DEUXIEME PARTIE LES ENCYCLOPÉDISTES

I

TERMINUS : C’était un monde étrangement situé (voir la carte) pour le rôle qu’il fut appelé à jouer dans l’histoire galactique et pourtant, comme n’ont pas manqué de le faire remarquer nombre d’auteurs, il ne pouvait être situé ailleurs. Aux confins de la spirale galactique, planète unique d’un soleil simple, sans grandes ressources et sans possibilités économiques, Terminus ne fut colonisée que cinq siècles après sa découverte, quand les Encyclopédistes vinrent s’y installer…

Inévitablement, l’avènement d’une nouvelle génération allait faire de Terminus tout autre chose que le domaine réservé des psychohistoriens de Trantor. Avec la révolte anacréonienne et l’arrivée au pouvoir de Salvor Hardin, premier de la grande dynastie des…

ENCYCLOPEDIA GALACTICA


Lewis Pirenne était assis à sa table, dressée dans un coin de son bureau. Il fallait coordonner les travaux, organiser les efforts, donner une unité à leur entreprise.

Cinquante ans s’étaient écoulés ; cinquante ans pendant lesquels ils s’étaient installés et avaient fait de la Fondation encyclopédique n° 1 un organisme qui fonctionnait sans heurt. En cinquante ans, ils avaient amassé les matériaux, ils s’étaient préparés.

Cette partie-là du travail était terminée. Dans cinq ans serait publié le premier volume de l’œuvre la plus monumentale que la Galaxie eût jamais conçue. Puis, de dix en dix ans, avec la régularité d’un mouvement d’horlogerie, suivraient volume après volume. Chacun d’eux comprendrait des suppléments, des articles sur les événements d’intérêt courant ; jusqu’au jour où…

Pirenne tressaillit en entendant le bourdonnement de la sonnerie sur son bureau. Il avait presque oublié le rendez-vous. Il pressa le bouton d’ouverture de la porte et, du coin de l’œil, vit le battant s’ouvrir pour livrer passage à Salvor Hardin. Pirenne ne leva pas la tête.

Hardin réprima un sourire. Il était pressé, mais mieux valait ne pas se formaliser de la désinvolture dont Pirenne usait avec tout ce qui venait le déranger dans son travail. Il se carra dans le profond fauteuil réservé aux visiteurs et attendit.

Le stylet de Pirenne continuait à gratter la surface du papier ; à part cela, tout était immobile et silencieux. Hardin prit dans la poche de sa veste une pièce de deux crédits. Il la lança en l’air, et la surface polie d’acier inoxydable retomba en projetant mille reflets. Il la rattrapa et la lança de nouveau, tout en observant négligemment la trajectoire du petit disque. L’acier inoxydable était une excellente monnaie sur une planète où tous les métaux devaient être importés.

Pirenne leva les yeux en clignotant. « Arrêtez ! dit-il, agacé.

— Quoi donc ?

— De jouer à pile ou face comme vous faites.

— Oh ! » Hardin remit la pièce dans sa poche. «Prévenez-moi quand vous serez prêt, voulez-vous ? J’ai promis d’être de retour à la réunion du Conseil Municipal avant qu’on mette aux voix ce projet de nouvel aqueduc. »

Pirenne soupira, puis repoussa son fauteuil en arrière.

« Je suis prêt. Mais j’espère que vous n’allez pas m’importuner avec les affaires municipales. Réglez cela vous-même, s’il vous plaît. L’Encyclopédie me prend tout mon temps.

— Vous connaissez la nouvelle ? enchaîna Hardin sans se démonter.

— Mais encore ?

— La nouvelle que la station d’ultra-radio de Terminus vient de capter, voici deux heures ? Le gouverneur de la préfecture d’Anacréon a pris titre de roi.

— Comment ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie, répondit Hardin, que nous sommes coupés des régions centrales de l’Empire. Nous nous y attendions, mais ce n’est pas plus agréable pour autant. Anacréon est juste sur la dernière route commerciale qui nous restait accessible vers Santanni, Trantor et même Véga ! Par où va-t-on nous faire parvenir nos métaux ? Depuis six mois, nous n’avons pas eu une seule cargaison d’aluminium, et maintenant, par la grâce du roi d’Anacréon, nous n’en recevrons plus du tout.

— Tss, tss, fit Pirenne. Tâchez d’en obtenir de lui, alors.

— Vous croyez que c’est facile ? Ecoutez, Pirenne, aux termes de la charte qui régit cette Fondation, le Conseil de l’Encyclopédie a reçu pleins pouvoirs en matière d’administration. Moi, en ma qualité de Maire de Terminus, j’ai tout juste le droit de me moucher, et peut-être d’éternuer si vous contresignez une autorisation écrite en ce sens. C’est donc à vous et à votre Conseil de prendre les mesures nécessaires. Je vous demande au nom de la ville – dont l’avenir dépend de la possibilité d’entretenir avec la Galaxie des relations commerciales ininterrompues – de convoquer une réunion extraordinaire…

— Assez ! Ce n’est pas le moment de prononcer un discours électoral. Voyons, Hardin, le Conseil d’Administration ne s’est jamais opposé à l’établissement sur Terminus d’un gouvernement municipal. Nous avons compris qu’il fallait le faire compte tenu de l’accroissement de la population depuis l’établissement de la Fondation il y a cinquante ans, accroissement de moins en moins lié aux besoins de l’Encyclopédie elle-même. Cela ne veut toutefois pas dire que le premier et le seul but de la Fondation ne soit plus de publier l’Encyclopédie définitive des connaissances humaines. Nous sommes un organisme scientifique patronné par l’Etat, Hardin. Nous ne pouvons pas – nous ne devons, et d’ailleurs nous ne voulons pas – nous mêler des questions de politique locale.

— De politique locale ! Par l’orteil gauche de l’empereur, Pirenne, c’est une question de vie ou de mort. La planète Terminus ne peut à elle seule subvenir aux besoins d’une civilisation mécanisée. Elle manque de métaux. Vous le savez. Il n’y a pas la moindre trace de fer, de cuivre ni de bauxite dans les couches rocheuses superficielles, et il n’y a guère d’autres minerais. Que croyez-vous qu’il advienne de l’Encyclopédie si ce jean-foutre de roi d’Anacréon nous tombe dessus ?

— Sur nous ? Oubliez-vous que nous sommes sous le contrôle direct de l’empereur lui-même ? Nous ne dépendons pas de la préfecture d’Anacréon ni d’aucune autre. Tâchez de vous en souvenir ! Nous appartenons au domaine personnel de l’empereur et personne n’a le droit de nous toucher. L’empereur est assez puissant pour protéger ses biens.

— Alors, pourquoi n’a-t-il pas empêché le gouverneur royal d’Anacréon de se révolter ? Et il n’y a pas qu’Anacréon. Au moins vingt des préfectures les plus excentriques de la Galaxie – en fait toute la Périphérie – ont commencé à se montrer fort indépendantes. Je vous assure que je suis de plus en plus sceptique en ce qui concerne la protection que l’Empire peut nous accorder.

— Bah ! Gouverneurs royaux, rois… où est la différence ? L’empereur est perpétuellement soumis à une certaine agitation politique, les uns tirant à hue et les autres à dia. Ce n’est pas la première fois que les gouverneurs se rebellent et, je vous le rappelle, on a déjà vu des empereurs être déposés ou assassinés. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec l’Empire ? Allons, Hardin, n’y pensez plus. Cela ne nous regarde pas. Nous sommes d’abord et avant tout des savants. Et ce qui nous occupe, c’est l’Encyclopédie. Oh ! c’est vrai, j’allais oublier. Hardin !

— Oui ?

— Il faut que vous fassiez attention à ce que vous publiez dans votre journal ! fit Pirenne d’un ton furieux.

— Le Journal de Terminus ? Il n’est pas à moi : c’est un organe privé. Que lui voulez-vous ?

— Il demande depuis des semaines que le cinquantième anniversaire de l’établissement de la Fondation soit l’occasion de fêtes publiques et de cérémonies tout à fait injustifiées.

— Et pourquoi pas ? Dans trois mois, l’horloge à radium ouvrira le caveau. Il me semble que c’est la meilleure occasion de se livrer à des réjouissances, non ?

— Pas de la ridicule façon dont ils l’entendent, Hardin. L’ouverture du premier caveau ne regarde que le Conseil d’Administration. Aucune communication importante ne sera faite au peuple. C’est un point acquis et je vous prie de le préciser dans le Journal.

— Je regrette, Pirenne, mais la charte de Terminus garantit ce qu’il est convenu d’appeler la liberté de la presse.

— La charte peut-être. Mais pas le Conseil d’Administration. Je suis le représentant de l’empereur sur Terminus, Hardin, et j’ai les pleins pouvoirs. »

Hardin parut méditer un moment, puis il dit d’un ton sarcastique : «J’ai une nouvelle à vous annoncer en votre qualité de représentant de l’empereur.

— A propos d’Anacréon ? » fit Pirenne. Il était ennuyé. « Oui. Un envoyé extraordinaire d’Anacréon va venir vous rendre visite. Dans deux semaines.

— Un envoyé extraordinaire ? D’Anacréon ? répéta Pirenne. Pourquoi ? »

Hardin se leva et repoussa son fauteuil dans la direction de la table. « Je vous laisse le plaisir de deviner. »

Sur quoi il sortit.

II

Anselme Haut Rodric – « Haut » parce qu’il était de sang noble –, sous-préfet de Pluema et envoyé extraordinaire de Son Altesse le souverain d’Anacréon, fut accueilli par Salvor Hardin à l’astroport, avec tout l’imposant appareil d’une réception officielle.

