« D’accord, dit-il. Y a un sortilège. Il ralentit le temps dans un petit périmètre. Je vais l’écrire, mais faudra que tu trouves un mage pour le prononcer.
— Je peux faire ça. »
Albert passa une langue comme un vieux luffa sur ses lèvres sèches.
« Mais y a une condition, ajouta-t-il. Faut que tu termines le service d’abord.
— Ysabell ? » fit Morty. Elle lut la page devant elle.
« Il est sérieux, dit-elle. Si tu ne le fais pas, tout ira de travers et il retombera quand même dans le Temps. »
Tous trois se tournèrent pour regarder la grande horloge qui dominait le vestibule. La lame de son balancier fendait lentement l’air, découpait le temps en petites portions.
Morty gémit.
« Il reste pas assez de temps ! J’pourrais pas m’occuper des deux !
— Le maître, il l’aurait trouvé, le temps, lui », observa Albert.
Morty arracha l’épée du chambranle et l’agita furieusement mais inutilement sous le nez du vieux qui tressaillit.
« Écris-moi le sortilège, alors, cria-t-il. Et vite ! »
Il pivota sur les talons et revint de son pas raide dans le cabinet de la Mort. Dans un angle trônait un large disque du monde, doté de massifs éléphants d’argent debout sur le dos d’une Grande A’Tuin en bronze de plus d’un mètre de long. Des veines de jade figuraient les grands fleuves, du diamant pulvérisé les déserts, et des pierres précieuses marquaient les cités les plus importantes ; une escarboucle, par exemple, représentait Ankh-Morpork.
Il posa sans ménagement les deux sabliers aux lieux de résidence approximatifs de leurs propriétaires, se laissa tomber dans le fauteuil de la Mort et leur jeta un regard mauvais ; il les aurait voulus plus rapprochés. Le fauteuil grinçait doucement au gré des rotations que Morty lui imprimait de droite et de gauche sans quitter le petit disque de son œil noir.
Au bout d’un moment, Ysabell entra d’un pas prudent.
« Albert l’a écrit, dit-elle d’une voix douce, j’ai vérifié dans le livre. Ce n’est pas une ruse. Maintenant, il est parti s’enfermer dans sa chambre et…
— Regarde-moi ces deux-là ! Non mais, regarde-les !
— Je crois que tu devrais te calmer un peu, Morty.
— Comment veux-tu que j’me calme avec, regarde, celui-là ici, presque dans le Grand Nef, l’autre, là, carrément à Bès Pélargic, et moi qui dois ensuite retourner à Sto Lat ? Ça fait un aller-retour de quinze mille kilomètres, on peut prendre le problème par tous les bouts. Y a rien à faire.
— Je suis sûre que tu vas trouver un moyen. Et je vais t’aider. »
Il la regarda pour la première fois et vit qu’elle portait son manteau de voyage à gros col de fourrure, parfaitement inadéquat.
« Toi ? Qu’est-ce que tu ferais ?
— Bigadin peut facilement supporter deux cavaliers », dit humblement Ysabell. Elle agita vaguement un paquet enveloppé dans du papier. « Je nous ai préparé quelque chose à manger. Je pourrais… tenir les portes ouvertes et tout. »
Morty eut un rire sans joie.
« ÇA NE SERA PAS NÉCESSAIRE.
— J’aimerais que tu arrêtes de parler comme ça.
— J’prends pas de passagers. Tu me ralentirais. »
Ysabell soupira. « Écoute, je te propose quelque chose, d’accord ? On dit que la dispute est terminée et que c’est moi qui ai gagné. Tu vois ? C’est beaucoup moins fatigant. À mon avis, tu auras du mal à faire partir Bigadin si je ne suis pas là. C’est que je lui en ai donné, des morceaux de sucre, depuis toutes ces années, des quantités incroyables. Alors… on y va ? »
Assis sur son lit étroit, Albert fixait le mur d’un regard mauvais. Il entendit le martèlement des sabots de Bigadin, brusquement interrompu lorsque l’animal décolla, et se mit à marmonner à voix basse.
Vingt minutes s’écoulèrent. Diverses expressions passèrent sur la figure du vieux mage, comme des ombres de nuages sur un versant de colline. De temps en temps il murmurait tout seul des phrases comme : « j’les aurai prévenus », « j’aurais jamais enduré ça » ou « faudra l’dire au maître ».
Il parut enfin prendre une décision ; il s’agenouilla précautionneusement et tira un coffre délabré de sous son lit. Il l’ouvrit non sans mal et déplia une robe grise poussiéreuse qui répandit par terre des boules de naphtaline et des paillettes ternies. Il se la passa, brossa le plus gros de la poussière et rampa à nouveau sous le lit. Après un chapelet de jurons étouffés et quelques tintements de porcelaine, Albert finit par émerger, la main serrée autour d’un bourdon plus grand que lui.
Il était aussi plus épais que la normale, surtout à cause des sculptures qui le recouvraient de haut en bas. Des sculptures difficiles à identifier, qui donnaient le sentiment qu’on regretterait de les voir avec plus de précision.
Albert se brossa une nouvelle fois et s’examina d’un œil critique dans le miroir du lavabo.
Puis il fit : « Le chapeau. Pas de chapeau. Faut un chapeau pour faire de la magie. Merde. »
Il sortit d’un pied rageur et revint au bout d’un quart d’heure, le temps nécessaire pour découper un rond dans le tapis de la chambre de Morty, retirer le papier d’argent derrière le miroir de la chambre d’Ysabell, prendre du fil et une aiguille dans une boîte sous l’évier de la cuisine et récupérer quelques paillettes dans le fond de son coffre à vêtements. Le résultat final ne le satisfaisait pas entièrement, il avait tendance à glisser d’un air coquin sur un œil, mais il était noir, orné de lunes et d’étoiles, et il attestait sans le moindre doute la qualité de mage de son propriétaire, un mage désespéré, peut-être, mais un mage quand même.
Pour la première fois depuis deux mille ans, il se sentit convenablement habillé. Une impression déroutante qui le fit réfléchir une seconde ; puis il repoussa d’un coup de pied la descente de lit en lirette et traça un cercle par terre de la pointe de son bourdon.
Le bourdon laissait derrière lui une ligne d’un octarine rutilant, la huitième couleur du spectre, la couleur de la magie, le pigment de l’imagination.
Le vieillard marqua huit points sur la circonférence et les relia pour former un octogramme. Une pulsation aux fréquences basses commença à emplir la pièce.
Alberto Malik fit un pas au centre de l’octogramme et tint le bourdon au-dessus de sa tête. Il le sentit se réveiller sous sa prise, sentit le picotement du pouvoir engourdi qui s’étirait lentement, posément, comme un tigre au sortir du sommeil. De vieux souvenirs de puissance et de magie se ranimèrent et ronronnèrent dans les greniers envahis de toiles d’araignées de son cerveau. Il eut le sentiment de vivre pour la première fois depuis des siècles.
Il se lécha les lèvres. La pulsation s’était éteinte pour laisser une espèce de silence étrange, dans l’expectative.
Malik leva la tête et cria une unique syllabe.
Du feu bleu-vert fulgura des deux extrémités du bourdon. Des flots de flamme octarine jaillirent des huit points de l’octogramme et enveloppèrent le mage. Tout ce tralala n’était pas vraiment nécessaire pour accomplir le sortilège, mais les mages attachent une grande importance à la mise en scène…
… et aux coups de théâtre. Il se volatilisa.
Des vents stratohémisphériques fouettaient la cape de Morty.
« On commence par où ? lui hurla Ysabell dans l’oreille.
— Bès Pélargic ! brailla Morty dans une bourrasque tourbillonnante qui emporta ses paroles.
— Où c’est ?
— L’Empire agatéen ! Le continent Contrepoids ! »
Il pointa le doigt vers le bas.
Il ne forçait pas Bigadin pour l’instant, conscient des kilomètres qui lui restaient à couvrir, et le grand cheval blanc filait au-dessus de l’océan au petit galop. Ysabell baissa les yeux sur les vagues vertes rugissantes couronnées d’écume blanche et se cramponna plus fermement à Morty.
Le jeune homme scruta devant lui l’amoncellement de nuages qui signalait le continent au loin et résista à l’envie d’activer Bigadin du plat de son épée. Il n’avait jamais frappé l’animal et n’était pas du tout certain de ce qui se passerait s’il s’y risquait. Il ne pouvait qu’attendre.
Une main surgit de sous son bras ; elle tenait un sandwich.
« J’ai au jambon, ou fromage et chutney, dit Ysabell. Tu ferais aussi bien de manger, on n’a que ça à faire. »
Morty baissa les yeux sur le triangle pâteux et tenta de se rappeler quand il avait pris un repas pour la dernière fois. Ça remontait à plus d’un tour d’horloge, en tout cas… Il aurait fallu un calendrier pour le calculer. Il saisit le sandwich.
« Merci », dit-il aussi aimablement qu’il put.
La minuscule boule du soleil descendit vers l’horizon, entraînant la lumière indolente du jour à sa suite. Les nuages à l’avant grossirent, se frangèrent de rose et d’orange. Au bout d’un moment, Morty distingua la tache plus sombre de la terre ferme sous eux, parsemée ici et là des illuminations d’une ville.
Une demi-heure plus tard il fut certain de reconnaître des bâtiments distincts. L’architecture agatéenne avait un goût prononcé pour les pyramides écrasées.
Bigadin perdit de l’altitude jusqu’à ce que ses sabots ne soient plus qu’à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la mer. Morty examina encore le sablier et tira doucement sur les rênes pour diriger le cheval vers un port maritime légèrement du côté Bord de la route qu’ils suivaient.
Plusieurs bateaux étaient à l’ancre, principalement des caboteurs marchands à une voile. L’Empire n’encourageait pas ses sujets à beaucoup s’éloigner, des fois qu’ils verraient des choses susceptibles de les troubler. Pour la même raison, il avait édifié autour de tout le pays une muraille où patrouillait la Garde Céleste dont la principale fonction consistait à marcher lourdement sur les doigts des habitants pris de l’envie de faire un tour dehors cinq minutes afin de respirer un peu d’air frais.
Le cas ne se produisait pas souvent parce que la plupart des sujets de l’empereur du Soleil étaient plutôt contents de vivre à l’intérieur du Mur. La vie est ainsi faite, on se trouve toujours d’un côté ou de l’autre d’un mur, alors la seule solution, c’est de ne plus y penser ou de se fortifier les doigts.
« Qui gouverne, ici ? demanda Ysabell tandis qu’ils survolaient le port.
— Y a une espèce d’enfant empereur, répondit Morty. Mais le gros bonnet, c’est en réalité le grand vizir, je crois.
— Faut jamais faire confiance à un grand vizir », dit sagement Ysabell.
L’empereur du Soleil ne lui faisait d’ailleurs pas confiance. Le vizir, du nom de Neufmiroirspivotants, avait des idées très arrêtées sur qui devait diriger le pays, sous-entendu lui-même, et maintenant que le gamin était assez grand pour poser des questions du genre : « Ne croyez-vous pas que le mur aurait meilleure allure avec quelques portes ? » et : « Oui, mais à quoi ça ressemble de l’autre côté ? » il avait décrété que, dans le propre intérêt de l’empereur, on devait malheureusement l’empoisonner et l’ensevelir dans la chaux vive.
Bigadin se posa sur le gravier ratissé devant le palais trapu aux pièces nombreuses et chamboula l’harmonie de l’univers[9]. Morty glissa à terre et aida Ysabell à descendre.
« Évite de rester dans mes jambes, hein ? s’empressa-t-il de conseiller. Et pose pas de questions non plus. »
Il gravit au pas de course des marches laquées et fonça à travers des pièces silencieuses, s’arrêtant de temps en temps pour faire le point du sablier. Enfin, il se glissa furtivement dans un corridor pour regarder à travers des croisillons ouvragés dans une longue salle basse où la Cour prenait son repas du soir.
Le jeune empereur du Soleil trônait en bout de natte, assis en tailleur, sa cape de plumes et de vhermine étalée derrière lui. Il paraissait trop grand pour elle. Le reste de la Cour entourait la natte dans un ordre strict et compliqué de préséance, mais on ne pouvait manquer de reconnaître le vizir qui attaquait son bol de spongi et d’algue bouillie d’une mine extrêmement soupçonneuse. Personne n’avait l’air sur le point de mourir.
Morty suivit le passage à pas de loup, tourna à l’angle et faillit entrer en collision avec plusieurs membres imposants de la Garde Céleste, regroupés autour d’un petit trou dans la tapisserie, et qui se passaient de main en main une cigarette à la façon des soldats en service, cachée dans le creux de la paume.
Il revint sur la pointe des pieds jusqu’aux croisillons et surprit la conversation que voici :
« Je suis le plus infortuné des mortels, ô Présence Immanente, pour trouver une telle chose dans mon spongi, qui me donne par ailleurs entière satisfaction », dit le vizir qui brandit ses baguettes.
La Cour tendit le cou pour voir. Morty de même. Il ne pouvait d’ailleurs qu’approuver le vizir : la chose en question était une espèce de boule bleu-vert d’où pendouillaient des tubes caoutchouteux.
« L’officier de bouche sera châtié, Noble Dignité de Science, dit l’empereur. Qui a eu les côtelettes ?
— Non, ô Père à l’Écoute de Ton Peuple, je voulais plutôt signaler qu’il s’agit là, je crois, de la vessie et de la rate de l’anguille heurtante des profondeurs, paraît-il le plus succulent des mets, à la réserve près que seuls peuvent le déguster les élus des dieux eux-mêmes, à ce que disent les écritures, catégorie dans laquelle je ne range pas, bien entendu, ma misérable personne. »
D’un mouvement preste du poignet il expédia le morceau dans le bol de l’empereur, où il tremblota avant de s’immobiliser. Le jeune garçon le considéra un moment, puis l’embrocha sur une baguette.
« Ah, fit-il, mais le grand philosophe Ly Tin Wheedle lui-même n’a-t-il pas écrit qu’on peut placer l’érudit au-dessus des princes ? Il me semble me rappeler que vous m’avez un jour donné à lire ce passage, ô Fidèle et Assidu Quêteur du Savoir. »
La chose décrivit un nouvel et bref arc de cercle pour s’écraser, l’air contrite, dans le bol du vizir. Il la ramassa d’un geste vif et la tint en équilibre pour un second service. Ses yeux s’étrécirent.
« Tel est peut-être généralement le cas, ô Rivière de Jade de la Sagesse, mais en la circonstance on ne peut me placer au-dessus de l’empereur que j’aime comme mon propre fils, et ce depuis la mort malheureuse de son père infortuné, voilà pourquoi je dépose cette modeste offrande à vos pieds. »
Les yeux de la Cour suivirent le pauvre organe dans sa troisième traversée de natte en vol plané, mais l’empereur saisit son éventail et réussit un magnifique retour de volée dont l’impact final dans le bol du vizir souleva une gerbe d’algues.
