La vie quotidienne sous la fin de l’Empire romain

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Ils étaient assis tous trois sous la tonnelle à regarder le soleil se coucher sur les melonnières humides – Alexa elle-même, son voisin Arcadius, et la jolie petite femme juive qu’il avait ramenée de Thèbes. Arcadius racontait une fois de plus l’étonnante aventure qui lui était arrivée récemment en Égypte, où dans quelque temple en ruine l’immortel Platon s’était adressé au vieillard, non pas en latin mais dans une sorte de grec, et lui avait montré quelques tours de passe-passe et autres miracles de pacotille – un phénix, bien sûr, puis une poignée d’enfants aveugles qui avaient annoncé, en strophes et antistrophes impeccables, la fin du monde ; enfin (Arcadius extirpa ce miracle de sa poche et le plaça sur le plateau de l’horloge solaire) un morceau de bois qui avait été changé en pierre.

Alexa le prit. C’était un morceau de bois pétrifié semblable, quoique beaucoup plus gros, à celui qui ornait le bureau de G, au centre : des stries couleur rouille qui se décomposaient en arabesques nébuleuses de jaune, de mauve, de vermillon. Elle l’avait trouvé chez un brocanteur un rien sinistre et depuis longtemps disparu de la Huitième Rue Est. Leur premier anniversaire de mariage.

Elle laissa tomber la pierre dans la paume ouverte du vieillard. « C’est très beau. » Rien de plus.

Les doigts d’Arcadius se refermèrent autour de la pierre. Des veines noires zébrèrent la peau blanche. Elle détourna les yeux (les nuages les plus bas étaient maintenant de la couleur dont devrait être la peau), mais non sans avoir imaginé Arcadius mort et couvert de vermine.

Non, l’Alexa historique n’aurait jamais imaginé quelque chose d’aussi organiquement médiéval. Des cendres ? Tout au plus.

D’un geste brusque, il jeta la pierre dans le champ couvert de vapeur.

Merriam bondit sur ses pieds, un bras levé dans un geste de protestation. Qui était cette fille étrange, ce tout petit bout de femme qu’avait épousé Arcadius ? N’était-ce, comme Alexa pouvait être tentée de le penser, qu’un nouveau reflet d’elle-même ? Ou représentait-elle quelque chose de plus abstrait ? Leurs regards se rencontrèrent. Celui de Merriam était plein de reproche ; celui d’Alexa hésitait entre le repentir et son scepticisme quotidien. Les choses pouvaient se résumer ainsi : Arcadius, et Merriam aussi, quoique moins ouvertement, voulaient qu’elle accepte ce caillou comme la preuve qu’en Syrie, des espèces de dingues étaient morts et avaient ressuscité.

Une situation impossible.

« Il commence à faire frais », annonça-t-elle, bien que ce fût là une invention aussi patente que toutes celles qu’Arcadius avait ramenées du Nil.

Le chemin qui les ramenait à la maison descendait presque jusqu’au bord du bassin inachevé. Un petit crapaud brun était assis sur la cage thoracique du superbe lutteur que Gargilius avait fait venir du midi. Cela faisait deux ans qu’il attendait ainsi, dans la boue et la poussière, que le bassin fût terminé et qu’on l’installe sur son socle. Au fil des jours, le marbre s’était décoloré.

Merriam dit : « Oh ! regardez ! » Le crapaud quitta son perchoir. (Ai-je jamais vu un crapaud vivant, ou seulement des photos de crapaud dans le Monde des animaux ? Y avait-il eu des crapauds à Augusta l’été dernier ? Ou aux Bermudes ? En Espagne ?) Venant des hautes herbes, un coassement sonore. Et de nouveau le coassement.

Le compte-minutes du four ?

Non, il restait – elle consulta sa montre – un quart d’heure avant que les tartelettes de Willa n’en sortent et que sa propre daube n’y entre.

Merriam s’étiola et finit par disparaître en laissant un vide.

Des lames de bois usé remplacèrent l’herbe humide et luxuriante, et le crapaud…

C’était la sonnerie du vide-ordures. Avait-elle oublié ? Elle se leva, se précipita dans le couloir et entra dans la cuisine au moment précis où la plate-forme du vide-ordures disparaissait dans le conduit. Des sacs provenant du septième et du huitième descendirent à sa suite dans un grand tintamarre et elle entendit le bruit étouffé de leur chute tandis qu’ils allaient tous s’écrabouiller dans l’écrabouilleur. Mais ses propres ordures attendaient encore dans la poubelle d’être triées et déballées.

« Qu’importe », se dit-elle. Elle essaya de retourner à la villa en fermant les yeux et en essayant d’appréhender l’image talismanique qui l’y placerait : un rayon de soleil sur le sol, une fenêtre, un morceau de ciel et la légère oscillation du pin parasol.

Alexa était allongée sur le lit double. Timarchus, agenouillé devant elle, tête baissée (c’était un nouveau, un jeune Samaritain plutôt timide) offrait à sa maîtresse un petit gâteau couvert d’aiguilles de pin sur un plateau festonné. (Elle avait une de ces faims !)

À Timarchus elle dit : « Cet après-midi quand l’intendant pourra se passer de toi, mon garçon, descends auprès du bassin avec un chiffon et frotte la statue là où elle est souillée. Très doucement, comme si la pierre était de la peau. Cela prendra des jours mais… »

Elle sentit qu’il y avait quelque chose qui clochait chez le garçon.

Un sourire. « Timarchus ? »

Il leva la tête en entendant son nom : la peau olivâtre formait deux petits creux parfaitement lisses à la place des yeux.

Ça ne ferait pas l’affaire. Elle aurait dû savoir, depuis le temps, que ça ne servait à rien d’essayer de revenir en force une fois qu’elle avait perdu le contact. Ça se terminait inévitablement par des cauchemars et des absurdités.

Elle se mit au travail. De toute façon, il était près de trois heures. Elle étendit une feuille du Times sur le comptoir et vida la poubelle dessus. Un article de la seconde colonne attira son attention : on avait volé un avion à la Foire militaire de Highland Falls. Apparemment, le voleur s’était envolé avec.

Mais pourquoi ? Pour le savoir, il lui aurait fallu pousser de côté un fatras de coquilles d’œufs, de pelures, de papiers, de poussière, et une semaine de merde et de téguments provenant de la cage d’Emily. En fait, ça ne l’intéressait pas vraiment. Elle fit un paquet bien propre, passa la feuille de journal dessus, dessous, ramena les côtés et retourna de nouveau le tout avec une dextérité qui était la seule chose qui lui restait de son flirt avec l’origami, vingt ans auparavant. Son professeur japonais, avec qui elle avait également flirté, avait dû accepter de se faire stériliser pour pouvoir immigrer aux États-Unis. Ça laissait une cicatrice minuscule. Il s’appelait Sébastian… Sébastian… Elle ne se souvenait plus de son nom de famille.

Elle posa le paquet sur la plate-forme.

Elle s’arrêta sur le seuil de la porte pour défaire, fibre par fibre, le nœud de muscles qui s’était formé depuis son front jusqu’à ses épaules. Divers bruits filtrèrent jusque dans ce bref moment d’immobilité : le congélateur, le ronronnement plus aigu du filtre, et, par intermittence, un crissement rauque dont elle n’avait jamais compris l’origine. Cela semblait venir de l’appartement du dessus, mais elle oubliait toujours de demander ce que ça pouvait être.

Avait-elle oublié d’aller quelque part ?

Cette fois, c’était le compte-minutes. Les tartelettes de Willa avaient un bel éclat vernis. Elle avait utilisé un de ses propres (vrais) œufs pour enduire la pâte – une attention qui passerait probablement inaperçue aux yeux de Willa, incapable comme elle l’était d’établir des distinctions gastronomiques autres que les plus grossières, comme par exemple celles qui différenciaient une côte de bœuf d’une glace à la vanille. Elle glissa le fait-tout à côté du gâteau de riz qu’elle faisait pour Larry et Tom qui, n’ayant pas de four à eux, payaient pour l’utilisation de celui d’Alexa en billets d’opéra prélevés sur leur abonnement – une convention amicale et inflexible qui durait depuis de longues années. Elle ferma la porte du four, remit le compte-minutes à zéro après l’avoir réglé, rembobina et éjecta la cassette d’instruction.

Plus que le courrier à aller chercher, et ce serait tout.

La clé était dans la soucoupe à monnaie, et l’ascenseur, Dieu le garde ! – était sain et sauf et seulement un étage plus bas. Heureuse à l’idée qu’en remontant elle leur échapperait en lisant son courrier, elle lut les graffiti en descendant : des obscénités, des noms de politiciens, et partout, même au plafond, « amour », qu’un patient cynique avait transformé chaque fois en « tambour ». La théorie bienveillante du concierge voulait que tout ça fût le travail des livreurs et autres prolos étrangers à l’immeuble, les locataires eux-mêmes étant trop bien élevés et trop préoccupés par le standing de leur immeuble pour dégrader leurs propres murs. Cette explication ne rencontrait que scepticisme chez Alexa, puisqu’elle avait apporté sa propre contribution sous la forme d’un minuscule « merde » écrit l’année passée alors qu’elle revenait saoule du réveillon de Noël organisé par sa section. Il était là, juste au-dessous de la feuille de plastique presque opaque qui protégeait le Certificat d’inspection, aussi dérisoire à présent, aussi insignifiant que tout le reste. Les portes s’ouvrirent, se coincèrent, forcèrent, s’ouvrirent complètement.

Le facteur commençait tout juste à remplir les boîtes aux lettres « Bonjour monsieur Philips », dit-elle, après quoi elle lui posa une ou deux questions tirées de son répertoire professionnel, concernant la famille, le temps, la télé. Puis elle sortit dans la rue et huma l’air du dehors. Il était agréable, mais il y avait quelque chose de plus qui la remplit d’aise.

Un ciel pommelé, une légère brise qui faisait ondoyer la frange de l’auvent. La dilatation de l’esprit qui accompagne le passage d’un endroit exigu à un endroit plus vaste. Et puis ?

Elle ne comprit l’origine exacte de ce sentiment de bien-être que lorsqu’il lui fut enlevé : une femme poussant une voiture d’enfant sortit d’un immeuble situé un peu plus loin sur le trottoir d’en face. Jusque-là, elle avait été seule.

La voiture d’enfant descendit les marches jusqu’au trottoir en tressautant tout doucement, puis fut dirigée inexorablement vers Alexa.

La femme (dont le chapeau était du même marron consternant que l’intérieur de l’ascenseur), dit : « Bonjour, madame Miller. »

Alexa sourit.

Elles parlèrent bébés. M. Philips, qui avait fini de distribuer le courrier dans le hall, leur parla de la naissance prématurée des deux plus jeunes Philips : « Je leur ai demandé d’où diable ça pouvait venir, si c’était un filtre défaillant ou quoi… »

Tout à coup ça lui revint, l’endroit où elle devait se rendre. Loretta lui avait téléphoné la veille alors qu’elle était à moitié endormie et elle ne l’avait pas noté. (Le deuxième prénom de Loretta était Dickens, et elle prétendait, en s’appuyant sur un raisonnement très compliqué, être une descendante de l’écrivain anglais.) Rendez-vous avait été pris pour une heure, et l’école Lowen se trouvait de l’autre côté de la ville. Elle connut un moment de panique. Il n’y a rien à faire, se dit-elle ; et la panique s’en alla.

— Et vous savez ce que c’était ? insistait M. Philips.

