Un

La structure du croiseur lourd de l’Alliance Merlon vibrait sans discontinuer sous les tirs des lances de l’enfer des vaisseaux syndics qui la lacéraient et le déchiquetaient. Le capitaine de frégate John Geary dut se raccrocher à une prise quand une rafale de mitraille frappa son flanc bâbord ; les impacts des billes de métal solide venaient de vaporiser une section de sa coque. Il essuya d’une main la sueur qui l’aveuglait et cligna des paupières pour scruter l’atmosphère du vaisseau, dont les systèmes vitaux débordés et défaillants ne parvenaient plus à évacuer les fumées. Sa première véritable action au combat menaçait aussi d’être la dernière. Le Merlon culbutait dans le vide, impuissant, incapable de contrôler sa course, et l’ultime lance de l’enfer encore opérationnelle du bâtiment de l’Alliance se tut, réduite au silence par d’autres frappes ennemies.

Il n’y avait plus rien qu’il pût faire. Il était temps de quitter le bord.

Geary jura en ouvrant le panneau d’autodestruction d’urgence pour taper le code d’autorisation. Une autre rafale de lances de l’enfer venait de lacérer le Merlon et, sur la passerelle, de nouvelles diodes d’avertissement s’éteignirent ou se mirent à clignoter pour signaler d’autres avaries. Geary enfila le casque de sa combinaison de survie, conscient qu’il ne lui restait plus que dix minutes avant que la surcharge de son réacteur ne fît exploser le Merlon. Mais il s’arrêta un instant avant de quitter la passerelle. Il avait ordonné aux survivants de son équipage de dégager dès qu’il avait su avec certitude qu’il pouvait encore manœuvrer seul les rares armes encore opérationnelles et déclencher finalement l’autodestruction du croiseur. Il s’était efforcé de leur gagner autant de temps que possible.

Mais le Merlon était son vaisseau et il répugnait à l’abandonner à une fin certaine.

Un nouveau grondement se fit entendre et, fouetté par d’autres rafales de mitraille, le bâtiment fit une embardée désordonnée, tandis qu’autour de Geary les coursives se mettaient à tournoyer vertigineusement, que leurs cloisons se projetaient brutalement à sa rencontre puis reculaient en le télescopant parfois douloureusement. À mesure qu’il passait devant les berceaux des modules de survie, vides ou ne contenant plus que les débris déchiquetés des appareils qu’ils hébergeaient, sa quête prenait une tournure de plus en plus désespérée.

Il finit par en trouver un dont la diode jaune signalait des avaries, certes, mais il n’avait plus le choix. Entrer, fermer hermétiquement le sas, se harnacher, frapper la commande d’éjection, sentir la poussée de l’accélération le clouer à son fauteuil tandis que la capsule s’arrachait aux râles d’agonie du Merlon…

La propulsion du module s’interrompit brusquement, plus tôt qu’elle ne l’aurait dû. Pas de communications. Pas de contrôle des manœuvres. Tous les systèmes environnementaux dégradés. Le siège de Geary s’inclina automatiquement en arrière quand la capsule se prépara à le placer en sommeil de survie, sorte d’hibernation destinée à préserver son organisme jusqu’au jour où elle serait récupérée. Tout en sombrant doucement dans l’inconscience, les yeux rivés sur les diodes clignotantes du module qui signalaient ses dommages avant de passer en veille, il savait qu’on se mettrait à sa recherche. La flotte de l’Alliance repousserait l’attaque surprise des Syndics, reprendrait possession de l’espace autour du système de Grendel et se mettrait en quête des rescapés du Merlon.

On le recueillerait sous peu.

Il ouvrit les paupières sur un flou de lumières et de silhouettes ; tout son corps lui semblait rempli de glace et les idées ne lui venaient que lentement et confusément. On parlait autour de lui. Il s’efforça de distinguer les paroles tandis que les silhouettes indistinctes recouvraient leur netteté pour devenir des hommes et des femmes en uniforme. « C’est vraiment lui ? Vous le confirmez ? demanda un homme à la grosse voix pleine d’assurance.

— L’ADN correspond à celle des archives de la flotte, répondit quelqu’un. C’est bel et bien le capitaine John Geary. La longue durée de son hibernation a beaucoup endommagé son organisme. Qu’il s’en soit si bien sorti est miraculeux. Qu’il s’en soit sorti est déjà un prodige en soi.

— Bien sûr que c’est un miracle », tonna la grosse voix.

Un visage se rapprocha de celui de Geary et il lui fallut cligner des yeux pour accommoder et reconnaître un uniforme de la teinte de celui de l’Alliance mais qui en différait par certains détails. L’homme qui lui souriait arborait les étoiles d’amiral, mais il ne le reconnut pas.

« Capitaine Geary ?

— C… Ca… Capi…taine de frégate… Geary, parvint-il à articuler.

— Capitaine de vaisseau Geary ! insista l’amiral. Vous avez été promu. »

Promu ? Pourquoi ? Depuis quand était-il inconscient ? Et où donc se trouvait-il ?

« Quel… vaisseau ? » bredouilla-t-il en regardant autour de lui. À en juger par les dimensions de l’infirmerie, le bâtiment devait être beaucoup plus grand que le Merlon.

L’amiral sourit. « Vous êtes à bord du croiseur de combat Indomptable, vaisseau amiral de la flotte de l’Alliance ! »

Ça n’avait aucun sens. Il n’existait aucun croiseur de combat baptisé Indomptable dans la flotte de l’Alliance. « Equip… Mon équipage ? » réussit-il à bafouiller.

L’amiral se rembrunit et recula d’un pas pour montrer une femme portant les galons de capitaine de vaisseau. Décontenancé par l’admiration respectueuse qu’il lisait dans ses yeux et distrait par le nombre impressionnant de décorations qui s’étalaient sur le plastron de son uniforme, il détacha le regard de son visage. Des dizaines de rubans… mais c’était ridicule. Celui de la Croix de la flotte de l’Alliance surmontait tous les autres. Il n’arrivait même pas à se rappeler la dernière fois où on l’avait décernée. « Capitaine Desjani, commandant de l’Indomptable, se présenta-t-elle. J’ai le regret de devoir vous informer de la mort, survenue voilà quarante-cinq ans, du dernier survivant de l’équipage de votre croiseur lourd. »

Geary la fixa, bouche bée. Quarante-cinq ans ? « Combien de temps… ?