Que quelqu’un le mange, par pitié ! cria Morty sans qu’on l’entende. J’suis pressé, moi !
« Vous êtes bien le plus prévenant des serviteurs, ô Dévoué et en Vérité Unique Compagnon de Feu mes Père et Grand-Père à l’Heure de leur Trépas, et je décrète donc que votre récompense sera ce mets des plus rares et délicats. »
Le vizir tâta la chose d’une baguette hésitante et considéra le sourire de l’empereur. Un sourire rayonnant, horrible. Il chercha une excuse.
« Hélas, on dirait que j’ai déjà beaucoup trop mangé… commença-t-il, mais l’empereur le réduisit du geste au silence.
— Il lui manque sûrement l’assaisonnement approprié », dit-il, et il frappa dans ses mains. Le mur dans son dos se fendit de haut en bas et quatre gardes célestes firent leur entrée ; trois d’entre eux brandissaient des sabres de cando tandis que le quatrième s’empressait d’avaler un mégot allumé.
Le bol échappa des mains du vizir.
« Le plus fidèle de mes serviteurs ne se croit plus de place pour une dernière bouchée, dit l’empereur. Vous pouvez certainement lui sonder l’estomac pour voir s’il dit vrai. Pourquoi cet homme a-t-il de la fumée qui lui sort par les oreilles ?
— Impatient d’agir, ô Céleste Éminence, répondit à la hâte le sergent. Impossible de le retenir, j’en ai peur.
— Alors, qu’il prenne son couteau et… Oh, le vizir nous paraît avoir faim, après tout. Bravo. »
Dans un silence total, les joues du vizir se gonflaient en rythme. Puis il avala.
« Délicieux, dit-il. Merveilleux. Le mets des dieux, vraiment, et maintenant, si vous voulez bien m’excuser…» Il décroisa les jambes et entreprit de se lever. De petites gouttes de sueur lui perlaient au front.
« Vous souhaitez nous quitter ? fit l’empereur dans un haussement de sourcils.
— Des affaires d’État urgentes, ô Dignité Perspicace de…
— Asseyez-vous. Se relever si tôt d’un repas risque de nuire à la digestion, dit l’empereur, et les gardes approuvèrent du chef. Par ailleurs, il n’est point d’affaires d’État urgentes, à moins que vous ne fassiez allusion au contenu de la petite bouteille rouge libellée ANTIDOTE dans le cabinet de laque noir sur le tapis de bambou de vos quartiers, ô Lampe à l’Huile de Coude. »
Les oreilles du vizir commencèrent à tinter. Sa figure se mit à bleuir.
« Vous voyez ? fit l’empereur. L’activité prématurée sur un estomac lourd vicie les humeurs. Puisse la nouvelle se répandre sans retard aux quatre coins du pays, afin que chacun prenne connaissance de votre malheureux état et en tire enseignement.
— Je… dois… féliciter votre… Dignité pour… tant… d’égards, dit le vizir qui tomba en avant dans un plat de crabes à carapace molle bouillis.
— J’ai eu un excellent professeur, fit l’empereur.
— Ben, c’est pas trop tôt », dit Morty, et il fit un moulinet de son épée.
Un instant plus tard, l’âme du vizir se leva de la natte et le toisa.
« Qui es-tu, barbare ? lança-t-elle sèchement.
— La Mort.
— Pas la mienne, dit le vizir d’un ton ferme. Où est le grand Dragon Noir de Feu Céleste ?
— L’a pas pu venir », répondit Morty.
Des ombres prenaient forme derrière l’âme du vizir. Plusieurs d’entre elles portaient des robes d’empereurs, mais beaucoup d’autres les bousculaient, et toutes avaient l’air extrêmement impatientes d’accueillir le nouvel arrivant au royaume des morts.
« J’ai l’impression qu’on désire vous voir », dit Morty, et il se dépêcha de partir. Au moment où il atteignait le couloir, l’âme du vizir se mit à hurler…
Ysabell attendait patiemment près de Bigadin, lequel broutait en guise de dernier casse-croûte un bonsaï de cinq cents ans.
« Et d’un, fit Morty en grimpant en selle. Viens. J’ai un mauvais pressentiment pour le suivant, et on a pas beaucoup de temps. »
Albert se matérialisa au centre de l’Université de l’Invisible, là même où il avait quitté le monde quelque deux mille ans plus tôt.
Il grogna de satisfaction et brossa deux ou trois grains de poussière de sa robe.
Il eut conscience qu’on l’observait ; il leva la tête et découvrit qu’il était brusquement apparu sous le regard sévère, de marbre, de sa propre effigie.
Il ajusta ses lunettes et lut d’un œil désapprobateur la plaque de bronze vissée sur le piédestal. Elle disait :
Alberto Malik, Fondateur de cette Université. A. M. 1222-1289. On Ne Reverra Jamais Son Pareil.
Ça, c’est de la prédiction, songea-t-il. Et puisqu’ils pensaient tant de bien de lui, ils auraient au moins pu engager un sculpteur décent. Un vrai scandale. Le nez n’allait pas du tout. Vous appelez ce machin une jambe, vous ? Des vandales avaient même gravé leurs noms dessus. Il n’aimerait pas non plus qu’on le voie mort affublé d’un chapeau pareil. Évidemment, s’il ne tenait qu’à lui, on ne le verrait pas mort du tout.
Albert expédia une boule de feu octarine sur l’horreur et sourit méchamment lorsqu’elle explosa en poussière.
« Eh oui, lança-t-il au reste du Disque, me revoilà. » Le picotement de la magie lui remonta tout le long du bras et lui alluma un feu chaleureux dans la tête. Ça lui avait drôlement manqué, durant toutes ces années…
Des mages firent irruption en toute hâte par les grandes doubles portes, alertés par l’explosion, et tirèrent la mauvaise conclusion du spectacle qui s’offrit à leurs yeux.
Ils virent le piédestal, vide. Ils virent un nuage de poussière de marbre qui recouvrait tout. Et Albert, marmonnant dans sa barbe, qui en émergeait.
Les mages aux derniers rangs de l’attroupement entreprirent de s’éclipser aussi vite et discrètement que possible. Pas un qui n’ait, au cours de sa jeunesse turbulente, retourné un récipient usuel de chambre à coucher sur la tête du vieil Albert, gravé son nom quelque part sur l’anatomie glacée de la statue, renversé de la bière sur le piédestal. Et même pire, pendant la Semaine du Chahut, lorsque la bibine coulait à flots et qu’ils n’avaient pas le temps de zigzaguer jusqu’aux cabinets. Des blagues qu’ils avaient trouvées désopilantes, à l’époque. Elles leur paraissaient soudain beaucoup moins drôles, aujourd’hui.
Il ne resta plus que deux silhouettes pour affronter le courroux de la statue, la première parce qu’elle s’était coincé la robe dans la porte, la seconde parce qu’il s’agissait en fait d’un singe qui pouvait donc témoigner d’un certain détachement envers les affaires humaines.
Albert empoigna le mage, lequel essayait à toute force de pénétrer dans le mur. L’homme poussa un cri perçant.
« D’accord, d’accord, j’avoue ! J’étais soûl cette fois-là, croyez-moi, c’était pour rire, mince, je regrette, je regrette…
— Qu’est-ce que tu me chantes là, mon vieux ? fit Albert, sincèrement surpris.
— … regrette vraiment, si je pouvais vous dire combien je regrette, on…
— Arrête tes conneries ! » Albert baissa les yeux sur l’anthropoïde trapu qui lui adressa un sourire amical. « Comment tu t’appelles, mon vieux ?
— Oui, monsieur, j’arrête, monsieur, tout de suite, plus de conneries, monsieur… Rincevent, monsieur. Bibliothécaire adjoint, si ça vous va. »
Albert le détailla de haut en bas. L’homme avait l’air désespérément fripé, comme dans l’attente d’une lessive. Si la magie en était arrivée à ce point, il fallait faire quelque chose.
« Quelle espèce de bibliothécaire voudrait de toi pour adjoint ? demanda-t-il d’un ton irrité.
— Oook. »
Une sorte de gant de cuir doux et chaud cherchait à lui prendre la main.
« Un singe ! Dans mon université !
— Un orang-outan, monsieur. C’était un mage, mais il a été pris dans une décharge de magie, monsieur ; il refuse qu’on le ramène comme avant et il est le seul à savoir où se trouvent tous les livres, s’empressa de rectifier Rincevent. Je m’occupe de ses bananes », ajouta-t-il, sentant qu’on attendait davantage d’explications.
Albert lui lança un regard mauvais.
« La ferme.
— Voilà, je la ferme, monsieur.
— Et dis-moi où est la Mort.
— La Mort, monsieur ? fit Rincevent qui recula contre le mur.
— Grand, squelettique, les yeux bleus, la démarche raide, PARLE COMME ÇA… La Mort. Tu l’as vu, ces derniers temps ? »
Rincevent déglutit. « Pas ces derniers temps, monsieur.
— Eh ben, je veux le trouver. Faut que ça s’arrête, ces bêtises. Et je vais arrêter ça tout de suite, vu ? J’ordonne que les huit mages les plus élevés en grade se rassemblent ici, t’entends, dans une demi-heure, avec tout le matériel nécessaire pour accomplir le rite d’AshkEnte, c’est compris ? J’peux pas dire que votre vue à tous me rassure. Une vraie bande de colimollassons, oui, et toi, arrête de me prendre la main !
— Oook.
— À présent je m’en vais au bistro, lança Albert. Où est-ce qu’on vend de la pisse de chat à peu près potable ces temps-ci ?
— Il y a le Tambour, monsieur, répondit Rincevent.
— Le Tambour Crevé ? Dans la rue des Filigranes ? Il existe toujours, ce bouge ?
— Ben, de temps en temps il change de nom et on le reconstruit complètement, mais le bouge n’a pas… euh… bougé depuis des années. J’imagine que vous devez avoir le gosier sec, hein, monsieur ? fit Rincevent d’un air de camaraderie blême.
— Qu’est-ce que t’en sais ? fit sèchement Albert.
— Rien du tout, monsieur, répondit vivement Rincevent.
— Alors, je file au Tambour. Une demi-heure, hein. Et s’ils sont pas là quand je vais revenir, eh ben… eh ben, gare à eux ! »
Il sortit en trombe de la salle dans un nuage de poussière de marbre.
Rincevent le regarda partir. Le bibliothécaire lui tenait la main.
« Tu ne sais pas la meilleure ? fit Rincevent.
— Oook ?
— Je ne me souviens même pas être passé sous un chat noir. »
À peu près au moment où Albert se chamaillait avec le patron du Tambour Rafistolé à propos d’une note de bar jaunie, consciencieusement transmise de père en fils par-delà un régicide, trois guerres civiles, soixante et un incendies graves, quatre cent quatre-vingt-dix vols et plus de quinze mille bagarres de tavernes pour rappeler qu’Alberto Malik devait encore à la direction trois pièces de cuivre plus les intérêts qui couraient toujours à la satisfaction de la majorité des grosses chambres-fortes du Disque, preuve une fois de plus qu’un commerçant ankhien détenteur d’une facture impayée jouit d’une mémoire à faire pâlir un éléphant… à peu près au même moment, donc, Bigadin laissait une traînée de vapeur dans les cieux au-dessus du vaste et mystérieux continent de Klatch.
Loin en dessous, des tambours battaient dans l’ombre odorante des jungles et des volutes de brume montaient en colonnes de rivières cachées où des bêtes sans nom se tapissaient sous la surface et attendaient le passage sur la rive de leur dîner.
« Il n’y a plus de fromage, faut que tu prennes le jambon, dit Ysabell. C’est quoi, cette lumière, là-bas ?
— Les Barrages de Lumière, répondit Morty. On approche. » Il tira le sablier de sa poche et vérifia le niveau du sable.
« Mais pas assez vite, bon sang ! »
Les Barrages s’étendaient du côté Moyeu de leur course comme des lacs de lumière, ce qu’ils étaient effectivement ; certaines tribus avaient édifié des murs de miroirs dans les montagnes du désert pour capter la lumière solaire du Disque, qui est lente et plutôt lourde. On s’en servait comme monnaie.
Bigadin plana au-dessus des feux de camps nomades et des marécages silencieux du fleuve Tsort. Devant eux, des formes familières se révélèrent bientôt au clair de lune.
« Les Pyramides de Tsort au clair de lune ! soupira Ysabell. Que c’est romantique !
— CIMENTÉES AVEC LE SANG DE MILLIERS D’ESCLAVES, observa Morty.
— S’il te plaît, ne parle pas comme ça.
— Pardon, mais le fait est que ces…
— D’accord, d’accord, tu m’as convaincue, fit Ysabell avec irritation.
— C’est beaucoup de boulot, d’enterrer un roi mort, remarqua Morty tandis qu’ils décrivaient un cercle au-dessus d’une des petites pyramides. Ils les remplissent d’un tas de conservateurs, tu sais, pour qu’ils survivent dans l’autre monde.
— Ça marche ?
— Visiblement non. » Morty se pencha sur l’encolure de Bigadin. « Y a des torches en bas, dit-il. Accroche-toi. »
Une procession sinueuse s’éloignait de l’avenue des pyramides ; une statue géante d’Offler le Dieu Crocodile la conduisait, portée par une centaine d’esclaves en sueur. Bigadin les survola au petit galop, sans qu’on le remarque, et réussit un atterrissage impeccable à quatre pattes sur le sable durci devant l’entrée de la pyramide.
« Ils ont mis un autre roi dans le vinaigre », dit Morty. Il examina une fois de plus le sablier au clair de lune. Un sablier plutôt ordinaire, pas du genre qu’on associe normalement à un souverain.
« Ça ne peut pas être lui, dit Ysabell. Ils ne les mettent pas en conserve encore vivants, hein ?
— J’espère que non, parce que j’ai lu qu’avant de les remplir de vinaigre on… euh… les ouvre en deux et qu’on leur enlève…
— Je ne veux pas entendre…
— … toutes les parties molles, conclut maladroitement Morty. C’est aussi bien que leur histoire de conserve, ça marche pas, en fin de compte, tu les vois se balader sans… ?
— Donc, ce n’est pas le roi que tu es venu chercher, dit Ysabell d’une voix forte. Qui c’est, alors ? »
Morty se tourna vers l’entrée obscure. On ne la scellerait pas avant l’aube, afin de laisser le temps à l’âme du roi défunt de prendre le large. L’ouverture avait l’air profonde et de mauvais augure, on lui devinait des intentions autrement plus sinistres que, disons, garder une lame de rasoir bien affûtée.
« Allons voir », dit-il.
