Redevenir jeune ! Tant de gens en avaient rêvé au cours des siècles, mais pour Don Halifax, le rêve était devenu réalité – et c’était extraordinaire. Il savait bien que sa force et sa vitalité avaient décliné avec les années, mais comme ce déclin avait été progressif, il ne s’était pas rendu compte de tout ce qu’il avait perdu. Mais tout était revenu au cours des six derniers mois, et le contraste était stupéfiant. Il avait l’impression d’être en permanence dopé à la caféine. Il se sentait plein de vigueur et d’entrain, avec un punch terrible – « punch », un bon mot à jouer au Scrabble… Du pep, aussi, mais moins facile à placer à cause des deux « p »… Il vérifia le mot dans son datacom : « énergie débordante », put-il lire.
C’était bien ça ! Exactement ! Son énergie paraissait sans limites, et il exultait de l’avoir retrouvée. C’était comme s’il avait gagné le gros lot, sauf qu’en fait, c’est une centaine de gros lots qu’il avait gagnés d’un coup étant donné les milliards de dollars dépensés pour son traitement. Il se sentait revivre, totalement et joyeusement. Il ne traînait plus les pieds… il faisait de grandes enjambées. En marchant, il avait l’impression d’être sur un de ces trottoirs roulants dans les aéroports, comme s’il était une créature bionique capable de se déplacer si vite que les passants n’arrivaient pas à le distinguer. Il pouvait soulever de lourdes caisses, sauter par-dessus les flaques, pratiquement monter les escaliers en volant… Ce n’était pas tout à fait comme sauter par-dessus des gratte-ciel d’un seul bond, mais c’était quand même sacrément agréable.
Et il y avait une cerise sur ce délicieux gâteau : l’arrière-plan de douleurs qui l’avait accompagné pendant si longtemps avait complètement disparu. C’était comme s’il était resté assis pendant des années à côté d’un réacteur d’avion, essayant toujours d’atténuer le rugissement, de l’ignorer, et voilà tout à coup qu’on avait coupé le moteur… Ce silence était enivrant. Comme le disait la chanson, les jeunes sont incapables d’apprécier leur jeunesse. C’était tellement vrai – parce que les jeunes ne pouvaient pas comprendre ce qu’on ressentait une fois qu’elle s’était enfuie ! Mais maintenant, lui, il l’avait retrouvée !
Le Dr Petra Jones lui confirma que son rollback était terminé. Son rythme de division cellulaire, lui dit-elle, s’était ralenti pour revenir à la normale, et ses télomères recommençaient à se raccourcir à chaque division, tandis que des anneaux de croissance se reformaient dans ses os, etc. On avait également procédé à toutes les opérations complémentaires. Il avait désormais des cristallins tout neufs, on lui avait remplacé un rein et la prostate, le tout obtenu en clonant ses propres cellules. Son nez avait été restauré aux simples proportions majestueuses de sa jeunesse, tandis que l’excédent de cartilage de ses oreilles avait été retiré. On lui avait blanchi les dents et remplacé les deux plombages qui lui restaient. Et on l’avait retaillé ici et là pour parfaire quelques détails. Sur le plan pratique, il avait désormais physiquement vingt-cinq ans, et recommençait à vieillir normalement à partir de là.
Don n’avait pas encore fini de s’habituer à ces merveilleuses améliorations. Son audition était redevenue parfaite, tout comme sa vue. Mais il avait dû renouveler entièrement sa garde-robe. Grâce aux traitements de recalcification et à la thérapie génique, il avait regagné les cinq centimètres perdus avec l’âge. Quant à ses bras et ses jambes, qui s’étaient réduits à un peu de peau sur les os, ils s’étaient agréablement remusclés. Bon, d’un autre côté, sa collection de gilets et de chemises à col boutonné aurait vraiment paru bizarre sur un gaillard de vingt-cinq ans…
Il avait également dû renoncer à porter son alliance. Une dizaine d’années plus tôt, il l’avait fait rétrécir car ses doigts étaient devenus plus fins avec l’âge. Mais à présent, elle le serrait trop. Il avait décidé d’attendre que son rollback soit terminé pour la faire remettre à la bonne taille, et c’était ce qu’il ferait dès qu’il aurait trouvé un bon joaillier. Il n’avait pas l’intention de confier ce travail à n’importe qui.
Les lois de l’Ontario imposaient un examen de renouvellement du permis de conduire tous les deux ans pour les personnes âgées de plus de quatre-vingts ans. Don l’avait raté l’année précédente. Ça ne lui avait pas du tout manqué, et puis Sarah était encore capable de conduire s’ils avaient vraiment besoin d’aller quelque part. Mais maintenant, il devrait probablement le repasser. Il n’y avait aucun doute dans son esprit que cette fois-ci, il l’aurait.
Il lui faudrait sans doute bientôt se faire refaire un passeport et de nouvelles cartes de crédit, avec son nouveau visage. En principe, il aurait encore droit aux réductions accordées aux seniors dans les restaurants et les cinémas, mais il lui serait sans doute difficile de les exiger sans devoir affronter l’incrédulité du personnel. Vraiment dommage… Contrairement à tous ceux qui avaient bénéficié jusqu’ici d’un rollback, il ne pouvait pas se permettre de cracher sur ce genre de petites économies.
Malgré tous ses aspects formidables, il y avait quand même quelques inconvénients à cette jeunesse retrouvée. Sarah et Don dépensaient le double en nourriture. Et Don dormait beaucoup plus. Ces dix dernières années, Sarah et lui s’étaient contentés de six heures de sommeil par nuit, mais il constatait qu’il avait à présent besoin de huit. C’était un bien modeste prix à payer : perdre deux heures par jour en échange de soixante années supplémentaires. De toute façon, maintenant qu’il recommençait à vieillir, ses besoins en sommeil et en nourriture diminueraient sans doute de nouveau.
Il était onze heures du soir, et Don se préparait à se coucher. D’habitude, il passait peu de temps dans la salle de bains, mais il était sorti aujourd’hui, et le temps avait été chaud et lourd. Toronto en août avait été désagréable lorsqu’il était enfant, mais la chaleur et l’humidité étaient devenues carrément insupportables au fil du temps. Il savait qu’il n’arriverait pas à bien dormir s’il ne se douchait pas d’abord. Carl leur avait installé autrefois une de ces barres en diagonale pour qu’ils puissent s’agripper. Sarah en avait encore besoin, mais Don trouvait ça maintenant plutôt gênant.
Il se fit un shampoing et trouva la sensation très agréable. Il avait maintenant une tignasse de cheveux châtain clair de cinq centimètres de long, et il adorait passer la main dedans. Les poils sur sa poitrine n’étaient plus blancs, et ses autres pilosités avaient cessé d’être grisâtres.
La douche était sensuelle, et il y prenait un grand plaisir. En procédant à sa toilette intime, il sentit son sexe se durcir. Tandis que l’eau continuait de ruisseler sur son corps, il commença à se caresser distraitement. Il pensait finir le travail lui-même – ce qui semblait être la meilleure solution – quand Sarah entra dans la salle de bains. Il l’apercevait à travers le rideau translucide de la douche. Elle était penchée au-dessus du lavabo. Il se rinça, ce qui mit fin à son érection. Il ferma le robinet, tira le rideau et sortit de la baignoire. Il avait maintenant repris l’habitude de passer une jambe après l’autre par-dessus le rebord sans aucune difficulté, et sans être obligé – comme c’était devenu le cas ces dernières années – de s’asseoir pour y arriver.
Sarah lui tournait le dos. Elle était déjà prête à se coucher et portait sa tenue habituelle en été, un long tee-shirt rouge un peu trop grand pour elle. Il attrapa une serviette sur le séchoir et entreprit de s’essuyer énergiquement, puis il s’engagea dans le petit couloir menant à leur chambre. Il avait toujours préféré porter un pyjama, mais cette fois-ci il se contenta de s’allonger nu sur le drap vert, en contemplant le plafond. Mais au bout d’un moment, il commença à avoir froid – leur maison était équipée d’une climatisation centralisée, et il y avait une grille de ventilation juste au-dessus du lit – et il se glissa sous les couvertures.
Un instant plus tard, Sarah entra dans la chambre en éteignant aussitôt la lumière, mais il en venait assez de l’extérieur pour qu’il puisse la voir s’avancer lentement vers le lit. Il sentit le matelas s’enfoncer légèrement quand elle se coucha.
— Bonne nuit, mon chéri, dit-elle.
Il se tourna vers elle et lui toucha l’épaule. Sarah sembla surprise de ce contact – ces dix dernières années, ils avaient dû planifier soigneusement leurs rapports sexuels, car Don avait besoin de prendre une pilule pour se mettre en condition –, mais il sentit bientôt sa main lui caresser la hanche. Il se rapprocha encore et l’embrassa. Elle finit par réagir et ils s’embrassèrent ainsi une dizaine de secondes. Quand il s’écarta, elle était allongée sur le dos et il la regarda, légèrement penché au-dessus d’elle.
— Hé, fit-elle d’une petite voix douce.
— Hé toi-même, dit-il en souriant.
Il aurait voulu grimper aux murs, faire l’amour sauvagement… mais elle en était incapable, et il la toucha avec la plus grande douceur, et…
— Aïe ! fit-elle.
Il ne savait pas très bien ce qu’il lui avait fait, mais il dit : « Excuse-moi. » Il essaya d’être encore plus doux, comme une plume. Il l’entendit pousser un très léger gémissement, sans pouvoir dire si c’était de plaisir ou de douleur. Il ajusta sa position, elle bougea légèrement et il crut entendre ses os craquer.
Tout cela était si lent, et la main qu’elle posait sur lui était si faible, qu’il se sentit débander. Tout en la regardant dans les yeux, il se caressa lui-même pour rétablir son érection. Elle avait l’air tellement vulnérable… Il ne voulait pas qu’elle se sente rejetée.
— Préviens-moi si ça te fait mal, dit-il en grimpant sur elle.
Il plaça ses bras et ses jambes de façon à supporter pratiquement tout le poids de son corps. Il n’était pas gras du tout, mais il pesait nettement plus lourd qu’avant le rollback. Il manœuvra doucement et prudemment, cherchant un compromis entre ce que son corps était capable de faire et ce que celui de Sarah pouvait supporter. Mais juste après l’avoir pénétrée, avec ce qui lui semblait une douceur infinie, il put voir son visage se crisper de douleur. Il se retira aussitôt et roula sur le dos à côté d’elle.
— Je suis vraiment désolée, dit-elle doucement.
— Mais non, fit-il, ce n’est rien.
Il se tourna de côté, face à elle, et il la prit tendrement dans ses bras.
Sarah s’était levée d’un bond de son fauteuil, ce fameux soir dans le sous-sol il y avait si longtemps, et Don l’avait prise dans ses bras. Il l’avait soulevée de terre et avait esquissé deux pas de danse, puis il l’avait embrassée avec fougue, là, comme ça, devant les enfants.
— Ma femme est un génie ! s’était-il écrié avec un sourire jusqu’aux oreilles.
— Dis plutôt que ta femme est une besogneuse, répondit-elle.
Mais elle riait en le disant.
— Non, non, insista-t-il. Tu as su trouver l’astuce. Avant tout le monde, c’est toi qui as compris le cœur du message.
— Il faut que je poste un billet là-dessus, dit-elle. Tu comprends, ça ne sert à rien de garder ça secret. C’est le premier qui l’annoncera en public qui aura…
— … qui aura son nom dans les livres d’Histoire, conclut-il. Je suis si fier de toi…
— Merci, mon chéri.
— Mais tu as raison, dit-il. Il faut que tu postes quelque chose tout de suite.
Il la relâcha et elle se dirigea vers l’ordinateur.
— Non, maman, dit Carl, laisse-moi faire.
Sarah tapait avec deux doigts, et encore, pas très vite. Du temps où elle vivait à Edmonton, son père n’avait jamais compris qu’elle veuille devenir une scientifique, et il l’avait encouragée à apprendre la dactylographie pour se préparer à devenir secrétaire. Elle avait dû suivre des cours pour ça. C’était la seule matière dans laquelle Sarah ait jamais échoué.
Elle regarda son fils. Manifestement, à sa façon, il tenait à participer à l’événement.
— Dicte-moi ce que tu veux, dit Carl. Je le taperai.
Elle lui sourit et se mit à arpenter la pièce.
— Très bien, fit-elle. Allons-y. Le cœur du message est…
Tandis qu’elle parlait, Don remonta l’escalier quatre à quatre et passa un coup de fil à un rédacteur de la CBC. Le temps qu’il redescende, Sarah venait juste de finir de dicter son rapport. Il regarda Carl le poster sur le newsgroup du SETI, puis il dit :
— O.K., ma chérie, je t’ai fait réserver une interview à la télé dans une heure, et tu passeras demain matin sur The Current et Sounds Like Canada.
Sarah regarda sa montre.
— Ah, mon Dieu, il est presque minuit. Emily, Carl, vous devriez déjà être au lit. Et tu sais, Don, je n’ai pas envie d’aller en ville aussi tard…
— Tu n’auras pas besoin. Une équipe de reportage est déjà en route pour venir ici.
— Non, vraiment ? Ah, mon Dieu !
— Ça paye toujours d’avoir des relations, dit-il en souriant.
— Je, heu… Bon, très bien. Mais j’ai l’air affreuse…
— Tu as l’air magnifique.
— Et puis, qui peut bien regarder la télé à cette heure-ci ?
— Ceux qui vivent cloîtrés, les insomniaques, les gens qui se baladent sur les chaînes pour voir des femmes nues…
— Oh, papa ! fit la petite Emily en posant les poings sur les hanches.
— … mais ils vont repasser l’émission en boucle, et le monde entier la verra, j’en suis certain.
— C’est vraiment incroyable comme nous avons pu nous tromper, dit Sarah à Shelagh Rogers le lendemain matin.
Don n’était pas l’ingénieur du son à Toronto pour Sounds Like Canada – c’était Joe Mahoney qui s’en chargeait, à l’époque –, mais il se tenait derrière Joe assis au pupitre de commandes et observait Sarah par-dessus son épaule.
Et tout en la regardant, il s’amusa de l’ironie de la situation. Sarah était à Toronto, mais Shelagh était à Vancouver, là où l’émission de Radio One était réalisée… Deux personnes qui ne pouvaient pas se voir, mais qui communiquaient par radio sur une grande distance. C’était vraiment parfait.
— Vous tromper à quel point de vue ?
Shelagh avait une belle voix de velours, mais pleine d’enthousiasme, un mélange tout à fait grisant.
— À tous les points de vue, répondit Sarah. Sur tout ce que nous avions imaginé pour le SETI. Quelle idée ridicule de penser que des créatures transmettraient des messages à des années-lumière uniquement pour parler de maths ! (Elle secoua la tête, ce qui agita ses boucles châtaines.) Les mathématiques et la physique sont les mêmes partout dans l’univers. Il n’est pas nécessaire de contacter une autre espèce pour savoir s’ils sont d’accord que trois et un font quatre, que sept est un nombre premier, que vaut 3,14159, etc. Rien de tout cela n’est une question d’opinion ou de circonstances locales particulières. Non, ce qui vaut la peine d’être discuté, ce sont les questions morales – des sujets qui prêtent à débat et sur lesquels une espèce aliène pourrait avoir un point de vue radicalement différent.
— Et c’est là-dessus que porte le message de Sigma Draconis ? demanda Shelagh.
— Oui, exactement ! L’éthique, la morale… les grandes questions. Et voilà l’autre point sur lequel nous nous sommes complètement trompés en créant le SETI. Carl Sagan parlait souvent de recevoir une sorte d’Encyclopaedia Galactica. Mais personne ne se donnerait la peine d’envoyer des messages à travers des dizaines d’années-lumière pour vous dire des choses. Au contraire, c’est pour vous demander des choses.
— Et ce message venu des étoiles est donc… quoi ? Un questionnaire ?
— Oui, c’est bien ça. Une série de questions, la plupart à choix multiple, disposées selon un tableur tridimensionnel, avec des cases prévues pour qu’un millier de personnes puissent fournir leur réponse à chacune. Les extraterrestres souhaitent manifestement obtenir un large échantillon de nos points de vue, et ils se sont donné beaucoup de mal pour constituer un vocabulaire permettant de formuler des jugements de valeur et des opinions, avec des échelles pour quantifier les réponses de façon précise.
— Combien y a-t-il de questions en tout ?
— Quatre-vingt-quatre. Et elles couvrent une très grande variété de sujets.
— Par exemple ?
Sarah but une gorgée d’eau.
— « Est-il acceptable d’empêcher les grossesses quand le niveau de population est bas ? » « Est-il acceptable d’interrompre les grossesses quand la population est élevée ? » « Est-il juste que l’État exécute les méchantes gens ? »
— Contraception, avortement, peine capitale, dit Shelagh qui semblait impressionnée. J’imagine que ce sont de gros problèmes même pour des extraterrestres.
— C’est ce qu’il semblerait. Et il y a beaucoup d’autres questions comme ça, toutes portant plus ou moins sur des comportements moraux et acceptables. « Doit-on mettre en place des systèmes pour décourager les tricheurs à tout prix ? » « Si une population identifiable se comporte particulièrement plus mal que les autres, est-il justifiable de restreindre cette population entière ? » Il ne s’agit bien sûr pour l’instant que de traductions approximatives. Je suis sûre qu’il y aura de nombreuses discussions sur le sens exact de certaines d’entre elles.
— Oui, certainement, dit aimablement Shelagh.
— Mais je me demande si les extraterrestres ne sont pas un peu naïfs, poursuivit Sarah, du moins selon nos critères. Car, après tout, nous sommes une race d’hypocrites. Nous croyons fermement que les règles de la société doivent être respectées par les autres, mais nous nous trouvons toujours de bonnes raisons pour ne pas les respecter nous-mêmes. Alors, bien sûr, c’est très intéressant de nous poser des questions sur nos principes moraux, mais s’ils croient vraiment que notre comportement réel est parfaitement en ligne avec eux, ils risquent d’avoir de grosses surprises. Le fait même que nous ayons l’expression « Il faut accorder ses actes à ses paroles » montre à quel point il est naturel pour nous de faire précisément le contraire.
Shelagh eut son rire de gorge qui était sa marque de fabrique.
— Faites ce que je dis et pas ce que je fais.
— Exactement. N’empêche, c’est vraiment assez étonnant de voir les concepts sociologiques que les extraterrestres ont réussi à formuler à partir du langage mathématique. Par exemple, en recourant à la théorie des ensembles, plusieurs de leurs questions portent sur les groupes internes et les groupes externes. William Sumner, qui a inventé le terme « ethnocentrisme », avait remarqué que ceux qu’il appelle les « peuples primitifs » ont une notion très différente de la morale selon qu’elle s’applique aux membres de leur communauté ou aux étrangers. Il semblerait que les extraterrestres veulent savoir si nous avons dépassé ce stade.
— J’aimerais croire que c’est bien le cas, dit Shelagh.
— Oui, bien sûr, fit Sarah. On pourrait s’attendre aussi à ce qu’ils cherchent à savoir si nous avons dépassé le stade de la religion. (Elle regarda Don à travers son verre d’eau.) Le vocabulaire que les Dracons ont établi leur aurait facilement permis de nous demander si nous croyons qu’il existe une intelligence en dehors de l’univers – autrement dit, s’il existe un Dieu. Ils auraient pu aussi demander si nous croyons que des informations subsistent après la mort – en d’autres termes, s’il existe une âme. Mais ils n’ont posé aucune question là-dessus. J’en discutais avec mon mari ce matin en nous rendant au studio. Il a dit que la raison en était évidente : ils ne posent pas de questions sur la religion parce que aucune espèce avancée ne pourrait être encore prisonnière de telles superstitions. Mais si c’était exactement le contraire ? Pour eux, l’existence de Dieu est peut-être d’une telle évidence qu’il ne leur est même pas venu à l’idée de nous demander si nous l’avions remarquée.
— C’est passionnant, dit Shelagh. Mais, à votre avis, pourquoi veulent-ils savoir tout ça ?
Sarah prit une profonde inspiration, puis elle relâcha lentement son souffle – ce qui fit frémir Don, à cause du long silence sur l’antenne. Mais elle finit par dire :
— C’est une très bonne question.
Comme la plupart des astronomes, Sarah gardait un délicieux souvenir du film Contact basé sur le roman éponyme de Carl Sagan. En fait, elle considérait que c’était un des rares cas où un film était meilleur que le livre, qu’elle avait trouvé un peu trop long. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas revu, mais une allusion dans un des articles parlant des efforts de décryptage du message de Draconis venait de l’y faire penser. En se régalant d’avance, elle s’installa sur le canapé à côté de Don pour le regarder un mercredi soir. Lentement, mais sûrement, elle commençait à s’habituer à l’aspect juvénile de son mari, mais une des raisons pour lesquelles elle aimait faire quelque chose avec Don où ils soient assis côte à côte, c’était qu’ils n’avaient pas besoin de se regarder en face…
Jodie Foster avait très bien réussi à incarner une scientifique passionnée, mais Sarah ne put s’empêcher d’avoir un sourire amusé quand elle l’entendit dire : « Il y a quatre cents milliards d’étoiles là-bas, rien que dans notre galaxie » – ce qui était exact –, pour enchaîner avec : « Si seulement une étoile sur un million possédait une planète, et si seulement une planète sur un million abritait une forme de vie, et s’il n’y avait qu’un cas sur un million où cette forme de vie soit intelligente, alors il y aurait quand même des millions de civilisations autour de nous. » Non, pas du tout. Quatre cents milliards divisés par un million de millions de millions est tellement proche de zéro qu’on pourrait aussi bien dire que c’est le zéro absolu…
Sarah jeta un coup d’œil vers Don pour voir s’il l’avait remarqué, lui aussi, mais il n’en manifesta aucun signe. Elle savait qu’il n’aimait pas être interrompu par des commentaires au milieu d’un film – pour arriver à se souvenir de détails insignifiants, comme il savait si bien le faire, il fallait une grande concentration –, et elle laissa donc passer cette petite erreur du scénariste. Et puis, de toute façon, ce que Jodie Foster avait dit sonnait parfaitement juste. Pendant des dizaines d’années, les gens avaient carrément tiré de leur chapeau toutes sortes de valeurs pour alimenter l’équation de Drake, celle qui cherchait à estimer le nombre de civilisations existant dans la Galaxie. En fait, les valeurs totalement arbitraires citées dans le film étaient une parfaite illustration de ces débats sans fin.
Mais l’amusement de Sarah laissa bientôt carrément place à un profond embarras. Jodie Foster se rendait dans une grande compagnie pour solliciter un financement du SETI, et quand elle se faisait tout d’abord rejeter, elle explosait littéralement en s’écriant que le contact avec une civilisation extraterrestre serait le plus grand moment de l’histoire de l’humanité, plus important que tout ce qu’on avait jamais pu faire ou même simplement imaginer, et que ce moment valait tout l’or du monde, et même plus.
Si Sarah se sentait embarrassée, c’était parce qu’elle se souvenait d’avoir tenu elle-même ce genre de discours manifestement absurde. Bien sûr, la détection du premier signal provenant de Sigma Draconis avait été une nouvelle retentissante et qui avait eu les honneurs des infos. Mais avant qu’on ne reçoive le deuxième message, il s’était écoulé plus de trente ans sans qu’on évoque les extraterrestres en première page ou sur l’écran principal des chaînes d’infos, hormis celles destinées à un lectorat friand d’ovnis et autres manifestations étranges…
Les chercheurs du SETI n’avaient pas été les seuls à gonfler l’importance de l’existence d’extraterrestres. Sarah avait oublié que le président des États-Unis de l’époque, Bill Clinton, faisait une apparition dans Contact, mais il était bien là, discourant sur la façon dont cette découverte allait changer la face du monde. Cependant, contrairement aux séquences avec Jay Leno et Larry King, qui avaient été spécialement tournées pour le film, elle vit immédiatement qu’il s’agissait d’un discours extrait d’archives, qui ne concernait pas la détection de messages extraterrestres mais plutôt la découverte de ALH84001, la météorite martienne censée contenir des fossiles microscopiques. Malgré toute l’emphase présidentielle, ce morceau de caillou n’avait absolument pas changé la face du monde, et, de fait, quand il s’était avéré quelques années plus tard qu’il ne contenait pas l’ombre d’un fossile, on en avait à peine parlé dans la presse, non pas parce qu’on voulait enterrer l’histoire, mais parce que ça n’intéressait pratiquement personne. Pour la plupart des gens, l’existence d’une forme de vie extraterrestre pouvait être un objet de curiosité, mais guère plus. Ça ne changeait rien à la façon dont ils traitaient leur conjoint ou leurs enfants ; ça ne faisait pas monter ni descendre les cours de la Bourse ; ça n’avait tout simplement aucune importance. La Terre continuait imperturbablement de tourner, et sa population continuait de faire l’amour et la guerre avec la même fréquence.
À mesure que le film avançait, l’agacement de Sarah ne faisait que grandir. On y voyait les extraterrestres transmettre aux humains les plans d’un vaisseau capable de franchir l’hyperespace, pour que Jodie Foster puisse aller les rencontrer en personne. Le message du film était que le but du SETI n’était pas réellement de communiquer avec les étoiles. Comme dans des tas de séries B hollywoodiennes, il ne s’agissait que d’une étape pour se rendre physiquement sur d’autres planètes. Avec ce début où Jodie Foster débitait ses calculs farfelus, et cette fin avec sa promesse totalement infondée que le SETI ouvrirait le chemin des étoiles – et nous permettrait peut-être même de retrouver nos chers disparus –, en passant par les discours émouvants sur la façon dont cela changerait profondément l’humanité, Contact décrivait des fantasmes, et non la réalité. Si on avait demandé à Frank Capra de faire une série de propagande intitulée « Pourquoi nous écoutons », ce film aurait pu en constituer le premier épisode.
Tandis que le générique de fin défilait à l’écran, Sarah se tourna vers Don.
— Alors, qu’est-ce que tu en as pensé ? fit-elle.
— C’est un peu daté, répondit-il. (Mais il leva les mains comme s’il s’attendait à une objection.) Ce n’est pas une critique, remarque bien, mais…
Mais il avait raison, pensa-t-elle. Chaque chose s’inscrit dans son époque, et ne peut pas simplement se transférer telle quelle dans une autre.
— Je me demande ce qu’est devenue Jodie Foster, dit-elle. Tu crois qu’elle vit toujours ?
— Peut-être bien. Elle a à peu près ton…
Il n’alla pas plus loin, mais il avait manifestement été sur le point de dire : « Elle a à peu près ton âge. » Pas « notre âge ». Il voyait encore Sarah comme une femme de quatre-vingt-sept ans, mais en ce qui le concernait, il semblait avoir totalement occulté son âge chronologique… et ça la rendait folle.
— Elle m’a toujours bien plu, dit Sarah.
Quand Contact était sorti sur les écrans, la presse américaine avait dit que le personnage d’Ellie Arroway, incarné par Jodie Foster, était basé sur Jill Tarter, et les journaux canadiens avaient essayé de lancer l’idée que c’était en fait Sarah Halifax qui l’avait inspiré. Et même s’il était vrai que Sarah avait connu Carl Sagan à cette époque, la comparaison était vraiment un peu tirée par les cheveux. Ce refus de la presse de croire que des personnages puissent être simplement inventés la dépassait complètement. Elle se souvenait de toutes les hypothèses émises sur qui pouvaient être les modèles des paléontologues de Jurassic Park. Toute femme ayant suivi ne fût-ce qu’un seul cours de paléontologie avait été considérée comme la source d’inspiration du personnage de Laura Dern.
— Tu veux que je te dise dans quel film Jodie Foster était vraiment bien ? demanda Sarah.
Don la regarda sans rien dire.
— C’était, hem… oh, tu sais bien, c’était un de mes préférés.
— J’ai besoin d’un autre indice, dit-il un peu sèchement.
— Ah, mais tu sais bien ! On l’a acheté en VHS, et ensuite en DVD, et puis on l’a téléchargé en HD. Mais enfin, comment ça se fait que je n’arrive plus à me souvenir du titre ? Je l’ai sur le bout de la langue…
— Oui ? Oui ?
Sarah fit la grimace. Don devenait de plus en plus impatient avec elle. Quand il avait été lui-même un peu lent, il n’avait pas semblé aussi agacé par sa lenteur à elle, mais voilà, ils étaient maintenant désynchronisés, comme les jumeaux dans ce film qu’elle montrait à ses élèves pour illustrer la théorie de la relativité. Elle pensa un instant rétorquer que ce n’était pas sa faute si elle était vieille, mais d’un autre côté, ce n’était pas non plus sa faute à lui s’il était jeune… N’empêche, cette impatience qu’il manifestait la rendait nerveuse, et ça ne lui facilitait pas les choses pour retrouver ce titre qu’elle cherchait.
— Hem, fit-elle, il y avait aussi ce type…
— Maverick ? dit Don d’un ton hargneux. Le Silence des agneaux ?
— Non, non. Tu sais, celui où il y a le… (mais pourquoi n’arrivait-elle pas à trouver le mot ?)… le, le… l’enfant prodige.
— Le Petit Homme, répondit Don aussitôt.
— Oui, c’est ça, dit Sarah très doucement en détournant les yeux.
Une fois Sarah couchée, Don alla tristement s’installer dans le fauteuil relax. Il savait qu’il n’avait pas été gentil avec elle, quand elle avait essayé de se souvenir de ce titre de film, et il s’en voulait terriblement. Pourquoi avait-il été patient quand ses jours étaient comptés, et impatient maintenant qu’il avait tout ce temps devant lui ? Il avait vraiment essayé de ne pas lui parler sèchement, mais c’était plus fort que lui. Elle était tellement vieille, et…
Le téléphone se mit à sonner. Il jeta un coup d’œil à l’écran d’appel, et haussa les sourcils : « Trenholm, Randell ». C’était un nom auquel il n’avait plus pensé depuis au moins trente ans, un type qu’il avait connu à la CBC dans les années 2020. Depuis que le rollback de Sarah avait échoué, Don avait évité de rencontrer des gens qu’il connaissait – et maintenant, il était doublement content de ne pas avoir de vidéophone.
Randy avait un an ou deux de plus que lui, et quand il décrocha le combiné, il lui vint à l’idée que c’était peut-être sa femme qui l’appelait. C’était si souvent le cas ces derniers temps, des appels de vieux amis qui venaient en fait des conjoints pour vous informer que l’ami en question était mort.
— Allô ? fit Don.
— Don Halifax, espèce de vieille canaille !
— Randy Trenholm ? Ah, ça alors ! Comment vas-tu ?
— Comment crois-tu qu’on aille quand on a quatre-vingt-neuf ans ? demanda Randy. Je suis encore vivant, voilà tout.
— Tu m’en vois ravi, dit Don. (Il aurait bien voulu lui demander des nouvelles de sa femme, mais il ne se souvenait plus de son prénom.) Alors, quoi de neuf ?
— On parle beaucoup de toi aux infos, ces temps-ci.
— Tu veux dire de Sarah, rectifia Don.
— Non, non. Pas de Sarah. De toi, ou en tout cas dans les newsgroups que je lis.
— Ah, hem, et desquels s’agit-il ?
— Amélioration des Humains. Immortalité. Je Continue.
Il se doutait bien que les rumeurs sur son compte s’étendaient au-delà de son pâté de maisons. Mais « Ah, bon » fut tout ce qu’il trouva à dire.
— Alors, comme ça, Don Halifax côtoie les grands de ce monde, dit Randy. Cody McGavin… Drôlement impressionnant.
— Je ne l’ai rencontré qu’une fois.
— Il a dû te signer un sacré chèque, poursuivit Randy.
Don se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— Non, non, fit-il. Je n’ai même pas vu la facture pour le traitement.
— Je ne savais pas que tu t’intéressais à la prolongation de la vie.
— En fait, je ne m’y intéresse pas du tout.
— Mais tu l’as obtenue.
— Écoute, Randy, il commence à être un peu tard. Il y a quelque chose que je peux faire pour toi ?
— Eh bien, comme je le disais, tu connais Cody McGavin…
— Pas vraiment.
— Et alors, j’ai pensé que tu pourrais lui glisser un mot, tu sais, pour moi…
— Randy, je ne…
— Parce que tu vois, Don, j’ai plein de choses à apporter, et encore des tas de choses à faire, mais…
— Randy, honnêtement, je ne…
— Allez, Don. Ça n’est pas comme si tu étais vraiment spécial. Mais il a payé pour ton rollback.
— C’est pour Sarah qu’il voulait un rollback, mais…
— Oh, je sais bien, mais ça n’a pas marché pour elle, hein, c’est ça ? En tout cas, c’est ce qu’on dit. Et là, Don, tu vois, je suis vraiment désolé. J’ai toujours bien aimé Sarah.
Il y eut un silence. Randy attendait manifestement une réaction, comme si maintenant qu’il avait exprimé sa sympathie, il devait recevoir quelque chose en échange. Mais Don ne dit rien. Quand le silence commença à se faire pesant, Randy reprit :
— Bon, toujours est-il qu’il l’a fait pour toi, et…
— Et tu crois qu’il va faire la même chose pour toi, c’est ça ? Écoute, Randy, franchement, je ne sais pas combien tout ce qu’on m’a fait a coûté, mais…
— Sur Amélioration des Humains, ils l’estiment à huit milliards. La plupart des gens sur Je Continue pensent que c’est plutôt dix.
— Mais, insista Don d’une voix ferme, je ne l’ai pas demandé, et je n’en voulais pas, et…
— Et pour des types comme Cody McGavin, c’est de la menue monnaie.
— Je ne crois pas que ce soit de la menue monnaie pour personne, rétorqua Don. Mais peu importe. Il fait ce qu’il veut de son argent.
— Oui, bien sûr, mais maintenant qu’il le distribue à des gens qui ne sont pas richissimes pour qu’ils puissent avoir eux aussi un rollback, je me suis dit, tu sais, que peut-être…
— Je ne peux vraiment rien pour toi. Je suis navré, mais…
La voix au bout du fil semblait de plus en plus désespérée.
— Je t’en prie, Don. J’ai encore plein de choses à apporter. Si j’avais un rollback, je pourrais…
— Quoi ? dit brutalement Don. Guérir le cancer ? C’est déjà fait. Inventer un meilleur piège à souris ? Les techniques génétiques fabriqueront simplement de meilleures souris.
— Non, des choses importantes. Je suis… Tu ne sais pas tout ce que j’ai fait ces vingt dernières années, Don. J’ai… réalisé de grandes choses. Mais il y en a encore tellement que je voudrais accomplir. J’ai besoin de plus de temps, c’est tout.
— Je suis désolé, Randy. Vraiment désolé…
— Si seulement tu voulais bien appeler McGavin, Don. C’est tout ce que je te demande. Juste un coup de fil.
Don pensa un instant lui dire que la dernière fois qu’il avait cherché à joindre McGavin, ça lui avait pris une éternité, mais ça ne le regardait pas.
— Désolé, Randy, répéta-t-il.
— Ah, merde, qu’est-ce que tu as fait pour mériter ça ? Tu n’as rien de spécial, tu n’es pas particulièrement intelligent ni talentueux. Putain, tu as gagné à la loterie, voilà tout, et maintenant, tu ne veux même pas m’aider à m’acheter un ticket.
— Ah, bon sang, Randy…
— C’est vraiment injuste. Tu l’as dit toi-même, tu ne t’intéresses même pas au transhumanisme ni à l’extension de la vie. Mais moi, c’est le but auquel j’ai consacré la majeure partie de mon existence. « Vivez suffisamment longtemps pour pouvoir vivre éternellement »… C’est ce que Kurzweil avait dit. Tenons le coup encore quelques dizaines d’années, et nous aurons des techniques de rajeunissement, nous aurons pratiquement l’immortalité. Eh bien, j’ai tenu le coup, et voilà, les techniques sont là. Mais je ne peux pas me les payer.
— Les prix baisseront…
— Ah, merde, ce n’est pas la peine de me dire que les prix baisseront. Je le sais foutre bien qu’ils baisseront. Mais trop tard, nom d’un chien ! J’ai quatre-vingt-neuf ans ! Si seulement tu voulais bien appeler McGavin, faire jouer deux ou trois relations. C’est tout ce que je te demande – en souvenir du bon vieux temps.
— Je suis navré, dit Don. Je te le jure.
— Halifax, espèce de salopard ! Tu dois faire ça pour moi ! Je… je vais mourir. Je vais…
Don raccrocha brutalement et se redressa dans son fauteuil en tremblant. Il songea un instant monter voir Sarah, mais elle ne serait pas plus capable que Randy Trenholm de comprendre ce qu’il devait endurer. Il aimerait tellement avoir quelqu’un à qui parler… Bien sûr, il y avait d’autres gens qui avaient subi un rollback, mais ils étaient totalement hors de portée – l’abîme financier qui le séparait d’eux l’emportait largement sur leur expérience commune du rajeunissement.
Au bout d’un moment, il finit par monter à l’étage. Après avoir accompli machinalement tous les gestes pour se préparer à se coucher, il s’allongea à côté de Sarah qui dormait déjà, et il contempla le plafond – une activité qu’il semblait pratiquer de plus en plus souvent ces derniers temps.
D’une certaine façon, Randy Trenholm avait raison. Il y avait des gens qu’il serait utile de conserver. Le dernier des douze cosmonautes à avoir marché sur la Lune était mort en 2018. Le plus grand triomphe de l’espèce humaine s’était produit du vivant de Don, mais il n’y avait plus personne aujourd’hui qui ait posé le pied sur la Lune. Il n’en restait plus que des photos, des vidéos, des cailloux et quelques rares descriptions poétiques, telles que la « désolation magnifique » d’Aldrin. Les gens persistaient à dire que, forcément, on finirait par retourner sur la Lune. Il vivrait peut-être suffisamment longtemps pour voir ça, songea Don, mais en attendant, l’expérience véritable de ces petits pas et de ces bonds de géant s’était effacée de la mémoire vivante.
Plus tragique encore, le dernier survivant des camps de la mort nazis – le dernier témoin de ces atrocités – était mort en 2037. La pire chose que l’humanité ait jamais faite s’était elle aussi effacée de la mémoire vivante.
L’alunissage ainsi que l’Holocauste avaient tous deux leurs négationnistes : des gens qui affirmaient qu’une telle merveille, et une telle horreur, ne pouvaient avoir existé, que les humains étaient incapables de tels triomphes technologiques, ou d’une absence de conscience aussi maléfique. Et maintenant, tous ceux qui auraient pu les contredire à partir de leur propre expérience avaient disparu.
Mais Donald Halifax, lui, continuait de vivre, sans avoir jamais rien fait de spécial, sans expérience importante dont lui seul pourrait témoigner, rien qui pût valoir la peine d’être partagé avec les futures générations. Il n’était qu’un type comme les autres.
Sarah bougea dans son sommeil et se tourna sur le côté. Il la regarda dans la pénombre, cette femme qui avait accompli ce que personne n’avait jamais fait avant elle : comprendre la signification d’un message extraterrestre. Et si Cody McGavin voyait juste, c’était elle qui avait le plus de chances d’y parvenir encore une fois. Mais elle allait disparaître trop tôt, tandis que lui continuerait de vivre. C’est sur elle que le rollback aurait dû marcher, Don en avait bien conscience. Elle, elle avait de l’importance… pas lui.
Il secoua la tête, et il entendit le froissement de ses cheveux contre l’oreiller. Il savait bien que ce n’était pas lui qui l’avait privée de son rajeunissement, et que la réussite de son traitement à lui n’avait rien à voir avec l’échec de celui de Sarah. Et pourtant, son sentiment de culpabilité était oppressant, comme s’il avait deux mètres de terre au-dessus de lui.
— Je suis désolé, murmura-t-il dans le noir, en contemplant de nouveau le plafond.
— Désolé pour quoi ?
La voix de Sarah le fit sursauter. Il ne s’était pas rendu compte qu’elle ne dormait pas. Il se tourna vers elle et vit les petits reflets de la lumière du dehors éclairer ses yeux ouverts.
Il se rapprocha d’elle et la prit doucement dans ses bras. Il pensa d’abord lui dire simplement qu’il s’excusait d’avoir été aussi brusque avec elle tout à l’heure, mais il y avait plus que ça… beaucoup plus.
— Je suis désolé, dit-il enfin, que le rollback ait marché pour moi mais pas pour toi.
Il sentit Sarah inspirer profondément, puis relâcher doucement son souffle.
— Si ça ne pouvait marcher que pour un de nous deux, dit-elle, je suis bien contente que ce soit tombé sur toi.
Il ne s’était pas du tout attendu à ça.
— Pourquoi ?
— Parce que, dit-elle, tu es un homme tellement bien.
Aucune réponse ne lui vint à l’esprit, et il se contenta de la tenir dans ses bras. Au bout d’un moment, la respiration de Sarah se fit régulière et sonore. Il resta éveillé à côté d’elle pendant des heures, simplement à l’écouter.
Don se rendit compte qu’il était temps qu’il se trouve du travail. Ce n’était pas que Sarah et lui aient de gros problèmes d’argent. Ils touchaient chacun une retraite de leur ancien employeur et du gouvernement fédéral. Mais avec toute l’énergie qu’il avait maintenant, il fallait qu’il la dépense à quelque chose, et puis un travail l’aiderait sans doute à se sortir de sa déprime qui ne faisait qu’empirer. Malgré l’exaltation physique d’être de nouveau jeune, toute cette affaire pesait lourdement sur lui – la difficulté de ses rapports avec Sarah, la jalousie des vieux amis, les heures interminables passées à regarder dans le vague en se disant que les choses auraient dû être différentes.
Et c’est pourquoi il se rendit à North York Centre, juste à deux cents mètres de chez lui, où il prit le métro à la station située sous la tour de la bibliothèque municipale. C’était une chaude journée d’août, et son regard fut attiré par les jeunes femmes très légèrement vêtues dans le wagon – toutes bronzées et ravissantes. Absorbé par ce spectacle, il ne vit pas le temps passer, mais il fut très surpris, et un peu embarrassé, de remarquer qu’une fille qui était descendue à Wellesley l’avait en fait regardé avec ce qui ressemblait à de l’admiration.
Parvenu à sa destination – Union Station –, il sortit du métro et fit à pied une cinquantaine de mètres pour rejoindre le CBC Broadcast Centre, un énorme bâtiment qui évoquait un cube Borg géant.
Il connaissait cet endroit comme… non, pas comme le dos de sa main, parce qu’il en était encore à devoir s’habituer à son nouvel aspect, ferme et dénué de taches de vieillesse. Disons, comme sa poche. Mais il n’avait plus de badge personnel, et il dut donc attendre que quelqu’un vienne l’accompagner jusqu’au bureau de sécurité de Front Street. Pendant qu’il attendait, il examina les hologrammes grandeur nature des personnalités actuelles de la CBC. De son temps, c’était une série de silhouettes en carton. Aucun de ces visages ne lui était familier, même s’il reconnaissait la plupart des noms.
— Donald Halifax ?
Don se retourna et vit un Asiatique d’une trentaine d’années, un homme mince aux cheveux bizarrement teints couleur pêche.
— Je suis Ben Zhou.
— Merci d’avoir accepté de me recevoir, dit Don tandis que Ben lui faisait franchir le portique.
— Pas du tout, pas du tout, fit Ben. Vous êtes une légende, ici, vous savez.
Don haussa les sourcils.
— Vraiment ?
Ils prirent un ascenseur.
— Le seul ingénieur du son avec qui John Pellatt acceptait de travailler ? Ah, oui, vraiment.
Ils sortirent de la cabine et Ben l’emmena dans un bureau encombré.
— Bon, dit-il, de toute façon, je suis content que vous soyez venu. C’est un plaisir de faire votre connaissance. Mais je ne comprends pas très bien cette histoire de recherche d’emploi. Si vous avez pu vous payer un rollback, je vois mal pourquoi vous auriez besoin de travailler ici.
Don jeta un coup d’œil sur la pièce sans fenêtre. En fait, ils étaient au quatrième étage, ce qui aurait dû leur permettre d’apercevoir le lac Ontario, mais dans cet immeuble, on avait partout l’impression de se trouver dans un souterrain.
— Je n’ai pas les moyens de me payer un rollback, dit-il en s’installant dans le fauteuil que Ben lui offrait.
— Ah, oui, mais, heu, votre femme…
Don le regarda en plissant les yeux.
— Oui, ma femme… ?
Ben sembla coincé.
— Heu, n’est-elle pas riche ? Après tout, c’est elle qui a décodé ce premier message.
— Non, elle n’est pas riche non plus.
Elle aurait pu le devenir, sans doute, se dit-il, si seulement elle avait signé un contrat pour un livre au bon moment, ou si elle s’était fait payer pour toutes les conférences qu’elle avait données dans les mois qui avaient suivi la réception du message. Mais tout ça, c’était de l’histoire ancienne. On ne peut pas avoir une deuxième chance pour tout.
— Ah, ma foi, je…
— Voilà pourquoi j’ai besoin de travailler, dit Don.
Interrompre son futur patron éventuel n’était pas une stratégie qu’un conseiller en recherche d’emploi aurait approuvée, mais Don en avait assez.
— Ah, fit Ben. (Il jeta un coup d’œil à l’écran plat posé sur son bureau.) Je vois que vous avez fait Arts de la Radio et de la Télévision à Ryerson. Formidable. Moi aussi. (Ben plissa légèrement les yeux.) Promotion 1982. (Il secoua la tête.) Moi, c’était en 2035.
La conclusion était évidente, et c’est pourquoi Don essaya de l’atténuer en plaisantant :
— Je me demande si nous avons eu les mêmes professeurs… ?
Ben s’esclaffa, ce qui était un bon point pour lui.
— Et combien de temps avez-vous travaillé à la CBC ?
— Trente-six ans, répondit Don. J’étais producteur/ingénieur d’enregistrement quand j’ai…
Il se refusa à prononcer les mots, mais Ben termina la phrase pour lui, en ponctuant d’un vigoureux hochement de tête :
— Quand vous avez pris votre retraite.
— Mais comme vous le voyez, poursuivit Don, j’ai retrouvé ma jeunesse, et je voudrais me remettre à travailler.
— Et votre départ en retraite, c’était en quelle année ?
Don savait que c’était écrit dans son CV, là, juste sous son nez, mais ce salopard voulait le forcer à le dire tout haut.
— En 2022.
Ben secoua doucement la tête.
— Ouh là… Qui était Premier ministre, à l’époque ?
— Bon, fit Don en laissant la question de côté, toujours est-il que j’ai besoin d’un travail, et, vous savez bien, quand on a la CBC dans le sang…
Ben acquiesça d’un air entendu.
— Vous avez déjà travaillé sur un Mennenga 9600 ?
Don secoua la tête.
— Un Evoterra C-49 ? Ce sont les deux modèles qu’on utilise, maintenant.
Don secoua de nouveau la tête.
— Vous avez fait du montage ?
— Ah, oui. Des milliers d’heures.
Dont la moitié au moins passée à découper de vraies bandes avec une lame de rasoir…
— Mais sur quel genre de matériel ?
— Studer. Neve Capricorn. Euphonix.
Il s’était délibérément abstenu de mentionner les numéros de version des modèles, et également de parler du Kadosura, qui avait fait faillite une vingtaine d’années auparavant.
— D’un autre côté, fit Ben, le matériel change tout le temps.
— Oui, je comprends bien. Mais les principes…
— Les principes changent, eux aussi, vous le savez comme moi. Nous ne montons plus comme nous le faisions il y a dix ans, sans parler de cinquante ans en arrière. Le style et le rythme sont différents, même le son est différent. (Il secoua la tête.) J’aimerais bien pouvoir vous aider, Don. Je ferais tout pour un camarade de Ryerson – vous le savez. Mais… (Il écarta les bras.) Même un type tout frais émoulu de l’école connaît mieux son affaire que vous. Hé, il en sait plus que moi !
— Mais je n’ai pas vraiment besoin d’avoir les mains dans le cambouis, dit Don. En fait, les derniers temps, c’était bien rare que je touche à un appareil. Je m’occupais surtout de management, et ça, ça ne change pas.