Le sous-préfet s’était incliné en présentant à Hardin le fulgurateur qu’il venait de tirer de son étui, la crosse en avant, Hardin lui rendit la pareille avec une arme empruntée pour la circonstance. Ainsi se trouvaient établies de part et d’autre la bonne volonté et les intentions pacifiques de chacun, et si Hardin remarqua une légère bosse sous la tunique de Haut Rodric à la hauteur de l’épaule, il s’abstint de tout commentaire.

Ils prirent place dans une automobile précédée, flanquée et suivie d’un appréciable cortège de fonctionnaires subalternes, et qui se dirigea vers la place de l’Encyclopédie avec une noble lenteur, parmi les vivats d’une foule enthousiaste.

Le sous-préfet Anselme accueillit ces acclamations avec la courtoise indifférence d’un gentilhomme et d’un soldat.

« Cette ville, dit-il à Hardin, est la seule partie habitée de votre monde ? »

Hardin éleva la voix pour se faire entendre par-dessus le vacarme. « Nous sommes un monde jeune, Votre Excellence. Dans notre brève histoire, nous n’avons reçu que bien rarement des membres de la haute noblesse sur notre pauvre planète. C’est ce qui explique l’enthousiasme populaire. »

Mais le représentant de la « haute noblesse » était de toute évidence imperméable à l’ironie.

« Vous n’êtes établis ici que depuis cinquante ans, fit-il d’un ton songeur. Hmmm ! Vous avez bien des terres en friche, monsieur le Maire. Vous n’avez jamais envisagé de les morceler en domaines ?

— La nécessité ne s’en est pas encore imposée. Nous sommes extrêmement centralisés ; il le faut bien, à cause de l’Encyclopédie. Un jour, peut-être, quand la population se sera développée…

— Quel monde étrange ! Vous n’avez pas de classe paysanne ? »

Il n’était pas besoin d’être grand clerc, se dit Hardin, pour deviner que Son Excellence essayait avec une charmante maladresse de lui tirer les vers du nez. « Non, répondit-il négligemment, et pas de classe noble non plus. »

Haut Rodric haussa les sourcils. « Et votre chef… le personnage que je dois rencontrer ?

— Vous voulez parler du docteur Pirenne ? Il est président du Conseil d’Administration… Et représentant direct de l’empereur.

Docteur ? Comment, il n’a pas d’autres titres ? Un simple savant ? Et il a le pas sur les autorités civiles ?

— Mais bien sûr, fit Hardin d’un ton suave. Nous sommes tous plus ou moins des savants ici. Au fond, nous ne sommes pas tant un monde organisé qu’une fondation scientifique… sous le contrôle direct de l’empereur. »

Il avait quelque peu insisté sur cette dernière phrase, ce qui parut déconcerter le préfet. Celui-ci observa un silence songeur durant le reste du trajet jusqu’à la place de l’Encyclopédie.


L’après-midi et la soirée furent mortellement ennuyeux pour Hardin, mais il eut la satisfaction de constater que Pirenne et Haut Rodric – malgré toutes les protestations d’estime et de sympathie – se détestaient cordialement.

Haut Rodric avait suivi d’un œil glacé la conférence de Pirenne durant la « visite d’inspection » du bâtiment de l’Encyclopédie. Il avait écouté d’un air poli et absent ses explications tandis qu’ils traversaient les immenses cinémathèques et les nombreuses salles de projection.

Quand ils eurent visité tous les services d’édition, d’imprimerie et de prises de vues, le noble visiteur se livra à ce seul commentaire :

« Tout cela est très intéressant, mais c’est une étrange occupation pour des adultes. A quoi cela sert-il ? »

Hardin observa Pirenne : celui-ci ne trouva rien à répondre, bien que l’expression de son visage fût assez éloquente.

Au cours du dîner, Haut Rodric monopolisa la conversation en décrivant – avec force détails techniques – ses exploits de chef de bataillon, durant le récent conflit qui avait opposé Anacréon et le royaume voisin nouvellement proclamé de Smyrno.

Le récit de ces hauts faits occupa tout le dîner, et au dessert, les fonctionnaires subalternes s’éclipsèrent l’un après l’autre. Le vaillant guerrier acheva de brosser un tableau triomphal d’astronefs en déroute sur le balcon où il avait suivi Pirenne et Hardin, pour profiter de la tiédeur de ce beau soir d’été.

« Et maintenant, dit-il avec une lourde jovialité, passons aux affaires sérieuses.

— Pourquoi pas ? » murmura Hardin en allumant un long cigare de Véga. Il n’en restait plus beaucoup, se dit-il.

La Galaxie brillait très haut dans le ciel et allongeait son immense ovale d’un horizon à l’autre. Les rares étoiles qui se trouvaient en ces confins de l’univers faisaient auprès d’elle figure de lumignons.

« Bien entendu, commença le sous-préfet, toutes les formalités, signatures de documents et autres paperasseries se feront devant le… comment appelez-vous déjà votre Conseil ?

— Le Conseil d’Administration, répondit Pirenne.

— Drôle de nom ! Enfin, nous ferons ça demain. Pour ce soir, nous pourrions commencer à débrouiller un peu la question d’homme à homme. Qu’en dites-vous ?

— Ce qui signifie ?… fit Hardin.

— Simplement ceci. La situation s’est quelque peu modifiée dans la Périphérie et le statut de votre planète est devenu assez confus. Il y aurait intérêt à ce que nous parvenions à nous entendre sur ce point. Dites-moi, monsieur le Maire, avez-vous encore un de ces cigares ? »

Hardin sursauta et, à contrecœur, lui en offrit un.

Anselme Haut Rodric le huma et émit un petit gloussement de plaisir. « Du tabac de Véga ! Où vous êtes-vous procuré ça ? »

— C’est la dernière cargaison que nous ayons reçue. Il n’en reste plus guère. L’Espace seul sait quand nous en aurons d’autre…

Pirenne lui lança un regard de mépris. Il ne fumait pas ; bien mieux, il détestait l’odeur du tabac. « Voyons, dit-il, si je vous comprends bien, Excellence, le but de votre mission est principalement de clarifier les choses ? »

Haut Rodric acquiesça derrière la fumée de son cigare.

« Dans ce cas, reprit Pirenne, ce sera vite fait. La situation en ce qui concerne la Fondation n° 1 n’a pas changé.

— Ah ! Et quelle est-elle ?

— Celle d’une institution scientifique subventionnée par l’Etat et faisant partie du domaine privé de Son Auguste Majesté l’Empereur. »

Le sous-préfet ne semblait nullement impressionné. Il envoyait des ronds de fumée au plafond. « C’est une très jolie théorie, docteur Pirenne. J’imagine que vous avez des chartes marquées du sceau impérial. Mais quelle est en fait votre situation ? Quelles sont vos relations avec Smyrno ? Vous n’êtes pas à cinquante parsecs de la capitale de Smyrno, vous savez. Et avec Konom, et avec Daribow ?

— Nous n’avons jamais affaire à aucune préfecture, dit Pirenne. Comme nous relevons directement de l’empereur…

— Ce ne sont pas des préfectures, lui rappela Haut Rodric ; ce sont maintenant des royaumes.

— Des royaumes, si vous voulez. Nous n’avons jamais affaire à aucun royaume. Nous sommes une institution scientifique…

— Au diable la science ! s’écria l’autre, avec une mâle vigueur. Ça ne change rien au fait que d’un jour à l’autre Terminus risque de tomber sous la coupe de Smyrno.

— Et l’empereur ? Vous croyez qu’il n’interviendrait pas ? » Haut Rodric reprit d’un ton plus calme : « Voyons, docteur Pirenne, vous respectez ce qui est la propriété de l’empereur. Anacréon fait de même, mais peut-être pas Smyrno. N’oubliez pas que nous venons de signer un traité avec l’empereur – j’en présenterai un exemplaire demain devant votre Conseil – aux termes duquel nous avons la charge de maintenir l’ordre en son nom aux frontières de l’ancienne préfecture d’Anacréon. Notre devoir est donc clair, n’est-ce pas ?

— Certes. Mais Terminus ne fait pas partie de la préfecture d’Anacréon.

— Et Smyrno…

— Pas plus que de la préfecture de Smyrno. Terminus n’appartient à aucune préfecture.

— Smyrno le sait-elle ?

— Peu importe ce que sait Smyrno.

— A vous peut-être, mais, à nous, cela importe fort. Nous venons de terminer une guerre avec elle et elle continue à tenir deux systèmes stellaires qui nous appartiennent. Terminus occupe entre les deux nations une position stratégique. »

Hardin intervint : « Que proposez-vous, Excellence ? » Le sous-préfet semblait décidé à ne pas tourner plus longtemps autour du pot : « Il me semble évident, dit-il d’un ton dégagé, que, puisque Terminus est hors d’état de se défendre seule, c’est Anacréon qui doit s’en charger. Vous comprenez bien que nous ne désirons nullement intervenir dans votre politique intérieure.

— Heu, heu, fit Hardin.

— … Mais nous estimons qu’il vaudrait mieux, dans l’intérêt de tous, qu’Anacréon établisse sur votre planète une base militaire.

— C’est tout ce que vous voulez ? une base militaire dans une des régions habitées de la planète ?

— Il y aurait, bien sûr, le problème de l’entretien des forces de protection. »

Hardin, qui se balançait sur deux pieds de son fauteuil, s’immobilisa, les coudes sur les genoux : « Nous y voilà. Parlons net. Terminus doit devenir un protectorat et payer un tribut.

— Pas un tribut. Des impôts. Nous vous protégeons. Vous payez cette protection. »

Pirenne abattit son poing sur le bras de son siège. « Laissez-moi parler, Hardin. Excellence, je me fiche éperdument d’Anacréon, de Smyrno, de votre cuisine politique et de vos petites guerres. Je vous répète que Terminus est une institution d’Etat exempte d’impôts.