« Attention ! Il revient ! »
Les huit mages les plus élevés en grade de l’Université s’alignèrent en traînant la semelle, s’évertuèrent à se défriper la barbe et firent dans l’ensemble un effort en pure perte pour se donner l’air présentable. Ce n’était pas facile. On les avait arrachés à leurs salles de travail, ou à leur digestif devant un feu ronflant, voire à une méditation au calme dans un fauteuil confortable, la tête sous un mouchoir, et tous étaient perplexes en même temps que terriblement inquiets. Ils jetaient sans arrêt des coups d’œil au piédestal vide.
Une seule et unique créature aurait pu reproduire l’expression de leurs visages : un pigeon qui vient d’apprendre non seulement que Lord Nelson est descendu de sa colonne mais qu’on l’a aussi aperçu qui achetait un fusil à répétition calibre 12 et une boîte de cartouches.
« Il arrive dans le couloir ! » s’écria Rincevent avant de plonger derrière un pilier.
Le groupe de mages regarda les grandes doubles portes comme si elles allaient exploser, ce qui prouve leur compétence en matière de prémonition, parce qu’elles explosèrent. Une averse d’éclats de chêne gros comme des allumettes s’abattit parmi eux et une petite silhouette toute menue se découpa sur le fond de lumière. Elle tenait un bourdon fumant dans une main. Dans l’autre un petit crapaud jaune.
« Rincevent ! beugla Albert.
— Monsieur !
— Débarrasse-moi de ça et va me le balancer où tu veux. »
Le crapaud se traîna dans la main de Rincevent et lui lança un regard d’excuse.
« C’est la dernière fois que ce foutu bistrotier fait l’insolent avec un mage, dit Albert d’un air satisfait et avantageux. Il suffit, on dirait, que je tourne le dos quelques centaines d’années pour qu’aussitôt les habitants de cette ville s’enhardissent à vouloir répondre aux mages, hein ? »
L’un des mages supérieurs marmonna quelque chose.
« Qu’est-ce qu’y a ? Plus fort, mon vieux !
— En tant qu’économe de cette université, je dois dire que nous avons toujours encouragé une politique de bon voisinage vis-à-vis de la communauté », grommela-t-il en essayant d’éviter le regard fixe et perçant d’Albert. Il avait un pot de chambre renversé sur la conscience, plus trois cas de graffitis obscènes à porter à son actif.
Albert laissa pendre sa mâchoire. « Pourquoi donc ? demanda-t-il.
— Ben… euh… le sentiment du devoir civique… Nous pensons qu’il est d’une importance vitale de montrer l’exemp… arrgh ! »
Le mage se démena pour étouffer le feu qui avait pris dans sa barbe. Albert abaissa son bourdon et des yeux passa lentement en revue le rang de mages. Sous son regard ils penchèrent en arrière comme herbe par grand vent.
« Y en a d’autres qui veulent nous faire part de leur sentiment du devoir civique ? fit-il. D’autres amateurs de bon voisinage ? » Il se redressa de toute sa taille. « Espèces d’asticots ramollis ! J’ai pas fondé cette Université pour qu’on prête à tout le monde la putain de tondeuse à gazon ! À quoi bon le pouvoir, si vous l’exercez pas ? Çui qui nous manque de respect, on lui fout son auberge de merde en l’air, on lui laisse même pas de quoi se griller des châtaignes, compris ? »
Quelque chose comme un léger soupir monta du groupe de mages. Ils contemplaient d’un œil attristé le crapaud dans la main de Rincevent. La plupart d’entre eux, au temps de leur jeunesse, étaient passés maîtres dans l’art de se soûler comme des bourriques au Tambour. Évidemment, tout ça datait maintenant, mais le gueuleton annuel de la Guilde des Marchands, avec couteaux et fourchettes, devait se tenir au Tambour le lendemain soir, dans la salle du premier, et tous les mages de Huitième Niveau avaient reçu des billets de faveur ; le menu prévoyait du cygne rôti, deux sortes de charlottes et une rafale de toasts fraternels portés à « nos estimés, que dis-je ? distingués invités » jusqu’au moment où les appariteurs du collège devraient s’amener avec les brouettes.
Albert passa le rang en revue d’un air important, rentrant ici et là une bedaine d’un coup de bourdon. Il avait la tête qui chantait et dansait. Repartir ? Jamais ! Ça, c’était le pouvoir, ça, c’était vivre ; il allait défier le vieux taulier et cracher dans son œil vide.
« Par le Miroir Fumant de Grism, va y avoir du chambardement dans le coin ! »
Les mages qui avaient étudié l’Histoire hochèrent une tête inquiète. On allait revenir à la pierre froide sous les pieds, aux levers avant le jour, à l’interdiction absolue de l’alcool et à la mémorisation des vrais noms de tout ce qu’on peut imaginer jusqu’à ce que le cerveau en craque.
« Qu’est-ce qu’il nous fait, çui-là ? »
Un mage qui avait distraitement sorti sa blague à tabac laissa échapper la cigarette à demi confectionnée de ses doigts tremblants. Elle rebondit par terre, et tous les mages la regardèrent rouler avec des yeux d’envie jusqu’à ce que leur fondateur s’avance d’un pas vif et l’écrase.
Albert se retourna d’un bloc. Rincevent, qui le suivait comme une sorte d’adjudant officieux, faillit lui rentrer dedans.
« Toi, là ! Rincemachin ! Tu fumes ?
— Non, monsieur ! Une sale manie ! » Rincevent évita le regard de ses supérieurs. Il prenait soudain conscience qu’il venait de se faire des ennemis à vie, et c’était une maigre consolation de savoir qu’il ne les garderait sans doute pas longtemps.
« Bien ! Tiens-moi mon bourdon. Maintenant, bande de misérables récidivistes, vous allez m’arrêter ça, z’entendez ?
Pour commencer, demain, debout à l’aurore, trois tours de cour et retour ici pour la gymnastique ! Repas équilibrés ! Études ! Exercices vivifiants ! Et ce foutu singe décanille dans un cirque, illico !
— Oook ? »
Plusieurs des vieux mages fermèrent les yeux.
« Mais d’abord, dit Albert en baissant la voix, vous allez me faire le plaisir de procéder au Rite d’AshkEnte.
« Il me reste un boulot à terminer », ajouta-t-il.
Morty parcourait à grands pas les couloirs sombres comme une taupe de la pyramide, suivi d’Ysabell qui se dépêchait pour ne pas se laisser distancer. La faible luisance de son épée éclairait des silhouettes déplaisantes ; Offler le Dieu Crocodile avait l’air d’une publicité pour cosmétiques auprès des horreurs qu’adoraient les habitants de Tsort. Les alcôves qu’ils croisaient abritaient des statues de créatures apparemment composées de tous les bouts dont Dieu ne s’était pas servi.
« Ils sont là pour quoi ? chuchota Ysabell.
— À en croire les prêtres tsortiens, ils se mettent à vivre une fois qu’on a scellé la pyramide, et puis ils rôdent dans les couloirs pour protéger le corps du roi des pilleurs de tombes, répondit Morty.
— Quelle superstition horrible.
— Qui te parle de superstition ? fit distraitement Morty.
— Ils deviennent vraiment vivants ?
— Tout ce que je peux te dire, c’est que les Tsortiens, quand ils lancent une malédiction quelque part, ils rigolent pas. »
Morty tourna un angle et Ysabell le perdit de vue le temps d’un bref arrêt du cœur. Elle se précipita dans l’obscurité et percuta le jeune homme. Il examinait un oiseau à tête de chien.
« Urgh, fit-elle. Ça ne te donne pas des frissons dans le dos ?
— Non, répondit Morty tout net.
— Pourquoi ?
— PARCE QUE JE SUIS MORTY. » Il se retourna, et elle vit luire ses yeux comme des têtes d’épingles bleues.
« Arrête ça !
— JE NE… PEUX PAS. »
Elle voulut rire. Sans succès. « Tu n’es pas la Mort, dit-elle. Tu fais seulement son travail.
— LA MORT, C’EST CELUI QUI FAIT LE TRAVAIL DE LA MORT. »
Le silence accablé qui suivit ces paroles fut rompu par un gémissement venant de plus loin dans le conduit sombre. Morty pivota sur ses talons et se hâta dans sa direction.
Il a raison, songea Ysabell. Même sa façon de marcher…
Mais la peur des ténèbres, lesquelles n’attendaient que le départ de la lumière pour revenir, triompha de tous ses doutes et elle se glissa à sa suite, tourna à un autre angle et pénétra dans ce qui apparut, à la lueur intermittente de l’épée, comme un croisement de salle au trésor et de grenier très encombré.
« C’est quoi, ici ? souffla-t-elle. Je n’ai jamais vu un bric-à-brac pareil !
— LE ROI EMPORTE ÇA AVEC LUI DANS L’AUTRE MONDE, répondit Morty.
— Il ne doit pas savoir ce que c’est que voyager léger. Regarde-moi ça, un bateau entier. Et une baignoire en or !
— IL VEUT SÛREMENT RESTER PROPRE DE L’AUTRE CÔTÉ.
— Et toutes ces statues !
— CES STATUES, J’AI LE REGRET DE LE DIRE, C’ÉTAIENT DES GENS. LES SERVITEURS DU ROI, TU COMPRENDS. »
Le visage d’Ysabell se ferma.
« LES PRÊTRES LEUR DONNENT DU POISON. »
Un second gémissement leur parvint depuis l’autre côté du capharnaüm. Morty remonta à sa source, enjamba maladroitement des tapis roulés, des régimes de dattes, des cageots de vaisselle et des tas de pierres précieuses. À l’évidence, le roi n’avait pas pu se décider sur ce qu’il allait laisser derrière lui au moment du départ, aussi avait-il préféré ne pas prendre de risque et tout emmener.
« SEULEMENT, ÇA N’AGIT PAS TOUJOURS VITE », ajouta sombrement Morty.
Ysabell se hissa crânement derrière lui et contempla par-dessus une pirogue une jeune fille affalée sur une pile de couvertures. Elle portait un pantalon de gaze, un gilet taillé dans un métrage trop juste de tissu et assez de bracelets pour mouiller un navire de bon tonnage. Une tache verte lui cernait la bouche.
« Ça fait mal ? demanda doucement Ysabell.
— NON. ILS SE FIGURENT QU’ILS VONT AU PARADIS.
— Ils y vont ?
— PEUT-ÊTRE. QUI SAIT ? » Morty sortit le sablier d’une poche intérieure et l’examina à la lueur de l’épée. Il eut l’air de compter tout seul puis, d’un geste vif, il jeta le sablier par-dessus son épaule et abattit l’épée de l’autre main.
L’ombre de la fille s’assit et s’étira dans un tintement fantomatique de bijoux. Elle vit Morty et inclina la tête.
« Mon seigneur !
— LE SEIGNEUR DE PERSONNE, fit Morty. À PRÉSENT, FILE LÀ OÙ TU CROIS DEVOIR ALLER.
— Je vais être concubine à la cour céleste du roi Zetesfoutu qui séjournera éternellement parmi les étoiles, dit-elle avec fermeté.
— Tu n’es pas obligée », fit sèchement Ysabell. La fille se tourna vers elle, les yeux écarquillés.
« Oh, mais il le faut. Je me suis préparée à ça, dit-elle alors qu’elle s’estompait peu à peu. Je n’ai réussi qu’à faire servante jusqu’à présent. »
Elle disparut. Ysabell, l’œil désapprobateur, fixait l’espace qu’elle avait occupé.
« Alors ça ! fit-elle, puis : Tu as vu ce qu’elle avait sur le dos ?
— ALLONS-NOUS-EN D’ICI.
— Mais ça ne peut pas être vrai, cette histoire du roi Machin qui séjourne parmi les étoiles, grommela-t-elle tandis qu’ils retraversaient la chambre encombrée pour sortir. Il n’y a rien d’autre que l’espace vide, là-haut.
— C’EST DIFFICILE À EXPLIQUER, dit Morty. DANS SA TÊTE, IL VA SÉJOURNER PARMI LES ÉTOILES.
— Avec des esclaves ?
— SI C’EST CE QU’ILS CROIENT ÊTRE.
— Ce n’est pas très juste.
— IL N’Y A PAS DE JUSTICE, répliqua Morty. RIEN QUE NOUS. »
Ils se dépêchèrent de reprendre à l’envers les avenues de goules dans l’attente du réveil, et ils couraient presque lorsqu’ils jaillirent dans la nuit du désert. Ysabell s’adossa contre la pierre rugueuse et chercha à reprendre haleine.
Morty, lui, n’était pas hors d’haleine.
Il n’en avait pas, d’haleine. Il ne respirait pas.
« JE TE RECONDUIS LÀ OÙ TU VEUX, dit-il, ET APRÈS JE TE LAISSE.
— Mais je croyais que tu voulais sauver la princesse ! »
Morty secoua la tête de gauche à droite.
« JE N’AI PAS LE CHOIX. IL N’Y A PAS DE CHOIX POSSIBLES. »
Elle courut en avant et lui saisit le bras alors qu’il se tournait vers Bigadin qui les attendait. Il lui repoussa gentiment la main.
« J’AI TERMINÉ MON APPRENTISSAGE.
— C’est dans ta tête, tout ça ! hurla Ysabell. Tu es ce que tu crois être ! »
Elle s’arrêta et regarda par terre. Le sable autour des pieds de Mortimer commençait à sauter en l’air par petits jets et tourbillons de poussière.
L’air fit entendre un crépitement et devint comme graisseux au toucher. Morty paraissait mal à l’aise.
« QUELQU’UN EST EN TRAIN D’ACCOMPLIR LE RITE D’ASH…»
Comme un coup de marteau, une force tomba du ciel et creusa un cratère dans le sable. Un bourdonnement grave s’éleva, accompagné d’une odeur de fer-blanc chauffé.
Morty regarda autour de lui dans la tempête de sable, tourna sur lui-même comme dans un rêve, seul dans l’œil calme du cyclone. Un éclair fulgura dans le nuage tourbillonnant. Tout au fond de sa tête, il se débattait pour se libérer, mais quelque chose le tenait dans ses griffes et il ne pouvait pas plus résister qu’une aiguille de compas ne peut ignorer la force qui l’oblige à se pointer vers le Moyeu.
Il finit par trouver ce qu’il cherchait : une porte bordée de lumière octarine qui donnait sur un court tunnel. Des silhouettes, à l’autre bout, l’invitaient du geste.
« J’ARRIVE », dit-il avant de se retourner en entendant un bruit soudain derrière lui. Soixante-dix kilos de jeune fille le percutèrent en pleine poitrine et le firent décoller du sol.
Morty atterrit, Ysabell agenouillée sur lui ; elle lui cramponnait farouchement les bras.
« LÂCHE-MOI, psalmodia-t-il. ON M’A INVOQUÉ.
— Pas toi, idiot ! »
Elle plongea son regard dans les étangs bleus, sans pupilles, de ses yeux. C’était comme regarder au fond d’un tunnel impétueux.