— Vous avez parfaitement raison. Ça, ça ne change pas. Et ça veut dire qu’un type qui a l’air d’avoir vingt-cinq ans ne peut pas se faire respecter par des hommes et des femmes qui en ont cinquante. En plus, j’ai besoin de managers qui sachent repérer quand un ingénieur leur raconte des craques sur ce que le matériel peut ou ne peut pas faire.
— Alors, vous n’avez vraiment rien à me proposer ? demanda Don.
— Vous êtes allé voir au rez-de-chaussée ?
Don fronça les sourcils.
— Dans le hall d’accueil ?
Le hall… l’Atrium de Barbara Frum, de son nom officiel, et Don était suffisamment âgé pour avoir travaillé avec Barbara. On n’y trouvait guère que deux restaurants, les trois bureaux de sécurité, et plein d’espace qui ne servait à rien.
Ben acquiesça.
— Le hall ! s’exclama Don, indigné. Je n’ai pas envie d’être un foutu garde de sécurité !
Ben leva les mains dans un geste d’apaisement.
— Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce à quoi je pensais… Ne le prenez pas mal, mais je pensais au musée.
Don sentit presque sa mâchoire se décrocher. Ben aurait aussi bien pu lui flanquer son poing dans le plexus. Ça lui était complètement sorti de l’esprit, mais effectivement, le hall abritait un petit musée consacré à l’histoire de la CBC.
— Bon sang, je ne suis pas une pièce de musée ! dit-il.
— Non, non, non ! Ce n’est pas non plus ce que je voulais dire. Mais j’ai pensé que vous pourriez rejoindre l’équipe du conservateur. Il y a tellement de choses là-dedans que vous avez connues personnellement. Pas seulement Pellatt, mais aussi Peter Growski, Sook-Yin Lee, Bob McDonald, tous ces types. Vous les avez côtoyés et vous avez travaillé avec eux. Et là, dans votre CV, on dit que vous avez travaillé sur As It Happens et Faster Than Light.
Ben essayait sincèrement de l’aider, Don en avait bien conscience, mais là, c’était vraiment trop.
— Je ne veux pas vivre dans le passé, dit-il. Je veux faire partie du présent.
Ben jeta un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur, un de ces engins avec des chiffres composés de diodes rouges au milieu, entourés de soixante points qui s’allumaient à mesure que les secondes s’écoulaient.
— Bon, écoutez, dit-il, il faut que je retourne travailler. Merci d’être passé nous voir.
Il se leva et tendit la main à Don. Est-ce que sa poignée de main était toujours molle comme ça, ou bien faisait-il attention de ne pas serrer trop fort la main d’un homme de quatre-vingt-sept ans ? Don n’aurait su le dire.
Don redescendit dans le hall d’accueil. Dans un esprit typiquement canadien, n’importe qui pouvait se promener librement dans le grand Atrium Barbara Frum. En levant la tête, on apercevait les six étages de galeries intérieures, et l’on pouvait voir toutes sortes de personnalités de la CBC – la Corporation n’aimait pas le mot de « vedettes » – aller et venir sans être accompagnées de gardes du corps ni d’une horde d’assistants. Le petit restaurant Ooh Là Là !, qui datait de la construction de l’immeuble, avait déployé des tables dans le hall, et l’un des journalistes de Newsworld y dégustait une salade grecque. Installé à une table voisine, l’acteur principal d’une émission pour enfants que Don avait regardée avec sa petite-fille était en train de boire son café. La femme qui se dirigeait en ce moment vers les ascenseurs était l’animatrice de Ideas. Tout cela était très ouvert, très accueillant… Pour tout le monde, sauf pour lui.
Le musée de la radio était minuscule et se trouvait relégué dans un coin, comme si on y avait pensé à la dernière minute en concevant le bâtiment. Une partie de ce qui était exposé datait d’avant l’époque de Don, comme le programme pour enfants Uncle Chichimus. This Hour Has Seven Days et Front Page Challenge étaient des émissions que ses parents avaient regardées. Il était suffisamment vieux pour se souvenir de Wayne and Shuster, mais pas assez pour les avoir jamais trouvés amusants. Mais il avait appris ses premiers mots de français grâce à Chez Hélène, et passé bien des heures de bonheur avec Mr Dressup et The Friendly Giant. Don prit un instant pour examiner la maquette du château du géant, et les marionnettes de Rusty le Coq et de Jérôme le Girafon. Il lut le panneau expliquant que les étranges couleurs de Jérôme – violet et orange – dataient de l’époque de la télé en noir et blanc, où cette combinaison donnait un excellent contraste, et qu’on les avait conservées quand l’émission était passée à la couleur en 1966. D’où ce look assez psychédélique qui reflétait involontairement l’esprit de l’époque.
Don avait oublié que c’était ici que Mister Rogers avait fait ses débuts, mais il était bien là, le petit trolleybus du temps où l’émission s’appelait Mister Rogers’ Neighbourhood.
Il était le seul visiteur. Ces quelques salles désertes montraient à quel point les gens se moquaient bien du passé.
Des écrans montraient des extraits de vieilles émissions de la CBC. Il se souvenait de certaines, et la plupart avaient de quoi faire frémir… Entreposés dans les sous-sols, il devait y avoir ici des kilomètres d’effroyables navets tels que King of Kensington et Rocket Robin Hood. Il y avait peut-être certaines choses qu’il valait mieux effacer de la mémoire vivante. Certaines choses devraient peut-être rester éphémères…
Du vieux matériel radio et télé était également exposé sur des étagères, y compris des appareils qu’il avait lui-même utilisés au début de sa carrière. Il secoua la tête. Ce n’était pas le poste de conservateur qu’il lui fallait. On devrait le mettre sur une de ces étagères, une relique d’un passé depuis longtemps enfui.
Bien sûr, il n’avait pas l’air d’une relique – et la Grande Foire annuelle canadienne n’avait plus sa galerie de monstres. Il se souvenait à peine d’avoir visité la foire quand il était gamin, avec les bonimenteurs qui vantaient les mérites des hommes à queue de poisson et les charmes des femmes à barbe.
Il quitta le musée et sortit du bâtiment par la porte donnant sur Front Street. Il existait bien d’autres sociétés de diffusion en ville, mais il ne pensait pas avoir plus de chance avec elles. Et de toute façon, il aimait travailler sur des pièces et des documentaires radiophoniques, le genre d’émissions qu’on ne trouvait plus guère qu’à la CBC. Pour ce qui était des autres compagnies, son CV aurait aussi bien pu mentionner qu’il avait peint des murs dans les grottes de Lascaux.
Don arriva à l’entrée d’Union Station, qui se trouvait dans la plus ancienne section du métro, là où le réseau formait une boucle. Il s’engagea dans l’escalier et franchit le portillon, en payant le tarif adulte normal – pas le tarif senior –, puis il prit l’escalator jusqu’au quai. Il se trouva sous l’une de ces horloges digitales suspendues au plafond. Quand une rame s’engouffra dans la station, il sentit ses cheveux voler dans le courant d’air et…
Et il se trouva soudain totalement incapable de bouger. Les portes s’ouvrirent avec leur roulement de tambour métallique, des passagers sortirent et d’autres montèrent. Puis les trois notes familières retentirent pour indiquer que les portes se refermaient, et le train se remit en branle. Il s’avança comme un automate jusqu’à ce que ses pieds soient juste au bord du quai, et il regarda la rame s’éloigner.
Un petit garçon, âgé de cinq ou six ans tout au plus, le regardait par la vitre arrière. Don se souvint qu’il aimait s’asseoir à l’avant du premier wagon, quand il était gamin, pour regarder défiler le tunnel devant lui. Mais la dernière voiture, c’était presque aussi bien. Il y eut un grand grincement quand la rame entama son virage pour repartir au nord, et puis elle disparut. Don regarda les rails, un mètre cinquante en contrebas, et le bout de ses chaussures qui dépassaient du quai. Il aperçut une petite souris grise qui se faufilait au milieu de la voie, puis il vit le troisième rail avec les panneaux maculés de crasse mettant en garde contre les risques d’électrocution.
Bientôt, une autre rame s’approcha sur la voie incurvée. Ses phares firent danser des ombres dans le tunnel avant qu’on puisse la voir. Don perçut la vibration du train à quelques centimètres de son visage quand il passa devant lui, et sentit ses cheveux voler encore une fois.
Le train s’arrêta. Don regarda par la vitre juste devant lui. La plupart des voyageurs descendaient à Union, mais il en restait quelques-uns à bord pour franchir le coude.
Franchir le coude…
C’était la méthode traditionnelle pour en finir… Ici, à Toronto, c’était comme ça que les désespérés avaient toujours résolu leurs problèmes, déjà bien avant sa naissance. Les rames s’engouffraient dans la station à grande vitesse. En attendant juste au bout du quai, on pouvait sauter devant un train qui arrivait, et…
Et voilà, terminé.
Bien sûr, ça ne serait pas très sympa pour le conducteur. Don se souvenait d’un article dans le Star, autrefois, racontant le traumatisme que c’était pour les machinistes quand les gens se suicidaient comme ça. Les conducteurs avaient souvent besoin d’être mis en congé maladie, et certains avaient tellement peur que ça se reproduise qu’ils ne pouvaient jamais plus reprendre leur travail. Dans le centre-ville, les stations étaient séparées de quarante-cinq secondes. Les machinistes n’avaient même pas le temps de se détendre entre deux.
Mais tout ça, c’était du temps où les trains avaient des conducteurs humains. Aujourd’hui, ils étaient pilotés par de belles mécaniques, grâce à McGavin Robotics.
Il y aurait une certaine ironie là-dedans… C’était tentant, et…
Et il se mit à trembler de la tête aux pieds. Soudain, il banda tous ses muscles pour s’élancer aussi vite qu’il pouvait, et…
Et il eut juste le temps de se glisser entre les portes avant qu’elles ne se referment en grondant. Pendant tout le trajet du retour, Don garda le poing serré sur la barre métallique, comme un naufragé qui s’agrippe désespérément à un bout de bois flottant.
En 2009, Sarah avait passé au moins autant de temps à discuter du questionnaire des Dracons qu’à enseigner l’astronomie, et le sujet débordait souvent sur ses conversations avec Don. Un soir, alors que Carl était au sous-sol à jouer aux Sims 4 et que la petite Emily était à une réunion d’éclaireuses, Sarah dit :
— Voici un dilemme moral soulevé aujourd’hui sur le newsgroup du SETI. Certains d’entre nous pensent avoir deviné ce que les extraterrestres cherchent à savoir avec leur questionnaire, ce qui veut dire que nous pourrions leur fournir les réponses qu’ils attendent, dans l’espoir qu’ils maintiennent leur contact avec nous. Et voici donc la question : devons-nous mentir pour obtenir ce que nous, nous voulons ? Autrement dit, à quel point est-il immoral de tricher dans un questionnaire portant sur la morale ?
— Les Dracons sont probablement au moins aussi malins que nous, tu ne crois pas ? dit Don.
— C’est exactement ce que j’ai dit ! répondit Sarah, qui semblait contente de voir ses vues confirmées. Les instructions qu’ils donnent indiquent clairement que les mille réponses que nous enverrons devront être formulées indépendamment et en privé. Ils disent qu’il pourrait y avoir des questions complémentaires ultérieurement, et que toute concertation entre les participants rendrait l’exercice complètement caduc. Et je les soupçonne d’avoir un moyen de déterminer si les réponses proviennent d’une seule personne au lieu du millier d’individus qu’ils ont demandé – ou même d’un groupe de gens qui auraient collaboré. Tu sais, avec une analyse statistique des réponses.
Ils étaient en train de procéder à un grand ménage. Comme ils travaillaient tous les deux pendant la journée, les tâches domestiques passaient au second plan. Don époussetait le dessus de cheminée.
— Tu sais ce que j’aimerais ? dit-il d’un air distrait en regardant la litho d’Emily Carr accrochée au mur au-dessus. Un de ces grands écrans plats de soixante pouces. Tu ne crois pas que ça ferait beaucoup d’effet, juste là ? Je sais qu’ils coûtent encore une fortune, mais je suis sûr que les prix vont baisser.
Sarah s’occupait de rassembler les journaux éparpillés.
— J’espère pour toi que tu seras encore là pour le voir.
— Bon, poursuivit-il, qu’est-ce que tu disais à propos du questionnaire ?
— Ah oui. Même si on voulait tricher en préparant toutes les réponses en comité, il y a certaines questions pour lesquelles, franchement, on ne sait pas quelle est la « bonne » réponse.
Il se baissa pour ramasser les mugs sales sur la table basse.
— Tu as un exemple ?
— Mettons la question trente et un. Tu es avec quelqu’un, et vous trouvez un objet qui n’a apparemment aucune valeur. Aucun de vous deux n’en a envie. Lequel de vous devrait le garder ?
Don s’arrêta pour réfléchir, deux mugs jaunes dans une main et un seul dans l’autre. À seize ans, Carl commençait à s’initier au café.
— Hmm… je ne sais pas. En fait, ça n’a pas d’importance, si ?
Sarah avait fini de rassembler les journaux, et elle alla les jeter dans la poubelle bleue de la cuisine.
— Qui sait ? lança-t-elle. Il y a forcément un aspect moral qui intéresse les Dracons, mais je ne connais personne qui ait réussi à voir ce que c’était.
Il la rejoignit dans la cuisine, rinça les mugs sous le robinet et les mit dans le lave-vaisselle.
— Peut-être qu’aucun des deux ne doit prendre l’objet. On se contente de le laisser là où il est, tu vois ?
— Oui, fit-elle, ce serait bien, mais ce n’est pas une des réponses prévues. Tu te souviens que ce sont essentiellement des questions à choix multiple.
Il était en train de ranger quelques assiettes dans le lave-vaisselle.
— Ah, honnêtement, je ne sais pas. Heu, l’autre type devrait le prendre parce que… parce que comme ça, je me montre généreux, tu comprends ?
— Mais il n’en veut pas, dit-elle.
— Mais ça pourrait prendre de la valeur un jour.
— Ou ça pourrait se révéler empoisonné, ou appartenir à quelqu’un qui sera furieux qu’on le lui ait pris, et qui va se venger sur celui qui l’a volé.
Il secoua la tête et mit une pastille détergente dans le compartiment.
— On n’a tout simplement pas assez d’informations.
— Les Dracons semblent considérer qu’il y a tout ce qu’il faut.
Il lança le programme et fit signe à Sarah de le suivre dehors. La machine était très bruyante.
— O.K., fit-il. Donc, même si on voulait truquer les réponses dans un sens qui nous soit favorable, c’est impossible parce qu’on ne sait pas comment faire dans tous les cas.
— C’est ça, dit Sarah. Et de toute façon, même quand on comprend bien la question, la réponse favorable pour nous n’est pas du tout évidente. Tu vois, certains de nos principes moraux sont rationnels, et d’autres sont basés sur les émotions – et il est difficile de dire ce que les extraterrestres préfèrent.
— Je croyais que toute morale est fondée sur la raison, dit Don. (Il jeta un coup d’œil autour de lui pour voir s’il y avait encore quelque chose à ranger dans le salon.) N’est-ce pas la définition même de la morale ? Une réaction rationnelle plutôt qu’un simple réflexe viscéral ?
— Ah bon ? fit-elle en redressant la pile de magazines – Maclean’s, Mix, Discover, The Atlantic Monthly – qui trônait sur la petite table entre le canapé et le fauteuil relax. Tiens, essaie un peu ça. C’est un problème classique en philosophie morale, on l’appelle « le dilemme du tramway ». C’est une certaine Philippa Foot, une philosophe britannique, qui l’a imaginé. Voilà un tramway dont les freins ont lâché et qui fonce à toute allure sur ses rails. Cinq personnes sont coincées au milieu de la voie et ne peuvent pas s’échapper à temps – si le train les percute, elles mourront toutes. Mais toi, tu observes la scène du haut d’un pont au-dessus des rails, et c’est là que se trouve le poste d’aiguillage. Tu as devant toi une manette : si tu l’actionnes, le tramway sera détourné vers une autre voie à gauche, ce qui épargnera les cinq personnes coincées. Que fais-tu ?
— Je tire sur la manette, bien sûr, répondit-il.
Considérant qu’il n’y avait plus de ménage à faire pour ce soir, il s’installa sur le canapé.
— C’est ce que dit pratiquement tout le monde, dit Sarah en venant le rejoindre. La plupart des gens ressentent une obligation morale d’intervenir dans des situations où des vies humaines sont en danger. Ah, mais j’ai oublié de te dire… Il y a un gros type coincé sur l’autre voie, vraiment très gros. Si tu détournes le tramway, c’est lui qui va mourir. Alors, qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
Il lui passa le bras autour des épaules.
— Eh bien, heu… je pense que je tire quand même sur la manette.
Elle se nicha contre lui.
— C’est ce que la plupart des gens répondent. Pourquoi ?
— Parce que, comme ça, une seule personne meurt au lieu de cinq.
Il entendit le sourire dans sa voix.
— Tu es vraiment un fan de Star Trek dans l’âme. « Les besoins du plus grand nombre l’emportent sur ceux de quelques-uns. » Pas étonnant que ce soit ce que Mr Spock croit. C’est bien le produit d’une pensée rationnelle. Alors, maintenant, tiens-toi bien. Disons qu’il n’y a pas d’aiguillage, pas de seconde voie. Et au lieu d’être le malheureux coincé à gauche, le gros type est en fait à côté de toi, sur le pont. Tu sais parfaitement que si tu le fais basculer par-dessus le parapet juste au moment où le tramway passera, son poids sera suffisant pour arrêter le train avant qu’il n’aille percuter les cinq personnes. Toi, tu n’es pas assez gros. Même si tu te sacrifiais en sautant, ça ne ralentirait pas le tram et ça ne servirait donc à rien. Par contre, avec le gros type, tu es sûr que ça va marcher. Alors, que fais-tu, maintenant ?
— Rien.
Don la sentit hocher la tête.
— Encore une fois, c’est la réponse de la plupart des gens. Ils ne feraient rien du tout. Mais pourquoi ?
— Parce que, hem, parce que c’est mal de… ah…
Il s’interrompit en fronçant les sourcils, puis il ouvrit la bouche pour réessayer, et finit par la refermer.
— Tu vois ? dit Sarah. Les deux situations sont comparables. Dans les deux scénarios, tu préfères qu’une seule personne meure – la même personne, en fait – pour sauver la vie de cinq autres. Mais dans le premier cas, tu actionnes simplement une manette. Dans le second, tu dois tuer toi-même le type. L’équation rationnelle est exactement la même, mais le second scénario a un contenu émotionnel différent. Pour la plupart des gens, ce qu’ils jugeaient « bien » dans le premier scénario devient « mal » dans le second. (Elle s’interrompit un instant.) Les Dracons ne nous ont pas posé cette question précise à propos du tramway, mais il y en a d’autres pour lesquelles il y a une réponse morale de nature émotionnelle, et une autre de nature logique. Quant à savoir laquelle ils préféreraient voir, je n’en suis pas si sûre.
Don fronça de nouveau les sourcils.
— Mais est-ce que des créatures avancées ne préféreraient pas la logique à l’émotion ?
— Pas nécessairement. La justice et un désir de réciprocité sont des comportements émotionnels. On les trouve chez des animaux qui ne raisonnent manifestement pas de façon abstraite et symbolique, et pourtant, ce sont deux des valeurs que nous apprécions le plus. Les extraterrestres y tiennent peut-être aussi, ce qui voudrait dire qu’ils cherchent peut-être des réponses émotionnelles. Et pourtant, certains de mes collègues considèrent que les réponses logiques sont préférables, parce qu’elles dénotent une forme d’intelligence plus développée. D’un autre côté, des réponses purement logiques ne refléteraient pas ce que nous sommes réellement. Tiens, un autre problème – les Dracons ne l’ont pas abordé, mais c’est un exemple intéressant. Nous avons deux enfants, un garçon et une fille. Imagine que quand Emily sera plus grande, Carl et elle partent en week-end quelque part, et qu’ils décident de faire l’amour ensemble – juste une fois, comme ça, histoire de voir comment ça fait.
— Sarah !
— Tu vois ? Ça te dégoûte déjà. Et moi aussi, bien sûr. Mais pourquoi trouvons-nous l’idée répugnante ? Sans doute parce que l’évolution nous a inculqué le désir de promouvoir l’exogamie et d’éviter les tares génétiques qui résultent souvent d’unions incestueuses. Mais imagine qu’ils utilisent des moyens contraceptifs – je sais parfaitement que c’est ce que fera ma fille. Le problème des tares génétiques ne se pose donc pas. En plus, disons qu’aucun des deux n’a de maladie vénérienne. Ajoutons qu’ils ne font l’amour que cette fois-là, sans qu’il en résulte de traumatismes psychologiques, et qu’ils n’en parlent à personne. Alors, c’est toujours répugnant ? Au plus profond de moi-même – et c’est vrai pour toi aussi, j’en suis convaincue –, la réponse est oui, même si nous sommes incapables de fournir une justification logique à ce dégoût.
— Oui, sans doute, dit-il.
— Bon. mais pendant des siècles et des siècles, et dans des tas d’endroits, les unions homosexuelles ont été considérées avec horreur, elles aussi, tout comme les unions interethniques. Aujourd’hui, la plupart des gens n’ont aucune réaction négative à ce sujet. Alors, ce n’est pas parce que quelque chose a pu dégoûter les gens à un moment donné que c’est universellement blâmable. La morale évolue, en partie parce que les gens peuvent accepter d’adopter de nouveaux points de vue. Après tout, c’est surtout grâce à des arguments logiques qu’on a pu établir les droits civiques universels et les droits de la femme. Les gens ont fini par être convaincus que l’esclavage et la discrimination sexuelle étaient indéfendables dans leur principe. Si on éduque les gens sur un problème donné, leur point de vue moral change. En fait, c’est ce qui se passe chez les enfants. Leur comportement devient de plus en plus moral à mesure que leurs capacités de raisonnement se développent. Ils commencent par penser que quelque chose est mal simplement parce qu’ils pourraient se faire prendre… mais ensuite, ils comprennent que quelque chose peut être mal par principe. Eh bien, nous avons peut-être grandi suffisamment pour que les Dracons aient envie de garder le contact avec nous. Ou peut-être pas, et dans ce cas, nous n’avons aucun moyen de deviner quelles sont les bonnes réponses. (Elle se serra contre son mari.) Non, au bout du compte, je crois que la seule solution est de faire exactement ce qu’ils nous demandent : envoyer mille jeux de réponses indépendants, chacun élaboré séparément et de la façon la plus honnête possible.
— Et ensuite ?
— Ensuite, attendre la réponse qu’ils voudront bien éventuellement nous envoyer.
Encore une chaude journée d’août. Don était de nouveau retourné en ville, mais pas pour un entretien d’embauche, cette fois-ci, et il portait donc des vêtements mieux adaptés au climat : un jean bermuda et un tee-shirt bleu clair. Il était bien content d’avoir choisi cette tenue tandis qu’il grimpait sans effort les marches du métro pour se retrouver dehors dans la chaleur étouffante.
Sarah, tout comme le reste de la communauté du SETI, continuait de chercher la clef de décryptage du second message de Sigma Draconis. Elle avait eu une idée hier soir, mais pour pouvoir aller plus loin, elle avait besoin de vieilles archives papier entreposées à l’université.
Il n’y avait pas beaucoup à marcher depuis la station de Queen’s Park jusqu’à la tour des Laboratoires de physique McLennan, où se trouvait le département d’astronomie et astrophysique de l’université de Toronto. Il y avait deux dômes d’observation sur le toit. D’habitude, quand il les voyait, Don pensait simplement qu’ils ne devaient servir à rien, étant donné la luminosité ambiante. Mais cette fois-ci, en les regardant, il se fit la réflexion qu’ils ressemblaient à une jolie paire de seins bien fermes.
En sortant de l’ascenseur au quatorzième étage, il remarqua sur un mur du couloir une série de photos de personnages célèbres ayant travaillé dans le département. On y voyait le Dr Helen Sawyer Hogg, disparue il y avait maintenant cinquante-cinq ans. Don se souvenait des chroniques qu’elle écrivait dans le Star du samedi, quand il était gamin. Il y avait également Ian Shelton, qui avait découvert Supernova 1987a dans le Grand Nuage de Magellan, et puis Sarah elle-même. Il s’arrêta un instant pour lire le panneau à son sujet, puis il regarda sa photo qui devait dater d’au moins quarante ans, car elle n’avait jamais porté les cheveux aussi longs depuis.
Ah, des photos jaunies par le temps, c’était exactement ce qui convenait ici… Les universités étaient elles-mêmes devenues des anachronismes, les derniers bastions de résistance à la tendance inexorable de tout faire en ligne, de travailler à distance. Les lieux sacrés de la connaissance, les tours d’ivoire, toutes ces images qui lui venaient à l’esprit ne faisaient qu’accentuer le caractère pittoresque et désuet de ces institutions. Et pourtant, elles existaient encore.
En regardant de nouveau la photo de Sarah, il sentit sa mâchoire se crisper. Si les choses s’étaient passées comme elles auraient dû, sa femme aurait aujourd’hui l’air encore plus jeune. Cette photo aurait représenté ce qu’elle serait devenue plus tard, quand elle aurait gracieusement atteint une deuxième fois l’âge paisible de la maturité… disons vers 2070.
Il franchit un coude du couloir, où les murs étaient à présent couverts de photos d’étoiles encadrées, et trouva enfin le bureau qu’il cherchait. Il frappa doucement à la porte. Difficile de perdre les vieilles habitudes, songea-t-il. Cela faisait longtemps qu’il ne frappait plus énergiquement aux portes, à cause de ses rhumatismes articulaires, mais là, il se demanda si quelqu’un avait pu l’entendre à travers l’épais panneau de bois. Il s’apprêtait à frapper de nouveau, et plus fort, quand il entendit une voix féminine répondre : « Entrez ! »
C’est ce qu’il fit, en laissant la porte ouverte derrière lui. Une jeune femme aux cheveux roux était assise devant un ordinateur. Elle leva les yeux vers lui d’un air interrogateur.
— Je cherche Lenore Darby, dit Don.
— Je plaide coupable, répondit-elle en levant la main.
Il haussa les sourcils. Maintenant qu’il la voyait, il se souvint qu’il y avait eu une rousse parmi les étudiants réunis à Noël l’an dernier, mais il avait oublié – ou, plus probablement, il ne l’avait pas remarqué à l’époque – à quel point elle était ravissante.
Lenore devait avoir dans les vingt-cinq ans – de vrais vingt-cinq ans, sans aucun doute. Ses longs cheveux tombaient en cascade sur ses épaules, elle avait une peau laiteuse criblée de taches de rousseur et des yeux verts. Elle portait un jean bermuda vert et un tee-shirt blanc sur lequel était écrit « Onderdonk », ce qui devait être le nom d’un groupe. Elle avait noué le bas de son tee-shirt sur son estomac, de sorte qu’on pouvait apercevoir cinq centimètres de peau nue sans un pli malgré sa position assise.
— Est-ce que je peux vous aider ? demanda-t-elle avec un sourire parfait.
Don avait tellement de contemporains qui avaient passé toute leur vie adulte, comme lui-même jusqu’à tout récemment, avec une dentition irrégulière – dents mal alignées, trop écartées… –, mais les jeunes d’aujourd’hui avaient presque tous des dents parfaites, d’une blancheur éclatante et d’un alignement impeccable, et sans aucune carie.
Il s’arma de courage avant de débiter son petit discours.
— Voilà, dit-il, je suis Don Halifax. Je sais que je…
— Ah, mon Dieu ! s’exclama Lenore. (Elle l’examina de la tête aux pieds, ce qui le plongea dans l’embarras, et le fit sans doute même rougir.) Je m’attendais à… C’est sans doute votre grand-père, j’imagine. C’est de lui que vous tenez votre prénom ?
En décembre, elle avait rencontré un vieillard de quatre-vingt-sept ans qui s’appelait Don Halifax, et on lui avait dit que quelqu’un de ce nom allait venir chercher quelques papiers pour Sarah, et par conséquent…
Oui, bien sûr, c’était parfaitement logique de sa part.
— Oui, c’est ça, dit-il.
En fait, ça n’était pas loin de la vérité, mais pas comme elle le pensait. Son nom complet était Donald Roscoe Halifax, et Roscoe avait été le prénom de son grand-père paternel.
Alors, pourquoi pas ? Cette petite fiction ne pouvait pas faire de mal, et il avait vraiment horreur de devoir expliquer sa situation. Il n’avait absolument pas envie de raconter toute cette malheureuse histoire à chaque personne qu’il rencontrait. Et de toute façon, il y avait peu de chances qu’il revoie jamais cette fille.
— Ravie de vous connaître, dit Lenore. J’ai eu l’occasion de rencontrer votre grand-père. C’est un homme absolument charmant !
Il fut heureux de cette remarque, et il s’autorisa un petit sourire.
— Oui, c’est très vrai.
— Et comment va… (Don retint son souffle. Si elle avait terminé sa phrase par « votre grand-mère », il n’aurait sans doute pas pu continuer la mascarade, mais elle dit :) Comment va le professeur Halifax ?
— Elle va bien.
— Tant mieux, dit Lenore. (Mais elle surprit Don quand elle ajouta en secouant la tête :) Il y a des fois où j’aimerais être plus vieille.
Elle sourit et se leva, puis elle tira sur le bas de son tee-shirt pour l’ajuster, ce qui eut pour effet de faire ressortir la courbe de ses seins.
— Vous comprenez, comme ça, j’aurais pu l’avoir comme directrice de thèse. Ce n’est pas que le professeur Danylak ne soit pas bien, au contraire, mais c’est très frustrant d’étudier là où a travaillé la plus grande experte dans la spécialité que j’ai choisie, et de n’avoir pratiquement aucun contact avec elle.
— Vous êtes spécialisée dans le SETI, vous aussi ?
Elle hocha la tête.
— Ouaip. Alors, comme vous pouvez l’imaginer, le professeur Halifax est un peu mon idole.
— Ah, fit-il.
Il examina la pièce où il se trouvait, parce que…
Parce que, se rendit-il soudain compte, il avait peut-être regardé trop longtemps, et trop fixement, cette jeune femme très attirante.
Il y avait les cloisons de séparation habituelles, et tout un mur était garni d’armoires de classement. Toute sa vie, il avait entendu prédire dans un avenir proche l’avènement du bureau sans papier et de la voiture volante, mais peut-être que maintenant, il vivrait suffisamment longtemps pour voir l’un ou l’autre devenir une réalité.
Il ouvrit la bouche pour continuer, mais il s’arrêta à temps. Il avait été sur le point de dire : « Sarah m’a demandé de… », mais qui pouvait bien appeler sa grand-mère par son prénom ? Et pourtant, il lui était impossible de prononcer les mots : « Ma grand-mère ». Il finit par recourir à une tournure impersonnelle.
— On m’a demandé de passer prendre quelques vieux dossiers.
— Ah oui, fit Lenore, je suis au courant. Comme je suis tout en bas de l’échelle hiérarchique, c’est forcément moi qui dois aller fouiller dans le sous-sol pour tout le monde. Attendez, je vais vous les donner.
Elle traversa la pièce, et Don ne put s’empêcher d’observer attentivement le balancement de ses fesses sous son short. Sur une des armoires était posée une pile de papiers d’au moins trente centimètres, classés dans plusieurs grandes enveloppes.
Don avait peur que sa nouvelle apparence physique ne résiste pas à un examen attentif. Il en était tellement étonné lui-même qu’il était persuadé que les autres devaient être tout aussi surpris. Mais quand Lenore lui tendit les documents, elle ne sembla rien lui trouver de bizarre.
De son côté, il remarqua une légère odeur fruitée – comme c’était merveilleux de pouvoir de nouveau sentir les choses ! Ce n’était pas du parfum. Il s’agissait probablement de son shampoing ou de sa laque, et c’était fort agréable.
— Ah, bon sang ! fit-il. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y en ait autant !
— Vous voulez un coup de main pour les porter jusqu’à votre voiture ? demanda Lenore.
— En fait, je suis venu en métro.
— Ah ! Si vous voulez, je peux vous les mettre dans un carton.
— Merci, mais… (Elle haussa ses sourcils d’un roux orangé, et il poursuivit :) C’est juste que j’avais l’intention d’aller au Musée des Beaux-Arts, cet après-midi. Il y a une exposition de verres soufflés réalisés par Robyn Herrington, et j’aimerais bien la voir.
— Bah, le musée n’est qu’à deux ou trois cents mètres. Pourquoi ne pas laisser les papiers ici, et repasser les prendre quand vous aurez fini ?
— Je ne voudrais pas vous déranger.
— Oh, mais ça ne me dérange pas du tout ! Je serai ici jusqu’à cinq heures.
— Une acharnée du boulot, hein ? Vous devez vraiment vous plaire, ici.
Elle posa son ravissant fessier sur un coin de bureau.
— Ah ça, oui. C’est formidable.
— Vous préparez un doctorat ?
— Non, pas encore. Je termine juste ma maîtrise.
— Vous avez fait votre deuxième cycle ici ?
— Non, non. J’étais à Simon Fraser.
Il hocha la tête.
— Et c’est votre ville natale ? Vancouver ?
— Ouaip. Et vous m’excuserez si je vous dis ça, mais c’est infiniment mieux qu’ici. L’océan me manque beaucoup, les montagnes aussi, et je ne supporte absolument pas le climat de Toronto.
— Mais toute cette pluie à Vancouver, ça ne finit pas par vous lasser un peu ?
— Je ne la remarque même pas, tellement j’y suis habituée. Mais la neige ici en hiver ! Et l’humidité en ce moment… Je crois que je mourrais s’il n’y avait pas l’air conditionné.
Don n’était pas particulièrement emballé non plus par le climat de Toronto. Il hocha de nouveau la tête.
— Alors, j’imagine que vous retournerez là-bas quand vous aurez terminé vos études ?
— Non, probablement pas. J’aimerais aller quelque part dans l’hémisphère Sud. Le SETI n’a pas encore suffisamment exploré le ciel austral.
— Vous avez un endroit particulier en tête ? demanda Don.
— L’université de Canterbury a un département d’astronomie très chouette.
— Et elle se trouve où ?
— En Nouvelle-Zélande, à Christchurch.
— Ah, fit Don. Les montagnes et l’océan…
Elle sourit.
— Exactement.
— Vous êtes déjà allée là-bas ?
— Non, jamais. Mais un jour…
— C’est vraiment formidable.
— Vous y êtes allé, vous ? demanda-t-elle en faisant grimper ses sourcils sur son front plein de taches de rousseur.
— Ouaip, fit-il en adoptant la façon qu’elle avait de parler. C’était en… (Il s’arrêta juste à temps. Il avait failli dire « en 1992 »…) Oh, il y a quelques années.
— Wooow ! fit Lenore en plissant joliment la bouche pour émettre le son. C’était comment ? Ça vous a plu ?
Il se dit qu’il devrait arrêter de la fixer comme ça dans les yeux, et son regard se porta sur l’horloge digitale accrochée au mur. Elle indiquait 13:10. Il commençait à avoir faim. C’était encore une chose qui lui était revenue en même temps que son odorat, maintenant que son corps s’était entièrement renouvelé. Pendant si longtemps, il s’était contenté de minuscules repas, se faisant mettre de côté les restes quand il dînait dehors pour les rapporter à la maison. Pendant le rollback, alors que son corps reconstituait la masse musculaire qu’il avait perdue, il avait mangé comme un ogre. À présent, son appétit s’était stabilisé à ce qu’il était quand il avait vraiment eu vingt-cinq ans, mais il n’en restait pas moins prodigieux.
— Bon, fit Don, en tout cas, merci de me laisser revenir tout à l’heure pour prendre les papiers. Je crois que je ferais mieux d’y aller, maintenant.
— Où ça, au Musée des Beaux-Arts ?
— En réalité, je pensais d’abord aller manger un morceau. Il y a un endroit correct, dans le coin ?
— Il y a le Duke of York, dit-elle. C’est très chouette. En fait…
— Oui ?
— Eh bien, j’envisage très sérieusement de m’inscrire en Nouvelle-Zélande. J’aimerais bien te poser des tas de questions là-dessus. Ça t’ennuie si on déjeune ensemble ?
Don et Lenore sortirent du bureau et quittèrent l’immeuble. Le soleil était haut dans le ciel de mercure, et l’atmosphère humide était étouffante. Au sud, la Tour CN vibrait dans la brume de chaleur. Le campus avait été pratiquement désert, mais Bloor Street était remplie d’un mélange d’employés et de touristes, avec quelques robots. Tous semblaient pressés d’aller ailleurs. Tout en marchant, Don et Lenore bavardèrent à propos de la Nouvelle-Zélande.
— C’est un pays formidable, dit-il, mais je dois te prévenir, ils ont cette habitude agaçante de mettre une tranche de betterave sur les hamburgers, et… Oh, regarde ! (Une voiture était garée le long du trottoir. Il pointa le doigt vers la plaque d’immatriculation bleu et blanc : QHFI-294, avec le tiret habituel dans l’Ontario représentant une couronne stylisée.) Fiqh, ajouta-t-il.
Lenore haussa les sourcils jusqu’à la racine des cheveux.
— Le droit musulman ! s’exclama-t-elle absolument ravie. Tu joues au Scrabble ?
Tout joueur de Scrabble digne de ce nom connaissait par cœur la liste des quelques mots comportant un « Q » mais pas de « U ».
— Ah ça, oui, fit-il en souriant.
— Moi aussi, dit Lenore. Je m’entraîne toujours avec les plaques minéralogiques. Il y a quelques semaines, j’ai vu deux voitures côte à côte, et leurs plaques étaient des anagrammes de « bile » et « vomi ». Ça m’a fait rire pendant des jours rien que d’y penser.
Ils poursuivirent leur chemin tout en continuant de parler de la Nouvelle-Zélande, et quand ils arrivèrent au restaurant, ils avaient pratiquement fait le tour de ce que Don pouvait dire sur le sujet. Le Duke of York s’avéra être une sorte de pub à un étage donnant sur une rue tranquille au nord de Bloor. Les autres bâtiments de la rue, tous des maisons anciennes superbement rénovées, semblaient abriter les bureaux d’avocats et de financiers de renom.
On les conduisit jusqu’à une petite alcôve au fond du restaurant, et ils s’installèrent. Les haut-parleurs diffusaient du rock – enfin, les gamins d’aujourd’hui devaient sûrement appeler ça autrement. Dieu merci, la salle était climatisée.
Trois hommes étaient assis à une table voisine. Une serveuse de l’âge de Lenore – et presque aussi jolie –, portant un haut noir très ajusté avec un large décolleté, était en train de prendre leur commande de vin pour accompagner leur repas.
— Rouge ou blanc ? demanda l’un des trois convives en regardant ses compagnons.
— Rouge, répondit son voisin de gauche, et « Rouge », répéta le type à sa droite.
Le premier leva la tête vers la serveuse et lui dit :
— J’ai entendu rouge.
Lenore se pencha vers Don et lui murmura, tout en désignant d’un mouvement de tête celui qui venait juste de parler :
— Wow, fit-elle. Il doit être atteint de synesthésie.
Don s’esclaffa, absolument enchanté.
La serveuse reporta son attention sur eux. Elle était grande, avec de larges épaules, un teint chocolat et de longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’à la taille.
— Est-ce que je peux… Oh, Lennie ! Je n’avais pas vu que c’était toi, ma chérie !
Lenore eut un petit sourire gêné en se tournant vers Don.
— Je travaille ici deux soirs par semaine.
Don eut soudain une image mentale assez agréable, celle de Lenore habillée comme la serveuse, dont le badge indiquait le nom de « Gabby ». Gabby posa une main sur sa hanche bien arrondie et dévisagea Don.
— Et qui est ce monsieur ? demanda-t-elle d’un air faussement grave, comme si le compagnon de Lenore devait se préparer à subir un examen de passage.
— C’est Don, un ami.
— Bonjour, dit-il. Ravi de vous connaître.
— Enchantée, moi aussi, dit Gabby. (Elle se tourna de nouveau vers Lenore.) On se voit à la banque samedi ?
— Oui, bien sûr.
Gabby leur demanda ce qu’ils aimeraient boire. Lenore demanda un verre de vin blanc, tandis que Don commandait son Coca Light habituel. Il était bien content que Coca-Cola et Pepsi aient enfin fusionné. Il avait horreur du petit jeu de « Du Pepsi, ça ira ? » dans les endroits où ils ne servaient autrefois que cette marque.
— Bon, fit-il une fois Gabby partie, tu vas l’aider à dévaliser une banque ?
Lenore parut un peu embarrassée.
— En fait, c’est une banque alimentaire. Gabby leur donne un coup de main toute la semaine. Moi, je n’y vais en général que le samedi. (Elle se tut un instant, puis elle ajouta, comme si elle éprouvait le besoin de se justifier :) Quand on travaille dans un restaurant, on voit un tel gâchis de nourriture, alors qu’il y a encore tellement de gens qui ont faim.
Il détourna les yeux, en se demandant combien de gens – ah, bon sang, combien de millions de gens on aurait pu nourrir avec l’argent dépensé pour le rajeunir.
Comme Don avait pu le constater sur son répondeur téléphonique, Lenore était du genre volubile, et il se contentait pour l’essentiel de l’écouter parler. En fait, c’était beaucoup moins risqué que de parler lui-même. Elle avait un visage tellement animé, une voix tellement enjouée, qu’il aurait pu l’écouter comme ça pendant des heures. Il faisait quand même un effort de temps en temps pour alimenter la conversation.
— Alors, comme ça, tu aimes Onderdonk, dit-il en désignant le tee-shirt qu’elle portait.
— Oh, ils sont tordus, répondit-elle. (Il n’avait aucune idée de si c’était bien ou pas, et il resta impassible.) Et toi ? Quels groupes tu aimes ?
Aïe… Il s’était fourré lui-même dans ce pétrin. Les groupes de sa jeunesse – ELO, Wings, Supertramp, April Wine – ne diraient rien à Lenore, et il avait beau se creuser la tête, aucun nom de groupe actuel ne lui venait à l’esprit.
— Je, heu…
Et soudain, dans un éclair de génie, il indiqua le haut-parleur qui diffusait une chanson dont il ne connaissait pas le titre, par un groupe dont il ignorait le nom…
Mais Lenore hocha la tête d’un air impressionné.
— Hyperfab, dit-elle. Astrotop.
Don essaya de ne pas laisser paraître sa perplexité. Un de ces deux mots désignait probablement le nom du groupe tandis que l’autre exprimait une réaction d’approbation de son choix. Si la situation avait été inversée, si Lenore avait désigné le haut-parleur au moment où on aurait joué, disons, Call Me – un tube de ses années d’étudiant –, il aurait d’abord indiqué le musicien, puis son propre commentaire : « Blondie. Cool. » Il fit donc l’hypothèse que « Hyperfab » était le nom du groupe, et « astrotop » un terme flatteur. C’est exactement comme déchiffrer un langage extraterrestre, songea-t-il. Sarah serait fière de moi.
— Et qui d’autre encore ? demanda Lenore.
— Hmm… (Au bout d’un moment, en désespoir de cause, il lâcha :) Les Beatles.
— C’est pas vrai ! glapit-elle. Je les adore ! C’est quoi, ta chanson préférée ?
— Yesterday.
Elle eut un murmure approbateur.
— C’est assez inhabituel, dit-il, d’aimer les Beatles de nos jours.
À peine eut-il prononcé la phrase qu’il craignit de s’être complètement trompé. Si ça se trouvait, ce groupe génial jouissait en ce moment d’un regain d’intérêt. Du temps où il était à l’université, Bogart était redevenu à la mode dans les campus, alors que ses films dataient déjà d’au moins cinquante ans.
Mais elle hocha la tête avec enthousiasme.
— Oui, ça, c’est vrai. Je ne connais pratiquement personne qui ait même simplement entendu parler d’eux.
— Et qu’est-ce qui t’a branchée sur eux ?
Elle le regarda d’un air perplexe, et il comprit qu’il avait dû utiliser une expression complètement dépassée… Mais elle dut en saisir le sens car elle répondit :
— Mon grand-père en avait toute une collection.
Aïe aïe…
Elle poursuivit :
— Il me les jouait chaque fois que j’allais le voir, quand j’étais petite. Il avait une vieille chaîne stéréo – c’était son dada –, et plein d’enregistrements sur nylon.
Il lui fallut un instant pour comprendre. Elle voulait dire vinyle. Mais ce n’est pas poli de corriger les gens quand ils font de petites erreurs sans importance – c’était son grand-père qui le lui avait appris.
Mais pourtant, songea Don, il devait bien y avoir un sujet qu’ils pourraient aborder sans qu’il soit aussi handicapé. Bien sûr, ils auraient pu parler de la seule personne qu’ils avaient en commun : Sarah. N’est-ce pas ce que font les gens qui se connaissent à peine ? Mais il ne pouvait pas supporter l’idée d’entendre encore une fois « ta grand-mère »…
Gabby revint avec leurs boissons et leur demanda ce qu’ils aimeraient manger. Don choisit ce qui s’appelait « La salade de steak au bleu » – des lamelles de steak sur un lit de légumes verts parsemé de miettes de Roquefort. Lenore, qui n’avait même pas eu besoin de jeter un coup d’œil à la carte – elle la connaissait sans doute par cœur, puisqu’elle travaillait ici –, commanda un Fish and chips.
Don adorait discuter de politique, mais il évitait en général d’aborder ce sujet avec des gens qu’il venait juste de rencontrer. Mais il allait y avoir très prochainement une élection provinciale, et comme Lenore était originaire de la Colombie-Britannique, elle n’avait sans doute pas d’opinions trop marquées sur ce qui se passait dans l’Ontario. Le terrain n’était donc peut-être pas trop dangereux.
— Alors, qui aimerais-tu voir l’emporter vendredi ? demanda-t-il.
— Je vote toujours pour le NDP, répondit-elle.
Cela le fit sourire. Il se souvenait de sa période socialiste quand il était lui-même étudiant. N’empêche, il fut très impressionné de voir à quel point Lenore était au courant de l’actualité politique. Mais quand il fallut passer à l’Histoire…
— Mon Premier ministre favori ? Je pense que je dirais Mulroney.
Don était vraiment prodigieusement agacé par le révisionnisme actuel.
— Écoute, dit-il, je me souviens très bien quand Brian Mulroney était Premier ministre, et il… (Il s’interrompit quand il la vit ouvrir de grands yeux.) Ce que je veux dire, corrigea-t-il rapidement, c’est que je me souviens d’avoir lu ce qui s’est passé quand il était Premier ministre, et il était encore pire que Chrétien dans le genre magouilleur…
Cela étant, pourquoi continuait-il de garder secret son âge véritable ? Ce n’était pas comme s’il pouvait le cacher éternellement. Les gens finiraient par le découvrir – y compris parmi les membres du personnel du département d’astronomie : Sarah était encore en relation avec un certain nombre d’entre eux, et ils n’avaient pas juré de garder le silence. Et en plus, Lenore serait probablement fascinée de l’entendre parler de sa rencontre avec Cody McGavin, car après tout, c’était aujourd’hui le saint patron du SETI. Mais à chaque fois qu’il pensait au succès mitigé du traitement, son sentiment de culpabilité l’étouffait littéralement de l’intérieur, et…
— Bon, fit Lenore, voyons un peu ce que tu as dans le ventre.
Il la regarda fixement, complètement abasourdi, tandis qu’elle fouillait dans son sac. Elle finit par en sortir son datacom qu’elle posa sur la table. Elle appuya sur deux ou trois touches, et l’appareil projeta l’hologramme d’un plateau de Scrabble sur le bois verni.
— Wow ! fit Don.
Il avait beau posséder lui-même une belle collection de jeux de Scrabble portatifs – avec des plateaux pliants ou magnétiques, des lettres autocollantes en vinyle, des appareils électroniques spécifiques, et même une version miniature en porte-clefs –, il n’en avait jamais vu un aussi… aussi astrotop.