— D’Etat ! Mais c’est nous l’Etat, docteur Pirenne, et nous ne vous exemptons pas d’impôts. »

Pirenne se leva brusquement. « Excellence, je suis le représentant direct de…

— … Son Auguste Majesté l’Empereur, continua Anselme Haut Rodric, et moi, je suis le représentant direct du roi d’Anacréon. Anacréon est beaucoup plus près, docteur Pirenne.

— Ne nous égarons pas, fit Hardin. Comment percevriez-vous ces soi-disant impôts, Excellence ? En nature : blé, pommes de terre, légumes, bétail ? »

Le sous-préfet le considéra d’un œil stupéfait. « Comment cela ? A quoi nous serviraient ces marchandises ? Nous en avons à revendre. Non, en or, naturellement. Du chrome ou du vanadium seraient même préférables, si vous en aviez en quantités suffisantes. »

Hardin éclata de rire. « En quantités suffisantes ! Nous n’avons même pas assez de fer. De l’or ! Tenez, regardez notre monnaie ! » fit-il en lançant une pièce à l’envoyé extraordinaire.

Haut Rodric la fit sonner et leva vers Hardin un regard surpris. « Qu’est-ce que c’est ? De l’acier ?

— Parfaitement.

— Je ne comprends pas.

— Terminus est une planète qui n’a pratiquement pas de ressources en minerais. Nous n’avons donc pas d’or et rien pour vous payer, à moins que vous n’acceptiez quelques milliers de boisseaux de pommes de terre.

— Alors… des produits manufacturés.

— Sans métal ? Avec quoi fabriquerions-nous nos machines ? » Il y eut un silence, puis Pirenne reprit : « Toute cette discussion est inutile. Terminus n’est pas une planète comme les autres, mais une fondation scientifique occupée à préparer une grande encyclopédie. Par l’Espace, mon cher, vous n’avez donc aucun respect pour la science ?

— Ce ne sont pas les encyclopédies qui gagnent les guerres, riposta sèchement Haut Rodric. Terminus est donc un monde rigoureusement improductif… et pour ainsi dire inhabité en plus de cela. Eh bien, vous pourriez payer en terre.

— Que voulez-vous dire ? demanda Pirenne.

— Cette planète est à peu près inoccupée et les terres en friche sont sans doute fertiles. De nombreuses familles nobles d’Anacréon aimeraient agrandir leurs domaines.

— Vous ne proposez tout de même pas…

— Inutile de vous affoler, docteur Pirenne. Il y en a assez pour tout le monde. Si nous parvenons à nous entendre et si vous vous montrez compréhensifs, nous pourrons sans doute nous arranger de façon que vous ne perdiez rien. On pourrait donner des titres et distribuer des terres. Je pense que vous me comprenez…

— Vous êtes trop bon », fit Pirenne, sarcastique.

Hardin, alors, interrogea d’un ton naïf : « Anacréon pourrait aussi nous fournir des quantités suffisantes de plutonium pour notre usine atomique ? Nous n’avons plus que quelques années de réserves. »

Pirenne eut un haut-le-corps et, pendant quelques minutes, le silence régna dans la pièce. Quand Haut Rodric reprit la parole, ce fut sur un tout autre ton :

« Vous possédez l’énergie atomique ?

— Evidemment. Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? Il y aura bientôt cinquante mille ans qu’on utilise l’énergie atomique. Pourquoi ne nous en servirions-nous pas ? Bien sûr, nous avons un peu de mal à nous procurer du plutonium.

— Bien sûr, bien sûr. » L’envoyé marqua un temps, puis ajouta d’un ton embarrassé : « Eh bien, messieurs, nous pourrions remettre à demain la suite de cette discussion ? Si vous voulez bien m’excuser… »

Pirenne le regarda partir et marmonna entre ses dents : « L’odieux petit imbécile ! Le… !

— Pas du tout, fit Hardin. Il est simplement le produit de son milieu. Il ne comprend qu’un principe : j’ai un canon et pas vous. »

Pirenne se tourna vers lui, exaspéré : « Quelle idée vous a pris de parler de bases militaires et de tribut ? Etes-vous fou ?

— Mais non. J’ai voulu lui tendre la perche pour le faire parler. Vous remarquerez qu’il a fini par nous révéler les véritables intentions d’Anacréon, à savoir le morcellement de Terminus en terres domaniales. Vous pensez bien que je n’entends pas les laisser faire.

Vous n’entendez pas les laisser faire. Vous ! Et qui êtes-vous donc ? Et pouvez-vous me dire pourquoi vous avez éprouvé le besoin de parler de notre centrale atomique ? C’est justement le genre de choses qui ferait de Terminus un parfait objectif militaire.

— Oui, fit Hardin en souriant, un objectif à éviter soigneusement. Vous n’avez donc pas compris pourquoi j’ai amené le sujet sur le tapis ? Je voulais confirmer ce que j’avais déjà toute raison de soupçonner.

— A savoir ?

— Qu’Anacréon ne se servait plus de l’énergie atomique. Sinon, notre ami aurait su qu’on n’utilise plus de plutonium dans les centrales. Il s’ensuit que le reste de la Périphérie ne possède pas davantage d’industrie atomique. Smyrno n’en a certainement pas, puisqu’elle a été battue récemment par Anacréon. Intéressant, vous ne trouvez pas ?

— Peuh ! » Pirenne quitta la pièce, de fort méchante humeur.

Hardin jeta son cigare et leva les yeux vers l’étendue de la Galaxie. « Alors on est revenu au pétrole et au charbon ? » murmura-t-il… mais il garda pour lui la suite de ses méditations.

III

Quand Hardin niait être propriétaire du Journal, peut-être avait-il raison en théorie, mais c’était tout. Hardin avait été un des promoteurs du mouvement demandant l’élévation de Terminus au statut de municipalité autonome – il en avait été le premier Maire ; aussi, sans qu’aucune des actions du Journal fût à son nom, contrôlait-il de près ou de loin quelque soixante pour cent des parts.

Il y avait toujours moyen de prendre des dispositions.

Ce ne fut donc pas simple coïncidence si, au moment où Hardin demanda à Pirenne de l’autoriser à assister aux réunions du Conseil d’Administration, le Journal commença une campagne en ce sens. A la suite de quoi s’était tenu le premier meeting politique dans l’histoire de la Fondation, meeting où fut réclamée la présence d’un représentant de la ville au sein du gouvernement « national ».

Pirenne avait fini par s’incliner, de mauvaise grâce.

Hardin, assis au bout de la table, se demandait pourquoi les savants faisaient de si piètres administrateurs. Peut-être avaient-ils trop l’habitude des faits inflexibles et pas assez des gens influençables.

A sa gauche, siégeaient Tomas Sutt et Jord Fara ; à sa droite, Lundin Crast et Yate Fulham ; Pirenne présidait.

Hardin écouta dans un demi-sommeil les formalités préliminaires, mais son attention se ranima quand Pirenne, après avoir bu une gorgée d’eau, déclara :

« Je suis heureux de pouvoir annoncer au Conseil que, depuis notre dernière réunion, j’ai été avisé que le seigneur Dorwin, chancelier de l’Empire, arrivera sur Terminus dans quinze jours. On peut être sûr que nos relations avec Anacréon seront réglées à notre entière satisfaction, dès que l’empereur sera informé de la situation. »

Il sourit et, s’adressant à Hardin, il ajouta : « Nous avons donné communication de cette nouvelle au Journal. »

Hardin rit sous cape. De toute évidence, c’était pour le plaisir de lui annoncer l’arrivée du chancelier que Pirenne l’avait admis dans le saint des saints.

« Pour parler net, dit-il d’un ton paisible, qu’attendez-vous de Dorwin ? »

Ce fut Tomas Sutt qui répondit. Il avait la déplaisante habitude de parler aux gens à la troisième personne quand il se sentait d’humeur noble.

« Il est bien évident, observa-t-il, que le Maire Hardin est un cynique invétéré. Il ne peut manquer de savoir que l’empereur ne laisserait personne empiéter sur ses droits.

— Pourquoi ? Que ferait-il donc ? »

Il y eut un mouvement de gêne dans l’assistance. «Vous tenez là, fit Pirenne, des propos qui frisent la trahison.

— Dois-je considérer qu’on m’a répondu ?

— Oui ! Si vous n’avez rien d’autre à dire…

— Pas si vite. J’aimerais poser encore une question. Hormis ce coup de maître diplomatique – qui peut ou non rimer à quelque chose –, a-t-on pris des mesures concrètes pour faire face à la menace anacréonique ?

Yate Fulham passa une main sur sa terrible moustache rousse.

« Vous voyez là une menace, vous ?

— Pas vous ?

— Ma foi, non… L’empereur… » commença l’autre d’un ton suffisant.

« Par l’Espace ! » Hardin s’énervait. « Qu’est-ce que cela signifie ? A chaque instant, l’un de vous dit ‘‘l’empereur’’ ou ‘‘l’Empire’’ comme si c’était un mot magique. L’empereur est à cinquante mille parsecs d’ici et je suis bien sûr qu’il se fiche pas mal de nous. Et même si ce n’est pas le cas, que peut-il faire ? Les unités de la flotte impériale qui se trouvaient dans ces régions sont maintenant aux mains des quatre royaumes et Anacréon en a eu sa part. C’est avec des canons qu’il faut se battre, pas avec des mots.

« Maintenant, écoutez-moi. Nous avons eu deux mois de répit, parce qu’Anacréon s’est imaginé que nous possédons des armes atomiques. Or, nous savons tous que c’est une pure fiction. Nous avons bien une centrale atomique, mais nous n’utilisons l’énergie nucléaire qu’à des fins industrielles, et encore modestement. Ils ne vont pas tarder à s’en apercevoir, et si vous croyez qu’ils vont être contents d’avoir été bernés, vous vous trompez.