— Capitaine Geary, vous êtes resté en hibernation pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, onze mois et trente-trois jours. Seul le fait que vous étiez l’unique occupant de votre module de survie vous a permis de rester en vie si longtemps. » Elle eut un geste pieux qu’il reconnut. « Grâce en soit rendue à nos ancêtres et aux vivantes étoiles, vous avez survécu et vous nous êtes revenu. »

Cent ans ? Une onde de choc parcourut ses pensées lentes et hésitantes le temps qu’il digère cette information et s’efforce d’en prendre la mesure, sans même tenter de comprendre pourquoi cette femme semblait accorder à sa survie une sorte de signification religieuse.

Une autre que lui s’étant chargée de lui annoncer la mauvaise nouvelle, l’amiral se pencha de nouveau sur Geary en souriant largement. « Oui, Black Jack. Vous êtes revenu ! »

Jamais Geary n’avait aimé ce surnom. Mais, si sa réaction le trahit, l’amiral ne parut pas s’en apercevoir et poursuivit sur le ton du discours : « Black Jack Geary retour d’entre les morts, exactement comme le prédisaient les légendes, pour aider l’Alliance à remporter la plus grande des victoires et mettre enfin un terme à cette guerre contre les Syndics. »

Revenu d’entre les morts ? Quelles légendes ? La guerre durait-elle encore au bout d’un siècle ?

Tous ceux qu’il avait connus devaient être morts. Qui donc étaient ces gens et pour qui le prenaient-ils ?


John Geary se réveilla en sursaut dans sa cabine de l’Indomptable ; il respirait lourdement et transpirait en dépit du souvenir persistant que ses entrailles conservaient de la glace qui les emprisonnait naguère. Il n’avait pas eu de flash-back des dernières minutes du Merlon et de son réveil à bord de l’Indomptable un siècle plus tard depuis un bon moment. Il se massa le front des jointures d’une main tout en s’efforçant de ralentir le rythme de sa respiration. Les sombres contours de sa cabine semblaient le toiser.

L’amiral à la grosse voix était mort dans le système mère des Mondes syndiqués après que son plan pour gagner la guerre s’était révélé un traquenard des Syndics. Beaucoup d’autres gens et de vaisseaux de l’Alliance avaient connu le même sort. Voyant en lui leur sauveur, les rescapés s’étaient tournés vers le légendaire Black Jack Geary, et, en dépit de l’exécration qu’il vouait à l’inaccessible figure héroïque campée par les légendes, il s’était retrouvé contraint d’assumer le commandement de la flotte. En effet, sa promotion posthume au grade de capitaine de vaisseau remontait à près d’un siècle, et aucun autre officier survivant de la flotte ne pouvait se targuer d’une telle ancienneté. Nombre d’entre eux avaient douté de son aptitude au commandement, douté qu’il fût effectivement ce héros de légende, mais, bien qu’il partageât secrètement leurs doutes, il s’était rendu compte qu’il devait tenter le coup.

Et, jusque-là, il avait réalisé l’impossible ; grâce à des compétences acquises un siècle plus tôt mais oubliées par la flotte au cours des décennies de ce carnage qu’était devenue la guerre après la destruction du Merlon, il avait guidé la flotte de l’Alliance à travers l’espace syndic en une longue et agressive retraite.

Son regard s’arrêta sur l’hologramme des étoiles qui flottait au-dessus de la table de sa cabine. Il l’avait maintenu en activité, centré sur l’étoile Dilawa, en allant se coucher. Certes, la flotte se trouvait encore dans l’espace syndic, mais elle n’était plus qu’à trois sauts de celui de l’Alliance et de la sécurité. Il était si proche de réussir à sauver ceux qui avaient cru en lui. Mais on était toujours en territoire ennemi et il fallait se frayer un chemin en combattant, notamment la flottille syndic qui les attendrait sans doute à la sortie d’un de ces sauts ; en outre, le souvenir du Merlon était revenu le hanter.

Il soupira de lassitude puis pécha une barre énergétique dans un tiroir avant de l’étudier d’un œil soupçonneux. À l’instar de la grande majorité des vivres qui restaient, la ration provenait de réserves syndics abandonnées lors de la désertion de systèmes stellaires consécutive à la construction de l’hypernet, et l’ennemi lui-même n’avait pas jugé bon de les emporter. La date de péremption en était sans doute expirée depuis beau temps, mais cette barre et les autres aliments réquisitionnés avaient été conservés dans le vide après l’abandon du système et restaient théoriquement comestibles.

La barre était enveloppée d’un emballage de propagande montrant une troupe de fantassins syndics à l’allure ridiculement martiale qui se déplaçait de gauche à droite. Il le déchira, évita de lire la composition puis entreprit de croquer des bouchées et de les avaler. Malgré tous ses efforts, il ne put s’empêcher de grimacer. Les spatiaux de la flotte se plaignaient souvent de la qualité du rata, mais, hormis le fait qu’elles vous maintenaient en vie, ces rations syndics avaient au moins le mérite de vous faire trouver celles de l’Alliance succulentes.

Et, comme le disait la vieille blague, la graille syndic n’était pas seulement atroce : elle était aussi insuffisante. La barre pesait sur son estomac comme une boule de plomb, mais ce ne fut pas seulement pour cette raison qu’il s’abstint d’en grignoter une seconde. Coupée de tout réapprovisionnement et piégée en territoire ennemi, une flotte devait se rationner. Geary refusait de mieux se nourrir que ses hommes. Au demeurant, compte tenu de la qualité de l’ordinaire syndic, le mot « mieux » n’était sans doute pas le plus indiqué.

Son panneau de communication bourdonna avec insistance et il appuya sur le bouton de réception.

