Lors du dîner, Trevize semblait perdu dans ses pensées et Joie absorbée par la nourriture.
Pelorat, le seul qui semblait avide de parler, souligna que si le monde sur lequel ils se trouvaient était bien Aurora et s’il s’agissait du premier monde colonisé, il devait se trouver tout près de la Terre.
« Il pourrait être payant d’éplucher l’environnement interstellaire immédiat. Cela signifierait passer au crible quelques centaines d’étoiles tout au plus. »
Trevize marmonna qu’entreprendre une recherche au juger était le dernier recours et qu’il voulait obtenir autant d’informations que possible sur la Terre avant d’en risquer l’approche même s’il l’avait découverte. Il ne dit rien de plus et Pelorat, le sifflet manifestement coupé, plongea lui aussi dans le silence.
Après le repas, comme Trevize persistait dans son mutisme, le bon docteur hasarda : « Allons-nous rester ici, Golan ?
— Jusqu’à demain, en tout cas. J’ai besoin de réfléchir encore.
— N’y a-t-il aucun risque ?
— A moins que ne se présente quelque chose de pire que les chiens, nous sommes en parfaite sécurité ici à bord.
— Combien de temps nous faudrait-il pour décoller si se présentait effectivement quelque chose de pire que les chiens ?
— L’ordinateur est en alerte lancement. Je pense que nous pourrions décoller dans un délai de deux à trois minutes. Et de toute manière, il nous préviendra s’il se produit quelque chose d’inattendu, aussi je suggère qu’on aille dormir un peu. Demain matin, j’aurai pris une décision quant à notre prochaine étape. »
Facile à dire, songea Trevize, se surprenant à fixer les ténèbres. Il était couché en boule, à demi dévêtu, sur le plancher de la salle d’ordinateur. L’endroit était parfaitement inconfortable mais il était certain que même dans son lit, il n’aurait pas trouvé le sommeil, et puis au moins, ici, il pourrait agir immédiatement si l’ordinateur donnait l’alarme.
Puis il entendit des pas et s’assit machinalement, se cognant la tête contre le coin de la console – pas au point de se blesser, mais assez fort pour grimacer et devoir se masser.
« Janov ? » lança-t-il d’une voix assourdie, écarquillant les yeux.
« Non, c’est Joie. »
Trevize passa une main par-dessus le bord de la table pour établir au moins un demi-contact avec la machine et une lumière tamisée révéla Joie dans un déshabillé rosé.
« Que se passe-t-il ?
— J’ai regardé dans votre chambre et vous n’y étiez pas. Vous aviez toutefois une activité neuronique indubitable et j’en ai suivi la trace. Comme vous étiez manifestement éveillé, je suis entrée.
— D’accord, mais que voulez-vous ? »
Elle s’assit contre la paroi, les genoux levés, le menton posé dessus. « Ne vous inquiétez pas. Je n’ai aucune visée sur ce qui reste de votre virginité.
— Je ne l’aurais pas imaginé, dit Trevize, sardonique. Pourquoi ne dormez-vous pas ? Vous en avez plus besoin que nous.
— Croyez-moi, répondit-elle sur un ton grave et sincère, cet épisode avec les chiens a été particulièrement épuisant.
— Je le crois volontiers.
— Mais il fallait que je vous parle pendant que Pel est endormi.
— De quoi ?
— Quand il vous a parlé du robot, vous avez dit que cela changeait tout. Que vouliez-vous dire ?
— Vous ne le voyez pas de vous-même ? Nous avons trois ensembles de coordonnées ; trois Mondes interdits. Je veux les visiter tous les trois pour en apprendre un maximum sur la Terre avant d’essayer de l’atteindre. »
Il s’approcha un peu de manière à pouvoir parler encore plus bas, puis s’écarta de nouveau brusquement. « Écoutez, je n’ai pas envie que Janov nous surprenne ici, s’il se met en tête de nous chercher. Je ne sais pas ce qu’il en penserait, lui.
— Il y a peu de chance. Il dort et je l’y ai encouragé un tantinet. Si jamais il s’agite, je le saurai… Mais continuez. Vous voulez visiter les trois planètes. Qu’y a-t-il de changé ?
— Je n’avais pas escompté perdre inutilement du temps sur une planète. Si ce monde, Aurora, n’a plus eu d’occupation humaine depuis vingt mille ans, alors il est douteux qu’une quelconque information de valeur ait survécu. Je n’ai pas envie de passer des semaines ou des mois à gratter vainement la surface de la planète, en me battant contre les chiens, les chats, les taureaux ou autres bestioles qui auront pu devenir sauvages et dangereuses, rien que dans l’espoir de découvrir un vague bout d’objet intéressant dans la poussière, la rouille et la pourriture. Il se peut que sur l’un des autres Mondes interdits, ou même les deux, il y ait des hommes et des bibliothèques intactes… J’ai donc bien l’intention de quitter cette planète au plus tôt. Si je l’avais fait, nous serions déjà dans l’espace, dormant en parfaite sécurité.
— Mais… ?
— Mais s’il existe encore des robots en fonctionnement sur ce monde, ils pourraient détenir des informations importantes susceptibles de nous être utiles. Il serait plus aisé de traiter avec eux qu’avec des hommes, puisque, à ce que j’ai entendu, ils doivent suivre les ordres et ne peuvent nuire aux êtres humains.
— Alors, vous avez changé vos plans et maintenant, vous allez traîner sur ce monde à y chercher des robots.
— Je n’en ai pas envie, Joie. Il me semble que des robots ne peuvent pas durer vingt mille ans sans entretien… Néanmoins, puisque vous en avez vu un, encore doté d’une étincelle d’activité, il n’est manifestement plus possible que je me fie à mes suppositions de bon sens au sujet des robots. Plus question de me laisser guider par l’ignorance. Les robots sont peut-être plus résistants que je ne l’imaginais ou alors ils ont une certaine capacité d’auto-entretien.
— Écoutez-moi, Trevize, le coupa Joie, et s’il vous plaît, gardez le secret sur tout ceci.
— Le secret ? s’étonna Trevize, élevant la voix avec surprise. Vis-à-vis de qui ?
— Chut ! De Pelorat, bien sûr. Écoutez, vous n’avez pas besoin de changer vos plans. Vous aviez raison dès le début. Il n’y a pas un seul robot en service sur ce monde. Je ne détecte rien du tout.
— Vous avez détecté celui-ci et s’il y en a un…
— Je ne l’ai pas détecté. Il était hors service ; depuis bien longtemps.
— Vous avez dit…
— Je sais ce que j’ai dit. Pel a cru déceler un mouvement, percevoir un bruit. Pel est un romantique. Il a passé sa vie active à recueillir des données, mais ce n’est pas le meilleur moyen de faire son trou dans le monde universitaire. Il adorerait être l’auteur d’une découverte importante. Sa découverte du nom “ Aurora ” était tout à fait légitime et l’a rendu plus heureux que vous ne pourriez l’imaginer. Il avait une envie désespérée de trouver plus.
— Êtes-vous en train de me dire qu’il voulait à tel point faire une découverte qu’il s’est persuadé, à tort, d’être tombé sur un robot en état de fonctionner ?
— Ce sur quoi il est tombé, c’est un tas de rouille pas plus doté de conscience que le rocher contre lequel il était posé.
— Mais vous avez soutenu son récit.
— Je n’ai pu me résoudre à le dépouiller de sa découverte. Il compte tant pour moi. »
Trevize la contempla une bonne minute puis demanda : « Ça vous dérangerait de m’expliquer pourquoi il compte tant pour vous ? Je veux savoir. Vraiment. A vos yeux, ce ne doit être qu’un vieillard sans rien de romantique. C’est un Isolat et vous méprisez les Isolats. Vous êtes jeune et belle et il doit bien y avoir d’autres parties de Gaïa qui possèdent des corps de beaux et vigoureux jeunes gens. Avec eux, vous pourriez avoir une relation physique capable de résonner à travers Gaïa tout entière et de conduire à des sommets d’extase. Alors, que trouvez-vous à Janov ? »
Joie considéra Trevize, l’air solennel : « Vous ne l’aimez donc pas ? »
Trevize haussa les épaules : « Je l’aime bien. Je suppose qu’on pourrait dire, d’une manière non sexuelle, que je l’aime, oui.
— Vous ne le connaissez pas depuis très longtemps, Trevize. Pourquoi l’aimez-vous, à votre manière non sexuelle ? »
Trevize se surprit à sourire involontairement. « C’est un type tellement bizarre. Je crois honnêtement qu’il n’a jamais de sa vie songé à lui. On lui a donné l’ordre de m’accompagner et il est venu. Aucune objection. Il voulait que je me rende sur Trantor mais quand je lui ai dit que je voulais aller vers Gaïa, il n’a jamais discuté. Et voilà qu’il se trouve embarqué avec moi dans cette quête de la Terre, bien qu’il sache que c’est dangereux. Je suis absolument certain que s’il devait sacrifier sa vie pour moi – ou pour n’importe qui d’autre – il le ferait sans l’ombre d’une hésitation.
— Feriez-vous don de votre vie pour lui, Trevize ?
— Ce serait fort possible, si je n’avais pas le temps de réfléchir. Dans le cas contraire, je pourrais bien hésiter et tout gâcher. Je ne suis pas un type aussi bien que lui. Et à cause de ça, j’éprouve ce terrible besoin de le protéger, l’isoler du mal. Je n’ai pas envie que la Galaxie lui enseigne à ne pas être bon. Comprenez-vous ça ? Et je dois tout particulièrement le protéger de vous. Je ne supporte pas l’idée de vous voir le plaquer le jour où vous en aurez fini avec les balivernes, quelles qu’elles soient, qui pour l’heure vous le font trouver amusant.
— Oui, je me disais bien que vous penseriez quelque chose dans ce genre. Vous n’imaginez pas que je puisse voir en Pel ce que vous voyez en lui – et même plus encore, puisque je peux entrer directement en contact avec son esprit. Agirais-je comme si je voulais lui faire du mal ? Soutiendrais-je son rêve d’avoir vu un robot en état de marche, si ce n’est parce que je ne supporterais pas de le blesser ? Trevize, j’ai l’habitude de ce que vous appelleriez la bonté, car chaque fragment de Gaïa est prêt à se sacrifier pour l’ensemble. Nous ne connaissons et ne comprenons pas d’autre façon d’agir. Mais ce faisant, nous ne renonçons à rien, car chaque partie est bel et bien le tout, bien que je n’escompte pas vous voir comprendre cela. Pel, c’est autre chose. »
Joie ne regardait plus Trevize. C’était comme si elle s’était mise à parler toute seule. « C’est un Isolat. Il n’est pas altruiste parce qu’il ferait partie d’un tout plus grand. Il est altruiste comme ça. Est-ce que vous me comprenez ? Il a tout à perdre et rien à gagner, et pourtant, il est ce qu’il est. Il me donne honte d’être ce que je suis sans crainte de rien perdre, quand il est ce qu’il est sans espoir de gagner. »
Elle leva de nouveau les yeux vers Trevize avec, cette fois, quelque chose de très solennel dans le regard : « Savez-vous à quel point je le comprends mieux que vous ne pouvez le comprendre ? Et pensez-vous que je pourrais lui nuire d’une manière quelconque ?
— Joie, plus tôt aujourd’hui, vous avez dit : “ Allez, soyons amis ” et tout ce que je vous ai répondu, ce fut : “ Si vous voulez. ” J’étais réticent parce que je songeais alors à ce que vous pouviez faire à Janov. A mon tour, à présent : allons, Joie, soyons amis. Vous pouvez continuer à souligner l’avantage de Galaxia et moi persister à refuser vos arguments mais même ainsi, et malgré cela, soyons amis. » Et il tendit la main.
« Bien sûr, Trevize », répondit-elle, et leurs mains s’étreignirent avec force.
Trevize sourit tranquillement pour lui-même. C’était un sourire intérieur, car le pli de ses lèvres demeura immobile.
Lorsqu’il avait travaillé sur l’ordinateur pour trouver l’étoile correspondant éventuellement au premier ensemble de coordonnées, Pelorat comme Joie l’avaient observé avec attention, lui avaient posé des questions. A présent, ils demeuraient dans leur cabine et dormaient ou, à tout le moins, se reposaient, s’en remettant entièrement à Trevize.
En un sens, c’était flatteur, car il lui semblait qu’ils avaient enfin admis le fait qu’il savait ce qu’il faisait et n’avait besoin ni de supervision ni d’encouragements. En l’occurrence, Trevize avait, par ce premier épisode, acquis assez d’expérience pour se fier plus complètement à l’ordinateur et sentir qu’il avait besoin de moins de surveillance à défaut d’aucune.
Une autre étoile apparut – lumineuse et non répertoriée sur la carte galactique. Cette seconde étoile était plus brillante que celle autour de laquelle orbitait Aurora, ce qui rendait d’autant plus significatif qu’elle ne fût pas archivée dans l’ordinateur.
Les bizarreries de la tradition antique stupéfiaient Trevize. Des siècles entiers pouvaient aussi bien se télescoper ou disparaître entièrement de la conscience collective ; des civilisations entières s’évanouir dans l’oubli. Et pourtant, issus des brumes de ces siècles, rescapés de ces civilisations, deux ou trois points de détail demeuraient parfois dans la mémoire, intacts – telles ces coordonnées.
Il s’en était ouvert auprès de Pelorat, quelque temps auparavant, et ce dernier lui avait aussitôt répondu que c’était précisément cela qui rendait si gratifiante l’étude des mythes et des sciences. « L’astuce, avait expliqué Pelorat, c’est d’établir ou de décider quel composant particulier d’une légende représente une vérité sous-jacente précise. Ce n’est pas aisé et divers mythologues seront susceptibles de sélectionner des composants différents, en fonction, en général, de ce qui se trouvera confirmer leurs interprétations personnelles. »
En tout cas, l’étoile correspondait pile avec les coordonnées de Deniador, une fois celles-ci rectifiées par rapport à la dérive temporelle. Dès lors, Trevize était prêt à parier une somme considérable que la troisième étoile allait se trouver également à sa place. Et si tel était bien le cas, Trevize était prêt à admettre l’exactitude du reste de la légende qui établissait l’existence au total de cinquante Mondes interdits (malgré ce douteux chiffre rond), et tout aussi prêt à s’interroger sur la position des quarante-sept autres.
Une planète habitable, un Monde interdit orbitait autour de l’étoile – et cette fois, sa présence ne causa pas chez Trevize le moindre frisson de surprise. Il avait eu l’absolue certitude de la trouver là. Il plaça le Far Star en orbite lente autour de l’astre.
La couche nuageuse était assez dispersée pour autoriser une vue passable de la surface depuis l’espace. C’était une planète océanique comme l’étaient presque tous les mondes habitables. Il y avait un océan tropical ininterrompu ainsi que deux océans polaires. Sur un hémisphère, aux latitudes tempérées, un continent plus ou moins serpentiforme encerclait la planète, avec de chaque côté des baies parfois prolongées par un isthme étroit. Sur l’autre hémisphère, la masse continentale était séparée en trois parties dont chacune était plus épaisse dans la direction nord-sud que le continent de l’hémisphère opposé.
Trevize aurait bien voulu en savoir suffisamment en climatologie pour être en mesure, partant de ces indices, de prédire températures et saisons. Un instant, il caressa l’idée de faire travailler l’ordinateur sur la question. Le problème restait que le climat n’était pas le point crucial.
Ce qui était bien plus important, une fois encore, c’était que l’ordinateur ne détectait aucune radiation qui fût d’origine technologique. Ce que son télescope lui disait, c’est que la planète n’était pas mitée et qu’il n’y avait aucune trace de désert. Les terres défilaient sous eux, avec leurs diverses teintes de vert mais on ne voyait nulle trace de zones urbaines sur la face éclairée, aucune lumière sur la face obscure.
Était-ce encore une planète où grouillaient toutes les espèces sauf l’espèce humaine ?
Il frappa à la porte de l’autre cabine.
« Joie ? » chuchota-t-il assez fort. Il frappa de nouveau.
On entendit un froissement puis la voix de Joie : « Oui ?
— Pourriez-vous venir ? J’ai besoin de votre aide.
— Si vous attendez un petit instant, le temps que je sois présentable. »
Quand elle apparut enfin, elle était plus présentable que jamais. Cette obligation d’attendre avait toutefois provoqué chez Trevize un soupçon d’irritation car son apparence était bien le cadet de ses soucis. Mais enfin, ils étaient amis à présent et il refréna son irritation.
Elle lui dit, avec un sourire et sur un ton parfaitement aimable : « Que puis-je pour vous, Trevize ? »
Trevize indiqua l’écran du moniteur : « Comme vous pouvez le constater, nous survolons la surface de ce qui ressemble à une planète en parfaite santé, avec des masses continentales dotées d’une couverture végétale fort dense. Pas de lumières nocturnes, toutefois, et aucun rayonnement d’origine technologique. Je vous demande d’écouter et de me dire s’il existe une quelconque vie animale. Il y a un endroit où j’ai cru voir des troupeaux mais je ne suis pas sûr. On voit parfois ce qu’on veut désespérément voir. »
Joie « écouta ». En tout cas, une expression curieusement attentive se peignit sur ses traits. Elle dit enfin : « Oh ! oui… riche en vie animale.
— Mammifère ?
— Sans doute.
— Humaine ? »
Cette fois, elle parut se concentrer encore plus. Une bonne minute s’écoula, une autre encore, enfin elle se détendit. « Je ne peux pas encore dire au juste. De temps à autre, il m’a semblé déceler une bouffée d’intelligence suffisamment intense pour être considérée comme humaine. Mais elle était si faible, si rare, que moi aussi je n’ai peut-être fait que percevoir ce que je voulais désespérément détecter. Vous savez… »
Elle se tut, songeuse, et Trevize la harcela avec un : « Eh bien ?
