Angoulême

Il y avait sept Alexandriens impliqués dans le complot de Battery Park : Jack, qui était le plus jeune et venait du Bronx, Celeste Di Cecca, Sniffles et Mary Jane, Tancred Miller, Amparo (bien sûr), et bien sûr, le chef et cerveau de la bande, Bill Harper, mieux connu sous le nom de Petit Monsieur Gros Bisou. Qui était passionnément, désespérément amoureux d’Amparo. Qui avait presque treize ans (elle les aurait au mois de septembre de cette année), et des seins qui commençaient tout juste à pointer. Une peau superbe, qui faisait penser à de la lucite. Amparo Martinez.

Leur première opération de rien du tout les avait menés du côté de la Soixantième Rue Est, chez un agent de change ou quelque chose comme ça. Pour tout butin ils trouvèrent des boutons de manchette, une montre, une serviette en cuir qui se révéla en fin de compte être du simili, quelques boutons, et la série habituelle des cartes de crédit inutilisables. Petit Monsieur Gros Bisou garda son sang-froid pendant toute la durée de l’opération malgré Sniffles qui s’amusait à couper des boutons avec un couteau, et s’employa même à les tranquilliser. Il ne s’en trouva pas un parmi eux – et pourtant ce n’était pas l’envie qui leur manquait – pour oser lui demander combien de fois déjà il s’était trouvé dans la même situation. Tout cela n’avait rien de vraiment nouveau. C’était en partie cela, le désir d’innover, qui les avait poussés à tramer le complot. Le seul détail réellement mémorable du cambriolage était le nom embouti sur les cartes de crédit : Lowen, Richard W. Un présage (la coïncidence résidant dans le fait qu’ils étaient tous à l’école Alexander Lowen), mais un présage de quoi ?

Petit Monsieur Gros Bisou garda les boutons de manchette, donna les boutons à Amparo (qui les donna à son oncle), et fit don du reste (la montre se révéla être de la camelote) à l’Agence pour la conservation qui se trouvait juste en face du Plaza où il habitait.

Son père était un producteur de télévision. Ils s’étaient mariés jeunes, son papa et sa maman, et avaient divorcé peu après, mais non sans qu’il fût venu au monde pour remplir leur quota. Papa, le producteur, s’était remarié – à un homme cette fois – et avait eu la main un peu plus heureuse. En tout état de cause, cette deuxième union durait suffisamment longtemps pour que le rejeton, le chef et cerveau de la bande, fût contraint de s’adapter à la situation, celle-ci étant permanente. Maman alla s’installer dans les Everglades et disparut de la circulation, comme ça, splash.

En bref, il venait d’un milieu aisé. Ce qui explique, plus que la présence de quelque talent extraordinaire, comment il était entré à l’école Lowen. Cela dit, il avait un physique adéquat, et si cette perspective lui souriait quelque peu, il n’y avait aucune raison dans la ville de New York pour qu’il ne pût devenir un danseur professionnel, voire même un chorégraphe. Ce n’étaient pas les contacts qui lui manqueraient dans le milieu, comme papa aimait à le faire remarquer.

Pour le moment, toutefois, ses aspirations le portaient davantage vers la littérature et la religion que vers le ballet. Il s’enthousiasmait, et quoi de plus normal pour un élève de sixième, pour les fox-trots plus abstraits et les twists plus métaphysiques d’un Dostoïevski, d’un Gide, d’un Mailer. Il aspirait à une douleur plus profonde que le simple creux formé par l’exercice quotidien dans ses jeunes abdominaux et ce n’étaient pas les clameurs et les gesticulations hebdomadaires des séances de thérapie de groupe avec une bande de gosses de onze ans sans intérêt qui lui permettraient de se faire sélectionner dans l’équipe nationale de la souffrance, du crime et de la résurrection. Seul un véritable crime pourrait exaucer ce désir, et de tous les crimes possibles, le meurtre était à coup sûr le plus prestigieux, comme nulle autre mieux que Loretta Couplard ne pouvait l’attester, Loretta Couplard n’étant pas seulement la directrice et copropriétaire de l’école Lowen, mais également l’auteur de deux dramatiques télévisées ayant reçu une diffusion nationale et traitant toutes deux de meurtres célèbres du XXe siècle. Ils avaient même eu à étudier dans le cadre de leur programme de sciences sociales un sujet intitulé : L’histoire de la criminalité dans l’Amérique urbaine.

Le premier des meurtres de Loretta était une comédie bâtie autour du personnage de Pauline Campbell, infirmière diplômée, vivant à Ann Arbor, dans le Michigan, aux environs de 1951, et à qui trois adolescents ivres avaient défoncé le crâne. Leur intention avait été de l’assommer pour la violer, ce qui résumait assez bien l’année 1951. Deux des agresseurs qui avaient dix-huit ans, Bill Mory et Max Pell, avaient été condamnés à perpète ; Dave Royal (le héros de Loretta), avait un an de moins et écopa de vingt-deux années de réclusion criminelle.

Son second meurtre avait une coloration tragique et inspira par conséquent plus de respect – pas chez les critiques, malheureusement. Peut-être parce que son héroïne, elle aussi prénommée Pauline (Pauline Wichura), outre qu’elle était plus intéressante et plus compliquée, avait aussi été plus célèbre à son époque et depuis lors. Ce qui rendait la concurrence, un roman à succès et un long métrage biographique fort sérieux, nettement plus sévère. Mlle Wichura avait été une assistante sociale d’Atlanta, en Géorgie, très sensibilisée aux problèmes de l’environnement et de la démographie à une époque où la loi sur la sélection génétique n’était pas encore entrée en vigueur et où tout le monde commençait à penser, avec quelque raison, que ça ne pouvait pas durer comme ça. Pauline décida de faire quelque chose, à savoir réduire la population par ses propres moyens aussi équitablement que possible. Ainsi lorsque l’une des familles qu’elle visitait dépassait la limite de trois enfants qu’elle avait fixée assez généreusement, il faut le dire, elle trouvait une façon discrète de ramener ladite famille à la taille maximale qu’elle considérait comme préférable. Entre 1989 et 1993 le journal de Pauline (Random House, éd., 1994) fait état de vingt-six assassinats et de quelque quatorze tentatives manquées.