— Très bien, Mr Fiqh, dit Lenore. Maintenant, jouons.
Un soir de printemps en 2009.
— Chéri ! C’est moi, je suis rentrée ! cria Sarah en ouvrant la porte.
Don sortit de la cuisine, traversa le salon et alla se poster en haut de l’escalier menant à l’entrée.
— Comment ça s’est passé ?
Ça, c’était la Première Session de Collaboration Internationale en vue de Répondre au Message de Sigma Draconis, un marathon de trois jours qui s’était déroulé dans les locaux de l’université de Toronto, sous la présidence de Sarah en personne, et auquel avaient été invités des experts du SETI venus du monde entier.
— C’était épuisant, dit Sarah en ouvrant la porte de la penderie pour y accrocher son imperméable (avril était le mois le plus pluvieux à Toronto). Houleux, aussi, mais finalement très fructueux.
— J’en suis bien content, dit-il. Au fait, j’ai un ragoût dans le four. Il devrait être prêt dans une vingtaine de minutes.
La porte de la maison s’ouvrit de nouveau, cette fois-ci sur Carl qui semblait trempé.
— Hé, maman ! dit-il. Comment s’est passée la conférence ?
— Très bien. J’en parlais justement à ton père.
— On dîne dans vingt minutes, Carl, lui dit Don.
— Super. Je vais aller me débarbouiller.
Carl réussit à se débarrasser de ses chaussures mouillées sans se baisser ni défaire les lacets. Sans même retirer son blouson, il grimpa l’escalier à toute vitesse en se faufilant à côté de Don.
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Don.
Sarah monta à son tour et ils s’embrassèrent.
— On a commencé par recenser les messages non autorisés qui ont déjà été envoyés à Sigma Draconis.
— De quel genre ?
— Il y a un groupe qui affirme avoir réussi à traduire le début de la Genèse dans le langage fourni par les Dracons.
— Ah, doux Jésus… fit Don.
— Non, dit-elle, lui, il apparaît beaucoup plus tard dans l’histoire. Bon, un autre groupe a envoyé toute une collection d’art islamique numérisé. Quelqu’un dit avoir envoyé une liste des matricules de tous les soldats américains tués en Irak. Un autre a envoyé une version des tests d’admission à Mensa. Il a dit qu’au lieu de nous préoccuper de réussir les tests des aliens, c’est plutôt eux qui devraient se soumettre aux nôtres. Ils ne sont peut-être pas suffisamment à la hauteur pour devenir membres de notre club.
— Hem… fit Don.
— Et on a transmis des tas de morceaux de musique.
Sarah alla s’allonger sur le canapé. Il lui fit signe de soulever les jambes pour qu’il puisse s’asseoir au bout. Elle obéit et posa les pieds sur les genoux de Don, qui entreprit de les lui masser.
— Mmmmm, fit-elle. C’est drôlement agréable. Bon, Fraser Gunn était là – tu te souviens de lui ? Il a dit que c’était une erreur d’envoyer de la musique.
— Pourquoi ? Il a peur que les détenteurs des droits fassent un procès ?
— Non, non. Mais comme il a dit, la seule base d’échange que nous ayons avec les extraterrestres, c’est notre culture. C’est la seule chose qu’ils pourraient vouloir d’une autre civilisation. Et si nous donnons gratuitement ce que nous avons de mieux – Bach, Beethoven, les Beatles –, on n’aura plus rien à leur proposer quand ils nous diront : « Hé, qu’est-ce que vous avez à échanger contre nos chefs-d’œuvre à nous ? »
Don savait bien ce que c’était que de devoir gratter les fonds de tiroir culturels. Il était passionné de DVD – plutôt pour les collectionner que pour les regarder vraiment. Il avait été ravi quand toutes les grandes séries télé de son enfance et de son adolescence étaient sorties dans ce format, et il avait acheté tous les coffrets qu’il pouvait : Les Sentinelles de l’air, M.A.S.H., Racines, Dossiers brûlants, et, bien sûr, les Star Trek d’origine. Mais la dernière fois qu’il était allé fouiner dans un Future Shop, tout ce qu’il avait vu au rayon des nouveautés, c’étaient des navets heureusement oubliés tels que Sugar Time !, une sitcom des années 70 avec Barbi Benton, et The Ropers, un sous-produit de Three’s Company dont le seul mérite était de prouver que l’original n’était pas ce que la télé avait produit de pire. Les studios avaient épuisé tout ce qu’ils avaient de bien à une vitesse vertigineuse, et s’efforçaient maintenant de trouver n’importe quoi à mettre sur le marché.
— Bon, dit-il, Fraser a peut-être raison. Parce que au fond, la seule chose que le SETI sache faire, c’est envoyer des informations d’une sorte ou d’une autre, non ?
— Oh, bien sûr qu’il a raison. Mais nous ne pouvons absolument rien faire contre ça. Les gens vont envoyer tout ce qui leur passe par la tête. Du coup, la vieille expression de Carl Sagan se trouve complètement inversée. Il demandait toujours : « Qui parle au nom de la Terre ? » La vraie question aujourd’hui, c’est plutôt : « Qui ne parle pas au nom de la Terre ? »
— C’est notre production numéro un aujourd’hui, hein ? fit Don. Les spams…
Il la vit acquiescer tristement. Comme il l’avait souvent entendue dire, le concept du SETI datait de la fin des années 50, né du fameux article publié par Morrison et Cocconi, et c’est à ce titre qu’il était encore entaché de notions désuètes. L’idée que les gouvernements – dont on pouvait espérer qu’ils collaboreraient au niveau international – soient en mesure de contrôler parfaitement l’émission et la réception de signaux radio était un vestige d’une époque lointaine, avant qu’on sache produire en masse et à faible coût des antennes paraboliques, permettant à tous, dans le monde entier, de regarder ESPN et la chaîne Playboy.
Non, aujourd’hui, le premier venu qui en avait envie pouvait se fabriquer son réseau de radiotélescopes personnel en s’achetant les composants dans n’importe quel magasin. Avec des logiciels d’astronomie tournant sur un simple ordinateur individuel, les antennes satellites pouvaient facilement suivre Sigma Draconis dans le ciel. Des paraboles séparées par de grandes distances pouvaient être mises en réseau grâce à l’Internet, et moyennant l’utilisation de quelques programmes de correction d’erreur et d’atténuation de bruit, on pouvait les transformer en radiotélescopes beaucoup plus puissants. L’expression « SETI@home » avait pris une dimension nouvelle.
Bien sûr, la FCC aux États-Unis ainsi que divers organismes dans d’autres pays avaient l’autorité pour limiter les émissions radio privées. À la demande insistante du SETI, la FCC essayait de poursuivre en justice les nombreux groupes et individus qui transmettaient des réponses officieuses à Sigma Draconis. Mais tous ces procès étaient pratiquement perdus d’avance, à cause du Premier Amendement. Quelle que soit leur puissance, ces transmissions hyperfocalisées vers un point minuscule dans le ciel n’avaient aucun impact sur l’utilisation normale des ondes, et toute tentative de les interdire serait par conséquent une violation du droit fondamental à la liberté d’expression.
Don savait que quelques organisations religieuses, dont certains cultes spécialement créés pour l’occasion, avaient déjà construit leurs propres antennes afin de transmettre des signaux à Sigma Draconis. Certaines émettaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre : Sigma Draconis ne se couchait jamais aux latitudes supérieures à vingt degrés Nord.
Et pour ceux qui ne voulaient envoyer qu’un message ou deux – des théories farfelues, de la poésie exécrable, des tracts politiques –, il y avait des entreprises du secteur privé qui avaient construit des paraboles et qui proposaient différentes formules de transmission. L’une des plus connues s’appelait Dracon Express, et son slogan était : « Quand il faut absolument et impérativement que ça arrive dans 18,8 ans. »
La petite Emily – qui avait dix ans – fit son apparition.
— Hello, ma chérie, lui dit Don. On dîne dans quelques minutes. Mets la table, tu veux bien ?
Emily n’eut pas l’air contente.
— Il faut vraiment que je le fasse ?
— Oui, ma chérie.
Elle poussa un long soupir théâtral.
— Il faut que je fasse tout, ici !
— Oui, fit Don, c’est exact. Après le dîner, il faudra que tu ailles labourer les champs pendant quelques heures. Quand tu auras fini, tu devras aller balayer tous les trottoirs jusqu’à Finch Avenue.
— Oh, papa !
Mais elle souriait en allant à la cuisine. Don se tourna vers sa femme, qui essayait manifestement de ne pas grincer des dents à chaque fois qu’Emily cognait les assiettes.
— Bon, alors, fit-il. Est-ce que ton groupe a réussi à déterminer pourquoi les aliens s’intéressent à nos principes moraux ?
Elle secoua la tête.
— Il y a quelques paranos qui pensent qu’il s’agit d’une sorte d’examen, et que si nous échouons, nous serons punis. Un Français est allé jusqu’à suggérer que nous subissons une évaluation par l’équivalent du PETA chez les Dracons, afin de déterminer si nous satisfaisons aux critères moraux et cognitifs d’une véritable intelligence, ou si nous sommes simplement du bétail.
— Je croyais que c’était un des articles de foi au sein du SETI que les extraterrestres se contentent de communiquer, et qu’ils ne se déplacent jamais.
— Apparemment, ils n’ont pas reçu ce document à Paris, dit Sarah. Bon, ensuite, quelqu’un a imaginé que nous ne sommes qu’un point de données au sein d’une enquête beaucoup plus vaste, le genre de sondage qui sera résumé par de beaux graphiques multicolores dans l’équivalent dracon de USA Today.
Un minuteur tinta dans la cuisine. Don donna une petite tape sur les jambes de Sarah pour qu’elle le laisse se lever. Il se rendit dans la cuisine où il se rinça les mains avant d’ouvrir le four. Une bouffée d’air chaud s’en échappa.
— Et cette histoire d’orchestrer les réponses ? lança-t-il. Qu’est-ce que vous avez décidé, là-dessus ?
— Attends, lui répondit Sarah, je vais me laver les mains.
Don prit ses maniques et sortit la cocotte qu’il posa sur le dessus de la cuisinière.
— Où sont les serviettes ? lui demanda Emily.
— Dans ce placard, répondit-il en le désignant du menton. Exactement comme hier. Et avant-hier aussi.
— Stacie dit qu’elle a vu maman à la télé, dit Emily.
— C’est plutôt cool, hein ? fit-il en ouvrant la cocotte pour remuer les légumes.
— Ouais…
Sarah passa le nez à la porte.
— Il y a quelque chose qui sent bon, ici.
— Merci, fit Don. Carl ! À table !
Il fallut encore quelques minutes avant que tout le monde soit installé et servi, et Don reprit :
— Alors, qu’est-ce que vous allez envoyer aux Dracons ?
— On va faire ce qu’ils nous demandent. Nous allons créer un site Internet, basé à l’université de Toronto, et les gens du monde entier pourront y répondre à leurs questions. Nous tirerons au hasard un millier de questionnaires, et nous les transmettrons.
Carl avait le bras tendu au-dessus de la table pour attraper le pain.
— Hé, fit Don, Carl ! On ne tend pas le bras comme ça. Demande à ta sœur de te passer le panier.
Carl poussa un soupir.
— Je peux avoir le pain ? demanda-t-il.
— On dit « S’il te plaît », répliqua Emily.
— Papa !
Don commençait à être un peu fatigué.
— Emily, passe le pain à ton frère.
Elle obéit de mauvaise grâce.
— À ton avis, poursuivit Don, pourquoi veulent-ils un millier de questionnaires ? Pourquoi ne pas leur envoyer simplement un résumé, du genre X pour cent ont choisi la réponse A, Y pour cent la réponse B et ainsi de suite ?
— On ne joue pas à Une famille en or, là, dit Sarah.
Don sourit.
— Sérieusement, reprit-elle, je pense que c’est parce que si on résume tout, on ne peut pas repérer les contradictions éventuelles. Par exemple, dire que X pour cent sont contre l’avortement et Y pour cent en faveur de la peine de mort ne te permet pas de voir que, très souvent, ce sont les mêmes gens qu’on retrouve dans les deux groupes. Ou si ça se trouve, les extraterrestres pourraient considérer mon opinion personnelle comme étrangement contradictoire. Être à la fois pour l’avortement et contre la peine de mort pourrait être interprété comme accepter qu’on tue des enfants innocents tout en refusant qu’on exécute des gens qui semblent le mériter. Ce n’est pas comme ça que je l’exprimerais, bien sûr, mais ces combinaisons sont intéressantes, et je pense qu’ils ne veulent pas qu’elles soient perdues.
— Bon, c’est logique, dit Don en découpant une autre tranche de viande pour Carl. Mais qu’est-ce qu’on va faire de tes réponses à toi ?
— Pardon ?
— C’est toi qui as trouvé que c’était un questionnaire. Ton jeu de réponses devrait faire partie du millier qu’on va leur envoyer.
— Oh, je ne sais vraiment pas…
— Mais si, maman, dit Carl. Il faut que tes réponses soient dans le lot. C’est absolument ton droit.
— Ma foi, fit Sarah, nous verrons bien. Emily, peux-tu me passer les petits pois, s’il te plaît ?
Après le déjeuner, Lenore retourna à l’université tandis que Don prenait le chemin du Musée des Beaux-Arts. Il avait été impressionné par la façon dont cette jeune femme jouait au Scrabble. Elle avait un vocabulaire fantastique, un bon sens stratégique et elle ne perdait pas trop de temps à réfléchir. Même s’il avait fini par gagner, c’était elle qui avait réalisé le meilleur coup en plaçant IXAGE en mot comptant triple dans le coin supérieur gauche.
Le Musée des Beaux-Arts de l’Ontario possédait la plus riche collection au monde de sculptures de Henry Moore, ainsi que de nombreuses toiles de grands maîtres européens et du Groupe des Sept canadien. Il y avait également une exposition permanente des aquarelles de Helena Van Vliet – et bien que Don les eût toutes déjà vues, il prit plaisir à les regarder encore une fois. Mais s’il était là aujourd’hui, c’était surtout pour voir l’exposition temporaire de verre soufflé par Robyn Herrington, et il prit tout son temps pour admirer chaque pièce. Il affectionnait particulièrement les formes d’art qui requièrent un véritable talent manuel. De nos jours, les arts numériques substituaient trop souvent la patience au talent.
Le musée était très apprécié des touristes, et Don dut supporter une certaine cohue – mais au moins, ça ne lui faisait plus mal d’être bousculé. Il n’y avait pas encore si longtemps, il se trouvait endolori pendant des heures après s’être cogné à un mur ou à une autre personne.
Parmi toutes les œuvres exposées, c’est finalement un poisson jaune avec de grands yeux bleus et des lèvres roses géantes qui lui plut le plus. L’artiste avait réussi à insuffler une grande personnalité dans ce bloc de verre fondu.
Après avoir vu tout ce qu’il voulait voir, Don sortit et reprit le chemin de l’université pour passer prendre sa pile de documents. L’heure de pointe avait commencé et les voitures roulaient pare-chocs contre pare-chocs. Le temps qu’il se retrouve au quatorzième étage de la tour McLennan, il était déjà cinq heures moins le quart, mais comme promis, Lenore était encore là.
— Salut, Don, dit-elle. Je commençais à me demander si tu n’étais pas tombé dans un trou noir.
Il sourit.
— Désolé, je n’ai pas vu le temps passer.
— Comment était l’exposition ?
— Vraiment super.
— Je t’ai mis les papiers dans deux sacs, ce sera plus facile à transporter.
Et qui disait que les jeunes d’aujourd’hui n’étaient pas prévenants ?
— Merci.
— C’est dommage qu’il soit si tard, ajouta-t-elle. Le métro va être bondé au moins jusqu’à six heures. C’est l’heure des sardines.
— Je n’y avais pas pensé.
Cela faisait des années qu’il n’avait pas eu à rentrer chez lui du centre-ville aux heures de pointe. L’idée de se retrouver dans une boîte de conserve pleine de gens épuisés et suants n’était pas très agréable.
— Écoute, lui dit Lenore. Là, maintenant, je retourne au Duke of York.
— Encore ? fit Don étonné.
— Ils me font une remise. Et puis, on est mardi soir – c’est le menu spécial ailes de poulet… On est une petite bande d’étudiants à s’y réunir une fois par semaine. Pourquoi ne viendrais-tu pas ? Tu pourrais rester avec nous le temps que le trafic se calme un peu.
— Oh, je ne voudrais pas m’imposer…
— Tu ne t’imposes pas du tout.
— Je, heu…
— Allez, réfléchis-y. Pendant ce temps-là, moi, je vais aller faire pipi.
Elle quitta le bureau et Don jeta un coup d’œil par la fenêtre. Au loin, par-delà le campus, il apercevait les rues embouteillées. Il sortit son datacom de sa poche.
— Appelle Sarah, dit-il à l’appareil, et un instant plus tard, il entendit sa voix : « Allô ? ».
— Hello, ma chérie, dit-il. Comment ça va ?
— Ça va bien. Où es-tu ?
— En fait, je suis sur les lieux de tes anciens crimes. J’y ai fait un saut pour prendre les documents que tu voulais.
— C’était comment, l’exposition ?
— Très bien, je suis content de l’avoir vue. Mais je voulais te dire, je n’ai vraiment pas envie de me retrouver dans le métro à cette heure-ci.
— Non, tu as raison.
— Et Lenore, là, et quelques étudiants, vont aller manger des ailes de poulet, et…
— Et mon mari ne résiste pas aux ailes de poulet, dit Sarah.
Don put entendre le sourire dans sa voix.
— Alors, ça ne t’embête pas si… ?
— Non, pas du tout. En fait, Julie Fein vient de m’appeler à l’instant. Ils ont des billets de théâtre pour ce soir, mais Howie ne se sent pas en forme pour y aller, et elle voulait savoir si je voulais l’accompagner. J’allais justement t’appeler.
— Ah, bien sûr, vas-y. Qu’est-ce que tu vas voir ?
— Un violon sur le toit, au Leah Posluns.
Le théâtre n’était qu’à quelques centaines de mètres de leur maison.
Don se livra à une assez bonne imitation d’Ivan Rebroff chantant les premières mesures de Ah si j’étais riche, puis il ajouta :
— Amuse-toi bien.
— Merci, mon chéri. Et toi, profite bien de tes ailes…
— Bonne soirée.
— Toi aussi.
Juste au moment où Don refermait son datacom, Lenore revint dans la pièce.
— Alors, quel est le verdict ? demanda-t-elle.
— Merci, dit-il. Le poulet me semble une idée super.
Quand ils retournèrent au Duke of York, les amis de Lenore étaient déjà là. Ils s’étaient installés dans une petite arrière-salle du rez-de-chaussée, un endroit que Lenore appelait « notre coin douillet ».
— Salut tout le monde, dit Lenore en tirant un fauteuil à elle et en s’asseyant. Je vous présente un copain, c’est Don.
Don s’assit à son tour. Deux petites tables rondes avaient été réunies.
Lenore désigna un jeune Asiatique efflanqué.
— Don, voici Makoto. Elle, c’est Halina (une petite jeune femme aux cheveux bruns) et là, c’est Phyllis (une blonde qui avait l’air d’être très grande).
— Bonsoir tout le monde, dit Don. Merci de m’accueillir parmi vous.
Un instant plus tard, Gabby, qui était encore de service, fit son apparition. Don l’écouta réciter la liste des bières pression, et il choisit une Old Sully’s Light, la seule bière pauvre en glucides disponible.
Lenore aborda aussitôt le sujet de conversation du moment, l’histoire d’un type qu’ils connaissaient et qui s’était disputé avec sa copine. Don se cala dans son fauteuil et essaya de se faire une idée des différentes personnalités. Halina semblait ne jamais rien dire, mais elle avait un visage très expressif qui réagissait – un peu trop, en fait – à tout ce que les autres disaient : haussement de sourcils, bouche bée, large sourire, froncement de sourcils, tout y passait. On aurait dit ces petites binettes dont on se sert sur Internet. Phyllis avait un sens de l’humour que Don aurait qualifié de juvénile, et même d’un peu leste. Elle utilisait un bon assortiment de gros mots. Quant à Makoto, il n’avait pas l’air très heureux que Don soit là. Il avait peut-être espéré être le seul mâle au milieu de ces trois jolies femmes.
Pendant un moment, Don se contenta de les écouter, de rire aux plaisanteries qu’il réussissait à comprendre, et de siroter sa bière. Il aurait pu facilement se joindre à la conversation, mais ce dont ils parlaient était d’une telle banalité, et ils semblaient gonfler l’importance de leurs petites crises personnelles au-delà du raisonnable : le fait d’être loin de chez eux, les questions d’interaction en société, ce genre de chose. Makoto, Halina et Phyllis n’avaient pas la moindre idée de ce que c’était d’avoir vécu une longue existence, d’avoir élevé des enfants et mené une carrière. Lenore, elle, avait des choses intéressantes à dire, et il l’écoutait attentivement quand elle parlait, mais quand c’était les autres, il préférait tendre l’oreille pour épier la conversation d’un couple nettement plus âgé assis à la table à côté, qui discutait avec animation de la raclée que les Conservateurs allaient flanquer aux Libéraux dans l’élection qui s’annonçait, et…
— Vous avez vu Sarah Halifax à la télé, la semaine dernière ? dit Makoto aux autres. Ah, putain, on aurait dit une momie qui marche. Elle doit avoir au moins cent dix ans.
— Elle a seulement quatre-vingt-sept ans, dit calmement Don.
— « Seulement », fit Makoto comme s’il répétait la chute d’un gag au cas où les autres ne l’auraient pas entendue.
Lenore tenta d’intervenir :
— Makoto, Don est…
Don l’interrompit.
— Je veux simplement dire que Sarah Halifax n’est pas si vieille que ça.
— Ouais, eh bien, elle ressemble à Gollum, répliqua Makoto. Et elle doit être complètement sénile.
Halina hocha énergiquement la tête, toujours sans rien dire.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? demanda Don en s’efforçant toujours de rester calme.
— Bon, d’accord, fit Makoto, je sais bien que c’est elle qui a réussi à déchiffrer le premier message. Mais le truc à la télé disait que Cody McGavin croit que cette vieille chouette va aussi déchiffrer le nouveau message.
Il secoua la tête d’un air de dire : « Non, mais vous vous rendez compte ? »
— À propos de message, dit Lenore en essayant vaillamment de détourner la conversation, j’ai reçu un coup de fil l’autre jour de Ranjit, du CFH. Il dit…
Mais Don ne put se retenir.
— Le professeur Halifax est la personne au monde qui comprend le mieux les Dracons.
Makoto balaya la remarque d’un petit geste désinvolte de la main.
— Ouais, c’était peut-être vrai à son époque, mais…
— C’est encore son époque, insista Don. Je te rappelle qu’elle est Professeur Émérite, et que sans elle, nous ne serions même pas en communication avec les Dracons.
— Ouais, ouais, fit Makoto. Mais si seulement McGavin plaçait son argent sur quelqu’un qui a une chance…
— Tu veux sans doute dire toi, j’imagine, dit sèchement Don.
— Et pourquoi pas ? Il vaut mieux quelqu’un qui est né dans ce siècle, dans ce millénaire, que ce vieux fossile desséché.
Don contempla un instant sa bouteille de bière à moitié vide, en essayant de se souvenir si c’était sa deuxième ou sa troisième.
— Tu es injuste, dit-il sans relever les yeux.
— Écoute, Dan, dit Makoto, ça n’est pas ta spécialité. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— D’abord, il s’appelle Don, intervint Lenore. Et puis il devrait peut-être te dire qui…
— Je sais parfaitement de quoi je parle, dit Don. J’ai visité Arecibo. J’ai visité Allen.
Makoto cligna des yeux.
— Tu racontes n’importe quoi. Tu n’es pas un astronome.
Merde…
— Bon, ça suffit.
Il se leva, et son fauteuil cogna bruyamment la table derrière lui. Lenore le regarda avec horreur. Manifestement, elle était persuadée qu’il allait flanquer son poing dans la figure de Makoto, et celui-ci avait une sorte de rictus qui signifiait : « Vas-y, essaie, pour voir ! » Mais Don se contenta de dire :
— Je vais aux toilettes.
Il se faufila entre Halina et Phyllis, et se dirigea vers l’escalier menant au sous-sol.
Il lui fallut un moment pour vider sa vessie, et c’était finalement aussi bien. Ça lui donna le temps de se calmer. Mais bon sang, pourquoi n’avait-il pas simplement fermé sa gueule ? Et il savait bien que la conversation se poursuivait dans ce foutu « coin douillet » : « Ah, merde, Lenore, ton copain est vraiment… » et Makoto conclurait par le terme que ces gamins utilisaient aujourd’hui pour dire « susceptible » ou « dingue ».
Ah, la jeunesse d’aujourd’hui… La chasse d’eau se déclencha quand il se retourna, et il alla se laver les mains en évitant de se regarder dans la glace, puis il remonta dans l’escalier. Quand il se rassit, Lenore jeta un coup d’œil incisif vers Makoto.
— Écoute, mon pote, dit celui-ci, je suis désolé. Je ne savais pas que c’est ta grand-mère.
— Ouais, ajouta Phyllis, on est désolés.
Don se contenta de hocher la tête, incapable de prononcer un mot.
La conversation reprit, sans que Don y participe vraiment, et ils mangèrent un bon nombre d’ailes de poulet. En fait, le processus primitif consistant à déchirer la viande à pleines dents réussit à le calmer un peu. Quand on leur présenta l’addition, Makoto paya sa part en disant :
— Bon, il faut que je me tire. (Il regarda Don.) Heureux de t’avoir rencontré.
— Moi aussi, fit Don d’une voix qu’il réussit à maîtriser.
— Je dois y aller aussi, dit Phyllis. J’ai un entretien avec mon responsable demain matin première heure. Tu viens, Halina ?
— Ouais, répondit-elle.
C’était le seul mot que Don l’ait entendue prononcer de toute la soirée.
Quand ils furent seuls, il se tourna vers Lenore.
— Je suis désolé, dit-il.
Mais elle haussa ses sourcils roux.
— Désolé de quoi ? D’avoir défendu ta grand-mère qui n’était pas là pour le faire elle-même ? Tu es un type bien, Donald Halifax.
— Je suis sûr que j’ai gâché votre petite fête. Je suis désolé que tes amis ne m’aiment pas, et…
— Oh, mais si, tu leur plais. Enfin, peut-être pas à Makoto. Mais pendant que tu étais aux toilettes, Phyllis a dit que tu étais un galant homme.
Il en fut ébahi. « Galant homme » n’était pas le genre d’expression qu’on utilisait généralement pour un jeune homme de vingt-cinq ans.
— Je crois que je devrais y aller, moi aussi, dit-il.
— Ouais, moi aussi.
Ils sortirent du restaurant, Don portant ses deux sacs remplis de documents. À sa grande surprise, il faisait nuit dehors. Il ne s’était pas rendu compte du temps passé.
— Bon, dit-il, c’était très sympa, merci, mais…
Lenore semblait surprise qu’il fasse si noir, elle aussi.
— Tu me raccompagnes jusque chez moi ? demanda-t-elle. Ce n’est pas très loin, mais mon quartier est un peu glauque.
Don jeta un coup d’œil à sa montre.
— Ah, bien sûr. O.K.
Elle lui prit un de ses sacs et ils se mirent en route, Lenore bavardant avec sa vivacité habituelle. L’atmosphère était encore chaude et poisseuse quand ils arrivèrent sur Euclid Avenue, une rue du centre-ville bordée d’arbres et de vieilles maisons décrépites. Ils croisèrent deux gars baraqués. L’un avait un crâne rasé qui brillait dans la lumière des réverbères, et son biceps droit était orné d’un tatouage représentant la Mort avec sa grande faux. L’autre avait le visage et les bras couverts de cicatrices de laser. Il aurait facilement pu les faire effacer, mais il les arborait probablement comme des preuves de bravoure. Lenore baissa les yeux pour contempler les dalles disjointes du trottoir, et Don suivit son exemple.
— Bon, fit-elle une centaine de mètres plus loin, nous voilà rendus.
Ils étaient devant une maison à l’aspect délabré, avec des lucarnes sur le toit.
— Chouette, comme endroit, dit-il.
Elle éclata de rire.
— C’est hyperglauque, mais je ne paye pas cher de loyer. (Elle l’examina soudain d’un air soucieux.) Ah, mais regarde-moi ça ! Tu dois mourir de soif, avec cette chaleur, et le métro est assez loin d’ici. Entre un instant. Je vais te donner une bouteille de Coca que tu pourras boire en route.
Ils s’avancèrent sur le côté de la maison, et un petit animal – peut-être un raton laveur – s’écarta prestement de leur chemin. Lenore ouvrit une petite porte et ils descendirent quelques marches.
Il s’était attendu à voir un appartement en désordre – il se souvenait du temps où il était lui-même étudiant –, mais tout était bien rangé, même si le mobilier était de bric et de broc, probablement acheté dans des vide-greniers.
— C’est très bien, chez toi, dit Don. Je…
Elle avait déjà posé sa bouche sur la sienne. Il sentit sa langue contre ses lèvres. Il ouvrit la bouche, et il se mit aussitôt à bander. Tout à coup, la main de Lenore fut sur sa braguette, et – ah, bon sang ! – voilà qu’elle se mit à genoux pour le prendre dans sa bouche… mais quelques secondes seulement, des secondes spectaculaires… Elle se releva, le prit par les mains et, en marchant à reculons avec un sourire enjôleur, elle commença à l’entraîner vers la chambre.
Il la suivit.
Don était terrorisé à l’idée d’éjaculer trop vite. Après tout, ça lui faisait plus d’excitation et de stimulation qu’il n’en avait eu depuis bien des années. Mais le bon vieux soldat sut rester au garde-à-vous, et Lenore et lui roulèrent au milieu des draps, tantôt lui au-dessus, tantôt elle, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tenir. Il se remit aussitôt au travail jusqu’à ce qu’elle aussi parvienne à l’orgasme.
— Merci, dit-elle en lui souriant.
Ils étaient maintenant allongés côte à côte, tournés l’un vers l’autre. Il passa doucement son doigt sur sa pommette.
— Merci pour quoi ?
— Merci d’avoir fait ce qu’il fallait pour, hem…
Il haussa les sourcils.
— Mais bien sûr.
— Tu sais, tous les garçons ne sont pas aussi, heu, attentionnés…
Elle était complètement nue, et la chambre était éclairée. Il était ravi de voir qu’elle avait des taches de rousseur sur tout le corps, et que ses poils de pubis étaient du même roux que ses cheveux. Elle semblait parfaitement à l’aise dans sa nudité. Maintenant qu’ils avaient fini, il aurait bien voulu se nicher sous le drap, mais Lenore était allongée dessus de telle sorte qu’il ne pouvait pas s’y glisser sans devoir faire toute une gymnastique. Mais tandis qu’elle lui caressait du bout du doigt les poils de sa poitrine, il se rendit compte avec embarras qu’elle l’examinait attentivement.
— Pas une seule cicatrice, dit-elle distraitement.
La régénération dermique les avait toutes effacées.
— J’ai sans doute eu de la chance.
— En tout cas, dit Lenore en lui donnant une petite tape sur le bras, on peut dire que tu as eu de la chance ce soir !
Il lui sourit. Faire l’amour avec elle avait été fantastique. Tendre et pourtant plein d’ardeur, doux et énergique à la fois. Pas tout à fait comme coucher avec un top model… mais ça n’en était pas loin ! Ah ça, non, pas loin du tout !
Il posa la main sur le bout d’un sein et le pressa légèrement entre le pouce et l’index.
— Le buste pallide de Pallas, dit-il d’une voix douce en lui souriant.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tu es le premier type que je rencontre qui connaisse autre chose du poème que le « jamais plus ». Tu ne peux pas savoir comme j’en ai marre des gens qui me déclament : « Jamais plus, jamais plus ! »
Il lui caressa doucement le sein et dit :
Et le Corbeau, sans voleter,
siège encore – siège encore
Sur le buste pallide de Pallas,
juste au-dessus de la porte de ma chambre,
Et ses yeux ont toute la semblance
des yeux d’un démon qui rêve,
Et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui,
projette son ombre à terre :
Et mon âme, de cette ombre
qui gît flottante à terre,
Ne s’élèvera – jamais plus !
— Wow, fit Lenore d’une toute petite voix. Je n’ai jamais eu de type qui me récite des poèmes.
— Je n’ai jamais eu de fille qui ose me défier au Scrabble.
— Et je veux ma revanche !
Il haussa les sourcils.
— Maintenant ?
— Non, pas maintenant, espèce d’idiot… (Elle se serra contre lui.) Demain matin.
— Heu, fit-il, je… je ne peux pas. (Il la sentit se raidir.) J’ai, hem, j’ai un chien, il faut que je m’en occupe.
Elle se détendit.
— Ah. D’accord, O.K.
— Je suis vraiment désolé.
Il voulait dire : « de te mentir », mais il la laissa croire que c’était : « de ne pas pouvoir rester ». Il chercha une horloge des yeux, en trouva une, et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
— Écoute, dit-il, il faut vraiment que j’y aille.
— Bon, très bien, dit Lenore qui n’avait pas vraiment l’air contente. Mais appelle-moi sans faute ! Je vais te donner mon numéro…
Don conservait un merveilleux souvenir du périple que Sarah et lui avaient fait en Nouvelle-Zélande, en 1992. Mais Carl avait été conçu pendant ce séjour, et sa naissance avait mis fin à ce genre de voyage ensemble pendant les vingt années qui avaient suivi. Sarah avait continué de se rendre dans toutes sortes d’endroits pour participer à des conférences, mais Don était resté à la maison. Il avait vraiment regretté de ne pas pouvoir aller à Paris avec elle en 2003, à l’occasion d’un symposium au titre alléchant : « Coder l’altruisme : art et science de la rédaction d’un message interstellaire ». Mais il avait quand même pu l’accompagner à Puerto Rico en 2010, lors de la transmission de la réponse officielle à Sigma Draconis. Son frère Bill s’était occupé de Carl et d’Emily pendant leur absence.
Arecibo est à une heure et quart à peu près de San Juan, à l’ouest, et l’Observatoire d’Arecibo est à quinze kilomètres au sud de la ville, même si Don avait eu l’impression que c’était beaucoup plus loin quand on les y avait conduits par des petites routes sinueuses de montagne. Le chauffeur leur avait dit que la région était entièrement constituée de karst, une sorte de roche calcaire dont l’érosion avait formé des crevasses, des rivières souterraines, des grottes et des dolines. Le réseau de grottes du Rio Camuy, l’un des plus spectaculaires au monde, se trouvait au sud-ouest de l’observatoire. Et l’immense antenne parabolique du radiotélescope avait été construite ici parce que la nature avait obligeamment fourni une doline de trois cents mètres de diamètre dont la forme était parfaitement adaptée à la recevoir.
Don avait été surpris de constater que la parabole n’était pas faite d’un seul tenant. En réalité, elle était composée de lattes d’aluminium perforé séparées par des interstices, le tout étant maintenu en place par des câbles en acier. Et sous l’antenne, dans l’ombre relative, poussait toute une végétation luxuriante de fougères, d’orchidées sauvages et de bégonias. Autour de l’enceinte de l’observatoire, Don fut enchanté d’apercevoir des mangoustes, des lézards, des crapauds gros comme le poing, des escargots géants et des libellules.
Sarah et lui furent hébergés dans l’un des logements réservés aux scientifiques de passage. C’était un bungalow posé sur dix pilotis en béton au-dessus du terrain irrégulier d’une colline. La maison avait une petite véranda (un endroit parfait, comme ils le découvrirent plus tard, pour admirer les orages d’après-midi), une cuisine microscopique, une petite chambre avec salle de bains, et un téléphone à cadran rotatif. Un gros caisson de climatisation avait été installé juste au-dessous de l’une des fenêtres, qui étaient toutes fermées par des volets en bois.
Indépendamment du fait que c’était un excellent choix technique pour envoyer le message, Arecibo avait également une grande valeur symbolique. Frank Drake, qui avait maintenant soixante-dix-neuf ans, était installé dans la salle de contrôle dominant l’immense parabole quand Sarah sortit un câble USB pour relier son ordinateur portable – qui contenait le fichier maître de la réponse aux Dracons – à l’émetteur. C’était d’ici que, trente-six ans plus tôt, Drake avait envoyé le message à M13, ce qui constituait jusqu’à aujourd’hui la transmission la plus célèbre du SETI.
Comme prévu, la réponse contenait mille questionnaires remplis, tirés au hasard parmi les 1 206 343 réponses téléchargées sur le site Internet que Sarah avait fait créer. En fait, pour être tout à fait honnête, 999 seulement avaient été choisis au hasard. Le millième était celui de Sarah, qu’on avait glissé au milieu. Ce n’était pas elle qui avait insisté, mais après que Don et Carl lui eurent mis cette idée en tête, elle en avait parlé au cours d’une réunion, et le responsable des relations publiques du SETI avait été absolument enthousiaste. Il avait dit que cela apporterait un aspect humain très positif à toute l’opération.
Lors de la cérémonie de transmission, on distribua à tous les chercheurs impliqués des CD-ROM de commémoration contenant des copies du message, mais les réponses fournies n’avaient pas été rendues publiques. Conformément à la demande des Dracons, elles devaient rester secrètes afin que les participants ne soient pas influencés au cas où, plus tard, des questions complémentaires seraient posées.
Le sol de la salle de contrôle était constitué de grandes dalles disposées en diagonale, dans une alternance de marron et de beige. Don avait le vertige rien qu’à les voir, encore plus qu’en regardant par la fenêtre l’immense parabole et la plate-forme d’instrumentation de six cents tonnes installée au-dessus.
Des scientifiques, des journalistes et quelques conjoints étaient massés dans la salle de contrôle. Il y avait des ventilateurs électriques installés sur tous les appareils, mais bien qu’il fût encore très tôt, la chaleur était oppressante. Don regarda Sarah s’asseoir au pupitre central en forme de L et ouvrir le fichier du message. Il lui avait suggéré de trouver une phrase mémorable – ce qui aurait constitué son « petit pas pour un homme » à elle –, mais elle s’y était refusée. Le message important, c’était celui qu’elle allait transmettre et non ce qu’elle pourrait dire. Et c’est ainsi que, sans rien d’autre qu’un : « Bon, allons-y ! », Sarah cliqua sur le bouton et les mots « Transmission en cours » s’affichèrent à l’écran.
Les spectateurs se mirent à pousser des cris et le champagne apparut. Don était resté dans un coin de la salle et se réjouissait de voir Sarah aussi heureuse. Au bout d’un moment, le représentant de l’Union astronomique internationale, un homme corpulent aux cheveux argentés, se mit à taper le bord de sa coupe de champagne avec un gros stylo Mont Blanc jusqu’à ce que tout le monde se taise et se tourne vers lui.
— Sarah, déclara-t-il, nous avons un petit quelque chose pour vous.
Il ouvrit l’une des armoires métalliques fixées au mur. Sur une étagère était posé un trophée constitué d’un socle en marbre et d’une colonne incrustée de soie bleue, surmontée d’une statue de la déesse Athéna tendant les bras vers le ciel. Le représentant se baissa pour la prendre et la tint devant lui, légèrement inclinée, comme s’il examinait l’étiquette d’une bouteille de bon vin. Et puis, d’une belle voix claire et sonore, il lut l’inscription gravée sur la plaque :
— « À Sarah Halifax », dit-il, « qui a su trouver l’astuce… »
Don quitta l’appartement de Lenore et remonta le petit escalier. Il était onze heures du soir, et comme l’avait dit Lenore, c’était un quartier un peu glauque. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’il avait le cœur battant…
Qu’est-ce que j’ai fait là…
Tout s’était passé si vite, même s’il avait été sans doute un peu naïf de ne pas voir la façon dont Lenore s’attendait à terminer la soirée. Mais cela faisait soixante ans qu’il n’en avait plus eu vingt, et même à cette époque, il avait raté de dix ans la révolution sexuelle. L’amour libre des années 60 avait été un peu trop tôt pour lui. Comme la guerre du Vietnam et le Watergate, il n’en avait que de vagues souvenirs d’enfant, et absolument aucune expérience personnelle directe.
Quand, à quinze ans, il avait entrepris ses premières explorations maladroites de la sexualité – en tout cas, avec une partenaire –, les gens avaient très peur des maladies vénériennes. Et il y avait déjà une fille dans sa classe, à Humberside, qui s’était retrouvée enceinte, ce qui avait jeté un froid sur l’idée de rapports intimes. Et c’est ainsi que, bien qu’il n’y eût aucun problème moral lié à l’affaire – tous les jeunes de la génération de Don en avaient envie, et très peu d’entre eux, du moins parmi la classe moyenne de la banlieue de Toronto où il habitait, considéraient que c’était très mal de faire l’amour avant le mariage –, l’acte lui-même continuait d’être pris très au sérieux, même si avec le recul, étant donné ce qui devait se produire dix ans plus tard, cette crainte d’attraper une blennorragie ou des morpions faisait presque sourire…
Mais quelle était l’expression ? La vie est un éternel recommencement ? Le sida avait été vaincu, Dieu merci – pratiquement tous les gens de l’âge de Don connaissaient quelqu’un qui était mort de cette affreuse maladie. La plupart des autres formes de maladies sexuellement transmissibles avaient été éradiquées, ou pouvaient être guéries par des traitements banals. Et l’on pouvait trouver partout au Canada, en vente libre, toutes sortes de contraceptifs sans danger et pratiquement infaillibles, tant pour les hommes que pour les femmes. Associé à un assouplissement général des comportements, tout cela avait conduit à une nouvelle ère de liberté sexuelle comme on n’en avait plus vu depuis la grande époque de Haight-Ashbury, Rochdale College et, oui, des Beatles.
Mais, tout en marchant sur les dalles disjointes du trottoir, Don avait bien conscience qu’il se cherchait des excuses fallacieuses. Peu importait la morale des jeunes gens d’aujourd’hui : ce monde n’était pas le sien. Ce qui comptait vraiment, c’était ce que pensait leur génération, à Sarah et lui. Il avait réussi pendant soixante ans à ne jamais s’écarter du droit chemin, et voilà que tout à coup… bang !
Arrivé au croisement d’Euclid et de Bloor, il sortit son datacom de sa poche.
— Appelle Sarah, dit-il.
Il avait besoin d’entendre sa voix.
— Allô ?
— Hello, ma chérie, dit-il. Comment… comment était la pièce ?
— C’était bien. J’ai trouvé que le type qui jouait Tevye n’avait pas une voix assez puissante, mais dans l’ensemble, c’était quand même pas mal. Et toi, tes ailes de poulet ?
— Super, super. Je m’apprête juste à prendre le métro.
— Ah, O.K. Bon, je pense que je ne vais pas t’attendre.
— Non, non, surtout pas. Tu n’as qu’à laisser mon pyjama dans la salle de bains.
— D’accord. À plus tard.
— C’est ça. Et…
— Oui ?
— Je t’aime, Sarah.
Elle eut l’air surprise en répondant :
— Moi aussi, je t’aime.
— Et je serai bientôt à la maison.
— Mais je ne comprends toujours pas, avait dit Don en 2009, après que Sarah eut découvert que le premier message de Sigma Draconis était un questionnaire. Je ne vois pas pourquoi des extraterrestres s’intéressent à nos idées sur la morale et l’éthique. Qu’est-ce que ça peut leur faire ?
Sarah et Don étaient sortis faire une de leurs promenades du soir.
— Parce que, répondit Sarah alors qu’ils passaient devant la maison des Fein, toute espèce intelligente doit nécessairement aborder ces questions à un moment ou à un autre, et si cette espèce comporte des variations psychologiques individuelles – ce qui est obligatoire, à moins qu’elle n’ait fait ce que tu suggérais et qu’elle n’ait acquis une conscience collective de ruche –, elle va forcément en débattre.
— Pourquoi dis-tu qu’elle a forcément des variations psychologiques ?
— Parce que la diversité est la condition indispensable à l’évolution. Sans variations, la sélection naturelle n’a plus rien pour opérer, et sans sélection naturelle, il n’y a rien pour faire émerger une espèce de la boue originelle. La psychologie n’est qu’une caractéristique complexe parmi d’autres : elle présentera nécessairement des variations, partout dans l’univers. Et cela entraînera forcément des débats sur les questions fondamentales.
— Bon, d’accord, fit-il. (Il y avait un petit vent frais. Il aurait dû mettre une chemise à manches longues.) Mais les problèmes moraux dont ils discutent et ceux dont nous discutons ne seront pas les mêmes.
Sarah secoua la tête.
— En fait, je te parie qu’ils auront bien à faire face au même genre de questions que nous, parce que les progrès de la science mènent toujours aux mêmes dilemmes moraux.
Il donna un coup de pied dans un caillou.
— Par exemple ?
— Eh bien, pense à l’avortement. C’est le progrès de la science qui en a fait un problème important. La technique permettant d’interrompre le développement d’un fœtus sans risquer de tuer ou de mutiler la mère est une innovation scientifique. Aujourd’hui, nous sommes capables de le faire, mais devrions-nous le faire ?
— Mais imagine que les Dracons soient réellement des dragons – tu sais, des reptiles. Je sais que c’est peu probable, et que leur nom vient simplement de la constellation où ils se trouvent de notre point de vue, mais imaginons quand même. Pour une espèce de reptiles intelligents, l’avortement n’est pas un problème technique. Briser un œuf dans le nid ne peut absolument pas faire de mal à la mère.
— Bon, je te l’accorde, dit-elle. (Le caillou dans lequel Don avait shooté était maintenant sur son chemin. Elle l’envoya promener plus loin.) Mais ça n’est pas l’équivalent d’un avortement. L’équivalent, ce serait de détruire l’œuf fertilisé avant qu’il soit pondu, pendant qu’il est encore à l’intérieur du corps de la mère.
— Mais chez certains poissons, la femelle expulse des œufs non fertilisés, et le mâle éjecte sa semence dans l’eau, ce qui fait que la fertilisation s’effectue en dehors du corps de la femelle.
— Bon, O.K., fit Sarah. Des créatures comme celles-là n’auraient pas à affronter la question de l’avortement exactement comme nous, mais encore une fois, comme je l’ai dit à As It Happens, des êtres aquatiques ne possèdent sans doute pas la radio ni d’autres technologies.
— Mais quand même, pourquoi l’avortement serait-il un problème moral ? Je comprends bien que c’en soit un pour les gens qui croient qu’à un certain stade, une âme entre dans le corps. Il est difficile d’être tous d’accord sur le moment précis. Mais le message extraterrestre ne fait aucune allusion aux âmes.
— Le mot « âme » est un raccourci commode pour aborder la question du moment où la vie commence, et ça, ce sera toujours un débat universel – en tout cas parmi les espèces qui pratiquent le SETI.
— Pourquoi ?
— Parce que le SETI est une activité qui exprime que la vie, opposée à la non-vie, est une chose importante, et que trouver la vie est une démarche importante. Si, pour toi, la distinction entre vie et non-vie n’avait aucun intérêt, tu te contenterais de faire de l’astronomie, pas le SETI. Et pour les gens qui accordent de la valeur à la vie, la frontière entre les deux sera toujours intéressante. Tu vois, par exemple, la plupart des gens seraient d’accord pour dire que c’est mal de tuer un chien sans raison, parce qu’un chien est manifestement vivant – mais un embryon est-il vraiment vivant ? Ça, ça peut se discuter. Toute espèce aura besoin de définir à quel stade la vie commence.
— Bah, soit c’est à la conception, soit c’est à la naissance, non ?