— Le fait est, reprit-elle, qu’il me semble détecter quelque chose d’autre. Une chose qui ne m’est pas familière, mais je ne vois pas de quoi il pourrait s’agir en dehors de… »
Son visage se figea de nouveau comme elle se remettait à « l’écoute » avec un surcroît d’intensité.
« Eh bien ? » s’impatienta de nouveau Trevize.
Elle se détendit. « Je ne vois pas de quoi il pourrait s’agir sinon de robots.
— De robots !
— Oui. Et si je les détecte, je devrais sans doute être en mesure de déceler également des hommes. Mais non.
— Des robots ! répéta Trevize en fronçant les sourcils.
— Oui, dit Joie, et je dirais même en grand nombre. »
« Des robots ! » s’exclama presque sur le même ton Pelorat lorsqu’on lui eut appris la nouvelle. Puis il eut un léger sourire. « Vous aviez raison, Golan, et j’ai eu tort de douter de vous.
— Je n’ai pas souvenance que vous ayez jamais douté de moi, Janov.
— Oh ! allons, mon bon ami, je n’avais pas cru bon de l’exprimer ouvertement. J’ai simplement pensé, au fond de mon cœur, que c’était une erreur de quitter Aurora quand nous avions une chance d’interroger peut-être un quelconque robot survivant. Mais il est évident que vous saviez déjà que vous en trouveriez ici en plus grand nombre.
— Mais absolument pas, Janov. Je n’en savais rien du tout. J’ai simplement tenté ma chance. Joie me dit que leur champ mental semble indiquer qu’ils sont en parfait état de fonctionnement et la chose ne semble guère envisageable sans hommes pour les entretenir et les réparer. Et pourtant, elle est incapable de repérer la moindre trace humaine, c’est pourquoi nous poursuivons nos recherches. »
Pelorat étudiait l’écran, pensif. « Ce monde me semble entièrement recouvert de forêts, non ?
— Essentiellement. Mais il y a des zones claires qui pourraient être des prairies. Le fait est que je ne vois aucune ville, aucune lumière nocturne, ni quoi que ce soit en dehors des rayonnements thermiques.
— Alors, aucun homme, au bout du compte ?
— Je me demande. Joie est dans la chambre, à tâcher de se concentrer. J’ai défini arbitrairement un méridien d’origine pour la planète, ce qui permet à l’ordinateur de définir latitudes et longitudes. Joie dispose d’un petit contacteur qu’elle active chaque fois qu’elle rencontre ce qui lui paraît une concentration inhabituelle d’activité mentale robotique – je suppose qu’avec des robots, on ne peut parler d’activité “ neuronale ” – ou une éventuelle bouffée de pensée humaine. L’appareil est relié à l’ordinateur qui repère les coordonnées de ces points, et nous le laisserons ensuite sélectionner parmi ceux-ci le meilleur site d’atterrissage. »
Pelorat semblait mal à l’aise. « Est-il bien sage de laisser l’ordinateur choisir seul ?
— Pourquoi pas, Janov ? C’est un ordinateur très compétent. Par ailleurs, quand vous n’avez aucune base pour faire vous-même votre choix, quel mal y a-t-il à envisager au moins le choix de la machine ? »
Pelorat s’épanouit. « Il y a quelque chose là-dedans, Golan. Certaines des légendes les plus anciennes parlent de gens qui auraient fait leur choix en projetant des cubes par terre.
— Oh ? Et pour quoi faire ?
— Chaque face du cube porte une décision quelconque – “ oui ”, “ non ”, “ peut-être ”, “ ajourner ”, et ainsi de suite. La face qui se trouve sur le dessus lorsque le cube s’immobilise est censée porter le conseil à suivre. Ou bien on les voit lancer une boule qui roule sur un disque rainure, avec diverses décisions réparties selon les rainures. La décision à prendre est celle correspondant au logement où la boule achève sa course. Certains mythologues estiment que de telles activités représenteraient des jeux de hasard plutôt que des loteries mais, selon moi, les deux choses sont plus ou moins équivalentes.
— En un sens, observa Trevize, le choix de notre site d’atterrissage relève du jeu de hasard. »
Joie émergea de la cambuse à temps pour entendre cette dernière remarque. « Pas un jeu de hasard, rectifia-t-elle. J’ai indiqué plusieurs “ peut-être ” puis un seul et unique “ oui à coup sûr ” et c’est vers ce “ oui ” que nous allons nous diriger.
— Pourquoi un “ oui ” ? demanda Trevize.
— Parce que j’y ai décelé une bouffée de pensée humaine. Manifeste. Indubitable. »
Il avait plu car l’herbe était humide. Dans le ciel, les nuages s’effilochaient et donnaient des signes d’éclaircie.
Le Far Star était venu s’immobiliser en douceur près d’un petit bosquet d’arbres. (Pour les chiens sauvages, songea Trevize, plaisantant à moitié). Tout autour apparaissait ce qui ressemblait à des pâturages, et depuis leur point de vue en altitude, Trevize avait déjà pu déceler ce qui avait toutes les apparences de vergers et de champs et cette fois, sans contestation possible, d’animaux en train de paître.
Il n’y avait cependant aucun édifice. Aucune construction artificielle, encore que la régularité des arbres dans les vergers et les contours définis qui séparaient les champs fussent tout autant le produit de l’artifice qu’une station de réception de micro-ondes.
Des robots pouvaient-ils toutefois être les auteurs d’un tel niveau d’artificialité ? Et en se passant des hommes ?
Avec calme, Trevize prit ses armes. Cette fois, il savait que l’une et l’autre étaient en état de marche et à pleine charge. Un instant, il surprit le regard de Joie et marqua un temps d’arrêt.
« Allez-y, lui dit-elle. Je ne crois pas que vous aurez à en faire usage, mais c’est déjà ce que j’ai cru une fois, non ?
— Voulez-vous une arme, Janov ? » demanda Trevize.
Pelorat haussa les épaules. « Non, merci. Entre vous avec votre défense physique, et Joie et ses défenses mentales, je ne ressens pas le moindre danger. Je suppose que c’est couardise de ma part de me réfugier sous votre aile protectrice mais je suis incapable de ressentir la moindre honte quand je suis trop content de pouvoir m’épargner d’être réduit à user de la force…
— Je comprends, dit Trevize. Évitez seulement de vous promener seul. Si Joie et moi sommes séparés, vous restez avec l’un de nous et surtout, n’allez pas batifoler n’importe où, poussé par l’aiguillon de la curiosité.
— Inutile de vous tracasser, Trevize, dit Joie. J’y veillerai. » Trevize descendit le premier du vaisseau. Le vent était vif et juste un rien frisquet après la pluie, mais Trevize n’y vit rien à redire. Il avait sans doute dû faire une chaleur humide et inconfortable avant la pluie.
Il prit une inspiration avec surprise. Le parfum de la planète était délicieux. Chaque planète avait son odeur propre, il le savait, une odeur toujours étrange et généralement désagréable – uniquement, peut-être, à cause de son étrangeté. Celle-ci ne pouvait-elle être étrangement plaisante ? Ou cela venait-il de la circonstance accidentelle d’une arrivée juste après l’averse, en une saison particulière de l’année ? Quoi qu’il en soit…
« Venez, lança-t-il. Il fait un temps parfaitement agréable ici. » Pelorat émergea et dit : « Agréable est tout à fait le mot. Vous pensez que ça sent toujours ainsi ?
— Peu importe. D’ici une heure, nous serons suffisamment accoutumés à l’arôme et nos récepteurs olfactifs tellement saturés que nous ne sentirons plus rien.
— Quel dommage, dit Pelorat.
— L’herbe est humide », nota Joie, le ton un rien désapprobateur.
« Ne pleut-il pas sur Gaïa ? » demanda Trevize, et comme il posait la question, le soleil vint momentanément darder un rayon d’or par un étroit passage entre les nuages. Il n’allait pas tarder à revenir.
« Si, dit Joie, mais nous savons quand et nous nous y préparons.
— Dommage, remarqua Trevize, vous ratez le frisson de l’inattendu.
— Vous avez raison. Je tâcherai de ne pas me montrer provinciale. »
Pelorat jeta un coup d’œil circulaire et remarqua, sur un ton déçu : « Je ne vois rien de particulier, apparemment.
— En apparence seulement, dit Joie. Ils approchent de derrière cette éminence. » Elle se tourna vers Trevize. « Vous croyez qu’on devrait aller au-devant d’eux ? »
Trevize hocha la tête. « Non. Nous avons franchi bien des parsecs pour les rencontrer. Qu’ils terminent le chemin à pied. On va les attendre ici. »
Seule Joie pouvait percevoir leur approche jusqu’au moment où, dans la direction de son doigt pointé, une silhouette apparut derrière la crête. Puis une deuxième et une troisième.
« Je crois que c’est tout pour l’instant », annonça Joie.
Trevize était curieux. Bien qu’il n’en eût jamais vu, il ne doutait pas le moins du monde qu’il s’agît de robots. Leur silhouette évoquait vaguement, schématiquement, celle d’êtres humains, sans avoir toutefois un aspect franchement métallique : leur revêtement était terne et donnait une illusion de douceur, comme s’ils étaient recouverts de peluche.
Mais comment savait-il que cette douceur était illusoire ? Trevize éprouva le désir soudain de toucher ces silhouettes qui approchaient d’un pas si décidé. S’il était vrai qu’ils étaient sur un Monde interdit et que les astronefs ne s’en approchaient jamais – et sans doute était-ce le cas puisque son soleil n’était pas porté sur la carte galactique –, alors le Far Star et son équipage représentaient quelque chose qui échappait à l’expérience des robots. Pourtant, ils réagissaient avec une totale assurance, à croire qu’ils accomplissaient un exercice de routine.
Trevize dit, à voix basse : « C’est là que nous pouvons recueillir des informations que nous ne trouverons nulle part ailleurs dans la Galaxie. On pourrait leur demander les coordonnées de la Terre par rapport à cette planète et, s’ils les connaissent, ils nous les diront. Qui sait depuis combien de temps ces engins fonctionnent ?
Ils peuvent fort bien répondre à partir de leur mémoire personnelle.
Songez-y.
— D’un autre côté, dit Joie, ils peuvent être de fabrication récente et ne rien savoir du tout.
— Ou bien, ajouta Pelorat, savoir et refuser de nous renseigner.
— Je soupçonne, intervint Trevize, qu’ils ne peuvent refuser, à moins d’en avoir reçu l’ordre exprès. Et pourquoi un tel ordre aurait-il été émis quand il ne fait aucun doute que personne sur cette planète n’aurait pu escompter notre arrivée ? »
Parvenus à une distance de trois mètres environ, les robots s’arrêtèrent. Ils ne dirent rien, ne firent plus un mouvement.
La main sur son éclateur, Trevize dit à Joie, sans quitter les robots des yeux : « Pouvez-vous dire s’ils sont hostiles ?
— Vous devez tenir compte du fait que je n’ai pas la moindre expérience de leur fonctionnement mental, Trevize, mais je ne détecte toutefois rien d’hostile chez eux. »
Ce dernier retira la main de la crosse de son arme tout en gardant celle-ci à portée. Il éleva la main gauche, paume ouverte vers les robots, dans ce qui, espérait-il, serait reconnu comme un geste de paix, et dit, articulant avec lenteur : « Je vous salue. Nous venons sur ce monde en amis. »
Le robot du centre du trio inclina la tête en une esquisse de salut qu’un optimiste aurait également pu considérer comme un geste de paix, et répondit.
Trevize en resta bouche bée de surprise. Dans un monde de communication galactique, personne n’aurait imaginé la possibilité d’un échec dans le cadre d’un besoin aussi fondamental. Et pourtant, le robot ne parlait pas le galactique classique ou quoi que ce fût d’approchant. En fait, Trevize ne comprit pas un traître mot.
La surprise de Pelorat était aussi grande que celle de Trevize mais en outre assortie d’une trace évidente de plaisir.
« N’est-ce pas étrange ? » fit-il.
Trevize se tourna vers lui et lança, d’un ton plus qu’acide : « Ce n’est pas étrange. C’est du charabia.
— Absolument pas. C’est du galactique, mais fort archaïque. J’en saisis quelques mots. Je le comprendrais sans doute par écrit. C’est la prononciation qui surprend vraiment.
— Eh bien, qu’a-t-il dit ?
— Il a dit qu’il ne comprenait pas ce que vous disiez.
— Je ne saurais dire ce qu’il a dit, intervint Joie, mais je perçois en lui de la perplexité, ce qui concorde… Enfin, si je puis me fier à mon analyse des émotions robotiques – si tant est qu’une telle notion existe. »
Parlant avec une extrême lenteur, et non sans difficulté, Pelorat dit quelque chose et les trois robots inclinèrent la tête de concert.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Trevize.
— Je leur ai dit que je ne parlais pas très bien mais que j’allais essayer. Je leur ai réclamé un peu de patience. Sapristi, mon bon, mais tout ceci est terriblement intéressant.
— Terriblement décevant, oui, marmonna Trevize.
— Voyez-vous, poursuivit le professeur, chaque planète habitable de la Galaxie s’arrange pour élaborer sa propre variante de galactique de sorte qu’il existe un million de dialectes parfois tout juste intercompréhensibles mais tous sont réunis par le développement du galactique classique. A supposer que cette planète soit restée isolée durant vingt mille ans, la langue aurait dû normalement dériver si loin de ce qu’elle est dans le reste de la Galaxie qu’elle en apparaîtrait comme entièrement différente. Qu’il n’en soit pas ainsi vient peut-être de ce que ce monde possède un système social fondé sur des robots qui ne peuvent comprendre la langue que prononcée selon leur programmation initiale. Pour éviter d’incessantes reprogrammations, la langue est demeurée statique et nous avons maintenant ce qui pour nous correspond à une forme tout à fait archaïque de galactique.
— Ce qui nous prouve, nota Trevize, combien une société robotisée peut devenir figée et être conduite à la dégénérescence.
— Mais mon cher compagnon, protesta Pelorat, maintenir une langue à peu près intacte n’est pas forcément un signe de dégénérescence. Cela comporte des avantages. Des documents conservés depuis des siècles et des millénaires gardent leur signification et procurent une plus grande longévité, une plus grande autorité aux archives historiques. Dans le reste de la Galaxie, les décrets impériaux du temps de Hari Seldon ont déjà une tonalité vieillotte.
— Et vous connaissez ce galactique archaïque ?
— Sans aller jusque-là, Golan, disons simplement qu’à force d’étudier les mythes et légendes antiques, j’ai plus ou moins saisi le truc. Le vocabulaire n’est pas entièrement différent mais les inflexions, elles, sont différentes, il y a des expressions idiomatiques tombées en désuétude et, comme je l’ai dit, la prononciation est totalement changée. Je pourrai vous tenir lieu d’interprète, à condition que vous ne soyez pas trop difficile. »
Trevize laissa échapper un soupir vacillant. « Un petit coup de chance, c’est toujours mieux que rien. Allez-y, Janov. »
Pelorat se tourna vers les robots, attendit un moment puis jeta un coup d’œil à Trevize. « Qu’est-ce que je suis censé leur raconter ?
— Jouons la carte à fond. Demandez-leur où se trouve la Terre. »
Pelorat posa la question, mot à mot, en soulignant chacun d’eux avec des gestes exagérés.
Les robots s’entre-regardèrent en émettant des sons divers. Puis celui du milieu s’adressa à Pelorat qui répondit en écartant les mains comme pour étirer un élastique. Le robot répondit en espaçant ses mots avec le même soin que l’avait fait Pelorat.
Ce dernier traduisit enfin à Trevize : « Je ne suis pas sûr de bien leur avoir fait comprendre ce que j’entendais par “ Terre ”. Je les soupçonne de croire que je fais référence à quelque région de leur planète car ils me disent ne pas connaître une telle région.
— Ont-ils cité le nom de cette planète, Janov ?
— Ce qui se rapprocherait le plus du terme qu’ils ont l’air d’employer, ce serait quelque chose comme “ Solaria ”.
— En avez-vous déjà entendu parler dans vos légendes ?
— Non – pas plus que je n’avais entendu parler d’Aurora.
— Eh bien, demandez-leur s’il existe un endroit nommé Terre dans le ciel – parmi les étoiles. Levez le doigt en l’air. »
Nouvel échange et finalement Pelorat se retourna et dit : « Tout ce que je peux tirer d’eux, Golan, c’est qu’il n’y a pas d’endroit dans le ciel. »
Joie intervint : « Demandez à ces robots leur âge ; ou plutôt, depuis combien de temps ils fonctionnent.
— Je ne sais comment dire “ fonctionner ”, avoua Pelorat en secouant la tête. En fait, je ne suis pas sûr de savoir comment leur demander leur âge. Je ne suis vraiment pas un bon interprète.
— Faites du mieux que vous pouvez, Pel chéri », dit Joie. Et après quelques nouveaux échanges, Pelorat annonça : « Ils fonctionnent depuis vingt-six ans.
— Vingt-six ans, grommela Trevize, écœuré. Ils sont à peine plus âgés que vous, Joie.
— Il se trouve… commença celle-ci avec un orgueil soudain.
— Je sais, je sais. Vous êtes Gaïa qui est âgée de milliers d’années… En tout cas, ces robots sont incapables de parler de la Terre par expérience personnelle et leurs banques de mémoire ne contiennent à l’évidence rien en dehors du strict nécessaire à leur fonctionnement. D’où leur totale ignorance de l’astronomie.
— Il se peut qu’il y ait sur la planète d’autres robots plus anciens, remarqua Pelorat.
— J’en doute mais demandez-leur toujours, si vous trouvez les mots pour le dire, Janov. »
Cette fois, la conversation fut assez longue et lorsque Pelorat y mit un terme, il était tout rouge et avait l’air manifestement dépité.
« Golan, je n’ai pas saisi une partie de ce qu’ils essaient de me dire mais j’ai cru comprendre que les robots les plus anciens sont employés à des travaux manuels et qu’ils ne savent rien. Si ce robot était un homme, je dirais qu’il parle de ses aînés avec mépris. Ces trois-là sont des robots domestiques, disent-ils, et n’ont pas le droit de vieillir avant d’être remplacés. Ce sont eux qui s’y connaissent vraiment – leur expression, pas la mienne.
