de l’intercepter, mais Desjani les arrêta d’un signe. « Vie ? répéta Fensin avec étonnement en arrivant à leur hauteur. Quand donc t’es-tu engagée dans la flotte ? Tu n’as pas pris une ride.
— Vie ? marmotta Desjani, trop bas pour se faire entendre de quiconque hormis Geary.
— Soyez aimable », lui intima-t-il avant d’aller rejoindre Rione.
Celle-ci secouait la tête, l’air embarrassée. « Je me sens pourtant beaucoup plus âgée et je ne me suis pas engagée dans la flotte. Kaï, puis-je te présenter son commandant en chef, le capitaine John Geary ?
— Geary ? » Le capitaine eut un sourire empreint d’incrédulité. « On nous avait bien dit, à bord des navettes, qui commandait à la flotte. Qui d’autre aurait pu la conduire jusqu’ici pour nous libérer ? » Prenant brusquement conscience avec horreur de sa tenue, il se mit au garde-à-vous. « C’est un honneur, capitaine. Un grand honneur.
— Repos, capitaine, ordonna Geary. Détendez-vous. Nous aurons largement le temps plus tard de nous montrer protocolaires.
— Oui, capitaine, convint Fensin. J’ai servi naguère avec un autre Geary. Michael Geary. Un de vos arrière-petits-neveux. Nous étions jeunes officiers ensemble à bord du Vainqueur. »
Geary sentit s’estomper son propre sourire. Fensin s’en aperçut et afficha une mine anxieuse. « Je vous demande pardon. Serait-il mort ?
— Peut-être, répondit Geary en se demandant comment sonnait sa voix. Son vaisseau a été détruit dans le système mère syndic alors qu’il couvrait la retraite de la flotte.
— Il s’est payé une “Geary” ? éructa Fensin, évoquant le dernier combat héroïque qui avait fait la renommée de Black Jack. Lui entre tous… Euh… je veux dire… » Ses gaffes à répétition semblaient l’horrifier.
« Je comprends, laissa tomber Geary. Ayant été élevé dans l’ombre de Black Jack, il n’avait pas une très haute opinion de sa personne. Mais, à la fin, confronté à une situation identique, il a paru mieux me comprendre. » Il était plus que temps d’orienter la conversation vers des sujets moins embarrassants. « Comment avez-vous fait la connaissance de la coprésidente Rione ?
— Coprésidente ? » Le regard de Fensin se reporta sur Rione.
Elle confirma d’un signe de tête. « De la république de Callas. Et… euh… sénatrice de l’Alliance, bien sûr, par le fait. Je suis entrée en politique pour servir l’Alliance après que Paol… » Rione s’interrompit et battit rapidement des paupières. « On m’avait dit qu’il était mort, mais j’ai appris dernièrement qu’il vivait encore quand il a été fait prisonnier. Saurais-tu quelque chose ? »
Fensin ferma brièvement les yeux. « J’étais sur le même vaisseau que l’époux de Vie, expliqua-t-il à Geary. Euh… Veuillez me pardonner… de la coprésidente Rione.
— Je suis toujours Vie pour toi, Kaï. Alors, as-tu des informations ?
— Nous avons été très vite séparés après notre capture, déclara Fensin d’une voix contrite. Paol était grièvement blessé. On m’avait dit qu’il était mort à bord du vaisseau, si bien que j’ai été très surpris d’apprendre qu’il avait survécu. Puis les Syndics ont emporté les grands blessés, probablement pour les soigner, mais… » Il fit la grimace. « Vous savez ce qu’il advient parfois des prisonniers.
— Ils l’ont tué ? demanda Rione d’une voix fluette.
— Je n’en sais rien. Que mes ancêtres m’en soient témoins, Vic. Je n’en sais strictement rien. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui ni de ceux qu’on a embarqués avec lui. » Fensin haussa les épaules, le visage crispé par le regret. « D’autres spatiaux de notre vaisseau se trouvaient dans ce camp. Aucun n’a été transféré à bord de l’Indomptable, me semble-t-il, mais nous avons beaucoup parlé. On n’a rien de mieux à faire dans ces camps si les Syndics ne vous font pas creuser des tranchées ou casser des cailloux. Nul n’a été capable de me dire ce qu’était devenu Paol. J’aimerais pouvoir t’offrir un ultime souvenir de lui, ses derniers mots, mais le chaos était général, les Syndics nous triaient et lui-même était inconscient. »
Rione parvint à sourire. « Je sais ce qu’auraient été ses derniers mots. »
Fensin hésita ; son regard oscillait entre Rione et Geary. « Les commérages allaient bon train à bord des navettes. Les gens s’efforçaient de se remettre à la page. Il y a eu des allusions à propos d’une politicienne et du commandant de la flotte.
— Le capitaine Geary et moi avons eu une brève liaison, déclara Rione d’une voix ferme.
— Qui a pris fin quand elle a appris que son mari était peut-être encore en vie », ajouta Geary. Ce n’était pas la stricte vérité, mais ça s’en rapprochait suffisamment pour qu’il pût l’affirmer en toute conscience.
Le capitaine Fensin hocha la tête, l’air à présent un tantinet décomposé. « Je ne l’aurais jamais reproché à Vie, capitaine. Peut-être avant de me retrouver enfermé dans ce camp de travail, quand je croyais encore que l’honneur obéissait à quelques règles simples. Je sais maintenant ce que c’est de se dire qu’on ne reverra plus jamais certaine personne, parce que la guerre durera éternellement, qu’on voit mourir des gens qui y ont passé presque toute leur vie en se persuadant que ce sera bientôt votre tour. Nombre de prisonniers y ont élu un nouveau partenaire, convaincus qu’ils ne reverraient jamais l’ancien. Jusqu’à des gens mariés qui s’éprenaient d’un tiers ou cherchaient à s’en faire aimer. Dans un sens comme dans l’autre, leur retour apportera beaucoup de souffrance. » Il fixa Rione. « Je suis dans ce cas. »
Rione soutint son regard avec davantage de douceur et de compréhension que Geary ne l’aurait cru possible de sa part, comme si ces retrouvailles avec un homme appartenant à son passé la ramenaient en arrière, à une époque plus heureuse. « Elle est montée avec toi à bord de ce vaisseau ?