— Non, fit Sarah en secouant la tête. Même ici, sur notre Terre, il y a des sociétés dans lesquelles on attend qu’un enfant ait quarante jours avant de lui donner un nom, et j’ai même entendu certaines personnes dire qu’un bébé ne devient une personne que quand il atteint trois ans – c’est-à-dire quand il commence à avoir des souvenirs à long terme et permanents. Et même là, il y a encore place pour un débat moral. Nous savons que les Dracons se reproduisent sexuellement, ce qui leur permet de mélanger leurs gènes. C’était très clair à travers leur message. Et soit dit en passant, je soupçonne fort que ce genre de reproduction est très répandu dans l’univers. C’est une méthode qui permet de booster formidablement l’évolution, avec une redistribution des cartes génétiques à chaque génération au lieu de devoir attendre qu’un rayon cosmique vienne provoquer une mutation chez une créature qui, autrement, ne peut que produire des copies parfaites d’elle-même. Souviens-toi, la vie est apparue sur notre planète il y a quatre milliards d’années, et elle est pratiquement restée la même pendant trois milliards et demi. Mais quand le sexe a été inventé il y a cinq cents millions d’années, lors de l’explosion du Cambrien… boum ! Tout à coup, l’évolution s’est mise à galoper. Et toute race qui se reproduit sexuellement pourrait très bien se livrer à des débats sur la validité morale de détruire une combinaison unique de gènes, même si elle a toujours considéré qu’une telle chose n’est pas vivante avant le moment de la naissance.
Don réfléchit un instant.
— C’est comme si tu disais qu’il y a débat moral pour savoir si on peut détruire des flocons de neige. Ce n’est pas parce qu’une chose est unique qu’elle a de la valeur – surtout quand chaque élément de cette classe est unique.
Un écureuil traversa précipitamment la route devant eux.
— Et de toute façon, poursuivit Don, en parlant d’évolution, ne pourrait-on pas dire que le problème de l’avortement finit par se régler de lui-même, au bout d’un temps suffisamment long ? La sélection naturelle favoriserait forcément les gens qui refusent de pratiquer l’avortement, parce que chaque fœtus avorté signifie la perte d’une combinaison particulière de leurs gènes. Il suffit d’attendre un certain nombre de générations, et tous les partisans de l’avortement auront disparu de la population.
— Ah, bon sang ! fit Sarah en secouant la tête. Quelle idée épouvantable ! En admettant même que ce soit possible, ça n’est valable que si la motivation derrière le choix de reproduction est strictement liée au confort personnel, plutôt qu’au fait que l’enfant soit ou non capable d’atteindre l’âge de se reproduire sans qu’on y investisse trop de ressources. Regarde Barbara et Barry, par exemple. Ils ont essentiellement consacré leur vie à élever Freddie. (Barbara était la cousine de Sarah, et son fils était atteint d’autisme profond.) J’adore Freddie, bien sûr, mais en pratique, il a pris la place de frères et sœurs potentiels qui n’auraient nécessité qu’une fraction de cet investissement, et qui auraient eu beaucoup plus de chances de donner des petits-enfants à Barb et Barry.
— Tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a qu’un très faible nombre d’avortements motivés par un fœtus défectueux, dit Don. Il n’y a qu’à voir, ça fait des siècles qu’on pratique l’avortement, et quelques dizaines d’années seulement qu’on sait réaliser des diagnostics prénatals. L’infanticide, c’est autre chose, et…
— Dans l’évolution, la dépression postnatale s’explique par le fait que la mère se rend compte qu’elle manque de ressources pour assurer la survie de son enfant jusqu’à l’âge de la reproduction, et elle conserve donc son capital parental en évitant de s’attacher à l’enfant. Tu peux découper tout ça comme tu voudras, l’évolution conservera toujours des mécanismes qui ne conduisent pas nécessairement à avoir le maximum d’enfants. Bon, laissons l’avortement de côté, mais je persiste à penser que la plupart des espèces intelligentes ont à affronter des questions morales très similaires à mesure qu’elles développent des technologies et augmentent ainsi leurs pouvoirs. Je sais que les extraterrestres n’ont pas fait référence à Dieu…
— C’est vrai, fit Don d’un petit air satisfait.
— … mais toute espèce qui survit suffisamment longtemps finira forcément par devoir se débattre avec les implications de ce rôle de dieu qu’elle assume.
Il commençait à faire nuit, et l’éclairage public s’alluma.
— « Dieu » est un terme un peu trop connoté, dit Don.
— Peut-être bien, mais nous n’avons pas beaucoup de synonymes pour le concept. Si tu définis Dieu comme étant le créateur de l’univers, toutes les espèces qui vivent suffisamment longtemps finissent par être des dieux.
— Hein ?
— Réfléchis. Nous serons un jour capables de simuler tellement bien la réalité qu’on ne pourra plus la distinguer de… eh bien, de la réalité, d’accord ?
— Un de mes auteurs favoris a écrit un jour : « La réalité virtuelle n’est rien d’autre que de la guitare sans guitare, simplement en plus grand. »
Elle grogna d’un air amusé, puis elle poursuivit :
— Et un système de réalité virtuelle suffisamment complexe pourrait tellement bien simuler des êtres vivants que ceux-ci en viendraient eux-mêmes à croire qu’ils vivent vraiment.
— C’est bien possible, dit Don.
— Absolument. Est-ce que tu as vu ce jeu auquel Carl aime jouer, Les Sims ? Les simulations de réalité que nous voyons aujourd’hui sont vraiment fantastiques, et cela fait seulement – quoi, soixante-cinq ans ? – que nous avons des ordinateurs. Imagine un peu le genre de réalité que tu pourrais simuler si tu avais mille, un million, un milliard de fois plus de puissance de calcul à ta disposition. Là encore, où places-tu la frontière entre vie et non-vie ? Quels droits possèdent ces formes de vie simulées ? Voilà des problèmes moraux auxquels toutes les espèces devront faire face.
Un autre couple, également sorti se promener, s’approchait d’eux. Don leur sourit au passage.
— En fait, poursuivit Sarah, tu pourrais dire qu’il existe quelques indices prouvant que c’est exactement ce que nous sommes nous-mêmes : des créations numériques.
— Je t’écoute.
— Il existe une longueur minimum dans notre univers, qu’on appelle la constante de Planck. Elle vaut 1,6 x 10-35 mètres, à peu près 10-20 fois la taille d’un proton. Tu ne peux rien mesurer de plus petit que ça, en principe à cause des effets quantiques.
— Bon, d’accord.
— Et si tu y réfléchis bien, il doit exister également une unité de temps minimum : puisqu’une particule de lumière doit être ici, à l’unité de longueur de Planck A, ou à côté, à l’unité de longueur B, il s’ensuit que le temps nécessaire pour se déplacer d’une unité à l’autre – le temps pour que le photon passe d’une unité d’espace A à l’unité B – est la durée de temps la plus petite possible. Et cette unité, le temps de Planck, vaut 10-43 secondes.
— L’Horloge du Petit Maintenant, dit Don très content de lui.
— Exactement ! Mais pense à tout ce que ça implique ! Nous vivons dans un univers constitué de petits bouts d’espace, et qui vieillit par petits morceaux de temps – un univers composé de pixels de distance et de durée. Nous sommes en fait numériques au niveau le plus fondamental qui soit.
— Ah, la physique quantique vue non pas comme la nature fondamentale de la réalité, mais plutôt comme – comment dire ? – comme un sous-produit du niveau de résolution de notre monde simulé. (Il prit un air impressionné.) C’est cool.
— Merci, dit-elle. Mais cela signifie que notre monde, avec ses pixels de temps et d’espace, pourrait n’être rien d’autre qu’une version des Sims élaborée par une civilisation incroyablement avancée – et ça, ça voudrait dire qu’il y a un programmeur quelque part.
— J’aimerais connaître son adresse e-mail, dit Don. J’ai quelques questions à poser au support technique.
— Oui, eh bien, souviens-toi seulement que si tu brises le sceau de garantie sur l’univers, tu ne pourras plus te faire rembourser. (Ils tournèrent à un coin de rue.) Et puisqu’on parle de fabriquer des univers, grâce aux accélérateurs de particules, on pourra un jour produire des rejetons du nôtre. Il suffira de créer une singularité convenable, comme celle dont notre univers est sorti au moment du Big Bang, et voilà, un nouvel univers se développera à partir de là. Les lois de la physique indiquent que c’est possible – et je soupçonne que ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un réussisse à le faire.
— Je comprends, dit Don. Si tu te places un cran en arrière, ça veut dire que nous pourrions vivre dans un univers créé par un scientifique à l’aide d’un accélérateur de particules situé dans un autre univers.
— Exactement ! fit Sarah. Et tu sais comme j’adore suivre les débats aux États-Unis sur la question d’enseigner aussi bien le concept de dessein intelligent que la théorie de l’évolution. Bon, je suis une évolutionniste – ça, tu le sais –, mais je ne suis pas d’accord avec ce que plaident toujours les partisans de l’évolution. Ils disent que la science ne peut prendre en compte des causes surnaturelles, ce qui implique dans leur esprit que toute explication scientifique doit, par définition, se limiter à des causes intrinsèques à notre univers.
— Et ça pose un problème ?
— Bien sûr que ça pose un problème ! Cette définition de la science nous empêche totalement de pouvoir éventuellement conclure que nous sommes le résultat du travail d’autres scientifiques situés dans un niveau de réalité au-dessus du nôtre. Ça nous laisse avec une vision scientifique du monde complètement bancale, dans laquelle on reconnaît d’un côté que nous pourrons un jour simuler parfaitement la réalité, ou même créer des univers, mais où on se refuse la possibilité d’admettre que nous pourrions nous-mêmes exister dans un univers de ce genre.
— Si ça se trouve, dit Don, la science ne s’intéresse pas à cette question tout simplement parce qu’elle n’a pas vraiment réponse à tout. Je suis sûr que quelqu’un comme Richard Dawkins dirait : « Bon, et alors ? Admettons que nous soyons la création d’autres êtres intelligents. Ça ne répond pas à la question de savoir d’où ils viennent, eux. »
— Mais la science – et en particulier la science de l’évolution, qui est la spécialité de Dawkins – s’attache en grande partie à reconstituer les filiations et à combler les trous. Si tu adoptais ce point de vue pour l’évolution, tu serais amené à dire que la question de savoir si les oiseaux ont vraiment évolué à partir des dinosaures est idiote et ne mérite pas qu’on s’y intéresse, tout comme de savoir si Lucy est un de nos ancêtres, puisque la seule question vraiment intéressante, c’est de savoir comment est apparu l’ancêtre commun à toutes les créatures vivantes. C’est faux. Ça n’est qu’une question intéressante parmi d’autres, ça n’est pas la seule qui mérite d’être posée. Savoir si nous vivons dans un univers créé par d’autres est une question fondamentalement intéressante, et qui mérite d’être étudiée scientifiquement. Et s’il existe un créateur, ou si une espèce devient elle-même un tel créateur, ça soulève aussitôt la question morale de savoir si les créations ont des obligations vis-à-vis de ce créateur ou des comptes à lui rendre. Et bien sûr, il y a le problème de la réciproque, auquel je trouve qu’on ne réfléchit pas assez : quelles obligations ce créateur a-t-il envers nous ?
Don fit un grand pas de côté pour s’écarter d’elle en levant les yeux vers le ciel assombri.
— Hé, Dieu ! fit-il. Fais attention où tu vises…
— Non, fit Sarah, sérieusement… La technologie donne à une espèce le pouvoir d’empêcher la vie, de créer la vie et d’ôter la vie à différentes échelles. Au bout du compte, la technologie nous donne le pouvoir de devenir ce que nous appellerions des dieux, et même si notre définition de la science y est aveugle, cela soulève la possibilité que nous soyons le résultat du travail d’une autre créature qui, du fait qu’elle nous a créés, mérite également ce terme de dieu. Ça ne signifie pas nécessairement que nous devons l’adorer – mais ça veut dire que, comme toute autre espèce technologiquement avancée, nous devons traiter de questions morales liées à la fois au fait d’être nous-mêmes des dieux en puissance, et peut-être les enfants de dieux.
Ils traversèrent rapidement la rue pour éviter une voiture qui s’approchait.
— Et alors, comme ça, dit Don, les habitants de Sigma Draconis nous ont écrit pour nous demander notre avis ? (Il secoua la tête.) Que le Ciel leur vienne en aide…
Sarah avait dit que l’un des attraits d’une jeunesse retrouvée serait d’avoir de nouveau le temps de lire tous les bons livres. Don n’aurait su dire si le livre qu’il lisait en ce moment était bon – c’était un policier du genre de ceux qu’on vendait dans les drugstores quand il était jeune –, mais c’était en tout cas un vrai plaisir de pouvoir lire pendant des heures sans se fatiguer les yeux, et sans avoir à porter de lunettes. Mais le roman finit par l’ennuyer, et il demanda à son datacom d’explorer les programmes pour lui trouver quelque chose d’intéressant, et…
— Hé ! fit-il en relevant les yeux de la liste, Discovery est en train de repasser ce vieux documentaire sur le premier message.
Sarah, assise sur le canapé, le regarda se balancer sur sa chaise.
— Quel vieux documentaire ?
— Tu sais bien, dit-il un peu agacé, ce truc d’une heure qu’ils ont fait quand tu as envoyé notre réponse à Sigma Draconis.
— Ah, fit Sarah. Oui, je vois.
— Tu n’as pas envie de le regarder ?
— Non. Je suis sûre qu’on en a un enregistrement quelque part.
— À tous les coups, il est dans un format qu’on ne peut plus lire. Je vais le passer.
— J’aimerais mieux ne pas le voir, dit-elle.
— Allez ! fit Don. Ça va être amusant.
Il se tourna vers le grand écran au-dessus de la cheminée. « Allume la télé ; Discovery Channel. »
L’image était d’une précision fantastique, avec des couleurs vibrantes. Cela faisait longtemps que Don avait oublié qu’ils avaient la télé haute définition. Maintenant, il ne supportait plus de regarder d’anciennes émissions parce qu’elles avaient été enregistrées en basse résolution.
Le documentaire avait déjà commencé. On voyait des vues aériennes du radiotélescope d’Arecibo, et c’était un acteur canadien – Maury Chaykin, peut-être ? – qui faisait le commentaire. Cette séquence fut bientôt suivie d’un résumé de l’histoire du SETI : l’équation de Drake, le projet OZMA, la plaque du Pioneer 10, le disque de Voyager – pour ce dernier, dans la mesure où il s’agissait de la version canadienne de Discovery Channel, le commentaire n’omettait pas de préciser qu’il avait été conçu par Jon Lomberg, le célèbre artiste de Toronto. Don avait oublié qu’une si grande partie du documentaire ne parlait absolument pas de Sarah ni de son travail. Il pourrait en profiter pour aller se chercher quelque chose à boire dans la cuisine et…
Et soudain, elle apparut à l’écran, et…
Et il jeta un coup d’œil vers sa femme, assise sur le canapé, puis de nouveau à l’écran, plusieurs fois de suite de l’un à l’autre. Sarah regardait fixement la cheminée, semblait-il, et pas du tout le moniteur. Elle avait le teint rouge, comme si elle était embarrassée, parce que…
Parce qu’elle avait l’air tellement plus jeune, tellement moins frêle à l’écran. Après tout, cet enregistrement datait de trente-huit ans, du temps où elle en avait quarante-neuf. C’était une sorte de rollback, un retour en arrière à un stade plus jeune. Ah, bien sûr, pas aussi loin que lui-même était allé, mais cela donnait quand même une idée de ce que ça aurait pu être pour elle.
— Je suis désolé, ma chérie, dit-il doucement.
Puis d’une voix plus forte, il lança au moniteur : « Éteins la télé ! »
L’air totalement inexpressif, elle le regarda et lui dit :
— Moi aussi, je suis désolée.
Dans le courant de la journée, Sarah monta dans l’ancienne chambre de Carl pour examiner la grande pile de papiers que Don lui avait rapportée de l’université.
Pendant ce temps, il descendit au sous-sol. Avec l’âge, Sarah et lui avaient pratiquement renoncé à se servir de la salle de jeux qui s’y trouvait.
L’escalier qui y menait était très raide, et il n’y avait qu’une rampe le long du mur. Mais il n’avait maintenant plus aucun problème pour descendre ces marches, et par ces chaudes journées d’été, c’était l’endroit le plus frais de la maison.
Sans parler du fait que c’était là qu’il pouvait s’isoler…
Il s’assit sur le vieux canapé et jeta un coup d’œil autour de lui, le cœur battant. C’était ici qu’une page d’histoire avait été écrite. Ici que Sarah avait compris en quoi consistait le cœur du message d’origine. Et une nouvelle page serait peut-être écrite dans cette maison, si Sarah parvenait à décrypter la dernière transmission des Dracons. Un jour, qui sait, il y aurait une plaque apposée dans le jardin…
Don tenait son datacom serré dans la main, et le capot en plastique était maintenant humide de transpiration. Il s’était laissé aller à quelques fantasmes concernant Lenore tout en sachant parfaitement qu’il ne fallait pas qu’il la revoie. Mais elle lui avait fait promettre de la rappeler, et il ne pouvait pas se contenter de ne rien faire, de simplement l’ignorer. Ce serait mal, petit et mesquin. Non, il fallait qu’il l’appelle pour en finir correctement. Il lui dirait la vérité. Il lui dirait qu’il avait déjà quelqu’un dans sa vie.
Il respira à fond, puis il ouvrit son datacom, qu’il referma aussitôt d’un claquement sec. Enfin, il le rouvrit doucement, comme s’il soulevait le couvercle d’un cercueil.
Il dit au petit appareil qui il souhaitait contacter, et…
Une sonnerie, un son de cloche, et puis…
Une petite voix aiguë.
— Hello ?
— Salut, Lenore, dit-il en sentant son cœur battre la chamade. C’est Don. (Silence.) Tu sais bien, Don Halifax.
— Hello, répéta simplement Lenore sur un ton à présent glacial.
— Écoute, je suis désolé de ne pas t’avoir rappelée plus tôt, mais…
— Ça fait trois jours.
— Oui, je sais, je sais, et je suis navré. Je voulais vraiment t’appeler. Je ne voulais pas que tu croies que je suis un de ces types qui… heu, tu sais, le genre de type qui ne rappelle pas.
— Là, tu vois, dit-elle, j’ai bien failli m’y laisser prendre.
Il aurait vraiment voulu être ailleurs…
— Je suis désolé. Tu mérites beaucoup mieux que…
— Oui, c’est bien vrai.
— Je sais. Mais tu comprends, je…
— Tu n’as pas trouvé ça super ?
— Si, c’était super, dit-il.
Et effectivement, c’était pratiquement la seule fois où il s’était vraiment senti heureux ces dernières semaines. Pas seulement à cause du sexe, mais aussi du fait de pouvoir être simplement avec quelqu’un en phase avec lui et…
Lenore parut soulagée.
— Bon, fit-elle, parce que moi aussi, ça m’a beaucoup plu. Tu… tu es vraiment quelqu’un.
— Heu, merci. Toi aussi. Mais, hmm…
— Écoute, dit-elle sur un ton qui laissait entendre qu’elle s’apprêtait à lui accorder une grande faveur. Je suis occupée à la banque demain, mais je suis libre dimanche. On pourrait peut-être en profiter pour sortir ensemble ?
Non, pensa Don.
— Qu’est-ce que tu avais en tête ? demanda-t-il, ébahi de s’entendre prononcer ces mots.
— La météo prévoit un temps magnifique. Pourquoi n’irions-nous pas à Centre Island ?
Je ne peux pas faire une chose pareille, songea-t-il. Je ne vais pas le faire.
— Don ? dit Lenore au milieu du silence embarrassant qui se prolongeait.
Il ferma les yeux.
— D’accord, répondit-il. Oui, bien sûr, pourquoi pas ?
Don était arrivé dix minutes en avance sur l’embarcadère du ferry, en bas de Bay Street, et il scrutait la foule pour tenter d’apercevoir…
Ah, elle était là, cette rare et rayonnante jeune fille que les anges nommèrent Lenore. Elle courut vers lui, vêtue d’un short blanc très court et d’un haut sans manches très ajusté. Elle tenait à la main un immense chapeau de soleil. Elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa brièvement sur la bouche, puis elle recula en souriant, et…
Et il fut stupéfait. Dans son esprit, il l’avait un peu vieillie. Il l’avait imaginée bien engagée dans la trentaine, ce qui semblait un âge plus convenable pour quelqu’un avec qui il voulait parler, mais voilà qu’elle était devant lui, son frais visage constellé de taches de rousseur, et elle paraissait dix ans de moins.
Ils embarquèrent sur le Max Haines, un grand ferry blanc à deux ponts, pour traverser le kilomètre et demi qui les séparait de Centre Island, avec ses promenades en lattes de bois, ses plages, son parc d’attractions et ses jardins.
Lenore lui dit qu’elle avait voulu venir ici parce que les étendues d’eau lui manquaient. Mais le résultat n’était pas tout à fait à la hauteur de ce qu’elle avait espéré : des mouettes en train de se gaver d’ordures ne pouvaient remplacer les hérons bleus de Vancouver, et puis il n’y avait pas la moindre trace de sel dans l’air.
Une fois débarqués, ils firent du jogging pendant une demi-heure. Don se sentait transporté, et il adorait sentir ses cheveux – oui, ses cheveux ! – flotter dans la brise.
Après ça, ils marchèrent tranquillement le long d’une allée pavée en essayant d’éviter les fientes d’oie. La baie s’étendait sur leur droite, avec Toronto de l’autre côté et ce paysage de gratte-ciel que Don avait vus grandir et se déployer pendant près d’un siècle. Il était encore dominé par la Tour CN qui avait été autrefois l’édifice le plus haut du monde. Quand Don était adolescent, il venait de temps en temps en ville avec son ami Ivan pour regarder une grue Sikorsky géante en assembler les énormes composants. D’autres gratte-ciel, de grandes barres verticales évoquant un graphique sous Excel, s’étendaient de part et d’autre de la Tour. Il se souvenait encore du temps où le centre de Toronto n’était qu’un tout petit îlot de grands immeubles, mais toutes ces tours se déployaient à présent jusqu’à la rive du lac, à l’ouest vers Mississauga, et à l’est jusqu’à ce que l’Escarpement de Scarborough les empêche d’aller plus loin.
Il n’y avait pas seulement ce paysage qui ait changé du vivant de Don… et pourtant, certaines choses n’avaient pas changé autant qu’il l’aurait cru. Il se souvenait d’être allé voir 2001 : l’Odyssée de l’espace avec son père, le jour de sa sortie sur les écrans en 1968. Ce qui est commode quand on est né une année se terminant par un zéro, c’est que ça facilite les calculs. Même quand il était tout gamin, il savait qu’il aurait quarante et un ans en 2001, et son père, assis à côté de lui dans le Glendale Theatre de Toronto, en avait alors quarante-trois, ce qui voulait dire que Don serait plus jeune que lui quand les merveilles décrites dans le film viendraient en principe à se réaliser : des avions spatiaux de la Pan Am, de gigantesques stations orbitales en forme de roue avec des hôtels Howard Johnson, des villes construites sur la Lune, des humains voyageant jusqu’à Jupiter, l’hibernation cryogénique, sans oublier – ouvre les portes de la soute, Hal – d’authentiques intelligences artificielles.
Mais quand la véritable année 2001 était arrivée, rien de tout cela n’était devenu réalité. C’est peut-être pourquoi Don n’aurait pas dû être trop surpris que les prodiges extravagants prédits par la science-fiction des dix premières années du nouveau millénaire ne se soient pas non plus concrétisés. La fameuse singularité technologique ne s’était pas produite. Les modifications corporelles extrêmes, que ce fût à l’aide de l’ingénierie génétique ou de composants artificiels, ne s’étaient jamais banalisées. L’assembleur nanotech capable de transformer n’importe quoi en n’importe quoi d’autre était encore du domaine du rêve.
Par-delà l’étendue d’eau, Don contempla la ville où il était né. Niché au pied de la Tour CN était le stade où jouaient les Blue Jays. Il pointa du doigt pour l’indiquer à Lenore.
— Tu vois ? dit-il. Le toit est ouvert sur SkyDome.
Lenore le regarda comme s’il venait de parler une langue étrangère, et…
Ah, zut. Il l’appelait encore le SkyDome, comme la plupart des gens de sa génération. Mais cela faisait bien quarante ans que son nom avait changé. Ah, bon sang, le gouffre qui les séparait était partout, dans le moindre détail.
— Heu, je voulais dire le Rogers Centre. Le, hem, le toit est ouvert.
C’était une remarque tellement banale qu’il regrettait maintenant de l’avoir faite.
— Bon, fit Lenore, c’est vraiment une journée magnifique.
Don se sentit réconforté qu’elle n’ait pas fait de commentaire sur ce qu’il venait de dire.
Ils marchaient en se tenant par la main, au milieu d’une horde de planchistes à roulettes, de patineurs et de joggeurs qui ne cessaient de les croiser dans les deux sens. Lenore portait son grand chapeau à bords tombants. Avec une peau aussi pâle, elle était sans doute obligée de se protéger. Pour sa part, Don appréciait de pouvoir se promener au soleil sans avoir à porter de chapeau. Après quarante ans de calvitie, c’était merveilleux d’avoir sa protection incorporée.
Ils parlaient de choses et d’autres, une conversation gaie et animée, tellement différente de – un de ses amis appelait ça comment, déjà ? – ce silence confortable des vieux couples qui ont épuisé depuis des décennies tous les points de vue à partager, les blagues à raconter et les questions à explorer.
— Tu joues au tennis ? demanda Lenore alors qu’ils croisaient des gens portant des raquettes.
— Ah, je n’ai pas joué depuis…
Depuis bien avant que tu ne sois née.
— On devrait y jouer, un de ces jours. Je peux t’avoir un passe d’invité au Hart House.
— Ça, ce serait super, dit Don.
Et il le pensait vraiment. La première fois qu’il avait eu vingt-cinq ans, il avait mené une existence assez sédentaire, mais cette fois-ci, il adorait cette sensation physique qu’il éprouvait d’être vivant.
— Mais il faut quand même que tu saches que je vais te mettre la pâtée, ajouta-t-il. Tu comprends, je suis médicalement augmenté.
Elle sourit.
— Ah ouais ?
— Absolument. Tu peux m’appeler Björn Borg.
Elle se contenta de le regarder d’un air totalement perplexe, et il en fut un peu décontenancé. Sarah, elle, aurait aussitôt compris la blague.
— Hem, fit-il. (Il se souvenait de ce que disait Johnny Carson sur le fait qu’un gag n’est pas drôle si on est obligé de l’expliquer.) Björn Borg était un joueur de tennis très célèbre. Il a gagné le tournoi de Wimbledon cinq fois de suite. Et les Borgs, eh bien, c’est une espèce extraterrestre dans un vieux feuilleton télé qui s’appelait Star Trek. Les Borgs augmentent leurs capacités corporelles à l’aide de procédés technologiques, et donc, hem…
— Tu es vraiment le plus grand idiot que je connaisse, lui dit-elle avec un large sourire.
Il s’arrêta net, et il regarda Lenore – mais pour la première fois, en la regardant vraiment.
Elle faisait une maîtrise d’astronomie et s’était spécialisée dans le SETI.
Elle aimait aller au restaurant, discuter de philosophie et de politique.
Elle avait de l’assurance, elle était drôle, et c’était un vrai bonheur d’être en sa compagnie.
Et voilà que maintenant, elle parlait exactement comme…
Jusqu’ici, il n’avait pas vraiment rassemblé les pièces du puzzle. Elle lui rappelait tellement…
Bien sûr, bien sûr.
Elle lui rappelait Sarah telle qu’il l’avait connue autrefois au même âge, quand il était tombé amoureux d’elle.
Oh, évidemment, elles ne se ressemblaient pas du tout physiquement, et c’est peut-être pour cette raison qu’il n’avait pas remarqué tous leurs autres points communs. Lenore était plus petite que Sarah, ou du moins plus petite que Sarah ne l’avait été à l’époque. Et Sarah avait autrefois des cheveux bruns, et avait encore des yeux bleu-gris, tandis que Lenore était rousse avec des taches de rousseur et des yeux verts.
Mais dans leur esprit, leur attitude, leur joie de vivre, c’étaient des sœurs jumelles.
Un jeune couple s’approchait d’eux. La femme était asiatique et l’homme était blanc. Il poussait une poussette. Don portait des lunettes de soleil – tout comme Lenore –, et il n’hésita donc pas à admirer cette belle jeune femme aux longs cheveux noirs vêtue d’un short rose et d’un débardeur rouge.
— Un mignon bébé, dit Lenore.
— Heu, oui, fit Don qui ne l’avait même pas remarqué.
— Est-ce que… est-ce que tu aimes les enfants ? demanda Lenore d’une voix légèrement hésitante.
— Oh, oui, bien sûr.
— Moi aussi, dit-elle.
Il y avait un banc au milieu de la pelouse, pas très loin de l’allée, d’où l’on pouvait voir le lac jusqu’à la ville. Don le désigna d’un petit mouvement de menton et ils allèrent s’y installer. Il passa le bras autour des épaules de Lenore et ils contemplèrent un instant la surface des flots et un ferry qui se dirigeait vers eux.
— Tu aimerais avoir des enfants ? demanda-t-il.
— Oh, oui. Absolument.
— Dans combien de temps ?
Elle posa la tête sur l’épaule de Don. Ses cheveux flottaient un peu dans la brise et il les sentait parfois venir caresser doucement sa joue.
— Oh, je ne sais pas. Sans doute quand j’aurai trente ans, j’imagine. Je sais que c’est encore dans très longtemps, mais…
Elle n’alla pas plus loin, mais il ne put s’empêcher de secouer la tête. Cinq ans, ça passerait en un clin d’œil… Il avait l’impression que c’était seulement hier qu’il avait fêté ses soixante-dix ans… Ah, bon sang, ses soixante ans n’avaient pas l’air si loin que ça non plus ! Les années passent à toute vitesse, et…
Et il se demanda si ça resterait vrai. Aucun doute qu’il avait vécu ce changement de perception du temps, cette accélération, à mesure qu’il avait pris de l’âge, et il en avait lu l’explication psychologique classique : quand on est un gamin de dix ans, chaque année représente dix pour cent de sa vie passée, ce qui est énorme, mais quand on en a cinquante, ce n’est plus que deux pour cent, et ça passe donc beaucoup plus vite. Il se demanda comment il percevrait les années, maintenant qu’il était redevenu jeune. Il serait l’une des premières personnes à pouvoir tester réellement l’explication standard.
Lenore ne disait plus rien. Elle se contentait de regarder le lac. C’était pourtant paradoxal, se dit-il. Elle se projetait plus loin dans l’avenir que lui. Mais il avait pensé en avoir fini avec l’avenir, et bien qu’il connût également cet autre poème, il n’avait pas eu l’intention de rager, enrager contre la lumière mourante…
Dans cinq ans, Lenore aurait certainement terminé son doctorat et serait déjà bien engagée dans sa carrière.
Et dans cinq ans, Sarah serait probablement…
L’idée était insupportable, mais il fallait bien reconnaître que c’était inévitable. En 2053, Sarah aurait presque certainement disparu, et lui… Lui, il se retrouverait seul. À moins…
À moins que…
À moins qu’il ne trouve quelqu’un d’autre.
Mais il avait déjà pu voir, dans ce dîner l’autre soir avec ces étudiants, à quel point les jeunes de vingt-cinq ans pouvaient être creux et superficiels. Les gens qui avaient son âge physique apparent ne pourraient jamais l’intéresser sur le plan intellectuel ni même émotionnel. Mais Lenore était différente, et…
Et il était beaucoup trop tôt pour poursuivre ce genre de conversation, même si une chose était claire : son avenir avec Lenore, ou, vraisemblablement, avec n’importe quelle femme aussi jeune qu’il en avait lui-même l’air, dépendrait de sa position sur le fait d’avoir de nouveau des enfants.
Mais là, vraiment, des enfants ? Serait-il encore capable de faire face aux biberons la nuit, et changer les couches, et faire la discipline ? Et pourtant…
Et pourtant, les gens lui pardonneraient peut-être ses transgressions si, un jour, il fondait une autre famille. Le fait de rechercher la compagnie d’une femme plus jeune que Sarah avait beau être parfaitement logique, il savait qu’aux yeux de ses amis et de sa famille, il passerait pour un triste individu qui réfléchissait plus avec ses glandes qu’avec son cerveau. Mais s’ils pensaient que son désir était en fait de redevenir père, ma foi, ça atténuerait un peu la sévérité de leur jugement.
Dans cette ère de sexualité totalement libre, ce n’était sans doute plus le cas, mais autrefois, du temps de Don, beaucoup d’hommes avaient leur Playmate préférée dans Playboy. La sienne avait été Vicki Smith, ou du moins c’était le nom que portait cette grande Texane aux formes sculpturales quand elle avait été Miss May 1992. Mais quelque temps avant qu’elle ne devienne la Playmate de l’Année en 1993, elle avait changé de nom pour se faire appeler Anna Nicole Smith. Et elle était devenue encore plus célèbre quand elle avait épousé un milliardaire qui n’était pas loin d’avoir quatre-vingt-dix ans.
C’était ça, la comparaison que les gens de sa génération allaient faire, il en était sûr. Sauf qu’il n’était pas milliardaire, même s’il avait bénéficié de ce que ce vieux dingue aurait donné toute sa fortune pour obtenir. Et c’était lui, et non la femme, qui était trafiqué. Anna Nicole Smith avait porté des bonnets A avant que des implants mammaires ne la fassent grimper de trois ou quatre lettres dans l’alphabet. Mais Lenore était parfaitement naturelle – ou du moins, aussi naturelle qu’il était possible de l’être de nos jours. C’était Don qui s’était fait entièrement refaire, même si, de son point de vue en tout cas, la thérapie génique et l’allongement des télomères semblaient moins extrêmes que de se faire ouvrir la poitrine pour y fourrer des poches de silicone.
N’empêche… Un homme de quatre-vingt-sept ans avec une femme de vingt-cinq ! Qu’est-ce que les gens ne diraient pas ! Mais s’il finissait par avoir d’autres enfants, s’il redevenait le père de charmants bambins, alors, ce serait tout à fait bien et normal, et peut-être que tout le monde comprendrait et pardonnerait.
Bien sûr, ce n’était pas une raison valable pour devenir père, mais enfin, il n’y avait même pas réfléchi la première fois. Aucune justification n’avait été nécessaire. Cela leur avait semblé la chose la plus naturelle du monde, quand Sarah et lui s’étaient mariés.
Trois canards vinrent se poser sur le lac en formant un sillage de vaguelettes derrière eux. Lenore se serra contre Don.
— C’est une journée tellement magnifique, dit-elle.
Il hocha la tête et lui caressa doucement l’épaule, en se demandant ce que l’avenir leur réservait.
Don avait passé un très bon moment, aussi bien sur l’île que plus tard dans l’appartement de Lenore. Mais celle-ci avait pas mal de choses à préparer pour un séminaire le lendemain, et il n’avait donc eu aucune difficulté à s’en aller en fin d’après-midi. De son côté, Sarah avait dit qu’elle resterait à la maison toute la journée – elle en était encore à trier le monceau de documents concernant le premier message –, et alors qu’il se dirigeait vers la bouche de métro, il fut surpris d’entendre se déclencher le répondeur quand il essaya d’appeler chez lui. Bien sûr, Sarah n’entendait plus aussi bien qu’avant, elle n’avait peut-être pas remarqué la sonnerie du téléphone, ou elle était sortie, ou…
— Où se trouve le datacom de Sarah en ce moment ? demanda-t-il à son propre appareil.
— Chez elle, répondit le datacom après s’être connecté à son jumeau. Sur sa table de chevet.
Don ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Elle ne serait pas sortie sans l’emporter, et il avait maintenant essayé d’appeler aussi bien son datacom que le téléphone fixe. Il y avait quelque chose d’anormal, il le sentait…
Il se mit à courir vers la station St George. Il n’y avait que sur cette partie du trajet qu’il pouvait réellement gagner du temps, et aussi sur celle entre la station près de chez lui, North York Centre, et sa maison. Pour le reste, il allait forcément se déplacer à l’allure de tortue habituelle des trains du Toronto Transit. Prendre un taxi pour retourner à North York coûterait une fortune, et n’irait guère plus vite.
Comme par un fait exprès, il franchit le portillon et dévala l’escalator juste à temps pour voir se fermer sous son nez les portières du train allant vers l’est. Ce fut une attente interminable – on était un dimanche soir – avant qu’un autre train se présente.
Son datacom fonctionnait très bien dans les tunnels, mais à chaque fois qu’il appelait, le téléphone de son domicile sonnait, et sonnait, jusqu’à ce que sa propre voix – sa voix d’autrefois, la version fatiguée et chevrotante qui semblait si différente de sa voix actuelle – se fasse entendre : « Hello. Ni Sarah ni moi ne pouvons vous répondre pour l’instant… »
Don s’assit et contempla le sol grisâtre en se tenant la tête entre les mains.
Finalement, au bout d’une éternité, la rame arriva à North York Centre et il bondit hors du wagon. Il monta l’escalator quatre à quatre, franchit le portillon et se retrouva dans Park Home Avenue, qui était sombre et déserte. C’est en courant qu’il fit les trois cents mètres jusqu’à sa maison, tout en essayant encore une fois de joindre Sarah, mais sans succès. Il ouvrit enfin sa porte, et…
Elle était étendue à plat ventre, le visage contre le parquet éraflé, devant le miroir de la penderie.
— Sarah !
Ses jambes étaient écartées et la robe d’été qu’elle portait formait comme un linceul autour d’elle. Il était évident qu’elle avait fait une chute dans l’escalier.
— Sarah, tu n’as rien ?
Elle bougea très légèrement la tête.
— Non ! fit Don. Non, non, surtout ne bouge pas !
— Ma jambe, dit-elle d’une voix faible. Ah, mon Dieu, il aurait fallu que tu entendes ce craquement…
Il avait suivi autrefois des cours de secourisme.
— Celle-ci ? dit-il en posant doucement la main sur sa jambe droite.
— Non, l’autre.
Il écarta la robe pour pouvoir examiner sa jambe, et il vit aussitôt l’hématome et la partie enflée. Il la tâta avec précaution, et il vit Sarah grimacer de douleur. Il n’y avait pas de téléphone dans l’entrée. Il aurait fallu que Sarah réussisse à se hisser en haut des six marches pour pouvoir l’appeler du salon. Mais elle n’avait ni le sens de l’équilibre ni la force nécessaire dans l’autre jambe pour pouvoir se déplacer à cloche-pied. Il sortit son datacom et lui dit : « Neuf-un-un », un numéro devenu un nom commun dans cet âge où les numéros de téléphone avaient disparu.
— Pompiers, police ou ambulance ? demanda l’opératrice.
— Ambulance, répondit Don. Je vous en supplie, dépêchez-vous !
— Vous appelez depuis un appareil mobile, dit l’opératrice, mais nous avons les coordonnées GPS. Vous êtes au… (Elle lui lut l’adresse.) C’est exact ?
— Oui, oui.
— Que s’est-il passé ?
Il essaya d’aspirer un peu d’air.
— Ma femme… Elle a quatre-vingt-sept ans, et elle est tombée dans l’escalier.
— J’ai dépêché une ambulance, dit l’opératrice. Le datacom d’où vous appelez est enregistré au nom de Donald R. Halifax. C’est bien vous ?
— Oui.
— Votre épouse est-elle consciente, Mr Halifax ?
— Oui. Mais elle a une jambe cassée. J’en suis certain.
— Alors, ne la déplacez pas. Surtout, n’essayez pas de la déplacer.
— Non, je sais. Je ne l’ai pas bougée.
— La porte de votre domicile est-elle déverrouillée ?
Il releva les yeux. La porte était restée grande ouverte.
— Oui.
— Très bien. Restez auprès d’elle.
Don prit la main de Sarah.
— Je ne la quitte pas.
Ah, mon Dieu, pourquoi n’avait-il pas été là quand c’était arrivé ? Il la regarda dans les yeux, ses yeux bleu pâle qui étaient injectés de sang et à moitié fermés.
— Non, je ne la quitterai pas. Je vous le jure, je ne la quitterai jamais.
En ayant fini avec l’opératrice, il reposa son datacom par terre.
— Je suis désolé, dit-il à Sarah. Affreusement désolé.
— Pas de problème, dit-elle d’une voix faible. Je savais que tu rentrerais bientôt, même si…
Elle ne termina pas sa phrase, mais il était évident qu’elle s’était attendue à ce qu’il revienne beaucoup plus tôt.
— Je suis désolé, répéta Don le cœur serré. Désolé, tellement désolé…
— Ne t’inquiète pas, insista Sarah qui réussit à esquisser un pauvre sourire. Je suis sûre que je n’ai rien de vraiment grave. Après tout, nous sommes dans l’âge des miracles et des merveilles. (Une vieille chanson du temps de leur jeunesse. Don la reconnut, mais il continua de secouer la tête d’un air perplexe. Elle lui fit un signe du menton, et il finit par comprendre : elle faisait allusion à son nouveau corps rajeuni. C’était maintenant elle qui lui tenait la main, elle qui le réconfortait.) Tout ira bien, dit-elle, tout ira bien.
Ils se sentait incapable de croiser son regard tandis qu’ils attendaient ainsi interminablement, jusqu’à ce que, enfin, la sirène de l’ambulance vienne noyer les pensées qui le torturaient, et que tout se trouve baigné dans une lumière rouge clignotant par la porte ouverte.
Heureusement, il s’agissait d’une fracture nette et simple. L’orthopédie avait fait de grands progrès depuis que Don s’était lui-même cassé la jambe en 1977 en jouant au football au lycée. On aligna les deux parties du fémur de Sarah, on évacua l’excédent de fluide, on injecta le calcium que Sarah aurait de toute façon reçu si son processus de rajeunissement avait réussi, et on installa un petit support externe autour de sa jambe – il n’y avait plus guère que des os de dinosaure qui aient besoin d’être plâtrés. Le médecin dit qu’elle serait rétablie dans deux mois, mais qu’en attendant, grâce au support équipé de petits moteurs, elle n’aurait pas besoin de béquilles. Une canne était cependant recommandée.
Tout aussi heureusement, leur assurance-maladie couvrait tous les frais. Les grandes crises du système de santé canadien n’étaient plus qu’un mauvais souvenir. Bien sûr, il y avait eu une période où, la biotechnologie étant encore jeune, l’escalade des coûts avait échappé à tout contrôle, mais le prix des technologies finit toujours par baisser, même dans le domaine médical. Des traitements qui coûtaient des centaines de milliers de dollars quand Don était jeune étaient descendus à une petite fraction de ces montants. Même les médicaments complexes coûtaient si peu à mettre au point et à produire que les gouvernements pouvaient les distribuer gratuitement dans le tiers-monde. Qui sait, un jour prochain, même la magie du rajeunissement serait accessible à tous ceux qui en voudraient.
Quand ils rentrèrent de l’hôpital, Don aida Sarah à se mettre au lit. Elle s’endormit au bout de quelques minutes seulement, probablement aidée à rejoindre les bras de Morphée par les analgésiques que le médecin lui avait prescrits.
Mais Don, lui, était incapable de trouver le sommeil. Allongé sur le dos, il regardait l’obscurité du plafond, parfois traversée d’un rayon de lumière quand une voiture passait dans la rue.
Il aimait Sarah. Il l’avait aimée pendant presque toute son existence. Et jamais il ne lui ferait de mal. Mais quand elle avait eu besoin de lui, il n’avait pas été là.
Il entendit une sirène au loin. Quelqu’un d’autre devait faire face à une crise, tout comme celle qu’ils affrontaient aujourd’hui.
Non. Ils n’avaient pas fait face à cette crise… C’était Sarah qui avait dû le faire toute seule – le visage contre les lames de parquet, attendant heure après heure qu’il rentre après avoir baisé une femme qui n’avait même pas la moitié – ah, bon sang, moins du tiers ! – de son âge.
Il roula sur le côté en tournant le dos à Sarah, toujours endormie. Il se recroquevilla en chien de fusil. Son regard se fixa sur l’affichage bleuâtre du réveil posé sur sa table de nuit, et il regarda les minutes s’écouler lentement.
Pour la première fois depuis des années, Sarah était installée dans le fauteuil relax en position inclinée. Comme ça, disait-elle, il lui était plus facile et moins douloureux d’allonger sa jambe.
Bien qu’il n’eût presque pas dormi la nuit précédente, Don était incapable de se reposer. Il arpentait inlassablement la pièce. Sarah avait dit une fois qu’ils avaient eu le coup de foudre pour cette maison quand elle avait vu la cheminée, et lui quand il avait vu ce long salon étroit qui n’attendait plus que quelqu’un pour y faire les cent pas.
— Quels sont tes projets pour aujourd’hui ? demanda Sarah.
Les grands chiffres sur l’écran mural indiquaient 09:22. Les fenêtres de part et d’autre avaient été polarisées pour réduire la lumière du mois d’août à un niveau supportable.
Il s’arrêta un instant et regarda sa femme.
— Des projets ? fit-il. Je vais rester ici, pour m’occuper de toi.
Mais elle secoua la tête.
— Tu ne peux pas passer le restant de ta vie – le restant de ma vie – cloîtré dans cette maison. Je vois bien que tu débordes d’énergie. Regarde-toi ! Tu ne tiens pas en place.
— Oui, mais…
— Mais quoi ? Je serai très bien comme ça.
— Tu n’étais pas très bien hier, répliqua-t-il en recommençant à arpenter la pièce. Et puis…
— Et puis ? demanda Sarah.
Le dos tourné, il ne répondit pas. Mais quand on a été marié si longtemps, on peut terminer les phrases de l’autre, même quand celui-ci ne le souhaite pas.
— Et puis ça ne peut qu’aller en empirant, c’est ça ? dit-elle.
Don inclina la tête pour signifier qu’elle avait bien deviné. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre teintée de brun. Ils avaient acheté cette maison en 1988, juste après leur mariage. Ses parents et ceux de Sarah les avaient aidés pour l’apport initial. À cette époque, il y avait quelques arbres squelettiques dans Betty Ann Drive, et deux ou trois grands épicéas bleus. Et maintenant, ces arbustes plantés gratuitement par la ville de North York, une municipalité qui n’existait plus, étaient devenus des érables et des chênes magnifiques.
Don s’approcha d’elle.
— Tu as besoin de moi ici, dit-il, pour que je m’occupe de toi.
Elle regarda sa jambe entourée de son armature.
— J’ai besoin de quelqu’un, c’est vrai. Peut-être que Percy…
— Percy entre en quatrième dans quinze jours, dit-il. Il va avoir beaucoup trop à faire. Et Carl et Emily travaillent dans la journée. Et nous n’avons pas les moyens de nous payer une aide à domicile.
— Nous pourrions le faire, si… commença-t-elle.
Cette fois-ci, c’est lui qui termina mentalement la phrase pour elle : si nous vendions la maison.
Il regarda de nouveau par la fenêtre. Oui, cette maison, qui n’était pourtant pas bien grande, l’était encore trop pour leurs besoins, et c’était déjà vrai quand Emily l’avait quittée il y avait plus de vingt ans de cela. Ils devraient peut-être bien la vendre. Il n’était que trop évident maintenant que Sarah avait de grosses difficultés avec les escaliers. Emménager dans un appartement permettrait de dégager un peu d’argent et de régler ce problème.
Arrivé au fond de la pièce, il fit demi-tour et vit le visage de sa femme s’éclairer.
— Tu sais ce qu’il nous faudrait ? dit-elle. Un Mozo.
— Un Mozo ? répéta-t-il en allongeant les deux voyelles comme elle l’avait fait.
Elle hocha la tête.
— Tu sais ce que c’est ?
— Ce que je sais, c’est que ça rapporte quatorze points.
Sarah fronça les sourcils.
— Ça signifie « domestique », dit-elle, c’est de l’espagnol. Mais c’est aussi la marque d’une gamme de robots destinés à aider les personnes âgées.
Don plissa les yeux.
— Ils fabriquent des trucs comme ça ?
— Tu vois ce que je voulais dire ? Il faut absolument que tu sortes un peu plus. Oui, ils fabriquent des trucs comme ça, si par « ils », tu penses à McGavin Robotics.
Il s’arrêta.
— Même un robot bas de gamme coûte une fortune.