Morty cambra les reins et cria une imprécation si ancienne et violente que, dans le puissant champ magique, elle prit réellement forme, battit de ses ailes parcheminées et s’esquiva en douce. Un micro-orage s’abattit autour des dunes de sable.
Les yeux de Morty attiraient encore la jeune femme. Elle détourna le regard pour ne pas tomber comme une pierre dans un puits de lumière bleue.
« JE TE L’ORDONNE. » La voix de Morty aurait percé des trous dans le roc.
« Père a essayé ce ton-là sur moi pendant des années, dit-elle calmement. En général quand il voulait que je nettoie ma chambre. Ça ne prenait déjà pas. »
Morty brailla une autre imprécation qui dégringola du néant et chercha à s’enfouir dans le sable.
« LA DOULEUR…
— C’est dans ta tête, tout ça, dit-elle en s’arc-boutant contre la force qui voulait les entraîner vers la porte tremblotante. Tu n’es pas la Mort. Tu es Morty, c’est tout. Tu es ce que tu crois être. »
Au centre du bleu flou dans les orbites du jeune homme, deux tout petits points marron grandissaient à vue d’œil.
La tempête autour d’eux se renforça et gémit. Morty hurla.
Le Rite d’AshkEnte, tout bonnement, invoque et contraint la Mort. Les étudiants de l’occulte n’ignorent pas qu’on peut l’accomplir avec une simple incantation, trois petits bouts de bois et quatre centimètres cube de sang de souris, mais il ne viendrait à l’idée d’aucun mage digne de son chapeau pointu de se livrer à une cérémonie aussi peu spectaculaire ; ils savaient au fond d’eux-mêmes que sans grosses bougies jaunes, sans une profusion d’encens rare, sans cercles tracés sur le sol avec huit couleurs de craie différentes et sans quelques chaudrons disposés ici et là, un sortilège ne valait pas le coup.
Les huit mages positionnés sur les pointes du grand octogramme de cérémonie dodelinaient et psalmodiaient, les bras tendus latéralement de manière à toucher le bout des doigts de leurs voisins respectifs.
Mais quelque chose clochait. D’accord, une brume s’était formée au centre exact de l’octogramme vivant, mais elle se tortillait, tournait sur elle-même, refusait de se fixer.
« Plus de puissance ! cria Albert. Donnez plus de puissance ! »
Une silhouette apparut brièvement dans la fumée, en robe noire, une épée miroitante à la main. Albert jura lorsqu’il surprit la figure blême sous le capuchon ; elle n’était pas assez blême.
« Non ! hurla Albert qui sauta dans l’octogramme et battit l’air des mains pour chasser la forme vacillante. Pas toi, pas toi…»
Et dans le lointain pays de Tsort, Ysabell oublia qu’elle était une dame : elle ferma le poing, plissa les yeux et frappa Morty en pleine mâchoire. Le monde autour d’elle explosa…
Dans la cuisine de l’Antre à Côtes de Harga, la poêle à frire s’écrasa par terre, forçant les chats à détaler par la porte…
Dans la grande salle de l’Université de l’Invisible tout arriva en même temps[10].
La force terrible que les mages exerçaient sur le royaume de l’ombre se concentra brusquement. Comme un bouchon réticent sortant du goulot, comme une éclaboussure de ketchup vermillon tombant de la bouteille de sauce retournée de l’Infini, la Mort atterrit dans l’octogramme et jura.
Albert s’aperçut, hélas trop tard, qu’il se trouvait à l’intérieur du cercle enchanté et il exécuta un plongeon vers le dehors. Mais des doigts squelettiques le saisirent par le bord de sa robe.
Les mages, du moins ceux encore debout et conscients, furent plutôt étonnés de découvrir que la Mort portait un tablier et tenait un petit chaton.
« Pourquoi il a fallu QUE TU GÂCHES TOUT ?
— Que je gâche tout ? Vous avez vu ce que le gamin a fait ? » répondit sèchement Albert qui cherchait toujours à regagner la périphérie du cercle.
La Mort releva le crâne et flaira.
Le bruit transperça tous les autres dans la salle et les réduisit au silence.
C’était le genre de bruit qu’on entend à la lisière nébuleuse des rêves, une horreur sans nom dont on se réveille trempé d’une sueur glacée. C’était le reniflement sous la porte de la terreur. Comme le reniflement d’un hérisson, mais attention, le hérisson qui fonce des bas-côtés pour écrabouiller les camions. C’était le genre de bruit qu’on n’aimerait pas entendre deux fois ; qu’on n’aimerait pas entendre une seule fois.
La Mort se redressa lentement.
« C’EST COMME ÇA QU’IL ME REMERCIE DE MES BONTÉS ? ME VOLER MA FILLE, INSULTER MES SERVITEURS ET METTRE EN PÉRIL LE TISSU DE LA RÉALITÉ SUR UNE TOQUADE ? OH, j’AI ÉTÉ BÊTE, MAIS BÊTE, J’AI ÉTÉ BÊTE TROP LONGTEMPS !
— Maître, si vous aviez l’amabilité de me lâcher la robe…» commença Albert, et le mage nota dans sa propre voix des accents implorants absents jusque-là.
La Mort l’ignora. Il claqua des doigts comme s’il s’agissait de castagnettes, et le tablier qui lui ceignait la taille explosa en flammes courtes. Mais le chaton, il le posa très délicatement par terre avant de le chasser doucement du pied.
« EST-CE QUE JE NE LUI AI PAS OFFERT UNE OCCASION EN OR ?
— Tout à fait, maître, et maintenant si vous pouviez vous arranger pour…
— UNE QUALIFICATION ? UN PLAN DE CARRIÈRE ? DES POSSIBILITÉS D’AVANCEMENT ? LA GARANTIE DE L’EMPLOI ?
— Certainement, et si vous vouliez bien lâcher…»
Le changement dans la voix d’Albert était total. Les trompettes autoritaires s’étaient muées en piccolos suppliants. Il avait l’air terrifié, mais il parvint à attirer l’attention de Rincevent et à siffler : « Mon bourdon ! Jette-moi mon bourdon ! Tant qu’il est dans le cercle, il est pas invincible ! Donne-moi mon bourdon et je pourrai me libérer ! »
— Vous dites ? fit Rincevent.
— OH, C’EST À MOI QUE REVIENT LA FAUTE D’AVOIR CÉDÉ AUX FAIBLESSES DE CE QUE PAR MANQUE D’UN MEILLEUR MOT J’APPELLERAI LA CHAIR !
— Mon bourdon, espèce d’imbécile, mon bourdon ! bafouilla Albert.
— Pardon ?
— BRAVO, SERVITEUR FIDÈLE, POUR M’AVOIR RAMENÉ À LA RAISON, dit la Mort. NE PERDONS PAS DE TEMPS.
— Mon bour… ! »
Il y eut une implosion et une irruption d’air soudaine. Les flammes des bougies s’étirèrent en lignes de feu, puis s’éteignirent.
Un petit moment s’écoula.
Puis la voix de l’économe, de quelque part au ras du sol, fit : « Pas très gentil de votre part, Rincevent, de lui perdre son bourdon comme ça. Rappelez-moi de vous punir sévèrement un de ces jours. Quelqu’un a du feu ?
— Je ne sais pas où il est passé, moi ! Je l’ai posé contre le pilier, là, et après…
— Oook.
— Oh, fit Rincevent.
— Double ration de bananes pour le singe », dit tranquillement l’économe. Une allumette s’enflamma et quelqu’un réussit à allumer une bougie. Les mages entreprirent de se remettre debout.
« Bon, que ça nous serve de leçon à tous », reprit l’économe qui se brossa la robe de la main pour en chasser la poussière et la cire de bougie. Il leva les yeux, s’attendant à voir la statue d’Alberto Malik revenue sur le piédestal.
« Visiblement, même les statues se vexent, dit-il. Pour ma part je me rappelle, quand je n’étais qu’un étudiant de première année, avoir écrit mon nom sur son… Enfin, passons. Donc, je propose de remplacer la statue séance tenante. »
Un silence de mort accueillit ladite proposition.
« Mettons, une effigie fidèle moulée dans l’or. Convenablement rehaussée de pierres précieuses, comme il sied à notre grand fondateur, poursuivit-il joyeusement. Et pour être sûrs qu’aucun étudiant ne vienne dégrader la statue, je suggère qu’on l’érigé dans la cave la plus profonde, continua-t-il.
« Et qu’on ferme ensuite la porte à clé », ajouta-t-il. Plusieurs mages commencèrent à se dérider.
« Et qu’on balance la clé ? fit Rincevent.
— Et qu’on soude la porte », renchérit l’économe. Le Tambour Rafistolé lui revenait en mémoire. Il réfléchit un instant et se rappela aussi le régime de bonne condition physique.
« Et qu’on mure l’entrée. » Une salve d’applaudissements lui répondit.
« Et qu’on balance le maçon ! » gloussa Rincevent qui sentait qu’il commençait à attraper le coup.
Dans le silence, une dune plus imposante que la normale fit maladroitement le gros dos, puis s’affaissa brusquement pour laisser apparaître Bigadin, qui souffla le sable de ses naseaux et secoua sa crinière.
L’économe lui jeta un regard réprobateur. « Ne nous emballons pas », dit-il.
Morty ouvrit les yeux.
Il devrait exister un mot pour désigner ce bref instant immédiatement après le réveil, quand l’esprit baigne dans un néant rose et chaud. Vous êtes étendu, vide de toute pensée, en dehors du sentiment grandissant que vous retombent dessus, comme une chaussette bourrée de sable mouillé dans une ruelle nocturne, tous les souvenirs dont vous vous passeriez bien et qui conduisent à la conclusion que le seul élément réconfortant dans votre avenir horrible, c’est la certitude qu’il sera relativement court.
Morty se redressa sur son séant et se mit les mains sur la tête pour l’empêcher de se dévisser davantage.
Le sol auprès de lui se souleva et Ysabell se poussa en position assise. Elle avait la figure noire de poussière de la pyramide et les cheveux pleins de sable. Certains avaient grillé à la pointe. Elle considéra le jeune homme d’un œil morne.
« Tu m’as tapé dessus ? demanda-t-il en se tâtant doucement la mâchoire.
— Oui.
— Oh. »
Il regarda le ciel, comme s’il pouvait y retrouver la mémoire. Il fallait qu’il se rende quelque part, et vite, se souvint-il. Puis il se rappela autre chose.
« Merci, dit-il.
— Pas de quoi, je t’assure. »
Ysabell se releva et s’efforça d’enlever la poussière et les toiles d’araignées de sa robe.
« On va la sauver, ta princesse ? » fit-elle timidement.
Sa réalité personnelle, interne, rattrapa Morty. Il bondit sur ses pieds avec un cri étranglé, vit des feux d’artifice bleus lui exploser devant les yeux, et s’écroula une fois encore. Ysabell le saisit sous les aisselles et le hissa debout à nouveau.
« On va descendre au fleuve, dit-elle. On a bien besoin de boire un coup, je crois.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ? »
Elle haussa du mieux qu’elle put les épaules sous le poids du jeune homme.
« Quelqu’un a accompli le Rite d’AshkEnte. Père a horreur de ça, il dit qu’on l’invoque tout le temps aux plus mauvais moments. La… part de toi qui était la Mort a disparu, et toi tu es resté. Je crois. En tout cas tu as retrouvé ta vraie voix.
— Quelle heure il est ?
— À quelle heure tu disais que les prêtres fermaient la pyramide ? »
Paupières plissées, les yeux larmoyants de Morty revinrent vers la tombe du roi. Pas de doute, à la lumière des torches des doigts s’activaient sur la porte. Bientôt, selon la légende, les gardiens s’éveilleraient à la vie et commenceraient leur patrouille interminable.
Il savait qu’ils le feraient. Il se rappelait tout. Il se rappelait la sensation de froid glacé dans son esprit infini comme le ciel nocturne. Il se rappelait l’assignation à une existence peu engageante dès l’apparition de la première créature vivante, parfaitement conscient qu’il survivrait à la vie jusqu’au dernier soupir du dernier être de l’univers, et que ce serait alors à lui, comme qui dirait, de mettre les chaises sur les tables et d’éteindre toutes les lumières.
Il se rappelait la solitude. « Me laisse pas, dit-il très vite.
— Je suis là, répondit-elle. Aussi longtemps que tu auras besoin de moi.
— Il est minuit », fit-il d’un ton de découragement en s’affaissant au bord du Tsort et en penchant sa tête douloureuse vers l’eau. Près de lui, dans un bruit de vidange de baignoire, Bigadin se désaltéra aussi.
« Ça veut dire qu’il est trop tard ?
— Oui.
— Je suis désolée. Je voudrais pouvoir faire quelque chose.
— Tu peux rien faire.
— Au moins, tu as tenu ta promesse à Albert.
— Oui, dit amèrement Morty. J’aurai au moins fait ça. »
Presque à l’autre bout du Disque…
Une fois encore, il devrait y avoir un mot pour désigner la microscopique étincelle d’espoir qu’on n’ose pas entretenir de peur qu’un intérêt excessif ne la fasse disparaître, comme lorsqu’on essaye de regarder un photon. On ne peut que s’en approcher discrètement, regarder au-delà, passer devant, attendre qu’il devienne assez gros pour affronter le monde.
Il releva un visage ruisselant d’eau, considéra l’horizon vers le couchant et tâcha de se rappeler la grande reproduction du Disque dans le cabinet de la Mort sans vraiment révéler à l’univers ce qu’il avait en tête.
Dans ces cas-là, on a l’impression d’un équilibre si fragile dans le champ du possible que réfléchir trop fort suffirait à le rompre.
Il s’orienta aux fines flèches de lumière du Moyeu qui dansaient sur le fond d’étoiles et décida, pris d’une inspiration, que Sto Lat se trouvait… là-bas…
« Minuit, dit-il tout haut.
— Minuit passé, maintenant, rectifia Ysabell. »
Morty se releva, s’efforçant de ne pas laisser sa joie rayonner de ses yeux comme des lumières de phare, et empoigna le harnais de Bigadin.
« Viens, dit-il. On a pas beaucoup de temps.
— De quoi tu parles ? »
Il tendit la main pour aider la jeune femme à monter en croupe. Geste qui partait d’un bon sentiment, mais du coup il faillit se désarçonner tout seul. Ysabell le repoussa gentiment et grimpa par ses propres moyens. Bigadin, qui sentait l’agitation fiévreuse de Morty, faisait des pas de côté, s’ébrouait, frappait le sable du sabot.
« Dis, de quoi tu parles ? »
Morty fit volter le cheval face au rougeoiement lointain du coucher du soleil.
« De la vitesse de la nuit », répondit-il.