De surcroît, en tant qu’assistante sociale elle détenait le record national des avortements et des stérilisations chez les familles qu’elle avait la charge de conseiller.

— Ce qui prouve, je pense, avait expliqué Petit Monsieur Gros Bisou à son copain Jack un jour après l’école, qu’un meurtre n’a pas forcément besoin d’être dirigé contre quelqu’un de célèbre pour être une forme d’idéalisme.

Mais évidemment l’idéalisme n’expliquait le complot qu’à moitié, l’autre moitié était une affaire de curiosité. Et outre l’idéalisme et la curiosité il y avait probablement une troisième moitié : le besoin fondamental qu’a tout enfant de grandir et de tuer quelqu’un.


Ils jetèrent leur dévolu sur Battery Park parce que : 1° aucun d’entre eux ne s’y rendait en temps ordinaire ; 2° c’était un quartier à la fois chic et relativement 3° désert, du moins une fois que les équipes de nuit étaient dans leurs tours à s’occuper de leurs machines. Les gens des équipes de nuit descendaient rarement dans le parc pour manger leur casse-croûte.

Et 4° parce que c’était un endroit magnifique, surtout maintenant, au début de l’été. L’eau sombre, chromée de pétrole, clapotant contre les contreforts du quai ; les silences que charriait le vent soufflant de l’Upper Bay, des silences parfois assez longs pour qu’on puisse distinguer, au-delà d’eux, les différents bruits de la ville, le ronron et le bruissement des gratte-ciel, le mysterioso des voies express qui faisait frémir le sol, et de temps à autre les étranges cris impossibles à localiser qui sont à la rumeur de New York ce que la mélodie d’un air est à son refrain ; le bleu-rose des crépuscules dans un ciel visible ; le visage des gens, rendu serein par la mer et la proximité de leur propre mort, alignés en rang d’oignons sur les bancs verts du parc. Ma foi, même les statues étaient belles ici, comme si jadis quelqu’un avait cru en elles, de la même façon que les gens avaient dû croire aux statues des Cloisters[9] des siècles auparavant.

Sa préférée était celle du colossal aigle royal qui atterrissait au milieu des monolithes hérissant le monument aux soldats, marins et aviateurs morts au cours de la Seconde Guerre mondiale. Selon toute probabilité, le plus grand aigle de tout Manhattan. Ses serres broyaient ce qui devait être certainement, en tout cas, le plus gros artichaut.

Amparo, qui avait fait siennes certaines des idées de Mlle Couplard, préférait les qualités plus humaines du monument (lui en haut, et plus bas un ange caressant doucement un énorme livre du bout de son épée) à la mémoire de Verrazzano, qui n’avait rien à voir, découvrirent-ils, avec l’entrepreneur ayant construit le pont qui était devenu si célèbre en s’écroulant. Comme le proclamait la plaque en bronze de l’autre côté du socle :

EN AVRIL 1524

LE NAVIGATEUR D’ORIGINE FLORENTINE

VERRAZZANO

MENA LA CARAVELLE FRANÇAISE LA DAUPHINE

À LA DÉCOUVERTE DU PORT DE NEW YORK

ET DONNA À CES RIVAGES LE NOM D’ANGOULÊME

EN L’HONNEUR DE FRANÇOIS Ier, ROI DE FRANCE

Tous, sauf Tancred, qui préférait le nom actuel, plus bref et plus incisif, tombèrent d’accord pour trouver qu’« Angoulême » avait beaucoup plus de classe. Tancred fut exclu des débats, et la décision devint unanime.

C’est là, près de la statue, face à Jersey qui s’étalait de l’autre côté de la baie d’Angoulême, qu’ils prêtèrent le serment qui les liait à un secret absolu. Chacun d’entre eux invita solennellement ses camarades conjurés à s’assurer de son silence par tous les moyens au cas où il divulguerait des informations concernant ce qu’ils allaient faire, à la condition qu’il ne l’ait pas fait sous la torture. La mort. Toutes les organisations révolutionnaires prenaient les mêmes précautions, comme l’avait clairement démontré la série de cours d’histoire sur les révolutions modernes.


Comment il en était venu à s’appeler ainsi : Papa avait eu une théorie comme quoi la société moderne avait besoin d’être adoucie quelque peu par un brin de sentimentalité démodée. Ergo, parmi toutes les autres indignités que suscita cette théorie, des scènes du type : « Qui c’est qui est mon Petit Monsieur Gros Bisou ! » beuglait tendrement Papa au beau milieu de Rockefeller Center (ou dans un restaurant, ou à la sortie de l’école), et il répondait par un « C’est moi ! » sonore, au début, du moins.