— C’est vrai. Mais Cody pense que j’ai des talents spéciaux pour décrypter la réponse de Sigma Draconis. Je vais lui dire que j’ai besoin d’un Mozo. Ce ne serait pas vraiment un mensonge. Je pourrais travailler beaucoup plus facilement si j’avais un assistant pour mes recherches, quelqu’un qui me fasse du café et tout ça. Et ça voudrait dire que je ne serais plus jamais seule. Tu pourrais sortir sans t’inquiéter pour moi.
Il pensa un instant lui rappeler que la dernière fois qu’ils avaient accepté la charité de McGavin, les choses ne s’étaient pas très bien passées. Mais Sarah avait raison. Il allait devenir dingue s’il devait rester tout le temps à la maison, et puis, un robot domestique leur faciliterait drôlement la vie, non ?
C’était un peu comme si Ikea vendait des bonshommes mécaniques. Le Mozo leur fut livré en pièces détachées dans une grande caisse de un mètre de côté. Don fut déconcerté de voir la tête enveloppée dans un sac en plastique, et il lui fallut cinq bonnes minutes avant de trouver comment connecter les jambes (qui étaient stockées repliées au genou). Mais il finit par en venir à bout. Le robot était de couleur bleu ciel bordé d’argent. Son corps était recouvert d’un matériau souple semblable à celui qu’on utilise pour les combinaisons de plongée sous-marine. Il avait une tête ronde grosse comme un ballon de basket, avec deux yeux en verre. Et il avait une sorte de bouche. Don en avait déjà vu comme celle-là sur d’autres robots : un trait noir horizontal sous les yeux, qui pouvait s’animer pour correspondre aux paroles émises. Le marché pour des robots ayant l’air humain avait beau être limité, les gens aimaient quand même qu’ils aient une expression faciale.
Don ne put s’empêcher de comparer leur nouveau robot à tous les robots de fiction qu’il avait vus dans sa jeunesse. À part la bouche, ceux auxquels il ressemblait le plus étaient les robots du vieux comic de Gold Key, Magnus l’anti-robot. Et il devait reconnaître que c’était vraiment cool d’en avoir un, et pas seulement parce que ça lui permettait de cocher un élément de plus dans sa fameuse liste des vingt choses à faire avant de mourir…
Il regarda le Mozo, encore un de ces miracles des temps modernes qu’ils n’avaient pas les moyens de s’offrir.
— Eh bien, dit-il à Sarah en posant ses poings sur les hanches, qu’en penses-tu ?
— Il a l’air sympathique, dit-elle. Si on le mettait en route ?
Don fut amusé de voir que le bouton d’allumage se trouvait dans un petit renfoncement au milieu du torse du robot. Leur Mozo avait un nombril en creux. Il appuya sur le bouton, et…
— Hello, fit une voix masculine très ordinaire. (Le dessin de la bouche se modifia comme dans un dessin animé pour évoquer la forme de lèvres humaines.) Parlez-vous anglais ? Hola. ¿Habla español? Konichi-wa. Nihongo-o hanashimasu-ka ?
— Anglais, répondit Don.
— Hello, répéta le robot. C’est la première fois que je suis activé depuis ma sortie d’usine, et j’ai donc besoin de vous poser quelques questions, si vous le permettez. D’abord, auprès de qui dois-je prendre mes instructions ?
— D’elle et moi, répondit Don.
Le robot hocha sa tête en forme de ballon.
— Par défaut, je vous appellerai « madame », et vous, « monsieur ». Cependant, si vous avez une préférence, je peux m’adresser à vous comme vous voudrez.
Don sourit.
— Je suis le Grand et Tout-Puissant Oz.
La bouche du robot se tordit d’une façon qui montrait que le robot savait bien que Don plaisantait.
— Je suis enchanté de vous connaître, Grand et Tout-Puissant Oz.
Sarah regarda le robot avec une expression qui signifiait : « Vous voyez ce que je dois supporter toute la journée », tandis que Don prenait un air faussement contrit. Elle dit au Mozo :
— Appelez-le Don. Et moi, vous pouvez m’appeler Sarah.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Don et Sarah. Ce que vous entendez actuellement est ma voix par défaut. Mais si vous préférez une voix féminine ou un accent différent, je peux la modifier. Cela vous plairait-il ?
Don regarda Sarah.
— Non, dit-elle, ça nous va comme ça.
— Très bien, dit le robot. M’avez-vous déjà choisi un nom ?
Sarah haussa les épaules et se tourna vers Don, qui répondit :
— Gunter.
— Est-ce G-U-N-T-H-E-R ? demanda le robot.
— Pas de « H », répondit Don. (Incapable de résister, il ajouta :) Surtout pas de « H » ici, quelqu’un pourrait se blesser…
— Ah, mon petit garçon… dit Sarah en lui souriant affectueusement.
Elle l’avait souvent appelé comme ça au fil des années, mais là, en ce moment, ça touchait un peu trop au cœur des choses. Elle dut remarquer sa grimace vite maîtrisée, car elle dit aussitôt :
— Excuse-moi.
Mais en fait, se dit-il, elle avait parfaitement raison. Il avait gardé une âme d’enfant, du moins en ce qui concernait les robots. Et son préféré entre tous, quand il était gamin, c’était le robot de Perdus dans l’espace. Ça l’agaçait beaucoup quand les gens appelaient le robot « Robby », même si Robby, le robot de Planète interdite, lui ressemblait vaguement – ce qui n’était pas très surprenant étant donné que c’était la même personne, Robert Kinoshita, qui les avait conçus tous les deux. En général, on disait simplement « le Robot » pour désigner le robot du Jupiter 2 – sauf le Dr Smith, qui l’appelait « tas de ferraille ambulant » et autres épithètes peu flatteuses. Mais beaucoup de fans l’appelaient B-9, qui était son numéro de série qu’on découvrait dans un épisode. Don, pour sa part, affirmait que cet automate en forme de tonneau avec des tuyaux d’aspirateur à la place des bras s’appelait en réalité GUNTER, à cause d’un autre épisode où on montrait le robot dans sa caisse d’origine, sur laquelle était marqué : « General Utility Non-Theorizing Environmental Robot[1] ». Il avait eu beau le faire remarquer à des tas de gens pendant… ah, plus de soixante-dix ans maintenant, il n’avait pas réussi à faire beaucoup de convertis. Mais voilà, il y avait maintenant au moins un robot dans le monde qui portait ce nom.
Bien sûr, songea Don, Sarah comprenait très bien tout ça. Elle aussi avait regardé Perdus dans l’espace quand elle était jeune, même si elle aimait surtout les photos de véritables nébuleuses et galaxies utilisées dans les scènes spatiales (« Photographies astronomiques, copyright 1959, par le California Institute of Technology »). Mais il se rendit compte avec tristesse que rien de tout cela n’évoquerait quoi que ce soit à Lenore ni à tous ceux qui étaient aussi jeunes que lui-même se sentait.
Ils continuèrent de répondre aux questions de Gunter pendant une demi-heure, ce qui leur permit de lui définir le genre de tâches qu’il devait accomplir, s’il devait ou non répondre au téléphone ou quand on sonnait à la porte, de lui recommander de ne pas entrer dans la salle de bains ou les toilettes quand elles étaient occupées, à moins qu’il n’ait entendu un appel à l’aide, et d’autres choses encore.
Mais la fonction principale de Gunter était de veiller au confort et à la sécurité de Sarah. C’est pourquoi Don lui demanda :
— Vous savez pratiquer la RCP ?
— Oui.
— Et la méthode de Heimlich ? demanda Sarah.
— Oui, également. J’ai une formation complète de secouriste. Je peux même effectuer une trachéotomie d’urgence, si nécessaire, et mes paumes sont équipées de défibrillateurs.
— Ah, tu vois bien ! fit Don. Il est exactement comme Gunter. Le vrai Gunter pouvait lancer des éclairs du bout de ses pinces.
Sarah le regarda avec un sourire affectueux.
— Le vrai Gunter ?
Don éclata de rire.
— Tu sais bien ce que je veux dire. (Il se tourna vers la machine bleue.) Qu’est-ce qu’on fait de vous quand on va se coucher ? lui demanda-t-il. On vous éteint ?
— Vous pouvez, si vous le souhaitez, répondit Gunter qui leur fit un sourire rassurant. Mais je vous suggère de me laisser allumé afin que je puisse réagir instantanément en cas d’urgence. Vous pouvez aussi me confier des tâches à accomplir pendant que vous dormirez. Je peux épousseter et me livrer à d’autres corvées, et vous préparer un petit déjeuner chaud pour quand vous vous lèverez.
Don balaya la pièce du regard, et s’arrêta sur la cheminée.
— Vous savez allumer un feu ?
Le robot pencha la tête légèrement de côté, et dans la mesure où des yeux vitreux peuvent avoir l’air vague, ce fut le cas pour ceux de Gunter l’espace d’une seconde.
— Maintenant, je sais, dit-il.
— Super, fit Don. Il va falloir qu’on fasse rentrer du bois pour l’hiver.
— Est-ce que vous vous ennuyez quand vous n’avez rien à faire ? demanda Sarah.
— Non, répondit le robot avec toujours son sourire rassurant. Je suis tout à fait heureux de pouvoir me détendre.
— Un trait de caractère admirable, dit Sarah en jetant un coup d’œil à Don. Je me demande vraiment comment on a pu vivre sans robot jusqu’ici.
À mesure que les jours passaient, Don se sentait de plus en plus désemparé. Bon sang, avant, il comprenait la vie. Il en connaissait les rythmes, les phases, et il les avait toutes franchies dans le bon ordre, et survécu à chacune.
Il savait que sa jeunesse avait été consacrée à l’éducation, à la première étape du développement professionnel, à l’exploration des relations sexuelles.
Le passage à l’âge adulte avait signifié l’engagement du mariage, l’éducation des enfants et la consolidation de la prospérité matérielle à laquelle il avait droit.
Après ça, il y avait eu l’âge mûr, le moment de procéder à des réévaluations. Il avait alors réussi à éviter de s’acheter une voiture de sport et de faire des infidélités à sa femme. Sa crise de la quarantaine, déclenchée prématurément à cause d’une petite alerte cardiaque, l’avait finalement poussé à suivre un régime pour perdre du poids. Le fait d’entendre tant de femmes – et quelques hommes aussi – lui dire à quel point il avait belle allure, et qu’il était plus sexy à quarante-cinq ans qu’à trente, l’avait suffisamment soutenu pendant ces années pour qu’il n’ait pas besoin d’autre chose pour se prouver qu’il était encore séduisant.
Et finalement – enfin, c’est comme ça que les choses auraient dû finir –, il y avait eu le prétendu âge d’or : la retraite, devenir grand-père, prendre la vie tranquillement, une période d’acceptation et de réflexion, de paix en compagnie de son épouse, le moment de régler ses affaires tandis que la fin approchait.
Les étapes de l’existence… Il les connaissait et il les comprenait. C’était collectivement une trajectoire, une histoire avec un début, un milieu et une fin parfaitement prévisibles et conventionnels.
Mais voilà que, tout à coup, il y avait plus que ça : pas seulement un épilogue ajouté au bout, mais un nouveau volume entier, et qui plus est, totalement imprévu. Rollback : tome II de l’histoire de Donald Halifax. Et bien que Don comprît qu’il en était l’auteur, il n’avait aucune idée de ce qui était censé s’y passer, et d’où tout cela allait le mener. Il n’y avait pas de scénario standard à suivre, et il était bien en peine de dire comment ça allait se terminer. Il n’arrivait pas un instant à imaginer ce qu’il ferait d’ici quelques dizaines d’années. Il n’était même pas sûr de ce qu’il devrait faire en ce moment.
Mais il y avait une chose qu’il allait devoir faire bientôt, même si la simple idée le terrorisait.
— J’ai quelque chose à te dire, déclara Don à Lenore quand il la vit la fois suivante.
Entièrement nue, Lenore était allongée à côté de lui sur le lit, dans son appartement d’Euclid Avenue. Elle se tourna vers lui, la tête reposant sur son bras replié.
— Oui, c’est quoi ?
Il eut un moment d’hésitation. C’était encore plus difficile qu’il ne l’avait imaginé, et il avait pourtant pensé que ce serait très difficile. Comment avait-il pu se fourrer dans une situation où le plus facile serait de dire à sa… sa… enfin, ce que Lenore était pour lui, qu’il était marié ?
Il relâcha doucement son souffle en gonflant les joues.
— Je… hem… je suis plus âgé que ce que tu crois sans doute, dit-il enfin.
Elle le regarda en plissant légèrement les yeux.
— Tu n’as pas le même âge que moi ? (Il fit signe que non.) Bon, tu ne dois pas avoir plus de trente ans.
— Je suis plus vieux que ça.
— Trente et un ? Trente-deux ? Écoute, Don, je me fiche bien qu’on ait six ou sept ans d’écart. J’ai un oncle qui a dix ans de plus que ma tante.
Dix ans, songea-t-il. Dix ans, ça me fait à peine mon petit déjeuner…
— Continue, dit-il.
— Trente-trois ? (Elle commençait à avoir l’air un peu inquiète.) Trente-quatre ? Trente…
— Lenore, dit-il en fermant les yeux un instant. J’ai quatre-vingt-sept ans.
Elle grogna d’un air agacé.
— Ah, écoute, Don, tu…
— J’ai quatre-vingt-sept ans ! répéta-t-il comme si les mots explosaient de sa bouche. Je suis né en 1960. Tu dois avoir entendu parler de ce processus de rajeunissement qu’on pratique maintenant. J’ai subi un rollback il y a quelques mois. Et ça… (il indiqua son visage d’un geste de la main)… c’est le résultat.
Elle s’écarta précipitamment de lui à travers le lit, comme un crabe sur du sable brûlant.
— Ah, mon Dieu… fit-elle.
Elle se mit à le regarder fixement, à le dévisager comme si elle cherchait un élément lui permettant de voir s’il disait ou non la vérité.
— Mais ce traitement, ça coûte une fortune, ajouta-t-elle.
Il acquiesça.
— J’ai eu un, hem… un bienfaiteur.
— Je ne te crois pas, dit Lenore (mais elle avait l’air de mentir). Je… je veux dire, je ne peux pas…
— C’est pourtant vrai. Je pourrais te le prouver de trente-six façons. Tu veux voir une photo d’identité, comment j’étais avant ?
— Non !
Une expression de… de dégoût, peut-être, était brièvement apparue sur son visage. Bien sûr qu’elle ne voulait pas voir le vieil homme avec qui elle venait juste de faire l’amour.
— J’aurais dû te le dire plus tôt, mais…
— Tu parles que tu aurais dû ! Ah, merde, Don ! (Mais soudain, peut-être parce que l’idée lui était venue en prononçant son nom, une lueur d’espoir apparut dans ses yeux, comme si elle venait de comprendre que tout cela était une blague énorme.) Mais attends un peu, tu es le petit-fils de Sarah Halifax ! C’est ce que tu m’as dit.
— Non, je ne t’ai pas dit ça. C’est toi qui l’as pensé.
Elle s’écarta de lui encore plus, et elle réussit à se cacher les seins avec le drap – la première manifestation de pudeur qu’il ait jamais vue chez elle.
— Mais alors, bon sang, qui es-tu ? demanda-t-elle. Est-ce que tu es même seulement apparenté à Sarah Halifax ?
— Hmmm, oui…. fit-il en prenant son temps. Mais… (et là, il ravala péniblement sa salive)… je ne suis pas son petit-fils. (Il se sentit incapable de croiser son regard, et il baissa donc les yeux sur le drap chiffonné.) Je suis son mari.
— Putain, fit Lenore. Merde.
— Je suis désolé, dit-il, profondément désolé.
— Son mari ? répéta-t-elle comme si elle avait peut-être mal entendu la première fois.
Il se contenta de hocher la tête.
— Je crois que tu devrais partir.
Les mots le touchèrent au cœur comme des balles de fusil.
— Je t’en prie, je peux…
— Tu peux quoi ? répliqua-t-elle. Tu peux m’expliquer ? Mais putain, il n’y a pas d’explication possible !
— Non, dit-il, c’est vrai, je ne peux pas l’expliquer. Et je ne peux pas le justifier. Mais je te jure, Lenore, je n’avais aucune intention de te faire du mal. Je n’ai jamais voulu faire de mal à personne. (Il avait des crampes à l’estomac, et il se sentait complètement perdu.) Mais je veux que tu… que tu saches, que tu comprennes.
— Que je comprenne quoi ? Que tout ce qui s’est passé entre nous reposait sur un mensonge ?
— Non ! fit-il. Ah, non, pas du tout ! Je n’ai jamais rien vécu d’aussi réel et intense dans ma vie depuis…
— Depuis quoi ? dit-elle en ricanant. Depuis des années ? Des décennies ?
Il poussa un long soupir. Il ne pouvait même pas protester en lui disant qu’elle était injuste. Le simple fait qu’elle accepte encore de lui parler était plus que ce qu’il méritait. Il essaya pourtant de se défendre, tout en se rendant compte, à peine les mots eurent-ils franchi ses lèvres, à quel point il aurait mieux fait de se taire.
— Écoute, c’est toi qui en as fait une relation physique.
— Parce que je croyais que tu étais quelqu’un que tu n’es pas. Tu m’as menti.
Il pensa un instant rétorquer que, sur le principe, il n’avait pas menti, ou en tout cas, pas souvent…
— Et de toute façon, poursuivit-elle, la question de savoir qui a commencé est tellement en dehors du sujet qu’elle pourrait aussi bien être dans un autre système solaire. Tu es un octogénaire, nom d’un chien ! Tu pourrais être mon grand-père !
Il s’était attendu à ces mots, mais ils ne le blessèrent pas moins pour autant.
— Sarah a suivi le même traitement, dit-il en se décidant à tout avouer. Mais ça n’a pas marché pour elle. Elle a toujours physiquement quatre-vingt-sept ans, et moi… je suis comme tu me vois.
Lenore ne dit rien, mais elle pinça légèrement les lèvres en fronçant les sourcils.
— C’est Cody McGavin qui a payé pour tout, poursuivit Don. Il voulait que Sarah soit encore parmi nous quand la prochaine réponse arrivera de Sigma Draconis. Il s’agissait simplement que je l’accompagne, mais…
— Mais maintenant, tu es l’aide-soignant de Sarah.
— Je t’en prie, dit-il. Je n’ai rien demandé, moi.
— Non, non, bien sûr. C’est juste arrivé comme ça… un traitement médical de plusieurs milliards de dollars.
Il secoua la tête.
— J’aurais dû savoir que tu ne comprendrais pas.
— Si c’est ça que tu cherches, être compris, inscris-toi à un groupe de soutien. Il doit bien en exister un pour les gens comme toi.
— Oui, il y en a un, effectivement. Il se réunit en ce moment même à Vienne, en Autriche. Je n’ai pas les moyens d’y aller. J’ai fait le calcul, ma fortune est sans commune mesure avec celle du plus pauvre parmi ceux qui ont bénéficié de ce traitement. Pour chaque dollar que je possède, chacun d’eux en a au moins dix mille. Tu vois, Lenore, ça, c’est ce que j’appelle vraiment ne pas être dans le même système solaire.
— Tu n’as pas besoin de me parler comme ça. Je n’ai rien fait de mal, moi.
Il respira un grand coup pour se calmer.
— Tu as raison. Excuse-moi. C’est juste que je ne sais pas quoi faire, et… et que je ne veux pas te perdre. Je tiens vraiment à toi, je pense à toi sans arrêt. Et si je ne sais plus très bien où j’en suis, je sais au moins une chose : les seules fois où j’ai vraiment été heureux ces derniers temps, c’était quand j’étais avec toi.
— Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre qui…
— Il n’y a personne. Mes amis, le peu qui soient encore de ce monde, ne peuvent pas comprendre. Quant à mes enfants…
— Ah, zut. Je n’y avais pas pensé. Tu as des enfants !
Bah, au point où j’en suis…
— J’ai aussi des petits-enfants. Mais mon fils a cinquante-cinq ans et ma fille va bientôt en avoir cinquante. Je ne peux pas attendre d’eux qu’ils comprennent un père qui a la moitié de leur âge.
— C’est de la folie, dit-elle.
— On peut trouver le moyen d’arranger ça.
— Mais tu es dingue ! Tu es marié. Tu as soixante ans de plus que moi. Tu as des enfants. Tu as des petits-enfants. Et… ah, mon Dieu, tu es à la retraite, c’est ça ? Tu n’as même pas de travail.
— Je touche une pension.
— Une pension ! Doux Seigneur !
— Il n’y a pas de raison que ça change quoi que ce soit entre nous, dit-il.
— Mais putain, tu es complètement maboul !
— Lenore, je t’en supplie…
— Ramasse tes fringues, dit-elle sèchement.
— Pardon ?
— Prends tes fringues et fous-moi le camp d’ici !
Cela faisait des mois que Don n’avait pas revu ses petits-enfants. Ils lui manquaient, mais il avait évité tout contact, ne sachant absolument pas comment leur expliquer ce qui lui était arrivé. Mais vint le moment où il n’eut plus le choix. Aujourd’hui, jeudi 10 septembre, c’était le cinquantième anniversaire d’Emily, et de même que la participation de tout le monde avait été obligatoire à leur anniversaire de mariage, sa présence ne prêtait même pas à discussion alors que sa fille allait franchir l’étape du demi-siècle.
La petite fête avait lieu dans la maison d’Emily, à Scarborough, à une heure de route à peu près, mais un trajet facile par l’autoroute 407. Ils avaient demandé à Gunter d’être leur chauffeur, ce qui satisfaisait tout à fait Don. Il se serait senti vraiment ridicule d’être voituré par une femme qui avait l’air d’être sa grand-mère. Il n’avait pas encore récupéré son permis de conduire. Il devait suivre des cours obligatoires de sécurité routière avec un groupe de gens qui étaient tous octogénaires, et bien que l’examinateur ait le droit de le dispenser du test de conduite, il lui faudrait quand même continuer de supporter les regards ébahis du personnel et – ce qui était encore pire – de tous ces vieillards qui avaient vraiment l’air vieux, parmi lesquels un certain nombre devaient lui en vouloir d’avoir réussi à repousser l’échéance fatale qui les guettait dans quelques années seulement.
Quand ils se garèrent dans l’allée du garage de la maison – une grande maison qui recouvrait presque entièrement sa parcelle de terrain – Don descendit lestement de la voiture et en fit rapidement le tour pour aider Sarah à sortir. Il la tint par le coude pour la guider dans l’allée, en laissant Gunter au volant à contempler paisiblement un carré de gazon. Carl était déjà là avec sa bande, mais il avait garé sa voiture dans la rue pour laisser la meilleure place à ses parents.
Bien que les biométriques des enfants aient été programmés dans la maison de Don et Sarah, l’inverse n’était pas vrai et Don pressa donc le bouton de sonnette. Emily apparut aussitôt en les regardant avec une certaine inquiétude, puis elle les fit entrer rapidement en jetant un coup d’œil furtif dans la rue, comme si elle craignait que ses voisins n’aient vu le spectacle de sa vieille mère au bras d’un beau jeune homme inconnu.
Don essaya de ne plus y penser, et réussit à dire d’une voix aussi chaleureuse que possible :
— Bon anniversaire, Emily !
Sarah serra sa fille dans ses bras, comme elle le faisait chaque année, puis elle lui dit en souriant :
— Je me rappelle exactement où j’étais quand tu es née.
— Hello, fit Emily.
Don s’attendait à ce qu’elle ajoute « Maman et Papa » à son salut. Le ton un peu plus haut sur la seconde syllabe le laissait espérer. Mais elle ne pouvait pas dire le premier mot sans être obligée de dire l’autre – et il n’avait entendu aucun de ses deux enfants l’appeler « Papa » depuis le rollback.
Cette maison, comme celle de Sarah et Don, avait un escalier qui partait de l’entrée. Emily prit la canne de sa mère et l’aida à gravir les marches. Don les suivit.
— Mamy ! s’écria Cassie qui portait une robe rose à fleurs, et dont les cheveux blonds étaient nattés avec des rubans assortis.
Elle se précipita vers sa grand-mère, et Sarah se baissa autant qu’elle le pouvait pour l’embrasser. Quand elle relâcha Cassie, la fillette regarda Don sans donner du tout l’impression de le reconnaître.
Carl se pencha et souleva sa fille qu’il logea dans le creux de ses bras, la tenant comme on le fait avec un enfant dans un musée pour lui montrer un tableau.
— Cassie, dit Carl, c’est ton grand-père.
Don vit la petite fille froncer les sourcils. Un bras passé autour du cou de son père, elle se pencha vers Don.
— Papy Marcynuk ? dit-elle d’un air très hésitant.
Don eut un serrement de cœur. Gus Marcynuk était le grand-père maternel de Cassie. Il habitait Winnipeg, et cela faisait des années qu’il n’était pas venu à Toronto.
— Non, ma chérie, dit Carl. C’est Papy Halifax.
Cassie fronça encore plus les sourcils et se tourna vers son papa comme pour lire sur son visage s’il n’était pas en train de lui faire une blague. Mais Carl avait l’air très sérieux.
— Non, c’est pas vrai, dit-elle en secouant la tête et faisant voler ses nattes. Papy Halifax est vieux.
Don s’efforça de sourire.
— Si, ma poupée, c’est vrai, c’est bien moi.
Elle pencha la tête. Bien que la voix de Don eût un peu changé, elle devait quand même la reconnaître.
— Qu’est-ce qui est arrivé à tes rides ?
— Elles sont parties.
Cassie leva au ciel ses yeux bleus pour lui faire comprendre qu’il énonçait une évidence. Il poursuivit :
— Il existe un processus… (Il s’arrêta aussitôt. « Processus », « procédé », « technique », « traitement », tous ces mots qu’il aurait utilisés pour en parler à un adulte passaient largement au-dessus de la tête d’une petite fille de quatre ans.) Je suis allé voir un docteur, dit-il, et il m’a fait redevenir jeune.
Cassie ouvrit de grands yeux.
— Ils savent faire ça ?
Il haussa légèrement les épaules.
— Ouaip.
Cassie regarda Sarah, puis se tourna de nouveau vers Don.
— Et Mamy ? dit-elle. Elle va redevenir jeune, elle aussi ?
Don ouvrit la bouche pour répondre, mais Sarah le devança.
— Non, ma chérie.
— Pourquoi pas ? Tu aimes bien avoir toutes ces rides ?
— Cassie ! fit Carl.
Mais Sarah ne se vexa pas.
— J’ai largement mérité chacune d’elles, dit-elle. (Voyant l’expression étonnée de Cassie, elle reprit :) Non, ma chérie, je n’aime pas toutes ces rides. Mais le procédé qui a marché pour ton grand-père n’a pas eu d’effet sur moi.
Don vit Cassie hocher la tête. Il avait peut-être sous-estimé les capacités de compréhension d’un petit enfant.
— C’est triste, dit-elle.
Sarah acquiesça d’un hochement de tête.
Cassie reporta son attention sur son père.
— Papy a l’air plus jeune que toi, dit-elle. (Carl fit la grimace.) Quand je serai vieille, est-ce qu’ils pourront me faire redevenir jeune ?
À son expression, Don vit que son fils s’apprêtait à répondre par la négative, mais ce n’était pas la bonne réponse.
— Oui, dit-il à Cassie. Ils sauront le faire.
D’ici à ce que sa petite-fille en ait besoin, le processus serait devenu banal et bon marché, et Don était heureux rien qu’à cette idée.
Carl semblait avoir atteint la limite de ses forces pour tenir Cassie. Il se baissa et la reposa sur le plancher. Mais Don s’accroupit, le dos tourné vers elle. Il lui lança par-dessus son épaule :
— Ça te plairait de jouer au cheval ?
Cassie grimpa sur son dos et il se redressa. Il se mit à galoper à travers la pièce tandis que Cassie s’agrippait à son cou, et les éclats de rire de sa petite-fille étaient doux à ses oreilles. Là, au moins, pendant quelques minutes, il fut réellement heureux d’avoir accepté ce rollback.
— Hé, Lennie, pourquoi tu fais cette tête ?
Lenore était en train de remplir les salières et les poivriers. Elle leva les yeux et vit Gabby qui la regardait, les mains sur les hanches.
— Hmm ? fit-elle.
— Tu n’as pas desserré les dents de toute la soirée. Qu’est-ce qui t’arrive ?
C’était le soir de la semaine où Lenore et Gabby faisaient le service ensemble au Duke of York.
— J’ai rompu avec Don l’autre jour.
— Pour quelle raison ? demanda Gaby.
Lenore réfléchit un instant pour trouver la meilleure réponse acceptable.
— Pour commencer, il est marié.
— Le salopard…
— Ouais. Mais tu sais, il a… heu, il a des circonstances atténuantes.
— Il est séparé ?
— Non, non, il vit encore avec elle, mais…
— Mais sa femme ne le comprend pas et tout, hein, c’est ça ?
Lenore eut un petit sourire.
— Oui, quelque chose de ce genre.
— Ma fille, celle-là, je l’ai entendue des millions de fois. Tu te porteras beaucoup mieux sans lui.
— Ouais, mais…
— Mais quoi ?
— Il me manque.
— Pourquoi ? C’était un bon coup ?
— En fait, oui. Mais ce n’est pas seulement…
— Quoi ?
— Il est tendre.
— Moi, j’aime plutôt quand c’est un peu rude, dit Gabby avec un petit sourire polisson.
— Non, non. Je veux dire, dans la vie. Il est tendre. Il est gentil et attentionné.
— Sauf avec sa femme.
Lenore fit la grimace. Mais elle se souvint de la fois où Don avait dîné ici, et comment il avait défendu le professeur Halifax quand Makoto l’avait attaquée.
— Non, à sa façon, il est très bon avec elle, je crois. Et elle, elle est adorable.
— Tu connais sa femme ?
Elle hocha la tête.
— Un peu.
— Ici la Terre ! J’appelle Lenore ! Allez, réveille-toi, fillette !
— Je sais, je sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à lui.
— Attends, j’essaie de comprendre. Tu as plaqué Makoto parce qu’il mange comme un cochon…
— Une fille qui se respecte doit se fixer certains critères.
— … mais tu veux te remettre avec un type marié ?
— Non, dit Lenore. Je veux me remettre avec lui malgré le fait qu’il est marié.
— Bon, moi, je ne fais pas d’études supérieures, dit Gabby, alors peut-être que dans tes cours, on coupe les cheveux en quatre comme ça, mais…
— Il ne ressemble à aucun des garçons que j’ai connus.
— Quoi ? Il en a trois ?
— Non, sérieusement, Gabby, il me manque terriblement.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Gabby resta silencieuse un instant.
— Eh bien, alors, dit-elle enfin, il n’y a qu’une chose à faire.
— Et c’est quoi ?
Gaby commença à poser les salières sur un plateau.
— Écoute ce que dit ton cœur.
Au dîner, Sarah se retrouva assise à côté de son petit-fils Percy, qui venait d’avoir treize ans cet été.
— Alors, dit-elle, comment ça se passe, la quatrième ?
— Ça va, dit-il.
— Ça va, pas plus que ça ?
— On a beaucoup de travail à faire à la maison. J’ai des tonnes de devoirs pour lundi.
Sarah se souvint du temps où elle était en quatrième, et où elle avait eu sa première calculette. Ces appareils commençaient tout juste à apparaître sur le marché, et il y avait de grandes discussions pour savoir s’ils devraient être autorisés en classe. Après tout, disaient les critiques, avec une machine qui calcule à leur place, les enfants n’arriveront jamais à comprendre les mathématiques. On avait imaginé toutes sortes de scénarios, certains très improbables et d’autres carrément stupides, tel celui dans lequel, si la civilisation s’effondrait, nous entrerions dans une longue période d’obscurantisme une fois le stock de piles épuisé, car les boîtes magiques qui faisaient des maths ne fonctionneraient plus. Sarah s’était souvent demandé si les premières calculettes à énergie solaire n’avaient pas été inventées par un ingénieur japonais anonyme décidé à tordre le cou à cette blague.
Il lui revint également en tête les débats ultérieurs sur l’introduction des datacoms en classe. Tous les niveaux d’enseignement en avaient été affectés, et l’usage en était déjà largement répandu quand elle enseignait à l’université de Toronto. Pourquoi, par exemple, demander à des étudiants d’apprendre par cœur que Sigma Draconis II – d’après les informations contenues dans le premier message – était une planète rocheuse d’un diamètre égal à une fois et demie celui de la Terre, avec un rayon orbital moyen de quelque quatre-vingt-dix millions de kilomètres et une année égale à 599 jours terrestres, alors qu’on ne pouvait imaginer un environnement de travail dans lequel ces données ne leur seraient pas accessibles instantanément ?
— Quel genre de devoirs ? demanda Sarah, qui était sincèrement intéressée.
— J’ai un truc à faire en bioéthique, dit Percy.
Sarah fut impressionnée… De la bioéthique en quatrième. On pouvait progresser vraiment plus vite quand on n’avait pas des tas de choses à apprendre par cœur.
— Et ça consiste en quoi ?
— Je dois regarder des choses sur le Web, et faire ensuite un rapport pour dire ce que j’en pense.
— C’est sur un thème particulier ?
— Non, on a le droit de choisir, dit Percy. Mais je ne me suis pas encore décidé.
Sarah jeta un coup d’œil vers Don. Elle pensa un instant suggérer à Percy de faire quelque chose sur l’éthique du rollback, mais Don était déjà un peu trop chatouilleux sur ce sujet.
— Je pensais, peut-être, quelque chose sur l’avortement… poursuivit Percy.
Sarah fut choquée sur le moment. Bon sang, son petit-fils n’avait que treize ans ! Mais d’un autre côté…
D’un autre côté, l’avortement, la contraception et le contrôle des naissances étaient des sujets que tous les enfants devaient connaître. Percy avait son anniversaire en juillet, ce qui voulait dire qu’il n’aurait quatorze ans qu’après la fin de sa quatrième, mais la plupart de ses camarades les atteindraient en cours d’année scolaire, et quatorze ans, c’était suffisamment vieux pour tomber enceinte ou faire un enfant à quelqu’un.
— Qu’est-ce que tu penses de l’avortement, Mamy ? demanda Percy.
Sarah hésita un instant. Elle sentait le regard d’Angela, la mère de Percy, posé sur elle, ainsi que celui de sa fille Emily.
— Je crois, répondit-elle, que tout enfant qui naît à le droit d’être désiré.
Percy réfléchit à ce qu’elle venait de dire.
— Mais imagine qu’un type et une fille décident d’avoir un bébé, mais qu’une fois enceinte, la fille change d’avis. Qu’est-ce qui se passe, alors ?
Son petit-fils avait manifestement hérité quelque chose d’elle. Sarah s’était elle aussi débattue avec le problème moral qu’il venait de soulever. En fait, maintenant qu’elle y repensait, c’était un des sujets qui avaient intéressé les Dracons. La question quarante-six demandait si le partenaire qui portait le bébé avait le droit de mettre fin à une grossesse qui était au départ désirée par les deux. Sarah se souvenait qu’elle avait eu beaucoup de mal à décider de sa réponse quand elle avait rempli son questionnaire.
Elle but une gorgée d’eau.
— Je continue d’hésiter sur cette question, mon chéri. Mais aujourd’hui, au moment où je te parle, je crois que c’est la mère qui doit avoir la décision finale.
Percy y réfléchit un instant et finit par dire :
— Tu es vraiment astrotop, Mamy, de me parler de tout ça.
— Ah, merci, fit Sarah. Enfin, je crois…
Le lendemain matin, Don était assis sur le canapé et regardait ses e-mails sur son datacom. Il y avait deux messages de gens qu’il connaissait et qui lui demandaient la même chose que Randy Trenholm, un autre de son frère qui lui transférait un cartoon que Don aimerait sûrement, et…
Bip !
Un nouveau message venait juste d’arriver. L’adresse de l’émetteur était… Ah, bon sang…
L’adresse était ldarby@utoronto.ca
Il ouvrit le message et le parcourut rapidement, par saccades, comme pour essayer de l’absorber d’un coup. Et puis, le cœur battant, il le relut soigneusement du début jusqu’à la fin :
Salut Don
Tu pensais sans doute ne plus jamais entendre parler de moi, et je ne m’attends pas trop à ce que tu me répondes parce que je sais que je n’ai pas été très compréhensive la dernière fois, mais bon sang, tu me manques. Je n’arrive pas à croire que je t’envoie ça… Gabby a d’abord trouvé que j’étais dingue… mais j’espère que ça te dirait qu’on se retrouve pour parler un peu ensemble. Jouer au Scrabble ou… Bon, dis-moi ce que tu en penses.
L.
Sois bon envers autrui, car tous ceux que tu rencontres mènent un combat difficile – Platon.
Don leva les yeux. Gunter avait un sens parfait de l’équilibre et pouvait facilement porter Sarah dans l’escalier, assise sur une des chaises en bois de la cuisine désormais réservée à cet usage. Ils descendaient les marches en ce moment.
— Bonjour, mon chéri, dit Sarah avec son petit tremblement habituel dans la voix.
Gunter posa la chaise par terre et aida Sarah à se lever.
— Tu as du courrier intéressant ? demanda-t-elle.
Don éteignit aussitôt son datacom.
— Non, fit-il, non, rien du tout.
La journée de retrouvailles entre Don et Lenore s’était bien passée, en tout cas jusqu’à ce que le soir arrive.
Ils étaient dans l’appartement d’Euclid Avenue et finissaient de manger les trucs chinois qu’ils avaient commandés, après avoir passé l’après-midi à se promener en ville et à regarder les boutiques.
— Bon, dit Lenore en poursuivant son récit de tout ce qu’elle avait fait depuis leur dernière rencontre, l’université m’a truandée. Ils disent que je n’ai pas payé mes frais de scolarité à temps, alors que je l’ai bien fait. J’ai fait le transfert électronique juste avant minuit à la date limite. Mais ils m’ont facturé un jour d’intérêts.
Don ne mangeait jamais les petits gâteaux horoscopes chinois, mais il aimait quand même bien les ouvrir pour voir ce qu’il y avait dedans. Celui-ci disait : « Les perspectives de changement sont favorables. »
— Combien ? demanda Don en faisant allusion aux intérêts.
— Huit dollars. Je vais aller au bureau administratif demain pour me plaindre.
Don lui fit signe de lui montrer ce qu’il y avait dans son gâteau à elle. Le petit papier indiquait : « Une entreprise sera couronnée de succès. »
Il hocha la tête pour lui signifier qu’il l’avait lu.
— Oui, fit-il en revenant à la conversation, tu pourrais faire ça, bien sûr, mais tu vas y perdre la moitié de ta journée.
Elle sembla agacée par sa remarque.
— Mais ils ne devraient pas avoir le droit de faire un truc comme ça.
— Pour huit dollars, ça ne vaut vraiment pas le coup, dit Don. (Il se leva et commença à débarrasser la table.) Il faut que tu apprennes à mieux choisir tes combats. Crois-moi, je le sais bien. Quand j’avais ton âge, je…
— Ne dis pas ça.
Il se tourna vers elle.
— Quoi ?
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Ne dis pas des trucs comme ça, « Quand j’avais ton âge »… Je n’ai vraiment pas besoin d’entendre ça.
— J’essaie simplement de t’éviter…
— M’éviter quoi ? De vivre ma vie ? De faire ma propre expérience, d’apprendre par moi-même ? Je veux apprendre par moi-même.
— Oui, mais…
— Mais quoi ? Ce n’est pas un père que je veux, Don. Je veux un petit ami qui soit mon égal.
Il se sentit perdu.
— Je ne peux pas effacer mon passé.
— Non, évidemment, fit-elle en froissant bruyamment le sac qui avait contenu leur dîner. Il n’y a pas de gommes assez grosses.
— Allons, Sarah, je…
Il s’aperçut aussitôt de son lapsus et il se sentit rougir. Lenore hocha la tête d’un air entendu, comme si cela venait de confirmer une vaste conspiration.
— Tu viens juste de m’appeler Sarah.
— Ah, je suis désolé. Je n’ai pas…
— Elle est toujours là, n’est-ce pas ? Toujours entre nous. Et elle sera toujours là. Même quand elle sera…
Lenore s’arrêta, en se rendant peut-être compte qu’elle était sur le point d’aller trop loin. Mais Don enchaîna sur ce qu’elle voulait exprimer.
— Oui, elle sera là, même après… même après sa disparition. C’est une réalité que nous devons regarder en face. (Il réfléchit un instant.) De toute façon, je n’y peux rien si j’ai vécu plus longtemps que…
— Que quatre-vingt-dix-sept pour cent de la population mondiale, conclut Lenore.
Il ne dit plus rien pendant un instant, le temps de se demander si c’était bien exact. Il sentit son estomac se crisper en se rendant compte que c’était certainement vrai.
— Mais tu ne peux pas me demander de nier cette réalité, ni tout ce que j’ai appris, reprit-il. Tu ne peux pas me demander d’oublier mon passé.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Tout ce que je veux…
— Quoi ? Que je garde tout ça pour moi ?
— Non, non. Mais simplement, tu sais… de ne pas en parler tout le temps. C’est dur pour moi, tu comprends. Ah, bon sang, comment était le monde quand tu es né ? Pas d’ordinateurs chez soi, pas de nanotech, pas de robots, pas de télévision, pas de…
— Si, on avait la télé, protesta Don.
Bon, d’accord, elle n’était pas en couleur…
— O.K., très bien. Mais tu as vécu la guerre en Irak. Il y avait encore une Union soviétique. Tu as vu des gens marcher sur la Lune. Tu as vu la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et aux États-Unis. Tu as traversé la période du Mois de Terreur. Tu étais de ce monde quand on a détecté le premier signal extraterrestre. (Elle secoua la tête.) Ta vie ressemble pratiquement à mon manuel d’Histoire.
Il s’apprêtait à rétorquer : « Eh bien, alors, tu devrais m’écouter quand je t’explique ce que j’ai appris. » Mais il réussit à empêcher les mots de sortir de sa bouche.
— Ce n’est pas ma faute si je suis vieux, dit-il.
— Je le sais bien ! répondit-elle sèchement. (Puis elle répéta ces mots, mais plus doucement cette fois.) Je le sais bien. Mais bon, est-ce que tu as vraiment besoin d’en rajouter ?
Don était maintenant debout, appuyé contre l’évier.
— Ce n’est pas ce que je cherche à faire. Mais tu crois que c’est un drame de perdre quelques dollars d’intérêts, et…
— Ce n’est pas un drame, fit Lenore qui semblait exaspérée. Mais ça me rend la vie dure, et… (Elle dut remarquer qu’il secouait légèrement la tête.) Oui, quoi ?
— Non, rien.
— Mais si, dis-moi.
— Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir la vie dure, dit-il. Enterrer un parent, ça, c’est dur. Avoir son conjoint qui lutte contre le cancer, c’est dur. Se faire voler une promotion méritée à cause d’intrigues de bureau, c’est dur. Devoir tout à coup dépenser 20 000 dollars qu’on n’a pas pour faire refaire le toit, c’est dur.
— En fait, dit-elle d’un air pincé, j’ai une petite idée de ce que c’est. Ma mère est morte dans un accident de voiture quand j’avais dix-huit ans.
Don resta sans voix. Il avait évité de lui poser des questions sur ses parents, sans doute parce qu’il avait un peu trop l’impression de les remplacer quand il était avec elle.
— Je n’ai jamais connu mon père, poursuivit-elle, et c’est donc moi qui ai dû m’occuper de mon frère Cole. Il avait treize ans, à l’époque. C’est pour ça que je suis obligée de travailler maintenant, tu vois. Je bénéficie d’une bourse suffisante pour couvrir mes dépenses courantes, mais j’en suis encore à devoir rembourser les dettes que j’ai contractées pour nous faire vivre, Cole et moi.
— Je, hem…
— Tu es désolé. Tout le monde est désolé.
— Mais, il n’y avait pas, heu… une assurance-vie ?
— Maman n’en avait pas les moyens.
— Ah… Hmm… Et comment t’es-tu débrouillée ?
Elle haussa les épaules.
— Disons simplement que j’ai de bonnes raisons de m’impliquer dans les banques alimentaires.
Il se sentait embarrassé et contrit, et il ne savait pas quoi dire. Et pourtant, cela expliquait pourquoi elle semblait tellement plus mûre que les jeunes de son âge. Quand il avait eu vingt-cinq ans, il vivait encore confortablement chez ses parents, mais Lenore, elle, devait déjà se débrouiller seule depuis sept ans, et avait passé une partie de ce temps à élever un adolescent.
— Où est Cole, maintenant ? demanda-t-il.
— Il est à Vancouver. Il a emménagé avec sa copine juste avant que je vienne ici pour faire ma maîtrise.
— Ah.
— Je suis cool sur des tas de choses, dit-elle, tu le sais bien. Mais quand c’est quelqu’un qui me prend mon argent… quand on en a eu si peu, on…
Elle haussa légèrement les épaules.
Don la regarda un instant.
— Je… je ne m’étais pas rendu compte que j’étais condescendant à cause de mon âge, dit-il enfin très doucement. Mais maintenant que tu me l’as fait remarquer, je vais essayer de… (Il hésita, car il savait que quand il était très ému, son vocabulaire avait tendance à être un peu précieux. Mais ne trouvant pas d’autre mot, il conclut :) D’être plus vigilant.
— Merci, dit-elle avec un petit hochement de tête.
— Je ne dis pas que j’y arriverai toujours, mais je te promets d’essayer.
— Et moi, je vais essayer de te supporter, dit-elle avec le même sourire affectueux et résigné qu’il avait si souvent vu sur le visage de Sarah.
Il sourit à son tour et lui tendit les bras. Elle se leva et vint se serrer contre lui.
Sarah était encore très gênée par sa jambe cassée, mais Gunter était une vraie bénédiction. Il lui apportait régulièrement une tasse de déca dans le bureau où elle continuait d’explorer la pile de documents que Don lui avait rapportée de l’université – une copie papier de la réponse envoyée à Sigma Draconis depuis Arecibo, et les données source qui avaient permis de la formuler : le millier de jeux de réponses tirés au hasard parmi tous ceux recueillis sur le site Web. La clef de décodage devait se trouver quelque part là-dedans, Sarah en était convaincue.
Cela faisait des dizaines d’années qu’elle n’avait plus regardé ces papiers, et elle n’en avait qu’un vague souvenir. Mais un simple coup d’œil suffisait à Gunter pour les indexer, et c’est ainsi que, quand Sarah lui disait par exemple : « Je me souviens d’une paire de réponses qui m’avaient semblé contradictoires – quelqu’un qui disait oui à la question sur l’euthanasie pour les personnes âgées qui ne sont plus productives, et oui au fait de ne pas euthanasier les gens qui constituent un fardeau économique », le robot répondait : « C’est dans le questionnaire numéro 785. »
Il lui arrivait pourtant de se sentir agacée, et même de pleurer de frustration. Elle n’était plus capable de réfléchir comme avant. Cela ne se voyait peut-être pas dans la vie de tous les jours, lorsqu’elle faisait la cuisine ou qu’elle s’occupait de ses petits-enfants, mais c’était hélas trop évident lorsqu’elle essayait de décortiquer un problème, de calculer dans sa tête, de se concentrer, simplement de penser. Et elle se fatiguait tellement vite… Elle avait souvent besoin de s’allonger, ce qui ne faisait que rendre le travail plus long.
Bien sûr, beaucoup de gens s’étaient déjà intéressés au message transmis depuis Arecibo pour voir s’il contenait la clef de décryptage. Et Sarah se rendait bien compte que, si tous ces jeunes cerveaux ne l’avaient pas trouvée, elle n’avait elle-même pas l’ombre d’une chance.