— Mon cher ami…

— Attendez : je n’ai pas fini. C’est très bien de faire intervenir des chanceliers dans cette histoire, mais nous aurions plutôt besoin de gros canons de siège, armés de beaux obus atomiques. Nous avons perdu deux mois, messieurs, et nous n’en avons peut-être pas deux autres à perdre. Que proposez-vous de faire ? »

Lundin Crast, fronçant son long nez d’un air mécontent, déclara : « Si vous proposez la militarisation de la Fondation, je ne veux pas en entendre parler. Ce serait nous jeter dans la politique. Nous sommes une communauté scientifique, monsieur le Maire, et rien d’autre.

— Il ne se rend pas compte, ajouta Sutt, que la fabrication d’armements priverait l’Encyclopédie d’un personnel précieux. Il ne saurait en être question, quoi qu’il arrive.

— Parfaitement, renchérit Pirenne. L’Encyclopédie d’abord… toujours. »

Hardin eut un grognement agacé. L’Encyclopédie semblait les obséder tous.

« Ce Conseil a-t-il jamais pensé que Terminus pouvait avoir d’autres intérêts que l’Encyclopédie ?

— Je ne conçois pas, Hardin, dit Pirenne, que la Fondation puisse s’intéresser à autre chose qu’à l’Encyclopédie.

— Je n’ai pas dit la Fondation ; j’ai dit : Terminus. Je crains que vous ne compreniez pas bien la situation. Nous sommes environ un million sur Terminus et l’Encyclopédie n’emploie pas plus de cent cinquante mille personnes. Pour les autres, Terminus est une patrie. Nous sommes nés ici. Nous y vivons. Auprès de nos fermes, de nos maisons et de nos usines, l’Encyclopédie ne compte guère. Nous voulons protéger tout cela… »

Crast l’interrompit violemment : « L’Encyclopédie d’abord, tonna-t-il. Nous avons une mission à remplir.

— Au diable votre mission, cria Hardin. C’était peut-être vrai il y a cinquante ans. Mais une nouvelle génération est venue.

— Cela n’a rien à voir, répliqua Pirenne. Nous sommes des savants. »

Hardin sauta sur l’occasion. « Ah ! vous croyez cela ? Mais c’est une idée que vous vous faites ! Vous n’êtes, tous autant que vous êtes, qu’un parfait exemple de ce qui ronge la Galaxie depuis des millénaires. Quelle est cette science qui consiste à passer des centaines d’années à classer les travaux des savants du premier millénaire ? Avez-vous jamais songé à aller de l’avant, à étendre vos connaissances ? Non ! Vous vous contentez de stagner. Et c’est le cas de l’ensemble de la Galaxie, l’Espace sait depuis combien de temps. C’est pour cela que la Périphérie se révolte ; que les communications sont interrompues ; que sans cesse ont lieu des guerres régionales, et qu’enfin des systèmes entiers perdent le secret de l’énergie nucléaire et reviennent à des applications de la chimie élémentaire. Voulez-vous que je vous dise ? La Galaxie s’en va à la dérive ! »

Il se tut et se laissa retomber dans son fauteuil pour reprendre haleine, sans écouter les deux ou trois membres du Conseil qui s’efforçaient à la fois de lui répondre.

Crast finit par l’emporter. « Je ne sais pas où vous voulez en venir avec vos harangues enflammées, monsieur le Maire, mais vous n’apportez à la discussion aucun élément constructif. Je propose, monsieur le Président, que les remarques de Hardin soient considérées comme nulles et non avenues et que nous reprenions le débat où nous l’avions laissé. »

Jord Fara s’agita sur son siège. Jusque-là, Fara s’était tu. Mais maintenant sa voix puissante, aussi puissante que ses cent cinquante kilos, retentit comme une sirène de brume.

« N’avons-nous pas oublié quelque chose, messieurs ?

— Quoi donc ? interrogea Pirenne.

— Que, dans un mois, nous célébrons le cinquantième anniversaire de la Fondation. » Fara avait l’art d’énoncer avec la plus extrême gravité les pires platitudes.

« Et alors ?

— A l’occasion de cet anniversaire, continua paisiblement Fara, on procédera à l’ouverture du caveau de Hari Seldon. Avez-vous jamais songé à ce que pourrait contenir le caveau ?

— Je ne sais pas. Rien d’important. Un discours d’anniversaire enregistré, peut-être. Je ne crois pas qu’il faille attacher une signification particulière au caveau, même si le Journal, ajouta-t-il avec un mauvais regard vers Hardin, qui répondit par un sourire, a voulu monter cette cérémonie en épingle. Mais j’y ai mis bon ordre.

— Ah ! dit Fara, mais vous avez peut-être tort. Ne trouvez-vous pas, reprit-il en se caressant le nez, que l’ouverture du caveau a lieu à un moment étrangement opportun ?

— Très inopportun, vous voulez dire, murmura Fulham. Nous avons bien d’autres choses en tête.

— D’autres choses plus importantes qu’un message de Hari Seldon ? Je ne crois pas. » Fara devenait de plus en plus pontifiant, et Hardin le considéra d’un œil songeur. Où voulait-il en venir ?

« Vous avez tous l’air d’oublier, poursuivit Fara, que Seldon était le plus grand psychologue de notre époque et le créateur de notre Fondation. Il est donc raisonnable de penser que notre maître a fait usage de sa science pour déterminer le cours probable de l’histoire dans l’avenir immédiat. S’il l’a fait, ce qui ne m’étonnerait guère, il a certainement trouvé un moyen de nous prévenir du danger et peut-être même de nous suggérer une solution. L’Encyclopédie était une entreprise qui lui tenait fort à cœur, vous le savez. »

Le doute se lisait sur tous les visages. Pirenne toussota. « Ma foi, je n’en sais trop rien. La psychologie est une noble science, mais… il n’y a pas parmi nous de psychologues, je crois. Il me semble que nous sommes ici sur un terrain bien incertain. »

Fara se tourna vers Hardin. « N’avez-vous pas étudié la psychologie avec Alurin ? »

Hardin répondit d’un ton rêveur : « Oui, mais je n’ai jamais terminé mes études. Je me suis lassé de la théorie. Je voulais être ingénieur psychologicien, mais comme je n’en avais pas les moyens, j’ai choisi ce qu’il y avait de plus voisin : j’ai fait de la politique. C’est pratiquement la même chose.

— Eh bien, que pensez-vous du caveau ? »

Hardin répondit prudemment : « Je ne sais pas. »

Il ne dit plus un mot jusqu’à la fin de la séance, bien que l’on se fût remis à parler du voyage du chancelier de l’Empire.

A vrai dire, il n’écoutait même pas. Il était sur une nouvelle piste, et les éléments s’assemblaient… lentement.

La psychologie était la clef du problème : il en était sûr.

Il essaya désespérément de se souvenir de la théorie psychologique qu’il avait apprise jadis. Et il en tira aussitôt une conclusion.

Un grand psychologue comme Seldon était capable de lire assez clairement dans l’enchevêtrement des émotions et des réactions humaines pour pouvoir prédire la tendance générale de l’avenir.

Et cela signifiait… hum… hum !

IV

Le seigneur Dorwin prisait. En outre, il avait des cheveux longs et des boucles qui devaient manifestement beaucoup à l’art du coiffeur, ainsi que de longs favoris blonds qu’il caressait tendrement. Il s’exprimait avec une extrême affectation et ne prononçait pas les r.

Hardin, pour le moment, n’avait pas le temps de réfléchir aux raisons qui l’avaient fait prendre en grippe le noble chancelier. Certes, il y avait les gestes élégants de la main dont l’autre ponctuait ses propos, et la stupide condescendance qui marquait fût-ce la plus simple de ses phrases.

Le problème maintenant était de le retrouver. Il avait disparu avec Pirenne une demi-heure auparavant, complètement disparu, l’animal.

Hardin était sûr que sa propre absence lors des discussions préliminaires faisait parfaitement l’affaire de Pirenne.

On avait vu Pirenne dans ce corps de bâtiment, à cet étage. Il suffisait d’essayer toutes les portes. Il poussa un battant et distingua aussitôt le profil facilement reconnaissable du seigneur Dorwin qui se détachait sur l’écran lumineux.

Le chancelier leva les yeux et dit : « Ah ! Ha’din. Vous nous che’chiez sans doute ? » Il lui tendit une tabatière à l’ornementation chargée et, quand Hardin eut poliment refusé de se servir, le seigneur Dorwin prit une pincée de tabac en souriant gracieusement.

Pirenne considérait la scène avec mépris, Hardin avec une parfaite indifférence.

Le seigneur Dorwin referma le couvercle de sa tabatière avec un petit bruit sec, puis il dit : « C’est une supe’be ‘éussite que vot’e Encyclopédie, Ha’din. Une ent’p’ise digne des plus g’andes œuv’es de tous les temps.

— C’est l’avis de la plupart d’entre nous, monseigneur. Mais nous ne sommes pas encore au terme de notre travail.

— D’ap’ès ce que j’ai vu du fonctionnement de vot’e Fondation, voilà qui ne m’inquiète guè’e. » Il se tourna vers Pirenne qui répondit par un petit salut ravi.

Ils sont trop mignons, songea Hardin. « Je ne me plaignais pas tant, monseigneur, dit-il tout haut, du manque d’activité de la Fondation que de l’excès d’activité que déploient les Anacréoniens, activité qui s’exerce toutefois dans une direction très différente.

