HARI SELDON : Né en l’an 11988, mort en 12069 de l’Ere Galactique (–79, an I de l’Ere de la Fondation), d’une famille bourgeoise d’Hélicon, dans le secteur d’Arcturus (où son père, s’il faut en croire une légende à l’authenticité douteuse, était planteur de tabac dans une exploitation d’hydroponiques). Très jeune, il manifesta de remarquables dispositions pour les mathématiques : de nombreuses anecdotes circulent à ce sujet, dont certaines se contredisent. A l’âge de deux ans, paraît-il…
C’est assurément dans le domaine de la psychohistoire qu’il a apporté la contribution la plus remarquable. Seldon n’avait trouvé qu’un ensemble de vagues aziomes ; il laissa une solide science statistique…
… On aura intérêt, si l’on désire se documenter de la façon la plus valable sur la vie de Seldon, à consulter la biographie due à Gaal Dornick, qui fit la connaissance du grand mathématicien deux ans avant sa mort. L’histoire de leur rencontre…
Il s’appelait Gaal Dornick et c’était un bon provincial qui n’avait encore jamais vu Trantor. Du moins, pas en réalité. Il l’avait vue bien des fois à l’hypervidéo, ou bien dans une bande d’actualités en 3 D à l’occasion du couronnement impérial ou de l’ouverture d’un concile galactique. Il avait beau vivre sur la planète Synnax, qui gravitait autour d’une étoile aux confins de la Nébuleuse bleue, il n’était pas coupé de toute civilisation. D’ailleurs, à cette époque, il en allait de même pour les habitants de tous les points de la Galaxie.
On comptait alors près de vingt-cinq millions de planètes habitées dans la Galaxie, toutes soumises à l’autorité impériale dont le siège se trouvait sur Trantor… pour une cinquantaine d’années encore.
Pour Gaal, ce voyage marquait l’apogée de sa jeune vie d’étudiant. Il n’en était pas à sa première expédition dans l’espace : la traversée ne faisait donc guère impression sur lui. Bien sûr, il n’était encore jamais allé plus loin que l’unique satellite de Synnax, où il avait dû se rendre pour recueillir les renseignements sur la mécanique des météores dont il avait besoin pour sa dissertation ; mais, dans l’espace, qu’on parcourût un million de kilomètres ou d’années-lumière, c’était tout comme.
Il ne s’était un peu raidi qu’au moment du saut dans l’hyperespace, un phénomène qu’on n’avait pas l’occasion d’expérimenter au cours des simples déplacements interplanétaires. Le saut demeurait, et demeurerait sans doute toujours, le seul moyen pratique de voyager d’une étoile à l’autre. On ne pouvait se déplacer dans l’espace ordinaire à une vitesse supérieure à celle de la lumière (c’était un de ces principes aussi vieux que l’humanité) ; il aurait donc fallu des années pour passer d’un système habité au système le plus voisin. En empruntant l’hyperespace, ce domaine inimaginable qui n’était ni espace ni temps, ni matière ni énergie, ni réalité ni néant, il était possible de traverser la Galaxie en un instant dans toute sa longueur.
Gaal avait attendu le premier de ces sauts, l’estomac un peu noué ; il n’éprouva, en fin de compte, qu’une infime secousse, un très léger choc qui avait déjà cessé avant même qu’il pût être sûr de l’avoir ressenti. C’était tout.
Et, après cela, il ne reste que l’appareil où Gaal avait pris place, une grande machine étincelante, fruit de douze mille ans de progrès ; et Gaal était là, assis sur son siège, avec dans sa poche un doctorat de mathématiques tout frais et une invitation du grand Hari Seldon à se rendre sur Trantor pour participer aux mystérieux travaux du projet Seldon.
Déçu par le saut, Gaal espérait se consoler en apercevant Trantor. Il rôdait sans cesse dans la salle panoramique. Aux heures annoncées par les haut-parleurs, on relevait les volets d’acier, et Gaal ne manquait pas une occasion de contempler l’éclat dur des étoiles, d’admirer l’incroyable spectacle d’une constellation, semblable à un gigantesque essaim de lucioles pétrifiées dans leur vol. Il vit une fois, à moins de cinq années-lumière de l’appareil, la fumée froide et d’un blanc bleuté d’une nébuleuse, qui s’étalait devant le hublot comme une tache laiteuse pour disparaître deux heures plus tard après un nouveau saut.
Sa première vision du soleil de Trantor fut celle d’un point blanc brillant perdu parmi une myriade d’autres, et il ne le reconnut que parce que le guide le lui désigna. A proximité du centre de la Galaxie, les étoiles formaient un amas compact. Mais, à chaque saut, l’éclat dont brillait le point lumineux allait croissant et éclipsait peu à peu celui des autres astres.
Un membre de l’équipage traversa la salle en annonçant : « La baie panoramique va être fermée pour le reste du voyage. Préparez-vous à débarquer. »
Gaal lui emboîta le pas et le saisit par la manche de son uniforme blanc où brillaient le Soleil et l’Astronef, emblèmes de l’Empire.
« Est-ce que je ne pourrais pas rester ? demanda-t-il. J’aimerais voir Trantor. »
L’homme sourit et Gaal se sentit rougir. Il se rendit compte qu’il avait un accent provincial.
« Nous arriverons à Trantor dans la matinée, dit l’homme.
— Mais j’aimerais voir le paysage.
— Je suis navré, mon garçon. Ce serait possible à bord d’un astronef de plaisance, mais nous descendons maintenant face au soleil. Vous n’avez tout de même pas envie d’être à la fois aveuglé, brûlé et atteint par les radiations, non ? »
Gaal s’éloigna, dépité.
« De toute façon, lui lança l’autre, Trantor ne vous apparaîtrait que comme une grande tache grise. Pourquoi ne feriez-vous pas une excursion en astronef quand vous serez sur place ? Ça ne coûte pas cher.
— Merci, je n’y manquerai pas », fit Gaal.
C’était enfantin d’être ainsi désappointé, mais Gaal n’y pouvait rien, il en avait la gorge serrée. Il n’avait jamais vu Trantor s’étaler dans toute son inconcevable splendeur, en grandeur nature, et il n’avait pas pensé qu’il lui faudrait attendre encore pour jouir de ce spectacle.
L’appareil se posa au milieu d’un mélange de bruits divers : sifflement de l’air ambiant autour de la coque métallique ; ronronnement des dispositifs de climatisation qui combattaient l’échauffement produit par cette friction ; ronflement plus sourd des moteurs en pleine décélération ; brouhaha des passagers qui se rassemblaient dans les salles de débarquement ; grincement des élévateurs entraînant les bagages, le fret et le courrier vers le tapis roulant qui les conduirait jusqu’au quai.
Gaal sentit la légère secousse signifiant que l’astronef venait de s’arrêter. Depuis des heures, la force de gravité de la planète remplaçait lentement la pesanteur artificielle à laquelle était soumis l’appareil. Des milliers de passagers attendaient patiemment dans les salles de débarquement, qui pivotaient sans heurt sur de puissants champs de force, afin de s’aligner sur la nouvelle direction dans laquelle s’exerçait l’attraction. Le moment vint enfin où ils purent descendre les larges rampes qui menaient aux portes béantes.
Gaal n’avait que peu de bagages. Il s’arrêta à un guichet tandis qu’on les examinait rapidement. On vérifia son passeport, on y apposa un visa. Mais il ne prêta que peu d’attention à ces diverses formalités.
Il était sur Trantor ! L’atmosphère semblait un peu plus dense, la pesanteur un peu plus forte ici que sur sa planète natale de Synnax, mais il s’y habituerait. Il se demanda en revanche s’il se ferait jamais à l’immensité de tout ce qui s’offrait à ses yeux.
La gare de débarquement était un édifice titanesque. C’était à peine si l’on distinguait tout en haut le plafond : des nuages auraient pu tenir à l’aise dans ce vaste hall. Et Gaal ne voyait même pas de mur devant lui : rien que des employés, des guichets et des allées, s’étendant à perte de vue.
L’employé du guichet avait l’air agacé. Il répéta : « Avancez, avancez.
— Où… où est-ce que ?… » commença Gaal.