— Ils n’y connaissent pas grand-chose, grommela Trevize. Du moins, sur ce que nous voulons savoir.
— Je regrette à présent qu’on ait quitté Aurora si précipitamment. Si nous avions trouvé là-bas des robots rescapés, et nous en aurions trouvé sans aucun doute, puisque le tout premier que j’ai découvert possédait encore une étincelle de vie, eh bien, ils auraient connu l’existence de la Terre par leur mémoire personnelle.
— A condition encore qu’elle soit restée intacte, Janov, observa Trevize. On peut toujours retourner là-bas et, s’il faut le faire, meutes de chiens ou pas, nous y retournerons… Mais si ces robots-ci ne sont vieux que d’une vingtaine d’années, leurs fabricants doivent encore exister et doivent être des humains, à mon avis. » Il se tourna vers Joie. « Vous êtes bien certaine d’avoir perçu… »
Mais elle éleva la main pour le faire taire, tandis qu’une expression attentive, tendue, se peignait sur ses traits. « Les voilà », annonça-t-elle à voix basse.
Trevize se tourna vers la butte et là, émergeant tout juste, puis se dirigeant vers eux, apparut l’incontestable silhouette d’un être humain. Il avait le teint pâle et de longs cheveux blonds, légèrement hirsutes sur les côtés. Le visage était grave mais d’allure tout à fait juvénile. Ses bras et ses jambes nus n’étaient pas particulièrement musclés.
Les robots s’écartèrent et l’homme avança parmi eux avant de s’immobiliser.
Il se mit alors à parler, d’une voix claire, agréable et, malgré les tournures archaïsantes, dans un galactique classique facile à comprendre :
« Je vous salue, vagabonds de l’espace, leur dit-il. Que vouliez-vous à mes robots ? »
Trevize, en l’occurrence, ne se couvrit pas de gloire. Il lança tout bêtement : « Vous parlez galactique ?
— Et pourquoi pas, répondit le Solarien, avec un sourire maussade, puisque je ne suis pas muet.
— Mais ceux-là ? » Trevize indiquait les robots.
« Ce sont des robots. Ils parlent notre langue, tout comme moi. Mais je suis un Solarien, et j’écoute les communications hyperspatiales des mondes d’au-delà, de telle sorte que j’ai pu apprendre votre manière de parler, comme le firent mes prédécesseurs. Mes prédécesseurs ont laissé des descriptions de la langue mais j’entends constamment des mots nouveaux et des expressions qui changent avec les années, comme si vous autres colons étiez plus capables de vous fixer sur les mondes que sur les mots. Comment se fait-il que vous soyez surpris de me voir comprendre votre langue ?
— Je n’aurais pas dû, répondit Trevize. Veuillez m’en excuser. C’est simplement qu’ayant parlé aux robots, je n’avais pas imaginé entendre du galactique sur cette planète. »
Il étudia le Solarien. Il portait une fine tunique blanche, négligemment drapée sur l’épaule, avec de larges ouvertures pour les bras. Échancrée sur le devant, elle exposait sa poitrine nue et le simple pagne qu’il portait en dessous. Exception faite d’une paire de sandales légères, c’était son seul costume.
Trevize se rendit compte qu’il n’aurait su dire son sexe. Les seins étaient certes masculins, mais la poitrine était glabre et le pagne étroit ne trahissait pas le moindre renflement.
Il se tourna vers Joie et lui dit à voix basse : « Ce pourrait être quand même un robot, quoique fort semblable à un être humain… » Presque sans bouger les lèvres, Joie lui répondit : « L’esprit est celui d’un être humain, pas d’un robot. »
Le Solarien intervint : « Vous n’avez toujours pas répondu à ma question initiale. J’excuserai la défaillance en la mettant sur le compte de la surprise. Je vous la pose à nouveau et apprécierais cette fois une réponse. Que vouliez-vous à mes robots ?
— Nous sommes des voyageurs qui cherchons des renseignements pour atteindre notre destination. Nous avons demandé à ces robots des informations susceptibles de nous aider mais ils n’ont su répondre.
— Quel genre d’information cherchez-vous ? Peut-être pourrai-je vous dépanner.
— Nous cherchons les coordonnées de la Terre. Pouvez-vous nous les donner ? »
Le Solarien haussa les sourcils. « J’aurais cru que votre premier objet de curiosité serait ma propre personne. Je vais vous fournir cette information bien que vous ne l’ayez pas demandée. Je m’appelle Sarton Bander et vous vous trouvez sur le domaine Bander, lequel s’étend à perte de vue dans toutes les directions et bien au-delà. Je ne puis dire que vous êtes les bienvenus ici, car en venant, vous avez violé un pacte. Vous êtes les premiers colons à atterrir sur Solaria en plusieurs milliers d’années et, comme par hasard, vous venez uniquement pour vous informer sur la meilleure manière d’atteindre un autre monde. Dans le temps, colons, vous et votre vaisseau auriez été détruits à vue.
— Une manière bien barbare de traiter des gens qui ne vous veulent aucun mal, dit Trevize, prudent.
— Je suis d’accord, mais lorsque les membres d’une société en expansion débarquent au sein d’une société inoffensive et statique, ce simple contact est empli de danger potentiel. Tant que nous craignions ce danger, nous étions prêts à détruire les arrivants aussitôt débarqués. Puisque nous n’avons plus de motifs de crainte, nous sommes, vous pouvez le constater, prêts à discuter.
— J’apprécie l’information que vous nous avez si volontiers fournie et malgré tout, vous avez omis de répondre à la question que je vous avais posée. Je vais donc la répéter : pourriez-vous nous indiquer les coordonnées de la Terre ?
— Par “ Terre ”, je suppose que vous voulez dire le monde dont l’espèce humaine et les diverses espèces de plantes et d’animaux », ses mains volèrent avec grâce comme pour embrasser l’ensemble de la nature environnante, « sont originaires ?
— Oui, monsieur, effectivement. »
Une expression de dégoût se dessina fugitivement sur les traits du Solarien. « Je vous prierais de m’appeler simplement Bander, s’il vous faut user d’une forme de politesse. Évitez de m’appeler par tout autre terme portant une marque de genre. Je ne suis ni masculin ni féminin. Je suis entier. »
Trevize acquiesça (il ne s’était pas trompé). « Comme vous voudrez, Bander. Alors, quelle est la position de la Terre, le monde de nos origines à nous tous ?
— Je l’ignore, répondit Bander. Non pas que l’envie m’en manque. Si je le savais, ou si je pouvais le savoir, vous n’en seriez pas plus avancés, car la Terre, en tant que monde, n’existe plus… Ah ! » poursuivit-il en écartant les bras « le soleil est agréable. Je ne viens pas souvent à la surface, et jamais quand le soleil ne se montre pas. Nous avons envoyé nos robots vous accueillir alors que le soleil était encore dissimulé derrière les nuages. Je ne les ai suivis que lorsque les nuages se sont éclaircis.
— Comment se fait-il que la Terre n’existe plus en tant que monde ? » insista Trevize, prêt à entendre à nouveau la fable de la radioactivité.
Bander, toutefois, ignora la question ou, plutôt, la mit négligemment de côté. « C’est une trop longue histoire. Vous m’avez dit que vous n’aviez aucune intention malveillante.
— C’est exact.
— Dans ce cas, pourquoi être venu armé ?
— Simple précaution. J’ignorais quelles rencontres je pourrais faire.
— Peu importe. Vos petites armes ne représentent aucun danger pour moi. Je suis toutefois curieux. J’ai, bien sûr, beaucoup entendu parler de vos armes et de votre histoire curieusement barbare qui paraît si totalement reposer sur l’emploi de celles-ci. Malgré tout, je n’en ai jamais vu une en vrai. Puis-je examiner les vôtres ? »
Trevize recula d’un pas. « J’ai bien peur que non, Bander. » Ce dernier parut amusé. « Je n’ai demandé que par politesse. J’aurais pu m’en passer. »
Il étendit la main et de l’étui droit de Trevize émergea l’éclateur tandis que du gauche s’élevait son fouet neuronique. Trevize voulut les saisir mais sentit ses bras retenus avec fermeté comme par des liens élastiques. Pelorat et Joie firent également mine d’avancer mais il était manifeste qu’eux aussi étaient retenus.
« Ne vous fatiguez pas à essayer d’intervenir, dit Bander. Vous ne pouvez pas. » Les armes volèrent jusqu’entre ses mains et il les examina soigneusement. « Celle-ci, dit-il en indiquant l’éclateur, me semble être un éjecteur de faisceau de micro-ondes qui produit de la chaleur, engendrant ainsi l’explosion de tout corps contenant un fluide. L’autre engin est plus subtil et j’avoue ne pas discerner immédiatement sa fonction. Néanmoins, puisque vous n’avez aucune intention malveillante, vous n’avez pas besoin d’armes. Je puis, et je vais le faire, vider les cartouches d’énergie de chacune de ces armes. Ce qui les rendra inoffensives, à moins que vous ne comptiez utiliser l’une ou l’autre comme un gourdin, un usage qui ne serait guère pratique. »
Le Solarien libéra les armes qui flottèrent de nouveau dans les airs, cette fois pour retourner vers Trevize. Chacune vint proprement réintégrer son étui.
Se sentant lui aussi libéré, Trevize dégaina l’éclateur, mais c’était inutile. Le contact pendait lamentablement et la cartouche d’énergie avait été à coup sûr totalement vidée. Idem pour le fouet neuronique.
Il leva les yeux vers Bander qui remarquait, souriant : « Vous êtes totalement sans défense, étranger. Je pourrais tout aussi facilement, si je le désirais, détruire votre vaisseau et, bien entendu, vous avec. »
Trevize se figea. Essayant de respirer normalement, il se retourna vers Joie.
Elle avait passé le bras autour de la taille de Pelorat dans un geste protecteur et, selon toute apparence, était parfaitement calme. Elle esquissa un discret sourire et, plus discrètement encore, hocha la tête.
Trevize se tourna de nouveau vers Bander. Ayant interprété la mimique de Joie comme un signe de confiance, et espérant de toutes ses forces qu’il ne s’était pas trompé, il lança d’un ton résolu : « Comment avez-vous fait ça, Bander ? »
Bander sourit, manifestement de fort belle humeur. « Dites-moi, petits étrangers, croyez-vous à la sorcellerie ? A la magie ?
— Non, petit Solarien », répondit Trevize du tac au tac. Joie le tira par la manche et chuchota : « Ne l’irritez pas. Il est dangereux.
— Je le vois bien », dit Trevize, se contenant pour ne pas élever le ton. « Alors, faites quelque chose. »
La voix presque inaudible, Joie répondit : « Pas encore. Il sera moins dangereux s’il se sent en confiance. »
Bander n’avait pas relevé leur bref échange murmuré. Il s’éloigna négligemment, les robots s’écartant pour lui livrer passage.
Puis il se retourna et plia le doigt d’un geste languide : « Venez. Suivez-moi. Tous les trois. Je vais vous conter une histoire qui ne vous intéressera pas forcément mais qui, moi, m’intéresse. » Il poursuivit sa route d’un pas tranquille.
Trevize resta quelques instants immobile, hésitant sur l’attitude à prendre. Joie s’avança cependant, et la pression de son bras entraîna Pelorat avec elle. Finalement, Trevize les suivit ; l’autre possibilité était de rester planté là tout seul en compagnie des robots.
D’un ton léger, Joie lança : « Si Bander veut bien avoir l’amabilité de nous conter l’histoire qui pourrait ne pas nous intéresser… »
Bander se retourna et dévisagea la jeune femme comme s’il prenait pour la première fois conscience de sa présence. « Vous êtes la moitié féminine de l’humanité, n’est-ce pas ? La moitié inférieure ?
— La plus petite en taille, Bander. Oui.
— Les deux autres alors sont masculins ?
— Effectivement.
— Avez-vous déjà eu votre enfant, féminine ?
— Mon nom, Bander, est Joie. Je n’ai pas encore eu d’enfant. Voici Trevize. Et voici Pel.
— Et lequel de ces deux masculins doit-il vous assister, le moment venu ? A moins que ce ne soit les deux ? Ou aucun ?
— Pel m’assistera, Bander. »
Ce dernier reporta son attention sur Pelorat : « Je vois que vous avez des cheveux blancs.
— Certes, dit l’intéressé.
— Ont-ils toujours été de cette couleur ?
— Non, Bander. Ils le sont devenus avec l’âge.
— Et quel âge avez-vous ?
— J’ai cinquante-deux ans, Bander », dit Pelorat, puis il s’empressa d’ajouter : « En années standard galactiques. »
Bander reprit sa marche (vers le domaine visible dans le lointain, supposa Trevize), mais plus lentement. Il remarqua : « J’ignore combien dure une année standard galactique mais elle ne doit pas être très différente de la nôtre. Et quel âge aurez-vous quand vous mourrez, Pel ?
— Je ne saurais dire. Je peux vivre encore trente ans.
— Quatre-vingt-deux ans, alors. Longévité réduite, et divisés en deux. Incroyable, et pourtant, mes lointains ancêtres étaient comme vous et vivaient sur Terre… Malgré tout, certains ont quitté celle-ci pour établir de nouveaux mondes autour d’autres étoiles, des mondes magnifiques, parfaitement organisés, et en grand nombre.
— Pas en si grand nombre : cinquante. »
Bander tourna un œil condescendant vers celui qui venait ainsi de l’interpeller. Il y avait, semblait-il, beaucoup moins d’humour dans ce regard. « Trevize. C’est votre nom.
— Golan Trevize. J’ai dit qu’il a existé cinquante Mondes de Spatiaux. Les nôtres se comptent par millions.
— Connaissez-vous, alors, l’histoire que je désire vous conter ? dit Bander, d’une voix douce.
— Si l’histoire en question est qu’ont existé jadis cinquante mondes de Spatiaux, nous la connaissons.
— Nous ne comptons pas seulement en nombre, petite moitié d’humanité, rétorqua Bander. Nous comptons également la qualité. Ils n’étaient certes que cinquante, mais une cinquantaine telle que même tous vos millions ne pourraient équivaloir un seul d’entre eux. Et Solaria fut le cinquantième et dernier et par conséquent, le meilleur. Solaria surpassait de loin les autres Mondes spatiaux, comme eux-mêmes avaient en leur temps surpassé la Terre.
« Seuls nous autres Solariens avons appris comment la vie devait être vécue. Nous ne vivions plus rassemblés en troupeau, comme autrefois sur Terre, comme sur les autres mondes, même les Mondes spatiaux. Nous vivions chacun seul, avec des robots pour nous aider, nous voyant par des moyens électroniques aussi souvent que nous le désirions, mais ne nous rencontrant en personne que rarement. Cela fait bien des années que je n’ai plus contemplé d’êtres humains comme vous aujourd’hui, mais enfin, vous n’êtes qu’à moitié humains et par conséquent votre présence ne limite pas plus ma liberté que ne le ferait une vache, ou un robot.
« Et pourtant, nous avons été des demi-humains, nous aussi. Peu importe comment nous avons parfait notre liberté ; peu importe comment nous sommes devenus des maîtres solitaires parmi d’innombrables robots ; la liberté n’était jamais absolue. Afin de produire des jeunes, il fallait toujours la coopération de deux individus. Il était certes possible d’obtenir des ovules et des spermatozoïdes, de provoquer artificiellement et de manière automatique la fertilisation et donc la croissance de l’embryon. Il était possible d’élever convenablement le nourrisson sous la surveillance de robots. Tout cela pouvait être fait, mais les demi-humains ne voulaient pas renoncer au plaisir qui accompagnait l’imprégnation biologique. Avec pour conséquence le développement de liens émotionnels pervers et la disparition de la liberté. Comprenez-vous que cela devait être changé ?
— Non, Bander, parce que nous ne mesurons pas la liberté à la même aune.
— C’est parce que vous ne savez pas ce qu’est la liberté. Vous n’avez jamais vécu qu’en essaim, et vous ne connaissez d’autre façon de vivre que contraints, en permanence et jusque dans les plus infimes détails, à plier votre volonté à celle des autres ou bien, ce qui est tout aussi vil, à passer vos journées à vous démener pour forcer les autres à se plier à votre volonté. La liberté n’est rien si ce n’est pas pour vivre à sa guise ! Exactement à sa guise !
« Puis vint le temps où les gens de la Terre se remirent à essaimer, où leurs rangs serrés se remirent à déferler à travers l’espace. Les autres Spatiaux, tout en n’étant pas aussi grégaires que les Terriens, voulurent néanmoins rivaliser avec eux.
« Nous autres Solariens, nous nous y refusâmes. Nous avions discerné l’inévitable échec de cette prolifération en troupeau. Alors, nous avons déménagé sous terre et rompu tout contact avec le reste de la Galaxie. Nous étions décidés à demeurer nous-mêmes à tout prix. Nous avons mis au point les robots et les armes adéquates pour protéger notre surface apparemment déserte et ils ont admirablement rempli leur tâche. Des vaisseaux venaient qui se faisaient détruire, puis ils cessèrent bientôt de venir. On considéra la planète comme abandonnée et on l’oublia, comme nous l’avions escompté.
« Et pendant ce temps, sous terre, nous ouvrions à résoudre nos problèmes. Nous ajustâmes nos gènes avec précaution et délicatesse. Nous eûmes des échecs, mais aussi quelques succès, et nous capitalisions dessus. Il nous a fallu bien des siècles mais nous avons fini par devenir des humains entiers, incluant dans un seul corps les principes masculin et féminin, générant à notre guise notre propre plaisir complet, et produisant, à volonté, des œufs fertilisés destinés à se développer sous la surveillance compétente de robots.
— Des hermaphrodites, dit Pelorat.