Maman avait été affublée quant à elle de surnoms tels que « Ma rose », « Élue de mon cœur » et (seulement vers la fin) « Ma reine des neiges ». Maman, étant adulte, avait pu disparaître sans laisser d’autre trace que la carte postale qui leur parvenait tous les ans à Noël, affranchie à Key Largo, en Floride, mais Petit Monsieur Gros Bisou était bien obligé, lui, de supporter bon gré, mal gré la Nouvelle Sentimentalité. À vrai dire, à l’âge de sept ans il avait réussi à se faire appeler « Bill » dans la maison (ou, comme préférait dire Papa, « Bill Tout Simplement »). Mais il restait le personnel du Plaza, les assistants de Papa, ses camarades de classe, tous ceux qui l’avaient connu sous son surnom. C’est alors qu’un an auparavant, à dix ans, l’âge de raison, il avait édicté sa nouvelle loi : que son nom était bel et bien Petit Monsieur Gros Bisou, et qu’il entendait qu’on l’utilise in extenso et dans toute son horreur, à chaque fois qu’on lui adresserait la parole. Son raisonnement étant que si quelqu’un devait se trouver humilié par la chose, ce serait Papa, qui le méritait. Papa ne sembla guère saisir l’allusion, à moins qu’il ne l’eût saisie, et une autre allusion en plus, on ne pouvait jamais savoir s’il était très bête ou très subtil. Il n’y a pas de pire ennemi que ces gens-là.

Pendant ce temps, à l’échelle nationale, la Nouvelle Sentimentalité avait remporté un succès plutôt écrasant, LES ORPHELINS, que Papa avait produit et dont on disait aussi qu’il l’avait écrit, battit les records d’écoute au sondage du jeudi soir pendant deux années d’affilée. Maintenant on le remaniait pour le public de l’après-midi. Pendant une heure tous les jours on allait nous rendre la vie plus douce, ce qui aurait, entre autres, pour conséquence de faire de Papa un millionnaire à tout le moins. Bien qu’en général il eût du mépris pour la façon dont l’argent corrompait tout ce qu’il touchait, il devait admettre que dans certains cas ce n’était pas une mauvaise chose. En somme, sa position (depuis toujours) pouvait se résumer ainsi : Papa était un mal nécessaire.

C’est pourquoi tous les soirs quand Papa franchissait la porte de la suite, il criait : « Où est mon Petit Monsieur Gros Bisou ? » et son fils répondait : « Ici, Papa ! » La cerise surmontant cette glace d’amour était un gros baiser mouillé, et un autre pour leur nouvelle « Reine des neiges », Jimmy Ness (qui buvait, et qui selon toute probabilité n’allait pas durer beaucoup plus longtemps que la première). Ils se mettaient tous trois à table devant un bon dîner familial préparé par Jimmy Ness, et Papa racontait toutes les choses joyeuses et positives qui s’étaient passées ce jour-là à la C.B.S., et Petit Monsieur Gros Bisou racontait toutes les chouettes choses qui lui étaient arrivées à lui. Jimmy boudait. Ensuite Papa et Jimmy sortaient ou simplement disparaissaient dans la Floride des plaisirs charnels, et Petit Monsieur Gros Bisou quittait l’appartement (Papa avait la sagesse de ne pas se montrer répressif sur le plan des heures de sortie), et en moins d’une demi-heure il avait rejoint les six autres Alexandriens – cinq si Celeste avait une leçon particulière – à la statue de Verrazzano pour comploter le meurtre de la victime qu’ils avaient finalement choisie d’un commun accord.

Personne n’avait pu découvrir son nom. Ils l’appelaient Alyona Ivanovna, d’après la vieille prêteuse sur gages que Raskolnikoff tue à coups de hache.


La gamme des victimes possibles n’avait jamais été très étendue. La plupart des hommes d’affaires qui fréquentaient le coin seraient détenteurs de cartes de crédit comme ce Lowen, Richard W. ; quant aux retraités garnissant les bancs du jardin public, ils excitaient encore moins la convoitise. Comme Mlle Couplard leur avait expliqué, notre économie se re-féodalisait et l’argent liquide suivait le chemin de l’autruche, de la pieuvre et de l’orchidée.

C’était la disparition d’espèces telles que celles-là, mais surtout celle de la mouette, qui préoccupait la première personne qu’ils avaient envisagée, une certaine Mlle Kraus, à moins que la signature au bas de son affiche manuscrite (ARRÊTEZ LE MASSACRE DES INNOCENTS !) ne fût celle de quelqu’un d’autre. Pourquoi, si elle était bien Mlle Kraus, portait-elle ce qui semblait être la bague démodée et l’alliance en or d’une Madame ? Mais le problème capital, qu’ils ne savaient pas comment résoudre, était de savoir si oui ou non le diamant était vrai.

La possibilité n° 2 était dans la plus pure tradition des Orphelines de l’orage, les sœurs Gish. Une semi-professionnelle appétissante qui tuait le temps pendant la journée en faisant semblant d’être aveugle et en chantant devant les bancs du square. Elle donnait dans un mélo opulent, bien qu’un peu trop appuyé ; son répertoire était archéologique ; et sa recette était plus qu’honnête, surtout quand la pluie venait ajouter sa propre touche de sentiment. Cependant, Sniffles (qui s’était rancardé) avait la conviction qu’elle cachait une arme à feu dans ses guenilles.

Le n° 3 était la dernière possibilité poétique ; il s’agissait simplement du marchand ambulant qui vendait du Fun et du Cynthamon derrière l’aigle géant. Il présentait un intérêt essentiellement commercial. Mais il avait un braque de Weimar, et bien que les braques fussent éliminables, Amparo les aimait bien.

— Tu n’es qu’une romantique, dit Petit Monsieur Gros Bisou. Donne-moi une raison valable.

— Ses yeux, dit-elle. Ils sont couleur d’ambre. Il nous hanterait.

Ils étaient douillettement installés dans une des profondes embrasures découpées dans la pierre de Castle Clinton ; elle avait sa tête coincée sous son aisselle, il faisait glisser ses doigts sur la crème solaire qui couvrait ses seins (on était au début de l’été). Le silence, les brises chaudes, les rayons de soleil sur l’eau tout cela était ineffable, comme si seul le plus mince des voiles s’interposait entre eux et la compréhension de quelque chose (tout ceci) ayant vraiment un sens. Parce qu’ils pensaient que c’était leur propre innocence qui était en cause, comme un smog dans l’atmosphère de leur âme, ils voulaient plus que jamais en être débarrassés en des moments comme celui-ci, où ils touchaient presque la chose du doigt.