L’homme, d’un geste, lui montra le chemin : « Pour la station de taxis, c’est à droite, et le troisième couloir à gauche. »
Gaal s’éloigna ; dans le vide au-dessus de lui flottaient des lettres de feu : TAXIS POUR TOUTES DIRECTIONS.
Une silhouette se détacha de la foule, s’arrêta devant le guichet que Gaal venait de quitter. L’employé fit à l’intention du nouveau venu un hochement de tête affirmatif. L’inconnu répondit par un petit signe identique et suivit le jeune immigrant.
Il était arrivé à temps pour savoir quelle serait sa destination.
Gaal s’arrêta devant une grille.
Un petit panonceau annonçait « Surveillant ». L’homme posté sous le panneau demanda sans même lever les yeux : « Quelle direction ? »
Gaal n’en savait rien, mais quelques secondes d’hésitation étaient assez pour que se formât derrière lui une longue queue de voyageurs impatients.
« Vous allez où ? » répéta le surveillant.
Gaal n’avait que peu d’argent, mais après tout il ne s’agissait que d’une nuit et, demain, il aurait une situation. Il essaya de prendre un air dégagé :
« Je voudrais trouver un bon hôtel. »
Le surveillant n’eut pas l’air impressionné.
« Ils sont tous bons. Auquel voulez-vous descendre ?
— Au plus proche », murmura Gaal, en désespoir de cause.
Le surveillant pressa un bouton. Une mince ligne de lumière se dessina sur le sol, parmi d’autres de couleurs et d’éclats différents. Gaal reçut un ticket légèrement phosphorescent.
« Un crédit douze », dit le surveillant.
Gaal chercha de la monnaie dans ses poches.
« Où dois-je aller ? demanda-t-il.
— Suivez la ligne lumineuse. Le ticket s’éteindra quand vous vous tromperez de direction. »
Gaal se mit en marche. Des centaines de personnes arpentaient comme lui la vaste salle, chacun suivant son itinéraire qui croisait ou chevauchait parfois celui du voisin.
Gaal parvint à sa destination. Un homme vêtu d’un uniforme bleu et jaune criard, en plasto-textile imputrescible, s’empara de ses deux valises.
« Direct pour le Luxor », dit-il.
L’homme qui suivait toujours Gaal l’entendit. Il entendit aussi Gaal dire : « Très bien », et il le vit monter dans le petit appareil au nez camus.
Le taxi s’éleva à la verticale. Gaal regardait par la fenêtre incurvée, en se cramponnant instinctivement à la banquette. La foule sous ses pieds semblait se contracter : on aurait dit maintenant de petits groupes de fourmis disséminés à travers l’immensité du hall.
Puis un mur se dressa devant le taxi. Il commençait à une certaine hauteur au-dessus du sol et sa partie supérieure se perdait dans le lointain. Il était percé d’une multitude de trous qui étaient autant de bouches de tunnels. Le chauffeur se dirigea vers l’une des entrées et s’y engouffra, tandis que Gaal se demandait comment on faisait pour ne pas se tromper de tunnel.
Ils étaient maintenant plongés dans les ténèbres, que trouait de loin en loin la lueur colorée d’un signal. L’air sifflait derrière la vitre.
Gaal se pencha en avant pour lutter contre le freinage, puis le taxi déboucha du tunnel et redescendit au niveau du sol.
« Le Luxor-Hotel », annonça le chauffeur. Il déchargea les bagages de Gaal, accepta d’un air condescendant un pourboire d’un dixième de crédit, fit monter un client qui attendait et décolla.
Depuis l’instant où il avait débarqué, Gaal n’avait pas encore aperçu le ciel.
TRANTOR : Au début du treizième millénaire, cette tendance atteignit à son paroxysme. Siège du Gouvernement Impérial depuis des centaines de générations, et située dans la partie centrale de la Galaxie, parmi les mondes les plus peuplés et les plus évolués de tout le système, Trantor ne tarda pas à devenir l’agglomération humaine la plus dense et la plus riche que l’on ait jamais vue.
L’urbanisation progressive de la planète finit par donner naissance à une ville unique qui couvrait les quelque deux cents millions de kilomètres carrés de la surface de Trantor. La population compta jusqu’à quarante milliards d’habitants, lesquels se consacraient presque tous à l’administration de l’Empire, et encore suffisaient-ils à peine à cette tâche. (On se souvient que l’incapacité des derniers empereurs à assurer l’administration contribua pour une part importante à la chute de l’Empire.) Chaque jour, des astronefs par dizaines de milliers apportaient la production de vingt planètes agricoles pour garnir les tables de Trantor…
La capitale dépendait donc du monde extérieur pour son ravitaillement et pour tous les besoins de son existence, ce qui la mettait sans cesse à la merci d’une guerre de siège. Durant le dernier millénaire de l’Empire, il y eut d’innombrables révoltes qui firent prendre conscience aux empereurs de cet état de choses, et la politique impériale se borna dès lors à protéger ce talon d’Achille que constituait Trantor…
Gaal ne savait pas si le soleil brillait ni s’il faisait jour ou nuit. Il avait honte de demander. La planète tout entière semblait vivre sous une carapace de métal. Le repas qu’on venait de lui servir était baptisé déjeuner, mais il savait que plus d’une planète vivait suivant une division du temps standard qui ne tenait pas compte de l’alternance parfois malcommode du jour et de la nuit. La période de gravitation variait suivant les planètes, et il ignorait quelle était celle de Trantor.
Il s’était empressé de suivre les panonceaux menant au solarium, mais il n’avait trouvé là qu’une salle baignée de rayons artificiels. Il s’y attarda quelques instants, puis regagna le hall du Luxor.
« Où puis-je prendre un billet pour un tour de la planète ? demanda-t-il à l’employé de la réception.
— Ici même.
— Quand a lieu le prochain départ ?
— Vous venez de le manquer. Il y en aura un autre demain. Prenez votre billet maintenant, nous vous garderons une place. »
Mais demain, ce serait trop tard. Il serait à l’université.
« Il n’existe pas de tour d’observation, de belvédère ? reprit-il. Quelque chose qui soit à l’air libre ?
— Si, bien sûr ! Je peux vous vendre un billet, si vous voulez. Attendez que je vérifie s’il ne pleut pas. » L’employé manœuvra un levier placé près de son coude et attendit que des lettres fluorescentes se dessinent sur un écran de verre dépoli. Gaal déchiffra en même temps que lui le bulletin.
« Beau temps, dit l’employé. Mais, d’ailleurs, je crois bien que c’est la saison sèche. Je vous dirai, ajouta-t-il, que je ne sors pour ainsi dire jamais. Cela fait trois ans que je n’ai pas mis le nez dehors. Vous savez, quand on a vu ça une fois… tenez, voilà votre billet. Il y a un ascenseur spécial au fond du hall. Vous verrez la pancarte : ’’Pour la Tour.’ ’ Vous n’aurez qu’à le prendre. »
C’était un de ces ascenseurs modernes mus par antigravité. Gaal pénétra dans la cabine et d’autres passagers s’engouffrèrent avec lui. Le liftier manœuvra un bouton. Gaal eut un instant l’impression d’être suspendu dans l’espace quand la gravité tomba à zéro, puis il reprit un peu de poids à mesure que l’appareil accélérait. Le mouvement bientôt se ralentit et Gaal sentit ses pieds quitter le sol. Il ne put réprimer un petit cri.
« Coincez vos pieds sous la rampe. Vous n’avez donc pas lu l’avis ? »
Les autres le regardaient en souriant s’efforcer vainement de redescendre. Ils avaient tous les pieds passés sous les barres chromées qui sillonnaient la surface du plancher, à soixante centimètres les unes des autres. Gaal avait bien remarqué ces barres en entrant, mais il ignorait quel était leur usage.
Une main secourable se tendit enfin vers lui et le ramena au sol.
Il eut à peine le temps de bredouiller des remerciements : l’ascenseur s’arrêta.
Gaal s’avança sur une vaste plate-forme baignée d’une lumière éblouissante qui lui brûla les yeux. L’homme qui, dans l’ascenseur, l’avait aidé à regagner le plancher se trouvait juste à côté de lui.
« Ce ne sont pas les sièges qui manquent, dit-il d’un ton amène.