— Non. Quoi ?

— Un planétarium.

Elle essaya de réfléchir à ce que cela pouvait vouloir dire.

— C’est stupéfiant, dit-elle, et la femme qui l’avait appelée par son nom approuva.

— C’est ce que j’ai dit plus tard à ma femme – stupéfiant.

— Un planétarium, dit Alexa en battant en retraite vers les boîtes aux lettres, eh bien, vous m’en direz tant.

Il y avait : le numéro d’hiver, en retard d’une saison, de la Revue des Classiques ; une lettre portant le cachet de la poste de Burley, dans l’Idaho (expédiée par sa sœur Ruth), deux lettres pour G, une de la Société de conservation faisant probablement appel à leur générosité (comme le ferait, non moins probablement, Ruth dans la sienne) ; et la lettre capitale de Stuyvesant High School.

Tank avait été accepté. Il n’avait pas décroché de bourse, mais eu égard au revenu de G, cela n’avait rien de surprenant.

Sa première réaction fut une vive déception. Elle avait espéré être déchargée du poids de la décision, et voilà que le problème se posait de nouveau dans son intégrité. Puis, lorsqu’elle prit conscience du fait qu’elle avait espéré un refus de la part de Stuyvesant, elle fut en proie aux affres non moins vives de la mauvaise conscience.

Elle pouvait entendre la sonnerie du téléphone alors qu’elle était encore dans l’ascenseur. Elle savait que ce serait Loretta Couplard qui lui demanderait pourquoi elle avait raté leur rendez-vous. Elle introduisit la mauvaise clé dans la serrure du haut. Il y a le feu chez moi, pensa-t-elle, et mes enfants brûlent. (Et, en quelque sorte en appendice de cette pensée : Ai-je jamais vu une coccinelle vivante ? Ou seulement des images de coccinelles dans des comptines sur cassette, au jardin d’enfants ?) C’était un mauvais numéro.

Elle s’installa avec la Revue des Classiques qui, comme toutes les publications ces temps-ci, était imprimée sur papier pelure. Un article sur la sibylle dans le Satyricon ; un recueil des références trouvées dans la Poétique d’Aristote ; une nouvelle méthode pour dater les lettres de Cicéron. Rien qu’elle pût utiliser pour sa psychothérapie.

Puis, respirant mentalement un bon coup pour mieux résister aux demandes détournées de sa sœur, elle commença la lettre :


Le 29 mars 2025

Chère Alexa,


Merci et Dieu te bénisse pour le colis plein de belles choses. Elles semblent pratiquement neuves, et donc je pense que je devrais remercier Tancred aussi pour sa gentillesse. Merci, Tank ! Ces habits seront de la plus grande utilité pour Remus et les autres gosses, d’autant que nous venons de traverser l’hiver le plus terrible que nous ayons connu depuis vingt-trois ans, avant mon arrivée – mais nous sommes tous bien douillettement installés en attendant que ça se passe.

Quoi de neuf chez moi ? eh bien, depuis ma dernière lettre je me suis mise à la vannerie ! Ça résout à merveille le problème des longues veillées d’hiver. C’est Harvey, qui est notre expert dans pratiquement tous les domaines – il a quatre-vingt-quatre ans, pas mal, non ? – qui nous a appris la technique, à moi et à Budget, mais elle, elle a décidé de retourner à Sodome et Gonorrhée (jeu de mots) au plus noir du Grand Gel. Mais maintenant que la sève coule à flots et que les oiseaux chantent – et c’est si beau, Alexa, que je voudrais que tu sois parmi nous pour voir ça – je m’ennuie un peu devant ma pile d’osier, mais je n’ai guère le choix puisque c’est à cela qu’on doit nos plus importantes rentrées d’argent depuis qu’on a vendu les conserves, (au fait, as-tu bien reçu les deux bocaux que je t’ai envoyés à Noël ?)

Ça me ferait vraiment plaisir que tu écrives plus souvent, parce que tu es vraiment douée pour ça. Je suis toujours si contente d’avoir de tes nouvelles, Alexa, surtout quand tu me parles des aventures de ton espèce d’alter ego romain. Parfois j’ai envie de retourner au IIIe siècle (c’est bien ça ?) pour mettre un peu de plomb dans la cervelle de cet autre « toi ». Elle/tu semble avoir un esprit tellement plus lucide et ouvert ; remarque bien qu’en esprit nous sommes sans doute tous comme ça – ce qui est difficile c’est de mettre tous ces bons sentiments en pratique dans la vie.

Mais je ne veux pas te faire de sermons. Ça a toujours été mon pire défaut – même ici ! Je renouvelle l’invitation que je vous ai faite, à toi et à Tank, de venir nous rendre visite aussi longtemps que vous en aurez envie. J’inviterais bien Gene aussi si je pensais qu’il y avait la moindre chance qu’il vienne, mais je sais ce qu’il pense de notre village…

J’ai essayé de lire le livre que tu as envoyé dans le colis, celui qui est écrit par saint quelque chose. D’après le titre j’espérais que ce serait un roman à suspense plein de viols et de meurtres, mais je n’ai pas pu en lire plus de dix pages. Je l’ai donné à lire à Warren, un de nos anciens, et il me dit de te dire qu’il a trouvé ça très intéressant mais qu’il est en désaccord total avec le contenu. Il voudrait te rencontrer un jour pour parler des premières communautés chrétiennes. Je me sens tellement liée à notre mode de vie maintenant que je ne pense pas regagner un jour la côte est. Alors si tu ne nous rends pas visite au village, il se pourrait que nous ne nous revoyions jamais plus. Je te remercie pour ta proposition de nous offrir des billets d’avion, à Remus et à moi, pour qu’on puisse aller te voir, mais les anciens ne veulent pas que j’accepte de l’argent pour un motif aussi frivole alors que nous devons nous passer de tellement de choses plus importantes. Je t’aime – tu le sais déjà – et je prie toujours pour toi et Tancred et aussi pour Gene.

ta sœur,

Ruth


P. S. Je t’en prie, Alexa – pas Stuyvesant ! Ça m’est difficile d’expliquer pourquoi ça me révolte à ce point sans offenser G, mais dois-je vraiment l’expliquer ? Donne à mon neveu au moins une toute petite chance de vivre une vie d’être humain !


Le cafard s’abattit sur elle comme une nappe de smog en plein mois d’août, épais et brûlant. Le verbiage utopique de Ruth, aussi niais ou même sinistre qu’il pût être parfois, donnait toujours à Alexa le sentiment que sa propre vie était abrutissante, dérisoire, stérile. Que lui avait-elle rapporté, cette vie d’efforts ? Elle avait dressé ce bilan si souvent que c’était comme si elle remplissait son formulaire D-97 hebdomadaire pour le bureau de Washington. Elle avait : un mari, un fils, un perroquet, un psychanalyste, une retraite assurée de 64 % de son salaire, et le sentiment exquis d’avoir gâché sa vie.

C’était un bilan quelque peu injuste. Elle aimait G. depuis quarante-quatre ans d’un amour triste et compliqué, et Tancred sans restrictions. Elle portait même à Emily Dickinson un amour qui frisait le sentimentalisme. Il n’était ni juste ni rationnel que les lettres de Ruth lui fassent un tel effet, mais ça ne lui servait à rien de se raisonner.

La méthode que préconisait Bernie pour faire face à ces mini-désastres consistait simplement à continuer à agoniser à pleins tubes tout en se maintenant dans un état d’inactivité absolue. L’ennui finissait par l’emporter sur le cafard. Se réfugier dans le passé n’était, au mieux, qu’une façon d’éluder le problème et pouvait mener à une sérieuse crise de dichronie. Elle s’assit donc sur le divan usé caché dans le renfoncement du couloir et passa en revue toutes les façons dont sa vie était ratée jusqu’à ce que Willa vienne chercher ses tartelettes à quatre heures moins le quart.

Le mari de Willa, comme celui d’Alexa, travaillait dans la récupération thermique, ce qui était encore une spécialisation assez rare pour que des rapports de camaraderie assez lâches se fussent créés entre les deux hommes, malgré leur répugnance toute new-yorkaise à se lier avec qui que ce soit habitant le même immeuble. La récupération thermique, à l’échelle miniature de l’utilisation commune d’un four, était fondamentalement tout ce qui liait aussi Alexa et Willa, mais cela ne leur fournissait pas un sujet de conversation aussi riche qu’à leurs maris. Willa, qui prétendait avoir obtenu le Q.I. prodigieux de 167 lors de ses tests de sélection génétique, était un parfait spécimen de la nouvelle femme française telle qu’elle était célébrée dans les films d’il y a vingt ans, pour ne pas dire dans tous les films français. Elle ne faisait rien et ne s’intéressait à rien et, avec le souci prononcé pour les mathématiques que l’opération exigeait, dosait les petits « plus » verts et les petits « moins » roses fournis par les laboratoires Pfizer de façon à maintenir son âme en équilibre sur zéro. Grâce à un effort de tous les instants, elle s’était rendue aussi jolie qu’une Chevrolet et aussi inintelligente qu’un chou-fleur. Cinq minutes à parler avec elle, et Alexa avait retrouvé chaque once de l’estime qu’elle avait habituellement pour elle-même.

L’après-midi suivit alors sans incident l’itinéraire habituel qui menait au soir, en respectant tous les petits arrêts du parcours. La daube sortit du four, l’air aussi impressionnant et appétissant que la dernière photo de la cassette d’instruction. Loretta finit par téléphoner et elles convinrent d’un nouveau rendez-vous pour jeudi. Tancred rentra avec une heure de retard après une expédition dans le parc. Elle savait ; il savait qu’elle savait ; mais son éducation morale obligeait Tank à inventer un mensonge plaisant et invérifiable (une partie d’échecs avec Dicky Myers). À cinq heures cinquante elle sortit le gâteau de riz, qui était devenu marron et un peu bizarre. Puis, juste avant les actualités, on l’appela du bureau pour lui annoncer qu’elle serait de service dimanche, une déception aussi courante que la pluie ou que les jetons perdus dans les téléphones publics.

G. arriva avec seulement une demi-heure de retard.

La daube fut dégustée dans un silence religieux.

— C’est du vrai ? demanda-t-il. Je n’arrive pas à me rendre compte.

— La viande n’est pas de la vraie viande, mais j’ai utilisé du vrai lard de porc.

— C’est incroyable.

— Oui.

— Il en reste ? demanda-t-il.

Elle lui servit le dernier morceau (Tank eut droit à la sauce) et regarda, avec une indulgence séculaire, son fils et son mari engloutir son déjeuner du lendemain.

Après dîner, G. alla méditer dans son bain. Lorsqu’il fut plongé dans ses rythmes alpha, Alexa vint se poster près de la cuvette des w.-c. et le regarda. (Il n’aimait pas se sentir dévisagé ; un jour il avait presque frappé un garçon qui n’arrêtait pas de le fixer, dans le parc.) Le corps trop velu, les lobes longs et voilés de ses oreilles, le cou musculeux, tout en courbes concaves et convexes, les mille couleurs de la peau ombrée, suscitaient chez elle le même mélange d’admiration et de perplexité qu’Écho devait éprouver en contemplant Narcisse. Avec chaque année qui passait, il devenait un peu plus un étranger pour elle. Quelquefois – et c’était ces fois-là qu’elle le chérissait le plus – il semblait à peine humain. Non qu’elle refusât de voir ses défauts (qui n’en a pas ?) ; c’était plutôt que le noyau de son être semblait n’avoir jamais connu la peur, l’angoisse, le doute, ou même, dans une mesure significative, la souffrance. Il possédait une sérénité que rien dans sa vie ne justifiait et qui (et c’était là que le bât la blessait) l’excluait, elle, Alexa. Et pourtant, au moment même où sa non-dépendance semblait la plus absolue et la plus cruelle, il faisait quelque chose de si tendre et de si vulnérable qu’elle se demandait si ce n’était pas simplement sa propre froideur et sa propre dureté qui faisaient d’eux les étrangers qu’ils étaient l’un pour l’autre vingt-cinq jours par mois.