— Elle est morte. Il y a trois mois. Les radiations posent parfois de gros problèmes de santé sur cette planète, et les Syndics ne gaspillent pas franchement leur fric en soins médicaux pour les prisonniers. » Le regard de Fensin était comme hanté à présent. « Puissent les vivantes étoiles me le pardonner, mais je ne cesse de me dire que ça m’aura beaucoup facilité l’existence. J’ignore comment se porte ma femme maintenant, si elle sait seulement que je suis toujours en vie, mais je ne tiens pas à devoir choisir. Je ne suis pas devenu un monstre, Vie. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser.
— Je comprends, répondit Rione en tendant la main vers le bras de Fensin. Laisse-moi te conduire à l’infirmerie avec les autres pour un examen. » Tous deux s’éloignèrent, suivis par le regard de Geary.
Desjani s’éclaircit discrètement la voix. « Revenu par la seule grâce de nos ancêtres, murmura-t-elle.
— Ouais. Foutue histoire.
— Ça fait plaisir de voir qu’elle peut se montrer humaine, ajouta Desjani. Vie, je veux dire. »
Geary se tourna vers elle en fronçant légèrement les sourcils. « Vous savez comment elle réagirait si elle vous entendait l’appeler ainsi ?
— Tout à fait, répondit Desjani. Mais ne vous faites pas de bile, capitaine. Je garde ça pour le bon moment. »
Geary s’accorda quelques instants de silence, en priant pour ne pas se trouver trop près quand ce moment viendrait, puis : « Combien de ces prisonniers libérés pourraient-ils s’ajouter aux effectifs de votre équipage ?
— Je n’en sais rien encore, capitaine. C’est un peu comme quand nous avons exfiltré ces gens de Sutrah. Il va falloir les interroger pour évaluer leurs compétences et vérifier qu’ils ne sont pas trop rouillés. Puis le système de gestion des effectifs aidera à leur affectation sur les différents vaisseaux.
— Pourriez-vous…
— Je peux garder le capitaine Fensin sur l’Indomptable, capitaine. » Elle lui jeta un regard dur. « Avec un peu de chance, il occupera la politicienne et elle ne sera plus dans nos jambes.
— Vous avez le droit de faire preuve de gentillesse même à son égard, vous savez ?
— Vraiment ? » Le masque indéchiffrable, Desjani reporta les yeux sur les prisonniers libérés. « Je dois aller accueillir les autres à bord de l’Indomptable, capitaine.
— Verriez-vous un inconvénient à ce que je leur souhaite en même temps que vous la bienvenue dans la flotte ?
— Bien sûr que non, capitaine. » Elle lui jeta un regard contrit. « Je sais combien vous détestez leurs réactions à votre vue.
— Euh… ouais… Mais il n’en reste pas moins qu’il est de mon devoir de les accueillir. »
Se déplacer au milieu de ces gens, dont certains avaient atteint un âge avancé après des décennies de détention dans le camp de travail syndic, tout en sachant que tous étaient nés longtemps après lui, ne laissait pas de lui faire une étrange impression. S’agissant de l’équipage de l’Indomptable, il l’avait sans doute surmontée, réussissant à oublier qu’ils avaient commencé leur vie de très nombreuses années après que la sienne avait prétendument pris fin. Mais la vue de ces prisonniers lui rappelait de nouveau que même le plus âgé avait vu le jour dans un monde où Black Jack Geary était déjà une figure de légende.
Puis une spatiale blanchie sous le harnais s’adressa à lui dans son dos. « J’ai connu quelqu’un du Merlon, capitaine. Quand j’étais petite. »
Geary s’arrêta pour l’écouter, non sans ressentir une curieuse impression de vide intérieur. « Quelqu’un du Merlon ?
— Oui, capitaine. Jasmine Holoran. Elle était… euh…
—… affectée à la batterie de lances de l’enfer alpha un.
— Oui, capitaine ! » Son visage s’éclaira. « Elle a pris sa retraite dans mon quartier. On allait écouter ses récits. Elle nous a toujours dit que vous étiez exactement comme l’affirmait la légende, capitaine.
— Vraiment ? » Geary se rappelait le visage d’Holoran, se souvenait qu’il avait dû prendre des mesures disciplinaires contre cette jeune spatiale après une soirée de permission mouvementée lors d’une escale sur une planète, revoyait la cérémonie de la promotion où elle avait pris du galon, et un autre épisode encore, au cours duquel il avait fait l’éloge de la batterie dont elle était une des servantes pour l’excellente note qu’elle avait remportée lors d’un test d’aptitude de la flotte. C’était à la fois un matelot compétent et une sacrée semeuse de merde, ni plus ni moins, de ceux qui, appartenant soi-disant à la « moyenne », abattent leur boulot et permettent ainsi aux vaisseaux de se maintenir jour après jour.
La batterie alpha un avait été réduite au silence assez tôt lors de son combat contre les Syndics, mais Geary n’avait pas eu l’occasion d’apprendre qui, parmi ses servants, avait survécu à la perte de leur arme. Holoran s’en était donc tirée et avait réussi à quitter le Merlon. Elle avait encore servi dans la flotte durant les années de guerre suivantes et y avait également survécu, quand tant d’autres avaient trouvé la mort. Elle avait pris sa retraite sur sa planète natale et raconté aux petits enfants curieux des histoires sur lui. Puis elle était morte à un âge avancé alors qu’il dérivait encore dans l’espace, plongé dans le sommeil de survie.
« Capitaine. » Desjani se tenait à ses côtés, le visage impavide mais le regard empreint d’inquiétude. « Tout va bien, capitaine ?