— En effet », dit Gaal. Il se dirigea machinalement vers les bancs puis s’arrêta. « Excusez-moi, dit-il, mais j’aimerais bien m’arrêter d’abord près de la balustrade. Je… je voudrais voir un peu. »
L’homme lui fit un petit salut de la main et s’éloigna, tandis que Gaal se penchait par-dessus le garde-fou qui s’élevait à hauteur d’épaule, pour se repaître du panorama.
Il ne voyait pas le sol qui disparaissait sous le grouillement des constructions. A l’horizon, où que se portât son regard, il n’apercevait que le métal se découpant sur le ciel, et il savait que, sur toute l’étendue de la planète, il aurait trouvé un paysage identique. Rien ne bougeait, sauf ça et là un astronef de plaisance qui flânait dans le ciel : pourtant, sous la carapace métallique de la planète, s’agitaient des milliards d’hommes.
Il n’y avait pas trace de verdure, ni de terre, pas un signe de vie autre qu’humaine. Quelque part au milieu de cet océan d’acier, se trouvait le palais de l’empereur, avec ses vingt-cinq mille hectares de parterres et de jardins, mais on ne le voyait pas de là. Peut-être était-il à dix ou quinze mille kilomètres ? Gaal n’en savait rien.
Il faudrait tout de même qu’il trouve le temps de faire ce tour de Trantor !
Il poussa un profond soupir en se disant qu’enfin il était sur Trantor, le centre de la Galaxie, le berceau de la race humaine. Il n’avait pas conscience des faiblesses de ce monde titanesque. Il ne voyait pas les convois de ravitaillement arriver les uns après les autres ; il ne se rendait pas compte que seul un fragile cordon reliait ainsi les quarante milliards d’habitants de la planète au reste de la Galaxie. Il admirait seulement la prodigieuse réalisation que constituait cet ensemble, ce point final mis à la conquête de tout un univers.
Un peu étourdi, il revint vers le centre de la plate-forme. Son ami de l’ascenseur lui désigna un fauteuil à côté du sien ; Gaal s’y assit.
« Je m’appelle Jerril, fit l’homme en souriant. C’est votre premier voyage sur Trantor ?
— Oui, monsieur Jerril.
— C’est bien ce que je pensais. La vue de Trantor vous fait toujours quelque chose, pour peu qu’on ait un tempérament poétique. Les Trantoriens, eux, ne viennent jamais ici. Ils n’aiment pas ça. Le paysage les rend malades.
— Malades !… Oh ! je crois que je ne me suis pas présenté : je m’appelle Gaal. Pourquoi cela les rendrait-il malades ? C’est superbe.
— C’est une question d’opinion, Gaal. Quand on naît dans une alvéole, qu’on grandit dans un couloir, qu’on travaille dans une cellule et qu’on prend ses vacances dans un solarium où les gens se bousculent, on ne risque rien de moins que la dépression nerveuse, le jour où l’on s’aventure à l’air libre sans rien que le ciel au-dessus de sa tête. On fait venir les enfants ici une fois par an à partir de cinq ans ; je ne sais pas si ça leur fait vraiment du bien. Je ne crois pas que ce soit suffisant : les premières fois, ils ont de véritables crises de nerfs. Ils devraient commencer dès le jour où ils sont sevrés et venir toutes les semaines.
« Evidemment, reprit-il, vous me direz que ça n’a guère d’importance. Qu’est-ce que cela peut bien faire s’ils ne sortent jamais ? Ils sont heureux en bas et ils gouvernent l’Empire. Tenez, à quelle hauteur croyez-vous que nous sommes ?
— Huit cents mètres ? » fit Gaal, en se demandant s’il n’avait pas l’air trop naïf. Jerril se mit à rire. « Non, dit-il. A peine cent cinquante mètres.
— Comment ? Mais l’ascenseur a mis…
— Je sais. Mais la plus grande partie du trajet a consisté à parvenir jusqu’à la surface. Trantor est construite à quinze cents mètres sous terre : c’est comme un iceberg. La ville descend même à plusieurs kilomètres de profondeur sous le fond de l’océan, au bord des côtes. Nous sommes si bas que la différence de température entre le niveau du sol et les fonds de deux ou trois mille mètres est utilisée pour fournir toute l’énergie dont nous avons besoin. Vous le saviez ?
— Non, je croyais que vous utilisiez des générateurs atomiques.
— Autrefois, oui. Mais ce procédé est plus économique.
— Je veux bien le croire.
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? » L’homme soudain avait pris un air inquisiteur, vaguement cauteleux.
« Je trouve ça… superbe, fit Gaal.
— Vous êtes ici en vacances ? En touriste ?
— Pas précisément. C’est-à-dire que j’ai toujours eu envie de visiter Trantor, mais la raison qui m’amène est que j’ai trouvé une situation.
— Ah ? »
Gaal se crut obligé de donner quelques précisions. « Je vais travailler au projet du docteur Seldon, à l’université de Trantor.
— Cassandre Seldon ?
— Non, celui dont je vous parle s’appelle Hari Seldon… vous savez, le psychohistorien. Je ne connais pas de Cassandre Seldon.
— C’est le même. On l’appelle Cassandre parce qu’il prédit sans cesse le désastre.
— Vraiment ? fit Gaal avec un étonnement sincère.
— Vous devez bien le savoir. » Jerril ne souriait plus. « Vous venez travailler avec lui, n’est-ce pas ?
— Mais oui, je suis mathématicien. Pourquoi prédit-il le désastre ? Et d’abord, quel genre de désastre ?
— Vous n’avez pas d’opinion là-dessus ?
— Pas la moindre, je vous assure. J’ai lu les articles publiés par le docteur Seldon et son groupe de recherches. Il n’y est question que de théorie mathématique.
— Oui, dans ceux qu’ils publient, c’est exact. » Gaal commençait à se sentir mal à l’aise.
« Je crois que je vais regagner ma chambre maintenant, dit-il. Très heureux de vous avoir rencontré. » Jerril lui adressa un petit salut de la main.
Dans sa chambre, Gaal trouva un homme qui l’attendait. La surprise l’empêcha d’articuler tout de suite l’inévitable « Que faites-vous ici ? » qu’il avait sur les lèvres.
L’inconnu se leva. Il était assez âgé et presque chauve, et il boitait légèrement, mais il avait le regard vif.
« Je suis Hari Seldon », dit-il, et Gaal reconnut aussitôt ce visage dont il avait tant de fois vu la photographie.
PSYCHOHISTOIRE : Gaal Dornick a défini la psychohistoire comme la branche des mathématiques qui traite des réactions des ensembles humains en face de phénomènes sociaux et économiques constants…
… Cette définition sous-entend que l’ensemble humain en question est assez important pour qu’on puisse valablement lui appliquer la méthode statistique. L’importance numérique minimale de cet ensemble peut être déterminée par le Premier Théorème de Seldon qui… Une autre condition nécessaire est que ledit ensemble humain ignore qu’il est soumis à l’analyse psychohistorique, afin que ses réactions n’en soient pas troublées…
Toute psychohistoire valable repose sur les Fonctions de Seldon qui présentent des propriétés analogues à celles de forces économiques et sociales telles que…
« Bonjour, monsieur, dit Gaal. Je… je…
— Vous pensiez que nous n’avions rendez-vous que demain ? C’est exact. Il se trouve seulement que, si nous voulons employer vos services, nous devons faire vite. Il devient de plus en plus difficile de recruter du personnel.
— Je ne comprends pas, monsieur.
— Vous parliez avec quelqu’un sur la tour d’observation, n’est-ce pas ?
— Oui. Un nommé Jerril. C’est tout ce que je sais de lui.
— Son nom importe peu. C’est un agent de la Commission de la Sécurité Publique. Il vous a suivi depuis l’aéroport.
— Mais pourquoi ? Je suis désolé, mais je ne vous comprends pas très bien.
— Cet homme ne vous a-t-il rien dit à mon sujet ? »
Gaal hésita un instant.
« Il vous appelait Cassandre Seldon.
— Vous a-t-il dit pourquoi ?
— Il a prétendu que vous prédisiez le désastre.
— En effet. Que pensez-vous de Trantor ? »
Décidément tout le monde semblait tenir à connaître son opinion sur Trantor. Gaal ne put que répéter : « C’est superbe.