— Ah ! oui, Anac’éon, fit le chancelier, avec un petit geste méprisant. J’en a’ive justement. C’est une planète tout à fait ba’ba’e. Je ne comp’ends pas comment des c’éatu’es humaines peuvent viv’e dans la Pé’iphé’ie. On n’y t’ouve ‘ien de ce qui peut fai’e le bonheu’d’un homme cultivé ; on y igno’e tout confo’t ; on y vit dans des conditions… »

Hardin l’interrompit sèchement : « Les Anacréoniens, malheureusement, possèdent tout ce qu’il faut pour faire la guerre et disposent des engins de destruction les plus perfectionnés.

— C’est v’ai, c’est v’ai. » Le seigneur Dorwin semblait agacé, peut-être n’aimait-il pas être interrompu au milieu d’une phrase. « Mais nous ne sommes pas là pour pa’ler de ça, vous savez. Voyons, docteu’ Pi’enne, si vous me mont’iez le second volume ? »

Les lumières s’éteignirent et, dans la demi-heure qui suivit, on ne fit pas plus attention à Hardin que s’il avait été sur Anacréon. Le livre qu’on projetait sur l’écran ne l’intéressait guère et il ne cherchait même pas à suivre, mais le seigneur Dorwin, lui, manifesta un tel plaisir que, dans son excitation, il lui arriva de prononcer un r de-ci de-là.

Quand on eut rallumé les lumières, il déclara : « Me’veilleux. V’aiment me’veilleux. Vous ne vous inté’essez pas à l’a’chéologie pa’hasa’d, Ha’din ?

— Pardon ? » Hardin dut se secouer pour sortir de sa rêverie. « Non, monseigneur, je ne peux pas dire que la question me passionne. J’ai une formation de psychologue et j’ai fini politicien.

— Ah ! Ce sont sans doute des études fo’t inté’essantes. Pou’ma pa’t, figu’ez-vous, reprit-il en s’administrant une énorme prise de tabac, j’ai un faible pour l’a’chéologie.

— Vraiment ?

— Monseigneur, expliqua Pirenne, est une autorité en la matière.

— Une auto’ité, une auto’ité, c’est peut-êt’e beaucoup di’e, fit monseigneur d’un ton complaisant. J’ai beaucoup t’availlé la question. J’ai beaucoup lu. J’ai étudié tout Ja’dun, tout Obijasi, tout K’omwill… enfin, vous voyez.

— J’ai naturellement entendu parler de ces auteurs, dit Hardin, mais je ne les ai jamais lus.

— Vous dev’iez les li’e un jou’, mon che’. Vous ne ‘eg’ette’iez pas. Ce voyage dans la Pé’iphé’ie n’au’a pas été inutile, puisqu’il m’a pe’mis de voi’cet exemplai’e de Lameth. Figu’ez-vous que ce texte manque complètement dans ma bibliothèque. Vous n’oubliez pas, docteu’ Pi’enne, que vous avez p’omis d’en t’ansdévelopper une copie pou’moi, avant mon dépa’t ?

— Soyez tranquille, monseigneur.

— Lameth, vous savez, reprit le chancelier d’un ton doctoral, ‘appo’te une t’es inté’essante addition à ce que l’on savait jusqu’alo’s su’la question de l’o’igine.

— Quelle question ? demanda Hardin.

— La question de l’o’igine. Savoi’en quel end’oit a p’is naissance l’espèce humaine. Vous savez bien qu’on pense qu’à l’o’igine, la ‘ace humaine n’occupait qu’un seul système planétai’e.

— Oui, bien sûr.

— Seulement, pe’sonne ne sait exactement quel système… tout cela se pe’d dans les b’umes de l’antiquité. Il existe bien des théo’ies, évidemment. Dans Si’ius, disent les uns. D’aut’es disent Alpha du Centau’e, ou le système solai’e, ou 61 du Cygne… tout cela étant situé toutefois dans le secteu’de Si’ius, vous ‘ema’que’ez.

— Et que dit Lameth ?

— Eh bien, il a une théo’ie absolument ‘évolutionnai’e. Il s’effo’ce de p’ouver que les vestiges a’chéologiques découve’ts su’la t’oisième planète d’A’ctu’us mont’ent qu’il existait là des colonies humaines à une époque où l’on ne connaissait pas enco’e les voyages inte’planétai’es.

— Cette planète serait donc le berceau de l’humanité ?

— Peut-êt’e. Il faud’a que je lise attentivement l’ouv’age de Lameth avant de pou voi’me p’ononcer. »

Hardin parut méditer un moment puis demanda : « Quand Lameth a-t-il écrit son livre ?

— Oh ! il doit y avoi’à peu p’ès huit cents ans. Natu’ellement, il s’est su’tout se’vi des t’avaux de G’een.

— Alors pourquoi se fier à lui ? Pourquoi ne pas aller vous-même étudier les vestiges découverts sur la planète d’Arcturus ? »

Le seigneur Dorwin haussa les sourcils et s’empressa de humer une prise. « Mais dans quel but, mon che’ ?

— Pour recueillir des renseignements de première main, voyons.

— A quoi bon ? Ce se’ait bien t’op compliqué. J’ai les ouv’ages de tous les vieux maît’es, de tous les g’ands a’chéologues d’aut’efois… Je les conf’onte, je pèse le pou’et le cont’e de chaque théo’ie, et j’en ti’e des conclusions. C’est cela la méthode scientifique. Du moins, conclut-il d’un ton protecteur, c’est la conception que j’en ai, moi. Je vous demande un peu pou’quoi j’i’ais pe’d’e mon temps dans la ‘égion d’A’ctu’us ou dans le système solai’e, alo’s que les vieux maît’es ont fait cela bien mieux que je ne pourrais le fai’e moi-même.

— Je comprends », fit Hardin, poliment.

Et c’était cela qu’il appelait la méthode scientifique ! Rien d’étonnant à ce que la Galaxie s’en allât à la dérive !

« Si vous voulez bien me suivre, monseigneur, dit Pirenne, je crois qu’il est temps de rentrer.

— C’est v’ai, c’est v’ai. »

Au moment où ils allaient quitter la pièce, Hardin dit brusquement : « Monseigneur, puis-je poser une question ? »

Le seigneur Dorwin sourit d’un air affable et eut un petit geste gracieux de la main. « Ce’tainement, mon che’. T’op heu’eux de pouvoi’vous aider. Si mes modestes connaissances peuvent vous êt’e utiles en quoi que ce soit…

— Il ne s’agit pas précisément d’archéologie, monseigneur.

— Non ?

— Non. Voici. L’an dernier, nous avons appris sur Terminus qu’une centrale atomique avait explosé sur la Planète 5 de Gamma d’Andromède. Mais nous n’avons eu aucun détail sur l’accident. Je me demandais si vous pourriez me dire exactement ce qui s’est passé.

— Je ne vois vraiment pas, fit Pirenne d’un ton impatient, pourquoi vous ennuyez Monseigneur avec des questions sans intérêt.

— Mais pas du tout, pas du tout, docteu’ Pi’enne, protesta le chancelier. Il n’y a pas g’and-chose à di’e su’cette affai’e. La cent’ale a, en effet, explosé et c’a été une vé’itable catast’ophe, vous savez. Je c’ois que plusieu’s millions de pe’sonnes ont pé’i et qu’au moins la moitié de la su’face de la planète a été dévastée. Le gouve’nement envisage sé’ieusement de cont’ôler de plus p’ès l’emploi de l’éne’gie atomique… mais il s’agit là, natu’ellement, de mesu’es confidentielles.

— Naturellement, dit Hardin. Mais quelle était la cause de l’accident ?

— Ma foi, dit le seigneur Dorwin, pe’sonne ne sait t’es bien. L’usine était déjà tombée en panne quelques années plus tôt, et l’on a pensé que les ‘épa’ations avaient été mal faites. C’est si difficile de nos jou’s de t’ouver des ingénieu’s qui connaissent à fond les installations atomiques. » Sur quoi il se servit une prise d’un air mélancolique.

« Vous savez, dit Hardin, que les royaumes indépendants de la Périphérie ont également renoncé à employer l’énergie atomique ?

— Pas possible ? Ça ne m’étonne pas, vous savez. Ce sont des planètes v’aiment ba’ba’es… Mais, mon che’, ne pa’lez pas de ‘oyaumes indépendants. Ils ne sont pas indépendants, vous le savez bien. Les t’ai tés que nous avons conclus avec eux sont fo’mels. Ces planètes ‘econnaissent la souve’aineté de l’empe’eu’. Sinon nous n’au’ions pas t’aité avec elles, bien su’.

— Cela se peut, mais elles n’en ont pas moins une grande liberté d’action.

— Sans doute. Une libe’té considé’able. Mais cela n’a gu’è’e d’impo’tance. L’Empi’e peut t’ès bien suppo’ter que la Pé’iphé’ie jouisse d’une ce’taine autonomie. Ce sont des planètes qui ne nous appo’tent ‘ien, vous savez. Tout à fait ba’ba’es. A peine civilisées.

— Elles étaient civilisées jadis. Anacréon était une des plus riches provinces extérieures. Je crois qu’à ce point de vue, on pouvait la comparer à Véga.

— Oh ! mais il y a des siècles de cela. Vous ne pouvez pas en ti’er de conclusions. La situation était t’es diffé’ente aut’efois. Nous ne sommes plus ce que nous étions, vous savez. Mais, dites-moi, Ha’din, vous êtes bien entêté. Je vous ai dit que je ne voulais pas pa’ler affai’es aujou’d’hui. Le docteu’ Pi’enne m’avait bien p’évenu que vous essaie’iez de m’ent’aîner dans une discussion, mais on n’app’end pas à un vieux singe à fai’e la g’imace ! Nous examine’ons tous ces p’oblèmes demain. » Et l’on en resta là.

V

C’était la seconde séance du Conseil auquel assistât Hardin, sans compter les entretiens officieux que ses membres avaient eus avec le seigneur Dorwin avant son départ. Le Maire était pourtant convaincu qu’au moins une réunion s’était tenue sans qu’on l’en eût avisé.