— Oui, merci, capitaine Desjani », prit-il le temps de répondre alors que les émotions bouillonnaient en lui, non sans se demander pendant combien de temps il était resté planté là sans mot dire. Il reporta son attention sur l’ex-prisonnière. « Et merci à vous de m’avoir donné des nouvelles d’Holoran. C’était un bon matelot.
— Elle nous a dit que vous lui aviez sauvé la vie, capitaine, ajouta hâtivement la vieille femme. La sienne et celle de nombreux spatiaux. Remercions les vivantes étoiles de la présence de Geary, disait-elle. Sans son sacrifice, je serais morte à Grendel et j’aurais manqué beaucoup de choses. Son mari était déjà mort à l’époque, bien sûr, et ses enfants engagés dans la flotte.
— Son mari ? » Il était certain qu’Holoran n’était pas encore mariée lorsqu’elle servait sur le Merlon.
À cause de son geste, elle avait survécu, vécu longtemps, s’était mariée et avait eu des enfants.
« Capitaine ? » répéta Desjani d’une voix un peu plus pressante.
Visiblement, Geary était encore resté coi un bon moment à ressasser ces pensées. « Tout va bien. » Il inspira profondément, comme brusquement soulagé du poids d’un fardeau qu’il n’avait pas eu conscience de porter sur les épaules. « J’ai changé le cours des choses, murmura-t-il pour les seules oreilles de Desjani.
— Bien sûr.
— C’est un plaisir de vous connaître, affirma-t-il à la vieille femme. De rencontrer quelqu’un qui a connu un de mes anciens matelots. » Et il le pensait sincèrement, se rendit-il compte avec étonnement. Ce moment qu’il avait redouté l’avait délivré d’une partie de la souffrance que lui inspirait la perte de son propre passé. « Je ne les oublierai jamais et vous venez de me remettre l’une d’eux en mémoire. »
La femme rayonnait de plaisir. « C’est le moins que je puisse faire, capitaine.
— C’est beaucoup, rectifia-t-il. Pour moi. Encore merci. » Il fit un signe de tête à Desjani. « Tout va bien, répéta-t-il.
— À ce qu’il semble, en effet. » Elle sourit. « Libérer nos prisonniers de guerre ranime de nombreux fantômes, n’est-ce pas ?
— Et nous apporte aussi un peu de paix quand nous avons le courage de les regarder dans les yeux. » Il adressa encore quelques mots de remerciement à la vieille femme puis reprit son chemin pour converser avec d’autres, tandis qu’une douce chaleur se substituait au vide intérieur qui l’habitait un peu plus tôt.
Elle ne devait pas le réchauffer longtemps. Ils n’avaient pas quitté la soute des navettes, Desjani et lui, qu’un appel en urgence leur tombait dessus.
« Capitaine Geary ? le héla la vigie des opérations, dont l’image sur l’écran de son communicateur était minuscule. Il y a un problème avec les prisonniers de guerre, semble-t-il. »
Au temps pour ces moments de détente. « Lequel ?
— Les plus haut gradés exigent leur transfert à bord de l’Indomptable et leur placement sous protection. » À ce qu’il parvenait à distinguer de l’expression du lieutenant, elle-même semblait douter de ses propres paroles.
Geary se contenta de fixer son communicateur pendant quelques secondes, puis : « Ils me demandent de les mettre aux arrêts ?
— Oui, capitaine. Voulez-vous leur parler ? »
Pas spécialement. Mais il effleura le plus large panneau de communication de la cloison et fit signe à Desjani. « Écoutez avec moi, s’il vous plaît. »
Le panneau s’éclaira, affichant une image beaucoup plus grande. Il aperçut deux femmes et un homme ; ce dernier et une des femmes arboraient l’insigne de capitaine de la flotte sur les vieux vêtements fournis par les Syndics, et l’autre femme les galons de colonel de l’infanterie. Tous trois donnaient l’impression d’être relativement âgés, incitant Geary à se demander depuis quand ils étaient retenus prisonniers. « Je suis le capitaine Geary. Que puis-je pour vous ? »
Il leur fallut un petit moment pour répondre ; ils le fixaient d’une façon à laquelle il avait fini par s’habituer mais dont il savait qu’il n’y prendrait jamais goût. Celle qui portait l’insigne de capitaine se décida enfin : « Nous exigeons d’être placés le plus tôt possible à l’isolement sous protection, capitaine Geary.
— Pourquoi ? On vient tout juste de vous libérer d’une prison. Pour quelle raison tenez-vous tant à vous retrouver enfermés dans une des cellules de la flotte ?
— Nous avons des ennemis parmi les ex-détenus, répondit l’homme. Nous étions responsables des prisonniers en raison de notre grade et de notre ancienneté. Certains désapprouvaient les décisions que nous avons prises au cours des dernières décennies. »
Geary jeta un regard vers Desjani, qui fixait les trois gradés en fronçant les sourcils. « Je suis le capitaine Desjani, commandant de l’Indomptable. Quelles sont les décisions qui vous ont valu ces démêlés ? »
Les trois officiers se regardèrent avant de répondre puis le colonel de l’infanterie prit à son tour la parole : « Des décisions autoritaires. Nous étions contraints de tenir compte des agissements des prisonniers et de leurs conséquences. » Geary lui-même se rendait compte qu’ils évitaient d’entrer dans le détail. Desjani se pencha vers lui. « Faites ce qu’ils demandent. Arrêtez-les. Mieux vaut les avoir sous la main en attendant de découvrir le pot aux roses. »
Il acquiesça, mais son hochement de tête donnait l’impression d’être adressé aux trois ex-prisonniers. « Très bien. Nous allons devoir enquêter, mais, d’ici là, j’accède à votre requête. » Il consulta les données qui s’affichaient près de leur image. « Vous êtes tous les trois à bord du Léviathan ? Je vais ordonner au capitaine Tulev de vous confiner dans vos quartiers.