Coupefin passa la tête au-dessus des créneaux du palais et gémit. La démarcation n’était plus qu’à une rue, parfaitement visible dans l’octarine, et il n’avait pas besoin d’imaginer le bruit de friture. Il l’entendait : un méchant bourdonnement en dents de scie dû aux particules de possibilité qui, dans leur course erratique, percutaient l’interface et libéraient leur énergie sous forme de bruit. À mesure qu’elle se rapprochait, péniblement, la paroi nacrée avalait banderoles, torches et badauds pour ne laisser que rues obscures. Quelque part là-bas, songea Coupefin, je dors profondément dans mon lit et rien de tout ça n’est arrivé. Le veinard.
Il se baissa bien vite, glissa à bas de l’échelle, prit pied sur les pavés et cavala pour revenir dans la grande salle, les jupes de sa robe lui battant autour des chevilles. Il se faufila par la petite poterne du grand portail, ordonna au garde de la verrouiller, puis reprit ses jupes à la main, ses jambes à son cou et enfila bruyamment un couloir de service qui lui évitait de rencontrer des invités.
Des milliers de bougies éclairaient la salle pleine de dignitaires de Sto Lat, pour la plupart incertains sur le pourquoi de leur présence au palais. Et, bien sûr, il y avait l’éléphant.
C’était l’éléphant qui avait convaincu Coupefin que sa raison déraillait ; l’idée lui avait pourtant paru bonne quelques heures plus tôt, lorsque la vue basse du Grand Prêtre l’avait tellement mis hors de lui qu’il s’était souvenu de cette scierie à la sortie de la ville qui employait l’animal en question au transport de lourdes charges. Le pachyderme avait un certain âge, de l’arthrite et un caractère inégal, mais aussi un gros avantage en tant que victime sacrificielle. Le Grand Prêtre ne pourrait manquer de le voir.
Une demi-douzaine de gardes essayaient timidement de retenir l’éléphant dont le cerveau épais venait de l’informer qu’il aurait dû se trouver dans son écurie familière avec beaucoup de foin, d’eau et de temps devant lui pour rêver aux journées ensoleillées dans les grandes plaines kaki de Klatch. Il commençait à s’agiter.
L’autre raison de sa vivacité grandissante ne va pas tarder à se manifester : dans la confusion d’avant cérémonie, sa trompe a découvert le calice rituel contenant cinq litres de vin capiteux et les a bus cul sec. Des images bizarres, violentes, apparaissent comme dans des bulles devant ses yeux encroûtés : baobabs déracinés, combats entre mâles à la saison des amours, charges glorieuses dans des villages indigènes et autres plaisirs à demi oubliés. Si ça continue, il va voir des humains roses.
Heureusement, Coupefin ne savait rien de ce qui précède ; il attira l’attention de l’assistant du Grand Prêtre – un jeune homme inspiré qui avait eu la prévoyance de s’équiper d’un long tablier de caoutchouc et de cuissardes – et signala du geste que la cérémonie devait démarrer.
Il fonça comme une flèche dans le vestiaire du prêtre, batailla pour enfiler la robe de gala que la couturière du palais lui avait spécialement taillée, fouilla au fond de la corbeille à ouvrage à la recherche de chutes de dentelle, de paillettes et de fil d’or pour réaliser un habit d’un mauvais goût si flagrant que même l’Archichancelier de l’Université de l’Invisible n’aurait pas eu honte de le porter. Coupefin s’accorda cinq secondes pour admirer son reflet dans le miroir avant de s’enfoncer le chapeau pointu sur la tête et de repartir en trombe vers la porte, où il s’arrêta juste à temps pour sortir d’un pas mesuré, comme il sied à une personne de condition.
Il retrouva le Grand Prêtre à l’instant où Kéli commençait à remonter l’allée centrale, flanquée de caméristes qui s’affairaient autour d’elle comme remorqueurs autour d’un paquebot de ligne.
Malgré le handicap de la robe héréditaire, Coupefin la trouva belle. Quelque chose en elle le faisait…
Il serra les dents et fit effort pour se concentrer sur les mesures de sécurité. Il avait posté des gardes à divers points stratégiques de la salle, au cas où le duc de Sto Hélit tenterait un remaniement de dernière minute de la succession royale, et il se rappela qu’il devait garder particulièrement à l’œil le duc en question qui se tenait assis au premier rang, un sourire curieusement serein sur la figure. L’homme surprit le regard de Coupefin, et le mage s’empressa de s’intéresser à autre chose.
Le Grand Prêtre leva les mains pour imposer silence.
Coupefin se faufila jusqu’à lui alors que le vieillard se tournait vers le Moyeu et d’une voix cassée attaquait l’invocation aux dieux.
Coupefin laissa son regard glisser à nouveau vers le duc.
« Entendez-moi, hmm, ô dieux…»
Sto Hélit n’avait-il pas la tête levée vers l’obscurité des chevrons, repaire des chauve-souris ?
«… entends-moi, ô Io l’Aveugle aux Cent Yeux ; entends-moi, ô Grand Offler à la Bouche Ouverte aux Oiseaux ; entends-moi, ô Fatalité Miséricordieuse ; entends-moi, ô Destin, hmm, Glacé ; entends-moi, ô Sek aux Sept Mains ; entends-moi, ô Hoki des Bois ; entends-moi, ô…»
Une horreur sourde saisit Coupefin qui comprit que le vieux crétin, malgré les consignes, allait passer toute la liste en revue. Il existait actuellement plus de neuf cents dieux connus sur le Disque, et des théologiens chercheurs en découvraient de nouveaux chaque année. Ça pouvait prendre des heures. L’assemblée commençait déjà à remuer les pieds.
Kéli, debout devant l’autel, avait le visage furieux. Coupefin flanqua un coup de coude dans les côtes du Grand Prêtre, ce qui n’eut aucun effet notable, puis il agita férocement les sourcils à l’intention du jeune acolyte.
« Arrête-le ! souffla-t-il. On n’a pas le temps !
— Les dieux vont se fâcher…
— Pas autant que moi, et moi, je suis ici. »
L’acolyte considéra un instant l’expression de Coupefin et se dit qu’il valait mieux s’expliquer plus tard avec les dieux. Il donna une tape sur l’épaule du Grand Prêtre et lui chuchota quelques mots à l’oreille.
«… ô Steikhegel, dieu de, hmm, des étables isolées ; entends-moi, ô… hein ? Quoi ? »
Murmure, murmure.
Le Grand Prêtre lança un regard mauvais à Coupefin, du moins là où il croyait qu’il se tenait.
« Oh, très bien. Hmm, prépare l’encens et les parfums pour la Confession-Absolution du Sentier Quatre-Voies. »
Murmure, murmure.
La figure du Grand Prêtre s’assombrit.
« J’imagine, hmm, qu’une petite prière, hmm, serait absolument hors de question ? fit-il d’un ton acide.
— Si certaines personnes ne s’activent pas, dit Kéli d’un air de ne pas y toucher, il va y avoir du vilain. »
Murmure.
« Ma foi, je ne sais pas, moi, fit le Grand Prêtre. C’était bien la peine de s’embêter avec une cérémonie, hmm, religieuse. Va me chercher ce fichu éléphant, alors. »
L’acolyte lança un regard affolé à Coupefin et fit signe aux gardes. Tandis que les responsables de l’animal le poussaient en avant avec force cris et coups de bâtons pointus, le jeune prêtre se glissa en crabe jusqu’à Coupefin et lui fourra quelque chose dans la main.
Le mage baissa les yeux. Un chapeau imperméable.
« C’est nécessaire ?
— Le Grand Prêtre est très pieux, fit l’acolyte. Un tuba ne serait pas de trop. »
L’éléphant arriva à l’autel où on le força, sans trop de mal, à s’agenouiller. Il avait des hoquets.
« Bon, alors, où il est ? fit sèchement le Grand Prêtre. Qu’on en finisse avec cette, hmm, farce ! »
Murmure de l’acolyte. Le Grand Prêtre écouta, hocha gravement la tête, saisit son couteau sacrificiel à manche blanc et l’éleva à deux mains au-dessus de sa tête. Toute l’assemblée regardait, retenant son souffle. Puis il le rabaissa.
« Où ça, devant moi ? »
Murmure.
« Je n’ai sûrement pas besoin de ton aide, mon ami ! Ça fait soixante-dix ans que je sacrifie des hommes et des jeunes garçons – et, hmm, des femmes et des animaux –, alors le jour où je ne saurai plus me servir du, hmm, couteau, il sera temps qu’on me mette au lit avec une pelle ! »
Et il abattit la lame dans un grand geste qui, par pure chance, ne causa qu’une blessure superficielle à la trompe de l’éléphant.
Le pachyderme sortit de sa léthargie euphorique et glapit. L’acolyte se retourna, horrifié, pour se trouver face à deux yeux minuscules injectés de sang qui lui louchaient dessus le long d’une trompe furieuse, et il franchit l’autel d’un seul bond à pieds joints.
L’éléphant était enragé. De vagues souvenirs lui revenaient en masse et embrouillaient son cerveau douloureux : des feux, des cris, des hommes avec des filets, des cages et des piques, et toutes les années passées à tirer de lourds troncs d’arbres. Il asséna un coup de trompe sur la pierre d’autel et, à sa grande surprise, l’éclata en deux ; il souleva les deux moitiés en l’air avec ses défenses, tenta vainement de déraciner un pilier puis, pris d’un besoin pressant d’une bouffée d’air frais, se lança dans une charge arthritique en direction de la sortie à l’autre bout.
Il percuta la porte à toute allure, le sang bouillant de l’appel de la harde et pétillant d’alcool, et l’arracha de ses gonds. Le châssis toujours sur les épaules, il franchit la cour en donnant de la bande, pulvérisa le portail extérieur, rota et traversa la ville endormie dans un bruit de tonnerre. Il continuait d’accélérer lorsque la brise nocturne lui apporta les effluves du lointain et sombre continent de Klatch ; alors, la queue dressée, il se rendit à l’invitation ancestrale du pays.
Dans la salle, ce n’étaient que poussière, cris et confusion. Coupefin repoussa le chapeau qui lui bouchait la vue et se releva à quatre pattes.
« Merci, dit Kéli, allongée sous lui. Et pourquoi m’avez-vous sauté dessus ?
— L’instinct m’a poussé à vous couvrir, Votre Majesté.
— Oui, c’était peut-être l’instinct, mais…» Elle s’apprêtait à déclarer que l’éléphant aurait peut-être pesé moins lourd, mais la vue de la grosse figure sérieuse, un rien cramoisie du mage la fit changer d’avis.
« Nous en reparlerons plus tard », fit-elle. Elle s’assit et s’épousseta. « En attendant, je crois que nous allons nous passer de sacrifice. Je ne suis pas encore Votre Majesté, seulement Votre Altesse, et maintenant, si quelqu’un veut bien aller chercher la couronne…»
Le petit bruit sec d’un cran de sûreté se fit entendre derrière eux.
« Le mage va poser ses mains là où je peux les voir », dit le duc.
Coupefin se releva lentement et se retourna. Le duc avait le soutien d’une demi-douzaine de gros costauds inquiétants, le genre de particuliers dont l’unique fonction dans la vie consiste à déployer leur carrure derrière des hommes comme le duc. Ils étaient armés d’une douzaine de grosses arbalètes tout aussi inquiétantes dont le but principal était d’avoir l’air prêtes à partir.
La princesse bondit sur ses pieds et s’élança contre son oncle, mais Coupefin l’empoigna.
« Non, dit-il d’une voix calme. Je le vois mal vous attacher dans une cave et vous laisser juste assez de temps pour que les souris rongent vos liens avant la marée haute. C’est le genre à vous tuer séance tenante. »
Le duc s’inclina.
« On peut véritablement dire que les dieux ont parié, fit-il. Manifestement, la princesse s’est fait tragiquement écraser par l’éléphant solitaire. Le peuple en sera bouleversé. J’ordonnerai personnellement une semaine de deuil.
— Vous n’oserez pas, tous les invités ont vu… ! » commença la princesse, au bord des larmes.
Coupefin secoua la tête. Il regardait les gardes qui se déplaçaient à travers la foule des invités ahuris.
« Non, dit-il. Vous seriez surprise de tout ce qu’ils n’ont pas vu. Surtout quand ils vont apprendre que mourir tragiquement écrasé par des éléphants solitaires peut être contagieux. On risque même d’y passer dans son lit. »
Le duc éclata d’un rire joyeux.
« Vraiment, tu es plutôt intelligent pour un mage, dit-il. À vrai dire, je propose simplement le bannissement…
— Vous ne vous en tirerez pas comme ça », fit Coupefin. Il réfléchit un instant et ajouta : « Enfin, vous vous en tirerez peut-être comme ça, mais ça vous travaillera sur votre lit de mort et vous regretterez…»
Il se tut. Sa mâchoire s’affaissa.
Le duc se retourna à moitié pour suivre la direction de son regard.
« Eh bien, mage ? Qu’as-tu vu ?
— Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, fit un Coupefin hystérique. Vous ne serez même pas là. Bientôt, tout ça ne sera jamais arrivé, vous comprenez ?
— Surveillez ses mains, ordonna le duc. S’il bouge ne serait-ce qu’un doigt, abattez-les. »
Il regarda encore autour de lui, intrigué. Le mage avait paru sincère. Évidemment, on racontait que les mages voyaient des choses qui n’étaient pas là…
« Ça n’a même aucune importance, si vous me tuez, bafouilla Coupefin, parce que demain je vais me réveiller dans mon lit et il ne se sera rien passé. Ç’a traversé le mur ! »
La nuit se déroulait, s’étendait sur le Disque. Elle était bien sûr toujours présente, tapie dans les ombres, les trous et les caves, mais à mesure que la lumière alanguie du jour se traînait à la remorque du soleil, les mares et les étangs de nuit débordaient, se rejoignaient et fusionnaient.
La lumière du Disque-monde se déplace lentement à cause du formidable champ magique. La lumière du Disque-monde n’est pas comme la lumière d’ailleurs. Elle a vécu, elle a roulé sa bosse, elle n’éprouve pas le besoin de se précipiter partout. Elle sait qu’elle aura beau faire vite, l’obscurité arrivera toujours avant elle, alors elle ne s’énerve pas.
Minuit glissait au-dessus du paysage comme une chauve-souris aux ailes de velours. Et plus vite que minuit, tout petit point lumineux sur le fond noir du Disque, Bigadin galopait puissamment à sa poursuite. Des flammes grondaient dans le sillage de ses sabots. Les muscles jouaient sous sa peau luisante comme des serpents dans l’huile.
Le coursier et ses deux cavaliers filaient en silence. Ysabell ôta une main de la taille de Morty et regarda les étincelles qui chatoyaient autour de ses doigts dans les huit couleurs de l’arc-en-ciel. Des serpentins de lumière lui couraient en crépitant le long du bras et fulguraient à la pointe de ses poils.