La concentration de G. faiblit (avait-elle fait un bruit en s’appuyant au lavabo ?) et se dissipa. Il leva les yeux vers elle en souriant (et Écho lui rendit son sourire) :

— À quoi penses-tu, A ?

— Je pensais – elle s’arrêta pour penser – que les ordinateurs sont des engins merveilleux.

— Pour être merveilleux, ils le sont. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Eh bien, pour mon premier mariage, j’ai fait confiance à mon propre jugement. Cette fois-ci…

Il éclata de rire.

— Allez, avoue que tu voulais que je sorte de la baignoire pour pouvoir faire la vaisselle.

— Ce n’est pas vrai. (Bien qu’elle s’aperçût, au moment même où elle prononçait ces mots, qu’elle tenait le flacon de désinfectant à la main.)

— De toute façon, j’ai fini. Non, ne t’occupe pas du siphon. Ni de la vaisselle. On a passé un contrat, tu te souviens ?

Cette nuit-là, tandis qu’ils reposaient côte à côte dans leur lit, partageant leurs chaleurs respectives mais sans se toucher, elle sombra dans un rêve qui tenait à la fois du cauchemar et du fantasme volontaire. La villa avait été vidée de ses meubles. L’air semblait comme électrifié par la fumée et le cheng-cheng des cymbales à main. Les mystes l’attendaient pour qu’elle les conduise jusque dans la ville. Tandis qu’ils descendaient Broadway en contournant des carcasses de vieilles voitures, entassées les unes sur les autres, ils chantèrent les louanges de la divinité de leurs petites voix effrayées – d’abord Alexa, puis le porteur d’idole et le porteur de ciste, le berger et le gardien de la grotte, et enfin toute la tribu des bacchantes et des pleureuses : « Wouhou, wouhou, wouhou ! » Sa peau de bête lui glissait constamment entre les jambes et le faisait trébucher. Au coin de la Quatre-Vingt-Treizième Rue, et de nouveau au coin de la Quatre-Vingt-Septième, des enfants dont personne n’avait voulu pourrissaient sur des tas de fumier : le fait qu’on laissait ces petits cadavres se décomposer sous le nez des passants constituait l’un des plus grands scandales gouvernementaux de l’époque.

Finalement ils se trouvèrent devant le Metropolitan Museum (ce n’était donc pas Broadway qu’ils avaient descendu, après tout), et elle gravit les marches en pierre avec dignité. Une foule considérable s’était rassemblée pour assister à l’événement – composée pour une grande part de ces mêmes chrétiens qui avaient réclamé à cor et à cri la destruction du temple et de ses idoles. Une fois qu’elle eut franchi le seuil, le bruit et la puanteur disparurent, comme si un serviteur stylé l’avait débarrassée d’une toge trempée. Dans la pénombre de la grande salle, elle resta assise à côté de sa pièce préférée, un sarcophage tarsien datant de la fin de l’Empire Romain et ressemblant à une grande boîte à cigares (le premier don que le musée eût reçu). Des guirlandes de pierre festonnaient les murs du minuscule bungalow sans portes ni fenêtres ; sous le surplomb du couvercle, des enfants ailés, des Éros, mimaient une scène de chasse. Le dos et le couvercle du sarcophage étaient inachevés, et la tablette destinée à recevoir l’inscription funéraire était vierge. (Elle y avait toujours inscrit son propre nom, suivi d’une épitaphe empruntée à Synesius, qui, faisant l’éloge de la femme d’Aurélien, avait dit : « La vertu primordiale d’une femme est que ni son corps ni son nom ne franchissent jamais le seuil. »)

Les autres prêtres avaient fui la ville dès les premières rumeurs annonçant l’approche des barbares, et seule Alexa, munie d’un tambourin et de quelques rubans de soie, était restée. Tout s’écroulait – les civilisations, les villes, les esprits – et elle était condamnée à attendre la fin à l’intérieur de ce caveau sinistre (car le Metropolitan est en réalité davantage une sépulture qu’un temple), sans amis, sans foi, et à feindre, pour le bénéfice de ceux qui attendaient dehors, de pratiquer les divers sacrifices qu’exigeait leur terreur.



2


L’assistant d’enseignement, un jeune homme fringant et musclé vêtu d’un collant et d’un chapeau de cow-boy laissa Alexa seule dans un bureau guère plus grand que la deuxième chambre à coucher (ou ce qui voulait passer pour tel) d’un appartement MODICUM. Soupçonnant Loretta de vouloir la punir du lapin qu’elle lui avait posé l’avant-veille, elle décida de passer le temps en regardant les films que lui avait laissés l’assistant. Le premier était un cours pieux et sombre sur le génie et les tribulations de Wilhelm Reich, Alexander Lowen et Kate Wilkenson, fondatrice de l’école Lowen dont elle était encore la présidente en titre.

La seconde bobine se présentait comme une réalisation des élèves eux-mêmes. Des choses vagues remuaient sur l’écran, les visages étaient couleur cerise ou carrément violets, les enfants flous manquaient totalement de naturel devant la caméra. Toute cette pellicule d’apparence si candide avait fait l’objet d’un montage habile de façon à suggérer que (du moins ici, à l’école Lowen) : « Apprendre est un effet secondaire de la joie », fin de citation, Kate Wilkenson. Les enfants dansaient, les enfants babillaient, les enfants faisaient (si librement, si spontanément) l’amour ou ce qui en tenait lieu. Ici, par exemple, il y avait un petit bonhomme à peu près de l’âge de Tank installé devant une machine à enseigner. Sur l’écran un Mickey affolé, enfermé dans une parabole abrupte et glissante, criait à l’aide : « Au secours ! au secours ! Sortez-moi de là, j’étouffe ! »

Le Dr Smilax ricana et les paraboles commencèrent à se remplir d’eau, inexorablement. Mickey en eut bientôt jusqu’aux chevilles, jusqu’aux genoux, jusqu’aux deux boutons blancs de son short.

Cela rappela à Alexa des souvenirs désagréables.

« Alors comme ça, Y égale X au carré plus deux ? » Sous l’effet de la colère, le méchant savant laissa clignoter son écran de chair, laissant entrevoir l’abominable crâne qu’il cachait. « Eh bien, que dis-tu de ça, petit Terrien ? » Utilisant l’os de son doigt comme une craie, il griffonna sur le tableau noir magique (qui n’était en fait qu’un ordinateur) :


Y = X2 – 2


La parabole se resserra. L’eau arriva jusqu’au menton de Mickey, et quand il ouvrit la bouche une dernière vague transforma son cri de détresse en un gargouillis ridicule.

(Cela faisait trente ans, sinon plus. Le tableau noir avait été effacé et elle avait composé sur les touches une dernière équation : X2, puis 8, puis la touche « moins ». Elle avait véritablement applaudi de joie lorsque le petit Mickey pathétique avait été écrasé par le resserrement de la parabole.)

Tout comme, dans le film, il se faisait présentement écraser ; tout comme il se faisait écraser quotidiennement depuis des dizaines d’années dans le monde entier. C’était un livre de cours exceptionnellement populaire.

— Il y a une leçon à tirer de cette histoire, dit Loretta Dickens Couplard en entrant dans la pièce et en la remplissant.

— Mais sans rapport avec les paraboles, avait répondu Alexa avant même de se retourner.

Elles se dévisagèrent.

La pensée qui lui vint, inattendue et désagréablement crue, fut : Qu’est-ce qu’elle a l’air vieille, abîmée ! Les vingt années (vingt-quatre, pour être honnête) qui avaient à peine grignoté Alexa s’étaient amoncelées sur Loretta Couplard comme de la neige pendant un blizzard. En 2002 ç’avait été une fille plutôt jolie. Maintenant c’était une grosse bobonne sur le retour. Masquant ses sentiments de son mieux, Alexa se leva et se pencha en avant pour embrasser la joue flasque et rose de son amie (tant que durerait le baiser, elles ne verraient pas leur consternation réciproque), mais le câble des écouteurs la retint à quelques centimètres de son but.

Loretta compléta le geste.

— Bon, eh bien… (après ce mémento mori)allons dans mon antre, d’accord ?

Alexa enleva ses écouteurs en souriant.

— Il faut sortir et tourner à droite au fond du couloir. L’école s’étend sur quatre bâtiments. Trois d’entre eux sont classés monuments historiques.

Passant devant Alexa, elle descendit le couloir d’un pas lourd en discourant sur l’architecture. Lorsqu’elle ouvrit la porte donnant sur la rue, le vent s’engouffra sous sa robe et la gonfla comme une voile. Il semblait y avoir suffisamment de Wolly orange sur sa personne pour gréer un yacht de taille honnête.

La Soixante-Dix-Septième Rue Est était vierge de toute circulation, si l’on exceptait une étroite piste cyclable, du reste assez peu fréquentée. Des gingkos en pots étaient alignés sur le béton, et de la vraie herbe poussait voluptueusement dans les fissures du trottoir. La ville s’offrait rarement le luxe d’avoir des ruines ; aussi Alexa savoura-t-elle ce spectacle avec délices.

(Quelque part elle avait vu un mur construit entièrement en énormes moellons. Des oiseaux nichaient dans les interstices là où les joints s’étaient désagrégés et la regardaient du haut de leur perchoir. Ç’avait été le pilier d’un pont – un pont qui avait perdu sa rivière.)

— Quel temps, dit-elle en s’attardant auprès d’un banc.

— Oui, avril.

Loretta, que le vent malmenait encore, n’était guère disposée à saisir l’allusion.

— C’est la seule époque de l’année, avec peut-être une semaine en octobre, où New York est à peu près viable.

— Mm. On n’a qu’à parler ici, si tu veux. Du moins jusqu’à ce que les enfants prennent possession des lieux.

Puis, une fois qu’elles se furent laissées tomber sur le banc :

— Tu sais, il y a des fois où je préférerais presque que le quartier soit rouvert à la circulation. Les voitures font un bruit tellement apaisant. Sans parler des pots-de-vin que je dois verser.

Elle émit une sorte de grognement nasal exprimant le cynisme.

— Des pots-de-vin ? demanda Alexa, jouant obligeamment le jeu.

— Ça passe sous la rubrique « frais généraux » dans le budget de l’école.

Elles regardèrent le mois d’avril venteux. La jeune herbe ondulait. Des mèches de cheveux roux fouettaient le visage de Loretta. Elle plaqua une main sur sa tête.

— D’après toi, combien ça peut coûter de faire tourner un établissement pareil pendant une année scolaire, hein ? Dis un chiffre.

— Je n’en ai pas la moindre idée… Je n’ai jamais…

— Un million et demi, à quelques dollars près.

— C’est incroyable, dit Alexa, qui s’en moquait on ne peut plus éperdument.

— Et encore, la moitié d’entre nous, moi y compris, sommes payés directement par Alany.