— Vous dites cela sans réfléchir. Que faites-vous de la psychohistoire ?
— Je n’ai pas pensé à l’appliquer à ce problème.
— Quand vous aurez travaillé quelque temps avec moi, jeune homme, vous prendrez l’habitude d’appliquer la psychohistoire à tous les problèmes… Regardez. » Seldon tira d’une poche de sa ceinture son bloc à calcul. On disait qu’il en avait toujours un sous son oreiller pour s’en servir en cas d’insomnie. Le bloc avait à l’usage perdu un peu de son brillant. Les doigts de Seldon pressèrent les touches de matière plastique disposées sur les bords de l’appareil. Des symboles mathématiques se détachèrent en rouge sur la surface grise.
« Ceci, dit-il, représente la situation actuelle de l’Empire. »
Il attendit un moment.
« Il ne s’agit sûrement pas d’une représentation complète, fit enfin Gaal.
— Non, pas complète, dit Seldon. Je suis heureux de voir que vous n’acceptez pas aveuglément mes affirmations. Toutefois, c’est une approximation qui suffira aux besoins de ce que je veux découvrir. Vous êtes d’accord ?
— Sous réserve que je vérifie plus tard la dérivation de la fonction, oui », Gaal prenait bien soin de ne pas se laisser entraîner dans un piège.
« Bon. Ajoutez à cela la probabilité d’un assassinat de l’empereur, d’une révolte du vice-roi, de la récurrence des crises économiques, de la diminution des voyages d’exploration… »
A mesure qu’il parlait, de nouveaux symboles apparaissaient sur le petit tableau pour venir s’adjoindre à la fonction primitive, qui s’étendait et se modifiait sans cesse.
Gaal n’interrompit Seldon qu’une fois : « Je ne vois pas l’intérêt de cette transformation. »
Seldon répéta celle-ci plus lentement.
« Mais, dit Gaal, vous utilisez une socio-opération interdite.
— Parfait. Vous avez l’esprit vif, mais pas tout à fait assez. Elle n’est pas interdite dans ce cas-là. Je vais recommencer en utilisant la méthode d’expansion. »
Ce procédé était beaucoup plus long et, quand Seldon eut terminé le calcul, Gaal reconnut humblement : « Ah ! oui, je comprends maintenant. »
Seldon enfin annonça : « Et voici Trantor dans cinq siècles d’ici. Comment interprétez-vous cela ? Hein ? » La tête penchée de côté, il attendit.
« La destruction totale ! fit Gaal, incrédule. Mais… mais c’est impossible. Trantor n’a jamais été… »
Seldon était vibrant d’excitation ; on sentait que son corps seul avait vieilli. « Mais si, mais si. Vous avez vu comment on parvenait à ce résultat. Exprimez cela en mots. Oubliez un instant les symboles.
— A mesure que Trantor devient plus spécialisée, dit Gaal, elle devient plus vulnérable, moins apte à se défendre. Or, à mesure que s’y développe l’administration centrale de l’Empire, la planète devient une proie plus enviable. D’autre part, étant donné les difficultés croissantes que soulève le problème de la succession impériale, les querelles toujours plus violentes qui opposent les unes aux autres les grandes familles, le sentiment de la responsabilité envers la société va s’affaiblissant.
— C’est assez. Et quelles sont les probabilités numériques de destruction totale d’ici cinq siècles ?
— Je ne saurais vous le dire.
— Voyons, vous savez tout de même faire une différentiation de champ ? »
Gaal se sentit pris de court. Seldon ne lui proposa pas son bloc à calcul ; il dut donc faire ses opérations de tête. La sueur se mit à couler de son front.
« Environ 85 pour cent ? dit-il enfin.
— Pas mal, dit Seldon, pas mal, mais ce n’est pas tout à fait cela. Le chiffre exact est 92,5 pour cent.
— Voilà donc, dit Gaal, pourquoi on vous appelle Cassandre Seldon. Comment se fait-il que je n’aie jamais rien vu de tout cela dans les journaux ?
— On ne peut pas publier des choses pareilles, voyons. Vous ne pensez tout de même pas que l’Empire irait révéler ainsi sa faiblesse. C’est une démonstration de psychohistoire élémentaire. Mais certains des résultats de nos calculs sont venus aux oreilles de l’aristocratie.
— C’est ennuyeux.
— Pas forcément. Nous en tenons compte.
— Voilà donc pourquoi on me questionne ?
— Exactement. On cherche à se renseigner sur tout ce qui touche à mon projet.
— Etes-vous en danger, monsieur ?
— Bien sûr. Les probabilités en faveur de mon exécution sont de 1,7 pour cent, mais ce n’est naturellement pas cela qui nous arrêtera. Nous en avons également tenu compte. Nous vous verrons, je suppose, demain à l’université.
— C’est entendu », fit Gaal.
COMMISSION DE SÉCURITÉ PUBLIQUE : La coterie aristocratique parvint au pouvoir après l’assassinat de Cléon Ier, dernier des Entuns. Elle constitua en fait un facteur d’ordre durant les siècles d’instabilité et d’incertitude que connut l’Empire. Soumise le plus souvent à l’autorité de grandes familles comme celles de Chen et des Divart, elle devait bientôt ne plus être qu’un aveugle instrument aux mains des conservateurs… Les aristocrates ne cessèrent de jouer un rôle important dans la politique de l’Etat qu’à la suite de l’avènement du dernier empereur ayant quelque autorité, Cléon II. Le premier commissaire à la Sécurité Publique…
Dans une certaine mesure, on peut faire remonter le déclin de la Commission au procès de Hari Seldon, qui eut lieu deux ans avant le commencement de l’ère de la Fondation. Ce procès est décrit dans la biographie de Hari Seldon, due à Gaal Dornick…
Gaal ne put tenir sa promesse. Le lendemain matin, il fut tiré de son sommeil par une sonnerie étouffée. Il répondit et la voix de l’employé de la réception, aussi méprisante et sèchement polie qu’elle pouvait l’être, lui annonça qu’il était en état d’arrestation sur ordre de la Commission de la Sécurité Publique.
Gaal se leva d’un bond, courut jusqu’à la porte et constata qu’elle ne s’ouvrait pas. Il ne lui restait plus qu’à s’habiller et attendre.
On vint le chercher pour l’emmener ailleurs, mais il n’était toujours pas libre. On l’interrogea avec beaucoup de courtoisie. Tout cela était extrêmement civilisé. Il expliqua qu’il venait de la planète Synnax ; qu’il avait suivi les cours de tel et tel collège et avait passé son doctorat de mathématiques à telle date. Il dit qu’il avait demandé à être employé au projet du docteur Seldon, et que sa candidature avait été acceptée. Il répéta inlassablement ces détails ; et, invariablement, on en revenait à ce projet Seldon. Comment en avait-il entendu parler, quelles devaient être ses fonctions, quelles instructions secrètes avait-il reçues, de quoi s’agissait-il en fait ?
Il répondit qu’il n’en savait rien. Il n’avait reçu aucune instruction secrète. Il était un savant et un mathématicien. Il ne s’intéressait pas à la politique.
Pour finir, l’homme qui l’interrogeait demanda doucement :
« Quand Trantor sera-t-elle détruite ?
— Je ne saurais vous le dire, bredouilla Gaal.
— Quelqu’un d’autre pourrait-il le dire ?
— Comment pourrais-je affirmer une chose pareille pour quelqu’un d’autre ? » Il sentait la sueur perler à son front.
« Quelqu’un vous a-t-il parlé de cette destruction ? demanda l’interrogateur. Vous a-t-on cité une date ? » Et comme le jeune homme hésitait, l’autre reprit : « Vous avez été suivi, docteur. Nous étions à l’astroport quand vous êtes arrivé ; nous avions quelqu’un sur la tour d’observation ; et, bien entendu, nous avons pu surprendre votre conversation avec le docteur Seldon.
— Dans ce cas, dit Gaal, vous connaissez son opinion sur cette question.
— C’est possible. Mais nous aimerions vous entendre la répéter.
— Il pense que Trantor risque d’être anéantie d’ici cinq siècles.
— Il l’a prouvé… mathématiquement ?