— Pourquoi pas le vieux clodo, alors ? demanda-t-elle, faisant référence à Alyona.

— Justement parce que c’est un vieux clodo.

— C’est pas une raison. Il doit se faire au moins autant de fric que la chanteuse.

— Ce n’est pas ce que je veux dire.

Ce qu’il voulait dire n’était pas facile à définir. C’était comme s’il semblait trop facile à tuer. Si on l’avait aperçu dans les toutes premières minutes d’une émission, on aurait su avec certitude avant le second spot publicitaire qu’il était condamné à la destruction. Il était le pionnier entreprenant, le doyen bourru d’une équipe de recherche qui comprenait Algol et Fortran mais ne pouvait déchiffrer les secrets de son propre cœur. Il était le sénateur de la Caroline du Nord, homme intègre à sa façon mais néanmoins raciste. Tuer ce genre de personne semblait trop sortir d’un des scénarios de Papa pour constituer un acte de rébellion satisfaisant.

Mais ce qu’il dit, se méprenant sur son propre sentiment plus profond, fut :

— C’est parce qu’il le mérite, parce que ça serait rendre service à la société. Ne me demande pas de te donner des raisons.

— Ouais. Je ne peux pas dire que je te comprenne, mais tu sais ce que je pense, Petit Monsieur Gros Bisou ?

Elle écarta sa main.

— Tu penses que j’ai peur.

— Peut-être que tu devrais avoir peur.

— Peut-être que tu devrais la fermer et me laisser faire. J’ai dit qu’on le ferait et on le fera.

— À lui, alors ?

— D’accord. Mais bon sang, Amparo, il va falloir lui trouver un autre nom que « le vieux clodo » !

Elle se dégagea de sous son bras et l’embrassa. Ils étaient couverts de petites gouttes de sueur qui scintillaient dans le soleil. L’été commença à chatoyer, comme chargé de l’excitation d’un soir de première. Ils avaient attendu si longtemps, et voilà maintenant que le rideau se levait.


Le jour J fut fixé au premier week-end de juillet, en pleine fête nationale. Les ordinateurs auraient le temps de satisfaire leurs propres besoins (opération qu’on avait baptisée tantôt « confession », tantôt « rêve », tantôt « régurgitation »), et Battery Park serait aussi désert qu’il pouvait l’être.

En attendant ils avaient le même problème que tous les gosses au moment des vacances d’été : comment tuer le temps.

Il y avait des livres, il y avait les marionnettes de Shakespeare si on était prêt à faire la queue des heures durant, il y avait toujours la télé, et quand la position assise devenait par trop inconfortable, il y avait les courses d’obstacles à Central Park, mais la densité de la population y atteignait celle d’une fourmilière. N’essayant pas de répondre aux besoins de qui que ce soit, Battery Park devenait rarement aussi surpeuplé. S’il y avait eu davantage d’Alexandriens et s’ils avaient tous été décidés à se battre pour leur espace vital, ils auraient pu jouer au ballon. Un autre été, peut-être…

Quoi d’autre ? Il y avait des défilés pour les politisés, et des religions à divers degrés d’énergie pour les apolitiques. Il aurait pu y avoir la danse, mais l’école Lowen les avait rendus trop exigeants pour la plupart des manifestations d’amateurs qui se montaient à New York.

Quant à faire l’amour, le suprême passe-temps, c’était encore pour eux tous, à l’exception de Petit Monsieur Gros Bisou et d’Amparo (et même pour eux si on considérait les choses sous le seul aspect de l’orgasme proprement dit) quelque chose qui se passait sur un écran, une merveilleuse hypothèse à laquelle il manquait une confirmation empirique.

D’une façon ou d’une autre, toutes ces activités n’étaient qu’une forme de consommation, et ils en avaient assez (qui n’est pas dans ce cas ?) d’être passifs.

Ils avaient douze ans, ou onze, ou dix, et ils ne pouvaient plus attendre. Attendre quoi, voilà ce qu’ils voulaient savoir.

Ainsi donc, quand ils ne traînassaient pas en solo, toutes ces ressources virtuelles, livres, marionnettes, sports, arts, politique et religions entraient dans la même catégorie d’utilité que les bons points ou les week-ends à Calcutta, qui est un nom qu’on peut encore trouver sur certaines vieilles cartes de l’Inde. Leurs vies n’étaient pas rendues plus riches, et leur été passait comme les étés se sont toujours passés de mémoire d’homme. Ils traînaient, boudaient, languissaient et se cherchaient querelle et se plaignaient. Ils interprétaient des psychodrames timides et décousus et polémiquaient à l’infini sur des détails relativement accessoires de l’existence – les mœurs des animaux de la jungle ou la façon dont on fabriquait les briques ou l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Un jour ils comptèrent tous les noms gravés dans les monolithes érigés à la mémoire des soldats, des marins et des aviateurs. Le total se montait à 4 800.

— Mince, dit Tancred.

— Mais ils ne peuvent pas y être tous, insista Mary Jane, parlant au nom des autres. Même ce « mince » avait eu l’air vaguement ironique.

— Pourquoi pas ? demanda Tancred, qui ne pouvait jamais résister à la tentation de contredire. Ils venaient de tous les États du pays et de toutes les armes. Ils ont dû les mettre tous, sinon les gens dont on aurait oublié d’inscrire les parents morts auraient protesté.

— Mais si peu nombreux ? Ils n’auraient pas pu livrer plus d’une bataille à ce rythme-là.

— Peut-être que… commença timidement Sniffles. Mais on l’écoutait rarement.