— Nous serions plus rassurés si vous nous placiez directement sous votre contrôle, capitaine. »
Le visage de Geary se durcit. « Le capitaine Tulev est un officier de confiance parfaitement sûr. Vous ne pourriez pas vous trouver entre de meilleures mains. »
Ils échangèrent encore des regards. « Il nous faut des gardes, capitaine Geary. »
De plus en plus singulier. « Le capitaine Tulev placera des fusiliers en faction devant vos portes. Avez-vous autre chose à me dire ?
— Nous préparons un rapport officiel circonstancié de nos faits et gestes, affirma la capitaine après une brève hésitation.
— Merci. J’ai hâte d’en prendre connaissance. Ici Geary. Terminé. » Il coupa la connexion et appela Tulev. « Il se passe un truc bizarre, capitaine. »
Tulev écouta sans manifester aucune émotion. « Je placerai des sentinelles, capitaine Geary. Des ex-prisonniers libérés m’ont d’ores et déjà posé des questions, en exigeant que je leur apprenne où ils pouvaient trouver ces trois gradés.
— En exigeant ?
— Oui. J’avais déjà pris la décision de les mettre à l’isolement en attendant de découvrir la raison de cette hostilité à leur égard. »
Desjani intervint de nouveau. « Ces gens qui voulaient savoir où ils se trouvaient ont-ils exprimé les raisons de leur intérêt ?
— Non. Ils me dissimulent leurs vrais mobiles. Mais ce sont tous des gradés. Je finirai par découvrir ce que ça cache. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois poster ces gardes. »
Geary se tourna vers Desjani dès que Tulev eut coupé la communication. « Avez-vous une idée de ce que ça signifie ?
— Quelques-unes. Ils ont l’air de craindre pour leur vie, ce qui laisse entendre quelque chose de bien plus grave qu’un simple désaccord sur la sagesse de certaines de leurs décisions.
— En ce cas, pourquoi les autres prisonniers ne nous informent-ils pas de ce qui s’est passé au lieu de nous dissimuler la nature de leurs problèmes avec ces officiers supérieurs. Pourquoi n’ont-ils pas été capables de… » Geary s’interrompit brusquement pour appeler Carabali. « Colonel, avez-vous rencontré les trois officiers de l’Alliance responsables du camp ? »
Manifestement épuisée par le récent combat, son treillis strié de taches de transpiration et froissé là où sa cuirasse l’avait comprimé, Carabali se redressa. « Les deux capitaines et le colonel ? Oui. Ils se sont portés à notre rencontre dès notre atterrissage. Ils ont été évacués par la première navette, me semble-t-il. Je ne me rappelle pas les avoir revus. Quelques ex-prisonniers les cherchaient. » Elle s’accorda une pause. « J’ai vu leurs quartiers. Séparés de ceux des autres. Une sorte de fortin. Un poste de garde syndic était installé juste devant, mais il était déjà déserté quand nous nous sommes posés. Bizarre. Mais je n’ai pas vraiment eu l’occasion de me pencher sur le problème à la surface, capitaine.
— Je comprends, colonel. Merci. » Geary inclina la tête en s’efforçant de réfléchir. « Comment obtenir une réponse, Tanya ? Avant que ça ne tourne mal. »
Desjani, qui s’était concentrée, eut un bref sourire. « Peut-être devrions-nous avoir une conversation en tête-à-tête avec le capitaine Fensin.
— Fensin ? » Il revit l’officier, son apparence et son maintien. Empressé, professionnel et légèrement enclin à s’exprimer impulsivement. « Ça pourrait marcher si Rione nous aidait à l’amadouer.
— Le faut-il ? Oh, vous avez sans doute raison. C’est un levier dont nous pourrions effectivement nous servir s’il lui arrivait de se refermer.
— À vous entendre, on croirait que vous savez déjà ce qui se passe, insinua Geary.
— Non, capitaine. Je crains seulement de m’en douter, et si le capitaine Fensin hésite à parler, je serai peut-être capable de le contraindre à l’admettre. » Elle tapa sur une touche de son communicateur. « Passerelle, tâchez de me repérer la coprésidente Rione et le capitaine Fensin. Ils sont sans doute ensemble à l’infirmerie, pour l’examen médical du capitaine. Le capitaine Geary et moi-même aimerions les retrouver dans la salle de conférence stratégique. Immédiatement.
— Sommes-nous censés sommer la coprésidente Rione de se rendre dans la salle de conférence, commandant ? » s’enquit prudemment la vigie.
Desjani jeta un regard aigre à Geary. « Non, répondit-elle. Dites-lui simplement que le capitaine Geary requiert de façon pressante sa présence et celle du capitaine Fensin dans ce compartiment. Cela devrait satisfaire aux exigences de la diplomatie. »
Le capitaine Fensin souriait quand il s’assit dans la salle de conférence dont Desjani venait de fermer l’écoutille. Rione prit place à côté de lui ; impassible, elle n’en surveillait pas moins de très près Desjani.
Geary ne perdit pas de temps. « Capitaine Fensin… l’affaire de ces trois officiers de l’Alliance responsables du camp de prisonniers… que cache-t-elle ? »
Le sourire de Fensin s’effaça et son visage passa par un certain nombre d’émotions avant qu’il ne réussisse à se contrôler. « Une “affaire” ?
— Nous savons qu’ils ont des problèmes. Pourquoi devraient-ils craindre leurs ex-codétenus ?
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
— Ce mot sera peut-être davantage compréhensible, lâcha Desjani. Trahison ? »
Fensin se pétrifia. Au bout de quelques instants, son regard se posa sur Desjani. « Comment l’avez-vous découvert ?
— Je commande à un croiseur de combat, répondit-elle. Qu’ont-ils fait exactement ?
— J’ai fait le serment…
— Vous en avez prêté un autre à l’Alliance antérieurement, capitaine. Je suis votre supérieur hiérarchique et j’exige un rapport complet. »
Geary se rendit compte que Desjani avait pris le contrôle de l’interrogatoire ; mais, dans la mesure où elle obtenait des réponses, il ne protesta pas.
Rione s’en chargea pour lui. « J’aimerais bien qu’on m’explique. On n’a même pas laissé au capitaine Fensin le temps de subir son examen médical.