On avait suggéré que la clef pourrait être un jeu particulier de réponses parmi les mille fournis : une séquence unique de quatre-vingt-quatre réponses, une pour chaque question, quelque chose comme « oui », « non », « beaucoup plus grand que », « je préfère le choix trois », « égal à », « non », « oui », « plus petit que », etc. Sarah savait que le nombre de combinaisons possibles était quelque chose comme 2 suivi de quarante zéros. Ceux qui n’avaient pas accès à la transmission complète d’Arecibo pouvaient toujours essayer des séquences au hasard, mais cela leur prendrait des dizaines d’années, même avec les ordinateurs les plus rapides du monde. Quant à ceux qui possédaient les réponses détaillées, ils avaient sans doute déjà essayé chacune des mille chaînes de réponses, mais ils n’avaient pas réussi à déverrouiller le message. Sarah continuait d’étudier ces questionnaires à la recherche de quelque chose qui pourrait sortir de l’ordinaire. Mais elle ne trouvait rien. Elle avait horreur d’être vieille, horreur de ce que la vieillesse avait fait de son intelligence. Les vieux professeurs ne meurent jamais, disait-on. Ils perdent simplement leurs facultés… C’était tellement drôle, comme le disaient ses amies à l’école autrefois, qu’elle en oubliait de rire maintenant.
Elle essaya une autre séquence, mais encore une fois le message « Le décodage a échoué » apparut à l’écran. Elle ne tapa pas du poing sur la table – elle n’en avait plus la force –, mais Gunter dut sentir quelque chose dans son attitude.
— Vous semblez contrariée, dit-il.
Elle pivota sur son fauteuil, regarda le Mozo, et une idée lui vint à l’esprit. Gunter était un bon exemple d’intelligence non humaine. Il aurait peut-être une meilleure idée de ce que les extraterrestres avaient en tête.
— Si c’était vous qui aviez codé ce message, Gunter, quelle clef de décryptage auriez-vous choisie ?
— J’ai peu de prédispositions au secret.
— Oui, j’imagine.
— Avez-vous posé la question à Don ? dit le Mozo d’un ton égal.
Elle haussa les sourcils en regardant le robot.
— Pourquoi dites-vous ça ?
La bouche de Gunter se tordit légèrement, comme s’il s’était apprêté à dire quelque chose avant d’y renoncer. Au bout d’un moment, il finit par détourner la tête et répondit :
— Pas de raison particulière.
Sarah songea un instant à en rester là, mais…
Mais, bon sang, Don avait bien sa confidente, après tout…
— Vous croyez que je ne sais pas, c’est ça ?
— Que vous ne savez pas quoi ? demanda Gunter.
— Allons, fit Sarah, je vous en prie… Je suis capable de traduire des messages venus des étoiles, et je n’ai donc pas trop de mal à capter des signaux beaucoup plus proches.
On ne pouvait jamais savoir si un robot croisait votre regard.
— Ah, fit Gunter.
— Vous savez qui c’est ?
Le Mozo secoua sa tête bleue, puis il demanda à son tour :
— Et vous ?
— Non, et je ne veux surtout pas le savoir.
— Si je peux me permettre, quels sont vos sentiments à ce sujet ?
Sarah regarda par la fenêtre – par laquelle on voyait un peu de ciel et les briques rouges de la maison d’à côté.
— Ce n’est pas ce que j’aurais préféré, mais…
Le Mozo ne dit rien, infiniment patient. Sarah finit par ajouter :
— Je sais qu’il a des… (elle hésita entre « désirs » et « besoins », et choisit le second). Et je ne peux pas me transformer en… en gymnaste. Je ne peux pas faire reculer la pendule.
Elle se rendit compte qu’en parlant de cette pendule, elle évoquait une impossibilité du genre « Je ne peux pas arrêter le soleil dans sa course », mais pour Don, les aiguilles – ah, quand avait-elle vu pour la dernière fois des aiguilles sur un cadran d’horloge ? – avaient bien été ramenées longtemps en arrière. Elle secoua la tête.
— Non, je ne peux plus rester au diapason avec lui. (Elle se tut un moment, puis elle leva les yeux vers le robot.) Et vous, dit-elle, quels sont vos sentiments là-dessus ?
— Les émotions ne sont pas mon point fort.
— Non, sans doute.
— Cependant, je préfère que les choses soient… simples.
Sarah hocha la tête.
— Encore un de vos admirables traits de caractère.
— Pendant que nous parlions, j’ai exploré le Web pour trouver des informations sur ce genre de situation. J’avoue volontiers que je ne comprends pas tout, mais… n’êtes-vous pas en colère ?
— Oh, si. Mais pas vraiment – en tout cas, pas beaucoup – contre Don.
— Je ne comprends pas.
— Je suis furieuse contre… contre les circonstances.
— Vous voulez dire le fait que le rollback n’ait pas marché pour vous ?
Sarah détourna de nouveau les yeux. Au bout d’un moment, d’une voix très douce mais très distincte, elle répondit :
— Non, ce n’est pas ça. Ce qui m’a mise en colère, c’est que ça ait marché pour Don. (Elle se tourna de nouveau vers le robot.) Je sais, c’est affreux, n’est-ce pas ? Affreux de ne pas supporter que la personne que j’aime le plus au monde va pouvoir vivre soixante-dix ans de plus. (Elle secoua la tête tant elle était étonnée de ce dont elle était capable.) Mais en fait, c’était parce que je savais ce qui allait arriver. Je savais qu’il me quitterait.
Gunter inclina sa tête sphérique.
— Mais il ne l’a pas fait.
— Non. Et je ne crois pas qu’il le fasse.
Le robot réfléchit un instant avant de dire :
— Je vous rejoins sur ce point.
Sarah haussa légèrement les épaules.
— Et c’est pourquoi il faut bien que je lui pardonne, dit-elle d’une voix douce et distante. Parce que, vous comprenez, je sais au plus profond de moi-même que si la situation avait été inversée, je l’aurais quitté.
— Comment vous sentez-vous ? demanda Petra Jones, le médecin de Rejuvenex, qui était de passage pour faire le check-up de Don.
Sarah n’assistait jamais à ces séances, car c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter.
Don savait qu’il souffrait d’une forme d’orgueil assez déplacé. Quand sa mère avait agonisé lentement, il y avait si longtemps de cela, il avait serré les dents. Quand Sarah avait lutté contre le cancer, il avait sauvegardé les apparences en cachant du mieux qu’il pouvait sa douleur et ses craintes à sa femme et à ses enfants. Il était bien le fils de son père, convaincu que demander de l’aide était un signe de faiblesse. Mais là, il en avait vraiment besoin.
— Je… je ne sais pas, dit-il à voix basse.
Il était assis à un bout du canapé, tandis que Petra, vêtue d’un tailleur orange très chic, était installée à l’autre bout.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-elle en se penchant vers lui, ce qui fit cliqueter les perles de ses dreadlocks.
Don leva la tête. Il arrivait juste à voir Sarah et Gunter qui discutaient dans le bureau à l’étage.
— Je, hem… je ne me sens pas tout à fait moi-même ces derniers temps.
— De quelle façon ? demanda Petra, avec son léger accent chantant de Géorgie.
Il respira un grand coup avant de dire :
— J’ai fait… des choses inhabituelles… Le genre de choses que je n’aurais jamais imaginé faire.
— Quoi, par exemple ?
Il détourna les yeux.
Petra hocha la tête d’un air entendu.
— Votre libido est forte ?
Don la regarda sans rien dire.
Elle hocha de nouveau la tête.
— C’est très classique. Le niveau de testostérone baisse avec l’âge, mais un rollback le relève fortement. Cela peut avoir un effet sur le comportement.
Ça, vous pouvez le dire… songea Don.
— Mais je ne me souviens pas d’avoir été comme ça la première fois que j’ai eu vingt-cinq ans. Bien sûr, à l’époque…
Il s’interrompit.
— Oui, quoi ? fit-elle.
— J’étais plus gros. Je pesais vingt kilos de plus que maintenant.
— Ah, oui, ce pourrait être un autre facteur de déséquilibre hormonal. Mais nous pouvons procéder à quelques ajustements. Y a-t-il autre chose que vous ayez remarqué ?
— Eh bien, ce n’est pas seulement que je me sens, hem… (il chercha un mot approprié)… excité, dit-il. Je me sens aussi romantique.
— Encore une fois, c’est une question d’hormones. Le corps doit s’adapter au rollback. D’autres problèmes ?
— Non, répondit-il.
Il avait déjà eu assez de mal à parler de ce qui lui arrivait avec Lenore. Évoquer cet autre aspect serait…
— Pas de dépression ? demanda Petra. Pas d’idées de suicide ?
Il ne put croiser son regard.
— Eh bien, je…
— Les niveaux de sérotonine, dit-elle. Eux aussi peuvent se dérégler complètement, avec tous les changements apportés à votre métabolisme par le processus.
— Ce n’est pas seulement chimique, dit Don. J’ai eu quelques pépins. Je… j’ai essayé de trouver du travail, par exemple, mais personne ne veut de moi.
Petra écarta l’objection d’un petit geste de la main.
— Le fait que votre dépression puisse être liée à des événements factuels ne veut pas dire qu’il ne faut pas la soigner. Vous a-t-on déjà prescrit des antidépresseurs, autrefois ?
Don fit signe que non.
Elle se leva et ouvrit sa sacoche en cuir.
— Très bien. Nous allons faire une prise de sang, et nous verrons où en sont exactement vos niveaux d’hormones. Je suis sûre que nous allons pouvoir régler tout ça.
Don était chez lui, allongé dans le lit à côté de Sarah, quand il se réveilla au milieu d’un rêve. Sarah et lui se tenaient de chaque côté d’un immense précipice, et le gouffre ne cessait de s’élargir, comme si des forces géologiques opéraient en temps réel, et…
Et c’était le téléphone qui sonnait. Il tâtonna pour trouver le combiné, et Sarah alluma sa lampe de chevet.
— Allô ? fit-il.
— Don… c’est bien toi ?
Il fronça les sourcils. Personne ne reconnaissait plus sa voix, ces temps-ci.
— Oui, c’est moi.
— Ah, Don… C’est Pam.
Sa belle-sœur, la femme de Bill. Elle avait la voix rauque et semblait stressée.
— Pam, tu vas bien ?
À côté de lui, Sarah essayait de se redresser, l’air inquiète.
— C’est Bill. Il… Oh, Don… Bill est mort.
Don sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.
— Ah, mon Dieu…
— Qu’y a-t-il ? demanda Sarah. Qu’est-ce qui se passe ?
Il se tourna vers elle et répéta les mots d’une voix qu’à son tour il maîtrisait à peine.
— Bill est mort.
Sarah se mit la main sur la bouche. Don dit dans le combiné :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je ne sais pas. Son cœur, sans doute. Il… il…
Pam n’alla pas plus loin.
— Tu es chez toi ? Comment te sens-tu ?
— Oui, je suis à la maison. Je viens juste de rentrer de l’hôpital. Il est mort pendant le transport en ambulance.
— Et Alex ?
Le fils de Bill, qui avait cinquante-cinq ans.
— Il est en route.
— Ah, mon Dieu, Pam, je suis tellement désolé.
— Je ne sais pas comment je vais faire sans lui, dit-elle.
— Le temps de m’habiller, et j’arrive. (Bill et Pam passaient normalement l’hiver en Floride, mais ils n’étaient pas encore partis.) Alex et moi, on peut s’occuper de tous les détails.
— Mon pauvre Bill, dit Pam.
— J’arrive bientôt, dit-il.
— Merci, Don. À tout à l’heure.
— À tout à l’heure.
Sarah posa la main sur son bras. Ah, bon Dieu, il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’il avait vu son frère. Et soudain, il se rendit compte…
Pas depuis avant… Normalement, il ne voyait Bill que deux ou trois fois par an, mais ils allaient généralement voir ensemble un match des Jays chaque été. Cette année, Don avait dit qu’il ne pouvait pas. Cette histoire de se tenir à l’écart, cette gêne stupide à l’idée de voir des gens qu’il connaissait, tout cela lui avait coûté sa dernière chance de voir son frère.
Il se leva pour aller dans la salle de bains et se préparer. Sarah le suivit à pas lents. Il s’apprêtait à lui dire qu’elle n’avait pas besoin de l’accompagner, qu’il pouvait demander à Gunter de le conduire, mais il la voulait avec lui. Il avait besoin d’elle.
— Il va me manquer, dit Sarah.
Elle était devant le lavabo à côté de lui. Il jeta un bref coup d’œil dans la glace, où il se vit dans toute sa jeunesse, et elle si âgée.
— À moi aussi, dit-il très doucement.
— Sarah, dit Pam sur le seuil de l’appartement de Bill, merci d’être venue.
La belle-sœur de Don était une petite femme très mince aux pommettes saillantes. Elle approchait des quatre-vingts ans. Elle regarda Don d’un air perplexe. Elle reconnaissait probablement les traits caractéristiques des Halifax, avec le nez proéminent et le haut front, mais pas ce visage en particulier.
— Je suis désolée… ?
— Pam, c’est moi. C’est Don.
— Ah, oui, c’est vrai, le rollback. Je… Je ne m’étais pas imaginé… (Elle s’arrêta un instant.) Tu as l’air en pleine forme.
— Merci. Et toi, tu tiens le coup ?
Pam avait manifestement l’air très éprouvée, mais elle répondit :
— Ça va.
— Où est Alex ?
— Il est dans le bureau. Nous essayons de trouver le nom du notaire de Bill.
— Je vais aller l’aider, dit Sarah.
Resté seul avec Pam, Don la regarda et ne sut rien dire de mieux que :
— Pauvre Bill.
— Il y a tellement de choses à faire, dit Pam qui avait l’air complètement désemparée. Un faire-part sur le site du Star. Organiser le… l’enterrement.
— On va s’occuper de tout ça, ne t’inquiète pas. (Don fit un geste vers le salon et y entraîna Pam.) Tu veux boire quelque chose ?
— J’ai déjà un verre.
Elle s’assit dans une sorte de fauteuil informe vert fluo avec une armature en tubes métalliques. Bill avait toujours eu des goûts beaucoup plus d’avant-garde que Don. Celui-ci s’assit dans un autre fauteuil assorti.
Le verre de Pam – qui contenait un liquide ambré dans lequel flottait un glaçon – était posé à côté d’elle. Elle en but une gorgée.
— Ah, mon Dieu, mais regarde-toi !
Don se sentait gêné, et il détourna les yeux pour regarder par la fenêtre, d’où l’on apercevait des tours d’immeubles plus grandes et plus luxueuses.
— Je n’ai rien demandé, dit-il.
— Oui, je sais, je sais. Mais mon Bill… S’il avait eu un rollback, eh bien…
Eh bien, il serait encore vivant, songea Don. Oui, je sais.
— Tu étais… Tu étais…
Pam s’était mise à secouer la tête, sans pouvoir terminer sa phrase.
— Oui, quoi ? demanda Don.
Elle regarda ailleurs. Les murs étaient couverts de bibliothèques. Pam et Bill avaient même fait construire des étagères au-dessus des portes.
— Non, rien.
— Mais si, dis-moi.
Elle se tourna de nouveau vers lui, et il put lire sur son visage la colère et la frustration.
— Tu es plus âgé que Bill, dit-elle.
— J’ai quinze mois de plus, c’est vrai.
— Mais maintenant, tu vas encore vivre pendant des dizaines et des dizaines d’années !
— Oui, et alors ?
— Tu étais le frère aîné, lâcha-t-elle comme si elle était furieuse de devoir s’expliquer. C’est toi qui étais censé partir le premier.
L’église anglicane de la Toussaint, dans Kingsway, était celle où Don allait quand il était enfant. Il s’en souvenait maintenant plus pour les réunions de scouts qui s’y tenaient que pour ce que le prêtre pouvait y dire. Il n’était pas retourné dans ce bâtiment depuis – ma foi, l’expression qui lui venait en tête, « depuis Dieu sait quand », devait tenir aux circonstances, même s’il ne croyait pas un instant que Dieu puisse suivre de près de tels menus détails.
Le cercueil était fermé, ce qui était aussi bien. Les gens avaient toujours dit que Don et Bill se ressemblaient beaucoup, mais Don ne souhaitait pas qu’on puisse faire la comparaison ni remarquer le contraste. De fait, comme Bill n’avait jamais eu de problème de poids, Don lui ressemblait beaucoup plus maintenant à vingt-cinq ans qu’il ne l’avait fait à l’époque. Il était le seul dans l’église à avoir connu Bill en ce temps-là, et…
Non, attends ! Là-bas, en train de parler à Pam, est-ce que ça pouvait être… ?
C’était bien lui. Mike Braeden. Ah, mon Dieu, Don ne l’avait pas revu depuis le lycée. Mais on ne pouvait pas s’y tromper, avec cette large tête ronde, ces yeux rapprochés et cette barre de sourcils. Même avec ces rides et ces chairs affaissées, c’était manifestement lui.
Mike avait été dans la classe de Bill, mais Don l’avait connu, lui aussi. Il faisait partie d’un groupe de quatre garçons dans un quartier où il n’y avait pratiquement que des filles. Mike – ou Mikey, comme on l’appelait à l’époque, ou Mick comme il préférait se faire appeler pendant l’adolescence – avait été un pilier des parties de hockey dans la rue, et membre de la même patrouille de scouts que lui.
— C’est Mike Braeden, dit Don à Sarah en pointant le doigt. Un vieil ami.
Elle eut un sourire indulgent.
— Va lui dire bonjour.
Il se faufila entre deux rangées de prie-dieu. Quand il fut près de Mike, Don l’entendit qui se livrait au rite habituel lors des enterrements, c’est-à-dire partager des souvenirs du cher disparu avec ses proches.
— Ah, ce vieux Bill, il adorait le sirop d’érable, disait Mike – et Pam hochait énergiquement la tête comme s’ils venaient de conclure un traité de désarmement nanotech. Et pas de ces ersatz à la gomme, hein ? poursuivit-il. Il lui fallait du vrai de vrai, et…
Et il s’arrêta net, comme tétanisé, aussi immobile que Bill l’était lui-même dans son cercueil capitonné de soie.
— Mon… Dieu, réussit-il enfin à dire. Ah, mon Dieu. Excuse-moi, fiston, mais tu m’as coupé le souffle. Tu es le portrait craché de Bill. (Il plissa les yeux et haussa un sourcil, maintenant gris comme un ciel d’orage.) Qui… qui es-tu ?
— Mikey, dit Don, c’est moi. Don Halifax.
— Non, ce n’est… (Mais il s’interrompit de nouveau.) Ah, mon Dieu, tu ressembles bien à Donny, mais…
— J’ai eu un rollback, répondit Don.
— Comment as-tu pu…
— Quelqu’un d’autre a payé pour moi.
— Ah, bon sang, fit Mike. C’est incroyable. Tu… tu as l’air fantastique.
— Merci. Et merci d’être venu. Bill aurait beaucoup apprécié que tu sois là.
Mike continuait de le regarder fixement, et Don se sentait très gêné.
— Le petit Donny Halifax, dit Mike. C’est incroyable.
— Mikey, je t’en prie. Je voulais juste te saluer.
L’autre hocha doucement la tête.
— Excuse-moi. C’est simplement que je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait eu un rollback.
— Il n’y a pas encore si longtemps, je n’en avais jamais vu moi non plus, dit Don. Mais je ne veux pas parler de ça. Tu parlais de Bill et de son goût pour le sirop d’érable…
Mike réfléchit un instant, luttant manifestement contre son désir d’en savoir plus sur ce qui était arrivé à Don, mais il finit par accepter de changer de sujet.
— Tu te souviens quand la patrouille allait chaque hiver au nord de la Highway Seven, pour recueillir de la sève ? Bill était au paradis !
À son expression, Don put voir que Mike se rendait compte que son image n’était pas très heureuse dans les circonstances présentes, mais il poursuivit rapidement son histoire et le sujet du rollback de Don fut bien vite oublié.
Pam écoutait attentivement, mais Don se mit à balayer la foule du regard, à la recherche de visages familiers. Bill avait toujours été beaucoup plus populaire que Don – plus extraverti, et meilleur en sport. Don se demanda combien de gens viendraient à son propre enterrement, et…
Et il sentit son cœur se serrer. Aucun de ceux-là, en tout cas, c’était une certitude. Pas sa femme, pas ses enfants ni aucun de ses amis d’enfance. Ils seraient tous morts depuis longtemps, bien avant lui. Bien sûr, ses petits-enfants lui survivraient peut-être. Mais ils n’étaient pas ici en ce moment, et il ne voyait d’ailleurs pas non plus leurs parents. Carl et Angela devaient être dans une autre partie de l’église, probablement occupés à redresser des cols et défroisser des robes sur des enfants qui portaient rarement ce genre de vêtements.
Dans quelques minutes, ce serait à lui de prononcer l’éloge funèbre, et il remonterait dans le passé de son frère pour en extraire des anecdotes et des épisodes significatifs, des choses qui montreraient à quel point Bill avait été un type formidable. Mais à son propre enterrement, il n’y aurait personne pour évoquer son enfance ou ses premiers pas dans la vie adulte, personne pour parler des quatre-vingts ou quatre-vingt-dix premières années d’origine de sa vie. Tout ce qu’il aurait fait jusqu’à aujourd’hui serait complètement effacé des mémoires.
Il prit poliment congé de Pam et de Mike, qui étaient passés de l’amour immodéré de Bill pour le sirop d’érable à sa prudence légendaire.
— Quand on jouait au hockey dans la rue, et si une voiture arrivait, c’était toujours Bill qui criait le premier : « Attention ! Une voiture ! », dit Mike. Je me souviendrai toujours de lui quand il faisait ça. « Attention ! Attention ! Une voiture ! » Tiens, un jour…
Don remonta l’allée pour s’approcher de l’autel. Le sol était baigné de couleurs venant des vitraux. Sarah était allée s’asseoir au deuxième rang, tout à droite. Elle était seule et semblait lasse, sa canne accrochée devant elle au rail sur lequel étaient posés les livres de cantiques.
Don s’approcha et s’accroupit à côté d’elle dans l’allée.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-il.
Sarah sourit.
— Ça va. Un peu fatiguée, c’est tout. (Elle le regarda d’un air soucieux.) Et toi ?
— Je tiens le coup, dit-il.
— C’est bien que tant de gens soient venus.
Il examina de nouveau la foule, en se disant qu’il aurait préféré qu’il y ait moins de monde. Il avait horreur de devoir s’adresser à des groupes. Une vieille blague de Jerry Seinfeld flotta un instant dans sa mémoire : ce qui fait le plus peur au gens, c’est de parler en public ; ensuite, c’est l’idée de la mort… ce qui fait qu’à un enterrement, on devrait plaindre celui qui va faire l’éloge funèbre plutôt que le type dans le cercueil.
L’officiant – un Noir assez petit, dans les quarante-cinq ans, avec des cheveux qui commençaient à grisonner et à se clairsemer – fit son apparition, et la cérémonie commença bientôt. Don essaya de se détendre en attendant qu’on l’appelle. Sarah lui tenait la main.
D’une voix étonnamment grave et puissante pour sa taille, le prêtre fit réciter quelques prières à l’assemblée. Don baissa la tête pendant ce temps-là, tout en gardant les yeux ouverts pour contempler les lames de parquet entre deux rangées de prie-dieu.
— … et maintenant, dit le prêtre beaucoup trop tôt, nous allons écouter quelques paroles prononcées par le jeune frère de Bill, Don.
Ah, bon sang, pensa Don. Mais cette erreur était compréhensible, et tout en s’avançant vers l’autel et en gravissant les trois marches menant à l’estrade, il décida de ne pas la rectifier.
Il agrippa les côtés du pupitre et regarda la foule de gens venus faire leurs adieux à Bill : la famille, parmi laquelle se trouvaient le fils de Bill, Alex, et les grands enfants de Susan, la sœur de Bill et de Don qui était morte en 2033, ainsi que quelques vieux amis, des collègues de Bill à United Way, et bien d’autres encore qu’il ne connaissait pas, mais qui avaient dû être proches de son frère.
— Mon frère, dit-il en commençant par débiter les quelques platitudes qu’il avait notées sur son datacom, était un homme bien. Un bon père, un bon mari, et…
Et il s’arrêta net, non pas parce que lui-même avait échoué dans la catégorie qu’il venait juste de mentionner, mais à cause de la personne qui venait d’entrer à l’instant dans l’église et qui s’asseyait au dernier rang. Cela faisait trente ans qu’il n’avait pas vu son ex-belle-sœur Doreen, mais elle était là, vêtue de noir, venue discrètement dire adieu à l’homme dont elle avait divorcé il y avait si longtemps. Apparemment, dans la mort, tout est pardonné.
Il regarda ses notes, retrouva la ligne, et poursuivit d’une voix hésitante :
— Bill Halifax a travaillé dur toute sa vie, non seulement dans son entreprise, mais aussi dans son rôle de père et de citoyen. Ce n’est pas souvent…
Il s’interrompit encore, car il venait de voir les mots qu’il avait écrits ensuite, et il se rendait compte qu’il allait devoir les sauter, ou mettre en évidence la confusion qu’avait faite le prêtre. Bon, et puis merde… Je n’ai jamais pu le dire quand Bill vivait encore, et que je sois damné si je ne le dis pas maintenant.
— Ce n’est pas souvent, reprit-il, qu’un frère aîné peut regarder son jeune frère avec admiration, mais c’est ce que j’ai fait toute ma vie.
Il y eut des murmures dans l’assistance, et il vit de la perplexité sur les visages. Il s’écarta alors du texte qu’il avait préparé.
— Oui, c’est bien ça, dit-il en agrippant encore plus fort le pupitre pour se soutenir. Je suis le frère aîné de Bill. J’ai eu la chance de bénéficier d’un rollback. (Les murmures enflèrent, et les gens échangèrent des regards.) Je… Je n’ai pas cherché à l’obtenir, et ce n’est pas quelque chose que je voulais, mais…
Il décida d’en rester là, et tenta de reprendre le fil de son discours.
— Bon, toujours est-il que j’ai connu Bill toute sa vie, depuis plus longtemps que n’importe qui…
Il s’arrêta un instant, et décida de terminer sa phrase par « dans cette salle », alors que « au monde » aurait été également vrai : tous ceux qui avaient connu Bill depuis sa naissance avaient disparu depuis longtemps, et quand Mike Braeden avait emménagé à Windermere, Bill avait déjà cinq ans.
— Bill n’a jamais fait beaucoup de bêtises, poursuivit Don. Oh, bien sûr, il y en a quand même eu quelques-unes (et là, il inclina la tête vers Doreen, qui sembla acquiescer d’un hochement de tête, comprenant bien que Don faisait allusion à ce que Bill avait fait pendant leur mariage, et non au fait qu’ils se soient mariés) – quelques peccadilles qu’il a regrettées jusqu’à la fin de ses jours. Mais, dans l’ensemble, il a fait les choses comme il fallait. Naturellement, ce qui ne gâtait rien, c’est qu’il était futé comme un rasoir. (Il se rendit compte aussitôt qu’il s’était mélangé les pieds dans l’expression, mais il poursuivit sans se démonter :) En fait, certains ont été surpris qu’il ait choisi de travailler pour des œuvres de charité au lieu d’entrer dans le monde des affaires, où il aurait pu gagner beaucoup plus d’argent. (Il se retint de jeter un coup d’œil vers Pam pour lui faire comprendre que Bill n’aurait jamais pu se payer lui-même ce que Don avait reçu.) Il aurait pu devenir avocat, ou dirigeant d’une grande entreprise. Mais il voulait faire quelque chose qui compte vraiment. Il voulait faire le bien. Et il l’a fait. C’est ce que mon frère a fait.
Don balaya de nouveau l’assistance du regard, cette marée de gens en noir. Il en vit qui pleuraient doucement. Son regard s’arrêta un instant sur ses enfants et ses petits-enfants – dont il connaîtrait sans doute les petits-enfants.
— Statistiquement parlant, personne ne pourrait dire que Bill n’a pas eu toutes les années auxquelles il avait droit, mais c’est surtout la qualité de sa vie qui ressort. (Il s’arrêta un instant, en se demandant jusqu’à quel point il pouvait parler de lui-même, mais bon, il voulait que Sarah et ses enfants, et même Dieu, entendent ce qu’il avait à dire.) On dirait que je vais vivre deux fois plus longtemps que mon frère.
Il regarda le cercueil et son bois brillant.
— Mais, poursuivit-il, si dans tout ça j’arrive à faire ne serait-ce que la moitié du bien qu’il a fait, et si j’arrive à mériter la moitié de l’amour qu’il a reçu, alors, peut-être, je me serai montré digne de ce… (Il se tut, cherchant le mot juste, puis il conclut enfin :) De ce cadeau que le Ciel m’a offert.
Don et Sarah se couchèrent tôt le soir de l’enterrement, car ils étaient tous les deux épuisés. Elle s’endormit aussitôt, et Don se mit sur le côté pour la regarder.
Il n’y avait aucun doute que les antidépresseurs que Petra lui avait prescrits faisaient leur effet. Il arrivait beaucoup mieux à gérer les petites irritations de la vie et, à un niveau plus global, l’idée de se suicider lui était totalement étrangère – à part la petite blague sur la peur de s’exprimer en public, pas un instant il n’avait voulu aujourd’hui échanger sa place contre celle de son frère.
Les réglages hormonaux fonctionnaient bien, eux aussi : il n’était plus en rut comme un bison. Bon, ça le démangeait encore un peu, mais au moins il parvenait plus facilement à se maîtriser.
Mais même si son désir physique pour Lenore s’était calmé, l’amour qu’il éprouvait pour elle était resté intact. Ça, ce n’était pas qu’une question d’hormones, il en était convaincu.
Il avait cependant envers Sarah une obligation qui remontait à plusieurs décennies avant la naissance de Lenore, et il ne l’oubliait pas. Sarah avait besoin de lui, et bien qu’il n’eût pas besoin d’elle – au sens des nécessités quotidiennes de la vie –, il l’aimait toujours énormément. Jusqu’à encore récemment, la relation douce et paisible qui avait fini par s’établir entre eux leur avait suffi, et cela pouvait certainement continuer comme ça, pour le temps qui leur restait à passer ensemble.
Et par ailleurs, la situation actuelle était injuste pour Lenore. Il ne voyait pas comment il pouvait être l’amant qu’elle méritait, son compagnon pour la vie.
Il se rendait bien compte que rompre avec Lenore équivaudrait à une amputation, comme s’il se coupait une partie de lui-même. Mais c’était ce qu’il devait faire, même si…
Même si un jeune homme normal qui perd une jeune femme peut toujours se consoler en se disant qu’il y a encore plein d’autres poissons dans la mer, et que quelqu’un d’aussi merveilleux, voire plus encore, va forcément se présenter tôt ou tard. Mais Don avait déjà vécu une existence entière, et au cours de toutes ces années, il n’avait rencontré que deux femmes qui l’aient captivé, une en 1986 et l’autre en 2048. Les chances d’en rencontrer une troisième, même avec les dizaines d’années qui lui restaient à vivre, semblaient excessivement minces.
Mais là n’était pas la question.
Il savait ce qu’il devait faire.
Et il le ferait demain, même si…
Non, ça ne comptait pas. Aucune excuse.
Il le ferait demain.
On peut repousser la mort, mais aucun homme n’échappe au calendrier, et aujourd’hui, jeudi 15 octobre, c’était l’anniversaire de Don. Il n’en avait pas parlé à Lenore, parce qu’il ne voulait pas qu’elle dépense le peu d’argent qu’elle avait à lui faire un cadeau. Et maintenant, bien sûr, étant donné ce qu’il s’apprêtait à faire, il était doublement heureux d’avoir gardé ça pour lui.
Et puis, quelle signification pouvait avoir un quatre-vingt-huitième anniversaire quand on avait un corps entièrement rajeuni ? Quand on est enfant, les anniversaires comptent énormément. Plus tard, à l’âge adulte, ils ont beaucoup moins d’importance. On fait une fête seulement quand on aborde une nouvelle décennie, avec quelques moments de méditation quand votre horloge personnelle passe sur un nombre se terminant par cinq. Mais passé un certain âge, tout change à nouveau. Chaque anniversaire vaut d’être célébré, chaque anniversaire est un triomphe… parce que chaque anniversaire pourrait bien être le dernier – sauf quand on a eu un rollback. Son quatre-vingt-huitième anniversaire méritait-il une fête, ou devait-il simplement l’ignorer ?
Et ça n’était pas non plus comme si son âge biologique passait automatiquement de vingt-cinq à vingt-six. Cette valeur de vingt-cinq ans n’était qu’une estimation. Le rollback était une succession d’ajustements biologiques, pas une machine à voyager dans le temps avec des compteurs numériques. Il se prenait pourtant à penser qu’il avait vingt-six ans, et c’était très bien comme ça. Vingt-cinq lui avait paru beaucoup trop jeune : il y avait une sorte d’insouciance ridicule associée à cet âge. Mais vingt-six, là, on s’approchait de trente et ça commençait à devenir respectable. Et même si c’était une simple estimation, il vieillissait bel et bien comme tout le monde, un jour à la fois, et ces jours avaient besoin d’être rassemblés en paquets.
Le fait que ce fût son anniversaire aujourd’hui était une coïncidence malheureuse, il s’en rendait bien compte, car désormais, chacun des anniversaires qui l’attendaient lui rappellerait le jour où il avait rompu avec Lenore.
Il arriva au Duke of York vers midi, et tomba sur Gabby.
— Salut, Don, lui dit-elle en souriant. Merci d’être venu nous aider à la banque le week-end dernier.
— De rien, fit-il. Ça m’a fait plaisir.
— Lennie est déjà là. Elle est dans le coin douillet.
Don se dirigea vers la petite salle. Lenore était en train de consulter son datacom, mais elle leva les yeux à son approche. Elle se leva aussitôt et se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
— Joyeux anniversaire, mon chéri ! déclara-t-elle.
— Comment… comment l’as-tu su ?
Elle eut un petit sourire malicieux – mais, bien sûr, on pouvait trouver pratiquement toutes les informations en ligne, de nos jours. Dès qu’ils furent assis, Lenore lui tendit un gros paquet enveloppé de papier bleu métallisé.
— Joyeux anniversaire, répéta-t-elle.
Don regarda le paquet.
— Tu n’aurais vraiment pas dû !
— Quel genre de petite amie oublie l’anniversaire de son chéri ? Allez, vas-y, ouvre-le.
Il obéit. Le paquet contenait un tee-shirt beige. Sur le devant était imprimé le symbole classique d’interdiction, un cercle rouge barré, avec à l’intérieur le mot AZERTY écrit sous forme de lettres de Scrabble.
Don en resta bouche bée. La première fois qu’ils avaient joué ensemble au Scrabble, il avait dit à Lenore qu’il désapprouvait la présence du mot azerty dans l’Officiel du Scrabble. Il ne l’avait jamais vu écrit autrement qu’en majuscules, et les mots en majuscules n’étaient pas autorisés au Scrabble. Tous les dictionnaires qu’il avait consultés étaient d’accord avec lui, sauf la troisième édition du Webster’s international non abrégé qui indiquait dans une note : « souvent écrit en minuscules ». Mais le Webster’s était notoirement laxiste, et l’ODS ne le suivait pas sur bien des points, Dieu merci… Toujours est-il que tant de parties de tournoi avaient été gagnées grâce à azerty que personne ne voulait en reconnaître le caractère illicite. Comme pour sa campagne en faveur de « Gunter », Don n’avait pas réussi à convertir grand monde.
— Merci ! dit-il. C’est absolument fabuleux.
Lenore avait un grand sourire.
— Contente qu’il te plaise.
— Oh, oui, il me plaît. Je l’aime beaucoup !
— Et moi, je t’aime, dit-elle.
C’était la première fois qu’elle prononçait ces mots. Elle tendit le bras pour lui prendre la main.
Les feuilles des arbres d’Euclid Avenue avaient changé de couleur, passant à un mélange d’orange, de jaune et de brun. L’hiver serait bientôt là. Don et Lenore marchaient tranquillement en se tenant par la main. Comme d’habitude, Lenore parlait de tout et de rien, mais Don était trop préoccupé pour dire grand-chose, car il savait que c’était la dernière fois qu’il allait chez elle.
Le vent balayait les feuilles mortes mêlées aux détritus sur le trottoir craquelé. Ils passèrent devant des maisons aux fenêtres barrées de planches, et un poivrot s’était installé près d’une grille d’égout. Ils arrivèrent enfin devant chez Lenore et passèrent sur le côté de la maison décrépite pour descendre dans son appartement. Ils retirèrent leurs blousons et elle s’occupa de faire du café tandis que Don jetait un coup d’œil dans la pièce. Lenore n’avait pas beaucoup d’objets personnels. Il savait que le mobilier miteux faisait partie de la location. Les quelques rares biens qu’elle possédait auraient probablement pu tenir dans une ou deux valises. Il hocha la tête avec étonnement en se souvenant du temps où, lui aussi, avait eu une vie aussi simple et sans entraves.
— Tiens, dit Lenore en lui tendant une tasse fumante. Ça devrait te réchauffer un peu.
— Merci.
Elle se percha sur l’accoudoir du canapé.
— Et je connais encore autre chose qui devrait te réchauffer, monsieur Joyeux Anniversaire, dit-elle avec des yeux qui pétillaient.
Mais il secoua la tête.
— Heu, si on jouait plutôt au Scrabble ?
— Sérieusement ?
Il hocha la tête.
Elle le regarda comme s’il venait d’une autre planète, mais elle finit par sourire en haussant les épaules.
— Bon, d’accord, si tu préfères.
Ils s’installèrent sur le tapis élimé et elle se servit de son datacom pour projeter un plateau de Scrabble holographique. Elle tira un E tandis que Don avait un J, et c’est donc elle qui commença.
Alors que la partie était bien avancée, Don vit une occasion irrésistible. Elle ne lui rapporterait pas grand-chose, et l’idée de gâcher un S lui était désagréable, mais la tentation était trop forte. Lenore avait placé TROT, et Don posa un « AS » devant et un « OP » derrière.
En plissant le nez, elle dit :
— Hem, je ne crois pas que ce soit vraiment dans le dictionnaire…
— Non, je sais bien. C’est juste que je voulais… (Il essaya de formuler ça correctement.) Pendant le restant de ma vie, à chaque fois que j’entendrai ce mot, je penserai à toi. Plus que tout ce que les médecins de Rejuvenex ont pu me faire, plus que n’importe quelle phase de mon rollback, c’est toi qui m’as fait me sentir vraiment jeune, c’est toi qui m’as fait revivre.
Elle eut ce sourire radieux qui n’appartenait qu’à elle.
— Je t’aime, dit-elle, de tout mon cœur.
Il répondit en essayant d’être à la hauteur du sentiment qu’elle éprouvait :
— Et moi aussi, je t’aime, Lenore. (Il regarda son beau visage, ses taches de rousseur, ses yeux verts, ses cheveux roux orangés, en essayant de les graver dans sa mémoire.) Et, ajouta-t-il avec une conviction absolue, je t’aimerai toujours.
Elle sourit de nouveau.
— Mais, poursuivit-il, je… Je suis désolé, ma chérie, mais… (Il déglutit et s’obligea à croiser son regard.) Mais c’est la dernière fois que nous pouvons nous voir.
Lenore ouvrit de grands yeux.
— Quoi ?
— Je suis navré.
— Mais pourquoi ?
Don contempla le tapis usé.
— Je suis aussi adulte qu’un être humain puisse l’être, et il est temps que je me comporte comme tel.
— Mais, Don…
— J’ai une obligation envers Sarah. Elle a besoin de moi.
Lenore se mit à pleurer doucement.
— Moi aussi, j’ai besoin de toi.
— Je sais, dit Don à voix basse. Mais je ne peux pas faire autrement.
La voix de Lenore se brisa.
— Oh, Don, je t’en supplie, ne fais pas ça.
— Je ne peux pas t’apporter ce dont tu as besoin, t’offrir ce que tu mérites. J’ai… Je suis déjà engagé.
— Mais on est si bien ensemble…
— Oui, c’est vrai. Je le sais – et c’est pour ça que c’est si dur. J’aimerais bien qu’il y ait une autre solution, mais il n’en existe pas. (Il avala sa salive.) Les astres sont contre nous.
Tristement, à pas lents, Don retourna vers la bouche de métro, se cognant aux passants – dont un robot – sur le trottoir de Bloor Street, et se faisant klaxonner lorsqu’il traversa la rue sans regarder.
Il n’avait pas le courage de prendre une correspondance – ce qu’il aurait été obligé de faire par le trajet le plus court –, et il prit donc la direction du sud. Il descendrait une des branches du grand U et remonterait pratiquement toute l’autre.
Il attendit la rame. Quand elle entra dans la station, il y eut une cohue de voyageurs qui se précipitèrent pour monter alors que d’autres essayaient encore de descendre. Don se souvenait comment ça se passait autrefois, quand il était jeune : les gens attendaient patiemment de part et d’autre des portes que tous les voyageurs qui le souhaitaient soient descendus. À un moment donné, cette petite courtoisie – comme beaucoup de celles qui avaient valu autrefois à Toronto le surnom de « la ville aimable » – était passée à la trappe, malgré toutes les annonces au haut-parleur qui encourageaient les voyageurs à la civilité.
La rame était bondée, mais il réussit à s’asseoir. Et tandis que le train démarrait, il n’y pensa même pas. Il était habitué à ce que les gens lui offrent leur place. Il restait encore quelques vestiges de gentillesse, se dit-il. Mais il lui vint soudain à l’esprit que, bien qu’il eût aujourd’hui officiellement quatre-vingt-huit ans, il y avait des gens qui avaient l’air aussi vieux et qui avaient vraiment besoin de s’asseoir, eux. Il se leva et fit signe à une dame âgée, vêtue d’un sari, de prendre son siège. Elle lui adressa un grand sourire reconnaissant.
Il se trouvait dans la première voiture. Beaucoup de monde descendait à la station Union, et il réussit à s’approcher de la vitre avant, à côté de la cabine du conducteur robot. Certaines sections du tunnel étaient cylindriques et éclairées par des anneaux de lumière disposés à intervalles réguliers. L’effet lui rappelait un vieux feuilleton de la télé, Au cœur du temps, qu’il avait apprécié tout comme Perdus dans l’espace à cause des superbes décors, même si la bêtise des scénarios le faisait grincer des dents.
Après tout, on ne peut pas remonter dans le temps.
On ne peut pas défaire ce qui a été fait.
On ne peut pas modifier le passé.
On peut simplement, au mieux de ses capacités, essayer d’affronter l’avenir tel qu’il se présente.
Le train poursuivit sa course brinquebalante dans le noir, le ramenant chez lui.
Don s’arrêta un instant dans l’entrée pour regarder le parquet où Sarah était restée autrefois allongée, attendant son retour. Il gravit les marches une à une et entra à pas lents dans le salon.
Sarah était debout devant la cheminée. Comme elle lui tournait le dos, il n’aurait su dire si elle regardait les holos de leurs petits-enfants ou son trophée d’Arecibo. Elle se retourna et lui sourit en s’avançant vers lui. Don ouvrit machinalement les bras et elle vint se blottir contre lui. Il la serra très doucement, craignant de lui briser les os. Il sentait ses bras dans son dos comme des branches de sapin poussées par une brise légère.
— Encore une fois, bon anniversaire, dit-elle.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à l’affichage numérique sur l’écran, et le vit passer de 17:59 à 18:00. Quand ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre, elle se dirigea lentement vers la cuisine. Plutôt que de se précipiter devant elle, Don la suivit en faisant un pas là où elle en faisait deux.
— Tiens, assieds-toi, lui dit Don quand ils furent enfin dans la cuisine.
Il savait que ce n’était pas charitable de sa part, mais il avait du mal à supporter les gestes lents et méthodiques de Sarah. Et puis, maintenant qu’il mangeait trois fois plus qu’avant, c’était à lui de faire le travail.
— Gunter, dit-il d’une voix forte, mais sans pour autant crier – il était inutile de crier. (Le Mozo apparut aussitôt.) Vous et moi, dit-il au robot, nous allons préparer le dîner.
Sarah s’installa lentement sur une des trois chaises en bois autour de la petite table. Tandis que Gunter et lui s’activaient dans cet espace étroit, prenant une cocotte et une poêle dans un placard et sortant des aliments du frigo, Don sentit qu’elle l’observait.
— Quelque chose ne va pas ? lui demanda-t-elle enfin.
Il n’avait rien dit, et avait pris grand soin de ne pas entrechoquer les ustensiles de cuisine. Mais Sarah le connaissait depuis si longtemps, et malgré le changement considérable de son aspect physique, son comportement était sans doute resté le même. Était-ce la façon dont il baissait la tête, ou simplement parce qu’il ne disait rien, à part une instruction de temps en temps à Gunter, parfaitement inutile d’ailleurs ? Toujours était-il qu’elle lisait en lui à livre ouvert. Il essaya pourtant de le nier, tout en sachant que c’était parfaitement inutile.
— Non, fit-il, rien.
— Tu as eu un problème en ville, aujourd’hui ? insista-t-elle.
— Non, non. Je suis un peu fatigué, c’est tout, dit-il en se penchant au-dessus de la planche à découper tout en jetant un regard en coin pour guetter sa réaction.
— Es-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils d’un air plein de sollicitude.
— Non, fit Don. (Et là, il s’autorisa encore un mensonge, le dernier.) Tout ira bien pour moi.
Sarah se réveilla en sursaut. Elle avait le cœur battant, sans doute plus qu’il n’était souhaitable à son âge. Elle jeta un coup d’œil au réveil. Il indiquait 3:02. Don dormait à côté d’elle, avec un bruit très doux à chaque respiration.
L’idée qui l’avait tirée de son sommeil était tellement excitante qu’elle pensa un instant le réveiller… mais non, elle n’allait pas faire ça. Après tout, elle était loin d’être certaine que ça marche, et puis il avait tellement de mal à dormir ces derniers temps…
Son côté du lit était celui proche de la fenêtre. Un million d’années plus tôt, quand ils avaient choisi qui dormirait de quel côté, Don avait dit qu’elle devrait avoir celui-là parce que, comme ça, elle pourrait regarder les étoiles quand elle voudrait. C’était un supplice pour elle de se sortir du lit. Ses articulations étaient raides, elle avait mal au dos, et sa jambe n’était pas encore tout à fait guérie. Mais elle réussit à se lever en s’appuyant sur sa table de chevet, et elle se retrouva debout autant par un effort de volonté que par sa force physique.
En traînant les pieds, elle s’approcha à petits pas de la porte, s’arrêta un instant pour se tenir au chambranle, puis elle s’avança dans le couloir pour aller dans le bureau.
L’écran de l’ordinateur était en veille, et il s’alluma dès qu’elle toucha la souris.
Quelques instants plus tard, Gunter était là. Il avait sans doute été dans le salon, mais il avait dû l’entendre s’agiter.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
Il avait tellement baissé le volume de sa voix que c’est à peine si Sarah arrivait à distinguer ce qu’il disait.
— Oui, chuchota-t-elle. Mais il y a quelque chose qu’il faut que je vérifie.
Sarah adorait les histoires – même lorsqu’elles étaient apocryphes – de ces grands moments de révélation historiques. Archimède bondissant hors de sa baignoire et courant nu dans les rues d’Athènes en criant : « Eurêka ! » ; Newton regardant une pomme tomber (elle préférait personnellement la version encore moins plausible où il recevait le fruit sur la tête…) ; Friedrich August Kekulé se réveillant avec en tête le modèle de la structure de la molécule de benzène après avoir rêvé d’un serpent qui se mordait la queue…
Au cours de sa longue carrière, Sarah n’avait eu qu’une seule révélation fulgurante de ce genre. C’était ce jour si lointain où, jouant au Scrabble dans cette maison même, elle avait compris comment organiser le texte du premier message reçu de Sigma Draconis.
Mais en ce moment, peut-être, elle en avait une autre.
Son petit-fils Percy lui avait demandé ce qu’elle pensait de l’avortement, et elle lui avait dit avoir souvent hésité sur certains aspects particulièrement délicats.
Et c’était resté vrai toute sa vie.
Mais elle se souvenait à présent d’une autre nuit comme celle-ci, où elle s’était réveillée à trois heures du matin. C’était la nuit du dimanche 28 février 2010, la veille du jour où l’on devait transmettre la réponse aux Dracons depuis le site d’Arecibo. Don et elle se trouvaient dans leur bungalow près de l’observatoire, et les feuilles des arbres frottant contre les murs en bois faisaient un doux bruit de fond.