Et de se mettre en devoir, avec une délectation chagrine, de dresser un bilan de la situation financière de l’école suffisamment détaillé pour satisfaire l’ange du jugement dernier. Alexa ne se serait pas sentie plus gênée si Loretta avait commencé à lui raconter les détails les plus intimes de sa vie privée. De fait, une ou deux confidences entre anciennes copines de classe auraient pu contribuer à rétablir leur intimité d’antan. Jadis, Alexa avait même été présente dans la même pièce que Loretta pendant que celle-ci se faisait sauter par l’assistant de géologie. Ou était-ce le contraire ? En tout état de cause, elles n’avaient guère eu de secrets l’une pour l’autre. Mais déballer aussi crûment un sujet tel que son revenu personnel et s’étendre dessus avec une telle complaisance, c’était choquant. Alexa n’en croyait pas ses oreilles.

Finalement un vague dessein commença à poindre dans le flot d’indiscrétions que déversait Loretta. L’école était maintenue en vie par une subvention de la Fondation Ballanchine. Outre une somme forfaitaire annuelle de quarante mille dollars, la Fondation accordait des bourses à trente-deux nouveaux élèves. Chaque année l’école devait rassembler un nouveau groupe de candidats admissibles, car la fondation posait comme condition à l’octroi de sa subvention que soit respecté un rapport numérique de 60 pour 40 entre élèves payants et élèves boursiers.

— Alors tu comprends, dit Loretta en tripotant nerveusement sa grosse fermeture Éclair, pourquoi ton coup de fil est tombé à pic.

— Non, à vrai dire, je ne comprends pas.

Essayait-elle, à Dieu ne plaise, de lui soutirer une donation ? Alexa essaya de se rappeler ce qu’elle avait pu dire au téléphone pour que Loretta se fasse une idée aussi erronée du salaire de G. Ce n’était en tout cas pas leur adresse qui pouvait être à l’origine de ce malentendu : La Quatre-Vingt-Septième Rue Ouest était un quartier carrément modeste.

— Tu m’as dit que tu travaillais comme assistante sociale, dit Loretta avec le sentiment d’avoir abattu toutes ses cartes.

La fermeture Éclair, arrivant à bout de course, commença à redescendre. Alexa la fixa avec une incompréhension candide.

— Enfin, Alexa, tu ne comprends pas ? Tu pourras nous aider à les dénicher.

— Tu ne vas tout de même pas me dire que dans toute la ville de New York tu as du mal à trouver 32 candidats ? Tu m’as même dit qu’il y avait une liste d’attente !

— De candidats qui peuvent payer. Ce qui est difficile, c’est de trouver des boursiers qui sur le plan physique répondent aux conditions d’admission. Il y a un tas de gosses intelligents dans les quartiers pauvres, surtout si on sait quels tests utiliser pour les trouver, mais quand ils attrapent dix, onze ans, ce sont tous des épaves du point de vue physique. C’est à cause des régimes à base d’aliments synthétiques bon marché, associés au manque d’exercice.

En montant, la fermeture Éclair se coinça dans du Wolly orange.

— La subvention vient de la Fondation Ballanchine – oh ! zut, regarde ce que j’ai fait –, ce qui veut dire qu’on doit au moins faire semblant d’orienter ces gosses vers la carrière de danseur. Éventuellement.

La fermeture Éclair refusait de se décoincer. Le mouvement de ses épaules écarta lentement le col ouvert de sa robe, formant un large décolleté.

— Je te promets d’ouvrir l’œil, dit Alexa.

Loretta fit une dernière tentative. Quelque part, quelque chose se déchira. Elle se leva et éclata d’un rire aussi faux que théâtral.

— Allons nous rafistoler à l’intérieur, veux-tu ?

Sur le chemin de son bureau, Loretta posa toutes les questions qu’elle avait négligées jusque-là : quels sports pratiquait Tancred, quelles émissions il regardait, dans quelles matières il était faible, et ce qu’il voulait faire plus tard (si toutefois il était déjà fixé sur ce point).

— En ce moment il veut devenir chasseur de baleine. Dans la mesure du possible, on évite de lui imposer des choix.

— C’est lui qui a eu l’idée de poser sa candidature à Lowen ?

— Oh ! non, Tank ne sait même pas que nous avons fait les démarches pour G. et moi, – je veux dire Gene, mon mari, on s’appelle par nos initiales – on a pensé que ce serait mieux de le laisser terminer tranquillement son année scolaire où il est.

— École Communale n° 166, dit Loretta, histoire de prouver qu’elle avait étudié le dossier d’inscription.

— C’est une bonne école pour les petites classes, mais après…

— Bien sûr. La démocratie a des limites.

— Effectivement, admit Alexa.

Elles avaient atteint la tanière, qui n’était ni tout à fait un bureau, ni tout à fait une chambre à coucher, ni tout à fait un restaurant. Loretta introduisit la partie supérieure de sa personne dans un chandail marron, et dissimula la partie inférieure, la plus volumineuse, derrière un bureau en chêne, à l’abri des regards. Alexa se sentit aussitôt mieux disposée à son égard.

— J’espère que tu ne me trouves pas trop indiscrète ? demanda Loretta.

— Pas le moins du monde.

— Et M. Miller ? Que fait-il ?

— Il travaille dans la récupération thermique.

— Aha.

(G. ajoutait toujours, à ce stade de la conversation : « Je suis entropicide de mon état. » Devrait-elle en faire autant ?)

— Euh, la plupart de nos parents d’élèves travaillent dans les sciences humaines. Comme nous. Si Tancred doit entrer à l’école Lowen, il est peu probable qu’il marchera jamais sur les brisées de son technicien de père. M. Miller en est conscient, je suppose ?

— Nous en avons parlé. C’est drôle…

À l’appui de ce qu’elle disait, elle émit un petit rire abrupt et nasal.

— … Mais c’est surtout G. qui voudrait voir son fils à Lowen. Alors que ma première pensée était de l’inscrire à Stuyvesant.

— Tu as posé sa candidature ?

— J’attends toujours de savoir s’il a été admis.

— Évidemment, ce serait moins cher.

— On a essayé de faire en sorte que ce facteur ne pèse pas dans notre décision. G. a fréquenté Stuyvesant dans sa jeunesse, mais il n’en garde pas un très bon souvenir. Et j’ai eu beau personnellement tirer plaisir de mes études, le surplus d’enrichissement que cela m’a apporté n’est pas assez important pour justifier à mes yeux mon inutilité.

— Parce que tu es inutile ?

— Oui, comparée à un ingénieur. Les sciences humaines ! Qu’est-ce qu’elles nous ont apporté, à toi comme à moi, sur le plan pratique ? Je suis assistante sociale, et tu enseignes aux gosses les mêmes choses qu’on apprenait pour qu’ils puissent grandir et devenir quoi ? Au mieux, des assistantes sociales et des enseignants.

Loretta hocha la tête d’un air de dire que c’était, effectivement, une façon de voir les choses. Elle semblait faire un effort pour s’empêcher de sourire.

— Mais ton mari ne partage pas cet avis ?

— Oh ! lui aussi il a le sentiment d’avoir gâché sa vie.

Cette fois son rire fut sincère.

Après un moment seulement de silence précautionneux, Loretta éclata de rire elle aussi.

Ensuite elles prirent le café, du vrai café moulu par Loretta elle-même, en mangeant des petits biscuits aux pignes. Ils étaient importés d’Amérique du Sud.

3

Vers la fin de sa campagne contre les Marcomans, l’empereur Marc-Aurèle écrivait : « Tournons nos regards vers le passé : nous voyons de grands changements de suprématie politique. Nous pouvons tout aussi bien prévoir les événements à venir. Car ils se présenteront à coup sûr sous la même forme. Ainsi donc, avoir contemplé l’humanité pendant quarante ans équivaut à l’avoir contemplée pendant dix mille ans. Car que verrons-nous de plus que ce que nous avons déjà vu ? »


Chère Ruth,

Alexa écrivait au stylo à bille (il était onze heures passées, et G. dormait déjà), sur les pages vierges de la fin de l’étude sur la Lune que Tank avait faite en classe de septième. Elle pensa à ajouter la date : le 12 avril 2025. Maintenant la page était bien équilibrée. Elle essaya mentalement plusieurs entrées en matière, mais elles étaient toutes beaucoup trop cérémonieuses et protocolaires. D’habitude, elle commençait par s’excuser d’avoir mis si longtemps à répondre, mais cette fois, force lui était de trouver autre chose.

(Qu’aurait dit Bernie ? Il aurait dit : « Tranche dans le vif. Dis-lui ce que tu ressens vraiment !)

Tout d’abord, pour trancher dans le vif…

Le stylo glissait lentement sur le papier, formant de grandes lettres verticales.

… je dois te dire que ton P.S. sur Tank m’a fait monter la moutarde au nez. Toi et ton air de t’ériger toujours en défenseur des choses de l’âme ! Tu ne perds jamais une occasion de t’en prendre à mes valeurs morales.

Dans le genre mélasse, on ne faisait pas plus sirupeux. Néanmoins, elle pataugea de l’avant.

Pour ce qui est de Tank, rien n’est encore décidé. L’idéal serait de l’envoyer dans un établissement (moins cher) où il pourrait se nourrir des miettes et résidus de tous les arts, de toutes les sciences, de toutes les techniques et de…

Elle attendit le dernier terme de la série.

Dans la pièce à côté, la radio commença à hurler la nouvelle publicité Monsanto : ÇA VOUS VA SI BIEN LES CHAUSSURES ! VOUS AVEZ L’AIR SI JOLIE AVEC…

— Moins fort ! cria-t-elle à son fils, puis elle écrivit :

… toutes les modes jusqu’à ce qu’il soit en âge de décider lui-même ce qu’il « aimerait » faire. Mais je pourrais tout aussi bien lui remplir dès maintenant une demande de prise en charge par le Modicum que le condamner à des études pareilles. Il y a une chose qu’il faut dire à l’actif de l’école Lowen : elle ne produit pas un tas d’intellectuels touche-à-tout qui sont autant de bouches inutiles ! J’en rencontre tous les jours dans mon métier, de ces individus-là, et les meilleurs d’entre eux sont balayeurs – au noir !

Peut-être que Stuyvesant est aussi mauvais que tu le dis, une sorte de Moira institutionnelle, un autel spécialement érigé pour le sacrifice de mon unique rejeton. Parfois je le pense. Mais je pense aussi – l’autre moitié du temps – qu’un tel sacrifice est nécessaire. Tu n’aimes pas G, mais c’est grâce à G. et à ses semblables que survit ce monde fondé sur la technologie. Si son fils avait eu la possibilité de devenir soit un soldat, soit un comédien, que crois-tu qu’aurait choisi une matrone romaine ? C’est peut-être aller un peu loin, mais tu vois ce que je veux dire. (N’est-ce pas ?)

Elle se rendit compte que, très probablement, Ruth ne verrait pas ce qu’elle voulait dire. Et elle n’était pas vraiment sûre de vouloir le dire.