— Est-ce donc le terme utilisé dans votre langue ? demanda Bander, indifférent. Je n’ai jamais entendu ce mot.
— L’hermaphrodisme bloque totalement l’évolution, dit Trevize. Chaque enfant est le double génétique de son parent hermaphrodite.
— Allons, dit Bander, vous parlez de l’évolution comme d’une affaire de hasard. Nous pouvons concevoir nos enfants à notre guise. Nous pouvons changer et rajuster les gènes et, à l’occasion, ne nous en privons pas… Mais nous voici presque arrivés à ma demeure. Entrons. Il commence à se faire tard. Le soleil n’arrive déjà presque plus à délivrer convenablement sa chaleur et nous serons plus à l’aise à l’intérieur. »
Ils franchirent une porte qui n’avait pas le moindre verrou mais qui s’ouvrit à leur approche et se referma après leur passage. Il n’y avait pas de fenêtres mais lorsqu’ils parvinrent dans une salle caverneuse, les murs s’illuminèrent. Quoique apparemment nu, le sol était doux et élastique. A chacun des quatre coins, un robot se tenait, immobile.
« Ce mur, dit Bander en indiquant la paroi opposée à la porte – un mur qui ne semblait en rien différent des trois autres – est mon écran vidéo. Par cet écran, le monde s’ouvre devant moi mais il ne limite en rien ma liberté car rien ne peut me forcer à l’utiliser.
— Pas plus, remarqua Trevize, que vous ne pouvez forcer un autre à utiliser le sien si vous désirez le voir sur l’écran et qu’il ne le veut pas.
— Forcer ? répondit Bander, hautain. Que l’autre fasse comme ça lui plaît si l’on veut bien me laisser faire de même. Notez, je vous prie, que nous n’utilisons jamais de pronoms à genre précis pour faire référence les uns aux autres. »
Il y avait un siège dans la pièce, face à l’écran vidéo, et Bander s’y installa.
Trevize regarda alentour, comme s’il s’attendait à voir d’autres sièges jaillir du sol. « Pouvons-nous nous asseoir, nous aussi ?
— Si vous voulez », dit Bander.
Souriante, Joie s’assit par terre. Pelorat s’installa près d’elle. Têtu, Trevize persista à rester debout.
« Dites-moi, Bander, commença Joie, combien d’êtres humains vivent sur cette planète ?
— Dites Solariens, demi-humaine Joie. L’expression “ être humain ” est contaminée par le fait que les demi-humains se nomment ainsi. Nous pourrions nous baptiser humains-entiers mais ce serait peu pratique. Le terme idoine est Solarien.
— Combien de Solariens, donc, vivent sur cette planète ?
— Je ne sais avec certitude. Nous ne nous comptons pas. Douze cents peut-être.
— Douze cents seulement sur la planète entière ?
— Douze cents amplement. Vous comptez de nouveau en nombre, quand nous comptons en qualité… tout comme vous ne comprenez pas la liberté. Si quelque autre Solarien est là pour disputer mon absolue liberté sur ma portion de territoire, sur les robots, les êtres vivants ou les objets inanimés, alors ma liberté est limitée. Puisqu’il existe d’autres Solariens, la limitation de la liberté doit être autant que possible supprimée en les éloignant tous jusqu’au point où le contact devient pratiquement inexistant. La capacité de Solaria est de douze cents Solariens dans des conditions proches de l’idéal. Ajoutez-en, et la liberté se trouvera limitée de manière palpable, avec un résultat subséquemment insupportable.
— Cela veut dire que chaque enfant doit être compté pour équilibrer les décès, remarqua soudain Pelorat.
— Certainement. Cela doit être vrai de tout monde pourvu d’une population stable – même le vôtre, peut-être.
— Et puisqu’il y a sans doute peu de décès, il y a par conséquent peu d’enfants.
— Certes. »
Pelorat hocha la tête et retomba dans le silence. « Ce que j’aimerais savoir, dit Trevize, c’est comment vous avez fait voler mes armes dans les airs. Vous ne l’avez pas expliqué.
— Je vous ai offert comme explication la sorcellerie ou la magie. Refusez-vous de les accepter ?
— Bien entendu que je refuse. Pour qui me prenez-vous ?
— Croirez-vous, dans ce cas, à la conservation de l’énergie, ainsi qu’au nécessaire accroissement de l’entropie ?
— Ça, oui. Mais je ne croirai pas non plus qu’en l’espace de vingt mille ans vous ayez pu changer ces lois ou les modifier d’un iota.
— Nous non plus, demi-personne. Mais maintenant, réfléchissez. Dehors, le soleil brille. » A nouveau, ce geste curieusement gracieux, comme pour définir la lumière du dehors. » Et il y a de l’ombre. Il fait plus chaud au soleil qu’à l’ombre, et la chaleur s’écoule spontanément de la zone éclairée vers celle plongée dans l’ombre.
— Vous ne me dites rien que je ne sache déjà.
— Mais peut-être le savez-vous si bien que vous n’y réfléchissez plus. Et la nuit, la surface de Solaria est plus chaude que l’espace au-delà de son atmosphère, de sorte que la chaleur s’écoule spontanément de la surface planétaire vers l’espace extérieur.
— Je le sais également.
— Et le jour ou la nuit, l’intérieur de la planète est plus chaud que sa surface. La chaleur, par conséquent, s’écoule tout aussi spontanément de l’intérieur vers la surface. J’imagine que vous le savez également.
— Et après, Bander ?
— Cet écoulement de la chaleur de la source chaude vers la source froide, qui doit intervenir d’après la seconde loi de la thermodynamique, peut être utilisé pour fournir du travail.
— En théorie, oui, mais la lumière solaire est diffuse, la chaleur de la surface planétaire plus encore, et le taux d’évasion de la chaleur depuis l’intérieur est encore le plus dilué de tous. La quantité de chaleur susceptible d’être ainsi maîtrisée serait sans doute insuffisante pour soulever un caillou.
— Tout dépend de l’appareil employé pour ce faire, nota Bander. La mise au point de notre instrument s’est étalée sur des milliers d’années et ce n’est pas rien moins qu’une portion de notre cerveau. »
Bander souleva les cheveux de chaque côté de sa tête, exposant la partie du crâne située derrière les oreilles. Il fit pivoter sa tête de part et d’autre, révélant derrière chaque oreille une excroissance de la taille d’un œuf de poule, vu depuis son bout arrondi.
« Cette portion de mon cerveau et son absence chez vous, voilà ce qui fait la différence entre un Solarien et vous. »
Trevize jetait de temps à autre un coup d’œil sur Joie qui semblait totalement absorbée par Bander. Il n’avait aucun doute sur ce qui était en train de se passer.
Malgré son hymne à la liberté, Bander devait juger l’occasion irrésistible. Il n’avait aucun moyen de parler avec des robots sur la base d’une égalité intellectuelle et encore moins avec des animaux. Discuter avec ses semblables solariens lui serait désagréable et les éventuelles communications toujours forcées, jamais spontanées.
Quant à Trevize, Joie et Pelorat, ils pouvaient être à demi humains à ses yeux, estimait-il, ne pas entraver plus sa liberté que ne l’eussent fait un robot ou une chèvre, ils n’en demeuraient pas moins intellectuellement ses égaux (ou quasi-égaux) et l’occasion de pouvoir leur parler était un luxe unique dont il n’avait encore jamais joui.
Pas étonnant, songea Trevize, qu’il se laissât aller en ce sens. Et Joie (il en était encore plus certain) encourageait ce penchant, se contentant de pousser doucement l’esprit de Bander vers ce vers quoi il inclinait de toute façon.
Sans doute la jeune femme partait-elle de l’hypothèse que si Bander parlait suffisamment, il avait des chances de leur révéler quelque détail utile au sujet de la Terre. Pour Trevize, l’idée se tenait, de sorte que même s’il n’avait pas été franchement curieux du sujet en cours, il aurait néanmoins fait l’effort de poursuivre la conversation.
« Comment agissent ces lobes cérébraux ? demanda-t-il donc.
— Ce sont des transducteurs, répondit l’intéressé. Ils sont activés par les échanges thermiques qu’ils transforment en énergie mécanique.
— Je n’arrive pas à y croire. La circulation thermique est insuffisante.
— Petit demi-humain, vous ne réfléchissez pas. S’il y avait des foules de Solariens, chacun cherchant à utiliser les échanges thermiques, alors là, oui, l’approvisionnement serait insuffisant. Je dispose en revanche de plus de quarante mille kilomètres carrés à moi, moi tout seul. Je puis recueillir les calories émises par n’importe quelle proportion de ces kilomètres carrés sans personne pour me les disputer, de sorte que la quantité est suffisante. Vous voyez ?
— Est-ce donc aussi simple de recueillir la chaleur émise sur une aussi vaste surface ? Le simple fait de la concentrer doit exiger de grandes quantités d’énergie.
— Peut-être, mais je n’en ai pas conscience. Mes lobes transducteurs concentrent en permanence les transferts thermiques de sorte que le travail est fourni en fonction des besoins. Quand j’ai soulevé vos armes dans les airs, un volume précis d’atmosphère éclairée par le soleil a perdu une partie de sa chaleur en excès au profit d’un volume équivalent situé à l’ombre, de sorte qu’en l’occurrence, je me suis servi de l’énergie solaire. Au lieu, toutefois, d’utiliser des moyens mécaniques ou électroniques pour mener la tâche à bien, j’ai utilisé un moyen neuronique. » Il caressa l’un de ses lobes transducteurs. « Cet organe agit rapidement, efficacement, de manière permanente… et sans effort.
— Incroyable, marmonna Pelorat.
— Pas du tout incroyable, dit Bander. Songez à la finesse de l’œil et de l’oreille, capables de transformer en information d’infimes quantités de photons, d’imperceptibles vibrations de l’air. Cela vous semblerait incroyable s’ils ne vous étaient pas familiers. Les lobes transducteurs ne sont pas plus incroyables, et ne le seraient pas pour vous s’ils ne vous étaient étrangers.
— A quoi vous servent ces lobes transducteurs en fonctionnement permanent ? demanda Trevize.
— A diriger notre monde. Chacun des robots de ce vaste domaine retire de moi son énergie ; ou, plutôt, des échanges thermiques naturels. Qu’un robot ajuste un contact, ou qu’il abatte un arbre, son énergie provient de la transduction mentale – ma transduction mentale.
— Et si vous dormez ?
— Le processus de transduction se poursuit que je veille ou que je dorme, petit demi-humain. Cessez-vous de respirer quand vous êtes endormi ? Votre cœur arrête-t-il de battre ? La nuit, mes robots continuent à travailler, au prix d’un infime refroidissement de l’intérieur de la planète. Le changement est imperceptible à l’échelle du globe et nous ne sommes que douze cents en tout, si bien que toute l’énergie utilisée ne raccourcit pas notablement la vie de notre soleil ni n’épuise la chaleur interne de la planète.
— Avez-vous songé que vous pourriez vous en servir comme d’une arme ? »
Bander fixa Trevize comme s’il s’agissait d’un objet curieusement incompréhensible. « Je suppose par là que selon vous Solaria pourrait affronter d’autres mondes avec des armes énergétiques fondées sur la transduction ? Pour quoi faire ? Même si nous pouvions défaire leurs armes énergétiques basées sur d’autres principes – ce qui est rien moins que certain – qu’aurions-nous à y gagner ? La maîtrise d’autres planètes ? Qu’irions-nous faire d’autres mondes quand nous en avons un, idéal, pour nous seuls ? Chercherions-nous à établir notre domination sur des demi-humains pour les utiliser à des travaux forcés ? Pour ce faire, nous avons nos robots qui sont bien supérieurs. Nous avons tout. Nous ne voulons rien – sinon qu’on nous laisse en paix. Tenez… je vais vous raconter une autre histoire.
— Faites, dit Trevize.
— Il y a vingt mille ans, lorsque les demi-créatures de la Terre ont commencé à envahir l’espace, alors que nous nous retirions sous terre, les autres Mondes de Spatiaux se montrèrent bien décidés à s’opposer aux nouveaux colons terriens. Alors ils frappèrent la Terre.
— La Terre », répéta Trevize, cherchant à dissimuler sa satisfaction de voir le sujet apparaître enfin.
« Oui, ils avaient voulu frapper au cœur. Un mouvement raisonnable, en un sens. Si vous voulez tuer quelqu’un, vous ne visez pas le doigt ou le talon, mais bien le cœur. Et nos semblables spatiaux, encore peu éloignés des humains par leurs passions, réussirent à transformer la surface de la Terre en un brasier radioactif, si bien que la planète devint largement inhabitable.
— Ah ! c’est donc là ce qui s’est produit », dit Pelorat, serrant le poing et l’agitant rapidement, comme pour appuyer une thèse. « Je savais bien qu’il ne pouvait s’agir d’un phénomène naturel. Comment ont-ils fait ?
— Je l’ignore, dit Bander, indifférent. En tout cas, cela n’a pas profité aux Spatiaux. C’est là que l’histoire devient intéressante. Les colons ont continué à se répandre et les Spatiaux… se sont éteints. Ils avaient voulu rivaliser et disparurent. Nous autres Solariens nous sommes retirés, refusant la compétition, et nous sommes toujours là.
— Les colons aussi, remarqua Trevize d’un ton dur.
— Oui, mais pas pour l’éternité. Les envahisseurs doivent lutter, doivent rivaliser, et au bout du compte mourir. Cela prendra peut-être des dizaines de milliers d’années, mais nous pouvons attendre. Et lorsque cela se produira, nous autres Solariens, entiers, solitaires, libérés, disposerons de la Galaxie pour nous seuls. Nous pourrons alors exploiter ou non, à notre guise, tel ou tel monde en sus du nôtre.
— Mais pour revenir à la Terre », dit Pelorat, claquant des doigts avec impatience, « ce que vous nous racontez relève-t-il de la légende ou de l’histoire ?
— Qui peut faire la différence, demi-Pelorat ? dit Bander. Toute histoire est légende, plus ou moins.
— Mais que disent vos archives ? Pourrais-je voir les documents ayant trait au sujet, Bander ?… Comprenez-vous, ces affaires de mythes, de légendes, d’histoire ancienne sont mon domaine. Je suis un érudit qui s’est spécialisé dans ces matières et tout particulièrement celles en relation avec la Terre.
— Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu, dit Bander. Il n’existe aucun document sur le sujet. Nos archives ont uniquement trait aux affaires solariennes et les autres mondes n’y sont mentionnés que pour autant qu’ils nous affectent.
— Sans aucun doute la Terre vous a-t-elle affectés, nota Pelorat.
— C’est fort possible, mais même dans ce cas, cela remonte à bien longtemps et, de tous les mondes, la Terre était celui qui nous inspirait le plus de répugnance. Si nous avons détenu des actes mentionnant la Terre, je suis certain qu’ils ont été détruits, par pure révulsion. »
Trevize en grinça des dents de contrariété. « Détruits par vous ? » lança-t-il.
Bander reporta son attention vers Trevize. « Il n’y avait personne d’autre pour le faire. »
Pelorat refusait de voir dévier le sujet. « Qu’avez-vous entendu d’autre concernant la Terre ? »
Bander réfléchit. Puis reprit : « Quand j’étais jeune, j’ai entendu un robot me raconter l’histoire d’un Terrien qui jadis avait visité Solaria ; et d’une Solarienne qui serait repartie avec lui pour devenir un personnage important de la Galaxie. Ceci, toutefois, relève selon moi de la pure invention. »
Pelorat se mordit la lèvre. « En êtes-vous certain ?
— Comment puis-je être certain de quoi que ce soit en un tel domaine ? Néanmoins, cela dépasse les limites du crédible qu’un Terrien ait osé venir sur Solaria, ou que Solaria ait permis cette intrusion. Il est encore moins imaginable qu’une femme solarienne – nous étions demi-humains, à l’époque, mais même dans ces conditions – ait accepté volontairement de quitter cette planète… Mais venez, que je vous montre mes appartements.
— Vos appartements ? dit Joie, en regardant autour d’elle. N’y sommes-nous pas ?
— Pas du tout, dit Bander. Ceci n’est qu’une antichambre. Une salle vidéo. C’est là que je vois mes semblables solariens quand il le faut. Leur image apparaît sur ce mur, ou en trois dimensions dans l’espace devant. Cette salle est un lieu de réunion publique par conséquent, et ne fait pas partie de mes appartements. Venez avec moi. »
Il partit, sans se retourner pour voir s’ils lui emboîtaient le pas, mais les quatre robots avaient quitté leur coin et Trevize comprit que si ses compagnons et lui ne suivaient pas spontanément, les robots les y forceraient en douceur.
Les deux autres se levèrent et Trevize murmura discrètement à Joie : « L’avez-vous poussé à parler ? »
Joie lui pressa la main et acquiesça. « Tout de même, j’aurais bien voulu savoir quelles étaient ses intentions », ajouta-t-elle, un soupçon de malaise dans la voix.
Ils suivirent Bander. Les robots demeuraient à distance respectueuse mais leur présence traduisait une menace constante.
Ils progressaient le long d’un corridor et Trevize grommela, démoralisé : « On ne trouvera rien d’intéressant concernant la Terre sur cette planète. J’en suis certain. A part encore une nouvelle variation sur le thème de la radioactivité. » Il haussa les épaules. « Il va falloir qu’on mette le cap sur les troisièmes coordonnées. »
Une porte s’ouvrit devant eux, révélant une pièce exiguë. Bander leur dit : « Entrez, demi-humains, je veux vous montrer comment nous vivons. »
Trevize chuchota : « Il tire un plaisir infantile à s’exhiber. J’adorerais lui flanquer une beigne.
— Inutile de rivaliser en puérilité », lui recommanda Joie.
Bander les fit entrer tous les trois dans la pièce. Un des robots les suivit. Bander congédia les autres d’un signe puis entra lui-même. La porte se referma derrière lui.
« C’est un ascenseur », dit Pelorat, visiblement ravi de sa découverte.