— Oui, répliqua Gaal d’un ton de défi.
— Vous estimez, je suppose, que ces… calculs sont valables ?
— Ils sont certainement valables s’ils sont l’œuvre du docteur Seldon.
— Eh bien, nous nous reverrons.
— Attendez. J’ai le droit d’avoir un avocat. J’exige qu’on respecte mes droits de citoyen de l’Empire.
— Ils seront respectés. » Ils le furent.
Un homme de grande taille entra ; dans son visage long et mince, il n’y avait pas place, semblait-il, pour un sourire.
Gaal leva les yeux. Il se sentait abattu, perdu. Tant d’événements s’étaient succédé depuis trente heures à peine qu’il était sur Trantor.
« Je m’appelle Lors Avakim, dit l’homme. Le docteur Seldon m’a chargé de prendre en main vos intérêts.
— Ah ? Eh bien, écoutez-moi. Je demande qu’on fasse sur-le-champ appel devant l’empereur. Je suis détenu sans raison. Je suis innocent, vous entendez, innocent. » Il se tordait les mains de nervosité. « Il faut que vous obteniez une audience de l’empereur, le plus vite possible. »
Avakim vidait soigneusement sur le sol le contenu d’un porte-documents. Gaal, s’il avait été plus lucide, aurait pu reconnaître le mince ruban métallique d’un Cellomet, fait pour prendre place dans une capsule personnelle, ainsi que l’enregistreur de poche.
Nullement ému par la sortie de Gaal, Avakim leva les yeux vers son client. « La Commission a sûrement fait brancher un écouteur électronique ici pour surprendre notre conversation. C’est illégal, mais ils le font toujours. »
Gaal serra les dents sans répondre.
« Mais, reprit Avakim en s’asseyant, l’enregistreur que j’ai apporté – un appareil d’aspect tout à fait innocent – a la propriété de brouiller les ondes de tout écouteur indiscret. Et c’est une chose dont ils ne s’apercevront pas tout de suite.
— Alors, je peux parler ?
— Naturellement.
— Eh bien, je veux avoir une audience de l’empereur. » Avakim eut un petit sourire glacé ; il y avait quand même place sur son étroit visage pour cela : un recroquevillement des joues. « Vous êtes de province ? dit-il.
— Je n’en suis pas moins citoyen de l’Empire. Aussi bon citoyen que vous ou que n’importe quel membre de cette Commission de la Sécurité Publique.
— Bien sûr, bien sûr. Seulement, comme vous vivez en province, vous ne vous rendez pas bien compte de ce qui se passe sur Trantor. L’empereur n’accorde pas d’audiences.
— Mais devant qui peut-on faire appel ? Il n’existe pas d’autre procédure ?
— Non. En fait, il n’y a pas de recours. Légalement, vous avez le droit d’en appeler à l’empereur, mais vous n’obtiendrez pas d’audience. L’empereur actuel n’est pas de la dynastie des Entuns, vous savez. En réalité, Trantor est, hélas ! aux mains de quelques familles de l’aristocratie dont les membres forment la Commission de Sécurité Publique. C’est là une évolution qu’a parfaitement prévue la psychohistoire.
— Ah oui ? fît Gaal. Mais alors, si le docteur Seldon peut prévoir l’histoire de Trantor dans les cinq cents ans à venir…
— Il peut la prévoir aussi bien pour quinze cents ans.
— Quinze mille si vous voulez. Mais pourquoi n’a-t-il pas pu hier prédire ce qui allait se passer aujourd’hui et m’avertir ? » Gaal s’assit et se prit la tête à deux mains. « Je vous demande pardon… Bien sûr, la psychohistoire est une science statistique, incapable de prédire avec exactitude l’avenir d’un seul individu. Je ne sais plus ce que je dis.
— Mais si. Le docteur Seldon estimait que vous seriez arrêté ce matin.
— Comment ?
— C’est la triste vérité. La Commission se montre de plus en plus hostile à ses travaux. Elle exerce une surveillance sans cesse accrue sur les nouveaux membres qui viennent se joindre au groupe de recherches. Les graphiques montraient que nous avions intérêt à faire éclater l’affaire tout de suite. La Commission agissait avec une telle lenteur que le docteur Seldon vous a rendu visite hier afin de lui forcer la main. C’était la seule raison.
— Ça alors… commença Gaal.
— Je vous en prie. C’était nécessaire. On ne vous a pas choisi, vous, pour des motifs personnels. Vous comprenez bien que les plans du docteur Seldon, qui sont le fruit de près de dix-huit ans de calculs, ne laissent de côté aucune des probabilités. Votre arrestation n’est que l’une d’entre elles. Ma visite n’a d’autre raison que de vous rassurer : vous n’avez rien à craindre, tout finira bien. C’est une quasi-certitude en ce qui concerne le projet, et une assez forte probabilité en ce qui vous concerne personnellement.
— Quels sont les chiffres ? interrogea Gaal.
— Pour le projet, un peu plus de 99,9 pour cent.
— Et pour moi ?
— Il paraît que la probabilité est de 77,2 pour cent.
— J’ai donc un peu plus d’une chance sur cinq d’être jeté en prison ou exécuté.
— Les probabilités d’exécution n’atteignent même pas un pour cent.
— Allons donc, mais les calculs effectués sur un seul individu ne veulent rien dire. Envoyez-moi donc le docteur Seldon.
— C’est malheureusement impossible. Le docteur Seldon, lui aussi, a été arrêté. »
La porte s’ouvrit avant que Gaal eût pu pousser le cri qui montait à ses lèvres. Un gardien entra, s’approcha de la table, s’empara de l’enregistreur qu’il examina sous tous les angles, puis le fourra dans sa poche.
« J’aurai besoin de cet instrument, fit Avakim sans se départir de son calme.
— Nous vous en fournirons un autre, maître, qui n’émet pas de parasites.
— Dans ce cas, ma visite est terminée. » Il sortit et Gaal se retrouva seul.
Le procès n’avait pas duré longtemps. (Du moins Gaal supposait-il qu’il s’agissait bien d’un procès, encore qu’on n’y retrouvât aucune des procédures compliquées employées d’ordinaire.) Et, malgré cela, Gaal avait du mal à se souvenir du début.
On ne l’avait guère inquiété. C’était sur le docteur Seldon que s’était concentré le feu de la grosse artillerie. Mais Hari Seldon demeurait impassible. Gaal voyait en lui le seul point stable d’un monde qui se dérobait sous ses pas.
L’assistance était peu nombreuse et ne comprenait que les barons de l’Empire. Ni le grand public ni la presse n’avaient été admis, et peu de gens, à l’extérieur, devaient même savoir que Seldon était cité en justice. Quant aux assistants, ils ne dissimulaient pas leur hostilité.
Cinq membres de la Commission de la Sécurité Publique étaient assis sur l’estrade. Ils arboraient l’uniforme pourpre et or de leur fonction. Au centre, siégeait le chef de la Commission, Linge Chen. Gaal n’avait encore jamais vu de si haut personnage et le dévorait des yeux. Ce fut à peine si Chen dit un mot tout au long du procès ; il semblait penser que parler était indigne de lui.
Le Procureur consulta ses notes et procéda à l’interrogatoire de Seldon :
LE PROCUREUR. — Voyons, docteur Seldon, combien d’hommes travaillent actuellement au projet que vous dirigez ?
SELDON. — Cinquante mathématiciens.
P. — Dont le docteur Gaal Dornick ?
S. — Le docteur Gaal Dornick est le cinquante et unième.
P. — Oh ! ils sont donc cinquante et un ! Un petit effort de mémoire, docteur Seldon. Peut-être sont-ils cinquante-deux, ou cinquante-trois. Peut-être plus ?
S. — Le docteur Dornick n’appartient pas encore officiellement à mon organisation. Quand il aura pris son poste, les effectifs s’élèveront au chiffre de cinquante et un. Pour l’instant, ils sont de cinquante, comme je vous l’ai dit.
P. — Ils ne seraient pas plutôt voisins de cent mille ?
S. — Cent mille mathématiciens ? Non.
P. — Je n’ai pas parlé de cent mille mathématiciens. Votre groupe occupe-t-il cent mille hommes en tout ?
S. — En comptant l’ensemble du personnel, il se peut que votre estimation soit correcte.
P. — Il se peut ? Je l’affirme : je prétends que votre projet occupe quatre-vingt-dix-huit mille cinq cent soixante-douze personnes.