Au tout début de la Première Guerre mondiale, tandis que les Allemands avançaient vers la Marne et que les Autrichiens entraient en Pologne, un ex-professeur de lycée de trente-quatre ans vivant dans un meublé de Munich venait de terminer le premier jet de ce qui allait devenir le plus grand succès de librairie de 1919 dans toute l’Allemagne. Dans sa préface il écrivait :

« Nous sommes un peuple civilisé : nous n’avons pu goûter ni aux plaisirs printaniers du XIIe siècle ni aux récoltes du XVIIIe. Nous devons nous faire aux dures réalités d’une existence hivernale qui peut être rapprochée non pas de celle qu’on pouvait connaître dans l’Athènes de Périclès, mais de celle qu’on connaissait dans la Rome d’Auguste. La grandeur dans le domaine de la peinture, de la musique, de l’architecture n’est plus, pour l’Occident, de l’ordre des possibilités. Pour un jeune homme vivant sous la fin de l’Empire romain, un étudiant tout bouillonnant de l’enthousiasme de la jeunesse, la déception n’était pas trop brutale lorsqu’il apprenait que certains de ses espoirs feraient, inévitablement, long feu. Et si les espoirs anéantis comptaient parmi ceux qui lui tenaient le plus à cœur, eh bien, tout jeune homme digne de ce nom, plutôt que de se laisser abattre, apprenait à se contenter de ce qui était possible et nécessaire. Disons qu’il y ait un pont à construire à Alcantara. Il le construira, et avec la fierté d’un Romain. Que cela soit une leçon pour les générations futures ; qu’elles apprennent ce qui peut, et par conséquent ce qui doit être, tout comme ce qui est exclu des possibilités spirituelles de leur propre époque. Je ne puis qu’espérer que ce livre poussera les hommes de la prochaine génération à se consacrer à la technologie plutôt qu’à la poésie, à la mer plutôt qu’à la palette, à la politique plutôt qu’à l’épistémologie. Ils ne pourraient mieux faire. »


Chère Ruth,

reprit-elle sur une page blanche.

Chaque fois que je t’écris, j’ai la conviction que tu ne comprends pas un mot de ce que je dis (en fait, une fois sur deux je ne t’envoie pas ma lettre terminée). Ce n’est pas simplement que je pense que tu sois bête, bien qu’il y ait sans doute de ça, mais que tu es tellement bien exercée à pratiquer cette forme difficile de malhonnêteté intellectuelle que tu appelles la « foi » que tu n’es plus capable de voir le monde comme il est.

Et pourtant… (avec toi il y a toujours un « et pourtant » rédempteur)… je continue à inviter ton incompréhension, tout comme je continue à inviter Merriam à la villa. Merriam – te l’ai-je déjà présentée ? – est ma dernière transfiguration de « toi ». Une Juive très chrétienne, extrêmement sexy, qui suit l’hérésie comme d’autres femmes suivent l’arène. À ses pires moments, elle peut être aussi sentencieuse que toi aux tiens, mais en d’autres moments je suis convaincue qu’elle vit les choses autrement que je ne les vis. Appelons ça sa spiritualité, bien que j’aie horreur de ce terme. On pourra être par exemple dans le jardin à regarder virevolter des oiseaux-mouches, et Merriam se laissera absorber par ses pensées, et elles paraîtront l’illuminer de l’intérieur comme la flamme d’une lampe en albâtre.

Toutefois je me demande si ce n’est pas, après tout, une illusion. Il n’y a pas un imbécile qui n’apprenne à un moment donné ou à un autre de sa vie, à faire paraître ses silences lourds de signification. Un seul mot et la lampe s’éteint. Que cette spiritualité – la sienne et la tienne –, manque d’humour ! « Je me mets à la vannerie. » Si seulement c’était vrai !

Et pourtant… j’aimerais – je l’avoue – faire mes valises et filer dans l’Idaho apprendre à me tenir un peu tranquille et à faire de la vannerie ou n’importe quel autre truc bête dans ce genre-là, du moment que je pourrais plaquer la vie que je mène ici. Histoire d’apprendre à respirer ! Parfois New York me terrifie et d’habitude je l’ai en horreur, et les moments de haute civilisation qui devraient compenser le danger et la souffrance qu’on encourt en vivant ici se font de plus en plus rares au fur et à mesure que je vieillis. Oui, j’aimerais m’abandonner à ton genre de vie (j’imagine que ce doit être comme si on se faisait violer par un Nègre énorme, muet, et, en dernier ressort, plein de douceur), bien que je sache que je ne le ferai jamais. Il m’importe donc que tu sois là-bas, en pleine nature, à expier mes péchés urbains. Comme un stylite.

Pendant ce temps je continuerai à faire ce que je pense être mon devoir (nous sommes, après tout, filles d’un amiral !) La ville sombre, mais dans un sens elle a toujours sombré. Le miracle, c’est qu’elle arrive malgré tout à fonctionner alors qu’il y a longtemps qu’elle aurait dû…

La seconde page de la seconde lettre était remplie. En la relisant, elle s’aperçut qu’elle ne pourrait jamais l’envoyer à sa sœur. Leurs rapports, déjà précaires, ne résisteraient pas à un tel assaut de franchise. Elle finit néanmoins sa phrase :

… s’écrouler.

Un quart de millénaire après les Méditations et quinze cents ans avant le Déclin de l’occident, Salvien, un prêtre marseillais, décrivait le processus qui avait amené les citoyens libres de Rome à devenir progressivement des serfs. Les classes privilégiées de la société romaine avaient modelé les lois fiscales à leur convenance, puis les avaient appliquées avec ce qu’il fallait de malhonnêteté, pour accroître encore davantage leurs privilèges. C’est aux pauvres, et à eux seuls, que revenait la lourde charge d’entretenir l’armée romaine – qui était, bien sûr, énorme, une nation dans la nation. Les pauvres devinrent plus pauvres. Finalement, réduits à la plus extrême misère, certains d’entre eux fuyaient leurs villages pour aller vivre parmi les barbares, et ce malgré le fait que (comme le fait remarquer Salvien), ils sentaient épouvantablement mauvais. D’autres, vivant plus loin des frontières, devinrent des bagaudes, ou Vandales indigènes. La majorité d’entre eux, toutefois, enracinés comme ils l’étaient à leurs terres par leurs possessions et leurs familles, devaient se plier aux exigences des riches potentiores, à qui ils cédèrent leurs maisons, leurs terres, leurs biens, et en dernier lieu la liberté de leurs enfants. Le taux de natalité baissa. L’Italie tout entière devint une friche. Les empereurs étaient régulièrement obligés d’inviter les plus polis des barbares à traverser les frontières pour « coloniser » les fermes abandonnées.

À cette époque la vie dans les villes était encore moins enviable que la vie dans les campagnes. Brûlées et mises à sac par les barbares, puis par les soldats (pour la plupart des recrues venant des régions traversées par le Danube) envoyés pour chasser ces envahisseurs, les villes n’existaient – si l’on peut dire qu’elles existaient – que sous forme de ruines. « Bien que sans aucun doute personne ne désirât mourir, écrit Salvien, personne ne faisait rien pour échapper à la mort », et il salue l’invasion de la Gaule et de l’Espagne par les Goths comme un événement devant libérer les populations du despotisme d’un gouvernement totalement corrompu.

Mon cher Gargilius,

écrivit Alexa.

C’est un de ces jours maussades, et ça fait des semaines qu’il dure. De la pluie, de la boue, et des rumeurs qui voudraient que Radiguesis soit au nord de la ville, à l’est de la ville, à l’ouest de la ville, partout à la fois. Les esclaves sont nerveux et agités, mais jusqu’à présent deux d’entre eux seulement sont partis grossir les rangs de nos envahisseurs en puissance. Dans l’ensemble nous avons eu plus de chance que nos voisins. Arcadius n’a plus que ce cuisinier qui utilise l’ail à tort et à travers (le seul qui aurait dû rejoindre les barbares !) et la jeune Égyptienne que Merriam a amenée avec elle. La malheureuse ne parle aucune langue connue et n’a probablement pas été informée du fait que la fin du monde est proche. Quant aux deux esclaves que nous avons perdus – Patrobas ne nous a jamais causé que des ennuis, et donc bon débarras. Je suis désolée de devoir te dire que le deuxième n’est autre que Timarchus, sur qui tu fondais tant d’espoirs. Il a piqué une de ses crises et a fracassé le bras gauche du lutteur, près du bassin. Après quoi il n’avait plus qu’à prendre la clé des champs. Ou peut-être est-ce l’inverse – peut-être a-t-il brisé la statue en geste d’adieu. En tout état de cause, Sylvian dit qu’elle est réparable, mais que la cassure sera toujours visible.

Ma confiance en l’armée reste inébranlable, chéri, mais je crois que ce serait plus sage de fermer la villa jusqu’à ce que les rumeurs se fassent un peu moins alarmistes. Je demanderai à Sylvian – à qui d’autre puis-je me fier maintenant ? – de m’aider à enterrer le plat, les montants de lit et les trois pichets restant de falerne dans un endroit très secret (comme nous avons convenu). J’emmènerai les livres – ceux auxquels nous tenons – avec moi. J’aurais aimé qu’il y eût au moins une bonne nouvelle à t’annoncer. Hormis le fait que je me sens bien seule, je suis en bonne santé et j’ai bon moral. Si seulement tu n’étais pas à tant de kilomètres…

Elle raya « kilomètres » et écrivit « stades »…

stades de moi.

L’espace d’un instant, d’un clignement de paupière, Alexa aperçut sa vie à l’envers dans le miroir de l’art. Ce n’était plus la mère de famille moderne qui s’imaginait en Romaine mais le contraire ; le passé se cristallisa et devint réalité, et elle crut voir avec netteté, malgré l’écart creusé par les siècles, l’autre Alexa, le triste moi contemporain qu’elle arrivait généralement à éviter, une femme névrosée, accoutrée d’une robe ridicule, qui n’avait su se montrer à la hauteur d’aucune des modestes exigences de sa vie familiale ou professionnelle. Une ratée ou (ce qui était peut-être pire), une médiocre.

« Et pourtant », se dit-elle.

Et pourtant, le monde n’avait-il pas besoin de gens comme elle pour continuer à tourner ?

Ça n’avait duré qu’un instant. La question avait rétabli les choses dans une perspective plus confortable, et elle terminerait son épître à Gargilius par quelque témoignage d’affection poignant et sincère, comme…

Mais son stylo avait disparu. Il n’était pas sur le bureau, ni par terre ni dans sa poche.

Le bruit de l’étage du dessus recommença à se faire entendre. Minuit moins deux. Elle était fondée à se plaindre, mais elle ne savait qui occupait l’appartement directement au-dessus du sien, ni même avec certitude si c’était bien de là que venait le bruit en question. « Cheng-cheng », puis, après un moment de silence, « cheng-cheng ».

— Alexa ?

Elle n’arrivait pas à situer la voix (une voix de femme ?) qui l’appelait par son nom. Elle était seule dans la pièce.

— Alexa.

Tancred se tenait dans l’encadrement de la porte, un parfait petit cupidon avec son vieux châle en soie couleur citron sur chocolat autour des hanches.

— Tu m’as fait peur.

Elle porta machinalement sa main à sa bouche et y trouva le stylo à bille, qui reprit comme par enchantement le cours de son existence interrompue.

— Je n’arrive pas à dormir. Quelle heure est-il ?

Il s’approcha sans un bruit de la table et s’immobilisa, une main posée sur le bras d’un fauteuil, ses épaules au même niveau que celles d’Alexa, le regard fixe comme un rayon laser.

— Minuit.

— On peut faire une partie de cartes ?

— Et demain ?

— Oh ! je me lèverai. Je te le jure.

G. souriait toujours quand il quémandait une faveur ; Tancred, en meilleur tacticien qu’il était, restait toujours sérieux comme un pape.