« Effectivement, dit Bander. Nous nous sommes enterrés un beau jour et n’avons jamais vraiment émergé depuis. Nous n’en avons d’ailleurs aucun désir, même si je trouve agréable à l’occasion de sentir la caresse du soleil. Je n’aime pas les nuages ou la nuit en plein air, toutefois. Cela vous donne la sensation d’être sous terre sans l’être vraiment, si vous voyez ce que je veux dire. C’est une dissonance cognitive en quelque sorte, et que je trouve fort désagréable.
— La Terre reconstruite sous terre, remarqua Pelorat. Les Cavernes d’Acier, ainsi appelaient-ils leurs cités. Et Trantor a bâti sous terre elle aussi, à plus grande échelle encore, à une époque reculée de l’Empire… Et Comporellon fait de même aujourd’hui. C’est une tendance constante, si l’on veut bien y songer.
— Des demi-humains qui grouillent sous terre, et nous qui vivons enterrés dans un splendide isolement, ce sont deux choses intégralement différentes, s’insurgea Bander.
— Sur Terminus, releva Trevize, les habitations sont à la surface.
— Et exposées aux intempéries. Très primitif. »
Après la sensation initiale de faible gravité qui avait trahi sa nature à Pelorat, l’ascenseur ne procurait aucune impression de mouvement. Trevize se demandait jusqu’où ils allaient descendre, lorsqu’il y eut une brève sensation de pesanteur élevée et la porte s’ouvrit.
Devant eux s’étendait une vaste pièce meublée avec raffinement. Elle était dans la pénombre bien qu’on ne vît nulle part de source d’éclairage. On aurait presque cru que l’air même était lumineux.
Bander pointa le doigt et dans la direction indiquée la lumière se fit plus intense. Il le pointa ailleurs et le même phénomène se reproduisit. Il posa la main gauche sur une tige émoussée saillant à côté de la porte et, de la droite, balaya l’ensemble de la pièce qui s’éclaira alors comme en plein soleil, mais sans la sensation de chaleur.
Trevize fit la grimace et remarqua, presque à voix haute : « Cet homme est un charlatan.
— Pas “ cet homme ”, rétorqua Bander, sèchement. “ Ce Solarien ”. Je ne suis pas sûr de la signification du mot “ charlatan ” mais si j’ai bien saisi l’intonation, le terme est péjoratif.
— Il signifie quelqu’un qui n’est pas authentique, qui arrange ses effets pour rendre ses actes plus impressionnants qu’ils ne sont.
— J’admets goûter la dramatisation mais ce que je viens de vous montrer n’est pas un effet. C’est réel. »
Il tapota la tige sur laquelle reposait sa main gauche. « Ce tube conducteur de chaleur plonge dans le sous-sol sur plusieurs kilomètres et de nombreux tubes similaires sont disposés en quantité d’endroits commodes répartis sur tout mon domaine. Je sais qu’il y a les mêmes sur les autres domaines. Ces tiges accroissent la vitesse de diffusion de la chaleur du sous-sol de Solaria vers sa surface et facilitent la conversion. Je n’ai pas besoin des gestes de la main pour produire la lumière mais cela donne effectivement un petit côté théâtral ou, peut-être, comme vous l’avez relevé, une légère touche d’inauthenticité qui ne me déplaît pas.
— Avez-vous souvent l’occasion de goûter le plaisir de telles touches théâtrales ? demanda Joie.
— Non, reconnut Bander en hochant la tête. Ce genre de choses n’impressionne pas mes robots. Ni n’impressionnerait non plus mes semblables solariens. Cette chance inhabituelle de rencontrer des demi-humains et de leur faire une démonstration est des plus… amusantes. »
Pelorat intervint à son tour : « A notre entrée, cette pièce était vaguement éclairée. L’est-elle en permanence ?
— Oui, la consommation reste infime… comme pour maintenir les robots en fonction. Mon domaine entier fonctionne en permanence et les parties qui ne sont pas activement engagées dans une tâche tournent au ralenti.
— Et vous fournissez en permanence l’énergie pour tout ce vaste domaine ?
— Ce sont le soleil et le noyau de la planète qui la fournissent. Je ne suis tout au plus qu’un conducteur. Et tout le domaine n’est pas non plus productif. La majeure partie reste à l’état sauvage et tient lieu de réserve d’animaux ; d’abord, parce que cela protège mes frontières, et ensuite parce que j’y trouve une valeur esthétique. En fait, mes cultures et mes usines sont de taille réduite et ne servent qu’à subvenir à mes besoins personnels, à quelques spécialités près destinées à être troquées contre celles des autres.
J’ai des robots, par exemple, capables de manufacturer et d’installer à la demande les tubes conducteurs de chaleur. Bien des Solariens dépendent de moi en ce domaine.
— Et votre demeure ? demanda Trevize. Quelle est sa taille ? » Il avait dû poser la bonne question car Bander était devenu radieux. « Très vaste. Une des plus vastes de la planète, je crois.
Elle s’étend sur des kilomètres dans chaque direction. J’ai autant de robots pour entretenir mes appartements souterrains que j’en ai pour les milliers de kilomètres carrés à la surface.
— Vous ne vivez pas partout, certainement, dit Pelorat.
— Il est bien possible que je n’aie jamais pénétré dans certaines pièces, et puis après ? dit Bander. Les robots s’occupent du ménage, de l’aération, du rangement. Mais venez, sortons d’ici. »
Ils émergèrent par une porte différente de celle par laquelle ils étaient entrés et débouchèrent dans un autre corridor. Devant eux se trouvait un petit véhicule découvert sur rails.
Bander leur fit signe de monter et, l’un après l’autre, ils s’installèrent. Il n’y avait pas trop de place pour eux quatre mais Pelorat et Joie se serrèrent pour permettre à Trevize de s’asseoir. Bander s’assit tout seul devant, manifestement à l’aise, et le véhicule s’ébranla sans le moindre signe de manipulation de commandes quelconques, à part, de temps à autre, un vague mouvement de la main de Bander.
« C’est un robot en forme de véhicule, en fait », expliqua Bander d’un air négligemment dégagé.
Ils progressaient à une allure majestueuse, dépassant en douceur des portes qui s’ouvraient à leur approche et se refermaient après leur passage. Chacune était décorée de manière différente comme si des robots décorateurs avaient reçu l’ordre d’établir des combinaisons au hasard.
Devant comme derrière eux, le corridor était plongé dans la pénombre. En revanche, à l’endroit précis où ils passaient, ils étaient baignés dans l’équivalent d’un soleil froid. Les pièces également s’éclairaient à l’ouverture des portes. Chaque fois, Bander remuait la main d’un geste lent et gracieux.
Le voyage semblait interminable. De temps à autre, ils décrivaient une courbe indiquant que le domaine souterrain s’étendait dans deux dimensions (« Non, trois », se dit à un moment Trevize, comme ils descendaient régulièrement une légère pente).
Où qu’ils aillent, il y avait des robots, par douzaines, par vingtaines, par centaines – tranquillement engagés dans des tâches dont Trevize avait du mal à discerner la nature. Ils dépassèrent la porte ouverte d’une vaste salle dans laquelle, par rangées entières, des robots étaient tranquillement penchés sur des bureaux.
« Que font-ils, Bander ? demanda Pelorat.
— De la paperasse, dit Bander. Ils tiennent des statistiques, des comptes financiers, toutes sortes de choses dont, je l’avoue avec plaisir, je n’ai pas à me tracasser. Ce domaine n’est pas uniquement d’agrément. Près d’un quart des zones cultivables est dévolu aux vergers. Dix pour cent encore sont emblavés mais ce sont les vergers qui constituent vraiment ma fierté. Nous cultivons les meilleurs fruits du monde et c’est également nous qui avons le plus grand choix de variétés. La pêche de Solaria, c’est une pêche Bander. A peu près personne d’autre ne se soucie de cultiver des pêches. Nous avons vingt-sept variétés de pommes… et ainsi de suite. Les robots pourront vous fournir toutes informations à ce propos.
— Que faites-vous de tous ces fruits ? demanda Trevize. Vous ne pouvez pas les manger tous.
— Loin de moi cette idée. Je n’apprécie que modérément les fruits. Ils sont échangés avec d’autres domaines.
— Échangés contre quoi ?
— Des minéraux, essentiellement. Je n’ai sur mon domaine pas de mines dignes d’être mentionnées. Je les échange également contre tout ce qui est nécessaire au maintien d’un équilibre écologique sain. Je dispose d’un très large assortiment de plantes et d’animaux sur mes terres.
— Ce sont les robots qui s’occupent de tout cela, je suppose, dit Trevize.
— Effectivement. Et fort bien, d’ailleurs.
— Tout cela pour un seul et unique Solarien.
— Tout cela pour le domaine et son écologie. Il se trouve que je suis le seul Solarien à visiter les différentes parties de son domaine – au moment de mon choix – mais cela fait partie de ma liberté absolue.
— Je suppose, intervint Pelorat, que les autres – les autres Solariens – préservent également l’équilibre écologique et qu’ils ont des marais, peut-être, ou des zones montagneuses, ou des terres en bord de mer…
— Je le suppose aussi. Nous traitons de tels problèmes lors des conférences que les affaires mondiales rendent parfois nécessaires.
— Vous avez à vous réunir souvent ? » demanda Trevize. (Ils franchissaient à présent un passage relativement étroit, assez long, et dépourvu de salles latérales. Trevize supposa qu’il devait avoir été taillé dans une zone qui ne permettait guère de percements plus larges, de sorte qu’il servait de liaison entre deux ailes qui pouvaient, elles, s’étendre plus facilement.)
« Trop souvent. Rares sont les mois où je n’ai pas à passer un moment ou un autre à conférer avec l’un des comités dont je suis membre. Malgré tout, et même si je n’ai peut-être pas de montagnes ou de marais sur mes terres, mes vergers, mes viviers et mes jardins botaniques sont les meilleurs du monde.
— Mais mon cher ami – je veux dire, Bander –, rectifia Pelorat, j’avais cru que vous ne quittiez jamais vos terres pour visiter les domaines des autres…
— Certainement, dit Bander, l’air outré.
— J’ai dit que je l’avais cru, répéta Pelorat avec douceur. Mais en ce cas, comment pouvez-vous être certain que votre domaine est le meilleur, n’ayant jamais visité ou même vu les autres ?
— Parce que je peux le déduire de la demande pour mes produits dans les échanges inter-domaines.
— Et les objets manufacturés ? s’enquit Trevize.
— Il y a des domaines où l’on fabrique outillage et machines. Comme je l’ai dit, le mien fabrique les tubes conducteurs de chaleur mais ces articles sont assez simples.
— Et les robots ?
— Les robots sont fabriqués ici et là. Tout au long de l’histoire, Solaria a été en tête de la Galaxie pour l’ingéniosité et la subtilité dans la conception des robots.
— Aujourd’hui encore, j’imagine », dit Trevize en prenant soin de faire sonner sa remarque comme une affirmation et non une question.
« Aujourd’hui ? Avec qui rivaliser aujourd’hui ? Solaria seule fabrique encore des robots. Vos mondes n’en fabriquent pas, si j’interprète correctement ce que j’entends sur les hyperondes.
— Mais les autres Mondes spatiaux ?
— Je vous l’ai dit. Ils n’existent plus.
— Aucun ?
— Je ne crois pas qu’il reste un Spatial vivant ailleurs que sur Solaria.
— Alors, n’y a-t-il personne qui sache où se trouve la Terre ?
— Qui diantre voudrait donc savoir où se trouve la Terre ?
— Moi, intervint Pelorat. Je veux le savoir. C’est mon domaine d’études.
— Alors, dit Bander, vous allez devoir étudier autre chose. Je ne sais rien de la position de la Terre et, à ma connaissance, personne n’en a jamais rien su, ou ne s’en soucie pas plus que d’un bout de tôle à robot. »
Le véhicule s’immobilisa et, durant un instant, Trevize crut que Bander s’était vexé. L’arrêt s’était toutefois opéré en douceur et Bander, après être descendu, avait son air amusé habituel lorsqu’il fit signe à ses passagers de le suivre.
L’éclairage de la pièce dans laquelle ils entrèrent resta atténué même après que Bander l’eut fait monter d’un geste de la main. Elle donnait sur un couloir latéral, de part et d’autre duquel s’ouvraient des pièces plus petites. Dans chacune de celles-ci se trouvait un vase orné, flanqué par des objets qui auraient pu être des projecteurs de cinéma.
« Qu’est-ce que tout ceci, Bander ? demanda Trevize.
— Les salles funéraires des ancêtres, Trevize », dit Bander.
Pelorat regarda autour de lui, l’air intéressé. « Je suppose qu’ils sont inhumés ici ?
— Si par “ inhumés ” vous voulez dire enterrés dans le sol, vous faites une légère erreur. Nous sommes peut-être sous terre mais ceci est ma résidence et les cendres s’y trouvent au même titre que vous-même en ce moment. Dans notre langue, nous disons des restes de nos défunts qu’ils sont “ inhomés ”. » Il hésita avant d’ajouter : « “ Home ” est un terme archaïque pour “ résidence ”. »
Trevize parcourut les lieux d’un regard superficiel. « Et ce sont là tous vos ancêtres ? Il y en a combien ?
— Près d’une centaine », dit Bander sans faire aucun effort pour dissimuler sa fierté. « Quatre-vingt-quatorze, pour être précis. Bien sûr, les tout premiers ne sont pas de vrais Solariens – pas au sens actuel du terme. C’étaient des demi-humains, masculins et féminins. Leurs descendants immédiats disposaient ces demi-ancêtres dans des urnes adjacentes. Je ne pénètre pas dans ces salles, évidemment. C’est assez “ hontifère ”. Tel est du moins le terme solarien ; mais j’ignore l’équivalent dans votre galactique. Vous devez bien en avoir un.
— Et les films ? demanda Joie. Je suppose que ces appareils sont des projecteurs de cinéma ?
— Des journaux, dit Bander. L’histoire de leur vie. Des scènes prises dans les sites préférés de leur propriété. Cela signifie qu’ils ne meurent pas entièrement. Une partie d’eux subsiste et c’est l’un des privilèges de ma liberté que de pouvoir les retrouver chaque fois que je le désire ; je peux visionner tel ou tel fragment de film, à ma guise.
— Mais pas dans les salles… “ hontifères ”. » Le regard de Bander devint fuyant. « Non, reconnut-il, mais enfin, nous partageons tous ce même genre d’ancêtres. C’est une tare commune.
— Commune ? Alors, d’autres Solariens ont également ces salles funéraires ? demanda Trevize.
— Mais oui, nous en avons tous, mais les miennes sont les meilleures, les plus élaborées, les mieux préservées.
— Votre propre salle est-elle déjà prête ?
— Absolument. Elle est complètement aménagée et équipée. C’est la première tâche que j’ai fait entreprendre lorsque j’ai hérité du domaine. Et lorsque je serai réduit en cendres – pour parler poétiquement –, le tout premier devoir de mon successeur sera de faire construire la sienne.
— Et avez-vous un successeur ?
— J’en aurai un lorsque l’heure sera venue. J’ai encore du temps devant moi. Lorsqu’il me faudra partir, j’aurai un successeur adulte, assez mûr pour jouir du domaine, avec des lobes assez développés pour la transduction de puissance.
— Ce sera votre rejeton, j’imagine.
— Eh oui.
— Mais si jamais il se produit un événement inattendu ? Je présume que les accidents et les malheurs adviennent aussi sur Solaria. Qu’arrive-t-il lorsqu’un Solarien est réduit prématurément en cendres sans successeur pour prendre sa place, ou du moins sans héritier assez mûr pour jouir du domaine ?
— Cela se produit rarement. Dans ma lignée, l’événement n’est survenu qu’une fois. Quand c’est le cas, néanmoins, il suffit de se rappeler que d’autres successeurs attendent d’autres domaines. Certains sont en âge d’hériter tout en ayant des parents assez jeunes pour produire un second descendant et vivre jusqu’à ce que ce dernier soit mûr pour la succession. L’un de ces vieux/jeunes successeurs, comme on les appelle, se verrait alors attribuer la succession de mes terres.
— Qui se charge de l’attribution ?
— Nous avons un conseil de direction dont c’est l’une des rares prérogatives – la désignation d’un successeur en cas de réduction en cendres prématurée. Tout cela se fait par holovision, bien entendu.
— Mais, dites-moi, intervint Pelorat, si les Solariens ne se voient jamais, comment peut-on savoir que quelque part un Solarien quelconque est prématurément – ou non d’ailleurs – réduit en cendres ?
— Quand l’un d’entre nous est réduit en cendres, toute l’alimentation en énergie de son domaine cesse. Si aucun successeur ne prend aussitôt la relève, l’anomalie finit par être décelée, entraînant alors la mise en œuvre de mesures correctives. Je vous assure que notre système social fonctionne sans heurts.
— Serait-il possible de visionner certains des films que vous avez ici ? » demanda Trevize.
Bander se figea. Puis il répondit : « Votre ignorance seule vous excuse. Ce que vous venez de dire est grossier et obscène.
— Veuillez m’en excuser. Je ne voudrais pas être indiscret mais nous vous avons déjà expliqué que nous étions fort intéressés par l’obtention d’informations concernant la Terre. J’ai pensé que les tout premiers films dont vous disposez pourraient remonter à l’époque où la Terre était radioactive. Il se pourrait par conséquent qu’elle y soit mentionnée. Il pourrait s’y trouver des détails sur elle. Nous n’avons certainement pas l’intention de violer votre intimité, mais n’y aurait-il pas moyen que vous puissiez vous-même examiner ces films, ou les faire examiner par un robot, pour nous faire ensuite communiquer toute information pertinente ? Bien entendu, si vous pouvez respecter nos motifs et comprendre qu’en retour nous ferons notre possible pour respecter vos sentiments, vous pourriez nous permettre de les visionner nous-mêmes.