— Les guerres se passaient différemment à l’époque, expliqua Tancred avec l’autorité d’un journaliste commentant les informations à une heure de grande écoute. En ce temps-là il y avait plus de gens qui se faisaient tuer par leurs propres autos que par faits de guerre. C’est pas des blagues.

— Mais quatre mille huit cents ?

— … un tirage au sort ?

Celeste balaya d’un geste de la main tout ce que disait ou dirait jamais Sniffles.

Mary Jane a raison, Tancred. C’est un chiffre tout simplement ridicule. Enfin, pendant la même guerre les Allemands ont fait passer sept millions de Juifs dans les chambres à gaz.

— Six millions, corrigea Petit Monsieur Gros Bisou. Mais ça ne change rien. Peut-être que ceux qui sont là ont été tués au cours d’une campagne particulière.

— Si c’était le cas, ils l’auraient dit.

Tancred n’en démordait pas, et il réussit même à leur faire admettre enfin que 4 800 était un chiffre impressionnant, surtout quand chaque nom était gravé dans de la pierre.

Une autre statistique stupéfiante fut commémorée dans le square : en trente-cinq ans Castle Clinton avait servi de centre de transit à 7 700 000 immigrants ayant élu domicile aux États-Unis.

Petit Monsieur Gros Bisou se mit au travail et annonça qu’il faudrait 12 800 plaques de pierre telles que celles portant les noms des soldats, marins et aviateurs pour inscrire les noms de tous les immigrants avec leur pays d’origine, et une superficie de huit kilomètres carrés pour ériger ces pierres, soit la partie de Manhattan comprise entre ici et la Vingt-Sixième Rue. Mais tout bien réfléchi, le jeu en vaudrait-il la chandelle ? Cela changerait-il quoi que ce soit à l’ordre présent des choses ?


Alyona Ivanovna :

Un archipel d’îles brunes de formes irrégulières parsemait la mer bronzée de son crâne chauve. Les continents de sa chevelure bordaient celle-ci de falaises de marbre – surtout sa barbe, qui était blanche, drue et bouclée. Son dentier était du modèle classique agréé par le MODICUM ; ses habits, aussi propres qu’une étoffe aussi ancienne peut l’être. Il ne sentait même pas particulièrement mauvais. Et pourtant…

Il aurait eu beau prendre un bain tous les jours, vous auriez toujours pensé en le regardant qu’il était sale, comme ces planchers de maisons anciennes qui semblent avoir besoin d’être lessivés quelques minutes à peine après le passage de la serpillière. La crasse ne faisait plus qu’un avec la peau fripée et les vêtements fripés, et seule une intervention chirurgicale, ou une flamme, aurait pu l’en déloger.

Ses habitudes étaient aussi régulières qu’un foulard à pois. Il vivait dans un hospice pour vieillards de Chelsea – découverte qu’ils devaient à un orage qui les avait forcés à prendre le métro au lieu de rentrer chez eux à pied, comme d’habitude. Il lui arrivait de passer les nuits les plus chaudes dans le square, blotti dans l’embrasure de l’une des fenêtres de Castle Clinton. Il achetait ses casse-croûte dans une épicerie fine de Water Street, Dumas Fils : fromages, fruits d’importation, poisson fumé, pots de crème fraîche, une nourriture digne des dieux. Sinon il se serrait la ceinture, encore que l’hospice dût lui fournir des choses aussi prosaïques que le petit déjeuner. Pour un mendiant, c’était une façon étrange de dépenser son argent ; la plupart d’entre eux préféraient la drogue.

Professionnellement parlant, sa tactique était l’agression caractérisée. Par exemple, il vous fourrait la main ouverte sous le nez en disant : « T’as pas un p’tit quelque chose pour moi, mec ? ». Ou encore, sur le ton de la confidence : « J’ai besoin de soixante cents pour rentrer chez moi. » Il était stupéfiant de voir combien de fois ça marchait, bien qu’en réalité cela n’eût rien de stupéfiant. Il avait un charme quasi magnétique.

Et quelqu’un qui comptait sur son charme ne devrait pas être armé.

Au point de vue de l’âge, il pouvait avoir soixante ans, soixante-dix, soixante-quinze même, ou beaucoup moins. Tout dépendait de la vie qu’il avait menée, et où il l’avait menée. Il avait un accent qu’aucun d’entre eux ne pouvait identifier. Il n’était pas anglais, ni français, ni espagnol, ni probablement russe.

Outre sa tanière dans le mur de Clinton Castle, il avait deux endroits de prédilection. L’un était la promenade bétonnée qui longeait la mer. C’est là qu’il travaillait, dans l’espace compris entre le marchand ambulant et un point situé juste au-delà de Clinton Castle. Le passage d’un des grands croiseurs de la Navy, le U.S.S. Dana ou le U.S.S. Melville avait pour effet de le figer sur place ainsi que tous les habitants du square, comme au passage d’un défilé tout entier, blanc, silencieux, lent comme un rêve. C’était un fragment d’histoire qui passait, et même les Alexandriens étaient impressionnés, bien que trois d’entre eux eussent fait la croisière jusqu’à Andros Island et retour à bord d’un bâtiment de guerre. Parfois, cependant, il restait accoudé au garde-fou pendant de longues périodes, sans raison véritable, à contempler simplement le ciel de Jersey et la côte de Jersey. Au bout d’un moment il lui arrivait de parler tout seul ; ce n’était qu’un murmure inaudible mais très sérieux à en juger d’après la façon dont il plissait le front. Pas une seule fois ils ne le virent s’asseoir sur l’un des bancs.