Elle en était arrivée à la conclusion que sa réponse à la question 46 ne la satisfaisait pas. Elle avait mis « oui », les souhaits de la mère devaient toujours l’emporter sur ceux du père dans le cas d’une grossesse désirée par les deux… mais progressivement, elle s’était sentie attirée par le « non ». Et c’est ainsi que Sarah s’était levée de sa couchette étroite. Elle avait allumé son portable, qui contenait le fichier maître de l’ensemble des données à transmettre le lendemain, puis elle avait modifié sa réponse à cette question et recompilé le tout. Quand son portable serait interfacé avec la grande antenne, ce serait cette version révisée qu’elle enverrait aux étoiles.
Sur le moment, elle s’était dit que cela ne changerait rien à la situation globale, le simple fait qu’une personne au sein d’un millier puisse répondre oui ou non à une question. Mais les paroles de Carl Sagan résonnaient dans sa tête : « Qui parle au nom de la Terre ? C’est nous tous qui parlons. » Et moi aussi, je parle… Et Sarah avait voulu fournir aux Dracons la réponse la plus honnête, la plus sincère possible.
À ce stade, les copies de la réponse prévue avaient déjà été gravées sur les CD-ROM, et la version papier de sauvegarde que Don venait de récupérer récemment à l’université avait déjà été imprimée. Sarah avait complètement oublié cette nuit à Puerto Rico, quelque trente-huit ans en arrière, jusqu’à tout à l’heure quand elle s’était réveillée en sursaut.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider ? demanda Gunter.
— Tenez-moi compagnie, c’est tout, dit Sarah.
— Naturellement.
Tandis que Gunter regardait par-dessus son épaule, elle commença à dicter à voix basse des instructions à l’ordinateur, lui demandant d’afficher une copie de son ancien jeu de réponses au questionnaire des Dracons.
— Très bien, dit-elle à l’ordinateur. Mets-toi sur ma réponse à la question 46.
La ligne en surbrillance se déplaça à l’écran.
— Maintenant, remplace cette réponse par « non ».
L’affichage se modifia en conséquence.
— Et maintenant, recompilons l’ensemble de mes réponses. D’abord…
Et elle poursuivit en donnant une série d’instructions qui furent consciencieusement exécutées.
— Votre pouls est très rapide, dit Gunter. Vous vous sentez bien ?
Sarah sourit.
— On appelle ça de l’excitation. Je vais très bien. (Elle s’adressa de nouveau à l’ordinateur en s’efforçant de conserver une voix calme.) Copie la chaîne compilée dans le presse-papiers. Récupère la réponse que nous avons reçue des Dracons… Bon, très bien. Maintenant, charge l’algorithme de décodage qu’ils nous ont fourni. (Elle s’interrompit un instant pour s’obliger à respirer profondément.) Très bien. Maintenant, colles-y la chaîne que tu as copiée et lance l’algorithme.
L’écran se modifia aussitôt, et…
Eurêka !
Et voilà : l’écran était rempli de longues séquences rédigées avec le vocabulaire établi dans le premier message reçu. Cela faisait des dizaines d’années que Sarah n’avait plus regardé les idéogrammes des Dracons, mais elle en reconnut aussitôt plusieurs. Ce bloc était le symbole pour « égale », et ce « T » à l’envers signifiait « bon ». Mais comme pour n’importe quel langage, si on ne le pratique pas, on le perd, et elle était incapable de lire le reste.
Aucune importance. Il y avait plusieurs programmes disponibles permettant de transposer les symboles dracons de façon intelligible, et Sarah dit à son ordinateur de charger le texte affiché dans un de ces utilitaires. L’écran se remplit aussitôt de la transcription du message extraterrestre dans la notation anglaise qu’elle avait développée il y avait si longtemps.
Sarah utilisa la souris pour faire défiler rapidement le texte décrypté, écran après écran. Le message était gigantesque. Gunter était naturellement capable d’en absorber le contenu à mesure qu’il apparaissait, et il surprit Sarah lorsque, à un moment donné, il laissa échapper d’une voix douce : « Wow… » Au bout d’un moment, Sarah remonta au début du message et ressentit une poussée d’adrénaline. La plus grande partie du texte d’introduction était affichée en noir, mais certains mots et symboles étaient codés en couleurs afin d’indiquer le degré de confiance dans la traduction – il y avait un bon consensus sur la signification de certains termes dracons, tandis que d’autres prêtaient encore à discussion. Mais l’essentiel du message apparaissait clairement, même si certaines subtilités faisaient encore défaut, et tandis qu’elle en prenait connaissance, elle secoua doucement la tête, emplie de joie et d’émerveillement.
Don se réveilla un peu avant six heures du matin, sans doute parce qu’un bruit l’avait perturbé. Il roula sur le côté et vit que Sarah n’était pas là, ce qui était assez inhabituel à une heure aussi matinale. Il roula de l’autre côté pour jeter un coup d’œil au petit cabinet de toilette, mais elle n’y était pas non plus. Vaguement inquiet, il se leva pour aller voir dans le couloir, et…
Et elle était là dans le bureau, avec Gunter.
— Ma chérie ! fit-il en entrant dans la pièce. Qu’est-ce que tu fais ici debout à une heure pareille ?
— Cela fait deux heures quarante-sept minutes qu’elle est éveillée, dit Gunter toujours prêt à rendre service.
— Et à faire quoi ? demanda Don.
Sarah le regarda, et il vit sur son visage une expression d’étonnement émerveillé.
— J’ai réussi, dit-elle. J’ai trouvé la clef de décodage.
Don se précipita vers elle. Il aurait bien aimé la soulever de son fauteuil, la serrer contre lui, la faire virevolter… mais il ne pouvait rien faire de tout cela. Il se contenta de se baisser et de l’embrasser doucement sur le front.
— C’est fabuleux ! Comment as-tu fait ?
— La clef était simplement mon jeu de réponses.
— Mais je croyais que tu avais déjà essayé ça ?
Elle lui expliqua la correction de dernière minute qu’elle avait faite à Arecibo. Pendant ce temps, Gunter était venu s’agenouiller à côté d’elle et s’était mis à faire défiler rapidement les pages successives.
— Ah, fit Don. Mais attends… Si ce sont tes réponses qui ont permis de le décoder, ça veut dire que ce message t’est destiné personnellement.
Sarah hocha très lentement la tête, comme si elle n’arrivait pas à y croire elle-même.
— Oui, c’est bien ça.
— Wow… Tu as donc réellement un correspondant !
— C’est ce qu’on dirait, fit-elle doucement.
— Alors, qu’est-ce que dit le message ?
— C’est… comment dire ? C’est un ensemble de plans.
— Tu veux dire des plans pour construire un vaisseau spatial ? Comme dans Contact ?
— Non, pas pour un vaisseau spatial. (Elle regarda un instant Gunter, puis elle se tourna de nouveau vers Don.) Pour un Dracon.
— Quoi ?
— Le gros du message est constitué du génome des Dracons et des informations biochimiques correspondantes.
Il réfléchit un instant.
— Hmm, j’imagine que ça va être fascinant à étudier.
— Nous ne sommes pas censés l’étudier, dit Sarah. Ou du moins, ce n’est pas tout ce que nous sommes censés en faire.
— Mais quoi d’autre, alors ?
— Nous sommes censés… (elle hésita un instant, sans doute pour chercher ses mots)… le concrétiser.
— Excuse-moi ?
— Le message comporte également toutes les instructions nécessaires pour construire une matrice artificielle et une couveuse.
Don fut sidéré.
— Tu veux dire qu’ils veulent qu’on en fabrique un ?
— Oui, c’est ça.
— Ici ? Sur la Terre ?
Elle hocha la tête.
— Tu l’as dit toi-même. La seule chose que le SETI puisse faire, c’est transmettre des informations. Eh bien, l’ADN n’est rien d’autre que ça… de l’information ! Et ils nous ont envoyé toutes les informations dont nous avons besoin pour créer l’un d’eux.
— Pour faire un bébé Dracon ?
— Oui, au départ. Mais il va grandir pour devenir un Dracon adulte.
Il n’y avait qu’un fauteuil dans la pièce. Don alla s’asseoir sur un coin du bureau et Sarah pivota pour lui faire face.
— Mais… mais il ne pourra pas respirer notre atmosphère, dit-il. Il ne pourra pas manger nos aliments.
Sarah fit un geste vers l’écran, bien que Don fût incapable de voir ce qu’il montrait de là où il était assis.
— Ils nous indiquent la composition de l’air dont il aura besoin : les gaz nécessaires et leurs pourcentages acceptables, la liste de ceux qui sont des poisons pour lui, la plage de pression supportable, et cætera. Tu as raison de dire qu’il ne pourra pas respirer notre atmosphère, qui contient en particulier trop de CO2. Mais avec un masque filtrant, il ne devrait pas avoir de problème. Et ils nous ont fourni les formules chimiques des différents aliments dont il aura besoin. J’ai bien peur qu’Atkins n’ait pas eu beaucoup de succès en dehors de la Terre : on y trouve surtout des hydrates de carbone.
— Mais, heu… je ne sais pas, moi, pour la pesanteur, par exemple ?
— La gravité à la surface de Sigma Draconis II est supérieure à la nôtre d’un tiers. Le bébé Dracon ne devrait avoir aucun problème avec la pesanteur terrestre.
Don regarda Gunter, comme pour faire appel à son esprit parfaitement rationnel.
— C’est de la folie. C’est complètement dingue.
Mais les yeux de verre de Gunter restèrent implacables, et Sarah dit simplement :
— Pourquoi ?
— Qui aurait l’idée d’envoyer un bébé sur une autre planète ?
— Ils n’envoient pas de bébé. Personne ne voyage.
— Bon, d’accord. Mais alors, à quoi ça sert, tout ça ?
— As-tu déjà lu… ah, comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Oui ? fit Don en fronçant les sourcils.
— Ah, zut. (Sarah se tourna vers Gunter.) Qui a écrit « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? »
Le Mozo, tout en continuant de balayer les pages de texte, répondit aussitôt :
— Thomas Nagel.
— Voilà, Nagel, c’est ça ! Tu as déjà lu quelque chose de lui, Don ?
Il fit signe que non.
— Cet article date des années 70, et…
— Octobre 1974, précisa Gunter.
— … et c’est l’un des plus célèbres de toute la philosophie. Comme son titre l’indique, il pose la question de savoir quel effet ça fait d’être une chauve-souris. Et la réponse est fondamentalement que nous ne le saurons jamais. Nous n’avons pas la moindre idée de ce que c’est d’avoir l’écholocalisation, de percevoir le monde d’une façon totalement différente. Eh bien, seul un Dracon de chair et de sang, possédant les perceptions sensorielles d’un Dracon, peut communiquer à ses congénères à quoi ressemble réellement notre planète, du point de vue d’un Dracon.
— Et ils veulent donc que nous fabriquions un Dracon qui pourra faire ça plus tard ?
Elle haussa les épaules.
— Pendant des milliers d’années, certaines personnes sur la Terre sont nées avec pour destin de devenir rois. Pourquoi quelqu’un ne naîtrait-il pas pour devenir ambassadeur ?
— Mais pense à l’existence qu’il mènerait ici, tout seul.
— Il n’y a aucune raison pour que ce soit le cas. Si nous pouvons en créer un, nous pouvons en créer plusieurs. Bien sûr, ils seraient tous génétiquement identiques, comme des vrais jumeaux, et…
— En fait, Sarah, intervint Gunter qui s’était maintenant relevé, j’ai étudié le document un peu plus avant. Il est vrai qu’ils ne nous ont envoyé qu’un seul génome, mais ils ont ajouté un petit sous-ensemble de modifications qu’on peut introduire dans la séquence principale pour produire un second individu. Apparemment, le code ADN fourni provient de deux Dracons intimement liés. Les concrétisations vivantes de cet ADN seraient des clones de ces deux personnes.
— « Si tu étais la seule fille au monde, et si j’étais le seul garçon… », dit Don. Au moins, chacun saura qui inviter au bal du lycée. (Il réfléchit un instant.) Mais maintenant que j’y pense, comment pouvons-nous être sûrs qu’il s’agit bien du génome d’un véritable Dracon intelligent ? Ça pourrait être, tu sais, le génome d’un effroyable monstre, ou d’un fléau bactériologique mortel.
— Naturellement, toute l’opération s’effectuerait dans un laboratoire biologiquement sécurisé, dit Sarah. Et de toute façon, pour quelle raison nous enverraient-ils une chose pareille ?
— Le message précise que les individus qui ont fourni le génome sont actuellement vivants sur Sigma Draconis II, dit Gunter. Ou du moins, ils l’étaient quand ce message a été envoyé. Ils espèrent pouvoir converser avec leurs clones, même avec un décalage de 37,6 années.
— Les Dracons source sont donc en quelque sorte les parents ? demanda Don.
Par la fenêtre en face de lui, il apercevait le soleil qui se levait.
— D’une certaine façon, dit Sarah. Et ils cherchent des parents adoptifs chez nous.
— Ah, oui… Le questionnaire !
— Exactement, dit-elle. Si tu cherchais quelqu’un pour élever tes enfants, tu aimerais en savoir un peu plus sur lui avant de les lui confier. Et j’imagine que, de toutes les réponses qu’ils ont reçues, ce sont les miennes qu’ils ont préférées. Ils veulent que ce soit moi qui m’occupe de leurs enfants.
— Ah, mon Dieu, fit Don.
Sarah haussa les épaules.
— C’est sans doute pour ça qu’ils se préoccupaient des droits des parents qui ne portent pas réellement l’enfant.
— Et les questions sur l’avortement – elles étaient là pour s’assurer que nous ne changerions pas d’avis en décidant d’éliminer les fœtus ?
— Peut-être. C’est certainement une interprétation possible. Mais souviens-toi, ils ont apprécié mes réponses, et bien que je sois prête à concéder des droits au parent qui ne porte pas l’enfant, le reste de mes réponses démontrait clairement que j’étais favorable à ce qu’on ait le choix d’avorter.
— En quoi cela peut-il leur plaire ?
— Ils voulaient peut-être voir si nous avions transcendé Darwin.
— Hein ?
— Tu sais, s’assurer que nous ne sommes plus motivés par des gènes égoïstes ? D’une certaine façon, être en faveur de l’avortement est une position antidarwinienne, car elle tend à réduire ton succès dans la reproduction, dans la mesure où tu élimines des fœtus normaux que tu aurais pu élever jusqu’à l’âge adulte moyennant un coût raisonnable. Cette attitude pourrait être un marqueur psychologique indiquant que tu n’es plus l’esclave des concepts darwiniens, que tu t’es libéré de la programmation génétique aveugle, que tu as cessé d’être une forme de vie dominée par des gènes qui ne pensent qu’à une chose : se reproduire eux-mêmes.
— Je comprends, fit Don en regardant maintenant la fenêtre qui s’autopolarisait pour les protéger de la lumière du soleil naissant. Si tout ce qui compte pour toi, ce sont tes propres gènes, alors, par définition, tu te moques bien des extraterrestres.
— C’est ça, dit Sarah. Tu remarqueras qu’ils ont demandé qu’on remplisse un millier de questionnaires. Cela indique qu’ils savaient bien que nous n’aurions pas un point de vue unique. Tu te souviens quand tu me disais que les espèces extraterrestres deviendraient des consciences de ruche ou des civilisations totalitaires, parce qu’une fois un certain niveau technologique atteint, elles ne pourraient pas survivre si elles laissaient se développer le genre de mécontentement qui conduit au terrorisme. Mais il doit exister une troisième solution – meilleure que d’être un Borg ou de vivre sous le joug d’une police des pensées. Les extraterrestres de Sigma Draconis savaient apparemment qu’ils auraient affaire à des individus complexes et contradictoires. Après avoir regardé le millier de réponses, ils ont décidé que les humains en général ne les intéressaient pas… Ils n’ont voulu communiquer qu’avec un seul individu un peu bizarre. (Elle s’arrêta un instant.) Je ne peux pas vraiment dire que je sois surprise, parce que la plupart des jeux de réponses reflétaient effectivement un certain ethnocentrisme, une préoccupation exclusive pour son propre matériau génétique, et ainsi de suite.
— Mais te connaissant, je sais bien que le tien ne reflétait rien de tout cela. Et c’est pour cette raison qu’ils veulent que tu sois la mère adoptive, c’est bien ça ?
— Ce qui m’étonne à un point que tu ne saurais imaginer, dit Sarah.
Mais Don secoua la tête.
— Tu ne devrais pas être étonnée, tu sais. Je t’ai dit il y a bien longtemps que tu étais spéciale. Tu l’es vraiment. Et le SETI, par sa nature même, transcende toutes les frontières des espèces. Tu te souviens de cette conférence à laquelle tu avais assisté à Paris, autrefois ? Comment ça s’appelait, déjà ?
— Je ne…
Gunter vint à leur secours.
— « Coder l’altruisme : art et science de la rédaction d’un message interstellaire. » (Don regarda le Mozo qui haussa ses épaules mécaniques.) J’ai lu le CV de Sarah, naturellement.
— « Coder l’altruisme », répéta Don. Exactement. C’est le principe fondamental du SETI. Et toi, eh bien, tu es la seule scientifique du SETI dont on ait envoyé les réponses à Sigma Draconis. Dans ces conditions, est-ce étonnant si les destinataires, qui sont par définition des gens qui pratiquent aussi le SETI, ont trouvé que c’étaient tes réponses qui se rapprochaient le plus de ce qu’ils souhaitaient ?
— Non, sans doute, mais…
— Oui ?
— J’ai largement passé l’âge d’élever des enfants. Ce n’est pas que ce soit anormal, d’ailleurs, dans un sens cosmique.
Don fronça les sourcils.
— Hein ?
— Je veux dire que Cody McGavin avait probablement raison. Les Dracons, et pratiquement toutes les espèces qui survivent à l’adolescence technologique, vivent sans doute très longtemps, ou sont peut-être même carrément immortels. Et à moins d’être indéfiniment expansionniste et de se déployer sans cesse pour conquérir de nouvelles planètes, on doit rapidement manquer d’espace vital si on n’arrête pas de se reproduire tout en vivant éternellement. Les Dracons ont peut-être pratiquement cessé de se reproduire.
— Oui, ça paraît logique.
Sarah haussa tout à coup les sourcils.
— En fait, c’est peut-être bien ça, la troisième solution !
— Quoi ?
— L’évolution est un processus aveugle. Elle n’a aucun but, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas de conséquence logique. Elle sélectionne en favorisant l’agressivité, la force physique, l’instinct de protection de sa progéniture et de sa famille – toutes choses qui contribuent au bout du compte à ce que les espèces technologiques finissent par s’autodétruire. Alors, le paradoxe de Fermi n’en est peut-être pas vraiment un. C’est peut-être simplement le résultat naturel de l’évolution, qui finit par conduire à la maîtrise technologique, ce qui procure un avantage pour la survie jusqu’à un certain point –, mais une fois que les technologies de destruction massive deviennent accessibles, le profil psychologique que le moteur darwinien impose aux formes de vie mène inexorablement à leur anéantissement.
— Mais si tu cesses de te reproduire…
— Exactement ! Si tu décides de sortir du processus de l’évolution, si tu arrêtes de te battre pour produire toujours plus de copies de ton ADN, alors tu te débarrasses d’une grande partie de l’agressivité ambiante.
— Ça me semble nettement préférable à la conscience de ruche ou au totalitarisme, dit Don. Mais… attends un peu ! D’une certaine façon, ils sont en train de se reproduire, en nous envoyant leur ADN.
— Mais deux individus seulement.
— Oui, mais qui sait, ils sont peut-être capables de se multiplier comme des lapins. Ça pourrait être une méthode d’invasion.
— Il n’y a aucun souci à se faire sur ce point, dit Gunter. Les deux individus en question sont du même sexe.
— Mais vous avez dit que les Dracons donneurs étaient intimement liés… (Don s’arrêta.) Ah, oui, bien sûr. J’ai l’esprit un peu étroit. Tiens, tiens, tiens… (Il se tourna vers Sarah.) Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je… je n’en sais rien. Ce n’est pas comme si la matrice artificielle et la couveuse étaient le genre de trucs qu’on peut bricoler tous les deux dans le garage.
— Mais si tu l’annonces au monde entier, les gouvernements vont vouloir prendre le contrôle du processus, et, excuse-moi, mais ils vont sans doute essayer de te squeezer.
— Précisément, dit Sarah. Les Dracons comprennent sûrement que l’éducation d’un enfant est une combinaison de nature et de nourriture. Ils voulaient un genre particulier de personne pour prendre la responsabilité des… des Draconnets. Et puis, si jamais le génome venait à être diffusé, qui sait si d’autres personnes ne créeraient pas des Dracons rien que pour pouvoir les disséquer, ou les mettre dans des zoos ?
— Mais une fois qu’ils seront nés, n’importe qui pourrait voler leur ADN, tu ne crois pas ? En récupérant simplement quelques-unes de leur cellules.
— Ils pourraient sans doute se les procurer, mais pas les plans de la couveuse ni toutes les autres informations nécessaires. Sans accès à l’intégralité du message, ce serait très difficile de créer un Dracon. (Elle réfléchit un instant.) Non, il faut que nous gardions tout ça secret. C’est à moi qu’ils ont confié ces informations, et je suis dans l’obligation de les protéger.
Don se frotta les yeux en bâillant.
— Peut-être… mais il y a des gens qui vont dire qu’il est de ton devoir de diffuser toute l’information. Ils diront que ta principale obligation est envers ta propre espèce.
Mais Sarah secoua la tête.
— Non, fit-elle. Pas du tout. C’est bien là tout le fond de l’affaire.
— C’est très important, lui dit Sarah quelques heures plus tard, que tu retiennes par cœur la clef de décodage – pas la clef en entier, bien sûr, mais la façon de la récupérer.
Don fit signe qu’il comprenait. Ils étaient en train de prendre un petit déjeuner tardif dans la cuisine. Il avait enfilé un tee-shirt et un jean. Sarah était en robe de chambre et en pantoufles.
— Mon questionnaire avait le numéro 312 sur les mille envoyés, dit-elle, et j’ai modifié au tout dernier moment ma réponse à l’une des questions. C’était la question 46, et la réponse que j’ai réellement envoyée était « non ». Tu as enregistré tout ça ?
— Trois cent douze, quarante-six, et non. Est-ce que je peux le noter quelque part ?
— Oui, bien sûr, du moment que tu ne mets aucune explication avec.
— Alors, la quarante-six était la question magique, c’est ça ? Celle qui comptait le plus pour les Dracons ?
— Comment ? Ah, non, non. C’est simplement celle pour laquelle j’ai modifié ma réponse. La clé est formée de mes quatre-vingt-quatre réponses telles qu’elles ont été transmises. Si tu as en as besoin, tu pourras la reconstituer en récupérant la copie d’archives de ce qui est censé avoir été envoyé à Sigma Draconis, et en appliquant ce simple petit changement.
— J’ai tout compris.
— Et maintenant, fais bien attention de garder le secret !
Il regarda sa femme assise à table en face de lui. Elle semblait nettement plus âgée, et ce n’était pas seulement parce qu’elle n’avait pas beaucoup dormi. Ces quelques dernières semaines, elle avait beaucoup vieilli.
— Je, hem… Je ne crois pas que nous puissions le cacher à tout le monde, dit-il. Je crois vraiment que tu devrais le dire à Cody McGavin.
Sarah tenait son mug de café serré dans ses mains.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est l’un des hommes les plus riches de la planète. Et un projet comme celui-là va exiger d’avoir des poches bien garnies. Synthétiser l’ADN, construire la matrice et la couveuse, synthétiser les aliments, et plein d’autres choses encore, j’en suis sûr. Tu vas avoir besoin de quelqu’un comme lui à bord.
Sarah ne disait rien.
— Il faut que tu le dises à quelqu’un, insista Don. Tu vas…
Il s’interrompit, mais elle hocha la tête.
— Je vais bientôt mourir. Je sais. (Elle se mit à réfléchir, et Don se garda bien de l’interrompre. Au bout d’un moment, elle dit :) Oui, tu as raison. Appelons-le.
Don se leva pour aller chercher le combiné, et lui dit à qui il voulait parler. Au bout de quelques sonneries, une voix claire et décidée répondit :
— McGavin Robotics. Bureau du président.
— Bonjour, Miss Hashimoto, dit Don. C’est Donald Halifax à l’appareil.
La voix se fit un peu plus froide. Après tout, ils s’étaient affrontés plusieurs fois lors de ses nombreuses tentatives pour joindre McGavin au printemps dernier.
— Oui, Mr Halifax ?
— Ne vous inquiétez pas. Je ne vous appelle pas au sujet du rollback. Et en fait, ce n’est pas du tout moi qui vous appelle. J’ai simplement composé le numéro pour ma femme Sarah. Elle aimerait parler à Mr McGavin à propos du message des Dracons.
— Ah, fit Miss Hashimoto. Très bien. Ne quittez pas, je vous prie. Je transfère votre appel.
Don couvrit le combiné avec la main et dit à Sarah.
— Elle va te le passer.
Sarah lui fit signe de lui donner le téléphone, mais Don leva la main pour lui demander de patienter. Au bout d’un moment, l’accent familier de Boston se fit entendre.
— Cody McGavin à l’appareil.
— Mr McGavin, dit Don en se régalant d’avance. Merci de patienter, je vais vous passer le professeur Halifax.
Il se mit à compter silencieusement jusqu’à dix avant de tendre l’appareil à Sarah, qui souriait jusqu’aux oreilles.
— Bonjour, Mr McGavin, dit-elle.
Don se rapprocha suffisamment pour entendre les deux côtés de la conversation. Ce n’était pas difficile, car le combiné était passé automatiquement au volume maximum quand Sarah l’avait pris.
— Sarah, fit McGavin, comment allez-vous ?
— Je vais bien. Et j’ai une grande nouvelle à vous annoncer : j’ai décodé le message des Dracons.
Don crut entendre McGavin sauter littéralement en l’air.
— Formidable ! Qu’est-ce que dit le message ?
— Je… je ne peux pas vous le dire au téléphone.
— Oh, voyons, Sarah…
— Non, non. On ne sait jamais qui peut écouter.
— Ah, bon sang… Bon, d’accord, je vous fais envoyer un avion et…
— Hem, ne pourriez-vous pas plutôt venir ici ? Je ne me sens pas trop la force de voyager, ces temps-ci.
Don entendit distinctement McGavin relâcher son souffle.
— Notre assemblée générale d’actionnaires a lieu dans deux jours. Je ne peux absolument pas venir avant.
— Très bien, fit Sarah. Que diriez-vous de vendredi, alors ?
— Oui, je pourrais… mais pourquoi ne pas m’envoyer simplement la clef de transcription par e-mail, pour que je puisse regarder le message ici ?
— Non. Je ne suis pas prête à la divulguer.
— Quoi ?
— Le message était destiné à moi seule, dit Sarah.
Il y eut un long silence. Don ne pouvait qu’imaginer l’expression d’incrédulité sur le visage de McGavin.
— Sarah, heu… Don est-il toujours à côté de vous ? Je, hem, j’aimerais lui parler un instant…
— Non, je ne suis pas sénile, Mr McGavin. Ce que je vous dis est la pure vérité. Si vous voulez savoir ce que le message contient, vous allez devoir venir ici.
— Bon, très bien, mais…
— Et ne dites à personne que j’ai trouvé la clef de décodage. Vous devez me promettre de garder le secret, au moins jusqu’à ce que vous m’ayez vue.
— D’accord. Donnez-moi votre adresse…
Après que Sarah eut raccroché, Don jeta un coup d’œil circulaire.
— Gunter fait tellement bien le ménage que je ne pense pas qu’on ait grand-chose à faire en prévision de la visite de McGavin.
— Si, dit Sarah, il y a quand même une chose. Je voudrais que tu répondes au questionnaire des Dracons.
Don fut surpris.
— Pour quoi faire ?
Elle n’osa pas tout à fait croiser son regard.
— Nous allons beaucoup en parler avec McGavin. Ce serait bien que tu te familiarises avec.
— Je vais le parcourir.
— Non, pas seulement le lire, insista-t-elle. J’aimerais que tu le remplisses.
Il haussa les sourcils.
— Bon, si tu veux.
— Oui, j’y tiens beaucoup. Va chercher ton datacom. Tu peux télécharger une copie depuis le site officiel.
— Entendu, dit-il.
Ce n’était pas comme s’il avait grand-chose d’autre à faire.
Une fois le questionnaire chargé, il alla s’allonger sur le canapé et commença à répondre aux questions. Cela lui prit presque deux heures, mais il put enfin crier à Sarah :
— Ça y est ! J’ai fini !
Elle traversa lentement le salon et il lui tendit son datacom.
— Et maintenant ? fit-il.
Sarah dit à l’appareil :
— Sauvegarde sous « Réponses Don ». Lance Flaxseed. Charge « Réponses Don ». Charge et déverrouille « Réponses Sarah Modifiées » – mot de passe « Aeolus 14 umbra ». Exécute.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Don en se redressant. Qu’est-ce que c’est que ce « Flaxseed » ?
— C’est un programme qu’un professeur d’éthique a mis au point il y a très longtemps, quand nous examinions les millions de réponses chargées sur notre site. Il permet de mesurer le degré de concordance entre deux contributeurs. Tu vois, la comparaison des réponses est assez délicate. Parmi les quatre-vingt-quatre questions, beaucoup ont quatre ou cinq réponses possibles, ou utilisent une échelle de notation, ce qui fait que tu ne peux pas te contenter de rechercher les correspondances exactes – deux réponses différentes peuvent ne présenter qu’une différence subtile. Une personne qui choisit « A » peut très bien raisonner comme celle qui choisit « B », alors que celle qui a choisi « C » peut avoir un point de vue très différent.
— Ah, fit Don. (Il fit un geste vers le datacom qu’elle tenait dans la main.) Et le résultat ?
Elle jeta un coup d’œil à l’écran, puis elle regarda son mari avec un grand sourire.
— Je savais bien que j’avais eu une bonne raison de t’épouser.
— Cody McGavin vient demain, dit Sarah, et il y a une chose dont nous devons discuter avant son arrivée.
Ils étaient assis à la table de la salle à manger et buvaient leur café.
— Oui ? fit Don.
— C’est juste que je ne vais pas pouvoir faire ce que veulent les Dracons.
Il dit d’une voix très douce :
— Je sais.
La lumière entrait à flots par la fenêtre. Don voyait Gunter occupé à ratisser les feuilles dans le jardin.
— C’est pour cette raison, poursuivit-elle, qu’il faut que je trouve quelqu’un d’autre pour s’en occuper, si nous voulons vraiment y donner suite.
Il réfléchit un instant.
— Tu pourrais te servir de ce programme, là, ce Flaxseed, pour trouver la personne dont les réponses se rapprochent le plus des tiennes.
— C’est déjà fait. Dans le millier de jeux de réponses envoyés, deux seulement étaient très proches des miens. Mais Dieu sait à qui ils appartenaient.
— Vous ne gardiez pas trace des contributeurs ?
— C’était entièrement anonyme. Les professionnels des sondages nous ont dit qu’on obtiendrait des réponses beaucoup plus honnêtes comme ça. Et puis, même si nous avions demandé les noms, nous n’aurions pas pu les conserver. Souviens-toi, le site Web était basé à l’université de Toronto, et tu sais comment sont les lois canadiennes sur la protection de la vie privée.
— Ah.
Il but une gorgée de café.
— Bien sûr, chaque participant choisissait un alias et un mot de passe pour accéder au site, et nous leur avons dit de les mettre soigneusement de côté. Mais même si nous avions pu conserver les noms, ça n’aurait sans doute pas servi à grand-chose.
— Pourquoi ça ?
— Comme je l’ai déjà dit, McGavin avait probablement raison de penser que la plupart des espèces avancées ont toutes les chances de vivre très longtemps. De fait, comme les Dracons semblent avoir des chromosomes en anneau, ils ont peut-être toujours vécu très longtemps, puisqu’ils ne sont pas soumis à l’une de nos causes principales de vieillissement. De toute façon, même s’il ne leur est sans doute même pas venu à l’esprit que ceux à qui ils répondaient pourraient recevoir leur message seulement trente-huit ans plus tard et être morts, au moins la moitié de ceux qui ont répondu au questionnaire d’origine doivent avoir disparu à présent.
— Oui, dit-il, c’est sans doute vrai.
— Mais toi, poursuivit Sarah en le regardant du coin de l’œil, tu avais des réponses très semblables.
— C’est ce que tu m’as dit.
— Alors, peut-être, si tu voulais…
— Quoi ?
— Tu pourrais t’en charger. Tu pourrais élever les enfants Dracons.
Don haussa les sourcils.
— Moi ?
— Bon, disons, Gunter et toi, répondit-elle en souriant. Après tout, c’est un Mozo. Il est conçu pour s’occuper de personnes âgées, mais s’occuper d’enfants extraterrestres ne doit pas être beaucoup plus difficile que de veiller sur une vieille folle comme moi.
Don eut soudain l’impression que la tête lui tournait.
— Je… je ne sais pas quoi dire.
— Eh bien, réfléchis-y, dit-elle. Parce que tu es vraiment mon candidat préféré.
Quelques mois plus tôt, quand Sarah et Don envisageaient de se faire faire un rollback, Carl avait dit qu’il faudrait qu’ils fassent un peu plus de baby-sitting – mais cette idée avait été abandonnée quand le rajeunissement de Sarah avait échoué. Mais ce soir, Carl et Angela leur avaient laissé Percy et Cassie dans leur maison de Betty Ann. La raison officielle était que les adultes allaient assister à un match de hockey, mais Don les soupçonnait d’avoir une raison cachée. Ils pensaient sans doute que les enfants n’auraient plus leur grand-mère bien longtemps, et qu’ils devraient passer un peu de temps avec elle tant que c’était encore possible.
Percy avait treize ans, un grand garçon dégingandé aux cheveux longs. Cassie, à quatre ans, était une tornade avec des nattes. À cause de leur différence d’âge, il était difficile de les distraire tous les deux ensemble, et c’est pourquoi Cassie et sa grand-mère étaient montées à l’étage avec Gunter pour explorer les trésors contenus dans les placards de Sarah, tandis que Don et son petit-fils étaient installés sur le canapé à regarder distraitement à la télé le match de hockey que les parents de Percy étaient allés voir. Leur jeu à eux consistait à essayer de repérer Carl et Angela dans la foule.
— Alors, dit Don en coupant le son pendant les spots de publicité, comment ça se passe, ta quatrième ?
Percy ajusta sa position sur le canapé.
— Ça va.
— Quand j’étais jeune, après la terminale, on avait encore une année de prépa.
— Non, vraiment ?
— Ouaip. Dans toute l’Amérique du Nord, l’Ontario était le seul endroit où il y ait une année supplémentaire comme ça.
— Moi, je suis content qu’on s’arrête en terminale, dit Percy.
— Ah oui ? Eh bien, en classe de prépa, on était assez vieux pour avoir le droit d’écrire nos propres mots d’excuse en cas d’absence.
— Ah, ça, ce serait chouette.
— Ouais, c’était pas mal. Mais en fait, j’ai bien aimé la prépa. Il y avait plein de cours intéressants. J’ai même fait du latin. C’était pratiquement la dernière année où on l’enseignait encore dans les écoles publiques de Toronto.
— Du latin ? demanda Percy incrédule.
Don hocha la tête d’un air entendu.
— Semper ubi sub ubi.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— « Porte toujours des sous-vêtements. »
Percy sourit.
Le match reprit. Les Leafs se débrouillaient bien, même s’il était encore un peu tôt dans la saison. Don ne suivait plus vraiment l’équipe, mais Percy, lui, connaissait chaque joueur. Pendant un temps mort dans la partie, Don ajouta :
— Et puis notre lycée avait une petite station de radio, Radio Humberside. Je m’y suis intéressé quand j’étais en prépa, et c’est grâce à ça que j’ai choisi ma profession.
Percy le regarda d’un air perplexe. Il n’était pas encore né que Don avait déjà pris sa retraite depuis longtemps.
— Avant, je travaillais à Radio CBC, précisa Don.
— Ah, ouais. Papa l’écoute en voiture.
Don sourit. Il avait eu autrefois une discussion amicale avec un journaliste de l’édition canadienne du Reader’s Digest. « Il vaut mieux, avait dit Don, fournir aux gens quelque chose qu’ils n’écoutent que dans la voiture, que quelque chose qu’ils ne lisent qu’aux cabinets. »
— Et alors, quand est-ce que tu as commencé à travailler là-bas ? demanda Percy.
— J’ai débuté en 1986, et je suis parti en 2022.
Don pensa ajouter : « Et pour t’éviter d’avoir à me poser la question, Sally Ng était Premier ministre quand j’ai pris ma retraite », mais il s’abstint. Il se souvenait d’avoir eu l’âge de Percy et d’avoir considéré la Seconde Guerre mondiale comme de l’histoire très ancienne. Pour son petit-fils, 1986 devait être l’équivalent du pléistocène.
Ils continuèrent de regarder le match un moment. Le défenseur d’Honolulu écopa de trois minutes de pénalité pour crosse haute.
— Alors, fit Don, tu as une idée de ce que tu feras quand tu… (Don s’arrêta juste avant de dire « quand tu seras grand ». Percy se considérait certainement comme déjà bien assez grand.) Quand tu auras terminé le lycée ?
— Je ne sais pas trop, répondit Percy sans quitter l’écran des yeux. J’irai peut-être à l’université.
— Pour étudier… ?
— Heu, oui, sauf les week-ends.
Don sourit.
— Non, je voulais dire, pour étudier quoi ?
— Ah. Peut-être l’ornithologie.
Don fut impressionné.
— Tu aimes les oiseaux ?
— Ouais, assez.
Une autre série de pubs interrompit le match, et Don coupa le son. Percy le regarda, et c’est alors que, considérant sans doute qu’il ne contribuait pas beaucoup à la conversation, il demanda à son grand-père :
— Et toi ?
Don fut interloqué.
— Moi ?
— Ouais, toi. Maintenant que tu es redevenu jeune, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce que tu as pensé à retourner à la CBC ?
— En fait, oui.
— Et alors ?
Don haussa les épaules.
— Ils ne veulent pas de moi. Ça fait trop longtemps que je ne suis plus dans le coup.
— Ah, c’est vache, ça, dit Percy d’un air perplexe, comme si l’idée que la vie puisse être également injuste avec les adultes ne lui était pas familière.
— Ouais, fit Don, tu peux le dire.
— Bon, alors, qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je n’en sais rien.
Percy réfléchit un instant, puis il dit :
— Il faudrait que ce soit quelque chose… tu sais, quelque chose d’important. J’ai regardé combien ça coûte, un rollback. Puisque tu as eu la chance d’avoir un de ces trucs, ce serait normal que tu en fasses quelque chose, non ?
Don pencha la tête de côté et regarda Percy.
— Tu tiens de ta grand-mère.
Le garçon fronça les sourcils, ne sachant pas très bien comment prendre la remarque.
— Ce que je veux dire, poursuivit Don en remettant le son tandis que le match reprenait, c’est que tu sais aller droit au cœur des choses.
Après que Carl et Angela eurent récupéré leurs enfants, Don décida d’aller faire un tour dehors. Il avait besoin de s’éclaircir les idées, de réfléchir à tout ça. Il y avait une supérette ouverte toute la nuit, à deux cents mètres de chez lui, où il irait s’acheter des noix de cajou. C’était son péché mignon – raisonnablement bas en glucides, mais une extravagance quand même.
Il faisait assez frais, et des lanternes en forme de citrouille étaient déjà accrochées devant quelques maisons en prévision de Halloween. Tout à fait dans l’esprit de la saison, les arbres dénudés ressemblaient à des squelettes tendant leurs bras vers le ciel sombre et dégagé. Au loin, on entendait un chien aboyer.
Sa promenade le fit passer par la rue Diagonale, un nom banal mais bien approprié, ce qui l’amena près du collège de Willowdale. L’idée le prit soudain d’aller sur le grand terrain de sport derrière l’école, là où il allait autrefois regarder Carl jouer au football. Il s’éloigna autant qu’il pouvait de la lumière des lampadaires – ce n’est pas que ça faisait une grande différence –, et il sortit son datacom.
— Aide-moi à repérer Sigma Draconis, dit-il à l’appareil en tenant le petit écran vers lui comme lorsqu’il s’en servait pour prendre des photos.
— Tournez-vous, dit le datacom de sa belle voix masculine. Inclinez-moi vers le haut… encore un peu. Très bien. Maintenant, déplacez-moi sur la gauche. Encore. Encore. Non, c’est trop. Un peu en arrière. Oui, voilà. Sigma Draconis est au centre de l’écran.
— Cette étoile brillante vers le haut ?
— Non, celle-là, c’est Delta Draconis, également connue sous le nom de Nodus Secundus. Et l’autre étoile brillante un peu plus bas est Epsilon Draconis, ou encore Tyl. Sigma Draconis est trop faible pour que vous puissiez la distinguer. (Une mire apparut à l’écran, centrée sur une partie de ciel vide.) Mais c’est bien là qu’elle se trouve.
Don abaissa le datacom et regarda directement cet espace vide en essayant de concentrer ses pensées sur cette étoile, si proche à l’échelle cosmique et pourtant incroyablement lointaine à l’échelle humaine.
D’une certaine façon, bien que les Dracons eussent fait partie de la toile de fond de sa vie pendant près de quarante ans maintenant, ils ne lui avaient jamais semblé tout à fait réels. Certes, il savait qu’ils étaient là-bas – juste là, sous ses yeux. En fait, en ce moment même, il y avait peut-être des Dracons qui regardaient par ici, contemplant notre Soleil – qui serait aussi peu visible dans leur ciel nocturne que Sigma Draconis l’était dans celui de la Terre – et pensant aux étranges créatures qui devaient s’y trouver. Bien sûr, Sarah dirait que le concept d’un « en ce moment même » simultané n’avait aucun sens dans un univers relativiste. Et même si Don avait pu distinguer Sigma Draconis, la lumière qu’il aurait vue en serait partie il y avait 18,8 années. Cette discontinuité contribuait à l’aspect irréel que les extraterrestres avaient toujours eu à ses yeux.
Mais si Sarah et lui décidaient de faire ce que les Dracons demandaient, ceux-ci passeraient du stade de simple idée abstraite à une réalité de chair et de sang. Évidemment, ceux qui naîtraient sur la Terre n’auraient aucune expérience de leur monde d’origine, mais ils y seraient incontestablement liés.
Don referma son datacom et le glissa dans la poche de sa veste, puis il reprit sa route. Peut-être parce qu’il avait pensé aux Premiers ministres un peu plus tôt, il lui revint en tête que Pierre Trudeau avait été le chef du gouvernement quand lui-même était au collège. La carrière de cet homme politique haut en couleur avait été jalonnée d’épisodes célèbres, tels que sa réponse « Vous n’avez qu’à me regarder faire » quand on lui avait demandé jusqu’où il était prêt à aller contre les terroristes de la Crise d’octobre 1970. Ou encore le bras d’honneur qu’il avait fait depuis la fenêtre de son wagon à ses détracteurs en Colombie-Britannique. Et lorsqu’il avait dépénalisé l’homosexualité, et qu’il avait déclaré au pays : « L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation. »… Mais l’épisode qui avait toujours fasciné Don était celui de la célèbre marche dans la neige, quand Trudeau était parti seul dans la nature pour méditer, pour faire la part entre son avenir personnel et celui de son pays. C’est ce soir-là que le grand homme avait décidé de renoncer à son poste de Premier ministre et de se retirer de la vie politique.
Trudeau avait à l’époque vingt-quatre ans de moins que Don aujourd’hui, mais c’était un homme épuisé et usé. Don, lui, était plein d’énergie et avait plus d’années devant lui qu’il ne pouvait réellement concevoir. Ces années futures étaient également abstraites, comme les extraterrestres autour de Sigma Draconis. Elles deviendraient plus concrètes à mesure qu’elles défileraient, bien sûr, mais pour l’instant, elles lui paraissaient irréelles.
Don sortit du terrain de sport en longeant l’arrière du vaste bâtiment sombre du collège, et il poursuivit sa promenade. Un passant se dirigeait vers lui, et Don ressentit une légère poussée d’adrénaline – la peur du vieil homme à l’idée de ce qu’une rencontre nocturne pourrait entraîner. Mais quand le passant fut plus près, Don vit que c’était un homme d’une cinquantaine d’années au crâne chauve, et qui avait l’air très inquiet. Pour lui, c’était la vue de ce jeune homme d’une vingtaine d’années qui était effrayante. Sarah avait raison… Tout était relatif.
Il savait bien qu’elle n’hésiterait pas un instant à s’occuper de créer et d’élever les petits Dracons, si elle en était capable. Et il savait lui-même qu’il n’aurait pas toutes ces années supplémentaires devant lui s’il n’y avait pas eu Sarah. Il devait donc peut-être bien ça à sa femme, et également à McGavin, puisque c’était le milliardaire, après tout, qui avait rendu tout cela possible.
Il continua de marcher et aperçut bientôt la petite supérette. C’était un 7-à-Onze, un de ces innombrables petits magasins qui faisaient partie d’une grande chaîne. Don était assez vieux pour se souvenir du temps où ils étaient effectivement ouverts strictement de sept heures du matin à onze heures du soir, et non pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme aujourd’hui. Sans doute, si c’était à refaire, les directeurs de la chaîne choisiraient un nom un peu moins restrictif. Mais si un tel géant de la distribution n’avait pas réussi à prévoir ce que l’avenir lui réservait, ni qu’il aurait tellement plus de temps à gérer, comment lui, Don, en serait-il capable ? Et pourtant, ils avaient changé, ils s’étaient adaptés. Et tout en franchissant la porte vitrée, sortant de l’ombre pour pénétrer dans la lumière, Don Halifax se dit qu’après tout, il pourrait peut-être y parvenir, lui aussi.
Quand Don fut de retour chez lui, Sarah était dans le cabinet de toilette et se préparait à se coucher. Il l’y rejoignit, s’approchant d’elle par-derrière tandis qu’elle se penchait au-dessus du lavabo, et il la prit dans ses bras avec une douceur infinie.
— Hello, dit-elle.
— D’accord, répondit-il. Je vais le faire.
— Tu vas faire quoi ?
— M’occuper des enfants Dracons.
Avec précaution, Sarah pivota entre ses bras pour lui faire face.
— Vraiment ? fit-elle.
— Oui, pourquoi pas ?
— Il ne faut pas que tu le fasses simplement parce que tu te crois obligé, tu sais. Tu es bien sûr que tu veux le faire ?
— Comment pourrais-je être sûr de quoi que ce soit ? Je vais vivre peut-être jusqu’à cent soixante ans. C’est un terrain parfaitement inconnu pour l’espèce humaine. J’en sais à peu près autant sur ce qui m’attend que… que sur l’effet que ça fait d’être une chauve-souris. Mais il faut que je fasse quelque chose, et comme ton petit-fils me le disait ce soir, il faut que ce soit quelque chose d’important.
— Percy t’a dit ça ?
Don hocha la tête, et Sarah parut impressionnée.
— N’empêche, dit-elle, il faut vraiment que tu le veuilles. Tout enfant qui naît a le droit d’être désiré.
— Je sais. Et c’est ce que je désire vraiment faire.
— Oui ?
Il sourit.
— Absolument. Et puis comme ça, au moins, je n’aurai pas à m’inquiéter que ces gamins héritent de mon gros nez.
Don était convaincu que ses voisins ne pouvaient plus guère être surpris par ce qui se passait dans sa maison, mais il se demanda s’ils avaient remarqué la luxueuse limousine qui venait de se garer dans l’allée. Et dans ce cas, ils avaient peut-être fait un zoom sur Cody McGavin qui en descendait, et lancé un programme pour l’identifier. Sans aucun doute l’homme le plus riche qui ait jamais posé le pied dans Betty Ann Drive.
Don ouvrit la porte d’entrée et regarda s’approcher McGavin à travers l’écran grillagé. Les mailles métalliques le divisaient en pixels.
— Bonjour, Don, fit McGavin avec son accent de Boston. Ça me fait très plaisir de vous voir.