— Bon, va chercher le jeu de cartes. Une seule partie et on ira tous les deux se coucher.

Alexa profita de ce que Tancred était sorti de la pièce pour détacher ses propres pages de « Ce que la Lune représente pour moi ». Un visage découpé dans une revue se décolla, tomba en virevoltant sur la moquette. Elle se baissa pour le ramasser.

— Qu’est-ce que tu écris ? demanda Tancred en commençant à battre les cartes d’une main experte.

— Rien. Un poème.

— Moi aussi j’ai écrit un poème un jour, avoua-t-il comme pour l’excuser.

Elle coupa. Il commença à donner.

Elle étudia le visage sur la coupure de presse. Il semblait étrangement dépourvu d’expérience malgré ses années, comme un très jeune acteur grimé en vieillard. Les yeux fixaient l’objectif avec la sérénité d’une vedette.

Finalement elle ne put s’empêcher de demander :

— Qui est-ce ?

— Lui ? Tu ne sais pas qui c’est ? Devine ?

— Un chanteur ? (Non, ça ne pouvait tout de même pas être Don Hershey. Pas déjà !)

— C’est le dernier cosmonaute. Tu sais, les trois premiers à avoir atterri sur la Lune. Les deux autres sont morts.

Tank récupéra la coupure et la remit à sa place dans son cahier.

— Lui aussi doit l’être maintenant, sans doute. À toi de jouer.

4

Depuis l’époque romaine jusqu’aux dernières années du XXe siècle, la baie du Morbihan et la côte méridionale de la Bretagne avaient donné les plus délicieuses huîtres d’élevage du monde. C’est vers la fin des années 80 que les ostréiculteurs de Locmariaquer remarquèrent avec inquiétude que leurs naissains se détérioraient lors de leur transplantation et que bientôt même les huîtres élevées dans leurs parcs d’origine étaient devenues incomestibles. Des chercheurs engagés par le département du Morbihan finirent par découvrir l’agent polluant : il s’agissait de déchets industriels déversés dans l’estuaire de la Loire, à quelque cents kilomètres plus au sud. (Par une curieuse ironie du sort, le pollueur n’était autre qu’une filiale du trust pharmaceutique ayant fourni les chercheurs.) Entretemps, hélas, l’huître du Morbihan était venue s’ajouter à la longue liste des espèces disparues. Mais en s’éteignant elle avait fait à l’homme un dernier, un inestimable cadeau, sous la forme d’une perle monomoléculaire qu’on baptisa Morbehanine.

Synthétisée par les laboratoires Pfitzer, la Morbehanine devint rapidement, dans tous les pays où elle n’était pas interdite, et associée à des drogues plus traditionnelles qui en atténuaient l’effet, la drogue la plus populaire sur le marché. Associée à des stupéfiants, elle était vendue sous le nom d’Oraline ; avec de la caféine, elle était commercialisée sous les noms de Kafé et de Yes ; avec des tranquillisants, sous celui de Fadeout. À l’état brut, elle n’était utilisée que par les quelque cinq cent mille membres de l’élite intellectuelle qui pratiquaient la psychanalyse historique.

La Morbehanine pure provoque un état de « rêve éveillé » d’une intensité telle qu’il a toutes les apparences du vécu, et pendant lequel les rapports sujet-environnement habituels sont inversés. Lors d’un « voyage » provoqué par un hallucinogène classique, le moi demeure constant tandis que l’environnement se modifie, comme dans les rêves. Avec la Morbehanine, en revanche, le milieu que l’on occupe, après une période initiale de « fixation », n’est guère plus malléable que notre univers quotidien, mais le moindre de nos actes dans ce milieu est ressenti comme le résultat d’un choix libre, volontaire et spontané. Il était devenu possible de rêver sans se départir de son libre arbitre.

Ce qui détermine l’aspect de ce monde parallèle, c’est la connaissance qu’a le sujet de la période qu’il a choisi de fixer lors de ses premiers voyages. Sans des recherches constantes on risquait de créer un monde imaginaire aussi monotone que les films pornographiques de l’après-midi à la télé. La plupart des gens préféraient, fort sagement, le plaisir anodin et multidirectionnel que procurait l’Oraline, l’illusion euphorique qu’elle donnait d’une liberté « tous azimuts ».

Pour un petit nombre, toutefois, les plaisirs plus ardus de la Raison Pure justifiaient un plus gros effort. Un siècle auparavant ces mêmes gens s’étaient couverts d’inutiles diplômes de sciences humaines au point que les universités en regorgeaient. Maintenant, avec la Morbehanine, toute cette histoire qu’étudient depuis toujours les étudiants en histoire pouvait enfin servir à quelque chose.

Parmi les psychanalysés, une longue discussion s’était engagée pour savoir si la psychanalyse historique était la meilleure façon de résoudre ses problèmes ou la meilleure façon de s’y soustraire. Les éléments de la psychothérapie et la simple distraction par « double » interposé étaient inextricablement emmêlés. Le passé devint une sorte de grand gymnase psychologique dans lequel certains préféraient un entraînement intensif aux poids et haltères de la Révolution française ou de la conquête du Pérou tandis que d’autres sautillaient lascivement sur le trampoline du Venise de Casanova ou du New York de Delmonico.

Une fois qu’une certaine « tranche » de temps avait été fixée, généralement avec l’aide d’un spécialiste de l’époque en question, on n’avait pas davantage la liberté de la quitter qu’on n’avait la possibilité de sortir du mois de juin. Alexa, par exemple, était confinée dans une période de moins de quatre-vingts années, depuis sa naissance en 334 (ce qui était également, et pas par hasard, le numéro d’un des immeubles de la Onzième Rue Est dont elle s’occupait au bureau du MODICUM) jusqu’à cette délicieuse soirée rose au cours de laquelle la doublement veuve Alexa, ayant regagné depuis peu la capitale après une vie passée dans les provinces, devait mourir d’une crise cardiaque providentielle quelques jours à peine avant le sac de Rome. Si elle essayait, pendant le contact, d’outrepasser l’une ou l’autre frontière, 334 ou 410, elle ne captait rien d’autre qu’une succession d’images pastorales neutres et hésitantes – des feuilles, des nuages, un verre d’eau aux contours flous, le bruit d’une respiration laborieuse, une odeur de melons en train de pourrir – comme la sempiternelle grille de réglage d’une chaîne de télévision.


Le vendredi matin, malgré le temps, Alexa gagna le centre de la ville et arriva au bureau de Bernie avec dix minutes d’avance. On avait fait un trou de belle taille dans la porte extérieure en aggloméré, et à l’intérieur le mobilier était sens dessus dessous. Le divan avait été éventré et on avait éparpillé ses boyaux sur les ruines.

Mais, fit jovialement remarquer Bernie en balayant la bourre et la poussière de plâtre, ils n’ont heureusement pas réussi à pénétrer dans mon bureau. Ils auraient vraiment pu y faire des dégâts irréparables.

— Tu prends les choses du bon côté, à ce que je vois.

— Eh bien d’après moi, vois-tu, nous vivons dans le meilleur des mondes possibles.

De toute évidence, il devait sa bonne humeur aux consolations de la chimie, mais au milieu de ces débris, pourquoi pas ?

— Tu connais le coupable ?

Elle ramassa un morceau de plâtre sur le banc et le laissa tomber dans sa corbeille à papier.

— Je crois, oui. Deux filles que le Conseil m’a mises sur les bras menaçaient de visiter mon bureau depuis des mois. J’espère que c’est bien elles – comme ça le Conseil devra payer la note.

Comme la plupart des psychanalystes, Bernie Shaw ne gagnait pas sa vie grâce aux honoraires de ses clients. Contrairement à la plupart d’entre eux, il n’enseignait pas non plus. Au lieu de cela, il recevait des honoraires confortables du Conseil des jeunes de la communauté de Hell’s Kitchen[5] en échange de ses services occasionnels comme conférencier et conseiller. Bernie avait un oncle au comité directeur du Conseil.

— Ce qui est la même chose, fondamentalement, que la psychanalyse historique, expliquait-il lors des soirées mondaines (et grâce à ce même oncle, il se faisait inviter à des soirées très cotées), sauf que ça n’a rien à voir ni avec la psychanalyse ni avec l’histoire.

Une fois sa corbeille à papier pleine, Bernie revêtit son air le plus professionnel et ils entrèrent dans son bureau blindé. Son visage se figea en un masque immobile et régulier. Sa voix se mua en une voix monocorde de baryton. Ses mains se fondirent en un unique bloc de réflexion qu’il planta au milieu de son bureau.

Face à face de part et d’autre de ce bloc, ils commencèrent à discuter de la vie intérieure d’Alexa – d’abord ses problèmes d’argent, puis sa vie sexuelle, et enfin les deux ou trois bricoles qui restaient.

Pour ce qui était de l’argent, il lui faudrait bientôt se décider à accepter ou à refuser de vendre ses melonnières à Arcadius, qui lui proposait de les lui acheter depuis si longtemps. Il lui en offrait un prix intéressant, mais il était difficile de concilier la vente d’une terre cultivable – et héritée de son père, qui plus est – et une affectation de vertu républicaine. D’un autre côté, on pouvait difficilement qualifier ce lopin de terre d’ancestral, puisqu’il avait été l’objet d’une des dernières spéculations foncières de Popilius avant sa mort.

(Le père d’Alexa, Popilius Flaminius – né en 276, mort en 354 après J.-C. – avait été pendant la plus grande partie de sa vie un sénateur romain de condition plutôt modeste. Après des années d’hésitation, il décida de suivre l’Empire vers l’est jusqu’à sa nouvelle capitale. Et voilà donc qu’un beau jour Alexa, âgée de dix ans, est juchée sur une charrette à bœufs et doit faire ses adieux à la jolie fille demeurée du concierge de leur immeuble. Leur voyage vers Byzance les emmena à deux cents stades vers le nord et pas un seul stade vers l’est, Popilius Flaminius ayant découvert que sa bande de pourpre, si inutile à Rome, constituait un atout social et financier dans les villes de la Gaule cisalpine. Lorsque, des années plus tard, Alexa épousa Gargilius, elle était considérée, localement, comme une héritière honnête.)

Bernie évoqua le problème de sa situation légale, mais elle put citer la remise en vigueur par Domitien des lois adoptées sous Jules César et déterminant les droits des femmes mariées en matière de propriété foncière. Légalement parlant, elle pouvait vendre les melonnières si tel était son désir.

— Mais la question demeure : devrais-je vendre ?

La réponse demeurait, inébranlablement, non. Non pas parce qu’elle les avait héritées de son père (qui lui aurait probablement conseillé de prendre l’argent et de filer) ; sa piété se situait à un niveau supérieur. Rome ! La Liberté ! La Civilisation ! C’était à ce vaisseau en détresse que son devoir la liait. Évidemment, elle ne savait pas qu’il était en détresse. L’un des problèmes les plus ardus de la psychanalyse était de garder l’Alexa historique dans l’ignorance du fait qu’elle livrait, à court terme, une bataille perdue d’avance. Elle pouvait se douter de quelque chose – qui n’avait pas de doutes à l’époque ? – mais ce devait être davantage une source de résolution que de faiblesse. Une bataille perdue n’est pas une cause perdue. Il n’y a qu’à voir les Thermopyles.