Son autre endroit de prédilection était la volière. Les jours où on ne leur avait prêté aucune attention, il apportait sa contribution à la cause de la survie des oiseaux sous la forme de cacahuètes et de miettes de pain. Il y avait là des pigeons, des perroquets, une famille de rouges-gorges, et un grouillement prolétarien de ce que le panneau affirmait être des mésanges à tête noire, bien que d’après Celeste, qui avait été vérifier cette information à la bibliothèque, il ne s’agissait que d’une espèce un peu plus m’as-tu-vu de moineau. C’était également là, naturellement, que la militante Mlle Kraus se postait pour témoigner. Une de ses particularités (et probablement la raison pour laquelle on ne lui avait jamais intimé l’ordre de circuler) était qu’en aucun cas elle ne daignait accepter la discussion. Même les sympathisants n’arrivaient pas à lui arracher plus qu’un sourire sans joie et un bref hochement de tête.

Le mardi de la semaine précédant le jour J (c’était tôt le matin et il ne se trouvait que trois Alexandriens dans le square pour assister à cette confrontation), Alyona surmonta ses propres réticences au point d’essayer d’entamer la conversation avec Mlle Kraus.

Il se planta devant elle et se mit en devoir de lire à haute voix, avec son accent péniblement indéfinissable, le texte d’ARRÊTEZ LE MASSACRE : « Le Département d’État du gouvernement des États-Unis, sous la direction secrète des sionistes de la Fondation Ford, est en train d’empoisonner systématiquement les océans du monde avec de prétendues « unités de production alimentaire ». Est-ce cela qu’on appelle « une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ? », fin de citation, New York Times du 2 août 2024. Ou un nouveau Moondoggle ! (Nature World, numéro de janvier). Pouvons-nous nous permettre de rester indifférents plus longtemps ? Chaque jour quinze mille mouettes meurent par la faute de ce génocide systématique tandis que des responsables élus édulcorent et déforment les faits. Sachez la vérité. Écrivez à votre député. Faites entendre votre voix ! »

Au fur et à mesure qu’Alyona lisait, Mlle Kraus devenait de plus en plus écarlate. Resserrant son emprise sur le manche à balai turquoise auquel était agrafé le panneau, elle commença à secouer rapidement l’enseigne de haut en bas, comme si cet homme avec son accent étranger avait été quelque oiseau de proie qui s’était perché dessus.

— C’est ça que vous pensez ? lui demanda-t-il après avoir lu le texte jusqu’à la signature malgré les secousses.

Il toucha sa barbe blanche et ses traits se plissèrent en une expression philosophique.

— J’aimerais en savoir plus. Oui, vraiment. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

L’horreur avait figé ses membres. Ses yeux se fermèrent, mais elle se força à les rouvrir.

— Peut-être qu’on pourrait discuter de tout ça, poursuivit-il impitoyablement. Un jour où vous serez d’humeur plus causante. Qu’est-ce que vous en dites ?

Elle forma à grand-peine son sourire et opina imperceptiblement de la tête. Sur ces entrefaites, il s’en alla. Elle était sauvée, provisoirement, mais elle n’en attendit pas moins qu’il eût parcouru la moitié de la promenade avant de laisser l’air entrer dans ses poumons. Après une unique et profonde inspiration, ses mains fondirent en un tremblement incontrôlé.


Le jour J était un tableau représentant l’été, un catalogue de tout ce que les peintres aiment peindre par-dessus tout – des nuages, des drapeaux, des feuilles, des gens sexy, et comme fond le bleu mièvre et vide du ciel. Petit Monsieur Gros Bisou arriva le premier, et Tancred, habillé d’une sorte de kimono (il dissimulait le Lüger chapardé) arriva le dernier. Celeste ne vint pas (elle venait d’apprendre qu’elle avait été choisie pour le programme d’échange avec Sofia). Ils décidèrent qu’ils pouvaient se passer de Celeste, mais il y avait une autre absence plus gênante. Leur victime n’avait pas daigné faire acte de présence pour le jour J. Sniffles, qui avait la voix la plus adulte au téléphone, fut envoyé dans le hall de la First National Citibank pour appeler l’hospice de la Seizième Rue Ouest.

L’infirmière qui lui répondit était une intérimaire. Sniffles, qui était toujours un menteur inspiré, insista pour parler à sa mère – « Mme Anderson, bien sûr qu’elle habite là, Mme Alma F. Anderson » – C’était bien le 248, Seizième Rue Ouest, n’est-ce pas ? Alors où était-elle si elle n’était pas là ? L’infirmière, confuse, expliqua que tous les résidents valides avaient été emmenés pour le 4 Juillet au lac Hopatcong pour un pique-nique offert par une grande maison de retraite de Jersey. S’il appelait le lendemain à la première heure, ils seraient rentrés et il pourrait parler à sa mère.

Les rites d’initiation furent donc repoussés à une date ultérieure par la force des choses. Amparo distribua des pilules qu’elle avait prises dans le bocal de sa mère, en guise de prix de consolation. Jack prit congé, prétextant qu’il avait des tendances à la psychose, et on ne le revit pas avant la rentrée de septembre. La bande se désintégrait, comme un sucre qui pompe la salive avant de fondre sur la langue. Mais que diable, la mer reflétait toujours le même ciel bleu, les pigeons derrière leur grillage n’en étaient pas moins irisés, et les arbres poussaient pour tout cela.

Ils décidèrent d’être bêtes et plaisantèrent sur ce que le J de « Jour J » voulait vraiment dire. Sniffles ouvrit le feu avec Jean-foutre, Jean-qui-rit et Jean-de-la-lune. Tancred, dont le sens de l’humour était inexistant ou très secret, ne trouva rien de mieux que « Jéroboam, roi d’Israël ». Petit Monsieur Gros Bisou dit :

— Jésus-Christ !

Mary Jane maintint non sans logique que le J était l’initiale de Jane dans Mary Jane. Mais Amparo dit que c’était J comme « aplomb » et se tailla le succès de la journée.