« Des bâtiments ennemis viennent d’émerger au point de saut de Cavalos, capitaine Geary. »

Il frappa une autre commande et l’hologramme des étoiles clignota puis s’éteignit, remplacé par un autre ne montrant que le système stellaire de Dilawa et les vaisseaux qu’il abritait. Quand la flotte de l’Alliance avait quitté Cavalos, il n’y restait plus guère d’unités syndics pour lui barrer la route, à moins de prendre en compte les épaves qui, réduites en amas de débris à la lente expansion, gravitaient autour de son étoile.

Mais de nombreux autres bâtiments ennemis traquaient encore la flotte de Geary et celle-ci commençait à ressentir de plus en plus la fatigue de ce long repli à travers l’espace syndic. Toutes les épaves qui orbitaient autour de Cavalos n’appartenaient pas à l’ennemi. Le croiseur de combat Opportun, le cuirassé de reconnaissance Cœur de Lion et neuf croiseurs et destroyers de l’Alliance avaient aussi péri dans la bataille, tantôt déchiquetés pendant les combats, tantôt sabordés sur les ordres de Geary quand ils étaient trop endommagés pour suivre la flotte.

La pression le rongeait aussi lui-même. Il ne cessait pas de songer aux pertes endurées jusque-là, raison pour laquelle, sans doute, il était victime de ces retours en arrière post-traumatiques.

Il se concentra, non sans effort, sur le présent. « Un seul aviso et deux corvettes “nickel”, fit-il observer.

— En effet », répondit le capitaine Desjani, dont l’image apparut brusquement près de l’hologramme. Elle se trouvait sur la passerelle, bien entendu, et surveillait son vaisseau. « Dommage qu’ils soient à près de trois heures-lumière. Les servants des lances de l’enfer auraient apprécié cet exercice d’entraînement.

— Ils n’ont pourtant pas grand besoin de s’exercer au tir, Tanya », admit Geary, s’attirant un fier sourire de Desjani. Ainsi qu’elle l’avait fait remarquer, le point de saut se trouvait à trois heures-lumière d’une flotte plus profondément enfoncée dans le système stellaire : autrement dit, ce qu’il voyait des vaisseaux syndics datait de trois heures. « Personne n’arrive derrière eux. Ce sont sûrement des éclaireurs.

— Je suis de votre avis. Nous nous attendons à voir une des nickels freiner pour rester au point de saut. L’autre et l’aviso devraient accélérer vers ceux de Kalixa et d’Héradao. » Elle marqua une pause. « C’est la première fois que je vois une corvette nickel sortir d’un système stellaire occupé par les Syndics. Ces coucous sont si vétustes que je m’étonne qu’ils les risquent dans l’espace du saut. »

Si vétustes, en fait, qu’ils étaient déjà en activité cent ans plus tôt, époque où, précisément, ils avaient été surnommés ainsi par les gens de l’Alliance, qui les regardaient comme des appareils bon marché qu’on sacrifiait aisément. Depuis le début de la guerre. Des images de corvettes nickel exécutant des passes de tir sur le Merlon lui revinrent.

« Capitaine ? » s’enquit Desjani.

Geary secoua la tête, étonné d’avoir laissé ainsi vagabonder ses pensées. « Pardon. »

Lui seul aurait pu déceler la lueur d’inquiétude qui brillait dans le regard qu’elle lui jeta, mais Desjani poursuivit sur un ton routinier : « La première corvette nickel pourrait sauter dans quelques instants vers Cavalos pour apprendre aux autres Syndics que nous sommes toujours là. » Son expression s’altéra, désormais impavide et toute professionnelle. « Puisque nous y sommes encore.

— Nous devons récupérer tout ce que nous pourrons du matériel abandonné par les Syndics quand ils ont rapatrié les derniers habitants de ce système stellaire voilà quelques décennies, répondit Geary, en s’efforçant de ne pas réagir agressivement au coup de sonde de Desjani.

— Nous avons déjà transbordé tous les vivres abandonnés. » Elle fit la grimace. « Du moins si l’on peut parler de “vivres” en l’occurrence. La flotte devra encore réduire ses rations pour faire durer le plus possible ceux qui nous restent. » Elle haussa les épaules. « C’est le seul aspect positif du rata que nous puisons dans ces réserves syndics laissées pour compte. Personne n’a envie de s’en goinfrer, de sorte que réduire les rations dérange beaucoup moins nos gens que si elles étaient mangeables.

— Il y a un bon côté à tout, j’imagine. » Geary eut un sourire fugace, en même temps qu’il vérifiait de nouveau les données sur les minerais bruts qu’on chargeait dans les soutes des auxiliaires, puis il se rendit compte que Desjani avait d’abord souligné le fait que la flotte devait dégager le plus vite possible puis délibérément changé de sujet pour ne pas le fâcher.

Je ne devrais pas m’en offusquer, pourtant. C’est un souci légitime de la part de tout officier de cette flotte. Quand quitterons-nous Dilawa et où irons-nous ensuite ? Nous y sommes depuis près de trente-six heures et probablement vingt-quatre de trop.

Il n’y avait pourtant aucune raison de s’y attarder : dépourvue de planètes habitables, Dilawa avait toutefois abrité naguère une présence humaine réduite, quelques milliers de personnes à en juger par les installations qu’y avaient laissées les Syndics. Ces gens ne s’y trouvaient que parce que l’ancien système de propulsion par saut, plus rapide que la lumière, ne permettait aux vaisseaux que de passer d’une étoile à sa voisine jusqu’à arriver à destination. L’hypernet, en les autorisant à gagner directement n’importe quel autre système du réseau pourvu d’un portail à partir d’un portail défini, avait bouleversé tout cela et la présence humaine s’était graduellement réduite dans les systèmes stellaires sans grand intérêt, que le trafic interstellaire ignorait dorénavant.