La transfiguration contemporaine de cette tentation – devait-elle ou non garder son emploi au MODICUM ? – avait la même faculté d’hydre à survivre aux décisions les plus définitives. Sauf rares exceptions, elle n’aimait pas son travail. Souvent elle se demandait si l’énorme machine qu’était l’Assistance sociale ne faisait pas plus de mal que de bien. Son salaire suffisait tout juste à couvrir les frais supplémentaires qu’entraînait l’exercice de sa profession. En de telles circonstances, le devoir était un article de foi qui, ainsi que la vague conviction qu’une ville doit être un endroit habité, l’aidait à résister à la traction patiente et opiniâtre de G. vers la banlieue.

Par accord mutuel ils passèrent rapidement sur sa vie sexuelle, car à cet égard les trois ou quatre derniers mois avaient été agréables et sans incident notoire. Quand elle se laissait aller à rêvasser pour le plaisir, c’était davantage des festins que des orgies qu’elle imaginait. Alexa pouvait compenser son régime forcé dans le présent par d’ineffables excès dans le passé, en volant des scènes entières chez Pétrone, Juvénal ou Pline le Jeune – des salades de laitues, de poireaux et de menthe fraîche ; du fromage de Trebula ; des assiettes d’olives de Picenum, de cornichons d’Espagne et d’œufs en tranches, un chevreau rôti, le plus tendre de son troupeau, avec plus de lait que de sang dans les veines, des asperges napées, par un anachronisme volontaire, de sauce hollandaise ; des poires et des figues de Chios, et des prunes de Damas. D’ailleurs, parler de sexualité quand ce n’était pas indispensable mettait Bernie mal à l’aise.

Une mare de silence se forma entre eux alors qu’ils avaient encore un quart d’heure à tirer. Elle chercha dans ses souvenirs de la semaine une anecdote à faire voguer jusqu’à lui. La lettre qu’elle avait écrite hier soir à Merriam ? Non, Bernie l’accuserait de faire de la littérature.

La mare grandit.

— Lundi soir, dit-elle. Lundi soir j’ai fait un rêve.

— Ah ?

— Je crois que c’était un rêve. Peut-être que je l’ai un peu trafiqué avant de m’endormir complètement.

— Ah !

— Je dansais dans la rue avec un tas d’autres femmes. En fait j’étais un peu comme leur meneuse. On descendait Broadway, mais je portais une palla.

— C’était un dichronisme.

Le ton de Bernie était sévère.

— Oui, mais comme je disais, c’était un rêve. Ensuite je me suis retrouvée dans le Metropolitan Museum. Pour un sacrifice.

— Animal ? Humain ?

— L’un ou l’autre. Je ne me souviens plus.

— Les sacrifices rituels furent interdits en 341.

— Oui, mais en temps de crise les autorités fermaient les yeux. Pendant le siège de Florence en 405, un an après la destruction des temples…

— Bon, d’accord, d’accord.

Bernie ferma les yeux, cédant sur ce point.

— Alors, une fois de plus, les barbares veulent entrer en force.

Les barbares voulaient constamment entrer en force chez Alexa. La théorie de Bernie voulait que ce fût parce que son mari avait du sang noir dans les veines.

— Et ensuite, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je ne me souviens pas. Mais il y a un détail que j’ai oublié. Un peu plus tôt dans le rêve, il y avait des enfants morts entassés dans les caniveaux au milieu de Broadway.

L’infanticide était un crime puni de mort dès le début du IIIe siècle, fit remarquer Bernie.

— Probablement parce que ça devenait trop répandu.

Bernie ferma les yeux, puis, les ayant rouverts :

— Est-ce que tu t’es jamais fait avorter ?

— Une fois, il y a des siècles, quand j’étais encore lycéenne. Mais on ne peut pas dire que ça m’ait donné mauvaise conscience.

— Quels sentiments éprouvais-tu à l’égard des enfants dans ton rêve ?

— De la colère, à cause du côté négligé de la chose. Rien de plus. Ils étaient là, un point c’est tout.

Elle regarda ses mains, qui semblaient trop grandes, particulièrement les articulations.

— Comme une photo dans un hebdomadaire.

Elle regarda les mains jointes de Bernie sur le bureau. Un nouveau silence se forma, mais léger cette fois, libre de toute gêne. Elle se souvint du moment où elle s’était retrouvée seule dans la rue ; le soleil, son plaisir. Il semblait tout à fait raisonnable que des gens exposent leurs enfants à la mort. Il y avait ce que Loretta avait dit hier : « J’ai renoncé à essayer » – mais cela allait plus loin que ça. Comme si tout le monde avait compris que Rome, la civilisation, tout le brûlant problème ne valaient plus la peine d’être défendus, par eux ou par qui que ce fût. Chaque infanticide était l’acte de bonté d’un philosophe.

— Foutaises, dit Bernie lorsqu’elle eut formulé la chose de trois ou quatre façons différentes. Personne ne voit le déclin de sa propre civilisation avant d’avoir atteint quarante ans, et dès lors tout le monde le voit.

— Mais cela faisait deux cents ans que la situation se dégradait.

— Ou trois cents, ou quatre cents.

— Les terres cultivables étaient devenues des déserts. Ça se voyait. Il n’y a qu’à regarder les sculptures, l’architecture de l’époque.

— Ça se voit avec du recul. Mais eux pouvaient être aussi aveugles que leur confort l’exigeait. Des plagiaires triviaux comme Ausone étaient comparés à Virgile et même à Homère ; quant aux chrétiens, maintenant qu’ils avaient droit de cité, leur optimisme leur montait littéralement à la tête. Ils s’attendaient à voir la cité de Dieu jaillir du sol comme un projet de rénovation urbaine.

— Alors explique-moi pourquoi il y avait tous ces enfants morts.

— Explique-moi pourquoi il y a tous ceux qui vivent. À propos, la semaine dernière tu n’avais toujours rien décidé pour Tancred.

— J’ai envoyé la lettre ce matin, avec un chèque.

— Auquel ?

— Stuyvesant.

Le bloc sur le bureau s’ouvrit et devint deux mains.

— Eh bien voilà. Pas la peine de chercher plus loin.

— Quoi donc ?

— L’interprétation de ton rêve. Le sacrifice rituel que tu étais disposée à faire pour sauver la ville, les enfants entassés dans le caniveau – ton fils.

Elle nia.

5

Dès trois heures cet après-midi-là, le sommet des immeubles était invisible de la rue. En sortant du bureau, elle avait traversé la ville dans le sens de la largeur sous une bruine tiède, puis avait pris le métro jusqu’à la Quatorzième Rue Est. Pendant tout le chemin, la discussion avec Bernie avait continué en elle, comme un jouet fonctionnant sur piles, une poupée-gadget équipée d’une bande magnétique sans fin qui glapit chaque fois qu’on lui donne des coups : « Arrêtez ! Je vous en supplie, arrêtez ! Vous me faites mal ! »

Avant même d’avoir franchi le portillon, elle pouvait sentir l’odeur de graillon qui venait de Big San Juan, des galettes sombres d’oignons hachés saupoudrés de plantain. Lorsqu’elle sortit du métro, elle en avait déjà l’eau à la bouche. Elle aurait bien voulu s’en acheter un cornet à vingt-cinq cents, mais une foule compacte de clients se pressait autour des guichets (la saison du baseball – déjà ?) et elle repéra Lottie Hanson dans la foule devant l’écran. Les galettes ne valaient pas le risque d’une conversation. La sexualité débraillée de Lottie avait toujours sur Alexa un effet déprimant, comme une pièce pleine de fleurs coupées.

Au moment où elle traversait la Troisième Avenue entre la Onzième et la Douzième Rue, un bruit fondit sur elle, passant en un instant du murmure au vrombissement fracassant. Elle se tourna dans toutes les directions, scrutant le brouillard pour repérer le camion fou ou Dieu sait quoi…

Le son décrut aussi soudainement qu’il s’était amplifié. La rue était vide. À une centaine de mètres au nord, le feu passa au vert. Elle atteignit le trottoir avant que la circulation – un autobus et deux stridentes Yamaha – n’arrive à la hauteur de la deuxième bande du passage pour piétons. C’est alors que, plusieurs battements après qu’elle eut compris, son imbécile de cœur réagit à sa panique.

Un hélicoptère, sans aucun doute, mais volant à une altitude jamais vue, au ras des toits.

Ses genoux commencèrent à trembler tellement qu’elle dut s’appuyer contre une bouche à incendie. Longtemps après que le lointain bourdonnement se fut dissous dans la rumeur de l’après-midi, son système endocrinien la maintint en émoi.

Marylou Levin avait remplacé sa mère au balai et à la timbale, sur le coin de rue. C’était une fille indolente, terne et sérieuse, du genre à devenir puéricultrice ou quelque chose dans ce genre-là, à moins qu’elle ne reprenne la licence de sa mère et ne reste balayeuse, ce qui serait probablement plus profitable à Marylou comme à la société.

Alexa laissa tomber un cent dans la timbale. La fille leva les yeux de ses bandes dessinées et dit merci.

— J’espérais trouver ta mère, Marylou.

— Elle est à la maison.

— J’ai une déclaration qu’elle devait remplir. Je ne lui ai pas donné la dernière fois, et maintenant le bureau commence à en faire une histoire.

— Eh ben elle dort.

Marylou se replongea dans son illustré, une émouvante histoire de chevaux dans un cirque de Dallas, puis songea à préciser :

— Elle prend la relève à quatre heures.

Ça signifiait qu’il fallait soit attendre, soit monter au dix-septième étage. Si le formulaire M28 n’était pas à la disposition du service de Blake avant le lendemain, Mme Levin risquait de perdre son appartement (Blake avait fait pire) et ce serait sa faute à elle, Alexa.


D’habitude, l’odeur mise à part, ça ne la dérangeait pas de monter les escaliers à pied, mais d’avoir tant marché aujourd’hui l’avait vidée de ses forces. Une lassitude aussi lourde que des paniers à provisions se concentra au bas de son dos. Au neuvième elle fit un arrêt chez M. Anderson pour écouter le fastidieux vieillard se plaindre des diverses ingratitudes de sa fille adoptive (bien que « pensionnaire » décrivît mieux leurs rapports). Des chats et des chatons escaladèrent Alexa, se frottèrent à elle, lui arrachèrent des caresses.

Au onzième ses jambes flanchèrent de nouveau. Elle s’assit sur la marche supérieure et écouta le charabia excité d’un bulletin d’informations venant de l’étage supérieur et une chanson venant de l’étage inférieur. Ses oreilles saisirent machinalement les mots latins parmi les phrases espagnoles.

Qu’est-ce que ça doit être de vivre ici, se dit-elle. Est-ce qu’on finissait par s’engourdir ? Il n’y avait pas d’autre solution si on voulait survivre.

Lottie Hanson se hissa jusque dans son champ de vision et resta debout sur le palier de l’étage du dessous, agrippant la rampe d’une main et soufflant comme un phoque. Reconnaissant Alexa et prenant conscience du fait qu’il lui fallait se faire belle en son honneur, elle donna quelques petites tapes coquettes à sa perruque mouillée et sourit.

— Dieu, c’est vraiment…

Elle reprit son souffle et agita décorativement sa main devant son visage.

— … Excitant, pas vrai ?

Alexa demanda quoi.

— Le bombardement.

— Bombardement ?

— Vous n’êtes pas au courant ? Ils bombardent New York. Ils l’ont montré à la télé, là où il s’est posé. Ces marches !