Puis, comme pour prouver que quand on navigue on a toujours le vent en poupe, ils tombèrent sur l’Orphée de Terry Riley – une journée de musique ininterrompue – sur 99,5 m en modulation de fréquence. Ils avaient étudié Orphée en classe de mime et avaient eu tout le temps de s’en pénétrer jusqu’aux moindres fibres de leur corps. Tandis qu’Orphée descendait dans un enfer qui passait de la taille d’un petit pois à la taille d’une planète, les Alexandriens se métamorphosèrent en une bande d’âmes damnées d’un réalisme digne de Jocopo Peri. Tout au long de l’après-midi des attroupements de badauds se formèrent et se dispersèrent, arrosant le trottoir de leurs libations d’attention adulte. Sur le plan expressif ils se surpassèrent, à la fois isolément et en tant que groupe, et bien qu’ils n’eussent pu tenir jusqu’à l’apothéose (à neuf heures trente) sans être propulsés par une forte brise psychochimique, ce qu’ils avaient dansé était authentique et portait indiscutablement leur empreinte. En quittant Battery Park ce soir-là ils se sentaient mieux qu’ils ne s’étaient sentis de tout l’été. Dans un sens ils avaient été exorcisés.

De retour au Plaza, Petit Monsieur Gros Bisou n’arriva pas à dormir. À peine était-il entré que ses tripes se nouèrent en un puzzle chinois. Ce n’est qu’après avoir déverrouillé sa fenêtre et s’être juché sur le rebord qu’il parvint à se débarrasser de ce sentiment de malaise. La ville était réelle. Sa chambre ne l’était pas. Le rebord en pierre était réel, et ses fesses nues absorbaient un peu de réalité à son contact. Il observa de lents mouvements à des distances colossales et rassembla ses esprits.

Il savait sans avoir à consulter les autres que le meurtre n’aurait jamais lieu. L’idée n’avait jamais signifié pour eux ce qu’elle avait signifié pour lui. Une seule pilule et ils redevenaient des acteurs, qui se contentaient d’être des images dans un miroir.

Lentement, tandis qu’il la contemplait, la ville s’éteignit. Lentement l’aube divisa le ciel entre un est et un ouest. Si un piéton était passé dans la Cinquante-Huitième Rue et si ce piéton avait levé les yeux, il aurait vu les plantes de pied nues d’un jeune garçon se balançant dans le vide avec une grâce angélique.

Il lui faudrait tuer Alyona Ivanovna seul. C’était la seule solution.

Là-bas, dans sa chambre, il y avait des siècles, le téléphone sonnait avec ce timbre indéfinissable qu’il semblait avoir la nuit. Ça devait être Tancred (ou Amparo) qui téléphonait pour essayer de le faire changer d’avis. Il croyait déjà entendre leurs arguments. Celeste et Jack n’étaient plus des éléments sûrs. Ou, plus subtilement : ils avaient trop attiré l’attention sur eux avec leur Orphée. S’il y avait une enquête, même de pure forme, les vieux des bancs se souviendraient d’eux, de l’aisance avec laquelle ils avaient dansé, et la police saurait où les trouver.

Mais la véritable raison, qu’au moins Amparo aurait eu honte d’évoquer maintenant que les effets de la pilule se dissipaient, était qu’ils commençaient à avoir pitié de leur victime. Ils avaient appris à trop bien le connaître au cours du dernier mois, et leur détermination avait été sapée par la compassion.

Une lumière s’alluma dans la fenêtre de Papa. L’heure de se mettre à l’œuvre. Il se leva, tout doré dans les premiers rayons de soleil d’une nouvelle superbe journée, et emprunta la corniche large de trente centimètres qui menait à sa propre chambre. Il avait des fourmis dans les jambes d’être si longtemps resté assis.

Il attendit que Papa soit sous la douche, puis alla sur la pointe des pieds jusqu’au vieux secrétaire (W. & J. Sloan, 1952) dans sa chambre à coucher. Le porte-clés de Papa reposait sur le placage de noyer. Dans le tiroir du secrétaire, il y avait une ancienne boîte à cigares mexicaine, et dans la boîte à cigares un sac en velours, et dans le sac en velours une réplique d’un pistolet de duel français de 1790 appartenant à Papa. Ces précautions visaient moins son fils que Jimmy Ness, qui à intervalles plus ou moins réguliers se croyait obligé de prouver que ses menaces de suicide ne devaient pas être prises à la légère.

Il avait soigneusement étudié le manuel d’utilisation quand Papa avait acheté le pistolet, et put le charger rapidement et sans faire d’erreur – bourrant d’abord la dose toute préparée de poudre au fond du canon, puis la balle en plomb.

Il arma le chien en le ramenant d’un seul cran vers l’arrière.

Il verrouilla le tiroir. Il remit le porte-clés dans la position où il l’avait trouvé. Il enfouit provisoirement le pistolet dans les coussins et les couvertures du coin turc en le coinçant verticalement pour que la balle reste en place. Puis, avec ce qui lui restait de son enjouement d’hier, il sautilla jusque dans la salle de bains et embrassa la joue de Papa encore humide de ses cinq litres réglementaires du matin et humant bon le 4711.

Ils prirent un joyeux petit déjeuner ensemble dans le petit salon du Plaza, petit déjeuner identique à celui qu’ils auraient pris tout seuls sauf qu’ils se le firent apporter par une serveuse. Petit Monsieur Gros Bisou raconta avec enthousiasme la représentation d’Orphée qu’avaient donnée les Alexandriens, et Papa fit des efforts méritoires pour ne pas sembler trop paternaliste. Quand il eut poussé cette comédie jusqu’aux limites du possible, Petit Monsieur Gros Bisou lui demanda une seconde pilule, et comme il valait mieux pour un jeune garçon qu’il obtienne ces choses-là de son père plutôt que d’un étranger dans la rue, il eut ce qu’il demandait.