S. — Vous devez compter les femmes et les enfants.
P. — Je maintiens le chiffre de quatre-vingt-dix-huit mille cinq cent soixante-douze individus. N’ergotons pas.
S. — J’accepte ce chiffre.
P. — Nous reviendrons plus tard sur ce point. J’aimerais maintenant reprendre une question que nous avons déjà traitée tout à l’heure. Voudriez-vous nous répéter, docteur Seldon, ce que vous pensez de l’avenir de Trantor ?
S. — J’ai dit, et je répète, que, dans cinq siècles d’ici, Trantor sera en ruine.
P. — Vous ne considérez pas cette déclaration comme déloyale ?
S. — Non, monsieur le Procureur. La vérité scientifique dépasse les concepts de loyalisme et de trahison.
P. — Vous êtes certain que votre déclaration représente la vérité scientifique ?
S. — Absolument.
P. — Sur quoi vous appuyez-vous ?
S. — Sur les mathématiques de la psychohistoire.
P. — Pouvez-vous prouver que ces calculs soient valables ?
S. — Seul un autre mathématicien pourrait comprendre ma démonstration.
P. — Vous prétendez donc, n’est-ce pas, que votre vérité est d’un caractère si ésotérique qu’elle dépasse l’entendement du simple citoyen. Il me semble que la vérité devrait être plus claire, moins mystérieuse, plus accessible à l’esprit.
S. — Ces difficultés n’existent que pour certains. La physique du transfert d’énergie, ce que nous appelons la thermodynamique, est depuis le fond des âges un phénomène parfaitement défini : il peut cependant se trouver aujourd’hui, dans l’assistance, des gens qui seraient incapables de dessiner l’épure d’un moteur. Des gens très intelligents, d’ailleurs. Je doute que les membres de cette honorable Commission…
A ce moment, un des commissaires se pencha vers le Procureur. On n’entendit pas ce qu’il disait mais il parlait d’un ton sec et sifflant. Le Procureur rougit et interrompit Seldon.
P. — Nous ne sommes pas ici pour écouter des discours, docteur Seldon. Admettons que vous nous ayez convaincus. Permettez-moi de vous dire que vos prédictions de désastre pourraient fort bien avoir pour but de saper la confiance du public envers le gouvernement impérial, à des fins connues de vous seul.
S. — Il n’en est rien.
P. — Laissez-moi vous rappeler que, selon vous, la période précédant la prétendue ruine de Trantor doit être marquée par une certaine agitation.
S. — C’est exact.
P. — J’affirme, moi, qu’en prédisant ce désastre, vous espérez le provoquer et avoir alors à votre disposition une armée de cent mille hommes.
S. — Absolument pas. Et même si cela était, une rapide enquête vous montrerait que, dans le personnel qui est sous mes ordres, il n’y a pas dix mille hommes d’âge à porter les armes ; aucun d’eux du reste n’a la moindre formation militaire.
P. — Etes-vous l’agent de quelqu’un d’autre ?
S. — Je ne suis à la solde de personne, monsieur le Procureur.
P. — Vous êtes entièrement désintéressé ? Vous êtes au service de la science ?
S. — Oui.
P. — Eh bien, voyons un peu comment. Peut-on modifier l’avenir, docteur Seldon ?
S. — Bien entendu. Ce tribunal, par exemple, peut exploser dans quelques heures, ou bien ne pas exploser. Dans le premier cas, l’avenir en serait certainement modifié, dans une faible mesure.
P. — Vous ergotez encore, docteur Seldon. L’histoire de la race humaine peut-elle être modifiée dans son ensemble ?
S. — Oui.
P. — Facilement ?
S. — Non, au prix de grands efforts.
P. — Pourquoi ?
S. — La tendance psychohistorique de la population d’une planète entière dépend partiellement d’une force d’inertie considérable. Pour la modifier, il faut soit disposer d’un nombre d’individus égal au chiffre de la population, soit, si l’on ne peut compter que sur un nombre relativement faible d’individus, avoir beaucoup de temps devant soi. Vous comprenez ?
P. — Je crois que oui. Trantor ne court pas nécessairement à la catastrophe, pourvu qu’il se trouve assez de gens pour empêcher ce désastre.
S. — C’est exact.
P. — Et cent mille individus suffisent-ils ?
S. — Non, monsieur le Procureur. C’est bien trop peu.
P. — Vous en êtes sûr ?
S. — Songez que Trantor a une population de plus de quarante milliards d’habitants. Considérez en outre que la tendance qui mène à la catastrophe n’affecte pas Trantor seule, mais l’ensemble de l’Empire, c’est-à-dire près d’un quintillion d’êtres humains.
P. — Je vois où vous voulez en venir : peut-être alors cent mille individus suffisent-ils à modifier la tendance catastrophique, si eux et leurs descendants s’y efforcent durant cinq cents ans.
S. — Hélas, non. Cinq cents ans représentent un délai trop bref.
P. — Ah ! Dans ce cas, docteur Seldon, il nous reste à tirer nous-mêmes les conclusions de vos propos. Vous avez réuni cent mille personnes dans le cadre de votre projet. Ce n’est pas assez pour modifier en cinq cents ans le cours du destin de Trantor. Autrement dit, ces cent mille individus, quoi qu’ils fassent, ne peuvent empêcher la destruction de Trantor.
S. — Vous avez malheureusement raison.
P. — D’autre part, vos cent mille employés n’ont pas été rassemblés à des fins illégales.
S. — Exact.
P. — Alors, docteur Seldon, écoutez-moi bien, car la Commission veut sur ce point une réponse dûment considérée. Pourquoi ces cent mille individus ?
Le Procureur avait haussé le ton. Il avait tendu son piège ; il avait acculé Seldon ; il l’avait contraint à répondre.
Un frémissement parcourut l’assistance, gagna les commissaires, dont seul le chef demeurait impassible.
Hari Seldon ne broncha pas. Il attendit que le brouhaha se fût apaisé.
S. — Pour minimiser les effets de cette destruction.
P. — Qu’entendez-vous exactement par-là ?
S. — C’est bien simple. L’anéantissement imminent de Trantor n’est pas un événement isolé. Ce sera l’aboutissement d’un drame très complexe qui s’est noué voilà des siècles et qui approche chaque jour davantage de sa conclusion. Je veux parler, messieurs, du déclin et de la chute de l’Empire Galactique.
Ce fut un beau tohu-bohu. Le Procureur, dressé sur ses ergots, commença : « Vous déclarez ouvertement que… » et s’arrêta, car les cris de « Trahison ! » qui montaient de l’assistance montraient assez que tout le monde avait compris sans qu’il fût besoin d’insister.
Le chef de la Commission leva lentement son marteau et le laissa retomber. Le bruit retentit comme un coup de gong. Quand les derniers échos en furent éteints, le silence se fit dans la salle. Le Procureur prit une grande inspiration.
P. — Vous rendez-vous compte, docteur Seldon, que vous parlez d’un Empire qui existe depuis douze mille ans, qui a victorieusement subi le passage des générations et qui a derrière lui la confiance et le dévouement d’un quintillion d’êtres humains ?
S. — Je suis parfaitement conscient aussi bien du passé que de la situation présente de l’Empire. Sans vouloir blesser personne, je prétends connaître mieux la question que n’importe lequel d’entre vous.
P. — Et vous prédisez sa ruine ?
S. — C’est une prédiction qui se fonde sur les mathématiques. Je ne porte pas de jugement moral. Je regrette, pour ma part, cette éventualité. Même si l’on critique l’Empire (ce que je ne fais pas), l’état d’anarchie qui suivrait sa chute serait pire encore. Mais la chute d’un empire, messieurs, est un événement de poids et qu’il n’est pas facile d’éviter. Elle est due au développement de la bureaucratie, à la disparition de l’esprit d’initiative, au durcissement du régime des castes… à cent autres causes. Le phénomène s’amorce, comme je vous l’ai dit, depuis des centaines d’années et c’est un mouvement d’une ampleur trop considérable pour qu’on puisse le freiner.
