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Robert Kennedy dont la maison de vacances est située à quatorze kilomètres de celle où j’habite toute l’année a été atteint d’une balle il y a quarante-huit heures. Il est mort hier soir. C’est la vie.

Martin Luther King a été abattu le mois dernier. Lui aussi est mort. C’est la vie.

Et chaque jour mon gouvernement me communique le décompte des cadavres que l’art militaire fait fleurir au Vietnam. C’est la vie.

Mon père s’est éteint, ça fait des années maintenant, de mort naturelle. C’est la vie. C’était un brave homme. Et un mordu des armes à feu. Il m’a légué ses pistolets. Qu’ils rouillent en paix.


Sur Tralfamadore, à en croire Billy Pèlerin, on ne se préoccupe guère de Jésus-Christ. Le personnage terrien avec lequel les Tralfamadoriens ont le plus d’affinités, toujours selon lui, est Charles Darwin ; après tout, il a révélé que ceux qui trépassent empruntent la filière normale, que la dépouille funèbre représente un progrès. C’est la vie.


La même idée domine Le Grand Panneau de Kilgore Trout. Les habitants de la soucoupe volante qui s’emparent du héros de Trout se documentent auprès de lui sur Darwin. Et sur le golf.


Je ne vais certainement pas pleurer de joie pour peu que les révélations des Tralfamadoriens à Billy constituent la vérité et que nous vivions tous à jamais, même en ayant parfois l’air fort défunt. Enfin, si je dois tuer l’éternité à rendre visite à tel ou tel moment, ça me fait plaisir que pas mal d’entre eux aient du bon.

L’un des plus agréables, récemment, se place pendant mon voyage à Dresde avec mon vieux copain de guerre O’Hare.

Nous sommes montés dans un avion des lignes aériennes hongroises à Berlin-Est. Le pilote avait une moustache en guidon de bicyclette. Il ressemblait à Adolphe Menjou. Il fumait un cigare cubain tandis qu’on remplissait les réservoirs. Au décollage, personne n’a insisté pour que nous attachions les ceintures.

Quand nous avons pris de l’altitude, un jeune steward nous a servi du pain de seigle, du beurre et du saucisson, du fromage et du vin blanc. Pas moyen d’abaisser le plateau vissé face à mon siège. Le steward a fouillé dans la cabine de pilotage, est revenu avec un ouvre-boîtes. Il s’en est servi pour décoincer le plateau.

Le nombre des passagers ne dépassait pas six. Ils parlaient toutes sortes de langues. Eux aussi s’amusaient bien. L’Allemagne de l’Est s’étalait au-dessous de nous, tous feux allumés. J’imaginais la chute des bombes sur ces lumières, ces villages, ces villes petites et grandes.


O’Hare et moi-même n’avions jamais espéré rouler sur l’or et voilà que nous étions très à l’aise.

— Si jamais tu passes par Cody, dans le Wyoming, lui ai-je dit paresseusement, demande donc Bob l’Enragé.


O’Hare avait en poche un petit agenda dans lequel étaient imprimés les tarifs postaux, les distances aériennes, l’altitude de sommets connus et autres traits caractéristiques de l’univers. Il cherchait à combien s’élevait la population de Dresde, qui ne figurait pas dans son calepin, quand il a repéré les renseignements suivants qu’il m’a fait lire : En moyenne il naît 340 000 enfants par jour. Dans le même laps de temps environ 10 000 personnes meurent de faim ou de malnutrition. C’est la vie. De plus, 123 000 meurent d’autres causes. C’est la vie. Ce qui correspond à un gain net de 191 000 vies par vingt-quatre heures. Le Bureau mondial de la population prévoit que la population totale du globe aura doublé et atteindra 7 milliards avant l’an 2000.

— J’imagine que tous ne parleront que de dignité humaine.

— Sans doute, a admis O’Hare.