Mais c’est en recourant à cet ancien système de propulsion par saut que la flotte regagnait l’espace de l’Alliance, d’un système stellaire à l’autre ; en outre, l’hypernet s’était révélé une menace pour la survie de l’espèce humaine. L’Indomptable transportait aussi une clé de l’hypernet syndic, trophée qui risquait, s’il parvenait jusque dans l’espace de l’Alliance, de représenter pour elle un avantage décisif. Si Geary ne réussissait pas à y ramener la flotte, cette clé se perdrait avec les vaisseaux et leurs équipages, tout comme la conscience du danger posé par l’hypernet. Le coût de l’échec lui semblait plus élevé chaque fois qu’il y songeait. « Faites-moi savoir s’il y a du changement, enjoignit-il à Desjani.

— À vos ordres, capitaine. » L’image de Desjani s’évanouit, mais pas avant que sa voix et son expression n’eussent laissé entendre qu’un certain changement, pourtant impératif, ne se produisait toujours pas.

Geary resta assis un instant devant l’hologramme des étoiles centré sur Dilawa, qui flottait de nouveau au-dessus de la table. Il avait beau le fixer, l’écran refusait de jouer les boules de cristal et de sortir de ses entrailles des réponses aux questions qu’il lui fallait résoudre.

Et, en tout premier lieu, où aller en quittant Dilawa ?

Décide-toi. Il avait dû s’y résoudre plus d’une fois lors du long périple de la flotte à travers l’espace ennemi. La décision n’aurait pas dû être si ardue. Les sauts que devrait effectuer la flotte avant d’atteindre un système syndic frontalier d’où elle pourrait gagner l’espace de l’Alliance n’étaient pas à ce point nombreux. Ça devrait être facile, si proche de la sécurité. Pourtant, chaque fois qu’il s’apprêtait à prendre une décision, elle lui semblait de plus en plus malaisée. Il hésitait constamment : chaque option charriait dans son sillage des visions de ce qui avait mal tourné à Lakota ou des pertes subies à Cavalos. Auxquelles s’ajoutaient à présent ces rappels de la destruction du Merlon.

Il avait envisagé de demander son avis à Victoria Rione, coprésidente de la République de Callas et sénateur de l’Alliance. Mais la femme politique qu’elle était refusait depuis quelque temps de lui donner son opinion sur ce chapitre. Rione affirmait publiquement s’être trompée trop souvent dans les positions qu’elle avait prises sur les mouvements de la flotte. Mais, en fait, si elle avait d’autres intentions ou mobiles, Geary ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Bien qu’ils eussent été amants par intermittence, au sens physique du terme, Rione ne lui avait pas révélé grand-chose de sa vraie personnalité pendant cette phase de leur relation, avant qu’ils n’y mettent un terme.

Quoi qu’il en soit, il ne l’avait guère vue au cours des deux derniers jours. « Je dois me concentrer sur mes informateurs dans la flotte, lui avait-elle déclaré. Il faut absolument découvrir l’identité des officiers de l’Alliance dont l’opposition à votre commandement a pris une telle ampleur qu’ils sont désormais disposés à placer des logiciels malveillants dans ses systèmes opérationnels. » Dans la mesure où ces programmes hostiles avaient bien failli causer la perte de plusieurs vaisseaux, Geary pouvait difficilement battre en brèche ses priorités.

Cela dit, d’autres pouvaient lui fournir des réponses ; des officiers intelligents, fiables et avisés comme les capitaines Duellos du Courageux, Tulev du Léviathan et Cresida du Furieux.

Mais, éprouvant une étrange réticence à prendre l’avis d’autrui, pourtant conscient que tout atermoiement pouvait être fatal, il restait seul à fixer son hologramme.

L’alerte de son écoutille carillonna, lui signalant que son visiteur était le capitaine Desjani. Il autorisa son entrée en se demandant ce qui pouvait bien l’amener. Compte tenu des rumeurs qui circulaient sur leur prétendue liaison, elle évitait le plus souvent sa cabine.

À la vérité, cette idylle existait bel et bien, même si aucun des deux n’aurait accepté d’en parler, et encore moins d’agir en fonction d’un sentiment non voulu. Pas tant, du moins, qu’il commanderait à la flotte et qu’elle resterait sa subordonnée.

« Il est arrivé quelque chose ? » demanda-t-il.

Elle désigna l’hologramme d’un coup de menton. « Je tenais à discuter en privé avec vous de vos futurs plans des opérations, capitaine. »

Geary aurait dû s’en réjouir car il connaissait les talents de Desjani en matière de situation tactique, mais il s’agissait là d’une décision stratégique. C’est du moins ce dont il se persuada, non sans se demander pourquoi il répugnait tant à écouter ce qu’elle avait à lui dire. Mais comment l’en dissuader ? Admettre son irrésolution n’aurait d’autre résultat que d’inciter Desjani à insister. « D’accord. »

Elle entra, inhabituellement distante, puis se planta devant l’hologramme des étoiles sans regarder Geary en face. « Vous vous êtes levé de bonne heure, apparemment, capitaine.

— Un mauvais rêve. » Desjani lui jeta un regard inquisiteur et il haussa les épaules. « Sur mon ancien vaisseau, mon réveil et ainsi de suite.

— Oh ! » Elle reporta les yeux sur l’hologramme. « Nous étions tellement stupéfaits de vous avoir retrouvé que nous n’avons pas su voir à quel point vous étiez secoué. J’ai souvent regretté que nous n’ayons pas procédé autrement, sans vous annoncer à brûle-pourpoint qu’il s’était passé un siècle et que tout votre équipage était mort. Vous avez dû me trouver bien brutale.

— Je ne pense pas que ça m’aurait fait du bien et, non, je ne vous ai pas trouvée brutale. Vous compreniez de toute évidence que je brûlais de le savoir, et que personne d’autre ne se donnerait la peine de m’en informer.

— Certainement pas l’amiral Bloch, en tout cas, convint-elle. Je me suis fréquemment demandé quelle impression j’avais pu vous faire la première fois. »

Geary fit la grimace et s’efforça de s’en souvenir. « Mes pensées n’étaient pas très claires. J’étais encore dans les vapes. Je me rappelle m’être demandé comment vous aviez pu amasser autant de décorations, dont la Croix de la flotte. Comment l’avez-vous gagnée, au fait ? »

Desjani soupira. « À Fingal. J’étais encore jeune lieutenant à bord du vieux Buckler. Nous nous sommes battus jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une épave et que les Syndics l’abordent.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai aidé à les repousser. » Elle leva les yeux et son regard se perdit dans le vague.