Morty fit descendre sa monture, laissant un sillage de nuage en ébullition qui s’étirait sur des kilomètres derrière eux.
« Maintenant je sais que je deviens dingue, marmonna-t-il.
— Pourquoi ?
— Je viens de voir un éléphant, là-dessous. Ho, mon joli. Regarde, on aperçoit Sto Lat là-bas. »
Ysabell scruta par-dessus l’épaule de son compagnon la lueur au loin.
« Combien de temps il nous reste ? demanda-t-elle nerveusement.
— J’sais pas. Quelques minutes, peut-être.
— Morty, je ne t’ai pas encore demandé…
— Oui ?
— Qu’est-ce que tu vas faire, une fois là-bas ?
— J’sais pas, dit-il. J’comptais plus ou moins trouver une idée le moment venu.
— Tu l’as trouvée ?
— Non. Mais le moment est pas encore venu. Le sortilège d’Albert nous aidera peut-être. Et je…»
Le dôme de réalité recouvrait le palais comme une méduse qui s’avachit. La voix de Morty se perdit dans un silence horrifié. Puis Ysabell remarqua : « Là, je crois qu’il est presque venu, le moment. Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Accroche-toi ! »
Bigadin franchit en vol plané le portail défoncé de la cour extérieure, glissa sur les pavés dans une gerbe d’étincelles et bondit par l’entrée béante de la salle. La paroi nacrée de l’interface apparut et disparut dans une impression d’embruns glacés.
Morty eut la vision confuse de Kéli, de Coupefin et d’un groupe d’hommes qui plongeaient à terre en catastrophe. Il reconnut le duc, dégaina son épée et sauta de selle dès que le coursier fut en bout de dérapage.
« La touchez pas ! s’écria-t-il. J’vous fais sauter la tête !
— Vraiment très impressionnant, dit le duc qui dégaina de même son épée. Et aussi très imprudent. Je…»
Il s’arrêta. Ses yeux se ternirent. Il bascula en avant.
Coupefin reposa le gros chandelier d’argent dont il venait de se servir et adressa un sourire d’excuse à Morty.
Lequel se tourna vers les gardes ; la flamme bleue de l’épée de la Mort bourdonnait dans sa main.
« D’autres amateurs ? » gronda-t-il. Ils reculèrent, puis exécutèrent un demi-tour et prirent leurs jambes à leur cou. Lorsqu’ils traversèrent l’interface, ils disparurent. Il n’y avait pas d’invités non plus, de l’autre côté. Dans la vraie réalité, la salle était vide et obscure.
Tous quatre se retrouvaient seuls dans un hémisphère qui se réduisait rapidement.
Morty s’approcha discrètement de Coupefin.
« Vous avez une idée, vous ? fit-il. J’ai là, quelque part, un sortilège magique…
— Laisse tomber. Si j’essaye de la magie ici, ça va nous arracher la tête. Cette réalité est trop petite pour la contenir. »
Morty s’affaissa contre les restes de l’autel. Il se sentait vide, lessivé. L’espace d’un instant, il suivit des yeux la paroi grésillante de l’interface qui se rapprochait tranquillement. Il y survivrait, espérait-il, et Ysabell aussi. Coupefin non, mais un certain Coupefin, oui. Seule Kéli…
« Va-t-on me couronner, oui ou non ? fit d’un ton glacial la princesse. Je dois mourir reine ! C’est déjà épouvantable de mourir, alors s’il faut en plus mourir roturière… ! »
Morty tourna vers elle un regard vague, il essayait de retrouver de quoi elle pouvait bien parler. Ysabell farfouilla dans les décombres derrière l’autel et ramena un cercle d’or plutôt cabossé, serti de petits diamants. « C’est ça ? demanda-t-elle.
— C’est la couronne, fit Kéli, au bord des larmes. Mais il n’y a pas de prêtre ni rien. »
Morty poussa un profond soupir. « Coupefin, si on est dans notre réalité à nous, on peut l’arranger comme on veut, non ?
— Tu penses à quoi ?
— Vous êtes maintenant prêtre. Désignez votre dieu. »
Coupefin fit une révérence et prit la couronne des mains d’Ysabell.
« Vous vous moquez tous de moi ! ragea Kéli.
— Pardon, dit Morty d’une voix lasse. La journée a été longue.
— J’espère faire ça bien, dit un Coupefin solennel. C’est mon premier couronnement.
— À moi aussi, c’est mon premier couronnement ! répliqua la princesse.
— Bien, fit le mage d’un ton apaisant. On va apprendre ensemble. » Il se mit à marmonner des mots impressionnants dans une langue étrange. Il s’agissait en fait d’un banal sortilège pour débarrasser les vêtements des puces, mais, songea-t-il, rien à foutre. Puis il se dit : bon sang, dans cette réalité-ci je suis le mage le plus puissant qui ait jamais existé, voilà de quoi raconter à mes petits-enf… Il serra les dents. Dans cette réalité-ci, certaines règles seraient différentes, sûrement.
Ysabell s’assit auprès de Morty et glissa la main dans la sienne.
« Alors ? demanda-t-elle calmement. Le moment est venu. Rien, pas d’idée ?
— Non. »
L’interface était à plus de la moitié de la salle, elle ralentissait légèrement tandis qu’elle écrasait implacablement la résistance de la réalité intruse.
Quelque chose d’humide et chaud souffla dans l’oreille de Morty. Il leva le bras et toucha le museau de Bigadin.
« Brave vieux cheval, dit-il. Et j’ai plus de morceaux de sucre. Va falloir que tu retrouves tout seul le chemin de la maison…»
Sa main se suspendit au milieu d’une tape affectueuse.
« On peut tous y rentrer, à la maison, dit-il.
— Je ne crois pas que Père apprécierait beaucoup, dit Ysabell, mais Morty l’ignora.
— Coupefin !
— Oui ?
— On s’en va. Vous venez ? Vous existerez toujours quand la démarcation va se refermer.
— Une partie de moi, oui.
— C’est ce que je voulais dire, fit Morty qui bondit sur le dos de Bigadin.
— Mais en tant que partie qui n’existera plus, j’aimerais me joindre à vous, s’empressa d’accepter le mage.
— J’ai l’intention de rester ici et de mourir dans mon royaume, déclara Kéli.
— Vos intentions, vous pouvez vous les garder, fit Morty. J’ai traversé tout le Disque pour vous sauver, vous voyez, alors vous allez être sauvée.
— Mais je suis la reine ! » s’indigna Kéli. Le doute envahit son regard et elle se retourna d’un bloc vers Coupefin qui rabaissa son chandelier d’un air coupable. « Je vous ai entendu prononcer la formule ! Je suis bien reine, n’est-ce pas ?
— Oh, oui », répondit en hâte Coupefin ; puis, la parole d’un mage étant supposée plus solide que l’airain, il ajouta vertueusement : « Et aussi protégée contre toute infestation.
— Coupefin ! » aboya Morty. Le mage hocha la tête, attrapa Kéli par la taille et la souleva à bras-le-corps sur le dos de Bigadin. Il se retroussa ensuite les jupes jusqu’à la ceinture, se hissa non sans mal derrière Morty, tendit la main et tira Ysabell dans son dos. Le cheval dansa quelques pas de gigue, mécontent de la surcharge, mais Morty le fit volter vers l’entrée démolie et le lança.
L’interface les suivit le temps qu’ils franchissent dans un fracas de sabots la salle et la cour avant de décoller péniblement. Sa brume nacrée n’était qu’à quelques mètres, elle se resserrait petit à petit.
« Excusez-moi, dit Coupefin à Ysabell en levant son chapeau. Igné Coupefin, mage de première catégorie (UI), ancien Identificateur Royal et futur décapité, sûrement. Sauriez-vous, par hasard, où nous nous rendons ?
— Chez mon père, cria Ysabell par-dessus le vent de leur course.
— L’ai-je déjà rencontré ?
— Ça m’étonnerait. Vous n’auriez pas oublié. »
Le faîte du mur du palais racla les sabots de Bigadin qui, muscles bandés, s’efforçait de prendre de l’altitude. Coupefin se pencha de nouveau en arrière, cramponné à son chapeau.
« Ce gentilhomme dont nous causons, c’est qui ? hurla-t-il.
— La Mort, répondit Ysabell.
— Pas…
— Si.
— Oh. »
Coupefin fouilla du regard les toits loin en dessous et adressa un sourire de travers à la jeune femme. « On gagnerait peut-être du temps si je sautais tout de suite ?
— Il est charmant quand on le connaît, se défendit Ysabell.
— Ah oui ? Vous croyez qu’on en aura l’occasion ?
— Attention ! fit Morty. On devrait pas tarder à passer…»
Un trou tout noir fondit du ciel et les engloutit.
L’interface tremblota, hésitante, aussi vide qu’une poche de pauvre, et continua de se ratatiner.
La porte de devant s’ouvrit. Ysabell passa la tête dehors.
« Il n’y a personne à la maison, dit-elle. Vous feriez mieux d’entrer. »
Ses trois compagnons pénétrèrent en file dans le vestibule. Coupefin s’essuya consciencieusement les pieds.
« C’est un peu petit, critiqua Kéli.
— C’est beaucoup plus grand à l’intérieur, dit Morty qui se tourna vers Ysabell. Tu as regardé partout ?
— Je n’ai pas trouvé Albert non plus. Je ne me souviens même pas l’avoir déjà vu absent. »
Elle toussa, se rappelant ses devoirs d’hôtesse.
« Quelqu’un veut boire quelque chose ? » proposa-t-elle. Kéli l’ignora.
« Je m’attendais au moins à un château, dit-elle. Immense, noir, avec de grandes tours sombres. Pas à un porte-parapluies.
— Il y a une faux dedans, remarqua Coupefin.
— On va tous aller dans le cabinet, on va s’asseoir et je suis sûre qu’on se sentira mieux », dit précipitamment Ysabell qui poussa la porte matelassée noire.
Coupefin et Kéli franchirent le seuil en se chamaillant. Ysabell prit le bras de Morty.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-elle. Père va être drôlement en colère s’il les voit ici.
— Je vais trouver quelque chose, dit Morty. Je vais récrire les autobiographies, n’importe quoi. » Il eut un faible sourire. « T’inquiète pas. Je vais trouver quelque chose. »
La porte claqua derrière eux. Morty se retourna pour tomber nez à nez avec la figure rigolarde d’Albert.
Le grand fauteuil de cuir de l’autre côté du bureau pivota lentement. La Mort regarda son apprenti par-dessus des doigts réunis en clocher. Une fois assuré d’avoir capté toute l’attention horrifiée de son auditoire, il déclara :
« VAUDRAIT MIEUX T’Y METTRE TOUT DE SUITE. »
Il se leva, parut grandir tandis que la pièce s’assombrissait.
« PAS LA PEINE DE T’EXCUSER », ajouta-t-il.
Kéli enfouit son visage dans la poitrine imposante de Coupefin.
« JE SUIS REVENU. ET JE SUIS EN COLÈRE.
— Maître, je… commença Morty.
— TAIS-TOI », le coupa la Mort. D’un index calcaire, il fit signe à Kéli. Elle se tourna vers lui pour le regarder, son corps n’osait pas désobéir.
La Mort avança le bras et lui toucha le menton. La main de Morty se porta vers son épée.
« EST-CE LÀ LE VISAGE QUI A POUSSÉ MILLE VAISSEAUX À PRENDRE LA MER ET EMBRASÉ LES TOURS GIGANTESQUES DE PSEUDOPOLIS ? » s’étonna la Mort. Kéli fixait, hypnotisée, les têtes d’épingle rouges à des kilomètres de profondeur dans les orbites sombres.
« Euh… excusez-moi, fit Coupefin qui tenait respectueusement son chapeau à la manière mexicaine.
— OUI ? fit la Mort, ramené à la réalité.
— Ce n’est pas elle, monsieur. Vous devez confondre avec un autre visage.
— COMMENT TU T’APPELLES ?
— Coupefin, monsieur. Je suis mage, monsieur.
— « JE SUIS MAGE, MONSIEUR », se moqua la Mort. TAIS-TOI, MAGE.
— Monsieur. » Coupefin recula.
La Mort se tourna vers Ysabell.
« MA FILLE, EXPLIQUE-TOI. POURQUOI AS-TU AIDÉ CET IMBÉCILE ? »
Ysabell exécuta une révérence nerveuse.
« Je… je l’aime, Père. Je crois.
— C’est vrai ? s’étonna Morty. Tu l’as jamais dit !
— Ça ne semblait jamais le moment. Père, il ne voulait pas…
— TAIS-TOI. » Ysabell baissa les yeux. « Oui, Père. »
La Mort fit le tour du bureau de son pas raide pour s’arrêter bien en face de son apprenti. Il le considéra un long moment.
Puis, d’un seul geste à peine visible, sa main frappa Morty en pleine figure et l’envoya à terre.
« JE T’INVITE SOUS MON TOIT, dit-il, JE TE FORME, JE TE NOURRIS, JE T’HABILLE, JE T’OFFRE DES CHANCES DONT TU NE RÊVAIS MÊME PAS, ET VOILÀ COMMENT TU ME REMERCIES. TU DÉTOURNES MA FILLE DE MOI, TU NÉGLIGES LE SERVICE, TU FAIS DES VAGUES DANS LA RÉALITÉ QU’ON METTRA UN SIÈCLE À GUÉRIR. TES INTERVENTIONS INTEMPESTIVES ONT CONDAMNÉ TES CAMARADES À L’OUBLI. C’EST LE MOINS QU’EXIGERONT LES DIEUX.
« BREF, PETIT, TU COMMENCES BIEN MAL DANS TON PREMIER EMPLOI. »
Morty se mit péniblement en position assise en se tenant la joue. Elle brûlait d’un feu froid, comme de la glace de comète. « Morty, rectifia-t-il.
— ÇA PARLE ! ET ÇA DIT QUOI ?
— Vous pourriez les laisser partir. Ils étaient là comme ça. C’était pas de leur faute. Vous pourriez arranger…
— POURQUOI JE FERAIS ÇA ? ILS M’APPARTIENNENT À PRÉSENT.
— Pour eux, je suis prêt à me battre contre vous, dit Morty.
— TRÈS NOBLE. LES MORTELS SE BATTENT TOUT LE TEMPS CONTRE MOI. TU ES VIRÉ. »
Morty se remit debout. Il se rappelait avoir été la Mort. Il en retrouva la sensation, la laissa remonter à la surface… « NON, dit-il.
— AH. TU ME DÉFIES D’ÉGAL À ÉGAL, ALORS ? »
Morty déglutit. Mais au moins la marche à suivre était claire maintenant. Quand vous tombez d’une falaise, votre vie prend une direction bien définie.
« S’il le faut, dit-il. Et si je gagne…
— SI TU GAGNES, TU SERAS EN POSITION DE FAIRE TOUT CE QUI TE CHANTE, dit la Mort. SUIS-MOI. »
Il passa devant l’apprenti de sa démarche raide et sortit dans le vestibule.