— Vous aurez sans doute votre explication dès qu’il aura répondu au capitaine Desjani », rétorqua Geary.
Fensin, qui dévisageait Desjani, se laissa retomber en arrière en se massant le visage à deux mains. « Ça ne m’a jamais plu de toute façon. Si nous parvenions à nous en sortir, d’une façon ou d’une autre, tout le monde garderait le silence jusqu’à ce qu’on les cueille. Comme si nous étions une clique de criminels plutôt que des militaires de l’Alliance. Mais les années passant l’une après l’autre, interminablement, ça commençait à devenir flagrant. Nous ne serions jamais secourus, jamais libérés. Il nous fallait faire le nécessaire pour que justice soit rendue. Et les règles n’ont pas changé après notre sauvetage. Nous étions convenus de le faire si l’occasion se présentait. »
Rione tendit la main pour s’emparer de celle de Fensin. « Que s’est-il passé ?
— Que ne s’est-il pas passé, plutôt. » Fensin fixait la cloison, replongé dans le passé. « Ils nous ont trahis. Ces trois-là.
— Comment ? demanda Geary.
— On avait un plan. Nous emparer par la force d’une des navettes d’approvisionnement des Syndics, mais sans en parler. Gagner le spatioport et prendre un vaisseau d’assaut. Seuls vingt prisonniers pouvaient espérer s’échapper, mais ils auraient rapporté de nombreuses informations dans l’espace de l’Alliance. Qui se trouvait dans ce camp, ce que nous savions de la situation à la frontière de l’espace syndic, et ainsi de suite. » Fensin secoua la tête. « Démentiel, sans doute. Une chance sur un million pour que ça marche. Mais, au regard d’une existence entière de prisonnier de guerre, certains trouvaient qu’elle en valait la peine. Ces trois officiers supérieurs ont tenté de nous en dissuader, mais nous leur avons répondu que les ordres de la flotte concernant les prisonniers de guerre tenaient toujours : résister autant que possible. Ils ont alors tout répété aux Syndics. La seule façon de faire avorter ce plan, prétendirent-ils. Car les représailles contre les prisonniers restés seraient par trop sévères. Parce qu’ils avaient accepté de maintenir l’ordre dans nos rangs en échange de certains privilèges pour nous tous. Des privilèges ! De quoi nous nourrir, un minimum de soins médicaux… Bref, ce que les Syndics étaient de toute façon contraints de nous fournir par simple humanité. »
Fensin ferma les yeux. « Quand ils ont eu vent de notre projet, les Syndics ont procédé à des interrogatoires jusqu’à ce qu’ils aient identifié dix des prisonniers qui devaient s’emparer de la navette. Puis ils les ont abattus.
— Était-ce un incident isolé ? s’enquit Geary. Ou bien une ligne de conduite ?
— Un comportement constant, capitaine. Ils se pliaient à la volonté de l’ennemi en nous affirmant que c’était pour notre bien. Restons tranquilles, tenons-nous bien et nous en profiterons tous. Résistons et les Syndics nous broieront. »
Desjani secoua la tête comme si elle s’apprêtait à cracher. « Ces trois individus n’ont pris en compte qu’un seul aspect de leur mission, la préservation de leurs codétenus. Ils ont perdu de vue l’autre facette de leurs responsabilités. »
Fensin opina. « C’est exact, capitaine. Parfois, j’arrive presque à les comprendre. Ils cumulaient entre eux près d’un siècle de détention.
— Pas assez, pourtant, pour oublier l’essentiel », répondit Desjani en regardant Geary.
Embarrassé par la déclaration de Desjani en dépit de la vérité qu’elle contenait (ou peut-être en raison même de cette vérité), celui-ci tapota sur la table pour attirer l’attention de Fensin. « Quel était le but de cette conspiration du silence ? Pourquoi ne pas nous avoir confié aussitôt les agissements de ces trois individus ?
— Nous voulions les tuer nous-mêmes, répondit prosaïquement Fensin. Nous avons tenu clandestinement des cours martiales d’urgence et, dans les trois cas, conclu par un verdict de haute trahison. En temps de guerre, la haute trahison est passible de la peine de mort. Nous souhaitions nous assurer de l’exécution de cette sentence avant qu’ils ne réussissent à faire requalifier ces accusations en délits plus légers par des manœuvres juridiques. Et, à la vérité, nous voulions nous venger, nous et tous ceux qui sont morts par leur faute. » Il regarda autour de lui. « Vous ne pouvez pas savoir ce qu’on ressent… Je… Avons-nous accès à l’imagerie du camp ? Avant que nous ne repartions ?
— Certainement. » Desjani entra quelques instructions et une vue en surplomb du camp de prisonniers d’Héradao apparut au-dessus de la table, tel qu’il se présentait avant d’être pulvérisé lors de la bataille pour la libération de ses détenus.
Le capitaine Fensin, qui manœuvrait les commandes avec toute la maladresse d’un homme qui n’a pas eu l’occasion d’y toucher depuis des années, zooma sur une aile du camp. L’image s’agrandissant, Geary distingua un vaste terrain à ciel ouvert puis s’aperçut qu’il était partiellement planté de rangées de stèles rectilignes. « Un cimetière ?
— Oui, confirma Fensin. Ce camp de prisonniers est en activité depuis quatre-vingts ans. Une génération entière y a vieilli et péri. En raison de la dureté des conditions de vie et du manque de soins médicaux, on n’y a jamais vécu jusqu’à un âge très avancé. » Ses yeux restaient braqués sur les stèles. « Nous étions convaincus que nous y finirions tous enterrés tôt ou tard. On n’organisait plus d’échanges de prisonniers, et pourquoi nous serions-nous attendus à voir la guerre finir un jour ? Au bout de cinq ou vingt ans, les plus fermes convictions se changent en résignation. Nous ne reverrions plus jamais nos familles, nous ne rentrerions jamais chez nous. Ne nous restaient plus que nous-mêmes et notre dignité de soldats de l’Alliance, du moins celle dont nous pouvions encore nous draper. »
Il concentra son attention sur Rione, comme s’il tenait surtout à la convaincre, elle. « Ils ont trahi tout cela. Ils nous ont trahis. Il ne nous restait plus que cela et ils l’ont trahi. Bien sûr que nous voulions les tuer. »
Le silence régna pendant un instant puis Desjani montra l’image qui flottait toujours devant eux. « Les fantassins ont-ils pris des enregistrements de ces tombes quand ils étaient au sol ? Les noms de ceux qui y reposent ?