P. — N’est-il pas évident aux yeux de tous que l’Empire n’a jamais été aussi fort ?
S. — Cette force n’est qu’apparente. On pourrait croire que l’Empire est éternel. Et pourtant, monsieur le Procureur, jusqu’au jour où la tempête le fend en deux, le tronc d’arbre pourri a toutes les apparences de la santé. L’ouragan souffle dès maintenant à travers les branches de l’Empire. Ecoutez avec les oreilles de la psychohistoire, et vous percevrez les premiers craquements.
P. — Nous ne sommes pas ici, docteur Seldon, pour écouter…
S. — L’Empire va disparaître et tous ses biens avec lui. Les connaissances qu’il a amassées vont se disperser, en même temps que va s’effondrer l’ordre qu’il a imposé. Les conflits interstellaires vont éclater qui n’auront pas de fin ; le commerce va cesser entre les divers systèmes ; la population va décroître ; les mondes vont perdre le contact avec le centre de la Galaxie… voilà ce qui va se passer.
P., d’une voix faible et dans un silence total. — Et combien de temps cela durera-t-il ?
S. — La psychohistoire, qui peut prédire la chute de l’Empire, peut également prévoir ce que seront les âges de barbarie qui suivront. L’Empire, messieurs, on vient de nous le rappeler, compte douze mille ans d’existence. La période de ténèbres qui va lui succéder ne durera pas douze, mais trente mille ans. Après cela, un second Empire naîtra, mais entre la fin de notre civilisation et ce moment, un millier de générations auront été sacrifiées. C’est cela qu’il faut s’efforcer d’éviter.
P. — Vous vous contredisez. Vous avez dit tout à l’heure que vous ne pouviez empêcher la destruction de Trantor, et, par conséquent, pas davantage la chute, la prétendue chute de l’Empire.
S. — Je ne dis pas que nous puissions empêcher cette chute. Mais il n’est pas encore trop tard pour raccourcir la durée de l’interrègne qui la suivra. Il est possible, messieurs, de réduire à un seul millénaire cette période d’anarchie, si l’on laisse désormais toute liberté d’action à mon groupe. Nous sommes à un moment délicat de l’histoire. Il faut éviter l’énorme masse des événements en marche, la dévier un tout petit peu. Ce ne sera pas grand-chose, mais cela suffira à épargner vingt-neuf mille ans de misère à l’humanité.
P. — Comment vous proposez-vous d’y parvenir ?
S. — En sauvegardant les connaissances de l’espèce. La somme des connaissances humaines dépasse les capacités d’un individu, de mille individus. En même temps que se brisera le cadre de notre société, la science s’éparpillera en innombrables fragments. Chaque individu ne connaîtra qu’une infime parcelle de ce qu’il faut savoir. Et les gens livrés à eux-mêmes seront impuissants. Ils se transmettront des bribes de science qui se perdront de génération en génération. Mais, si nous préparons maintenant un gigantesque inventaire de toutes les connaissances, rien ne sera perdu. Les générations à venir partiront de là, et n’auront pas à tout redécouvrir elles-mêmes. Un millénaire suffira là où il aurait fallu trente mille ans.
P. — Tout cela…
S. — Voilà mon projet : mes trente mille hommes, avec leurs femmes et leurs enfants, se consacrent à la préparation d’une Encyclopedia Galactica. Ils ne l’achèveront pas de leur vivant. C’est à peine si j’en verrai le début. Mais l’ouvre sera terminée quand Trantor tombera, et toutes les principales bibliothèques de la Galaxie en posséderont un exemplaire.
Le marteau du chef de la Commission s’éleva et s’abattit sur bureau. Hari Seldon quitta la barre et revint s’asseoir auprès de Gaal.
« Mon numéro vous a plu ? dit-il en souriant.
— C’était magnifique, répondit Gaal. Mais que va-t-il se passer maintenant ?
— Ils vont ajourner la suite des débats et s’efforcer de parvenir à un accord avec moi.
— Comment le savez-vous ?
— A parler franchement, dit Seldon, je n’en suis pas certain. Tout dépend du chef de la Commission. Je l’étudie depuis des années. J’ai tenté d’analyser le mécanisme de son intellect, mais vous savez comme c’est risqué de vouloir introduire les variables d’un individu dans les équations psychohistoriques. Toutefois, j’ai bon espoir. »
Avakim s’approcha, salua Gaal d’un petit signe de tête et se pencha pour murmurer quelque chose à l’oreille de Seldon. On annonça que l’audience était ajournée, et les gardes emmenèrent Gaal et Seldon.
Le lendemain, le procès reprit dans un climat très différent : Hari Seldon et Gaal Dornick étaient seuls avec la Commission. Ils étaient tous assis à une grande table et c’était à peine si l’on avait marqué une séparation entre les cinq juges et les deux accusés. Ceux-ci se virent même offrir des cigares d’une boîte en matière plastique iridescente qui semblait faite d’eau ruisselante ; bien que, sous les doigts, la boîte fût rigide et sèche, on avait l’impression de plonger la main sous une cascade.
Seldon accepta un cigare ; Gaal refusa.
« Mon avocat n’est pas présent, fit observer Seldon.
— Il ne s’agit plus de procès, docteur Seldon, dit un des commissaires. Nous sommes ici pour discuter de la sauvegarde de l’Etat.
— Je vais parler », dit Linge Chen, et les autres commissaires se carrèrent dans leur fauteuil. Un grand silence se fit dans la salle.
Gaal retint son souffle. Chen, avec un visage dur et émacié qui lui donnait l’air plus vieux qu’il n’était en réalité, était le véritable empereur de toute la Galaxie. L’enfant qui portait ce titre n’était qu’un symbole créé par Chen.
« Docteur Seldon, commença Chen, vous troublez la paix du domaine impérial. Pas un seul du quintillion d’êtres humains qui vivent aujourd’hui parmi les systèmes de la Galaxie n’existera encore dans cent ans. Pourquoi nous occuper alors de ce qui se passera dans cinq siècles d’ici ?
— Je serai sans doute mort dans cinq ans d’ici, répondit Seldon, et pourtant ce problème me hante. Appelez cela de l’idéalisme. Dites, si vous voulez, que je m’identifie à ce concept mystique que l’on désigne sous le nom d’« homme ».
— Je n’entends pas me donner le mal de comprendre le mysticisme. Mais pouvez-vous me dire pourquoi je ne peux pas me débarrasser de vous et de la déplaisante et inutile perspective d’un lointain avenir que je ne verrai jamais, en vous faisant tout simplement exécuter ce soir ?
— Il y a une semaine, dit Seldon, vous auriez pu le faire, et maintenir aussi à une sur dix vos chances de vivre jusqu’à la fin de l’année. Aujourd’hui, cette probabilité n’est plus que d’une sur dix mille.
Un frisson parcourut l’assistance et Gaal sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Chen baissa légèrement les paupières.
« Comment cela ?
— Rien ne peut plus empêcher la chute de Trantor. Mais celle-ci peut être hâtée. La nouvelle de mon procès interrompu va se répandre à travers toute la Galaxie. L’échec de mon projet qui se proposait d’atténuer les effets du désastre convaincra les gens que l’avenir n’a rien à leur apporter. Ils songent déjà avec envie à la vie que menaient leurs grands-parents. Ils vont estimer que seul compte ce dont chacun peut profiter dans l’instant présent. Les ambitieux ne voudront plus attendre, et pas davantage les gens sans scrupules. Et cela suffira à précipiter la décadence. Faites-moi exécuter ; et ce ne sera pas dans cinq siècles, mais dans cinquante ans, que Trantor tombera, et vous-même ne tiendrez pas un an.
— Ce sont là des mots bons à faire peur aux enfants ; mais votre mort n’est pas la seule solution qui puisse nous satisfaire. »
Il souleva légèrement la main, ne laissant reposer que deux doigts effilés sur la pile de papiers disposée devant lui.
« Dites-moi, reprit-il, n’aurez-vous pour seule activité que de préparer cette encyclopédie dont vous parlez ?
— Parfaitement.
— Et faut-il absolument que ce travail se fasse sur Trantor ?
— C’est sur Trantor, monsieur le Commissaire, que se trouve la Bibliothèque Impériale, ainsi que l’Université.