— J’imagine, rétorqua Bander, glacial, que vous n’avez aucun moyen de vous rendre compte que vous devenez de plus en plus blessant. Quoi qu’il en soit, nous pouvons immédiatement mettre un terme à ce débat car je puis vous dire qu’il n’existe aucun film pour accompagner mes tout premiers ancêtres demi-humains.
— Aucun ? » La déception de Trevize était sincère.
« Il en a existé jadis. Mais même des gens comme vous peuvent imaginer ce qu’ils devaient contenir. Deux demi-humains montrant de l’intérêt l’un pour l’autre ou, même » Bander se racla la gorge avant de reprendre, avec effort « en train d’interagir. Naturellement, tous les films de demi-humains ont été détruits depuis de nombreuses générations.
— Et les archives des autres Solariens ?
— Toutes détruites.
— Vous en êtes sûr ?
— C’eût été folie de ne pas le faire.
— Il se pourrait que certains Solariens aient été fous, ou bien sentimentaux, ou encore négligents. Nous supposons que vous ne verrez pas d’objection à nous diriger vers les domaines voisins. »
Bander considéra Trevize avec surprise. « Croyez-vous donc que d’autres seront aussi tolérants que j’ai pu l’être à votre égard ?
— Pourquoi pas, Bander ?
— Vous découvrirez que ce n’est pas le cas.
— C’est un risque à prendre.
— Non, Trevize. Non, aucun de vous ne le prendra. Écoutez-moi. » Il y avait des robots à l’arrière-plan et Bander s’était renfrogné.
« Qu’y a-t-il, Bander ? » demanda Trevize, soudain mal à l’aise.
« J’ai apprécié de converser avec vous, de vous observer dans toutes vos… bizarreries. Ce fut une expérience unique qui m’a ravi mais que je ne puis consigner dans mon journal, ni conserver sur film.
— Pourquoi pas ?
— Vous parler ; vous écouter ; vous amener chez moi ; vous conduire ici dans la salle funéraire des ancêtres : tous ces actes sont honteux.
— Nous ne sommes pas des Solariens. Nous n’avons pas plus d’importance pour vous que ces robots, n’est-ce pas ?
— C’est ainsi que je m’excuse. Il se peut que l’excuse ne tienne pas pour les autres.
— Que vous importe ? Vous avez l’absolue liberté de faire comme bon vous semble, n’est-ce pas ?
— Certes, et si j’étais le seul Solarien de la planète, je pourrais accomplir des actes honteux en toute liberté. Mais il y a d’autres Solariens sur ce monde et, à cause de cela, bien qu’on s’en approche, on ne parvient jamais à la liberté idéale. Il y a sur la planète douze cents Solariens qui me mépriseraient s’ils savaient ce que j’ai fait.
— Ils n’ont aucune raison de l’apprendre.
— C’est exact. J’en ai pris conscience depuis votre arrivée. J’en suis resté conscient tout le temps que je m’amusais avec vous : les autres ne devaient pas savoir.
— Si cela signifie, dit Pelorat, que vous craignez des complications du fait de notre visite aux autres domaines pour glaner des informations sur la Terre, eh bien, naturellement, nous ne dirons mot de notre visite initiale chez vous. Cela va de soi. »
Bander hocha la tête. « J’ai déjà pris suffisamment de risques. Je ne vais pas parler de tout ceci, bien entendu. Mes robots non plus, et ils recevront même ordre de n’en rien garder en mémoire. Votre vaisseau sera conduit sous terre et examiné pour voir les informations qu’il peut nous donner…
— Attendez, le coupa Trevize. Combien de temps croyez-vous que nous puissions attendre, pendant que vous inspecterez notre vaisseau ? C’est impossible.
— Pas du tout, car vous n’aurez rien à dire là-dessus. Je suis désolé. J’aimerais vous parler plus longuement et discuter de bien d’autres choses avec vous mais vous constatez vous-mêmes que la situation devient plus dangereuse.
— Non, absolument pas, dit Trevize avec insistance.
— Oh ! mais si, petit demi-homme. J’ai bien peur que le temps ne soit venu pour moi de faire ce que mes ancêtres auraient fait tout de suite. Je dois vous tuer, tous les trois. »
Trevize avait aussitôt tourné la tête en direction de Joie. Le visage de la jeune femme était dénué d’expression, mais crispé, le regard fixé sur Bander avec une intensité telle qu’on pouvait la croire insouciante de tout le reste.
Pelorat écarquillait les yeux sous le coup de l’incrédulité. Ignorant ce que Joie devait – ou pouvait – faire, Trevize lutta pour combattre une impression envahissante de perte (non pas à l’idée de mourir, mais plutôt de mourir sans savoir où se trouvait la Terre, sans savoir pourquoi il avait choisi Gaïa pour l’avenir de l’humanité). Il devait gagner du temps.
Faisant effort pour empêcher sa voix de trembler et garder une élocution claire, il dit : « Vous vous êtes montré un Solarien courtois et doux, Bander. Vous ne vous êtes pas fâché devant notre intrusion sur votre planète. Vous avez été assez aimable pour nous présenter votre domaine et votre demeure, et vous avez répondu à nos questions. Il serait plus en accord avec votre personnage de nous laisser maintenant partir. Personne n’aura besoin de savoir que nous sommes venus sur ce monde et nous n’avons aucune raison d’y revenir. Nous sommes arrivés en toute innocence, cherchant uniquement des informations.
— Ce que vous dites est vrai, dit Bander d’un ton léger, et jusqu’à présent, je vous ai accordé un sursis. Vos existences étaient compromises à l’instant même où vous avez pénétré dans notre atmosphère. Dès le premier contact avec vous, j’aurais fort bien pu – et j’aurais dû – vous tuer aussitôt. Puis j’aurais dû ordonner aux robots idoines de disséquer vos corps, à la recherche des informations susceptibles d’être fournies par vos organismes d’êtres venus d’un autre monde.
« Je n’en ai rien fait. J’ai flatté ma propre curiosité et cédé à mon naturel avenant, mais cela suffit. Je ne puis continuer de la sorte. En fait, j’ai déjà compromis la sécurité de Solaria, car si, par quelque faiblesse, je devais me laisser convaincre de vous laisser repartir, d’autres individus de votre sorte suivraient sans aucun doute, malgré toutes vos promesses et vos dénégations.
« Il vous reste toutefois au moins ceci : votre mort sera indolore. Je vais simplement me contenter de désactiver vos cerveaux par un léger réchauffement. Vous ne ressentirez pas la moindre douleur. La vie cessera, c’est tout. Finalement, lorsque la dissection et l’examen seront achevés, je vous convertirai en cendres en un intense éclair de chaleur et tout sera terminé.
— Si nous devons mourir, dit Trevize, je ne vais pas me plaindre d’une mort rapide et sans douleur, mais d’abord, pourquoi faut-il que l’on meure, alors que nous n’avons commis aucun crime ?
— Votre arrivée était un crime.
— Totalement absurde, puisque nous ignorions que c’en était un.
— La société définit ce qui constitue ou non un crime. Pour vous, cela semble peut-être irrationnel et arbitraire, mais pas pour nous, et ce monde-ci est le nôtre, sur lequel nous pouvons de plein droit décider qu’en l’affaire vous avez agi de manière criminelle et méritez la mort. »
Arborant le sourire de qui est lancé dans une agréable conversation, Bander poursuivit : « De même que vous n’avez aucun droit de vous plaindre en arguant de la supériorité de vos vertus. Vous possédez un éclateur qui utilise un faisceau de micro-ondes pour induire une intense chaleur meurtrière. Cet engin fait ce que j’ai l’intention de faire, mais le réalise, j’en suis certain, de manière considérablement plus grossière et douloureuse. Vous n’hésiteriez aucunement à l’utiliser à présent contre moi, si je ne l’avais pas vidé de son énergie, et si j’avais la stupidité de vous laisser la liberté de mouvement vous permettant de retirer l’arme de son étui. »
Au désespoir, craignant même de jeter un nouveau regard vers Joie, de peur d’attirer sur elle l’attention de Bander, Trevize plaida : « Je vous demande, par pitié pour nous, de n’en rien faire. »
Le ton soudain résolu, Bander répondit : « Je dois d’abord avoir pitié de moi et de mon monde, et pour cela, vous devez mourir. »
Il éleva la main et, instantanément, les ténèbres descendirent sur Trevize.
L’espace d’un instant, Trevize sentit les ténèbres le suffoquer et il songea, affolé : est-ce donc cela, la mort ?
Et puis, comme si sa pensée avait donné naissance à un écho, il entendit murmurer : « Est-ce donc cela, la mort ? » C’était la voix de Pelorat.
Trevize essaya de chuchoter et s’aperçut qu’il en était capable. « Pourquoi cette question ? » dit-il avec une impression d’immense soulagement. « Le fait même d’être capable de la formuler prouve bien que ce n’est pas le cas.
— Il existe de vieilles légendes sur la vie après la mort.
Balivernes, marmonna Trevize. Joie. Êtes-vous là, Joie ? »
Pas de réponse.
A nouveau, Pelorat fit l’écho : « Joie ? Joie ? Qu’est-il arrivé, Golan ?
— Bander doit être mort. Et dans ce cas, faute d’apport d’énergie à son domaine, les lumières ont dû s’éteindre.
— Mais comment… ? Vous voulez dire que c’était Joie ?
— Je suppose. J’espère que dans l’opération elle n’aura pas souffert. » Il était à quatre pattes, en train de ramper dans les ténèbres totales de cet univers souterrain (si l’on omettait l’occasionnel éclair invisible d’un atome radioactif traversant les parois).
Puis sa main tomba sur quelque chose de tiède et doux. Il tâtonna et reconnut une jambe, qu’il saisit. Manifestement trop mince pour être celle de Bander. « Joie ? »
La jambe rua, forçant Trevize à lâcher prise.
Il s’écria : « Joie ? Dites quelque chose !
— Je suis en vie », dit cette dernière, d’une voix curieusement déformée.
« Mais est-ce que vous allez bien ?
— Non. » Et, sur ce mot, la lumière revint autour d’eux – atténuée. Les murs s’étaient mis à luire d’un vague éclat fluctuant.
Bander gisait en tas dans l’ombre. A côté de lui, lui tenant la tête, il y avait Joie.
Elle leva les yeux vers Trevize et Pelorat. « Le Solarien est mort », dit-elle, et dans la pénombre, ses joues étaient luisantes de larmes.
Trevize n’en revenait pas. « Pourquoi pleurez-vous ?
— Ne devrais-je pas pleurer d’avoir tué un être vivant doué de pensée et d’intelligence ? Ce n’était pas mon intention. »
Trevize se pencha pour l’aider à se relever mais elle le repoussa.
A son tour, Pelorat s’agenouilla et lui dit doucement : « Je vous en prie, Joie, même vous ne pourriez le ramener à la vie. Dites-nous plutôt ce qui s’est passé. »
Elle se laissa relever et dit, d’une voix morne : « Gaïa peut faire ce dont Bander était capable. Gaïa peut exploiter l’énergie inégalement distribuée dans l’Univers pour la convertir en un travail donné par le seul pouvoir mental.
— Ça, je savais », dit Trevize, cherchant à se montrer apaisant sans bien savoir comment s’y prendre. « Je me souviens fort bien de notre rencontre dans l’espace quand vous – ou plutôt Gaïa – avez retenu notre vaisseau captif. J’y ai repensé lorsqu’il m’a tenu entravé après s’être emparé de mes armes. Il vous tenait captive, vous aussi, mais j’étais certain que vous auriez pu vous libérer si vous l’aviez voulu.
— Non. J’aurais échoué si j’avais essayé. Quand votre vaisseau était sous mon/notre emprise, ajouta-t-elle avec tristesse, Gaïa et moi faisions réellement un. A présent, une séparation hyperspatiale limite ma/notre efficacité. En outre, Gaïa agit par la seule force de l’union des cerveaux. Même ainsi, tous ces cerveaux réunis ne possèdent pas les lobes transducteurs dont disposait ce Solarien. Nous sommes incapables d’utiliser l’énergie avec la précision, l’efficacité et l’aisance dont il faisait preuve… Vous constatez que je n’arrive pas à faire briller plus l’éclairage et j’ignore même combien de temps je vais pouvoir tenir avant de fatiguer. Alors qu’il pouvait alimenter en énergie tout un immense domaine, même pendant son sommeil.
— Mais vous l’avez arrêté, observa Trevize.
— Parce qu’il ne soupçonnait pas mes pouvoirs, dit Joie, et que je n’ai rien fait pour lui en trahir la présence. Par conséquent, il n’a nourri aucun soupçon à mon égard et ne m’a pas prêté la moindre attention. Il s’est concentré entièrement sur vous, Trevize, parce que c’était vous qui déteniez les armes – là encore, comme cela vous a servi d’être armé ! – et j’ai dû attendre ma chance de l’arrêter en lui portant un coup aussi rapide qu’inattendu. Lorsqu’il a été sur le point de nous tuer, quand tout son esprit était concentré là-dessus, et sur vous, j’ai été en mesure de frapper.
— Et cela a marché à merveille.
— Comment pouvez-vous dire une chose aussi cruelle, Trevize ? Ma seule intention était de l’arrêter. Je désirais simplement bloquer ses facultés de transduction. Dans le bref instant de surprise où il essaierait de nous liquider mais s’en trouverait incapable et verrait même la lumière décroître, je comptais assurer mon emprise et le plonger dans un sommeil normal prolongé, qui libérerait le transducteur. Ainsi, l’alimentation en énergie subsisterait-elle et nous pourrions sortir du domaine, regagner le vaisseau et quitter la planète. J’espérais m’arranger pour qu’à son réveil, il ait tout oublié de ce qui s’était produit depuis l’instant où il nous avait vus pour la première fois. Gaïa n’a nul désir de tuer quand, pour parvenir à ses fins, elle peut s’en abstenir.
— Qu’est-ce qui n’a pas marché, Joie ? demanda doucement Pelorat.
— Je n’avais jamais encore été confrontée à quelque chose d’analogue à ces lobes transducteurs et le temps m’a manqué pour les étudier et en savoir plus. Je me suis donc contentée de frapper en force avec ma manœuvre de blocage et, apparemment, ça n’a pas marché comme prévu. Ce n’est pas l’entrée de l’énergie dans les lobes qui a été bloquée, mais sa sortie. L’énergie s’y déverse en permanence à un rythme soutenu mais, en temps normal, le cerveau se protège en la réémettant pratiquement au même rythme.
Une fois la sortie bloquée, toutefois, l’énergie s’est accumulée aussitôt dans les lobes et, en une infime fraction de seconde, la température s’est élevée au point où les protéines du cerveau ont été désactivées de manière explosive, entraînant la mort. Les lumières se sont éteintes, et j’ai retiré aussitôt mon blocage mais, bien entendu, il était trop tard.
— Je ne vois pas ce que vous auriez pu faire d’autre, ma chérie, dit Pelorat.
— Quel réconfort, vu que je l’ai tué !
— Bander était sur le point de nous tuer, observa Trevize.
— C’était un motif pour l’immobiliser, pas pour le tuer. » Trevize hésita. Il n’avait pas trahi son impatience, car il n’avait pas l’intention de blesser ou bouleverser davantage Joie qui était, après tout, leur seule défense contre un monde suprêmement hostile.
« Joie, commença-t-il, il est temps de regarder au-delà de la disparition de Bander. Parce qu’il est mort, le domaine entier est privé d’énergie. Le fait va tôt ou tard être remarqué par d’autres Solariens, et sans doute plus tôt que plus tard. Ils seront forcés d’enquêter. Je ne crois pas que nous serons capables de contenir l’attaque éventuellement combinée de plusieurs d’entre eux. Et comme vous l’avez reconnu vous-même, vous n’allez pas pouvoir fournir bien longtemps encore la puissance limitée que vous parvenez à fournir actuellement. Il est pourtant fondamental que nous puissions sans retard regagner la surface et notre vaisseau.
— Mais Golan, dit Pelorat, comment allons-nous faire ? Nous sommes arrivés ici en parcourant de nombreux kilomètres par un itinéraire sinueux. J’imagine que nous nous trouvons ici dans un sacré dédale et, pour ma part, je n’ai pas la moindre idée de la route à suivre pour rejoindre la surface. J’ai toujours eu un sens de l’orientation lamentable. »
Regardant autour de lui, Trevize se rendit compte que Pelorat n’avait pas tort. « Je suppose qu’il doit exister de nombreux accès vers la surface, et on n’est pas obligé d’emprunter celui par lequel on est entré.
— Mais nous ignorons où peuvent bien se trouver tous ces accès. Alors, comment fait-on ? »
Trevize se tourna de nouveau vers Joie. « Pouvez-vous détecter quoi que ce soit, mentalement, qui puisse nous aider à retrouver notre chemin ?
— Les robots de ce domaine sont tous hors service. Je parviens à déceler un infime murmure de vie sous-intelligente, droit au-dessus de nous mais cela nous dit seulement que la surface se trouve droit au-dessus, ce que nous savons déjà.
— Eh bien, dans ce cas, dit Trevize, on n’a plus qu’à chercher nous-mêmes une ouverture quelconque.
— Au jugé ? fit Pelorat, atterré. On ne réussira jamais.
— On peut y arriver, Janov. Si nous cherchons, nous avons une chance, si mince soit-elle. L’autre côté de l’alternative est de rester plantés là, auquel cas, nous sommes assurés de ne jamais réussir. Allez, une petite chance, c’est toujours mieux qu’aucune chance du tout.
— Attendez, dit Joie. Cette fois, je perçois quelque chose.
— Quoi ?
— Un esprit.
— Une intelligence ?
— Oui, mais limitée, je pense. Ce que je reçois le plus clairement, toutefois, c’est autre chose.
— Quoi ? redemanda Trevize, contenant de nouveau son impatience.
— De la terreur ! Une terreur insoutenable ! » murmura Joie dans un souffle.