Et il était bien certain qu’on ne l’aurait pas non plus prié de venir aujourd’hui s’il n’y avait pas eu cette question de l’ultimatum.

Car il s’agissait en effet d’un ultimatum bien qu’en apparence on eût pu prendre le document visiographique pour un message de cordiales salutations adressé par un souverain voisin.

Hardin relisait le texte. Cela commençait par les congratulations de « Sa Puissante Majesté, le roi d’Anacréon, à son frère et ami, le docteur Lewis Pirenne, président du Conseil d’Administration de la Fondation encyclopédique n° 1 », et cela se terminait par un gigantesque sceau multicolore d’un symbolisme extrêmement complexe.

Mais ce n’en était pas moins un ultimatum.

« Finalement, dit Hardin, nous n’avions guère de temps devant nous : trois mois seulement. Mais, de toute façon, nous avons gaspillé le peu de répit qu’on nous accordait. Il ne nous reste plus qu’une semaine maintenant. Qu’allons-nous faire ?

— Il doit y avoir une solution, dit Pirenne, le front soucieux. Il est absolument inconcevable qu’ils poussent les choses très loin, après les assurances que nous a prodiguées le seigneur Dorwin quant à l’attitude de l’empereur et de l’Empire.

— Ah ! fit Hardin, vous avez fait part au roi d’Anacréon de ce soi-disant point de vue de l’empereur ?

— Parfaitement… après avoir mis la proposition aux voix et avoir recueilli l’unanimité du Conseil.

— Et quand ce vote a-t-il eu lieu ? »

Pirenne se drapa dans sa dignité. « Je ne crois pas avoir de comptes à vous rendre, monsieur Hardin.

— Très bien. Ça ne m’intéresse pas tellement, vous savez. Laissez-moi vous dire toutefois qu’à mon avis c’est cette mesure d’habile diplomatie (il sourit) qui est à l’origine de ce message d’amitié. Ils auraient peut-être attendu plus longtemps sans cela… Je ne vois d’ailleurs pas en quoi cela aurait avancé Terminus, étant donné l’attitude du Conseil.

— Et comment arrivez-vous à cette remarquable conclusion, monsieur le Maire ? interrogea Yate Fulham.

— Oh ! c’est bien simple. Il me suffit de faire usage de ce moyen, si démodé : le bon sens. Il existe, figurez-vous, une branche des connaissances humaines qu’on désigne sous le nom de logique symbolique, et qu’on peut employer pour clarifier tout le fatras qui entoure d’ordinaire le langage.

— Et alors ? dit Fulham.

— Je l’ai utilisée. Je l’ai notamment appliquée à l’étude du document qui nous intéresse. Je n’en avais pas tellement besoin en ce qui me concerne, mais j’ai pensé qu’il me serait plus facile d’en expliquer la teneur exacte à cinq physiciens si je me servais de symboles plutôt que de mots. »

Hardin tira d’une sacoche quelques feuilles de papier qu’il étala devant lui. « Ce n’est pas moi qui ai fait ce travail, annonça-t-il. Il est signé, comme vous pouvez le voir, de Muller Holk, de la Section de Logique. »

Pirenne se pencha vers la table pour mieux voir, tandis que Hardin continuait : « Le message d’Anacréon ne présentait pas de difficultés, car ceux qui l’ont rédigé sont des hommes d’action plutôt que des orateurs. Il se réduit à la déclaration que vous voyez exprimée ici en symboles et qui, traduite en mots, signifie pratiquement : Vous nous donnez ce que nous voulons d’ici une semaine ou bien nous vous administrons une raclée et nous nous servons tout seuls. »

Sans rien dire, les membres du Conseil examinaient les symboles. Au bout d’un moment, Pirenne se rassit en toussotant d’un air gêné.

« Vous voyez une solution, docteur Pirenne ? demanda Hardin.

— Il ne semble pas y en avoir.

— Très bien, fit Hardin en exhibant d’autres papiers. Vous avez maintenant devant vous une copie du traité qu’ont conclu l’Empire et Anacréon, traité, soit dit en passant, qui a été signé au nom de l’empereur par le même seigneur Dorwin dont nous avons eu la visite la semaine dernière : en voici l’analyse symbolique. »

Le traité comprenait cinq pages en petits caractères ; l’analyse occupait moins d’une demi-page.

« Comme vous le voyez, messieurs, quatre-vingt-dix pour cent de ce document se révèlent à l’analyse n’avoir aucune signification, et, en définitive, le tout se ramène aux intéressantes propositions que voici :

« Obligations d’Anacréon envers l’Empire : Nulles ! »

« Autorité de l’Empire sur Anacréon : Nulle ! »

Les cinq membres du Conseil examinèrent attentivement l’analyse en se référant par moments au texte intégral du traité, puis Pirenne dit d’un ton soucieux : « L’analyse semble exacte.

— Vous convenez donc qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’une déclaration de totale indépendance de la part d’Anacréon et d’une reconnaissance de cette situation par l’empereur ?

— Il me semble bien, en effet.

— Et croyez-vous qu’Anacréon ne l’ait pas compris et ne tienne pas à bien marquer cette indépendance ? Ce qui l’amènerait tout naturellement à se rebiffer devant tout semblant de menace de la part de l’Empire ? A plus forte raison quand l’Empire se montre incapable de mettre ses menaces à exécution.

— Mais alors, intervint Sutt, comment monsieur le Maire Hardin explique-t-il les assurances que nous a données le seigneur Dorwin quant à l’appui que nous accorderait l’Empire ? Ces assurances semblaient… satisfaisantes. »

Hardin se renversa dans son fauteuil. « C’est là le point le plus intéressant. Je dois l’avouer, j’avais cru tout d’abord que Sa Seigneurie était un crétin consommé… mais c’est en fait un diplomate accompli et un homme d’une remarquable habileté. J’ai pris la liberté d’enregistrer tout ce qu’il a dit. »

Un murmure de protestation échappa aux membres du Conseil et Pirenne prit une expression scandalisée.

« Et alors ? fit Hardin. Je reconnais que c’était une grossière infraction aux lois de l’hospitalité et une chose qu’aucun homme se disant honnête n’aurait faite. Et si monseigneur s’en était aperçu, cela aurait pu donner lieu à une explication fort déplaisante : mais il n’en a rien su, j’ai l’enregistrement et tout est pour le mieux. J’ai remis une copie de cet enregistrement à Holk pour qu’il l’analyse comme le reste.

— Et qu’a révélé l’analyse ? interrogea Lundin Crast.

— Voilà justement ce qui est intéressant, messieurs. Cette analyse s’est révélée à tous égards la plus difficile des trois. Quand Holk, après deux jours de travail acharné, a réussi à éliminer les déclarations qui ne voulaient rien dire, les paroles vagues et les détails sans intérêt – en bref tout le bla-bla-bla –, il s’est aperçu qu’il ne restait rien. Absolument rien.

« Le seigneur Dorwin, messieurs, en cinq jours de discussion, n’a strictement rien dit de concret, et il s’y est si bien pris que vous ne vous en êtes pas aperçus. Voilà les assurances de votre cher Empire. »

La confusion n’aurait pas été plus grande si Hardin avait placé sur la table une bombe allumée. Il attendit d’un air las que le calme revînt.

« Donc, conclut-il, quand vous avez menacé Anacréon d’une intervention impériale, vous n’avez fait qu’irriter un monarque qui savait à quoi s’en tenir. Son orgueil exigeait évidemment une action immédiate : d’où l’ultimatum. Et nous en revenons à la question que je posais tout à l’heure : qu’allons-nous faire ?

— Il semble, dit Sutt, que nous ne puissions faire autrement que de laisser Anacréon installer des bases militaires sur Terminus.

— Je suis bien d’accord avec vous, répondit Hardin, mais quelles mesures prendrons-nous pour les flanquer dehors à la première occasion ? »

Yate Fulham se tortillait la moustache. « On dirait que vous êtes résolu à recourir à la violence.

— La violence, rétorqua Hardin, est le dernier refuge de l’incompétence. Mais je n’ai certainement pas l’intention de déployer un tapis sous les pas des envahisseurs ni de leur cirer les bottes.

— Tout de même, la façon dont vous dites cela ne me plaît guère, insista Fulham. C’est une attitude dangereuse ; d’autant plus dangereuse que, depuis quelque temps, une partie importante de la population semble réagir favorablement à toutes vos suggestions. J’aime autant vous dire, monsieur le Maire, que le Conseil n’ignore pas vos récentes initiatives. »

Il se tut au milieu de l’approbation générale. Hardin haussa les épaules sans rien dire.

« Si vous vouliez entraîner la ville à la violence, continua Fulham, ce serait courir au suicide, et nous n’entendons pas le tolérer. Notre politique a toujours gravité autour d’un seul principe : l’Encyclopédie. Quoi que nous soyons amenés à faire ou à ne pas faire, nos décisions auront toujours été subordonnées aux intérêts de l’Encyclopédie.

— Vous concluez donc, riposta Hardin, que nous devons poursuivre cette frénétique campagne d’inaction ?

— Vous venez vous-même de démontrer, dit Pirenne, non sans amertume, que l’Empire ne pouvait nous aider ; encore que je ne comprenne pas bien comment ni pourquoi il en est ainsi. Si un compromis est nécessaire… »

Hardin avait la sensation cauchemardesque de courir à toute vitesse sans arriver nulle part. « Il n’est pas question de compromis ! Vous ne comprenez donc pas que ces questions de bases militaires ne sont qu’un mauvais prétexte. Haut Rodric nous a dit ce que cherchait Anacréon : l’annexion, l’établissement de son propre système de domaines féodaux et d’une économie s’appuyant sur l’aristocratie terrienne. L’effet produit par notre bluff à propos de nos armes atomiques peut les inciter à agir lentement, mais ce n’est pas cela qui les arrêtera. »

Il s’était levé, et tous l’avaient imité, sauf Jord Fara.