— Et si vous vous installiez ailleurs ; par exemple, sur une planète où la vie agitée et les distractions d’une métropole ne viendraient pas troubler vos travaux ; où vos hommes pourraient se consacrer entièrement à leur tâche… cela n’aurait-il pas certains avantages ?
— De légers avantages, peut-être.
— Eh bien, nous avons choisi pour vous un monde où vous pourrez travailler tout à loisir, docteur, avec vos cent mille collaborateurs. La Galaxie saura que vous consacrez tous vos efforts à combattre la décadence. On annoncera même que vous empêcherez la chute. » Il ajouta en souriant : « Comme je ne crois pas à grand-chose, je n’aurai aucun mal à ne pas croire à la chute et à être convaincu de dire la vérité au peuple. Et vous, docteur, vous ne causerez sur Trantor aucune perturbation, et rien ne viendra troubler la paix de l’empereur.
« Sinon, c’est la mort pour vous et pour autant de vos collaborateurs qu’il le faudra. Je ne veux pas tenir compte des menaces que vous avez formulées tout à l’heure. Vous avez cinq minutes pour choisir entre la mort et l’exil.
— Quel est le monde que vous avez choisi, monsieur le Commissaire ? demanda Seldon.
— Une planète appelée, je crois, Terminus », dit Chen. Il feuilleta négligemment les papiers étalés sur son bureau. « Elle est inhabitée, mais tout à fait habitable et elle peut être aménagée de façon à répondre aux besoins de savants. C’est une planète assez isolée…
— Elle est située à la frange de la Galaxie, monsieur, interrompit Seldon.
— Assez isolée, comme je vous le disais. Rien ne saurait mieux convenir à des gens qui ont à travailler dans le calme. Allons, vous avez encore deux minutes.
— Il nous faudra du temps, dit Seldon, pour organiser un pareil voyage. Il y aura vingt mille familles à transporter.
— On vous donnera le délai nécessaire. »
Seldon médita quelques instants et la dernière minute touchait à sa fin quand il annonça : « J’accepte l’exil. »
Gaal sentit son cœur battre plus fort. Il était ravi – qui ne le serait pas ? – d’avoir échappé à la mort. Mais, malgré son soulagement, il ne pouvait s’empêcher de regretter un peu que Seldon eût été vaincu.
Ils restèrent longtemps silencieux dans le taxi qui les emmenait au long des centaines de kilomètres de tunnels conduisant à l’université. Ce fut Gaal qui rompit le silence :
« Ce que vous avez dit à la Commission était-il vrai ? Votre exécution aurait-elle précipité la chute ?
— Je ne mens jamais quand il s’agit de calculs psychohistoriques. Cela ne m’aurait d’ailleurs avancé à rien en l’occurrence. Chen savait que je disais la vérité. C’est un politicien très habile, et les politiciens sont d’ordinaire sensibles aux vérités de la psychohistoire.
— En ce cas, étiez-vous forcé d’accepter l’exil ? » interrogea Gaal, mais Seldon ne répondit pas.
Quand ils arrivèrent à destination, Gaal avait presque oublié qu’il pouvait exister un soleil. Les bâtiments de l’université, eux non plus, n’étaient pas à l’air libre : ils se dressaient sous le couvert d’un dôme monstrueux fait d’une matière semblable à du verre. Ce dôme formait un écran polarisant qui diffusait sur le métal de l’édifice une lumière vive mais non aveuglante.
Les bâtiments eux-mêmes n’avaient pas l’éclat dur et gris des autres constructions de Trantor. Les parois étaient d’une couleur argentée à laquelle la patine donnait des reflets d’ivoire.
« Tiens, fit Seldon, on dirait des soldats.
— Comment ? » dit Gaal ; il baissa les yeux et vit une sentinelle qui bloquait le passage.
Au même moment, un officier déboucha d’une petite porte. « Docteur Seldon ? dit-il.
— Oui.
— Nous vous attendions. Vous et votre personnel tombez désormais sous le coup de la loi martiale. J’ai mission de vous annoncer que vous avez six mois pour mettre au point vos préparatifs de départ pour Terminus.
— Six mois ! » s’exclama Gaal, mais Seldon lui serra doucement le bras.
« Ce sont mes consignes », répéta le capitaine.
Il disparut et Gaal se tourna vers Seldon : « Mais voyons, que pouvons-nous faire en six mois ? C’est un meurtre à longue échéance, tout simplement.
— Du calme. Du calme. Passons dans mon bureau. »
Le bureau n’était pas grand, mais il était rigoureusement à l’abri de toute table d’écoute. Les dispositifs, en effet, au lieu de percevoir un silence suspect ou un brouillage plus suspect encore, enregistraient une conversation parfaitement innocente entre plusieurs interlocuteurs.
« Six mois nous suffiront, dit Seldon en s’asseyant.
— Je ne vois pas comment.
— Parce que, mon garçon, dans un projet comme le nôtre, les actions des autres se plient en fait à nos besoins. Ne vous ai-je pas déjà dit que le caractère de Chen avait été soumis à une analyse extrêmement fouillée ? Nous n’avons laissé le procès s’ouvrir qu’au moment qui convenait à notre propos.
— Mais avez-vous pu choisir aussi…
— … d’être exilé sur Terminus ? Pourquoi pas ? » Son index pressa un coin de la table et une petite section de la paroi derrière lui s’écarta, révélant une série de casiers. Seul Seldon pouvait manœuvrer ce mécanisme, car le dispositif n’était sensible qu’à ses empreintes digitales.
« Vous trouverez dans ce classeur divers microfilms, dit-il. Prenez celui marqué de la lettre T. »
Gaal obéit et attendit que Seldon eût fixé la bobine dans le projecteur ; puis il ajusta les viseurs que lui tendait son hôte et regarda le film qui se déroulait devant ses yeux.
« Mais alors… commença-t-il.
— Qu’est-ce qui vous étonne ? demanda Seldon.
— Cela faisait deux ans que vous prépariez ce départ ?
— Deux ans et demi. Nous n’étions pas certains, évidemment, que le choix de Chen se porterait sur Terminus, mais nous l’espérions, et nous avons travaillé à partir de cette hypothèse.
— Mais pourquoi, docteur Seldon ? Pourquoi avez-vous voulu cet exil ? Ne serait-il pas plus facile de contrôler les événements de Trantor même ?
— Nous avions plusieurs raisons. En travaillant sur Terminus, nous bénéficierons de l’appui impérial sans que l’Empire puisse craindre que nous menacions sa sécurité.
— Mais alors, dit Gaal, vous n’avez éveillé ces craintes que pour contraindre la Commission à vous exiler. Je ne comprends toujours pas.
— Peut-être vingt mille familles ne seraient-elles pas allées de leur plein gré s’installer aux confins de la Galaxie.
— Mais pourquoi les obliger à partir si loin ? » Gaal attendit un instant une réponse, puis reprit : « Je n’ai peut-être pas le droit de savoir.
— Pas encore, dit Seldon. Il suffit pour le moment que vous sachiez qu’une colonie scientifique va être établie sur Terminus. Et qu’une autre ira s’installer à l’extrémité opposée de la Galaxie, disons par exemple, ajouta-t-il en souriant, à Star’s End, là où finissent les étoiles. Pour le reste, je vais mourir bientôt, et vous en verrez plus que moi… Non, non, faites-moi la grâce de ne pas être bouleversé ni de manifester votre compassion. Mes docteurs me disent que je n’en ai plus que pour un an ou deux. Mais j’aurai alors fait tout ce que j’ai voulu faire, et peut-on souhaiter sort plus enviable ?
— Et après votre mort, monsieur ?
— Eh bien, j’aurai des successeurs… vous, peut-être. Et ces successeurs sauront mener à bien le projet et déclencher au moment voulu et dans les circonstances voulues la révolte sur Anacréon. Après cela, il suffira de laisser les événements suivre leur cours.
— Je ne comprends pas.
— Vous comprendrez un jour. » Seldon avait l’air à la fois las et satisfait. « La plupart des chercheurs partiront pour Terminus, mais certains d’entre eux resteront. Ce sont là des questions faciles à régler. Quant à moi, conclut-il dans un souffle à peine perceptible, mon rôle est fini. »