— J’en doute. » Fensin se tapota le crâne de l’index. « Ce n’était pas nécessaire. Chacun de nous devait mémoriser un certain nombre de noms. J’étais pour ma part chargé de retenir ceux qui commencent par la lettre F. La liste de nos morts honorés reste gravée dans nos mémoires. Nous ne pouvions plus les ramener chez nous puisqu’ils avaient déjà rejoint leurs ancêtres, mais nous rapporterons leur nom à leur famille. »
L’espace d’un instant, Geary s’imagina les détenus emmagasinant laborieusement les noms des morts, comparant leurs listes entre eux et les confiant à la seule forme d’archivage dont ils disposaient. Année après année, ces listes s’allongeaient sans qu’on sût jamais si quelqu’un de l’Alliance en aurait vent un jour, mais on continuait malgré tout de les apprendre par cœur. Il n’était que trop facile de ressentir ce qu’avaient éprouvé les prisonniers de ce camp, dont ils avaient toutes les raisons de croire qu’il resterait leur prison jusqu’à la mort. De comprendre leur besoin de ces rituels et leur sentiment d’avoir été trahis. « Très bien. » Des yeux, Geary adressa une question muette à Rione.
Celle-ci baissa les siens puis hocha la tête. « Je le crois.
— Moi aussi », ajouta Desjani sans hésiter.
Geary frappa une touche. « Capitaine Tulev, embarquez ces trois officiers supérieurs à bord d’une navette sous une bonne garde de fantassins. Conduisez-les au… » Geary réfléchit à ses options. Il lui fallait un bâtiment n’hébergeant aucun des ex-prisonniers d’Héradao, et ceux-ci étaient répartis sur tous les vaisseaux. Tous sans exception.
« Au Titan. Conduisez-les au Titan, avec l’ordre de les maintenir en détention jusqu’à plus ample information. Tous trois sont aux arrêts. »
Tulev hocha la tête comme s’il s’y attendait. « Sous quelles inculpations ? Nous devons les fournir aux prévenus.
— Haute trahison et abandon de poste face à l’ennemi. Ils m’ont dit qu’ils préparaient un rapport sur leurs faits et gestes. Veillez à leur donner les moyens de s’en acquitter. J’ai hâte de le lire. »
Ce n’était pas la stricte vérité. Si ce qu’avait dit le capitaine Fensin était exact, prendre connaissance de ce document était bien la dernière chose au monde à laquelle il aspirait. Mais il restait de son devoir de vérifier ce que ces trois officiers avaient à dire pour leur défense.
Dès que Tulev eut raccroché, Geary se retourna vers Fensin. « Merci, capitaine. Je crois pouvoir vous promettre que, si vos dires sont corroborés par vos ex-codétenus, une cour martiale officielle dans le territoire de l’Alliance devrait parvenir aux mêmes conclusions.
— Faut-il vraiment attendre ? demanda Fensin en faisant preuve d’un calme stupéfiant. Vous pourriez ordonner dès maintenant de les passer par les armes.
— Ce n’est pas ainsi que je procède, capitaine. Si vos déclarations sont vraies, ces trois individus se condamneront eux-mêmes dans ce rapport et nul ne doutera plus de la nécessité de faire justice.
— Mais le capitaine Gazin est très âgée, protesta l’autre. Elle pourrait ne pas survivre jusqu’à notre retour et se soustraire ainsi au sort qu’elle mérite.
— Si elle meurt, ce sont les vivantes étoiles elles-mêmes qui la jugeront et prononceront la sentence, capitaine, affirma Desjani de sa voix de commandement. Nul ne peut y échapper. Vous êtes un officier de la flotte, capitaine Fensin. Vous vous êtes raccroché à cela quand vous étiez prisonnier. Tâchez de ne pas l’oublier maintenant que vous êtes de retour parmi nous. »
Le visage de Rione se durcit, mais Fensin se contenta de fixer Desjani un instant avant de hocher la tête. « Non, capitaine. Veuillez me pardonner.
— Je n’ai rien à vous pardonner. Vous avez vécu un enfer et fait votre devoir en nous disant la vérité. Continuez dans ce sens. Vous avez toujours fait partie de la flotte, mais vous avez maintenant rejoint ses rangs.
— Oui, capitaine », déclara Fensin en se redressant sur sa chaise.
Rione se tourna vers Geary : « Si le chapitre est clos, j’aimerais m’entretenir un moment avec le capitaine Fensin puis lui faire passer son examen médical.
— Bien sûr. » Geary et Desjani se levèrent de conserve et sortirent. Geary jeta un regard en arrière au moment où l’écoutille se refermait et constata que Rione tenait toujours la main de Fensin ; ils n’échangeaient aucune parole. « Bon sang ! marmotta-t-il à l’intention de Desjani.
— Comme vous dites, convint-elle. Êtes-vous certain que nous ne devrions pas les fusiller maintenant ? »
Ainsi Desjani avait-elle aussi été tentée par cette idée, mais elle s’était abstenue de la suggérer devant leurs interlocuteurs pour ne pas avoir l’air de saper l’autorité de Geary. « Certain ? Non. Mais il faut faire ça correctement. Ne laisser aucune prise au lynchage. Vous vous êtes très bien débrouillée pour faire parler Fensin. Comment saviez-vous que cette question sur la trahison le déciderait à se mettre à table ? »
Elle fit la grimace. « Par certaines des conversations que j’ai eues avec le lieutenant Riva. Il m’a parfois parlé de problèmes identiques. Jusque-là, je ne comprenais pas vraiment, mais je me suis rappelé qu’il piquait des rages folles quand il faisait allusion à des gens dont il pensait qu’ils s’étaient montrés un peu trop complaisants avec les Syndics. Quelque chose dans cette affaire me l’a remis en mémoire. » Desjani fixa le bout de la coursive. « Ce n’est pas tant que je pense encore à Riva, ajouta-t-elle d’une voix sans timbre. Plus du tout, d’habitude.