« “Aider à les repousser” ne suffirait pas à mériter la Croix de la flotte, fit-il remarquer.

— Je n’ai fait que mon devoir. » Elle observa un instant le silence.

Geary respecta son droit de ne raconter son histoire que quand et où elle le voudrait. Les événements qui lui avaient valu cette médaille étaient peut-être très traumatisants. Il la scruta, étonné qu’elle abordât ces sujets. « Seriez-vous descendue jusqu’ici pour me parler de tout cela ?

— Pas seulement. » Elle s’interrompit pour inspirer profondément. « Je sais que vous n’avez pas l’habitude de débattre de vos projets à l’avance, reprit-elle sur un ton plus officiel.

— Ça m’arrive pourtant », reconnut Geary.

Desjani attendit, mais, constatant qu’il n’ajoutait rien ni ne précisait ses intentions, elle arqua légèrement un sourcil. Sa voix ne trahit toutefois aucune émotion :

« Je me suis repassé les données que nous détenions sur tous les systèmes stellaires que nous pourrions gagner depuis Dilawa. J’imagine que vous comptez sauter vers le système d’Héradao, mais vous n’avez pas encore fait part de vos intentions à la flotte alors qu’elle doit impérativement quitter Dilawa. »

S’il avait bien entendu, c’était, de la part de Desjani, ce qui se rapprochait le plus d’un reproche. Il se rembrunit. « Je n’ai pas encore décidé de notre destination suivante. » Là. Il l’avait dit.

Elle attendit de nouveau qu’il développât puis reprit fermement : « Les autres systèmes accessibles sont Cavalos – mais retourner là-bas ne nous avancerait guère et, au contraire, nous éloignerait davantage de chez nous –, Topira, qui nous ramène à l’intérieur de l’espace syndic, un peu plus bas… Jundin, système isolé et cul-de-sac d’où nous ne pourrions que revenir à Dilawa… et Kalixa, qui est doté d’un portail de l’hypernet syndic. Héradao reste notre seul objectif raisonnable compte tenu de la menace que pose ce portail et des inconvénients que présentent Cavalos, Topira et Jundin.

— J’étais déjà conscient de la situation dans tous les systèmes stellaires que nous pouvons gagner d’ici, déclara Geary. Autre chose ? »

Elle lui jeta un regard dur et ignora sa rebuffade implicite. « Certaines des archives syndics que nous avons capturées à Sancerre signalent que des prisonniers de guerre de l’Alliance seraient internés dans un camp de travail d’Héradao.

— Je n’en suis pas moins conscient.

— Capitaine Geary, je suis un officier de la flotte et le commandant de votre vaisseau amiral ; ces deux positions m’obligent à vous donner mon avis et mon opinion quand je le juge nécessaire. »

Geary hocha la tête. « Je ne le nie pas. Vous m’avez donné votre sentiment. Merci. Il y a de nombreux autres facteurs à prendre en compte.

— Par exemple ? »

Il la dévisagea, déstabilisé par cette question abrupte. « J’en suis encore à les… formuler mentalement.

— Je saurais peut-être vous y aider. »

Sans trop comprendre pourquoi, Geary sentit s’élever en lui comme un mur de mauvaise volonté. « J’apprécie votre proposition, mais je ne suis pas encore prêt à débattre de nos options. Tous les systèmes stellaires que nous pourrions gagner d’ici offrent à la fois avantages et inconvénients.

— Ça ne vous ressemble pas de reculer devant une décision, capitaine Geary. »

Il se renfrogna de nouveau, de façon encore plus accentuée. « Je ne recule pas devant une décision et cette discussion ne m’est d’aucun secours. Autre chose ? répéta-t-il.

— Qu’en est-il des prisonniers de guerre d’Héradao ? demanda Desjani d’une voix chaque seconde plus coupante.

— D’une part, nous ignorons s’ils s’y trouvent encore, répliqua Geary, qui commençait lui aussi à s’énerver. Toutes les archives syndics dont nous nous sommes emparés sont anciennes. Ce camp de prisonniers est peut-être délocalisé depuis longtemps. D’autre part, les Syndics se douteront que la présence à Héradao de prisonniers de guerre de l’Alliance devrait accroître les probabilités d’un passage de la flotte, et ils pourraient bien d’ores et déjà nous y tendre un piège. »

Desjani resta un instant plantée là sans mot dire, à contrôler le rythme de sa respiration de manière inusitée, puis elle reprit la parole : « Comment pourraient-ils savoir que nous connaissons l’existence de ce camp de prisonniers d’Héradao ? Ils ignorent de quelles archives nous nous sommes emparés. »

Question légitime, mais qui ne manqua pas, sans qu’il sût pourquoi, d’irriter Geary davantage. « Vous savez pertinemment que je suis disposé à prendre des risques raisonnés pour libérer nos prisonniers de guerre.

— Oui, capitaine. »

En dépit du sens littéral de ce terme, Geary avait appris qu’un simple oui, dans la bouche de Desjani, signifiait qu’elle était mécontente et en désaccord avec lui sur quelque point. « Je ne suis pas persuadé que les avantages présentés par Héradao contrebalancent les risques encourus, ajouta-t-il, son exaspération croissante conférant davantage de chaleur à ses paroles.

— Capitaine, je dois respectueusement vous faire remarquer que ces risques existent où que nous allions et que plus nous nous attarderons ici, plus ils augmenteront. »

Son ton n’échappa pas à Geary, dont la mâchoire se crispa. « Et je vous ferai respectueusement remarquer que c’est moi qui suis responsable de la survie de la flotte, pas vous.

— Je tâcherai de m’en souvenir, capitaine », déclara-t-elle sèchement.