Trevize regarda autour de lui, l’air piteux. Il savait par où ils étaient entrés mais ne se faisait aucune illusion sur l’éventualité de retrouver le chemin par où ils étaient venus. Après tout, à l’aller, il n’avait guère prêté attention aux bifurcations et aux virages. Comment, en effet, aurait-il imaginé qu’ils se retrouveraient en situation de refaire le parcours à l’envers, seuls et sans aide, et seulement guidés par l’éclat atténué d’une chiche lumière vacillante ?
« Vous croyez que vous pourrez mettre en branle la voiture, Joie ?
— Sans doute, Trevize, mais ça ne veut pas dire que je saurai la piloter.
— Je pense que Bander la pilotait mentalement, observa Pelorat. Je ne l’ai pas vu toucher quoi que ce soit pendant ses évolutions.
— Oui, répondit Joie avec douceur. Certes, il faisait ça mentalement, Pel, mais comment ? Vous pourriez aussi bien dire qu’il la pilotait à l’aide des commandes. Sans aucun doute, mais si nous ignorons le détail de leur manipulation, nous ne sommes pas plus avancés, n’est-ce pas ?
— Vous pourriez toujours essayer, proposa Trevize.
— Si j’essaie, je vais être obligée d’y atteler tout mon esprit, et dans ce cas, je doute d’être capable de maintenir en même temps la lumière. Le véhicule ne nous sera guère utile dans le noir, même si nous apprenons à le piloter.
— Alors, nous voilà donc obligés d’errer à pied, je suppose ?
— J’en ai bien peur. »
Trevize scruta les ténèbres épaisses et menaçantes qui s’étendaient au-delà de la chiche lumière de leur entourage immédiat. Il ne voyait rien, n’entendait rien.
« Joie, est-ce que vous percevez toujours cet esprit terrorisé ?
— Oui.
— Pouvez-vous dire où il se trouve ? Pouvez-vous nous guider jusqu’à lui ?
— Les ondes mentales se propagent en ligne droite. Elles ne sont pas notablement réfractées par la matière ordinaire, si bien que je peux vous indiquer qu’elles proviennent de cette direction. »
Elle désigna un point sur le mur dans la pénombre, et ajouta : « Mais nous ne pouvons pas traverser le mur pour le rejoindre. Le mieux que nous puissions faire, c’est suivre les corridors en essayant de nous frayer un chemin dans la direction où s’accentue l’émission. En bref, il va falloir jouer à la main chaude.
— Eh bien, commençons tout de suite. »
Pelorat restait à la traîne : « Attendez, Golan, sommes-nous bien certains de vouloir découvrir cette chose, quelle qu’elle soit ? Si elle est terrorisée, il se pourrait qu’elle ait toutes raisons de l’être… »
Trevize hocha la tête avec impatience. « Nous n’avons pas le choix, Janov. C’est un esprit, terrorisé ou pas, et il se pourrait qu’il accepte – ou se laisse persuader – de nous conduire vers la surface.
— Et on laisse traîner Bander ici ? » ajouta Pelorat, mal à Y aise.
Trevize le prit par le coude. » Allons, Janov. Nous n’avons pas le choix non plus. Un de ces jours, un Solarien va bien réactiver cet endroit, un robot découvrira Bander et s’en occupera – j’espère simplement que ce ne sera pas avant qu’on soit loin d’ici. »
Il laissa Joie leur ouvrir la route. La lumière était toujours plus intense dans son voisinage immédiat et la jeune femme marquait un temps d’arrêt devant chaque porte, à chaque embranchement du corridor, pour essayer de repérer la direction d’où provenaient les ondes de terreur. Parfois, elle franchissait une porte, ou prenait un virage avant de rebrousser chemin pour essayer un autre itinéraire, sous le regard impuissant de Trevize.
Chaque fois que Joie parvenait à une décision et s’enfonçait sans hésiter dans une direction précise, la lumière s’allumait devant elle. Trevize remarqua qu’elle semblait légèrement plus vive à présent – soit que ses yeux se fussent accoutumés à la pénombre, soit que Joie eût appris à manier la transduction avec plus d’efficacité. A un moment, alors qu’elle dépassait une des tiges métalliques enfoncées dans le sol, elle posa la main dessus et l’éclairage s’accrut de manière notable. Elle hocha la tête, l’air contente d’elle.
Rien ne leur semblait familier ; il paraissait évident qu’ils étaient en train d’errer parmi des secteurs de cette délirante demeure souterraine qu’ils n’avaient pas traversés à l’aller.
Trevize cherchait toujours des corridors qui s’inclineraient nettement vers le haut et, pour varier, il examinait également les plafonds, en quête d’une trappe quelconque. Il ne découvrit rien de tel et l’esprit terrorisé demeurait donc leur unique chance de sortir.
Ils marchaient au milieu d’un silence complet, à l’exclusion du bruit de leurs propres pas ; au milieu des ténèbres, à l’exclusion de la lumière dans leurs parages immédiats ; au milieu de la mort, à l’exclusion de leurs propres existences. Parfois, ils distinguaient l’ombre massive d’un robot, assis ou debout dans la pénombre, immobile. A un moment, ils virent un robot allongé sur le flanc, les membres figés dans une étrange posture. Il aura été surpris en déséquilibre au moment de la coupure d’énergie, estima Trevize, et il est tombé. Vivant ou mort, Bander ne pouvait pas influer sur la pesanteur. Peut-être que partout, sur le vaste domaine Bander, des robots étaient ainsi immobiles, debout ou couchés, hors service, et peut-être était-ce cela que l’on remarquerait le plus vite aux frontières.
Ou peut-être que non, songea-t-il soudain. Les Solariens savaient quand l’un d’eux mourait de vieillesse et de décrépitude physique. Le monde était prévenu et prêt à intervenir. Bander, en revanche, était mort subitement, sans prévenir, dans la fleur de l’âge. Qui pouvait savoir ? S’attendre à cela ? Guetter la panne ?
Mais non (et Trevize repoussa cet optimisme consolateur, comme un dangereux appât menant à l’excès de confiance). Les Solariens avaient sans aucun doute des moyens plus subtils de détecter la mort. Tous avaient un trop grand intérêt dans la succession des domaines pour laisser la mort œuvrer seule.
Pelorat murmura, malheureux : « La ventilation s’est arrêtée. Un endroit tel que celui-ci, sous terre, doit être ventilé et c’est Bander qui fournissait l’alimentation. Maintenant, elle est coupée…
— Ce n’est pas grave, Janov, dit Trevize. Il reste assez d’air dans ces souterrains déserts pour tenir encore des années.
— Il n’empêche que nous sommes enfermés. Psychologiquement, c’est mauvais.
— Je vous en conjure, Janov, ne faites pas de la claustrophobie… Joie, est-ce qu’on approche ?
Nettement, Trevize. La sensation est plus forte et je parviens à mieux la localiser. »
Elle progressait à présent d’une démarche plus assurée, hésitant moins aux bifurcations.
« Par ici ! Par ici ! s’écria-t-elle. C’est plus fort que jamais. – Même moi, j’arrive à l’entendre », remarqua sèchement Trevize.
Tous trois s’immobilisèrent et, machinalement, retinrent leur souffle. Ils décelaient un gémissement assourdi, entrecoupé de sanglots haletants.
Ils pénétrèrent dans une vaste pièce et, alors que venait la lumière, ils découvrirent que, contrairement à toutes les autres, celle-ci était luxueusement meublée et pleine de couleurs.
Au centre de la chambre se tenait un robot, légèrement voûté, les bras écartés dans un geste évoquant l’affection, et bien entendu, il était parfaitement immobile.
Derrière le robot, on voyait s’agiter des vêtements. Un œil rond et terrifié apparut d’un côté de la machine tandis qu’on entendait toujours résonner les sanglots déchirants.
Trevize fonça pour contourner le robot et, par l’autre côté, jaillit une petite silhouette qui piaillait. Elle trébucha, s’étala par terre et resta là, se couvrant les yeux, battant des jambes dans tous les sens, comme pour écarter une quelconque menace d’où qu’elle pût venir, et piaillant, piaillant toujours…
Joie remarqua, assez inutilement : « C’est un enfant ! »
Trevize recula, intrigué. Qu’est-ce qu’un enfant faisait ici ? Bander s’était montré si fier de son absolue solitude, il avait tellement insisté là-dessus.
Pelorat, le moins apte des trois à retrouver un raisonnement inflexible devant un événement obscur, embrassa aussitôt la solution et dit : « Je suppose que voilà notre successeur.
— L’enfant de Bander, approuva Joie, mais trop jeune, ce me semble, pour être un successeur. Les Solariens vont devoir chercher ailleurs. »
Elle considérait l’enfant, sans le fixer mais avec un regard doux, magnétique, et lentement ses cris diminuèrent. Le petit être ouvrit les yeux et rendit à Joie son regard. Les pleurs s’étaient réduits à quelques vagissements.
Joie, de son côté, s’était mise à pousser des petits cris rassurants, des mots hachés qui en eux-mêmes ne voulaient pas dire grand-chose mais avaient pour seul but de renforcer l’effet apaisant de ses pensées. C’était comme si elle avait mentalement caressé l’esprit inconnu de cet enfant, pour tâcher d’y démêler l’embrouillamini des émotions.
Avec lenteur, sans jamais quitter Joie des yeux, l’enfant se releva, resta quelques secondes vacillant puis fonça vers le robot figé, silencieux. Il passa les bras autour de l’épaisse jambe robotique, comme avide de retrouver la sécurité de son contact.
« Je suppose, nota Trevize, que ce robot est sa… nourrice… ou son gardien. Je suppose qu’un Solarien serait incapable de s’occuper d’un de ses semblables, pas même un parent d’un enfant.
— Et je suppose que l’enfant est hermaphrodite, ajouta Pelorat.
— Nécessairement. »
Toujours entièrement absorbée par l’enfant, Joie approchait avec lenteur, les mains à demi relevées, les paumes tournées dans sa direction, comme pour mieux souligner qu’elle n’avait nulle intention de s’emparer de la petite créature. L’enfant était maintenant silencieux et surveillait son approche, étreignant de plus belle le robot.
« Là, petit… disait Joie… tout doux, petit… tout doux, tout chaud… gentil… sage, petit… sage… sage… »
Elle arrêta puis, sans détourner la tête, dit à voix basse : « Pel, parlez-lui dans sa langue. Dites-lui que nous sommes des robots venus nous occuper de lui par suite de la panne de courant.
— Des robots ! fit Pelorat, outré.
— Il faut qu’on se présente ainsi. Il n’a pas peur des robots. Et il n’a jamais vu d’être humain, peut-être même qu’il est incapable d’en concevoir l’existence.
— Je ne sais pas si j’arriverai à trouver l’expression convenable. J’ignore le terme archaïque pour “ robot ”.
— Alors, dites “ robot ”, Pel. Si ça ne marche pas, dites “ chose en fer ”. Dites ce que vous pouvez. »
Lentement, mot à mot, Pelorat s’exprima en langue archaïque. L’enfant le regarda, les sourcils intensément froncés, comme s’il cherchait à comprendre.
« Vous feriez aussi bien de lui demander comment on sort, tant que vous y êtes, observa Trevize.
— Non, objecta Joie. Non, pas encore. La confiance d’abord, l’information ensuite. »
Examinant à présent Pelorat, l’enfant relâcha lentement son étreinte sur la jambe du robot et se mit à répondre d’une voix musicale haut perchée.
« Il parle trop vite pour moi, s’alarma Pelorat.
— Demandez-lui de répéter plus doucement. Je vais faire de mon mieux pour le calmer et lui retirer ses craintes. »
Écoutant à nouveau l’enfant, Pelorat traduisit : « Je crois qu’il demande ce qui a fait s’arrêter Jemby. Ce doit être le robot.
— Vérifiez-le, Pel. »
Pelotât parla, écouta, puis dit enfin : « Oui, Jemby, c’est le robot. L’enfant dit s’appeler Fallom.
— Bien ! » Joie lui sourit, un sourire radieux, heureux, pointa le doigt vers lui et dit : « Fallom. Bien, Fallom, Gentil, Fallom. » Puis elle posa la main sur sa poitrine et dit : « Joie. »
L’enfant sourit. Il était très mignon quand il souriait. « Joie », fit-il en zozotant légèrement.
« Joie, dit Trevize, si vous pouviez activer le robot, Jemby, il pourrait peut-être nous indiquer ce que nous cherchons. Pelorat peut lui parler aussi facilement qu’au gosse.
— Non, dit Joie. Ce serait une erreur. La première tâche du robot est de protéger l’enfant. S’il est activé et prend aussitôt conscience de notre présence, nous des humains bizarres, il risque de nous attaquer aussitôt. Aucun humain bizarre n’habite ici. Si je suis obligée alors de le désactiver, il ne pourra plus nous fournir d’informations et l’enfant, confronté à un second arrêt du seul parent qu’il connaisse… Enfin, bref, je n’en ferai rien. Voilà.
— Mais on nous a dit, remarqua doucement Pelorat, que les robots ne peuvent pas faire de mal aux humains.
— Peut-être, dit Joie. Mais on ne nous a pas dit quel genre de robots ces Solariens ont conçus. Et même si ce robot précis a été programmé pour ne pas faire de mal, il risque d’avoir à faire le choix entre cet enfant, ou ce qui lui paraît le plus proche d’un enfant, et trois objets qu’il pourrait fort bien ne pas reconnaître comme des êtres humains mais plutôt comme de vulgaires intrus. Naturellement, il choisira l’enfant et nous attaquera. »
Elle se retourna vers le gosse. « Fallom, dit-elle, Joie » ; puis, pointant le doigt : « Pel… Trev…
— Pel. Trev », dit l’enfant, docile.
Elle se rapprocha, tendant lentement les mains. Il la regarda approcher puis recula d’un pas.
« Tout doux, Fallom, dit Joie. Bien, Fallom. Touche, Fallom.
Gentil, Fallom. »
Il fit un pas vers elle et Joie sourit. « Bien, Fallom. »
Elle effleura son bras nu car il n’était, comme son géniteur, vêtu que d’une longue tunique ouverte sur le devant, avec un pagne en dessous. Le contact était léger. Elle retira son bras, attendit, renoua le contact, caressant doucement.
Les yeux de l’enfant se fermèrent à moitié sous le puissant effet apaisant de l’esprit de Joie.
Celle-ci éleva les mains, lentement, doucement, effleurant à peine, jusqu’aux épaules de l’enfant, son cou, ses oreilles, sous les longs cheveux bruns jusqu’à un point situé juste au-dessus et en avant des oreilles.
Elle laissa retomber les mains puis dit : « Les lobes transducteurs sont encore petits. Les os du crâne ne se sont pas encore développés. Il n’y a qu’une épaisse couche de peau qui doit saillir vers l’extérieur en étant protégée par le bouclier osseux quand les lobes auront atteint leur taille définitive – ce qui veut dire qu’à l’heure actuelle, il est incapable de contrôler le domaine ou même d’activer son robot personnel… Demandez-lui son âge, Pel. »
Après un échange, Pel répondit : « Il a quatorze ans, si j’ai bien compris.
— Je lui en donnerais plutôt onze, remarqua Trevize.
— La longueur des années en usage sur ce monde ne correspond peut-être pas exactement à l’année standard galactique. En outre, on suppose que les Spatiaux ont une durée de vie allongée et, si les Solariens sont analogues aux autres Spatiaux en ce qui concerne ce critère, leur période de développement est peut-être également allongée. Après tout, nous ne pouvons pas non plus nous débrouiller seuls avant des années. »
Trevize l’interrompit, clappant de la langue avec impatience : « Assez d’anthropologie. Nous devons regagner le sol et, avec ce gosse dans les jambes, nous risquons de perdre inutilement notre temps. Il risque de ne pas connaître le chemin vers la surface. Et même de n’y être jamais monté…
— Pel ! » appela Joie.
Ce dernier comprit ce qu’elle désirait : s’ensuivit la plus longue conversation qu’il ait eue avec Fallom.
Enfin, il expliqua : « L’enfant sait ce qu’est le soleil. Il dit qu’il l’a vu. Personnellement, je crois même qu’il a dû voir aussi des arbres. D’après son comportement, il n’est pas évident toutefois qu’il sache vraiment ce que signifie le terme – ou à tout le moins, le terme que moi, j’ai utilisé.
— D’accord, Janov, dit Trevize, mais venez-en au fait, s’il vous plaît.
— J’ai dit à Fallom que s’il pouvait nous mener à la surface, cela nous donnerait la possibilité d’activer le robot. A vrai dire, je lui ai dit que nous l’activerions. Vous pensez qu’on devrait ?
— On s’inquiétera de ça plus tard. A-t-il dit qu’il nous guiderait ?
— Oui. J’ai pensé que l’enfant serait plus enclin à nous aider, voyez-vous, si je lui faisais cette promesse, je suppose qu’on court le risque de le décevoir…
— Bon, bon, pressa Trevize. Allons-y. Tout ce débat risque d’être académique si nous restons piégés sous terre. »
Pelorat dit quelques mots à l’enfant qui se mit en marche mais s’arrêta bientôt, se retournant pour regarder Joie.
Celle-ci tendit la main et tous deux partirent, main dans la main.
« Je suis le nouveau robot », dit-elle en esquissant un sourire. « Ça ne paraît pas trop lui déplaire », observa Trevize. Fallom trottinait et, fugitivement, Trevize se demanda s’il était heureux simplement parce que Joie s’y était employée ou bien si, en outre, s’y ajoutait l’exaltation de visiter la surface en compagnie de trois nouveaux robots, à moins que ce ne fût à la perspective de retrouver son père adoptif de Jemby. Non que tout cela eût une quelconque importance – pourvu que l’enfant les conduise.
Ce dernier semblait progresser sans aucune hésitation. Il tournait sans tergiverser lorsqu’il y avait un carrefour. Savait-il vraiment son chemin ou bien n’était-ce qu’une question d’indifférence enfantine ? Celle d’un enfant qui joue sans objectif précis ?
