Et ainsi de suite.
Billy s’enfuit à l’étage dans sa jolie maison blanche.
Trout l’accompagnerait si Billy ne lui enjoignait de ne pas le faire. Billy s’engouffre dans la salle de bains obscure. Il claque la porte, pousse le verrou. Il n’allume pas, et le sentiment qu’il n’est pas seul l’envahit peu à peu. Son fils occupe les lieux.
— Papa ? prononce-t-il dans le miroir.
Le futur Béret vert a dix-sept ans. Billy l’aime bien, sans trop le connaître. Billy ne peut s’empêcher de soupçonner qu’il n’y a pas grand-chose à découvrir en Robert.
Billy, d’une pichenette, donne la lumière. Robert, sur le siège des toilettes, le pantalon de pyjama autour des chevilles. Une guitare électrique pend à son cou, au bout d’une cordelière. Il l’a achetée le jour même. Il ne sait pas en jouer et à la vérité n’apprendra jamais. La guitare est d’un rose nacré.
— Salut, fiston, souffle Billy Pèlerin.
Billy file dans sa chambre, malgré les invités dont il devrait s’occuper en bas. Il s’allonge sur son lit, branche les « Doigts de Fée ». Le matelas frémit et un chien déguerpit. C’est Domino. Le vieux Domino est encore en vie à l’époque. Il se recouche dans un coin.
Billy se concentre sur l’effet que lui produit le quartette et établit un rapport avec un événement survenu bien auparavant. Il n’a pas à explorer le temps à la recherche des faits. Ils brillent encore au fond de lui.
Il était dans la chambre froide la nuit où Dresde fut détruite. Au-dessus, des géants martelaient le plancher. C’était des bombes explosives. Les géants n’en finissaient pas de passer. La chambre froide constituait une protection sûre. Tout au plus, de temps à autre, le plâtre y dégringolait en averse. Il ne se terrait là que quelques Américains, quatre de leurs gardes et deux ou trois quartiers de viande. Les autres Allemands avaient rejoint Dresde et la douceur du foyer avant le début de l’attaque aérienne. Ils mouraient sous les bombes avec leur famille.
C’est la vie.
Les jeunes filles que Billy avait surprises nues se faisaient tuer, elles aussi, dans un abri moins profond à l’autre extrémité des abattoirs.
C’est la vie.
Périodiquement, un garde se hissait au haut de l’escalier pour voir comment les choses tournaient, puis redescendait et murmurait à l’oreille de ses collègues. Une tempête de feu se déchaînait au loin. Dresde n’était qu’une monstrueuse flamme. Et cette flamme dévorait tout ce qui vivait, tout ce qui pouvait brûler.
Ce n’est que le lendemain à midi qu’on put sans danger quitter les abris. Quand les Américains et leurs gardes revinrent à la surface, la fumée noircissait le ciel. Le soleil était une petite tête d’épingle rageuse. Dresde rappelait la Lune, un paysage exclusivement minéral. Les pierres étaient bouillantes. Personne d’autre n’en avait réchappé dans le voisinage.
C’est la vie.
D’instinct, les gardes se serrèrent, roulant des yeux effarés. Ils essayaient une expression, puis une autre, ne pipaient mot malgré leurs bouches grand ouvertes. Ils auraient pu figurer un quartette de caf’conc’ dans une séquence muette.
On les entendait presque chanter : « Salut à jamais, les gars et les belles, salut à jamais béguins et copains. Dieu vous garde. »
— Raconte-moi une histoire, supplie Montana Patachon un beau jour dans le zoo tralfamadorien.
Billy est à ses côtés dans le lit. On respecte leur intimité. Le dais protège la coupole. Montana est enceinte de six mois, énorme et rose comme une dragée et, par moments, exige indolemment de Billy de menues faveurs. Mais elle ne se risque pas à l’envoyer lui chercher des fraises ou des glaces car l’atmosphère extérieure se compose de cyanure, et les fraises les plus proches poussent à des millions d’années-lumière de là.
Elle peut cependant l’expédier jusqu’au réfrigérateur décoré du couple morne sur son tandem ; ou encore l’enjôler :
— Raconte-moi une histoire, mon gros Billy.
— Dresde a été ravagée dans la nuit du 13 février 1945, commence Billy Pèlerin. Nous sommes sortis de l’abri vingt-quatre heures plus tard.