Il la fusilla du regard. « Ce comportement et cette conversation ne me facilitent pas beaucoup la vie, savez-vous ? »

Elle pivota légèrement pour lui faire face et lui retourna son regard noir. « Je ne voudrais pas me montrer trop brutale, mais, pour l’heure, vous faciliter la vie n’arrive pas spécialement en tête de la liste des priorités. C’est vrai pour un commandant de vaisseau, et ça l’est encore plus pour celui de la flotte. J’ai le devoir, je le répète, de le conseiller de mon mieux, et je le ferai, foutredieu, même s’il préfère ne pas tenir compte de mon avis !

— Très bien. » Geary indiqua l’hologramme d’un geste. « Quel est donc votre avis ?

— Je vous l’ai donné. Aller à Héradao.

— Et je vous ai répondu que je l’avais envisagé. »

Elle attendit vainement la suite puis secoua la tête. « Vous avez peur. J’ai vu votre peur grandir depuis Lakota et Cavalos. »

Geary la fixa, stupéfait d’entendre ces mots dans sa bouche. « Est-ce là l’avis qui devrait m’éclairer ? Pourquoi parlez-vous comme Numos ou Faresa ? »

Desjani s’empourpra de façon alarmante. « Ne vous aventurez pas à me comparer à ces deux personnages ! Capitaine. »

Geary s’efforça de réprimer sa fureur et il ravala une réponse cuisante. Desjani avait parfaitement le droit de se fâcher. Il n’aurait jamais dû sous-entendre qu’elle ressemblait à ces deux officiers. Ce n’était pas une intrigante, elle n’avait jamais remis en cause son commandement de la flotte et, en outre, c’était un excellent commandant de vaisseau. Tout cela en faisait quelqu’un de totalement différent d’un capitaine Numos aux arrêts ou de feu le capitaine Faresa. « Toutes mes excuses, répondit-il avec la roideur qui convenait. Mais pourquoi m’accuser d’avoir peur ?

— Je ne vous ai pas accusé. » Desjani faisait de visibles efforts pour maîtriser sa propre colère. « Je ne cherche pas à déterminer celui d’entre nous qui a les plus grosses gonades. Mais, en parlant avec vous et en vous observant, j’ai remarqué un changement subtil, qui s’amplifie depuis Cavalos. » Elle désigna l’hologramme d’un brusque signe de tête. « Depuis le jour où vous avez assumé le commandement de la flotte, vous avez toujours recouru, pour déstabiliser l’ennemi et remporter la victoire, à des tactiques tantôt hardies, tantôt prudentes. Selon ce que vous dicte votre instinct, à mon avis, car ni moi ni personne d’autre n’avons jamais pu discerner de schéma dans ce comportement. Mais j’en distingue un à présent, et il me souffle que vous avez peur. »

Si quelqu’un d’autre dans la flotte… un de ses adversaires notoires ou même Rione lui avait dit cela… Mais il s’agissait de Desjani. Il n’avait pas eu allié plus ferme, soutien plus solide et compétent dans la flotte depuis qu’il en avait pris le commandement. Elle avait foi en lui, au début parce qu’elle faisait partie de ceux qui le croyaient envoyé par les vivantes étoiles pour sauver la flotte et l’Alliance, certes, mais aussi, à présent, pour ce qu’elle avait affirmé voir en lui. Refuser de l’écouter serait de la stupidité crasse. Il prit deux profondes inspirations pour se calmer.

« Quel schéma ? »

Elle semblait elle aussi apaisée, et elle s’exprima avec détermination mais sans aucune véhémence : « Je me suis efforcée de voir par vos yeux de commandant de la flotte. Dans le système mère syndic et par la suite, les probabilités pour que la flotte parvienne à rentrer chez elle étaient très faibles. On prenait plus aisément des risques parce que toute ligne d’action comportait de sérieuses menaces. La prudence n’était pas fréquemment de mise parce qu’il fallait faire preuve de hardiesse et qu’une trop grande prudence aurait sans doute entraîné la destruction de la flotte. Mais nous sommes désormais proches de chez nous. » Elle montra la représentation de Dilawa puis sa main pivota pour indiquer l’espace de l’Alliance. « Si proches. Et courir des risques vous paraît désormais beaucoup plus dangereux dans la mesure où nous avons parcouru ce chemin contre toute attente, et qu’en en prenant conscience, comme de la faible distance qui nous sépare de notre destination, vous vous persuadez qu’il serait horrible d’avoir amené la flotte jusque-là pour la conduire maintenant à son anéantissement en commettant une énorme bévue.

— J’ai déjà fait de très grosses erreurs, objecta-t-il. Comme de la conduire à Lakota, par exemple…

— C’était un risque calculé et il a finalement payé ! Cavalos aussi en était un parce que nous aurions pu y tomber sur les Syndics, que ça s’est effectivement produit et que nous les avons battus. » Desjani serra le poing sans cesser de le regarder dans les yeux. « Nos pertes dans ces deux systèmes ont été les plus lourdes depuis que vous avez pris le commandement. Vous n’en êtes pas responsable. Tout autre commandant en chef de ma connaissance aurait perdu davantage de vaisseaux que vous dans ces combats et, par le fait, y aurait été vaincu. Ces pertes n’ont pas été vaines. Nous avons infligé de sérieux dommages aux Syndics et nous sommes près de chez nous. »

Les mots jaillirent du plus profond de son être : « Ni les bâtiments que nous avons perdus à Lakota et Cavalos ni leurs équipages ne rentreront jamais chez eux.

— Ils sont morts pour que leurs camarades survivent ! Ne réduisez pas à néant leur sacrifice en craignant à ce point de nouvelles pertes que vous finiriez par tout perdre ! Le temps des risques n’est pas révolu. Je peux comprendre que vous redoutiez d’échouer maintenant, après avoir conduit la flotte si loin, mais nous sommes toujours en territoire ennemi et la prudence excessive comporte un grand danger en soi. Vous ne pouvez gagner qu’en vous y efforçant, mais vous risquez de tout perdre en vous en abstenant. »

Elle marquait un point. Après tous ces succès, la crainte de l’échec l’aurait-elle effectivement poussé à éviter de prendre les risques qu’il savait nécessaires pour vaincre et survivre ? Geary fixa l’hologramme en s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses pensées et de passer ses sentiments au crible. « Dois-je ou non suivre mon instinct, finalement ? demanda-t-il, autant pour lui-même que pour Desjani.