« Veuillez vous asseoir, dit ce dernier. En voilà assez, ce me semble. Voyons, il n’y a pas de quoi prendre un air furieux, monsieur le Maire Hardin ; aucun de nous n’a commis de trahison.

— C’est vous qui le dites !

— Allons, fit Fara d’un ton conciliant, vous savez bien que vous n’en pensez rien. Laissez-moi parler ! »

Ses petits yeux malins étaient à demi clos et la transpiration faisait briller son menton. « Il est inutile de dissimuler plus longtemps que le Conseil attend, de ce qui va se passer lors de l’ouverture du caveau, dans six jours, la véritable solution au problème des relations avec Anacréon.

— C’est tout ce que vous avez trouvé ?

— Oui.

— Alors nous allons nous contenter d’attendre en toute sérénité que le deus ex machina jaillisse du caveau ?

— Exprimée sous une forme moins partisane, c’est en effet notre opinion.

— C’est le triomphe de la politique de l’autruche ! Vraiment, docteur Fara, vous avez du génie ! Il faut un esprit d’une grande envergure pour concevoir un pareil projet.

— Votre goût pour l’épigramme est amusant, Hardin, dit Fara avec un sourire indulgent, mais déplacé. Vous vous souvenez, je pense, du raisonnement que j’ai tenu à propos de l’ouverture du caveau, voilà trois semaines.

— Oui, je m’en souviens. Vous avez dit – arrêtez-moi si je me trompe – que Hari Seldon avait été le plus grand psychologue du système ; qu’il était donc capable de prévoir la situation déplaisante dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ; qu’il avait donc conçu le caveau comme un moyen de nous proposer une solution.

— C’est à peu près cela.

— Vous étonnerais-je en vous révélant que j’ai longuement réfléchi à la question ces dernières semaines ?

— J’en suis très flatté. Et quel a été le résultat de vos méditations ?

— Que la pure déduction était en l’occurrence insuffisante ; qu’une fois de plus, il fallait une parcelle de bon sens.

— Mais encore ?

— Eh bien, s’il a prévu les difficultés que nous aurions avec Anacréon, pourquoi ne pas nous avoir placés sur une autre planète plus proche des centres galactiques ? Car on n’ignore pas que c’est Seldon qui a amené les commissaires de Trantor à ordonner l’établissement de la Fondation sur Terminus. Mais pourquoi ce choix ? Pourquoi nous avoir installés ici s’il était capable de prévoir la rupture des lignes de communication, notre isolement dans un secteur éloigné de la Galaxie, les menaces que nos voisins feraient peser sur nous… et notre impuissance du fait que Terminus n’a aucune ressource minérale ? Ou alors, s’il a prévu tout cela, pourquoi n’avoir pas prévenu les premiers colons de façon qu’ils puissent se préparer, plutôt que d’attendre, comme il le fait, que nous ayons déjà un pied au-dessus du vide avant de nous conseiller ?

« Et n’oubliez pas non plus une chose. Même s’il pouvait prévoir la situation alors, nous pouvons tout aussi bien la voir maintenant. Après tout, Seldon n’était pas un magicien. Il n’existe pas de méthodes pour sortir de cette situation que lui pouvait imaginer et nous pas.

— Mais, Hardin, lui rappela Fara, nous n’en imaginons aucune !

— Vous n’avez même pas essayé ! Vous avez commencé par refuser d’admettre que nous étions menacés. Puis vous vous êtes réfugiés dans une foi aveugle en l’empereur. Maintenant, c’est sur Hari Seldon que vous reportez vos espoirs. Vous vous êtes invariablement reposés sur l’autorité ou sur le passé : jamais vous n’avez voulu compter sur vous-mêmes. »

Son poing martelait la table. « C’est une attitude morbide : un réflexe conditionné qui vous fait écarter toute velléité d’indépendance chaque fois qu’il est question de s’opposer à l’autorité. Vous avez l’air de ne pas douter que l’empereur est plus puissant que vous et Hari Seldon plus sage. Et vous avez tort, je vous assure. »

Personne ne répondit.

Hardin reprit : « Vous n’êtes pas les seuls, d’ailleurs. C’est la même chose dans toute la Galaxie. Pirenne a entendu comme moi le seigneur Dorwin exposer ses idées sur la recherche scientifique. Selon lui, pour être bon archéologue, il suffit de lire tous les livres écrits sur la question… par des hommes morts depuis des siècles. Il estime que la façon de résoudre les énigmes de l’archéologie, c’est de peser le pour et le contre des thèses contradictoires. Et Pirenne l’écoutait sans protester. Vous ne trouvez pas qu’il y a là quelque chose d’anormal ? »

Cette fois encore, son accent presque implorant n’éveilla aucun écho.

« Et nous autres, reprit-il, et la moitié de la population de Terminus, nous ne valons guère mieux. Nous sommes là à béer devant l’Encyclopédie. Nous estimons que l’ultime but de la science est la classification des connaissances acquises. C’est une tâche importante, mais n’y a-t-il pas autre chose à faire ? Nous sommes en régression, est-ce que vous ne vous en rendez pas compte ? Dans la Périphérie, ils ont perdu le secret de l’énergie atomique. Sur Gamma d’Andromède, une centrale d’énergie a sauté parce qu’elle avait été mal réparée, et le chancelier de l’Empire déplore que les techniciens dans cette branche soient rares. Quelle solution recommande-t-il ? En former de nouveaux ? Jamais de la vie ! Non, il propose de limiter l’usage de l’énergie atomique.

« Ne comprenez-vous donc pas ? C’est un mal qui ronge la Galaxie tout entière. On pratique le culte du passé. On stagne ! »

Son regard parcourut l’assemblée.

Fara fut le premier à réagir. « Ce n’est pas la philosophie mystique qui va nous aider. Soyons réalistes. Niez-vous que Hari Seldon ait été capable de deviner les tendances historiques de l’avenir par simple calcul psychologique ?

— Non, bien sûr que non, s’écria Hardin. Mais nous ne pouvons pas compter sur lui pour nous fournir une solution. Il pourrait, tout au plus, nous indiquer le problème, mais, s’il existe une solution, c’est à nous de la trouver. Il ne peut pas le faire pour nous.

— Qu’entendez-vous par « nous indiquer le problème » ? Nous le connaissons, le problème !

— C’est ce que vous croyez ! s’exclama Hardin. Vous vous imaginez que Hari Seldon n’a pensé qu’à Anacréon. Je ne suis pas d’accord avec vous, messieurs. Je vous affirme qu’aucun de vous n’a encore la plus vague notion de ce qui se passe en réalité !

— Mais ce n’est pas votre cas, sans doute, dit Pirenne d’un ton sarcastique.

— Je ne crois pas ! » Hardin se leva d’un bond et repoussa son siège. « Quoi qu’il en soit, un point est sûr, c’est que toute cette situation a quelque chose de déplaisant ; il y a là des éléments qui nous dépassent. Posez-vous donc cette question : comment se fait-il que la population originelle de la Fondation n’ait pas compté un seul grand psychologue, à l’exception de Bor Alurin ? Lequel a pris grand soin de n’enseigner à ses élèves que les rudiments de la psychologie. »

Il y eut un bref silence que Fara rompit en demandant :

« Bon. Eh bien, pourquoi ?

— Peut-être parce qu’un psychologue aurait pu comprendre ce que tout cela signifiait… trop tôt au gré de Hari Seldon. Jusqu’alors, nous n’avons fait que tâtonner, qu’apercevoir des fragments de la vérité, pas davantage. Et c’est ce qu’a voulu Hari Seldon. »

Il éclata d’un rire narquois. « Je vous salue, messieurs ! »

Et il quitta la salle.

VI

Le Maire Hardin mâchonnait le bout de son cigare éteint. Il n’avait pas dormi la nuit précédente et il avait bien l’impression qu’il ne fermerait pas l’œil cette nuit non plus. Il avait les yeux rouges.

« Et cela pourrait marcher comme ça ?

— Je crois que oui, fit Yohan Lee en se frottant le menton. Qu’en pensez-vous ?

— Ça n’a pas l’air mal. Mais, vous comprenez, il faut que ce soit fait avec aplomb. Qu’il n’y ait pas d’hésitation ; qu’on ne leur laisse pas le temps de se rendre compte de ce qui se passe. Dès l’instant où nous serons en mesure de donner des ordres, il faudra les donner comme si nous n’avions jamais fait que ça toute notre vie, et ils obéiront par habitude. C’est le grand principe du coup d’Etat.

— Et si le Conseil demeure irrésolu…

— Le Conseil ? N’en tenez pas compte. Après-demain, il n’aura plus aucune importance dans la conduite des affaires de Terminus. »

Lee hocha lentement la tête.

« C’est étrange qu’ils n’aient encore rien fait pour nous empêcher d’agir. Vous dites qu’ils se doutent de quelque chose ?

— Fara est sur le point de deviner. Parfois, il me fait peur. Et Pirenne se méfie de moi depuis que j’ai été élu. Seulement, ils n’ont jamais su se rendre vraiment compte de ce qui se passe. Ils ne croient qu’à l’autorité. Ils sont persuadés que l’empereur, du seul fait qu’il est l’empereur, est tout-puissant. Et que le Conseil d’Administration, parce qu’il représente l’empereur, ne saurait se trouver dans la situation de ne plus donner d’ordres. Cette incapacité d’admettre la possibilité d’une révolution est notre plus sûr atout. »

Il se leva et alla prendre un verre d’eau à la fontaine.