Les quatre autres regardèrent Morty.
« Tu es sûr de savoir ce que tu fais ? demanda Coupefin.
— Non.
— Tu ne peux pas battre le maître », dit Albert. Il soupira. « Crois-moi.
— Qu’est-ce qui va se passer si vous perdez ? fit Kéli.
— Je ne perdrai pas. C’est ça l’ennui.
— Père veut qu’il gagne, dit amèrement Ysabell.
— Vous voulez dire qu’il va laisser Morty gagner ? fit Coupefin.
— Oh, non, il ne va pas le laisser gagner. Il veut seulement qu’il gagne. »
Morty approuva de la tête. Tandis qu’ils suivaient la forme sombre de la Mort, il imagina un avenir à servir éternellement le dessein mystérieux que le Créateur avait en tête, à vivre hors du Temps. Il ne pouvait reprocher à la Mort de vouloir lâcher le métier. La Mort avait dit que les os n’étaient pas obligatoires, mais peut-être que ça n’aurait pas beaucoup d’importance. L’éternité donnerait-elle une impression de longueur, ou est-ce que toutes les vies – d’un point de vue personnel – avaient exactement la même durée ?
Salut, fit une voix dans sa tête. Tu te souviens de moi ? Je suis toi. C’est moi qui t’ai fourré dans ce pétrin.
« Merci », dit-il avec aigreur. Les autres lui jetèrent un regard.
Tu pourrais t’en sortir, reprit la voix. Tu as un gros avantage. Tu as été lui, et lui n’a jamais été toi.
La Mort traversa rapidement le vestibule pour passer dans la Longue Salle, où toutes les bougies s’allumèrent docilement d’un coup à son entrée.
« ALBERT.
— Maître ?
— VA ME CHERCHER LES SABLIERS.
— Maître. »
Coupefin saisit le bras du vieillard.
« Vous êtes mage, siffla-t-il. Vous n’êtes pas obligé de faire ce qu’il dit !
— T’as quel âge, mon gars ? demanda gentiment Albert.
— Vingt ans.
— Quand t’auras le mien, les choix t’apparaîtront autrement. » Il s’adressa à Morty. « Excuse-moi. »
Morty dégaina son épée à la lame presque invisible dans la lumière des bougies. La Mort se retourna et lui fit face, mince silhouette devant un immense casier de sabliers.
Il étendit les bras. La faux apparut dans ses mains, accompagnée d’un coup de tonnerre miniature.
Albert ramena par l’une des allées bordées d’étagères deux sabliers qu’il déposa sans un mot sur une saillie d’un des piliers.
Le premier avait plusieurs fois la taille des sabliers ordinaires : noir, délicat et orné d’un motif intriqué de crânes et de tibias.
Ce n’était pas ce que l’objet avait de plus déplaisant.
Morty étouffa un grognement. Il ne voyait pas de sable dedans.
L’autre, plus petit, était plutôt simple, sans décoration. Morty avança la main vers lui.
« Je peux ? demanda-t-il.
— JE T’EN PRIE. »
Le nom Morty était gravé sur l’ampoule supérieure. Il leva le sablier à la lumière et nota sans véritable surprise qu’il n’y restait presque plus de sable. Lorsqu’il se l’approcha de l’oreille, il crut entendre, même par-dessus le rugissement permanent des millions de compte-vies qui l’entouraient, le bruit de sa propre existence qui se vidait.
Il le reposa très délicatement.
La Mort se tourna vers Coupefin.
« MONSIEUR LE MAGE, JE VOUS PRIE, AURIEZ-VOUS L’AMABILITÉ DE COMPTER JUSQU’À TROIS POUR NOUS ? »
Coupefin accepta de la tête, sans enthousiasme.
« Vous êtes sûr de ne pas pouvoir trouver un arrangement autour d’une table ronde… ? commença-t-il.
— NON.
— Non. »
L’apprenti et la Mort tournèrent prudemment l’un autour de l’autre ; leurs reflets dansaient sur les empilements de sabliers.
« Un », fit Coupefin.
La Mort brandit sa faux d’un geste menaçant.
« Deux. »
Les lames s’entrechoquèrent entre les deux adversaires dans un raclement de chat qui glisse le long d’une vitre.
« Ils ont tous les deux triché ! » s’exclama Kéli. Ysabell hocha la tête. « Évidemment », dit-elle.
Morty fit un bond en arrière et porta un coup de taille trop lent que son maître détourna facilement avant de transformer sa parade en un fauchage à ras le sol auquel l’apprenti n’échappa que par un saut maladroit à pieds joints.
Bien que la faux ne figure pas parmi les armes de guerre de premier plan, quiconque s’est trouvé du mauvais côté, disons, d’une révolte paysanne, sait combien elle devient redoutable entre des mains expérimentées. Une fois que le faucheur a commencé à la faire aller et venir, nul ne sait – y compris le faucheur lui-même – où se trouve la lame et où elle se trouvera l’instant suivant.
La Mort s’avança en souriant. Le jeune homme se baissa pour esquiver un fauchage à hauteur de tête et plongea de côté ; il entendit un tintement de verre derrière lui lorsque la pointe de métal embrocha un sablier sur l’étagère la plus proche…
… Dans une ruelle sombre de Morpork, un entrepreneur de vidange s’agrippa la poitrine et piqua du nez dans son tombereau…
Morty roula et se releva pour mouliner à deux mains au-dessus de sa tête ; un frémissement de joie mauvaise le parcourut lorsque la Mort rompit en vitesse sur le carrelage. Le moulinet furieux trancha dans une étagère ; son chargement de sabliers se mit à glisser vers le dallage. Morty eut vaguement conscience d’Ysabell qui le dépassait à toute allure pour les rattraper un à un…
… Ici et là sur le Disque, quatre personnes échappèrent miraculeusement à une chute mortelle…
… et il se précipita en avant pour pousser son avantage. Les mains de la Mort ne furent plus que des éclairs indistincts tandis qu’elles paraient chaque coup de taille et d’estoc, puis elles changèrent leur prise sur le manche pour ramener la lame en un arc de cercle vertical que l’apprenti évita gauchement d’un pas de côté, entaillant avec la garde de son épée le châssis d’un sablier qui vola à travers la salle…
… Dans les montagnes du Bélier, un berger de thargas qui cherchait à la lumière de sa lampe une femelle égarée perdit l’équilibre et dégringola dans un précipice de trois cents mètres…
… Coupefin plongea en avant, attrapa le sablier au vol d’une main désespérément tendue, retomba sur le carrelage et glissa sur le ventre…
… Sous le berger hurlant apparut mystérieusement un sycomore noueux qui brisa sa chute et le débarrassa de ses problèmes majeurs – la mort, le jugement des dieux, l’incertitude d’aller au Paradis et ainsi de suite – pour leur substituer celui relativement plus simple d’escalader une trentaine de mètres d’à-pic glacé par nuit noire.
Il y eut une pause quand les combattants s’écartèrent l’un de l’autre et se tournèrent encore autour, dans l’attente d’une ouverture.
« Nous pouvons certainement faire quelque chose ? demanda Kéli.
— Morty perdra, de toutes façons », répondit Ysabell en secouant la tête. Coupefin dégagea d’une saccade le chandelier d’argent de sa manche bouffante et se le passa d’une main à l’autre d’un air songeur.
La Mort leva la faux d’un geste menaçant, fracassa au passage un sablier près de son épaule…
… À Bès Pélargic, le bourreau en chef de l’empereur s’écroula en arrière dans sa propre cuve d’acide…
… et asséna un autre coup que Morty esquiva par pur hasard. Mais de justesse. Il sentait une douleur cuisante dans ses muscles et la grisaille engourdissante des toxines de fatigue dans son cerveau, deux handicaps dont son maître n’avait pas à se soucier.
La Mort s’en aperçut.
« ABANDONNE, dit-il. JE ME MONTRERAI PEUT-ÊTRE CLÉMENT. »
Pour illustrer ses dires, il porta un coup de taille que Morty intercepta en catastrophe du tranchant de son épée. La lame de faux rebondit en l’air, fit voler un sablier en milliers d’éclats…
… Le duc de Sto Hélit s’étreignit le cœur, eut l’impression de recevoir un coup de poignard glacé, hurla sans un bruit et culbuta de son cheval…
Morty recula jusqu’à ce qu’il sente la rudesse d’un pilier de pierre sur son cou. Le sablier de la Mort aux ampoules désespérément vides se trouvait à quelques centimètres de sa tête.
Ladite Mort ne lui prêtait guère attention. L’air pensif, il regardait par terre les tessons de la vie du duc.
Morty poussa un hurlement et donna un violent coup d’épée en l’air, sous les maigres applaudissements du public qui n’espérait que ça depuis un moment. Même Albert battit de ses mains ridées.
Mais au lieu du tintement de verre auquel s’attendait le jeune homme… il n’y eut rien.
Il se retourna et essaya encore. La lame passa à travers le sablier sans le briser.
Le changement dans la texture de l’air ambiant lui fit ramener l’épée à temps pour dévier un fauchage vicieux de haut en bas. La Mort s’écarta d’un bond pour esquiver la riposte de Morty, une riposte lente et molle.
« C’EST LA FIN, PETIT.
— Morty », fit l’apprenti. Il leva les yeux.
« Morty », répéta-t-il, et il remonta l’épée en un grand coup qui trancha le manche de la faux en deux. La colère montait en lui. S’il devait mourir, au moins ce serait sous son vrai nom.
« Morty, espèce de salaud ! » brailla-t-il avant de se propulser droit sur le crâne ricanant, dans le vrombissement de son épée qui exécutait une danse compliquée de lumière bleue. La Mort recula en titubant ; il riait, se courbait sous la pluie de coups furieux qui continuaient de débiter le manche de la faux en morceaux.
Morty tournait autour de lui, taillait, allongeait une botte, tristement conscient, même à travers les brumes rouges de la rage, que la Mort suivait chacun de ses déplacements, la lame de faux orpheline tenue à la main comme une épée. Il n’y avait pas d’ouverture, et sa colère finirait par retomber. Tu ne le battras jamais, se dit-il. Le mieux qu’on puisse faire, c’est le tenir un moment à distance. Et c’est sans doute préférable de perdre que de gagner. Qui a envie de l’éternité, d’ailleurs ?
À travers le rideau de sa fatigue, il vit la Mort se déplier de toute la longueur de ses os et faire décrire à sa faux un mouvement circulaire lent et indolent, comme si elle fendait de la mélasse.
« Père ! » cria Ysabell.
La Mort tourna la tête.
L’esprit de Morty se réjouissait peut-être à la perspective de la vie à venir, mais son corps, qui devait se dire qu’il avait beaucoup à perdre dans l’affaire, émit des objections. Il abattit l’épée à bout de bras en un coup imparable qui éjecta la lame de la main de son adversaire, lequel se retrouva immobilisé contre le pilier le plus proche.
Dans le silence soudain, Morty se rendit compte qu’il n’entendait plus un petit bruit à la limite de l’audible qui le gênait depuis dix minutes. Il lança un regard rapide en coin.
Son sable tirait à sa fin.
« FRAPPE. »
Morty leva l’épée et plongea les yeux dans les deux flammes bleues.
Il rabaissa son arme.
« Non. »
La Mort décocha un violent coup de pied à hauteur d’aine, à une vitesse qui fit même tressaillir Coupefin.
Sans un cri, Morty se plia en boule et roula sur le sol. À travers ses larmes, il vit s’approcher la Mort, la lame de faux dans une main et le sablier de son apprenti dans l’autre. Il vit Kéli et Ysabell écartées dédaigneusement alors qu’elles faisaient le geste de s’accrocher à la robe. Il vit Coupefin écoper d’un coup de coude dans les côtes et son chandelier tomber avec fracas sur le carrelage.
La Mort se dressa au-dessus de lui. La pointe de la lame plana un instant devant ses yeux, puis s’éleva très vite.
« Tu as raison. Il n’y a pas de justice. Rien que toi. »
La Mort hésita et baissa lentement la faux. Il se retourna et posa un regard interrogateur sur le visage d’Ysabell. Elle tremblait de colère.
« CE QUI VEUT DIRE ? »
Elle lui rendit un regard noir, après quoi sa main vola en arrière, vira, fusa en avant et frappa dans un bruit de cornet à dés.
Un bruit beaucoup moins sonore que le silence qui s’ensuivit.
Kéli ferma les yeux. Coupefin se détourna et se couvrit la tête des bras.
La Mort porta une main à son crâne, tout doucement.
La poitrine d’Ysabell montait et descendait, un spectacle qui aurait dû faire abandonner la magie à Coupefin pour le restant de ses jours.
D’une voix encore plus caverneuse que d’habitude, la Mort finit par demander : « POURQUOI ?
— Tu as dit que tripatouiller le destin d’un individu risquait de détruire le monde entier, fit Ysabell.
— OUI ?
— Tu es intervenu dans le sien. Et dans le mien. » Elle pointa un doigt tremblant vers les bris de verre par terre. « Et dans ceux-là aussi.
— ET ALORS ?
— Qu’est-ce qu’ils vont réclamer les dieux, pour ça ?
— À MOI ?
— Oui ! »
La Mort parut surpris. « LES DIEUX NE PEUVENT RIEN ME RÉCLAMER, À MOI. MÊME LES DIEUX FINISSENT PAR ME RENDRE DES COMPTES.
— M’a pas l’air très équitable, hein ? Les dieux ne se soucient donc pas de justice ni de miséricorde ? » fit sèchement Ysabell. Sans qu’on la remarque vraiment, elle avait ramassé l’épée.
La Mort eut un grand sourire. « J’APPLAUDIS À TES EFFORTS, dit-il, MAIS ÇA NE SERT À RIEN. ÉCARTE-TOI.
— Non.
— IL FAUT QUE TU COMPRENNES : MÊME L’AMOUR N’EST PAS UNE PROTECTION CONTRE MOI. JE REGRETTE. »
Ysabell leva l’épée.
« Toi, tu regrettes ?
— ÉCARTE-TOI, JE TE DIS.
— Non. Tu es rancunier, c’est tout. Ce n’est pas juste ! »
La Mort baissa un instant le crâne, puis le releva, les yeux flamboyants.
« TU FERAS CE QU’ON TE DIT.
— Non.
— TU RENDS LES CHOSES DIFFICILES.
— Tant mieux. »
Les doigts de la Mort battirent une charge impatiente sur la lame de la faux, comme une souris qui aurait dansé des claquettes sur une boîte de conserve. Il avait l’air de réfléchir. Il regarda Ysabell debout au-dessus de Morty, puis il se retourna et regarda les autres qui se blottissaient contre un rayonnage.