Il décrit à Montana les quatre gardes qui, dans leur affolement et leur douleur, ressemblaient à un quartette de caf’conc’. Les abattoirs dont les barrières s’étaient volatilisées, les toits et les fenêtres avaient été soufflés ; les espèces de petites bûches dispersées à l’entour. C’était les gens qui avaient été pris dans la tempête de feu. C’est la vie.
Il lui expose le triste sort des édifices qui se découpaient autrefois en falaises autour des abattoirs. Ils s’étaient écroulés. Leurs charpentes réduites à l’état de tisons et leurs murailles démantelées avaient culbuté l’une sur l’autre avant de se caler en courbes basses et gracieuses.
— Ou aurait dit la Lune, commente Billy Pèlerin.
Les gardes jetèrent aux Américains l’ordre de se placer en rang par quatre, ce qui fut fait. Ils les emmenèrent au pas à la porcherie qui leur avait servi de maison. Les murs étaient toujours debout, mais il n’y avait plus ni fenêtres ni toiture et l’intérieur n’était qu’un amas de cendres et de débris de verre fondu. Il ne fallait rien espérer trouver à boire ou à manger et les survivants, s’ils voulaient le rester, pouvaient s’atteler à la tâche d’escalader l’une après l’autre les aspérités de la surface désolée.
Ils s’y hasardèrent.
L’aspect poli des monticules était trompeur. Les grimpeurs apprirent vite qu’il s’agissait de reliefs traîtres et aigus, qui rôtissaient la peau, se dérobaient fréquemment sous le pied et n’attendaient que l’occasion, lorsque s’ébranlait un bloc pesant, de dégringoler d’un cran pour former des arcs plus massifs et plus lourds.
L’expédition était silencieuse pendant sa traversée de la Lime. Mais quel discours eût été pertinent ? Une chose se révélait certaine : tous les habitants de la ville, quels qu’ils fussent et jusqu’au dernier, étaient comptés comme morts et quiconque se mouvait dans ce périmètre était un contresens dans le décor. Il ne devait pas subsister d’hommes de Lune.
Les avions de chasse américains se coulèrent sous la fumée pour observer ce qui bougeait. Ils repérèrent Billy et ses compagnons qui s’escrimaient en bas. Ils les aspergèrent de balles de mitrailleuses mais les manquèrent. Puis ils avisèrent d’autres créatures qui gesticulaient au bord du fleuve et les ajustèrent. Ils en touchèrent certaines. C’est la vie.
Le but de l’affaire était de hâter la fin de la guerre.
La relation de Billy s’achevait de manière curieuse dans une banlieue épargnée par les flammes et les explosions. À la tombée de la nuit, les Américains et leurs gardes atteignirent une auberge encore ouverte aux voyageurs. Des bougies éclairaient la table. On avait allumé des flambées dans trois cheminées au rez-de-chaussée. Tables et chaises s’offraient aux clients, et la couverture était faite dans les chambres au premier étage.
L’aubergiste était aveugle et sa femme, qui avait de bons yeux, assumait les fonctions de cuisinière. Leurs deux filles étaient serveuse et femme de chambre. La famille savait que Dresde était rayée de la carte. Ceux qui y voyaient l’avaient regardée brûler sans fin et compris qu’ils demeuraient seuls aux portes d’un désert. Et pourtant ils avaient ouvert, astiqué les verres, remonté les pendules, attisé les feux, patienté jusqu’à ce que quelqu’un se présente.
Il n’y avait guère de réfugiés venant de Dresde. Les pendules égrenaient leur tic-tac, les bûches grésillaient, les bougies s’égouttaient à loisir. Et voilà qu’on heurta la porte et qu’entrèrent quatre soldats et une centaine de prisonniers de guerre américains.
L’aubergiste demanda aux Allemands s’ils venaient de la ville.
— Oui.
— Il y a des gens qui vous suivent ?
Les sentinelles l’assurèrent qu’au long de l’itinéraire difficile qu’ils avaient choisi, ils n’avaient vu âme qui vive.
L’aubergiste aveugle proposa de faire dormir les Américains dans la grange cette nuit-là et leur donna de la soupe, de l’ersatz de café et un peu de bière. Puis il alla se poster près de la grange et les écouta s’installer dans la paille.
— Bonne nuit, les Américains, dit-il en allemand. Dormez bien.