Elle s’affala à côté d’Alexa avec un grand ouf. L’odeur qui lui avait mis l’eau à la bouche devant le Big San Juan avait perdu quelque peu de son attrait.

— Mais ils n’ont pas pu montrer…

Elle agita la main, et c’était encore, Alexa dut en convenir, une main merveilleusement fine et gracieuse.

— …l’avion lui-même. À cause du brouillard, vous savez.

— Mais qui bombarde New York ?

— Les gauchistes, je suppose. C’est en signe de protestation. Contre quelque chose.

Lottie Hanson regarda ses seins monter et descendre. L’importance de la nouvelle dont elle était porteuse lui donnait un sentiment de fierté. Elle attendit avec impatience la question suivante.

Mais Alexa avait commencé à calculer avec les seules données qu’elle avait déjà. Dès les premiers mots de Lottie, la chose lui avait paru inévitable. La ville réclamait un bombardement. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que personne n’y avait pensé plus tôt.

Lorsqu’elle posa finalement une question à Lottie, ce fut une question tout à fait inattendue :

— Vous avez peur ?

— Non, pas du tout. C’est marrant, parce que d’habitude, vous savez, je ne suis qu’un paquet de nerfs. Et vous, vous avez peur ?

— Non. Au contraire. Je me sens…

Elle dut s’arrêter pour essayer d’analyser ce qu’elle ressentait exactement.

Des enfants dévalèrent l’escalier. Avec un « bon sang » peu convaincu, Lottie se serra contre le mur lépreux. Alexa se serra contre la rampe. Les enfants passèrent en courant dans le canyon ainsi formé.

— Amparo ! cria Lottie à l’adresse du dernier de la file.

La fillette se retourna sur le palier et sourit.

— Oh ! bonjour, madame Miller.

— Nom de Dieu, Amparo, tu ne sais donc pas qu’ils bombardent la ville ?

— On descend tous dans la rue pour regarder.

Sublime, pensa Alexa. Elle avait toujours eu un faible pour les oreilles percées chez les enfants, et avait même été tentée de percer celles de Tank quand il avait quatre ans, mais G. s’y était opposé.

— Tu vas remonter illico chez toi et y rester jusqu’à ce qu’ils aient descendu ce putain d’avion.

— À la télé ils ont dit qu’on courait le même risque où qu’on se trouve.

Lottie était devenue toute rouge.

— Je me fous de ce qu’ils ont dit. Tu vas…

Mais Amparo avait déjà détalé.

— Un de ces jours je vais la tuer.

Alexa eut un rire indulgent.

— Si, si. Vous verrez, ça ne loupera pas.

— Pas sur scène, j’espère.

— Quoi ?

— Ne pueros roram populo Medea trucidet, expliqua Alexa. Médée ne doit pas tuer ses fils devant les spectateurs. C’est Horace.

Elle se leva et se retourna pour voir si elle n’avait pas sali sa robe.

Lottie resta sur sa marche, inerte. Un cafard quotidien commençait à estomper la griserie de la catastrophe comme une nappe de brouillard gâchant une journée d’avril – le brouillard d’aujourd’hui, la journée d’avril d’aujourd’hui.

Une pellicule d’odeur recouvrait chaque surface comme une crème de beauté bon marché. Alexa devait sortir de la cage d’escalier d’une façon ou d’une autre, mais Lottie ne voulait pas la lâcher et elle se débattait dans les mailles d’une mauvaise conscience indéfinissable.

— Je crois que je vais monter sur les remparts, dit-elle, pour voir le siège.

— Eh ben, ne m’attendez pas.

— Mais plus tard il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler.

— D’accord. Plus tard.

Lorsqu’elle eut atteint le palier de l’étage supérieur, Lottie cria après elle :

— Madame Miller ?

— Oui ?

— La première bombe est tombée sur le musée.

— Ah ! Quel musée ?

— Le « Met ».

— Vraiment.

— Je pensais que ça vous intéresserait de le savoir.

— Bien sûr. Je vous remercie.

Comme l’obscurité réduit une salle de cinéma à l’état d’espace vierge juste avant le début du film, le brouillard avait effacé les détails et les distances. Des sons vagues filtraient à travers la grisaille – des bruits de moteur, de la musique, des voix de femmes. Son corps tout entier sentait l’imminence du cataclysme, et puisque maintenant elle pouvait la sentir, son angoisse avait disparu. Elle courut sur le gravier. Le toit s’étendait à l’infini devant elle, sans perspective. Arrivée au garde-fou elle tourna à droite et continua à courir.

Elle entendit, dans le lointain, l’avion volé. Il ne s’approchait ni ne s’éloignait, comme s’il décrivait un vaste cercle en la cherchant.

Elle s’immobilisa et leva les bras, l’invitant à elle, s’offrant à ces barbares, mains ouvertes, yeux fermés. Impérieuse.

Elle vit, sous elle mais grandeur nature, le bœuf attaché. Elle vit son ventre haletant, ses grands yeux désespérés. Elle sentait, dans sa main, la pierre d’obsidienne tranchante.

Elle se dit qu’elle devait le faire. Non pas pour elle-même, bien sûr. Jamais pour elle-même – pour eux.

Le sang inonda le gravier, giclant à gros bouillons et éclaboussant le bas de sa palla. Elle s’agenouilla dans le sang, introduisit ses mains dans le ventre béant pour brandir les entrailles sanguinolentes au-dessus de sa tête comme autant de tuyaux et de câbles barbouillés de cambouis. Elle enroula les boucles molles autour d’elle et commença à danser comme ces filles qui dansent en état de grâce aux festivals, riant, ôtant les torches de leurs supports, cassant des objets liturgiques, raillant les généraux.

Personne ne s’approcha d’elle. Personne ne lui demanda ce qu’elle avait lu dans les entrailles.

Elle monta dans le jungle gym[6] et resta à scruter l’espace uni, ses jambes pressées contre les minces barres de fer, grisée et fortifiée par une foi naissante.

À en juger d’après le bruit, l’avion se rapprochait.

Elle voulait qu’il la voie. Elle voulait que les gars qui le pilotaient sachent qu’elle savait, qu’elle était d’accord.

Il apparut sans crier gare, et très près, comme Minerve jaillissant en armes de la cuisse de Jupiter. Il avait la forme d’une croix.

— Viens, dit-elle avec une dignité consciente. Fais œuvre de mort.

Mais l’avion – un Rolls Rapide – passa au-dessus d’elle et fut happé par la brume qui l’avait enfanté.

Elle descendit du jungle gym, désemparée : elle s’était offerte à l’histoire, et l’histoire n’avait pas voulu d’elle. Désemparée, et avec également le sentiment cuisant d’avoir été parfaitement ridicule.

Elle fouilla ses poches à la recherche de mouchoirs en papier, mais elle avait utilisé le dernier du paquet au bureau. Elle s’octroya quand même cinq minutes pour pleurer.

6

Depuis que l’armée avait commencé à célébrer sa victoire, la ville ne paraissait plus être un sanctuaire. Tôt le lendemain matin, Merriam et Arcadius reprirent à pied le chemin de leur maison. Pendant les plus noirs moments du siège, avec la générosité du désespoir, Arcadius avait rendu leur liberté au cuisinier et à la jeune Thébaine, de sorte qu’ils regagnaient la villa sans personne pour les servir.

Merriam avait une gueule de bois abominable. La route était un véritable bourbier, et quand ils arrivèrent au raccourci, Arcadius insista pour qu’ils empruntent le chemin encore plus boueux qui traversait les champs d’Alexa. Mais malgré tout cela, elle se sentait aussi heureuse qu’un abricot. Le soleil brillait, et les champs fumaient comme une grande cuisine pleine de marmites de soupe et de saucières, comme si la terre elle-même envoyait ses prières d’actions de grâce.

— Seigneur, murmurait-elle. Seigneur.

Elle se sentait comme une nouvelle femme.

— As-tu remarqué, dit Arcadius après qu’ils eurent parcouru un certain chemin, qu’ils ne donnent pas signe de vie ?

— Les barbares ? Oui, je ne cesse de prier pour que cela reste ainsi.

— C’est un miracle.

— Oh ! oui, c’est l’œuvre de Dieu, sans aucun doute.

— Tu crois qu’elle savait ?

— Qui ça ? demanda-t-elle d’un ton peu encourageant. La conversation dissipait toujours son impression de bien-être.

— Alexa. Peut-être a-t-elle reçu un signe. Peut-être qu’après tout sa danse a été une action de grâce et non… le contraire.

Merriam serra les lèvres et ne répondit pas. C’était une hypothèse blasphématoire. Dieu n’envoyait pas des signes aux serviteurs des abominations qu’il abhorrait et dénonçait ! Et pourtant…

— Quand j’y réfléchis, insista Arcadius, je ne vois pas d’autre explication.

(Et pourtant, elle avait bel et bien semblé dans un état de jubilation. Peut-être – elle l’avait entendu suggérer par un prêtre à Alexandrie – y avait-il des esprits malins auxquels Dieu permet, imparfaitement et de façon limitée, d’entrevoir la forme des événements à venir.)

Elle dit :

— Je trouve que c’était une exhibition obscène.

Arcadius ne la contredit pas.

Plus tard, lorsqu’ils eurent contourné la plus grande colline par la base, le chemin commença à monter et devint plus sec. Les arbres disparurent à leur gauche, découvrant vers l’est une vue sur les melonnières d’Alexa. Des centaines de cadavres jonchaient le paysage piétiné. Merriam se cacha les yeux, mais il n’était pas facile d’échapper à l’odeur de putréfaction qui se mélangeait, presque agréablement, au parfum des melons écrasés en pleine fermentation.

— Oh ! misère, dit Arcadius en voyant que leur chemin les mènerait au beau milieu du carnage.

— Eh bien, nous n’avons pas le choix, alors allons-y, dit Merriam en levant le menton en signe de défi.

Elle lui prit la main et ils traversèrent le champ de barbares vaincus aussi vite qu’ils purent.


Plus tard, Lottie monta à sa recherche.

— Je me demandais si vous alliez bien.

— Très bien, merci. J’avais juste besoin de prendre l’air.

— L’avion s’est écrasé, vous savez.

— Je ne savais rien de plus que ce que vous m’avez dit.

— Oui, il s’est écrasé dans un immeuble du MODICUM au bout de Christopher Street. Le 176.

— C’est affreux.

— Mais l’immeuble était en construction. Il n’y a eu que deux électriciens de tués.

— C’est un miracle.

— J’ai pensé que ça vous dirait peut-être de venir regarder la télé avec nous. M’man est en train de faire du Kafé.

— Avec plaisir.

— Bon.

Lottie tint la porte ouverte. Dans la cage d’escalier, le soir était tombé avec deux bonnes heures d’avance sur la journée.

En descendant, Alexa expliqua qu’elle pensait pouvoir faire en sorte qu’Amparo bénéficie d’une bourse à l’école Lowen.

— Et c’est bien ? demanda Lottie, puis, embarrassée par sa question : je veux dire – c’est la première fois que j’en entends parler.

— Oui, je crois que c’est assez bien. Mon fils Tancred va y aller l’année prochaine.

Lottie ne semblait pas convaincue.

Mme Hanson se tenait sur le seuil de son appartement et leur faisait des gestes frénétiques.

— Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! Ils ont trouvé la mère du garçon et ils vont l’interviewer.

— On pourra en reparler plus tard, dit Alexa.

À la télé, la mère du garçon expliquait à la caméra, aux millions de téléspectateurs, qu’elle ne comprenait pas.

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