— Je vois. » Geary se rendit compte, à sa grande surprise, qu’il avait éprouvé un pincement de jalousie au cœur. Il fallait impérativement changer de sujet de conversation. « Je me demande si je n’aurais pas fini par adopter la même conduite éhontée que ces trois individus si j’avais été capturé. »
Desjani le dévisagea en fronçant les sourcils. « Non. Certainement pas. Vous vous souciez sans doute de vos subordonnés, mais vous connaissez aussi les risques qu’ils encourent. Vous avez toujours su maintenir l’équilibre.
— Je m’en soucie assez pour les envoyer à la mort, rétorqua Geary en sentant une certaine amertume s’instiller dans sa voix.
— C’est parfaitement exact. Trop d’indifférence et leurs vies sont gaspillées. Trop de sensiblerie et c’est du pareil au même, mais sans résultat. Je n’ai pas la prétention de comprendre pourquoi il en est ainsi, mais vous en êtes conscient.
— Ouais. » Sa déprime momentanée se dissipa et il lui sourit. « Merci d’être là, Tanya.
— Comme si je pouvais être ailleurs ! » Elle lui rendit son sourire puis reprit une contenance officielle et salua. « Je dois m’occuper de mon vaisseau, capitaine.
— Certainement ! » Il lui rendit son salut et la regarda s’éloigner.
Elle avait un bâtiment à commander et lui-même devait appeler le Titan pour prévenir le capitaine Lommand qu’une cargaison humaine particulièrement déplaisante serait bientôt transférée à son bord. Les fardeaux imposés par le commandement varient sans doute de nature, mais ils restent des fardeaux.
Il se sentit mieux le lendemain matin. Héradao III se trouvait déjà à une distance appréciable ; la flotte avait enfin opéré la jonction avec les unités abandonnées sur le champ de bataille et gagnait dans son intégralité le point de saut pour Padronis. Même les vieilles rations syndics qu’il ouvrit pour son petit-déjeuner lui parurent moins immondes qu’à l’ordinaire.
Sur ces entrefaites, l’unité de communication de sa cabine bourdonna. « Capitaine, le capitaine de frégate Vigory vous demande d’entrer en communication avec lui. C’est urgent.
— Le capitaine Vigory ? » Geary tenta vainement d’associer un visage ou un vaisseau à ce nom puis consulta la base de données de la flotte. Un autre ex-prisonnier de guerre d’Héradao. Pas étonnant que ce patronyme ne lui ait rien rappelé. Vigory se trouvait à bord du Spartiate et, si l’on en croyait ses états de service inclus dans la base de données, il avait mené une carrière passablement morne avant d’être capturé par les Syndics. « Très bien. Passez-le-moi. »
Mince et véhément, le capitaine Vigory ressemblait à de nombreux autres ressortissants de l’Alliance libérés à Héradao. « Capitaine Geary, je souhaitais par cet appel présenter mes respects au commandant de la flotte, commença-t-il d’une voix tendue.
— Merci, capitaine.
— Et également vous informer que j’attends toujours mon affectation à un poste de commandement. »
Que j’attends toujours… ? Geary consulta l’heure. Moins d’une journée s’était écoulée depuis que la flotte avait quitté son orbite autour d’Héradao III. Puis la suite de la requête de Vigory lui revint à l’esprit. « Votre affectation à un poste de commandement, dites-vous ?
— Oui, capitaine. » Les yeux de Vigory semblaient le supplier. « J’ai passé en revue les archives de la flotte et constaté que de nombreux vaisseaux destinés à un officier de mon rang et de mon ancienneté étaient commandés par de moins haut gradés.
— Vous attendriez-vous à ce que je relève un commandant déjà en activité pour vous confier son vaisseau ? »
La question parut surprendre Vigory. « Bien entendu, capitaine. »
Geary réprima une violente envie de lui boucler son clapet et s’efforça de répondre d’une voix pondérée mais ferme. « Que ressentiriez-vous si vous perdiez votre commandement dans les mêmes conditions, capitaine ?
— Peu importe. C’est une affaire d’honneur et de respect dû à mon grade et à ma position. Je reste persuadé que tout vaisseau de cette flotte tirerait le plus grand profit de mon expérience et de mon aptitude au commandement. »
Ouais, songea Geary en regardant Vigory. Ce type n’a sans doute jamais nourri le moindre doute. D’après les archives dont il disposait, l’homme avait été fait prisonnier quelque cinq ans plus tôt : il était donc le pur produit d’une flotte où l’honneur individuel primait sur tout le reste et où les vaisseaux combattaient sans se soucier de tactique ni de stratégie. Peut-être faisait-il malgré tout un officier convenable, mais, pour l’heure, reprendre à zéro l’instruction d’un commandant de vaisseau ne lui rapporterait qu’un souci supplémentaire, et ce serait, de surcroît, commettre une grave injustice à l’encontre d’un autre officier. « Capitaine, je vais vous exposer cela le plus clairement possible. Tous les commandants de cette flotte se battent pour moi depuis le système mère syndic et ils se sont courageusement et honorablement comportés lors de nombreux engagements avec l’ennemi. » C’était sans doute exagéré dans certains cas, mais Vigory ne semblait pas homme à comprendre ces nuances. « Je n’en relèverai donc aucun de son commandement sans une bonne raison fondée sur sa conduite. Notre flotte regagne l’espace de l’Alliance et vous pourrez y demander votre affectation au commandement d’un bâtiment en chantier ou d’un vaisseau dont le commandant aura été muté. »
Vigory semblait avoir du mal à comprendre. « J’espère recevoir bientôt une affectation dans cette flotte correspondant à mon grade et à mon ancienneté, capitaine.