Il atteignit l’embarcadère du South Ferry à midi, gonflé du sentiment de sa libération imminente. Il faisait aussi beau qu’au premier jour J, comme si à minuit, sur le rebord de la fenêtre il avait réussi à faire revenir le temps sur ses pas jusqu’au moment où ç’avait commencé à clocher. Il avait mis ses shorts les plus anonymes et portait le pistolet dans un petit sac en toile beige qui pendait à sa ceinture.

Alyona Ivanovna était assis sur un des bancs près de la volière à écouter Mlle Kraus. La main droite de Mlle Kraus étreignait fermement l’enseigne tandis que la droite coupait l’air avec l’éloquence maladroite d’un muet recouvrant la parole à la suite d’une cure miraculeuse.

Petit Monsieur Gros Bisou emprunta le chemin et alla s’accroupir dans l’ombre de son monument. Celui-ci avait perdu son caractère magique la veille, quand tout le monde avait commencé à trouver les statues si ridicules. Elles avaient toujours l’air ridicule. Verrazzano était habillé comme un industriel de l’ère victorienne en vacances dans les Alpes. L’ange portait la chemise de nuit en bronze que portent habituellement les anges.

Son exaltation le quittait peu à peu, comme une pierre érodée par des siècles de vent. Il envisagea d’appeler Amparo, mais le réconfort qu’elle lui apporterait ne serait qu’un mirage tant qu’il n’avait pas réalisé le dessein qui l’avait mené jusqu’ici.

Il regarda son poignet, puis se rappela qu’il avait laissé sa montre à la maison. L’énorme horloge publicitaire sur la façade de la First National Citibank annonçait deux heures quinze. Ce n’était pas possible.

Mlle Kraus déblatérait toujours.

Il eut le temps de suivre des yeux un nuage qui venait de Jersey, passa au-dessus de l’Hudson et cacha momentanément le soleil. Des vents invisibles grignotaient ses bords estompés. Le nuage devint sa vie, qui disparaîtrait sans s’être jamais transformée en pluie.

Le temps passa. Le vieillard remontait à présent la promenade en direction de Castle Clinton. Il le fila, sur des kilomètres. Enfin ils se retrouvèrent seuls, ensemble, tout au bout du jardin public.

— Bonjour, dit-il avec le sourire qu’il réservait aux adultes d’importance douteuse.

Le regard d’Alyona se porta directement vers le sac en toile, mais Petit Monsieur Gros Bisou ne perdit pas pour autant contenance. L’autre devait se demander si cela valait la peine de lui réclamer de l’argent, argent qui, s’il en avait, serait contenu dans le sac. Le pistolet déformait très nettement celui-ci, mais pas d’une façon qui ferait normalement penser à une arme à feu.

— Désolé, dit-il calmement. Je suis fauché.

— Je ne t’ai rien demandé.

— Vous étiez sur le point de le faire ?

Le vieil homme fit mine de se détourner, ce qui obligea Petit Monsieur Gros Bisou à dire quelque chose très vite, quelque chose qui le retiendrait.

— Je vous ai vu discuter avec Mlle Kraus.

Il était retenu.

— Mes félicitations. Vous avez réussi à rompre la glace !

Le vieil homme sourit et plissa le front en même temps.

— Tu la connais ?

— Disons que nous étions conscients de son existence.

Le « nous » avait été un risque calculé, un hors-d’œuvre. Portant un doigt de part et d’autre des cordelettes qui maintenaient le lourd sac accroché à sa ceinture, il lui imprima un mouvement pendulaire indolent.

— Ça ne vous dérange pas que je vous pose une question ?

— Probablement que si.

Son sourire avait perdu toute trace de froideur ou de calcul. C’était le même sourire que celui qu’il aurait réservé à Papa, ou à Amparo, ou à Mlle Couplard, aux gens qu’il aimait bien.

— D’où venez-vous ? Je veux dire, de quel pays ?

— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.

— Je voulais seulement… savoir.

Le vieil homme (il avait cessé dans un sens d’être Alyona Ivanovna) tourna les talons et se dirigea directement vers l’épais cylindre en pierre de la vieille forteresse.

Il se souvint que la plaque à l’entrée – la même qui parlait des 7 700 000 immigrants – disait que Jenny Lind avait chanté en cet endroit et avait remporté un vif succès.

Le vieil homme déboutonna sa braguette, sortit son sexe et commença à pisser contre le mur.

Petit Monsieur Gros Bisou se débattit avec les cordelettes qui fermaient le sac. Le vieillard mit incroyablement longtemps à vider sa vessie, car malgré toute la mauvaise volonté que mit le nœud à se défaire il réussit à extirper le pistolet avant que les dernières gouttes ne fussent secouées.

Il plaça l’amorce fulminante sur la capsule, ramena le chien en arrière de deux crans, enleva la sécurité, et visa.

L’autre ne mit aucune hâte à se reboutonner. Ce ne fut qu’une fois l’opération terminée qu’il se tourna dans la direction de Petit Monsieur Gros Bisou. Il vit le pistolet braqué sur lui. Ils se tenaient à sept ou huit mètres l’un de l’autre, et il pouvait difficilement ne pas l’avoir vu.

Il dit : « Ha ! » et même cette interjection, plutôt qu’adressée au garçon au pistolet, n’était qu’une parenthèse dans le monologue vaguement attristé qu’il poursuivait chaque jour au bord de l’eau. Il tourna les talons et l’instant d’après il était de nouveau au boulot, la main tendue, à taper quelque passant d’une pièce de vingt-cinq cents.

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