« NON, dit-il enfin. NON. ON NE ME DONNE PAS D’ORDRES, À MOI. ON NE ME FORCE PAS. JE FERAI UNIQUEMENT CE QUE JE SAIS ÊTRE JUSTE. »
Il fit un geste de la main, et l’épée s’arracha en vrombissant de la prise d’Ysabell. Il exécuta un autre mouvement compliqué, et ce fut la fille qui se retrouva saisie et plaquée sans rudesse mais avec fermeté contre le pilier voisin.
Morty vit la Faucheuse noire revenir vers lui, sa lame brandie en arrière avant de porter le coup de grâce. La Mort se planta devant le jeune homme.
« TU NE SAIS PAS À QUEL POINT ÇA ME NAVRE », dit-il.
Morty se redressa sur les coudes.
« Peut-être que si. »
Son maître le considéra d’un regard étonné plusieurs secondes durant, puis éclata d’un rire qui rebondit, sinistre, dans toute la salle, se répercuta sur les étagères. Sans cesser de rire comme un tremblement de terre dans un cimetière, il mit le propre sablier de Morty sous le nez de son propriétaire.
Morty essaya de faire le point sur l’objet. Il vit le dernier grain de sable déraper sur la surface polie, vaciller sur le bord puis tomber vers le fond, dans une chute au ralenti. Il tournait sur lui-même et ses minuscules facettes de silice renvoyaient par intermittences la lumière des bougies. Il atterrit sans un bruit et forma un petit cratère.
La lueur dans les yeux de la Mort brillait jusqu’à emplir tout le champ de vision de l’apprenti ; son rire secouait l’univers.
Et alors, la Mort retourna le sablier.
Une fois de plus, les lumières des bougies et la musique inondaient la grande salle de Sto Lat.
Alors que les invités descendaient en foule les marches et s’abattaient sur les viandes froides, le Maître des Cérémonies présentait d’une traite ceux qui, pour une question de prestige ou par simple étourderie, arrivaient en retard. Par exemple :
« L’Identificateur Royal, Maître de la Chambre de la Reine, Son Ipississumusité Igné Coupefin, Mage de Premier Niveau (UI). »
Coupefin s’approcha du noble couple, le sourire aux lèvres, un gros cigare à la main.
« Je peux embrasser la mariée ? fit-il.
— Si c’est permis aux mages, répondit Ysabell qui tendit une joue.
— On a trouvé le feu d’artifice formidable, dit Morty. Et je pense qu’on pourra bientôt rebâtir le mur extérieur. Vous allez sûrement trouver le chemin du buffet tout seul.
— Il a l’air beaucoup mieux ces temps-ci, remarqua Ysabell derrière un sourire figé tandis que Coupefin disparaissait dans la masse des invités.
— S’il est le seul à pas prendre la peine d’obéir à la reine, c’est qu’il y a de bonnes raisons, fit Morty tout en échangeant un salut de la tête avec un aristocrate de passage.
— On raconte que c’est lui le vrai pouvoir derrière le trône, dit Ysabell. Une chose grise.
— Ruminance grise, fit distraitement Morty. T’as remarqué qu’il a arrêté la magie depuis un certain temps ?
— Tais toi le voilà.
— Sa Majesté Suprême la Reine Kélirehenna Ire, Seigneur de Sto Lat, Protectrice des Huit Protectorats et Impératrice de la Bande de Territoire Contestée du Côté Moyeu de Sto Kerrig. »
Ysabell exécuta une petite révérence. Morty inclina la tête. Kéli leur adressa à tous deux un sourire radieux. Ils ne pouvaient s’empêcher de noter qu’une quelconque influence l’inclinait à porter désormais des vêtements qui épousaient plus ou moins les courbes de sa silhouette, et à éviter les coiffures qui rappelaient le croisement d’un ananas et d’une barbe à papa.
Elle planta un baiser sur la joue d’Ysabell, puis recula d’un pas et considéra Morty des pieds à la tête.
« Comment va Sto Hélit ? demanda-t-elle.
— Bien, bien, dit Morty. Mais faudra faire quelque chose au sujet des caves. Feu votre oncle avait des… passe-temps qui sortaient de l’ordinaire, et…
— C’est de toi qu’elle parle, chuchota Ysabell. C’est ton nom officiel.
— Je préférais Morty.
— Très intéressantes, vos armoiries, fit la reine. Faux en croix sur sablier rampant en champ de sable. Elles ont donné une bonne migraine au Collège Royal.
— C’est pas que ça m’embête d’être duc, dit Morty. C’est d’être marié à une duchesse qui m’épate.
— Vous vous y habituerez.
— J’espère que non.
— Bien. À présent, Ysabell, dit Kéli, la mâchoire décidée, si vous devez fréquenter les cercles royaux, il y a certaines personnes qu’il vous faut absolument connaître…»
Ysabell lança à Morty un regard désespéré pendant qu’on l’entraînait dans la foule où elle se perdit bientôt.
Le jeune homme se passa un doigt dans l’encolure, jeta un coup d’œil à droite, un autre à gauche, et fila dans un coin d’ombre, à l’abri de fougères près de l’extrémité du buffet, afin de rester un moment seul au calme.
Derrière lui, le Maître des Cérémonies s’éclaircit la gorge. Ses yeux prirent un air absent, vitreux.
« Le Voleur d’Ames, annonça-t-il de la voix distante de celui dont les oreilles n’entendent pas ce que disent les lèvres, Vainqueur d’Empires, Avaleur d’Océans, Escamoteur d’Années, l’Ultime Réalité, Moissonneur de l’Humanité, la…
— ÇA VA, ÇA VA. JE PEUX ENTRER TOUT SEUL. »
Morty se figea, une cuisse de dinde froide à mi-chemin de sa bouche. Il ne se retourna pas. Nul besoin. Il n’y avait pas à se tromper sur cette voix qu’on sentait davantage qu’on ne l’entendait, ni sur l’atmosphère qui fraîchissait et s’assombrissait. Les bavardages et la musique de la réception nuptiale ralentirent et s’estompèrent.
« On pensait pas que vous alliez venir, dit-il à une fougère en pot.
— AU MARIAGE DE MA PROPRE FILLE ? D’AILLEURS, C’EST LA PREMIÈRE FOIS QU’ON M’INVITE À QUOI QUE CE SOIT. UNE INVITATION DORÉE SUR TRANCHE, AVEC RSVP ET TOUT.
— Oui, mais comme on vous a pas vu au service…
— JE ME SUIS DIT QUE CE N’ÉTAIT PEUT-ÊTRE PAS TOUT À FAIT DE CIRCONSTANCE.
— Ben, oui, j’imagine…
— POUR ÊTRE FRANC, JE M’ATTENDAIS À CE QUE TU ÉPOUSES LA PRINCESSE. »
Morty rougit.
« On en a discuté. Puis on s’est dit que c’est pas parce qu’on sauve une princesse qu’il faut se précipiter.
— TRÈS SAGE. IL Y A TROP DE JEUNES FEMMES À SE JETER AU COU DU PREMIER FRELUQUET QUI LES RÉVEILLE D’UN SOMMEIL DE CENT ANS, PAR EXEMPLE.
— Et puis… ben… on s’est dit que tout compte fait, ben… comme je commençais à mieux connaître Ysabell, ben…
— OUI, OUI, JE SUIS SÛR. UN CHOIX EXCELLENT. PAR AILLEURS, MOI, J’AI DÉCIDÉ DE NE PLUS M’INTÉRESSER AUX AFFAIRES HUMAINES.
— Vraiment ?
— SAUF À TITRE OFFICIEL, BIEN ENTENDU. ÇA ME TROUBLAIT LE JUGEMENT. »
Une main de squelette apparut à la limite de la vision de Morty et piqua adroitement un œuf farci. Morty pivota.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il. Faut que je sache ! On était dans la Longue Salle et la seconde d’après on s’est retrouvés dans un champ en dehors de la ville ; et c’était vraiment nous ! Je veux dire, la réalité a été modifiée pour nous faire entrer dedans. Qui c’est qu’a fait ça ?
— J’EN AI TOUCHÉ UN MOT AUX DIEUX. » La Mort avait l’air mal à l’aise.
« Oh, vous avez fait ça, hein ? » dit le nouveau duc. La Mort évita son regard. « OUI.
— Ils ont pas dû être très contents, j’pense.
— LES DIEUX SONT JUSTES. ILS SONT AUSSI SENTIMENTAUX. MOI, JE N’Y SUIS JAMAIS ARRIVÉ.
MAIS TU N’ES PAS ENCORE SORTI D’AFFAIRE. TU DOIS VEILLER À CE QUE L’HISTOIRE S’ACCOMPLISSE.
— Je sais, dit Morty. Unir les royaumes et tout.
— Tu vas peut-être finir par regretter de ne pas être resté avec moi.
— J’ai sûrement beaucoup appris », reconnut Morty.
Il porta la main à sa figure et caressa distraitement les quatre minces cicatrices blanches de sa joue. « Mais j’crois pas que j’étais taillé pour ce genre de boulot. Écoutez, je regrette vraiment…
— J’AI UN CADEAU POUR TOI. »
La Mort reposa son assiette de hors-d’œuvre et fourragea dans les replis mystérieux de sa robe. Lorsque sa main osseuse émergea, elle tenait un petit globe entre le pouce et l’index.
Le globe faisait sept ou huit centimètres de diamètre. Il aurait pu passer pour la plus grosse perle du monde, sauf que sa surface n’était qu’un tourbillon en mouvement de formes argentées tarabiscotées, perpétuellement sur le point de se résoudre en un tracé identifiable mais qui parvenaient toujours à s’y soustraire.
Lorsque la Mort le lâcha dans la paume tendue du jeune homme, l’objet parut étonnamment lourd et légèrement chaud.
« POUR TOI ET TA DAME. UN CADEAU DE MARIAGE. UNE DOT.
— C’est magnifique ! On croyait que le porte-toasts en argent venait de vous.
— ÇA, C’ÉTAIT ALBERT. JE CRAINS QU’IL N’AIT PAS BEAUCOUP D’IMAGINATION. »
Morty tournait et retournait le globe dans ses mains. On aurait dit que les formes qui bouillaient à l’intérieur répondaient à son toucher, qu’elles envoyaient des petits serpentins de lumière qui se cambraient en surface vers ses doigts.
« C’est une perle ? fit-il.
— OUI. QUAND QUELQUE CHOSE IRRITE UNE HUÎTRE ET QUE LA PAUVRE BÊTE NE PEUT PAS S’EN DÉBARRASSER, ELLE L’ENROBE DE MUCUS ET LE TRANSFORME EN PERLE. ÇA, C’EST UNE PERLE D’UNE AUTRE NATURE. UNE PERLE DE RÉALITÉ. TOUT CE QUI BRILLE LÀ, C’EST DE LA RÉALITÉ CONGELÉE. TU DEVRAIS LA RECONNAÎTRE… C’EST TOI QUI L’AS CRÉÉE, APRÈS TOUT. »
Morty se passait doucement le globe d’une main à l’autre.
« On va le mettre avec les joyaux du château, dit-il. On en a pas tant que ça.
— Un JOUR, CE SERA LE GERME D’UN NOUVEL UNIVERS. »
Morty eut un geste maladroit, mais sa main plongea dans un réflexe fulgurant et rattrapa le globe avant qu’il ne tombe sur le dallage.
« Quoi ?
— LA PRESSION DE CETTE RÉALITÉ-CI MAINTIENT L’AUTRE DANS CE VOLUME. Le JOUR PEUT ARRIVER OU L’UNIVERS FINIRA ET LA RÉALITÉ MOURRA, ALORS L’AUTRE EXPLOSERA ET… QUI SAIT ?
GARDE ÇA EN LIEU SÛR. CE PRÉSENT EST AUSSI UN AVENIR. »
La Mort pencha le crâne de côté. « C’EST PEU DE CHOSE, ajouta-t-il. Tu AURAIS PU OBTENIR L’ÉTERNITÉ.
— Je sais, fit Morty. J’ai eu beaucoup de chance. »
Il posa très soigneusement le globe sur la table du buffet, entre les œufs de cailles et les friands à la saucisse.
« J’AI UN AUTRE CADEAU », dit la Mort. Il replongea la main sous sa robe et sortit une forme oblongue maladroitement emballée et attachée avec une ficelle.
« C’EST POUR TOI, PERSONNELLEMENT. TU N’AS JAMAIS EU L’AIR DE T’Y INTÉRESSER. TU T’IMAGINAIS DONC QU’IL N’EXISTAIT PAS ? »
Morty déballa le paquet et se rendit compte qu’il tenait un petit livre relié cuir. Sur le dos luisait un seul mot, frappé à la feuille d’or : Morty.
Il le feuilleta à partir de la fin, passa en revue les pages blanches jusqu’à ce qu’il tombe sur le mince filet d’encre qui serpentait patiemment vers le bas de la page, et il lut :
Morty referma le livre avec un petit claquement qui résonna dans le silence comme l’explosion de la création, et il eut un sourire gêné.
« Il y a beaucoup de pages à remplir, dit-il. Combien de sable il me reste ? D’après Ysabell, comme vous avez retourné le sablier, ça veut dire que je mourrai à…
— IL T’EN RESTE ASSEZ, fit la Mort avec froideur. LES MATHÉMATIQUES, ÇA N’EST PAS AUSSI FORMIDABLE QU’ON LE PRÉTEND.
— Ça vous dirait d’être invité à des baptêmes ?
— JE NE CROIS PAS. JE N’AVAIS PAS DE DISPOSITIONS POUR ÊTRE PÈRE, ET ENCORE MOINS POUR ÊTRE GRAND-PÈRE. JE N’AI PAS LES GENOUX QU’IL FAUT. »
Il reposa son verre de vin et fit un signe de tête à Morty. « MES AMITIÉS À TA DAME, dit-il. ET MAINTENANT, FAUT VRAIMENT QUE J’Y AILLE.
— Vous êtes sûr ? Vous pouvez rester, ça nous ferait plaisir.
— C’EST GENTIL À TOI DE ME LE PROPOSER, MAIS LE SERVICE ME RÉCLAME. » Il tendit une main osseuse. « Tu SAIS CE QUE C’EST. »
Morty saisit la main et la serra en ignorant le frisson qu’elle provoqua en lui.
« Écoutez, dit-il. Si jamais vous voulez vous libérer quelques jours, vous savez, si vous avez envie de vacances…
— JE TE REMERCIE POUR TON OFFRE, fit gracieusement la Mort. J’Y PENSERAI SÉRIEUSEMENT. ET MAINTENANT…
— Adieu, dit Morty qui fut surpris de se découvrir une boule dans la gorge. Un mot vraiment affreux, hein ?
— PLUTÔT, OUI. » La Mort sourit, la chose est connue, parce qu’il n’avait guère le choix. Mais peut-être y avait-il intention, cette fois.
« JE PRÉFÈRE AU REVOIR », dit-il.