— Que vous souffle-t-il pour l’instant ?

— Que, si nous nous retrouvions de nouveau en mauvaise posture, les conséquences…

— Ça, ce sont vos appréhensions. Mais que vous dicte votre instinct ? »

Il croisa de nouveau son regard et se rendit compte qu’elle avait raison. « Héradao.

— Alors suivez-le. »

Geary exhala pesamment puis montra la situation de la flotte qu’affichait l’hologramme. « Tanya, vous connaissez aussi bien que moi l’état de la flotte. Il ne nous reste plus que vingt cuirassés, même en comptant l’Orion, et l’Orion semble bien décidé à vérifier quel délai exact exigent ses réparations. La flotte n’a plus que seize croiseurs de combat, dont le Courageux, l’Incroyable, l’Illustre et le Brillant, tout juste aptes au combat après les dommages subis à Cavalos. La division de cuirassés de reconnaissance est réduite à un seul vaisseau survivant, la flotte ne détient plus que quarante et un missiles spectres et quinze mines, et tous ses croiseurs et destroyers ont au moins un de leurs systèmes de combat rafistolé afin de leur permettre de rester opérationnels. En outre, les réserves de cellules d’énergie de tous les vaisseaux sont tombées à une malheureuse moyenne de cinquante-deux pour cent. Pas question d’engager une bataille. »

Au lieu de répondre immédiatement, Desjani tendit la main et passa en surbrillance le statut des quatre auxiliaires de la flotte. « Je sais que vous avez déjà vérifié. Gobelin, Sorcière, Djinn et Titan se décarcassent pour fabriquer ce dont la flotte a besoin pour continuer. Mais, depuis le début, tous leurs efforts ont échoué à nous faire gagner du terrain en terme de logistique, alors que nous devions constamment affronter des menaces en territoire syndic. En dépit de tous les risques que nous avons pris pour les ravitailler en minerais bruts, ils ne possèdent tout bonnement pas la capacité de pourvoir aux besoins de la flotte en cellules d’énergie et autres munitions dépensées lors des combats. Pas avec toutes les manœuvres exigées par vos tactiques. »

C’était indéniable. « Vous avez raison. J’ai déjà vérifié.

— Alors vous savez déjà que ça ne s’améliorera pas tant que nous n’aurons pas regagné l’espace de l’Alliance, martela-t-elle. Pour ce qui concerne les cellules d’énergie, la situation est telle que les auxiliaires doivent consacrer tout leur équipement à en fabriquer de nouvelles, si bien qu’ils doivent faire l’impasse sur les missiles. Ils peuvent encore nous fournir de la mitraille, et, pour l’instant, nos réserves sont toujours à un niveau acceptable. Mais, s’agissant des cellules d’énergie et des mines, la situation ne risque pas de s’améliorer et, jusqu’à notre retour, nous continuerons d’en dépenser plus vite que nous ne pourrons les fabriquer. Nous ne jouirons pas d’une meilleure occasion qu’Héradao pour vaincre les Syndics. Certes, toutes nos réserves sont basses et nous avons accumulé les dommages, mais eux ont subi d’effroyables pertes. Si on lui en laisse le temps, l’ennemi se rétablira plus vite que nous n’en sommes capables sur son terrain. »

Geary fixa encore l’hologramme ; son regard allait d’Héradao à l’espace de l’Alliance en parcourant les années-lumière qui les séparaient.

Desjani l’observa quelques instants puis reprit la parole d’une voix radoucie : « Vous vous inquiétez aussi de ce qui arrivera quand la flotte rentrera, n’est-ce pas ? »

Il détourna les yeux pour de nouveau soutenir son regard pendant qu’elle poursuivait : « Vous redoutez d’affronter tous les changements survenus à ce que vous regardiez voilà un siècle comme votre patrie. » Elle désigna d’un coup de tête la région de l’espace de l’Alliance. « Plus capital, vous redoutez davantage ce que la majorité de la flotte attend de vous à notre retour. »

N’avait-il donc aucun secret pour cette femme ? Avait-il déjà discuté de tout cela avec elle, en termes aussi précis ? Il secoua la tête mais pas en signe de dénégation. « Je ne le ferai pas, Tanya. La majorité de la flotte et, par le fait, la plupart des citoyens de l’Alliance peuvent bien espérer que le légendaire Black Jack Geary arrive en ville monté sur son cheval blanc pour déboulonner les dirigeants élus de l’Alliance, je m’en contrefiche. Je refuse d’anéantir au nom de sa défense ce qui fait qu’elle mérite qu’on se batte pour elle. Mais beaucoup s’y attendent ; certains tenteront peut-être de me forcer la main et je n’ai aucune idée de la manière dont je réagirai.

— Bien sûr que si. » Elle soutint son regard. « Vous savez déjà, à tout le moins, ce que vous refuserez. Vous avez un double objectif stratégique : préserver ce qui fait de l’Alliance qu’elle vaut la peine d’être défendue et mettre un terme à cette guerre. Réfléchissez aux moyens de mener à bien cette stratégie et les tactiques suivront.

— Ce n’est pas si simple…

— Si vous tentez d’y parvenir seul ! Faites-vous conseiller ! N’y a-t-il donc personne à qui vous vous fiiez dans cette flotte à part la politicienne ? »

À ce dernier mot, Geary détourna un instant les yeux. Tout comme Rione, qui avait depuis longtemps cessé d’appeler Desjani par son nom, cette dernière commençait à ne plus parler de la coprésidente de la République de Callas qu’en se référant à « la politicienne ». C’était sans doute la réalité, professionnellement parlant, mais, au bout d’un siècle de guerre, la flotte en était venue à mépriser les politiques et à leur reprocher leur incapacité à la gagner. « Vous voulez savoir pourquoi je ne vous ai jamais demandé votre avis sur ce chapitre ?