Mais Trevize percevait, à la légère difficulté de sa progression, qu’ils étaient en train de monter et l’enfant, bondissant avec autorité, se mit à pointer le doigt en babillant.
Trevize regarda Pelorat qui se racla la gorge et dit : « Je pense qu’il nous indique une “ porte ”.
— J’espère que vous pensez correctement », dit Trevize. L’enfant avait lâché la main de Joie pour détaler au pas de course. Il indiquait une portion du sol qui semblait plus sombre que les sections immédiatement voisines. Il y posa le pied, sauta dessus plusieurs fois puis se retourna, l’air désemparé, et se remit à babiller d’une voix perçante.
Joie fit la grimace et remarqua : « Il va falloir que je fournisse l’énergie… Tout cela m’épuise. »
Son visage se congestionna légèrement, la lumière décrut mais une porte s’ouvrit juste sous le nez de Fallom qui rit avec un ravissement cristallin.
Il franchit la porte au galop et les deux hommes suivirent. Joie vint en dernier, se retournant pour voir la lumière s’éteindre à l’intérieur et la porte se refermer. Elle marqua un temps d’arrêt pour reprendre son souffle, apparemment épuisée.
« Eh bien, dit Pelorat. Nous voilà dehors. Où est le vaisseau ? »
Un crépuscule lumineux les inondait encore.
« Il me semble que c’était dans cette direction, marmonna Trevize.
— A moi aussi, confirma Joie. Allons-y », et elle tendit la main à Fallom.
Il n’y avait aucun bruit hormis ceux produits par le vent, ou les mouvements et les cris d’animaux. A un moment, ils dépassèrent un robot qui se tenait immobile près de la base d’un arbre, tenant un objet à la destination incertaine.
Pelorat s’avança, apparemment curieux, mais Trevize le rappela à l’ordre : « Ce n’est pas notre problème, Janov. Continuez. »
Ils dépassèrent encore un robot, plus loin, qui était tombé.
« Je suppose qu’il doit y avoir des robots éparpillés sur des kilomètres », nota Trevize puis, triomphant : « Ah ! voilà le vaisseau ! »
Ils pressaient le pas maintenant ; puis ils s’arrêtèrent brusquement. Fallom éleva la voix, piaillant avec excitation.
Posé près de leur engin, se trouvait ce qui avait toutes les apparences d’un vaisseau aérien de conception antique, doté d’un rotor manifestement gaspilleur d’énergie, et qui plus est, d’aspect bien fragile. Debout à côté de l’appareil, entre la petite troupe d’intrus et leur vaisseau, se tenaient quatre silhouettes humaines.
« Trop tard, fit Trevize. On a perdu trop de temps. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— Quatre Solariens ? fit Pelorat, songeur. Impossible. Ils répugneraient sans aucun doute à un tel contact physique. Serait-ce des holo-images, à votre avis ?
— Ils sont tout ce qu’il y a de matériel, dit Joie. J’en suis certaine. Ce ne sont pas non plus des Solariens. Impossible de confondre leur esprit. Non, ce sont des robots. »
« Eh bien, dans ce cas, fit Trevize avec lassitude, en avant ! » Il reprit sa marche vers le vaisseau d’un pas tranquille et les autres suivirent.
Pelorat demanda, légèrement essoufflé : « Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— S’il s’agit de robots, ils doivent obéir aux ordres. »
Les robots les attendaient, et Trevize les détailla tandis qu’ils approchaient.
Oui, ce devait bien être des robots. Leur visage, qui donnait l’impression d’être fait de peau recouvrant de la chair, était curieusement dénué d’expression. Ils étaient vêtus d’uniformes qui ne laissaient pas un centimètre carré de peau dénudée, le visage excepté. Jusqu’aux mains que recouvraient de fins gants opaques.
Négligemment, Trevize fit un geste qui leur réclamait sans discussion aucune de s’écarter aussitôt.
Les robots ne bougèrent pas.
A voix basse, Trevize dit à Pelorat : « Dites-le-leur de vive voix, Janov. Soyez ferme. »
Pelorat se racla la gorge et, prenant des accents de baryton inhabituels chez lui, parla avec lenteur, tout en leur signifiant du geste de s’écarter, à la manière de Trevize. A cela, l’un des robots, qui était peut-être un rien plus petit que les autres, répondit quelque chose d’une voix froide et incisive.
Pelorat se tourna vers Trevize. « Je crois qu’il a dit que nous étions des étrangers.
— Dites-lui que nous sommes des hommes et qu’on doit nous obéir. »
C’est alors que le robot s’exprima dans un galactique compréhensible, quoique bizarre : « Je vous entends, étranger. Je parle le galactique. Nous sommes des robots de garde.
— Alors, vous m’avez entendu dire que nous étions des hommes et que par conséquent vous deviez nous obéir.
— Nous sommes programmés pour n’obéir qu’aux Maîtres, étranger. Vous n’êtes ni des Maîtres ni des Solariens. Maître Bander n’a pas répondu à l’instant normal du contact et nous sommes venus inspecter les lieux de plus près. C’est notre devoir de le faire. Nous découvrons un astronef qui n’est pas de fabrication solarienne, plusieurs étrangers sur place et tous les robots de Bander hors service. Où se trouve Maître Bander ? »
Trevize secoua la tête et répondit, d’une voix lente et claire : « Nous ignorons tout de ce que vous nous dites. Notre ordinateur de bord a subi une défaillance. Nous nous sommes retrouvés près de cette étrange planète bien malgré nous. Nous avons atterri pour nous repérer. Et nous avons découvert tous les robots hors service. Nous ignorons totalement ce qui a pu se produire.
— Ce récit n’est pas crédible. Si tous les robots du domaine sont inactivés et si l’énergie est coupée, Maître Bander doit être mort. Il n’est pas logique de supposer que par coïncidence il soit mort justement comme vous atterrissiez. Il doit exister entre les deux événements quelque rapport de cause à effet. »
Sans autre intention que de brouiller les pistes et de souligner son incompréhension d’étranger, et donc, son innocence, Trevize remarqua : « Mais l’énergie n’est pas coupée. Vous fonctionnez, vous et les autres…
— Nous sommes des robots de garde. Nous n’appartenons à aucun Maître en particulier. Nous appartenons à tout le monde. Nous ne sommes pas contrôlés par les Maîtres mais alimentés par une source nucléaire. Je vous redemande où se trouve Maître Bander. »
Trevize regarda autour de lui. Pelorat avait l’air anxieux ; Joie serrait les lèvres mais restait calme. Fallom tremblait mais la main de Joie lui effleura l’épaule et l’enfant se raidit légèrement et ses traits perdirent toute expression (Joie lui faisait-elle subir un traitement sédatif ?).
Le robot insista : « Une fois encore, la dernière, où est Maître Bander ?
— Je n’en sais rien », dit Trevize d’un ton ferme.
Le robot fit un signe de tête et deux de ses compagnons s’éloignèrent rapidement. Puis il reprit : « Mes collègues gardiens vont fouiller la demeure. Entre-temps, vous allez être retenus pour interrogatoire. Donnez-moi ces objets que vous portez au côté. » Trevize recula d’un pas. « Ils sont inoffensifs.
— Ne bougez plus. Je ne mets pas en question leur nature, inoffensive ou non. Je vous les réclame.
— Non. »
Le robot avança brusquement d’un pas et son bras jaillit trop vite pour que Trevize se rende compte de ce qui s’était produit. Le robot lui avait plaqué la main sur l’épaule ; il raffermit son étreinte et pressa. Trevize tomba à genoux.
Le robot réclama : « Ces objets. » Il tendit l’autre main.
« Non », haleta Trevize.
Joie se pencha, tira l’éclateur de son étui avant que Trevize, immobilisé par le robot, ait pu faire quoi que ce soit pour l’en empêcher, et tendit l’arme au robot. « Tenez, gardien, dit-elle, et si vous me laissez un instant… voici l’autre. A présent, relâchez mon compagnon. »
Tenant les deux armes, le robot recula et Trevize se releva lentement, se massant vigoureusement l’épaule, le visage déformé par une grimace de douleur.
(Fallom gémissait doucement ; Pelorat le recueillit distraitement, et le maintint avec fermeté.)
S’adressant à Trevize, Joie murmura avec une colère contenue : « Pourquoi l’affronter ? Il pourrait vous tuer d’une pichenette. »
Trevize grogna et dit, entre ses dents serrées : « Et si vous vous en occupiez, vous ?
— J’essaie. Il faut du temps. Il a l’esprit tendu, intensément programmé, et qui ne laisse aucune prise. Je dois l’étudier. Vous, gagnez du temps.
— N’étudiez pas son esprit. Détruisez-le, c’est tout », répondit Trevize, presque inaudible.
Joie jeta un rapide coup d’œil sur le robot. Il était en train d’examiner les armes avec attention, tandis que le seul autre robot resté avec lui observait les étrangers. Aucun des deux ne semblait intéressé par les messes basses qui s’échangeaient entre Trevize et Joie.
« Non, répondit Joie. Pas de destruction. Nous avons tué un chien et en avons blessé un autre sur la première planète. Vous savez ce qui s’est produit sur celle-ci. » (Nouveau bref coup d’œil aux robots de garde). « Gaïa n’a pas besoin de massacrer la vie ou l’intelligence. Il faut du temps pour réussir de manière pacifique. »
Elle recula d’un pas et fixa le robot.
« Ce sont des armes, constata ce dernier.
— Non, dit Trevize.
— Si, dit Joie, mais elles ne servent plus à rien. Elles sont vides.
— Pas possible ? Pourquoi vous promèneriez-vous avec des armes vides ? Peut-être ne le sont-elles pas. » Le robot empoigna l’une des armes et plaça le pouce à l’endroit adéquat. « Est-ce ainsi qu’on l’active ?
— Oui, dit Joie. Si vous pressez, l’engin serait activé s’il était chargé. Mais il ne l’est pas.
— Est-ce bien certain ? » Le robot visa Trevize. « Maintenez-vous toujours que si je l’active, il ne marchera pas ?
— Il ne marchera pas », dit Joie.
Trevize était figé, immobile, incapable d’articuler. Il avait testé l’éclateur après que Bander l’avait eu vidé et l’arme était totalement inactivée mais celle que tenait le robot était le fouet neuronique. Trevize ne l’avait pas testé.
Si le fouet contenait, ne fût-ce qu’un infime résidu d’énergie, il en resterait assez pour stimuler les nerfs de la douleur, et ce que ressentirait Trevize ferait de l’étreinte du robot une simple tape affectueuse.
Lors de son séjour à l’Académie navale, Trevize avait été forcé de subir une légère décharge de fouet neuronique, comme tous les autres cadets. Juste pour savoir comment ça faisait. Trevize n’avait aucune envie d’en savoir plus.
Le robot activa l’arme et, durant quelques secondes, Trevize se crispa douloureusement – puis il se détendit lentement. Le fouet aussi était entièrement vide.
Le robot fixa Trevize puis jeta les deux armes. « Comment se fait-il que leurs chargeurs soient vides ? demanda-t-il. Si elles sont inutiles, pourquoi les porter ?
— Je suis habitué à leur poids, expliqua Trevize, et les porte même quand elles sont vides.
— Ça ne tient pas debout. Vous êtes tous en état d’arrestation. Vous allez être retenus pour un interrogatoire ultérieur et, si les Maîtres le décident, vous serez alors désactivés… Comment ouvre-t-on ce vaisseau ? Nous devons le fouiller.
— Ça ne vous avancera pas, dit Trevize. Vous n’y comprendrez rien.
— Nous non, peut-être, mais les Maîtres, si.
— Ils n’y comprendront rien non plus.
— Dans ce cas, vous leur expliquerez.
— Certainement pas.
— Eh bien, vous serez désactivé.
— Me désactiver ne vous fournira pas d’explications et je pense que vous me désactiverez même si je vous les donne.
— Continuez à le cuisiner, marmonna Joie. Je commence à dénouer les mécanismes de son cerveau. »
Le robot ignorait Joie. (Y veillait-elle aussi ? se demanda Trevize, tout en l’espérant fermement.)
Sans quitter des yeux Trevize, le robot le prévint : « Si vous faites des difficultés, eh bien, nous vous désactiverons partiellement. Nous vous endommagerons et vous nous révélerez alors ce que nous voulons savoir. »
Soudain, Pelorat lança un cri à moitié étranglé : « Attendez, vous ne pouvez pas faire ça… Garde, vous ne pouvez pas.
— Je suis soumis à des instructions détaillées, reprit calmement le robot. Je peux le faire. Bien entendu, j’occasionnerai le minimum de dommages compatible avec l’obtention de renseignements.
— Mais vous ne pouvez pas. Absolument pas. Je suis un étranger, comme le sont mes deux compagnons. En revanche, cet enfant » et Pelorat regarda Fallom qu’il avait toujours dans les bras « cet enfant est un Solarien. Il va vous dire quoi faire et vous devrez lui obéir. »
Fallom regarda Pelorat avec des yeux grands ouverts mais qui semblaient vacants.
Joie secouait énergiquement la tête mais Pelorat semblait ne pas la comprendre.
Les yeux du robot ne s’arrêtèrent qu’un instant sur Fallom. « L’enfant n’a aucune importance. Il ne possède pas de lobes transducteurs.
— Ses lobes ne sont pas encore entièrement développés, reconnut Pelorat, haletant, mais il les aura, le temps venu. C’est un Solarien.
— C’est un enfant, mais faute de lobes transducteurs intégralement développés, ce n’est pas un Solarien. Je n’ai pas à suivre ses ordres ou à le protéger.
— Mais c’est le rejeton de Maître Bander.
— Non ? Comment se fait-il que vous sachiez cela ? » Pelorat bafouilla, comme cela lui arrivait parfois quand il s’emportait. « Qu… quel autre enfant pourrait se trouver sur ce domaine ?
— Comment êtes-vous sûr qu’il n’en existe pas une douzaine ?
— En avez-vous vu d’autres ?
— C’est moi qui pose les questions. »
A cet instant, l’attention du robot se porta sur son voisin qui venait de lui effleurer le bras. Les deux robots qui avaient été envoyés inspecter la demeure revenaient au petit trot, d’une démarche toutefois légèrement vacillante.
Le silence se fit jusqu’à ce qu’ils arrivent et l’un d’eux se mit alors à parler en solarien – et ses paroles semblèrent leur faire perdre à tous quatre toute élasticité : un instant, on eût pu croire qu’ils se ratatinaient, se dégonflaient presque.
« Ils ont trouvé Bander », lâcha Pelorat avant que Trevize ait pu, d’un geste, lui intimer le silence.
Le robot pivota lentement et dit d’une voix pâteuse : « Maître Bander est mort. La remarque que vous venez de faire révèle que vous étiez au courant. Comment cela se fait-il ?
— Comment le saurais-je ? lança Trevize, d’un air de défi.
— Vous saviez qu’il était mort. Vous saviez qu’on le retrouverait ici. Comment pouviez-vous le savoir à moins d’être entrés chez lui – à moins d’être ceux qui ont mis fin à ses jours ? » L’élocution du robot s’améliorait déjà. Il avait accusé le coup mais absorbait le choc.
Alors Trevize reprit : « Comment aurions-nous pu tuer Bander ? Avec ses lobes transducteurs, il pouvait nous détruire en un instant.
— Comment savez-vous ce que peuvent faire ou ne pas faire des lobes transducteurs ?
— C’est vous-même qui venez d’en parler.
— Je n’ai fait que les mentionner. Je n’en ai décrit ni les propriétés ni les capacités.
— L’information nous est venue en rêve.
— Ce n’est pas non plus une réponse crédible.
— Nous supposer les auteurs de la mort de Bander n’est pas crédible non plus.
— Et en tout cas, ajouta Pelorat, si Maître Bander est mort, alors c’est Maître Fallom qui dirige ce domaine. Le voici, et c’est à lui que vous devez obéissance.
— Je vous ai déjà expliqué, dit le robot, qu’un descendant sans lobes transducteurs développés n’est pas un Solarien. Il ne peut en conséquence être un Successeur. Un autre, d’âge convenable, sera dépêché ici, aussitôt que nous aurons rapporté la triste nouvelle.
— Et Maître Fallom ?
— Il n’y a pas de Maître Fallom. Il n’y a qu’un enfant et nous en avons déjà trop. Il sera détruit.
— Vous n’oserez pas, lança Joie, énergique. C’est un enfant !
— Ce n’est pas moi, précisa le robot, qui accomplirai nécessairement l’acte, et ce n’est certainement pas à moi d’en prendre la décision. Elle revient au consensus des Maîtres. En période d’inflation d’enfants, toutefois, je sais bien quelle sera cette décision.
— Non. Je dis non.
— Ce sera indolore… Mais voici qu’un autre appareil se présente. Il est important que nous pénétrions dans ce qui fut la demeure Bander pour organiser un conseil par holovision en vue de désigner un successeur et décider de votre sort… Donnez-moi l’enfant. »
Joie arracha des bras de Pelorat un Fallom à demi hébété. Le tenant fermement tout en cherchant à contre-balancer ce poids sur son épaule, elle lança : « Ne touchez pas à ce gosse. »
Une fois encore, le bras du robot jaillit tandis qu’il s’avançait pour s’emparer de Fallom. Joie fit promptement un écart, commençant de se mouvoir bien avant le robot. Celui-ci poursuivit néanmoins son mouvement, comme si Joie se tenait encore devant lui. Et s’inclinant, très raide, le bout du pied en guise de pivot, il bascula pour s’écraser la figure par terre. Les trois autres restaient immobiles, l’œil dans le vague.
Joie sanglotait, en partie de rage. « J’avais presque trouvé le moyen de les contrôler et il n’a pas voulu m’en laisser le temps. Je n’avais pas d’autre choix que de frapper et les voilà maintenant désactivés tous les quatre… Montons à bord avant que l’autre engin atterrisse. Je suis trop malade pour faire encore face à de nouveaux robots. »