Pendant ce temps-là, Billy Pèlerin lui aussi regagnait Dresde, mais pas dans le présent. Il y retournait en 1945, deux jours après l’incendie de la ville. À ce moment-là, Billy et les autres se dirigeaient vers les décombres, encadrés par leurs gardes. J’y étais. O’Hare y était. Nous venions de passer deux nuits dans la grange de l’aubergiste aveugle. C’est là que les autorités nous avaient repêchés. Et donné des directives. Nous devions nous procurer pioches, pelles, pieds-de-biche et brouettes chez nos voisins. Et nous rendre à un endroit bien précis des ruines avec ces outils, prêts à nous mettre au travail.


Les artères principales étaient coupées de barricades. On empêchait les Allemands de les franchir. Ils n’avaient pas le droit d’explorer la Lune.


Des prisonniers de guerre d’origines variées se sont regroupés au lieu indiqué ce matin-là. On avait décidé de commencer à dégager les corps en ce point. Les prisonniers ont empoigné les outils.

Billy a fait équipe avec un Maori capturé à Tobrouk. Il était couleur chocolat. Des tatouages en spirale décoraient son front et ses joues. Billy et le Maori ont enfoncé la pioche dans le gravier inerte et décourageant de la Lune. Le sol était en miettes et les petites avalanches se succédaient.

Des quantités de trous se sont ouverts. Personne ne savait à quoi s’attendre. Beaucoup d’excavations ne menaient à rien d’autre que la route ou des blocs si énormes qu’on ne pouvait les bouger. Il n’y avait pas d’équipement. Ni chevaux, ni mulets, ni boeufs ne venaient à bout du paysage de Lune.

Billy, le Maori et tous les autres, chacun dans son fossé, ont atteint des entrelacs de charpente et de rocs solidifiés de façon fortuite en forme de dôme. Ils ont percé la coupole. C’était vide et noir là-dessous.

Un soldat allemand muni d’une torche électrique s’est enfoncé dans l’obscurité, est resté longtemps invisible. Quand il est remonté, il a annoncé à un gradé perché au bord qu’il y avait des morts par douzaines au fond. Assis sur des bancs. Intacts.

C’est la vie.

L’officier a ordonné d’élargir la brèche et d’y appuyer une échelle afin de procéder à l’extraction des restes. C’est ainsi que fut inaugurée la première mine de cadavres de Dresde.


On se mit à en exploiter des centaines. Au début, elles ne sentaient pas mauvais, c’était comme un musée de cire. Mais les carcasses se sont liquéfiées et ont pourri, dégageant alors une puanteur de roses et de gaz asphyxiant.

C’est la vie.

Le Maori avec qui Billy avait trimé est mort d’emphysème après qu’on l’eut obligé à s’enterrer dans cette pestilence. Il s’est réduit à rien à force de vomir.

C’est la vie.

On a alors inventé une nouvelle technique. On ne hissait plus les dépouilles. Des soldats les brûlaient sur place au lance-flammes. Les soldats se tenaient à l’extérieur, projetaient le feu dans l’abîme.

Au milieu de tout ça, ce pauvre bougre d’Edgar Derby, le professeur, fut attrapé avec une théière ramassée dans les catacombes. Il fut arrêté pour pillage, jugé, fusillé.

C’est la vie.


Le printemps arriva vers cette époque. On ferma les mines de cadavres. Tous les soldats partirent se battre contre les Russes. Dans les banlieues, femmes et enfants creusaient des tranchées pour fusils. Billy et son groupe étaient sous clé dans la grange des faubourgs. Un matin, en se levant, ils s’aperçurent que la porte était ouverte. La Deuxième Guerre mondiale était terminée en Europe.

Billy et ses copains se sont risqués dans la rue ombragée. Les arbres sortaient leurs feuilles. Il ne se passait rien, pas de circulation. Il y avait un seul véhicule, un tombereau abandonné tiré par deux chevaux. Il était vert, en forme de cercueil.

Les oiseaux bavardaient.

L’un d’eux a dit à Billy Pèlerin :

— Cui-cui-cui ?

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