— Si vous me l’expliquiez, ce serait sans doute un revirement des plus rafraîchissants. »

Il croisa de nouveau son regard. « Parce que je craignais que vous ne tombiez d’accord avec tout ce que je dirais, que vous ne rompiez votre serment pour me suivre quoi que je fasse, parce que vous êtes persuadée que je suis guidé par les vivantes étoiles qui m’ont envoyé à la flotte pour la sauver. »

Desjani hocha la tête d’un air résolu. « C’est vrai ! Je vous suivrais. » Voyant tiquer Geary, elle brandit une paume péremptoire. « Parce que je sais avec certitude que vous êtes effectivement chargé d’une mission providentielle et que vous bénéficiez de conseils très particuliers. Et aussi que, dans cette mesure, vous ne ferez jamais ce que vous avez juré de ne pas faire. Que vous ne détruirez pas l’Alliance et que je peux donc vous suivre et vous assister pourvu que vous me le permettiez. D’autres, si vous vous fiez à eux, vous aideront aussi à échafauder une ligne d’action, et je suis bien certaine que vous savez déjà de qui je parle. Accordez-nous le mérite d’aimer l’Alliance au moins autant que vous-même. J’admets volontiers qu’à un certain moment on aurait pu me convaincre d’accepter un coup d’État militaire, mais, après tout ce que vous nous avez remis en mémoire, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En nous efforçant de rivaliser de férocité avec les Syndics, nous n’avons réussi qu’à persuader la population des Mondes syndiqués de la nécessité de nous combattre âprement, et notre victoire serait bien vaine si elle exigeait de nous que nous devenions le reflet de l’ennemi. Mais les problèmes politiques, tant dans cette flotte qu’à notre retour chez nous, ne s’arrangeront pas plus que ceux que posent les Syndics parce qu’on aura tergiversé pour les affronter. »

Une foule de reparties et de dénégations assaillirent Geary, mais aucune n’aurait pu démentir ce qu’il savait la vérité, ni même esquiver les vrais problèmes. Il fixa de nouveau l’hologramme des étoiles, tandis que les fragments de ce qu’il savait et des derniers propos de Desjani se mettaient en place dans son esprit pour former un tableau dont il ne put que reconnaître l’exactitude, et il finit par hocher la tête. « Merci. Vous avez raison. Sur tout. J’évitais de prendre une décision. Je distinguais tous les éléments, mais je refusais de les assembler parce que j’étais obnubilé par la peur de causer la perte de la flotte à la porte même de son salut, et que j’étais tétanisé par l’appréhension de ce qui risquait de se produire à notre retour. »

Desjani sourit ; toute tension l’avait brusquement désertée. « Irons-nous à Héradao ?

— Oui, Tanya, nous irons à Héradao. Nous récupérerons ces prisonniers de guerre de l’Alliance s’ils s’y trouvent toujours, et nous vaincrons les forces que les Syndics pourraient y avoir rassemblées. Et je vais m’atteler à cette stratégie pour notre retour dans l’espace de l’Alliance.

— Vous pouvez demander des conseils à Duellos, Tulev…

—… et à vous, la coupa-t-il. À ce qu’il semble, vous participez au premier chef de ma si “particulière inspiration”. » Sous la louange Desjani rougit légèrement. « Seul, je n’aurais jamais atteint ces conclusions, et j’ai évité tous ceux qui auraient pu me placer devant mes responsabilités. J’avais besoin que vous me mettiez le nez dans le caca, parce que vous me connaissez bien mieux que je ne le croyais et que vous êtes une garce assez coriace pour me faire toucher du doigt mes errements. »

Le sourire de Desjani s’élargit. « La garce coriace dont vous parlez a eu affaire en son temps à nombre de fils de pute récalcitrants. Vous faites partie des plus raisonnables, capitaine.

— Merci. » Il hésita. « Aucun des autres officiers supérieurs ne semble avoir compris ce qui me perturbait, Tanya.

— Vous n’avez jamais fait ouvertement allusion à votre prudence croissante. Le fait de bien vous connaître, après toutes nos conversations et le récit de nos expériences respectives, a joué énormément. Mais, à force de vous observer, je vous savais aussi suffisamment intelligent pour saisir l’importance primordiale de conseils éclairés. Que vous vous soyez dernièrement efforcé de les éviter m’a mis la puce à l’oreille.

— Je dois sans doute remercier mes ancêtres que vous soyez le commandant de mon vaisseau amiral. Encore une fois, je veux dire. »

Un coin de la bouche de Desjani se retroussa en un demi-sourire. « Je vais le prendre comme un compliment de nature purement professionnelle. Maintenant, avec votre permission, je dois régler d’autres problèmes ; quant à vous, il vous faut encore énoncer les instructions ordonnant à la flotte de faire mouvement vers Héradao.

— Certainement, capitaine Desjani. » Il arracha son regard à son sourire et s’efforça de détourner ses pensées des lèvres de Desjani et de l’effet qu’elles feraient sur les siennes. Ça n’arriverait pas, du moins tant qu’il commanderait à la flotte et que durerait cette guerre. Elle avait mérité son respect d’innombrables façons, et, même s’il échouait à conserver à son endroit les sentiments purement professionnels de rigueur, il avait au moins la certitude qu’il le lui témoignerait tant en public qu’en privé. Il se contenta donc de se lever et de lui retourner son salut.

Mais elle pivota sur le seuil juste avant de sortir. « J’espère que vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part, capitaine. Je me suis sentie obligée de vous parler franchement et fermement.

— Merci, capitaine Desjani. De mon côté, j’espère que vous continuerez à me parler avec autant de franchise et de fermeté que vous le jugerez nécessaire, et moi à vous écouter. Quelqu’un m’a affirmé que j’étais un des plus raisonnables fils de pute de cette flotte.

— C’est probablement vrai, capitaine, mais que ça ne vous monte pas à la tête. »

Geary réussit à se retenir de rire jusqu’à ce que l’écoutille se fût refermée derrière elle.

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