« Ce ne sont pas des mauvais bougres, quand ils ne s’occupent que de leur Encyclopédie – et nous veillerons à ce qu’ils ne s’occupent plus d’autre chose désormais. Mais ils sont totalement incompétents quand il s’agit de gouverner Terminus. Et maintenant, allez régler les derniers détails. J’ai besoin d’être seul. »

Il s’assit sur un coin du bureau, son verre d’eau à la main.

Par l’Espace ! Si seulement il était aussi confiant qu’il s’efforçait de le paraître ! Dans deux jours, les Anacréoniens allaient débarquer, et lui n’avait d’autre soutien qu’une série d’hypothèses vagues sur ce que Hari Seldon avait voulu faire. Il n’était même pas un vrai psychologue : un amateur, tout au plus, qui essayait de percer à jour les desseins du plus grand esprit de l’époque.

Et si Fara voyait juste ? Si Hari Seldon n’avait perçu d’autre problème que celui des relations avec Anacréon ? S’il s’intéressait exclusivement à l’Encyclopédie… alors, à quoi bon ce coup d’Etat ?

Il haussa les épaules et vida le contenu de son verre.

VII

Hardin observa qu’il y avait bien plus de six chaises dans le caveau, comme si l’on avait pensé y recevoir une plus nombreuse compagnie. Il alla s’asseoir dans un coin, aussi loin qu’il put des cinq autres.

Les membres du Conseil ne parurent pas s’en formaliser. Ils se parlaient très bas : on entendait parfois un mot, une syllabe, prononcés à voix un peu plus haute. Seul Jord Fara avait l’air à peu près calme. Il avait tiré une montre de sa poche et ne la quittait pas des yeux.

Hardin jeta un coup d’œil à la sienne, puis son regard revint à la cage de verre – absolument vide – qui occupait la moitié de la salle. C’était le seul élément un peu singulier ; rien en tout cas ne révélait la présence, où que ce fût, d’une parcelle de radium qui achevait de se désintégrer avant de déclencher un contact qui…

La lumière baissa !

Elle ne s’éteignit pas complètement, mais son éclat diminua si brusquement que Hardin sursauta. Il avait levé les yeux vers l’éclairage du plafond et, quand il les tourna de nouveau dans la direction de la cage de verre, celle-ci n’était plus vide.

Elle était occupée par une silhouette… une silhouette assise dans un fauteuil roulant !

L’apparition demeura quelques instants silencieuse, puis elle referma le livre qu’elle tenait sur les genoux et en palpa machinalement la couverture. Puis elle sourit et son visage parut s’animer.

« Je suis Hari Seldon », dit l’apparition, d’une voix chevrotante et voilée.

Hardin faillit se lever pour se présenter à son tour, mais il se maîtrisa juste à temps.

La voix continua, sur un ton parfaitement naturel : « Comme vous voyez, je suis cloué dans ce fauteuil et ne puis me lever pour vous saluer. Vos grands-parents sont partis pour Terminus quelques mois avant que ne me frappe la paralysie qui m’immobilise depuis lors. Je ne peux pas vous voir, vous le savez, si bien que je ne puis vous accueillir comme il conviendrait. Je ne sais même pas combien vous êtes ; tout ceci doit donc se passer sans vain cérémonial. Que ceux d’entre vous qui sont debout veuillent bien s’asseoir ; et s’il y en a qui veulent fumer, je n’y vois pas d’inconvénient. Pourquoi en verrais-je ? reprit-il avec un petit rire. Je ne suis pas vraiment ici. »

Hardin chercha machinalement un cigare dans sa poche, puis se ravisa.

Hari Seldon lâcha son livre, comme s’il le posait sur une table à côté de lui, et quand ses doigts l’eurent abandonné, le livre disparut.

Il poursuivit : « Voilà cinquante ans aujourd’hui que fut instituée cette Fondation, cinquante ans pendant lesquels ses membres ont ignoré vers quelles fins tendaient leurs efforts. Cette ignorance était nécessaire mais ne s’impose plus aujourd’hui.

« Je vous dis tout de suite que la Fondation encyclopédique est, et a toujours été, une imposture ! »

Hardin entendit derrière lui quelques exclamations étouffées, mais il ne se retourna pas.

Hari Seldon, bien sûr, continuait imperturbable : « C’est une imposture : ni moi ni mes collègues ne nous soucions de voir jamais publié un seul volume de l’Encyclopédie. Elle a rempli son but, puisqu’elle nous a permis d’arracher à l’empereur une charte, d’attirer ici les cent mille êtres humains nécessaires à la réalisation de notre projet, et de les occuper – tandis que les événements se précisaient – jusqu’au jour où il fut trop tard pour qu’aucun d’entre eux pût revenir en arrière.

« Durant les cinquante ans que vous avez consacrés à cette escroquerie – inutile de ménager notre vocabulaire –, votre retraite a été coupée et vous n’avez plus d’autre solution que de vous atteler au projet infiniment plus important qui a été et demeure le véritable but de notre entreprise.

« A cet effet, nous vous avons installés sur une planète et dans des conditions telles qu’en cinquante ans, vous vous êtes trouvés privés de toute liberté d’action. Désormais et pour des siècles, la route est pour vous tracée. Vous allez affronter toute une série de crises, comparables à celle-ci qui est la première, et chaque fois, votre liberté d’action se trouvera pareillement ligotée par les circonstances, si bien que vous ne pourrez adopter qu’une solution.

« C’est la solution indiquée par nos recherches psychologiques et qui s’impose d’elle-même.

« Depuis des siècles, les civilisations galactiques stagnaient quand elles ne déclinaient pas, bien que peu de gens s’en rendissent compte. Au jour où vous m’écoutez, la Périphérie se morcelle et l’unité de l’Empire est ébranlée. Les historiens de l’avenir marqueront d’une croix les cinquante ans qui viennent de s’écouler et ils diront : «Ceci est le commencement de la chute de l’Empire Galactique. »

« Et même si personne ou presque n’a conscience de cette chute pendant des siècles encore, ils ne se seront pas trompés…

« La chute sera suivie d’une période de barbarie dont la psychohistoire nous dit qu’elle devrait normalement durer trente mille ans. Nous ne pouvons empêcher la chute. Nous ne le souhaitons même pas ; car la civilisation impériale a perdu toute la vigueur et toute la dignité qu’elle a pu avoir jadis. Mais nous pouvons abréger la durée de la période de barbarie qui doit suivre : nous pouvons la ramener à un seul millénaire.

« Nous ne vous expliquerons pas en détail comment y parvenir, pas plus qu’il y a cinquante ans nous ne vous avions dit la vérité à propos de la Fondation. Si nous vous disions tout, le projet risquerait d’échouer ; nous aurions couru le même risque en vous révélant plus tôt que l’Encyclopédie n’était qu’une imposture ; car votre savoir supplémentaire aurait alors accru votre liberté d’action et le nombre de variables qui seraient intervenues aurait dépassé les possibilités de la psychohistoire.

« Mais il n’en sera pas ainsi, car il n’y a pas de psychologues sur Terminus et il n’y en a jamais eu, sauf Alurin… et il était du complot.

« Il est une chose pourtant que je veux vous dire : c’est que Terminus et la Fondation sœur installée à l’autre extrémité de la Galaxie sont les germes de la renaissance : de là viendront les créateurs du second Empire Galactique. La crise actuelle est le premier pas vers cette conclusion.

« C’est d’ailleurs une crise assez simple, bien plus simple que celles qui vous attendent par la suite. Voici à quoi se résume la situation : vous êtes une planète brusquement coupée des centres encore civilisés de la Galaxie, et menacée par des voisins plus puissants. Vous représentez une petite colonie de savants cernée par des mondes barbares, une île où subsiste l’énergie atomique au milieu d’un océan dont les confins reculent chaque jour et où l’on ne connaît que des formes d’énergie plus rudimentaires ; mais, malgré cela, vous êtes sans défense, car vous manquez de métaux.

« Vous voyez donc que vous êtes contraints par la dure nécessité à agir. Quel aspect doit prendre votre action ? Autrement dit, quelle est la solution du dilemme où vous vous trouvez ? Elle est, je crois, assez évidente ! »

L’image de Hari Seldon ouvrit la main vers le vide et le livre, une fois de plus, s’y matérialisa. Le vieux savant l’ouvrit et conclut :

« Mais, si tortueux que puisse devenir le cours de l’histoire, dites bien à vos descendants qu’il a été déterminé d’avance et qu’il mène à un nouvel Empire plus grand encore que le précédent ! »

Les yeux de Seldon s’abaissèrent vers le livre, l’apparition s’évanouit et les lumières se remirent à briller.

Hardin vit Pirenne s’approcher de lui, l’air atterré, les lèvres tremblantes.

Le président parla d’une voix ferme, mais sans timbre :

« Vous aviez raison, semble-t-il. Si vous voulez nous rejoindre ce soir à six heures, le Conseil va examiner avec vous les mesures à prendre. »

Ils échangèrent une poignée de main et sortirent ; Hardin, demeuré seul, sourit. Ils étaient beaux joueurs quand même : leur esprit scientifique les contraignait à reconnaître qu’ils s’étaient trompés. Seulement, c’était trop tard.

Il regarda sa montre. Tout était fini maintenant. Les hommes de Yohan Lee avaient pris le pouvoir et le Conseil ne gouvernait plus.

Les premiers astronefs anacréoniens devaient se poser le lendemain, mais cela n’avait pas d’importance non plus. Dans six mois, les envahisseurs cesseraient eux aussi de commander.

En fait, comme l’avait dit Hari Seldon, et comme l’avait deviné Salvor Hardin, depuis le jour où Haut Rodric lui avait révélé qu’Anacréon n’utilisait plus l’énergie atomique, la solution de la première crise était assez évidente.

Elle crevait les yeux !

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