— Alors j’ai le regret de vous informer que vos espérances sont mal placées. » Geary s’efforçait de ne pas prendre la mouche, mais il sentait sa voix devenir plus tranchante. « Vous servirez néanmoins, comme l’exige l’Alliance, en tant qu’officier de cette flotte.
— Mais… Je…
— Merci, capitaine Vigory. J’apprécie votre empressement à remplir votre devoir envers l’Alliance. »
La conversation terminée, Geary se rejeta en arrière et se couvrit les yeux de la main. Un instant plus tard, l’alarme de l’écoutille de sa cabine carillonnait. Génial. La matinée court droit à la cata. Il autorisa l’accès et se redressa en voyant entrer Victoria Rione. « Capitaine Geary.
— Madame la coprésidente. » Ils avaient connu de nombreux moments d’intimité dans cette cabine, mais c’était bel et bien fini et aucun des deux ne songerait à se prévaloir de leur ancienne relation.
« J’espère que je ne dérange pas, reprit Rione.
— J’étais seulement en train de me demander pourquoi j’avais tellement tenu à libérer nos prisonniers de guerre à Héradao. »
Elle lui adressa un mince sourire. « Parce que vous avez la déplorable habitude de faire le juste choix quand le bon sens devrait vous souffler le contraire.
— Merci. Je crois. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Les prisonniers de guerre d’Héradao. »
Geary parvint tout juste à réprimer un grognement. « Quoi encore ?
— Il s’agit peut-être d’une bonne nouvelle ou, du moins, de quelque chose d’utile. » Rione indiqua d’un signe de tête une autre section du vaisseau. « Hier, peu après votre départ, Fensin m’a avoué qu’en lui rappelant ses devoirs d’officier de l’Alliance et en l’exhortant à s’y plier, votre capitaine n’aurait sans doute pas pu trouver mieux à lui dire. » Rione marqua une pause. « À ce que m’a confié Kaï Fensin, ce dont les prisonniers de guerre d’Héradao et lui-même manquaient depuis longtemps, c’était d’une poigne ferme et respectée capable de les motiver. Selon lui, tous tireraient profit de la leçon que lui a donnée votre capitaine. »
Geary s’abstint de lui faire remarquer que « son » capitaine avait un nom et que, en l’occurrence, Desjani ne lui appartenait pas. « Ça se comprend parfaitement. Ils n’ont pas l’habitude d’être chapeautés par un supérieur qu’ils respectent, aux ordres duquel ils accepteraient de se plier.
— Kaï m’a suggéré que vous pourriez en faire part à d’autres commandants de la flotte, afin de leur permettre de traiter les prisonniers de guerre à la même enseigne. Ils sont très différents à cet égard de ceux que nous avons libérés à Sutrah.
— Merci, répéta Geary. Je crois qu’il n’a pas tort.
— Non, et votre capitaine non plus. Mon instinct me poussait à protéger Fensin et il se trompait.
— Ne vous fustigez pas. Desjani et Fensin appartiennent tous deux à la flotte. » Rione se contenta d’opiner sans mot dire. « Comment allez-vous ? »
Elle lui lança un regard inquisiteur. « Pourquoi cette question ?
— Vous aviez l’air très contente de revoir le capitaine Fensin. »
Les yeux de Rione jetèrent des éclairs. « Si vous sous-entendez…
— Non. » Geary montra ses paumes en signe d’excuse. « Je ne suggérais rien de tel. Il m’a seulement semblé que ces retrouvailles vous faisaient du bien. »
Rione se calma aussi vite qu’elle avait explosé. « Effectivement. Il me rappelle plein de souvenirs. De ma vie passée.
— Je m’en suis rendu compte. » Mieux valait lui cacher que Desjani s’en était elle aussi aperçue.
« Vraiment ? » Elle baissa un instant la tête. « Je me demande parfois ce qu’il adviendrait si mon mari était encore vivant et que nous nous retrouvions. Durant toutes ses années d’absence, j’ai changé de multiples façons. Je suis devenue plus forte, plus dure… et je ne suis plus la femme qu’il a laissée.
— Je l’ai vue, cette femme. Quand vous étiez avec Kaï Fensin.
— Vous croyez ? » Rione soupira. « Il me reste peut-être un peu d’espoir, alors. Peut-être n’est-elle pas vraiment morte.
— Que non pas, Victoria. »
Rione releva les yeux et lui adressa un sourire torve. « C’est l’une des rares occasions où vous pouvez encore m’appeler par mon prénom, John Geary. Merci. J’ai dit tout ce que j’avais à dire. » Elle se dirigea vers l’écoutille mais s’arrêta sur le seuil, le dos tourné. « Remerciez de ma part votre capitaine pour les paroles qu’elle a adressées au capitaine Fensin. Je lui en sais gré. » Puis elle s’esbigna et l’écoutille se referma en coulissant.
Geary rédigea un message exhortant ses commandants à se montrer fermes envers les ex-prisonniers d’Héradao III et à leur affecter un poste le plus tôt possible. Il s’adossa à son siège après l’avoir envoyé et contempla de nouveau l’hologramme des étoiles.
Deux jours, grosso modo, avant que la flotte n’atteigne le point de saut pour Padronis. Ce système stellaire dépourvu de présence syndic connue serait sans doute paisible. Dans cette même mesure, Atalia, le suivant et le dernier qu’il leur faudrait traverser, devrait également l’être en dépit de son fort peuplement. Si les services du renseignement ne mettaient pas totalement à côté de la plaque, les Syndics avaient épuisé toutes leurs ressources et ne devaient donc plus disposer d’un nombre assez conséquent de vaisseaux pour interdire à sa flotte de rentrer chez elle.
Allait-il pouvoir enfin se détendre ?
Cinq minutes plus tard, le lieutenant Iger le convoquait de toute urgence dans la section du renseignement.