— Bonjour, répondit Don en ouvrant toute grande la porte. Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer ?
Il débarrassa McGavin de son lourd manteau d’hiver et le regarda retirer ses chaussures de luxe, puis il le conduisit en haut des marches.
Sarah était installée sur le canapé du salon. Don vit une expression fugitive passer sur le visage de McGavin, comme si celui-ci était étonné de constater à quel point elle avait vieilli depuis la dernière fois qu’il l’avait vue.
— Bonjour, Sarah, dit-il.
— Hello, Mr McGavin.
Gunter fit son apparition en sortant de la cuisine.
— Ah, fit McGavin. Je vois que vous avez reçu le Mozo que je vous ai fait envoyer.
— Nous l’appelons Gunter, dit Sarah.
McGavin haussa les sourcils.
— Comme le robot de Perdus dans l’espace ?
Don en fut ébahi.
— Oui, c’est bien ça.
— Gunter, dit Sarah de sa voix chevrotante, j’aimerais vous présenter Cody McGavin. Il dirige l’entreprise qui vous a fabriqué.
Don s’assit à côté de Sarah et observa la scène avec intérêt : la créature qui rencontre son créateur.
— Bonjour, Mr McGavin, dit Gunter en tendant une main mécanique bleue. C’est un très grand plaisir de vous rencontrer.
— Pour moi aussi, dit McGavin en lui serrant la main. J’espère que vous vous occupez bien du Dr Halifax.
— C’est un cadeau du Ciel, dit Sarah. N’est-ce pas, Gunter ?
— Je fais de mon mieux, dit le Mozo à McGavin. Vous savez, j’étais avec elle quand elle a eu sa révélation. J’en suis très fier.
— Bravo, mon garçon ! dit McGavin, qui ajouta en se tournant vers les Halifax : Ce sont des machines merveilleuses, vous ne trouvez pas ?
— Oh, si, fit Sarah. Tenez, asseyez-vous, je vous en prie.
McGavin s’approcha du fauteuil relax.
— C’est bien, chez vous, dit-il en s’installant.
Don réfléchit un instant à cette remarque. McGavin était connu pour être un grand philanthrope. Don avait vu des photos de lui visitant des taudis dans des pays du tiers-monde, et il se rendit compte, avec un certain sentiment d’humilité, que sa propre maison s’en rapprochait beaucoup plus que de la luxueuse propriété de McGavin à Cambridge. Ici, les murs portaient des éraflures, les plâtres étaient ébréchés, la moquette élimée et tachée. Le canapé, avec sa forme imposante, avait peut-être été à la mode au siècle dernier, mais il semblait terriblement vieillot aujourd’hui, et son tissu lie-de-vin était usé par endroits.
— Très bien, dit enfin Sarah, allons droit au but, comme vous disiez la première fois que nous nous sommes vus. Ainsi que je vous l’ai indiqué au téléphone, j’ai réussi à décrypter le message des Dracons. Une fois que je vous aurai expliqué ce qu’il contient, j’espère que vous serez d’accord avec moi qu’il ne faut pas rendre cette réponse publique.
McGavin se pencha en avant.
— Je vous écoute. Qu’est-ce qu’il dit ?
— Les extraterrestres nous ont envoyé le génome dracon…
— Vraiment ?
— Oui, ainsi que des instructions pour construire une matrice artificielle afin de faire naître à terme deux enfants Dracons, et les plans d’une couveuse.
— Ah, ça, alors… dit doucement McGavin.
— C’est merveilleux, n’est-ce pas ?
— C’est… stupéfiant. Est-ce qu’ils seront capables de vivre ici ?
— Oui, je le pense.
— Wow.
— Mais il y a juste un petit problème, dit Sarah. Les extraterrestres veulent absolument que je sois leur mère adoptive. Mais je suis trop vieille pour ça.
— Ma foi, commença McGavin, je suis certain qu’on pourrait facilement mettre en place un labo…
— Non, dit fermement Sarah. Pas de labo, pas d’institution. Ce sont des personnes, pas des spécimens. Tout ça se passera dans un foyer normal. Comme je vous l’ai dit, je ne peux pas m’en occuper moi-même, mais j’ai le droit de choisir qui le fera à ma place.
C’est d’une voix douce, et en évitant de croiser son regard, que McGavin dit à Sarah :
— Je ne suis pas tout à fait certain que ce soit votre prérogative.
— Oh, mais si. Parce que, voyez-vous, le message contenant le génome m’était adressé personnellement.
— C’est ce que vous m’avez déjà dit. Mais je ne comprends toujours pas ce que vous entendez par là.
— La clef de décodage… Elle m’est très personnelle. Et je ne vous dirai pas ce que c’est.
— Ce n’est pas votre séquence de réponses au questionnaire, ni même un sous-ensemble, dit McGavin. On a déjà essayé tout ça. Qu’est-ce que les extraterrestres pourraient bien savoir d’autre sur vous ?
— Avec tout le respect que je vous dois, je refuse de répondre.
McGavin fronça les sourcils, mais sans rien dire.
— Et maintenant, reprit Sarah, comme je le disais, je ne peux pas m’en occuper personnellement. Par contre, je peux communiquer le génome à qui je veux… en lui remettant la clef de décryptage.
— Je serais prêt à…
— En fait, l’interrompit Sarah, je vous vois plutôt dans le rôle de l’oncle richissime. Il faut quelqu’un pour financer la construction de la matrice artificielle, la synthèse de l’ADN et tout le reste.
McGavin s’agita sur son fauteuil.
— En plus, renchérit Don, vous avez déjà un métier à plein temps. Qu’est-ce que je dis, plusieurs métiers à plein temps : vous êtes président de votre société, vous vous occupez de votre fondation de charité, vous faites des discours en public…
Le milliardaire hocha la tête.
— C’est vrai. Mais si ce n’est pas moi, alors, qui d’autre ?
Don s’éclaircit la gorge.
— Moi.
— Vous ? Mais n’étiez-vous pas, heu… quoi déjà ? Disc-jockey ou quelque chose comme ça ?
— J’étais producteur/ingénieur du son. Mais c’était ma première carrière. Il est temps pour moi d’entamer la seconde.
— Je ne voudrais pas être désobligeant, dit McGavin, mais il faudrait plutôt créer un comité d’étude.
— Le comité d’étude, c’est moi, fit Sarah. Et j’ai fait mon choix.
— Non, sérieusement, Sarah, je crois qu’une procédure de sélection est nécessaire, insista McGavin.
— Elle a déjà eu lieu : c’était le questionnaire des Dracons. C’est ce qui les a amenés à me choisir, et moi, j’ai choisi Don. Mais nous avons besoin de votre aide.
McGavin n’avait pas l’air très content.
— Je suis un homme d’affaires, dit-il en écartant les mains. Qu’est-ce que j’ai à y gagner ?
Don jeta un coup d’œil vers Sarah, et il vit ses rides se creuser. La remarque de McGavin prouvait amplement que ses réponses au questionnaire n’avaient pu être voisines de celles de Sarah – ou de Don. Mais elle avait une réponse à lui donner.
— Vous allez récolter tous les bénéfices biotechnologiques à attendre de cette affaire, pas seulement de l’étude de l’ADN des Dracons, mais aussi des plans pour la matrice et la couveuse, les formules des aliments extraterrestres, et bien d’autres choses encore.
McGavin fronça les sourcils.
— J’ai l’habitude de contrôler entièrement les opérations dans lesquelles je m’engage, dit-il. Accepteriez-vous de me vendre la clef de décodage ? Votre prix sera le mien…
Mais Sarah secoua la tête.
— Nous savons déjà que votre argent ne peut me procurer la seule chose dont j’aurais vraiment besoin.
McGavin resta silencieux un instant, plongé dans ses réflexions, puis il dit :
— Ce que vous envisagez de faire implique un haut niveau de technologie. Bien sûr, la partie concernant la synthèse de l’ADN est simple, il existe plusieurs laboratoires commerciaux à même de produire toutes les séquences que nous voudrons. Mais la fabrication de la matrice artificielle et tout le reste… cela risque de prendre un certain temps.
— Ce n’est pas grave, dit Don. De toute façon, j’ai besoin d’un peu de temps pour me préparer.
— Comment ça ? demanda McGavin. Comment comptez-vous vous préparer à une chose pareille ?
Don haussa les épaules. Il savait très bien qu’à ce stade, il ne pouvait encore que tâtonner.
— Je pense étudier les modèles que nous avons déjà : l’éducation de bébés chimpanzés dans des familles humaines, les cas d’enfants sauvages, ce genre de chose. Rien de tout cela n’est exactement comparable, mais ça me fournira un point de départ. Et puis…
— Oui ?
— Eh bien, j’ai établi une liste, autrefois : les vingt choses que je voulais faire avant de mourir. L’une d’elles était de rendre visite au dalaï-lama. Je sais bien qu’il y a peu de chances que je le rencontre, mais je me suis dit que je devrais me préparer… (Il s’interrompit un instant, étonné d’utiliser un mot aussi inhabituel pour lui)… spirituellement à quelque chose comme ça.
— Ma foi, dit McGavin, ce n’est pas bien difficile à organiser.
— Vous… vous connaissez le dalaï-lama ?
McGavin sourit.
— Vous avez déjà entendu parler de cette vieille histoire des six degrés de séparation ? Dès l’instant où vous m’avez rencontré, votre score est passé à deux degrés maximum avec pratiquement tous les gens célèbres sur cette planète. On va vous arranger ça.
— Wow… Hem, merci. C’est juste que je tiens à faire convenablement ce travail de…
— D’élever des extraterrestres, dit McGavin en secouant la tête comme si l’idée n’y avait pas encore totalement pénétré.
Don essaya de rendre tout ça un peu moins solennel.
— Vous n’avez qu’à imaginer le docteur Spock rencontrant Monsieur Spock.
McGavin le regarda d’un air interloqué. Il avait certainement entendu parler du Vulcain, mais l’heure de gloire du pédiatre datait de bien avant sa naissance.
— Alors, dit Sarah, acceptez-vous de nous aider ?
McGavin n’avait toujours pas l’air satisfait.
— J’aimerais vraiment que vous me laissiez contrôler tout ça. Sans vouloir vous vexer, j’ai beaucoup plus d’expérience que vous dans la conduite de projets de cette envergure.
— Désolée, dit Sarah. C’est comme ça que ça doit se passer, et pas autrement. Vous êtes avec nous ?
McGavin réfléchit encore un instant.
— Très bien, dit-il enfin en les regardant l’un et l’autre. Je marche avec vous.
Quelques jours plus tard, alors que Don était monté dans le bureau pour voir Sarah, il constata qu’elle n’y était pas. Il alla jeter un coup d’œil dans la chambre et vit qu’elle était allongée dans l’obscurité.
— Sarah… dit-il doucement.
C’était un choix délicat. Trop doucement, et elle ne l’entendrait pas, même si elle était réveillée ; trop fort, et il risquerait de la réveiller si elle dormait.
Mais quelquefois, on arrive à trouver juste le bon équilibre.
— Hello, mon chéri, dit-elle.
Mais sa voix était très faible.
Il alla aussitôt s’agenouiller près du lit.
— Comment te sens-tu ?
Il fallut quelques secondes à Sarah pour répondre, et Don sentit son pouls battre à chacune d’elles.
— Je… je ne sais pas très bien.
Don jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Gunter ! cria-t-il.
Il entendit le Mozo monter l’escalier avec une précision de métronome. Il se tourna de nouveau vers Sarah.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
— Je… j’ai la tête qui tourne, dit-elle. Je me sens… faible.
Don se tourna vers le visage plein de sollicitude de Gunter, qui l’avait rejoint.
— Comment va-t-elle ?
— Sa température est de 38,1 degrés, dit Gunter, et son pouls est à 84. Je le trouve assez irrégulier.
Don prit la fine main de Sarah dans la sienne.
— Mon Dieu… dit-il. Il faut qu’on t’emmène à l’hôpital.
— Non, fit Sarah. Non, ce n’est pas nécessaire.
— Mais si, dit Don, il le faut.
La voix de Sarah se fit un peu plus ferme.
— Qu’en dites-vous, Gunter ?
— Vous n’êtes pas en danger dans l’immédiat, répondit le robot. Mais vous devriez consulter votre médecin dès demain.
Elle hocha la tête d’une façon presque imperceptible.
— Je peux faire quelque chose pour toi maintenant ? demanda Don.
— Non, fit Sarah. (Elle hésita un instant, et Don s’apprêtait à parler quand elle ajouta :) Mais…
— Oui ?
— Reste à côté de moi un moment, mon chéri.
— Bien sûr.
Avant même que Don ait pu faire un geste, Gunter était parti comme le vent. Un instant plus tard, il revint avec le fauteuil à roulettes dont Sarah se servait dans le bureau. Le Mozo le posa à côté du lit et Don put s’asseoir.
— Merci, dit Sarah au robot.
Le Mozo inclina la tête. Sa bouche évoquait un électroencéphalogramme plat.
Le lendemain matin, Sarah était installée sur le canapé du salon, occupée à rédiger sur son datacom un brouillon de réponse aux extraterrestres. Cody McGavin avait promis de s’occuper de la faire transmettre.
Pour que les Dracons sachent que son message venait bien du destinataire qu’ils avaient désigné, elle le coderait en utilisant la même clef que la leur. Pour l’instant, elle se servait du système de notation en anglais qu’elle avait mis au point. Plus tard, elle ferait tourner un programme afin de traduire le message en idéogrammes dracons.
!! [émetteur] [durée de vie] [récepteur] [durée de vie]
[récepteur] [durée de vie]
[émetteur] [durée de vie] = [fin]
Tout en griffonnant le pseudocode, une version plus courante lui venait à l’esprit : Je me suis rendu compte que ma vie est beaucoup plus courte que la vôtre. Votre existence dure indéfiniment, mais la mienne touche à sa fin.
Elle dirait dans son message aux Dracons que, bien qu’elle ne puisse faire personnellement ce qu’ils lui avaient demandé, elle trouverait quelqu’un digne de lui succéder, et qu’ils pouvaient s’attendre à recevoir plus tard des rapports de leurs représentants sur la Terre.
Elle regarda les mots et les symboles qu’elle avait écrits pour l’instant. Le datacom avait converti son écriture tremblante en caractères bien formés.
Mais la mienne touche à sa fin…
Elle avait vécu près de quatre-vingt-dix ans, dont soixante ans de mariage. Qui pouvait prétendre que ce n’était pas assez ? Et pourtant…
Et pourtant.
Une pensée la traversa, un souvenir de son premier rendez-vous avec Don, quand ils étaient allés voir ce film de Star Trek – celui avec les baleines, Don saurait dire le numéro. C’était drôle comme elle arrivait à se souvenir des choses anciennes, alors qu’elle oubliait ce qu’elle venait de faire à l’instant. Le générique de début lui revenait parfaitement en mémoire, avec cet écran qui disait :
Toute l’équipe de Star Trek dédie ce film aux hommes et aux femmes de la navette Challenger, dont l’esprit courageux survivra jusqu’au XXIIIe siècle et au-delà…
Sarah se souvenait aussi de l’autre catastrophe en 2003, quand la navette Columbia s’était désintégrée au moment de rentrer dans l’atmosphère.
Les deux fois, elle avait été effondrée, et bien que ce fût idiot d’essayer de comparer ces deux tragédies, elle se souvenait de ce qu’elle avait dit à Don après la seconde : elle aurait préféré faire partie de l’équipage de Columbia plutôt que d’être à bord de Challenger. Parce que les membres de Columbia étaient morts à la fin de leur mission, alors qu’ils rentraient chez eux. Ils avaient vécu suffisamment longtemps pour voir se réaliser le rêve de leur vie. Ils s’étaient placés en orbite, ils avaient flotté en microgravité, et ils avaient pu contempler la merveilleuse vue chaotique et hypnotique de notre planète bleue. Mais les astronautes de Challenger étaient morts quelques minutes après le décollage, sans même avoir rejoint l’espace.
S’il faut mourir un jour, mieux vaut que ce soit après avoir accompli ses rêves. Elle avait vécu suffisamment longtemps pour voir l’existence d’extraterrestres détectée, leur envoyer un message et recevoir leur réponse, et entamer ainsi un dialogue, même s’il avait été bref. Elle se trouvait donc maintenant après. Même s’il y avait beaucoup de choses qu’elle aurait aimé avoir encore devant elle, elle n’en était pas moins après. Et c’était après si longtemps…
Alors qu’elle levait son stylet pour continuer d’écrire, une larme tomba sur l’écran du datacom, formant comme une loupe sur le texte.
Comment meurt-on dans cet âge de miracles et de merveilles ? Les risques d’attaque cérébrale ou de crise cardiaque sont faciles à détecter et à prévenir. Les cancers sont simples à guérir, tout comme la pneumonie ou l’Alzheimer. Des accidents peuvent encore se produire, mais quand on a un Mozo pour s’occuper de vous, ils sont assez rares.
Mais il n’empêche qu’arrivé à un certain stade, le corps finit par s’user. Le cœur faiblit, le système nerveux balbutie, le catabolisme se met à l’emporter largement sur l’anabolisme. Ce n’est pas aussi spectaculaire qu’une rupture d’anévrisme, pas aussi douloureux qu’un infarctus, pas aussi prolongé qu’un cancer. C’est un simple glissement progressif vers les ténèbres.
Et c’est ce qui s’était passé pour Sarah Halifax, petit à petit, jusqu’à ce que…
— Je ne me sens pas très bien, dit-elle un matin d’une voix faible.
Don fut aussitôt à son côté. Elle s’était installée sur le canapé du salon, où Gunter l’avait transportée une heure auparavant. Le robot arriva presque aussi vite et examina ses paramètres vitaux à l’aide de ses capteurs intégrés.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Don.
Sarah réussit à sourire faiblement.
— C’est le grand âge, dit-elle.
Elle se mit à respirer lentement. Don lui prit la main et leva les yeux vers Gunter.
— Je vais faire venir le Dr Bonhoff, dit le robot avec de la tristesse dans la voix.
Pour ceux qui en étaient aux tout derniers instants de leur vie, les visites à domicile étaient redevenues à la mode. Il n’y avait pas vraiment de raison de mobiliser un lit d’hôpital pour quelqu’un qui n’avait aucune chance d’aller mieux.
Don serra doucement la main de Sarah.
— N’oublie pas ce que nous avons décidé, lui dit-elle d’une voix basse mais ferme. Pas de traitements extrêmes. Inutile de prolonger la vie sans raison.
— Elle ne passera pas la nuit, dit le Dr Tanya Bonhoff après s’être occupée de Sarah pendant plusieurs heures.
C’était une femme d’une quarantaine d’année, aux larges épaules et aux cheveux blonds coupés court. Don et elle s’étaient retirés dans le bureau, où l’ordinateur était éteint.
Don sentit son estomac se nouer. On avait promis à Sarah qu’elle pourrait vivre encore quatre-vingts ans, mais maintenant…
Il chercha à tâtons le fauteuil à roulettes derrière lui et s’assit lourdement.
Et maintenant, il ne lui restait peut-être même pas six heures.
— Je lui ai donné de quoi calmer la douleur, mais cela n’affecte pas sa lucidité, dit le médecin.
— Merci.
— Je crois que vous devriez téléphoner à vos enfants, dit-elle d’une voix très douce.
Don retourna dans la chambre. Carl était en voyage d’affaires à San Francisco. Il avait dit qu’il prendrait le premier avion, mais même s’il arrivait à avoir un vol de nuit, il ne serait pas à Toronto avant demain matin. Et Emily n’était pas non plus en ville : elle était allée aider une amie à fermer son bungalow en prévision de l’hiver. Elle était maintenant en route pour rentrer, mais il lui faudrait bien quatre heures avant d’être là.
Sarah était allongée au milieu du lit, la tête soutenue par des oreillers. Don s’assit juste au bord et lui prit la main, dont la peau ridée et flasque formait un contraste terrible avec la peau ferme de la sienne.
— Hello, lui dit-il doucement.
Elle inclina légèrement la tête et répéta le mot dans un souffle.
Ils restèrent un moment silencieux, puis Sarah dit à voix basse :
— On s’est bien débrouillés, tu ne crois pas ?
— Oui, c’est vrai. Deux enfants formidables. Tu as été une mère parfaite. (Il lui serra la main un tout petit peu plus fort. Elle semblait si fragile, et elle portait des marques là où on lui avait fait des piqûres aujourd’hui.) Et tu as été une épouse merveilleuse.
Elle eut un léger sourire, sans doute le maximum que lui permettait son état de grande faiblesse.
— Et toi, tu as été un mari merv….
Il l’interrompit, incapable de supporter d’entendre ces mots. « Soixante ans », voilà ce qui lui vint à la bouche, mais il se rendit compte que là aussi, c’était une référence à leur mariage.
— Quand je… (Sarah s’interrompit, hésitant sans doute entre « serai morte » et « ne serai plus là ».) Quand je ne serai plus là, je ne veux pas que tu sois trop triste.
— Je… je crois que je vais avoir du mal à m’en empêcher, dit-il très doucement.
Elle hocha à peine la tête.
— Mais tu as ce que personne d’autre n’a. (Elle prononça les mots sans regret, sans amertume.) Tu as été marié pendant soixante ans, mais tu en as encore autant devant toi pour te remettre de… de la perte de ton conjoint. Jusqu’à présent, personne n’a jamais pu bénéficier d’un tel délai.
— Des dizaines d’années n’y suffiront pas, dit-il en sentant sa voix se briser. Même pas des siècles.
— Je sais, dit Sarah. (Elle tourna son poignet pour pouvoir serrer à son tour la main de Don. La femme agonisante consolant le survivant.) Mais nous avons eu de la chance de pouvoir être ensemble aussi longtemps. Bill n’en a pas eu autant avec Pam.
Don n’avait jamais cru à ce genre de bêtises, mais il sentit soudain la présence de son frère, un fantôme qui flottait déjà dans la pièce, attendant peut-être d’accompagner Sarah dans son dernier voyage.
Avec un effort manifeste, elle reprit :
— Nous avons eu plus de chance que la plupart des gens.
Il réfléchit un instant. Elle avait peut-être raison. En dépit de tout, elle avait sans doute raison. Quelle était cette phrase qui lui trottait dans la tête, le jour de leurs soixante ans de mariage, pendant qu’il attendait que les enfants arrivent ? On a eu la belle vie… Et rien de ce qui s’était passé depuis ne pouvait effacer cela.
Sarah resta un long moment sans rien dire, se contentant de le regarder. Elle finit par secouer doucement la tête.
— Tu me rappelles tellement comme tu étais la première fois qu’on s’est rencontrés, il y a si longtemps.
— Ah, mais j’étais gros, à l’époque.
— Oui, mais ton… (Elle chercha le mot.) Ton intensité est la même. Elle n’a absolument pas changé, et…
Elle fit une grimace, probablement sous l’effet d’un élancement de douleur que les drogues du Dr Bonhoff ne pouvaient atténuer.
— Sarah !
— Je… (Elle s’abstint de lui mentir en disant que tout allait bien.) Je sais que ça n’a pas été facile pour toi, cette dernière année. (Elle s’arrêta un instant, comme épuisée par l’effort de parler, et Don n’avait rien à dire pour meubler le silence. Il attendit donc simplement qu’elle recouvre la force de continuer.) Je sais que… qu’il était impossible que tu aies envie de rester avec quelqu’un d’aussi vieux alors que tu étais aussi jeune.
Don sentit son estomac se crisper comme un poing de boxeur.
— Je suis désolé, dit-il dans un souffle.
Il n’aurait pu dire si elle l’avait entendu, mais elle réussit à esquisser un petit sourire.
— Pense à moi de temps en temps. Je ne voudrais pas… (Elle eut un petit bruit de gorge, mais il comprit que c’était de la tristesse et non un signe d’agonie.) Je ne voudrais pas que la seule personne qui pense encore à moi dans 18,8 ans soit mon correspondant sur Sigma Draconis II.
— Je te le promets, dit-il. Je penserai à toi constamment. Je penserai éternellement à toi.
Elle fit encore un pauvre sourire.
— Personne ne pourrait faire une chose pareille, dit-elle très doucement, mais parmi tous ceux que j’ai connus dans ce monde, tu es celui qui pourrait bien s’en rapprocher le plus.
Et sur ces mots, sa main relâcha sa prise.
Il la secoua avec la plus grande douceur.
— Sarah ?
Mais il n’y eut pas de réponse.
Quand vint le matin, Don et Emily – elle était arrivée vers minuit et avait dormi dans son ancienne chambre, tandis que Don dormait sur le canapé – commencèrent à donner les coups de fil nécessaires à la famille et aux amis. Le quinze ou vingtième fut pour Cody McGavin. Miss Hashimoto le passa aussitôt à Don quand il lui eut indiqué le motif de son appel.
— Hello, Don, fit McGavin. Que se passe-t-il ?
Don répondit simplement et directement :
— Sarah nous a quittés la nuit dernière.
— Ah, mon Dieu… Je suis désolé.
— L’enterrement aura lieu dans trois jours ici, à Toronto.
— Attendez que je vérifie…. Ah, non, bon sang. Il faut que je sois à Bornéo. Je suis vraiment navré.
— Non, non, je comprends, dit Don.
— Je, hem… désolé de parler de ça maintenant, dit McGavin, mais vous avez bien la clef de décryptage, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Don.
— Ah, bien, très bien. Vous devriez peut-être m’en passer une copie. Vous savez, par mesure de précaution ?
— Ne vous inquiétez pas, dit Don, elle est en sécurité.
— C’est juste que…
— Bon, fit Don, j’ai d’autres coups de fil à passer, mais j’ai pensé que vous aimeriez être au courant.
— Je vous en suis reconnaissant, Don. Et encore une fois, toutes mes condoléances.
Quand l’appel était venu de McGavin Robotics, disant qu’il était temps d’effectuer la visite d’entretien du Mozo, Don avait été tenté de la reporter à plus tard, mais il avait fini par accepter.
— Très bien, dit-il. Vers quelle heure pensez-vous venir ?
— L’heure que vous voudrez, fit la voix masculine.
— Mais ces opérations ne sont-elles pas prévues des semaines à l’avance ?
L’homme à l’autre bout du fil eut un petit rire.
— Pas quand il s’agit des clients prioritaires de Mr McGavin.
La camionnette bleue arriva ponctuellement à onze heures, comme Don l’avait demandé. Un petit homme noir à l’aspect fringant, dans les quarante-cinq ans, portant une boîte à outils en aluminium, se présenta à la porte.
— Mr Halifax ? dit-il.
— C’est moi.
— Je m’appelle Albert. Désolé de vous déranger comme ça. Nous aimons bien effectuer des réglages périodiques. Vous savez – un bon entretien préventif permet d’éviter des problèmes majeurs.
— Oui, bien sûr, fit Don. Entrez.
— Où est votre Mozo ?
— À l’étage, je crois. (Don conduisit le technicien dans le salon, puis il lança :) Gunter !
En temps normal, Gunter apparaissait aussitôt – une sorte de Jeeves bourré de stéroïdes. Mais pas cette fois-ci, et Don se mit à crier très fort : « Gunter ! Gunter ! » N’entendant toujours pas de réponse, il se tourna vers le roboticien d’un air gêné, comme si un de ses enfants se tenait mal devant des invités.
— Désolé, dit-il.
— Il ne serait pas derrière la maison, par hasard ? demanda Albert.
— Peut-être. Mais il savait que vous alliez venir…
Don monta le grand escalier, suivi d’Albert. Ils jetèrent un coup d’œil dans le bureau, dans la chambre, dans le cabinet de toilette, dans l’autre salle de bains, et dans ce qui avait été autrefois la chambre d’Emily. Mais il n’y avait aucune trace de Gunter. Ils redescendirent pour regarder dans la cuisine et la salle à manger. Toujours rien. C’est alors qu’ils se rendirent au sous-sol, et là…
— Ah, mon Dieu ! s’écria Don en se précipitant vers le Mozo qui gisait au milieu de la pièce, face contre terre.
Le roboticien alla s’agenouiller à côté de Gunter.
— Il est déconnecté, déclara-t-il.
— Nous ne l’éteignons jamais, dit Don. Est-ce que sa batterie aurait pu flancher ?
— Au bout de moins d’un an ? dit Albert comme si Don venait de proférer une absurdité. C’est bien peu vraisemblable.
Il fit rouler le robot sur le dos.
— Ah, merde… s’exclama-t-il. (Un petit compartiment était ouvert au milieu de la poitrine de Gunter. Albert sortit une lampe de poche de sa combinaison et en braqua le faisceau à l’intérieur.) Ah, bon sang de bonsoir…
— Qu’y a-t-il ? demanda Don. Qu’est-ce qui se passe ? (Il jeta un coup d’œil dans l’ouverture.) À quoi servent tous ces boutons ?
— Ce sont les registres mémoriels principaux, répondit Albert.
Le technicien tendit la main vers l’emplacement du bouton d’allumage de Gunter, là où il y aurait eu normalement un nombril. Il appuya fermement sur la commande.
— Hello, fit la voix familière, tandis que le tracé de la bouche commençait à s’animer. Parlez-vous anglais ? Hola. ¿Habla español? Konichi-wa. Nihongo-o hanashimasu-ka ?
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Don. Que se passe-t-il ?
— Anglais, dit Albert au robot.
— Hello, répéta le robot. C’est la première fois que je suis activé depuis ma sortie d’usine, et j’ai donc besoin de vous poser quelques questions, si vous le permettez. D’abord, auprès de qui dois-je prendre mes instructions ?
— Mais de quoi parle-t-il ? dit Don. La première fois ? Qu’est-ce qu’il veut dire ?
— Il a effectué une réinitialisation système, dit Albert en secouant doucement la tête.
— Quoi ?
— Il a entièrement effacé sa mémoire, et tout réinitialisé à l’état par défaut en sortie d’usine.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu une chose pareille.
— Gunter… dit Don en regardant le robot dans ses yeux de verre.
— Lequel de vous deux est Gunter ? demanda le Mozo.
— Non, fit Don, Gunter, c’est vous. C’est votre nom.
— Est-ce G-U-N-T-H-E-R ? demanda la machine.
Don sentit son estomac se nouer.
— Il… il est parti, c’est ça ?
Le technicien hocha la tête.
— Et pas moyen de le faire revenir ?
— Non, je suis désolé. C’est un effaçage complet.
— Mais…
Et c’est alors que Don comprit. Il lui avait fallu un peu plus de temps que Gunter pour y arriver, mais maintenant, c’était très clair. La seule… la seule personne qui ait été au côté de Sarah quand elle avait décrypté le message des Dracons avait été Gunter. Ce technicien n’était pas venu pour faire un réglage du Mozo. Il était venu pour fouiller dans sa mémoire afin de voler la clef de décodage pour le compte de McGavin. Le milliardaire avait voulu tout contrôler – et une fois en possession de la clef, il aurait pu prendre en charge lui-même la création des petits Dracons et évincer Don du processus.
— Fichez-moi le camp, dit Don au roboticien.
— Pardon ?
Don était fou de rage.
— Fichez le camp d’ici.
— Mr Halifax, je…
— Vous croyez peut-être que je ne sais pas ce que vous aviez l’intention de faire ? Allez-vous-en.
— Sincèrement, Mr Halifax…
— Tout de suite !
Albert prit peur. Physiquement, Don avait vingt ans de moins que lui et quinze centimètres de plus. Il attrapa sa mallette en aluminium et remonta précipitamment l’escalier, tandis que Don aidait Gunter à se relever.
Don savait ce qui avait dû se passer. Après avoir appris la mort de Sarah, McGavin avait repensé à la dernière fois qu’il l’avait vue, et en se remémorant la scène, il avait dû se rendre compte que Gunter avait vu Sarah appliquer la clef de décodage, et qu’il savait donc probablement en quoi elle consistait.
Absolument livide de rage, Don ordonna à son téléphone d’appeler McGavin. Au bout de deux sonneries, une voix qu’il connaissait bien répondit :
— McGavin Robotics. Bureau du président.
— Hello, Miss Hashimoto. C’est Donald Halifax. J’aimerais parler à Mr McGavin.
— Je suis désolée, mais il n’est pas disponible pour l’instant.
Don lui dit d’une voix glaciale :
— Veuillez noter ce message : dites-lui qu’il me rappelle impérativement aujourd’hui.
— Je ne peux pas vous promettre que Mr McGavin…
— Faites-lui passer le message, dit Don, c’est tout ce que je vous demande.
Le téléphone de Don sonna deux heures plus tard.
— Hello, Don. Miss Hashimoto me dit que vous avez appelé…
— Si jamais vous essayez encore un truc pareil, je vous jure que je vous laisse complètement tomber, dit Don. Ah, bon Dieu, et dire que nous vous faisions confiance !
— Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez !
— Ne jouez pas à ces petits jeux avec moi. Je sais ce que vous avez essayé de faire avec Gunter.
— Je ne…
— Inutile de nier.
— Vous devriez respirer un bon coup pour vous calmer, Don. Je sais que ç’a été très dur pour vous ces derniers…
— Ah ça, oui, c’est bien vrai. On dit que les gens ne sont pas vraiment tout à fait partis tant qu’on se souvient encore d’eux. Mais maintenant, une personne qui se souvenait parfaitement bien de Sarah nous a quittés.
Silence.
— Bon sang, Cody ! Nous ne pouvons rien faire si je ne peux pas vous faire confiance.
— Ce robot est à moi, dit McGavin. Ma société vous l’a prêté – et tout ce qu’il y a dans sa mémoire m’appartient.
— Il n’y a plus rien dans sa mémoire, maintenant, rétorqua Don.
— Je… je sais, dit McGavin. Je suis désolé. Si j’avais pu imaginer une seconde qu’il… (Encore un silence, puis :) Aucun robot n’avait jamais fait une chose pareille jusqu’ici.
— Vous pourriez retenir une bonne leçon de lui, dit sèchement Don. Une leçon de loyauté.
McGavin sembla se raidir. Nul doute qu’on lui parlait rarement sur ce ton.
— Eh bien, puisque ce Mozo avait été prêté à Sarah pour l’aider, je ferais peut-être mieux maintenant…
Don sentit son cœur battre plus fort.
— Non, je vous en prie… Ne le reprenez pas. Je…
McGavin semblait encore en colère.
— Quoi ?
Don haussa les épaules d’un air gêné, bien qu’il fût impossible à McGavin de voir son geste.
— Il fait partie de la famille.
Un long silence, puis Don entendit McGavin relâcher son souffle.
— Très bien, dit celui-ci. Si cela peut nous permettre de nous réconcilier, vous pouvez le garder.
Silence.
— Alors, Don, nous sommes d’accord ?
Don était encore furieux. S’il avait eu réellement vingt-six ans, il aurait sans doute continué de se battre. Mais il ne les avait pas vraiment. Il savait qu’il valait mieux en rester là.
— Bon, d’accord.
— Tant mieux, fit McGavin sur un ton un peu plus chaleureux. Parce que nous faisons de bons progrès sur la matrice artificielle, mais bon sang, c’est un sacré boulot. Chaque pièce doit être fabriquée spécialement, et il y a certaines techniques dont mes ingénieurs n’avaient jamais entendu parler jusqu’ici…
Don était dans le salon et regardait distraitement autour de lui. Le manteau de cheminée était à présent couvert de dizaines de messages de condoléances, chacun soigneusement imprimé et plié par Gunter. Don regrettait la disparition du courrier papier, mais l’idée d’envoyer des flots d’information que le destinataire pouvait reconstituer convenait sans doute assez bien aux circonstances.
L’un de ces messages était posé contre le trophée que l’UAI avait offert autrefois à Sarah. Un autre cachait en partie leur photo de mariage, où l’on ne voyait plus que Sarah. Don s’approcha pour déplacer la carte et regarda un instant Sarah telle qu’elle avait été, et lui-même tel qu’il était quand il avait eu vingt-six ans la première fois.
Il y avait aussi beaucoup de fleurs, des vraies et des virtuelles. Un vase garni de roses était posé sur la petite table entre le canapé et le fauteuil relax. Une projection d’œillets incarnats flottait au-dessus de la table basse. Don se souvint comme Sarah aimait planter des fleurs quand elle était jeune, et qu’elle jardinait encore alors qu’elle avait déjà soixante-dix ans bien sonnés. Elle avait une fois comparé le VLA à un parterre de fleurs planté par Dieu.
Alors qu’il contemplait toutes ces cartes, Don eut conscience d’un mouvement à la périphérie de son champ de vision. Il se retourna et vit le visage rond et bleu de Gunter.
— Je suis désolé que votre épouse ne soit plus, dit le robot.
Le trait de sa bouche s’abaissa aux extrémités d’une façon qui aurait pu paraître comique en d’autres circonstances, mais qui reflétait ici une émotion sincère.
Don dit doucement à la machine :
— Moi aussi.
— J’espère que ce n’était pas présomptueux de ma part, poursuivit le robot, mais je me suis permis de lire ce que contiennent ces cartes. (Il inclina la tête vers le dessus de cheminée.) Elle semble avoir été une femme remarquable.
— Oui, c’est un fait, acquiesça Don.
Il ne les énuméra pas à voix haute, mais toutes les catégories défilèrent dans sa tête : épouse, mère, amie, professeur, scientifique, et avant cela, fille et sœur. Tant de rôles, et elle les avait tous parfaitement remplis.
— Si je peux me permettre, qu’est-ce que les gens ont dit d’elle à l’enterrement ?
— Je vous montrerai la bande plus tard.
La bande. Plus personne n’utilisait ce terme, qui faisait référence à une technologie complètement dépassée.
— Merci, dit Gunter. J’aurais bien aimé la connaître.
Don regarda un instant ces yeux de verre au regard fixe.
— J’ai l’intention d’aller au cimetière demain, dit-il. Est-ce que… est-ce que ça vous dirait de m’accompagner ?
Le Mozo inclina la tête.
— Oui. J’en serais très heureux.
La limite nord du cimetière de York était bordée par les clôtures des jardins derrière les maisons de Park Home Avenue, qui n’était qu’à une centaine de mètres au sud de Betty Ann Drive, de sorte que Don et Gunter purent s’y rendre simplement à pied. Don se demanda si des voisins n’étaient pas en train de les observer à travers les rideaux de leurs fenêtres, ou de zoomer sur eux avec leurs caméras de surveillance : le robot et le rollback, deux miracles de la science moderne marchant côte à côte.
Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la grille d’entrée. Quand Sarah et lui avaient acheté leur maison, la proximité d’un cimetière en avait fait baisser la valeur. Mais aujourd’hui, c’était considéré comme un avantage, car les espaces verts, quelle qu’en fût la nature, étaient devenus bien rares. Et fort heureusement, ils avaient acheté leur concession assez tôt. Aujourd’hui, ils n’auraient jamais pu se payer le luxe d’être enterrés.
Don et Gunter durent parcourir encore plusieurs centaines de mètres avant d’arriver à la tombe de Sarah. Gunter regardait autour de lui avec ce que Don aurait juré être de grands yeux ronds. Testé en usine, et utilisé ensuite – depuis l’effacement de sa mémoire – exclusivement à l’intérieur d’une maison, le robot n’avait jamais vu autant d’arbres ni d’aussi vastes pelouses soigneusement entretenues.
Ils atteignirent enfin l’emplacement. Le trou avait été rebouché et une couche de terre fraîche recouvrait la tombe.
Don observa le robot qui examinait la pierre tombale.
— L’inscription n’est pas correctement centrée, dit Gunter.
Don la regarda à son tour. Le nom de Sarah et les détails la concernant étaient inscrits dans la partie droite du bloc de granit ovale.
— C’est là que je serai enterré un jour, moi aussi, dit Don. On ajoutera mon inscription dans l’autre moitié.
La partie réservée à Sarah indiquait :
SARAH DONNA ENRIGHT HALIFAX
ÉPOUSE ET MÈRE ADORÉE
29 MAI 1960 – 20 NOVEMBRE 2048
ELLE SAVAIT PARLER AUX ÉTOILES
Don contempla un instant l’espace vide où l’on graverait un jour ses propres dates. L’année de sa mort commencerait sans doute par un 2 et un 1 : 1960 à 2100 quelque chose. Sa pauvre et chère Sarah allait devoir rester seule pendant encore plus d’un demi-siècle.
Il sentit son cœur se serrer. Il n’avait pas beaucoup pleuré à l’enterrement. La tension de devoir saluer tant de gens, l’agitation – il avait tout supporté comme en état de choc, soutenu par Emily.
Mais à présent, le calme était revenu. Il était maintenant seul, à part la compagnie de Gunter, et il se sentait épuisé aussi bien physiquement que moralement.
Il regarda de nouveau l’inscription, et les lettres se brouillèrent devant ses yeux.
Épouse adorée.
Mère adorée.
Les larmes affluèrent brusquement et se mirent à ruisseler sur ses joues trop lisses, et après avoir vaillamment tenté de résister un instant, il finit par s’effondrer contre Gunter. Était-ce un geste déjà programmé, ou quelque chose qu’il avait vu à la télé, ou une réaction spontanée ? Toujours est-il que Don sentit le plat de la main de Gunter lui taper doucement le dos pour le réconforter, tandis que le robot le tenait serré dans ses bras.
Don s’était demandé si le temps passerait plus vite ou moins vite, maintenant qu’il était redevenu jeune. Il était possible que les années s’écoulent interminablement comme elles l’avaient fait du temps de sa véritable jeunesse, semblant faire presque du surplace.
Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Une année venait de s’écouler sans même qu’il s’en soit rendu compte. Le calendrier indiquait maintenant 2050, et il avait vingt-sept ans… et quatre-vingt-neuf aussi.
Mais même si elle avait semblé s’écouler rapidement, cette année avait changé bien des choses. D’un autre côté, il se prenait souvent à regarder dans le vague, en pensant à Sarah et…
Et…
Non. Seulement à Sarah. Uniquement Sarah. Il savait qu’elle était la seule à devoir occuper ses pensées, même si…
Même si Lenore savait certainement que Sarah était morte. Pendant les premières semaines qui avaient suivi, Don s’était attendu à avoir de ses nouvelles. Dans des temps plus anciens, elle aurait pu lui envoyer un télégramme ou une carte de condoléances, deux méthodes qui n’invitaient pas au dialogue, qui n’exigeaient pas de réponse. Mais de nos jours, Lenore n’avait pas d’autre possibilité que de téléphoner, ce qui aurait forcément entraîné une conversation, ou bien d’envoyer un e-mail, auquel Don aurait été contraint par les usages de répondre.
Mais un mois était passé, puis un autre, et Don avait compris qu’elle ne le contacterait pas – ce qui, après tout, était peut-être aussi bien, car qu’aurait-elle pu lui dire ? Qu’elle était désolée que Sarah soit morte ? Mais n’y aurait-il pas eu entre les lignes cette pensée, affreuse à exprimer directement mais impossible à écarter de l’esprit, qu’elle était désolée que Sarah ne soit pas morte plus tôt ? Non par ressentiment, mais simplement parce que c’était l’existence de Sarah qui avait empêché Lenore et Don d’être ensemble ?
De temps en temps, il explorait le Web pour trouver des références à Sarah. Il y avait tellement de choses sur elle, et même si la plupart étaient déjà assez anciennes, cela lui donnait l’impression étrange qu’elle était encore de ce monde.
Par contre, il avait définitivement arrêté de taper son propre nom dans Google. Comme avait dit Randy Trenholm, il y avait beaucoup de discussions sur les circonstances particulières de son rollback, et il ne pouvait s’empêcher d’avoir la nausée en les lisant. Mais il tapait de temps en temps le nom de Lenore, rien que pour voir ce que ça donnerait. Elle avait effectivement terminé sa maîtrise, et comme elle l’avait espéré, elle avait pu s’installer à Christchurch où elle préparait maintenant son doctorat.
Il examinait tous les résultats que donnaient ses requêtes : des références sur le site de l’université de Canterbury, des citations d’un article dont elle était l’un des auteurs juniors, les billets qu’elle postait à l’occasion sur des newsgroups de politique, et une vidéo d’elle prise lors d’une table ronde à une conférence à Tokyo. Il se repassait la vidéo de temps en temps.
Jamais il ne se remettrait de la perte de Sarah, il en était bien conscient. Mais il fallait quand même qu’il vive sa vie, et c’était une vie qui allait bientôt changer complètement, d’une façon qu’il ne pouvait encore qu’à peine imaginer. McGavin lui avait dit que ce n’était plus qu’une question de semaines avant que la matrice artificielle soit prête. Bien sûr, la gestation allait prendre un certain temps – sept mois, d’après le message des Dracons.
Cela faisait maintenant presque un an et demi que Lenore était sortie de sa vie. C’était sans doute irréaliste d’espérer qu’elle soit encore libre de tout lien sentimental. Et quand bien même elle le serait, le souvenir de cet épisode (c’est le terme qu’elle aurait utilisé) était sans doute quelque chose qu’elle voulait laisser derrière elle : cette période insensée où elle était tombée amoureuse d’un homme qu’elle croyait son contemporain, pour découvrir avec horreur et dégoût que c’était en fait – ah, encore ce terme affreux – un octogénaire.
Et pourtant…
Et pourtant, au bout du compte, elle semblait avoir plus ou moins accepté la réalité de ce qu’il était, ses deux âges, son extérieur juvénile et son intérieur qui l’était beaucoup moins. Ce serait un miracle s’il trouvait quelqu’un d’autre capable d’accepter une situation pareille, et bien que ce fût maintenant l’âge des miracles et des merveilles, Don ne croyait pas du tout à ce genre de miracle-là…
Bien sûr, se disait-il, un homme raisonnable contacterait Lenore par téléphone ou par e-mail. Un homme raisonnable ne prendrait pas l’avion pour faire la moitié du tour de la planète dans le faible espoir d’être reçu à bras ouverts. Mais il n’était pas un homme raisonnable. Il était un grand idiot – les deux femmes qu’il avait aimées le lui avaient dit.
Et c’est ainsi…
Et c’est ainsi qu’il se trouvait à bord d’un avion à destination de la Nouvelle-Zélande. En prenant place dans l’appareil, il se rendit compte qu’il avait un net avantage sur les extraterrestres de Sigma Draconis. Les Dracons ne pouvaient transmettre leurs messages que dans le noir, et à moins qu’une réponse ne leur soit envoyée, il leur était impossible de savoir si leurs signaux avaient été reçus par quelqu’un. Et même dans le cas favorable, il fallait des années avant qu’ils le sachent. Lui, au moins, il verrait le visage de Lenore… et il espérait bien que ce serait tout ce dont il aurait besoin : son expression quand elle le verrait serait le message le plus honnête et le moins codé qui soit. Et pourtant, que n’aurait-il pas donné pour avoir la réponse dès maintenant…
Par les cieux sur nous épars,
et le Dieu que nous adorons tous deux
Dis à cette âme de chagrin chargée si,
dans le distant Éden,
Elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée
que les anges ont nommée Lenore
Don s’était retrouvé du côté hublot. C’était peut-être une position confortable sur un vol domestique, mais quand on avait besoin de se lever fréquemment pour se dégourdir un peu les jambes, cela voulait dire qu’on devait déranger non pas un, mais deux compagnons de voyage, dont l’un, assis juste à côté de Don, avait au moins soixante-quinze ans. Don se souvenait encore trop bien de l’effort que c’était à cet âge-là de devoir se hisser sur ses pieds, surtout dans un espace aussi exigu, et c’est pourquoi il supportait stoïquement de rester coincé, passant son temps à contempler les sommets des nuages ou à regarder la succession de programmes vidéo sur l’écran placé devant lui.
Cela faisait quatre heures qu’ils avaient décollé quand son voisin entama la conversation.
— Bonjour, fit le vieil homme. Moi, c’est Roger.
À son accent australien, Don comprit qu’il devait rentrer chez lui. Après une escale à Auckland – où Don prendrait une correspondance pour se rendre à Christchurch –, ce vol continuait jusqu’à Melbourne.
— Et que faisiez-vous à Toronto ? demanda Don après qu’ils eurent fait un peu plus connaissance.
— En fait, j’étais à Huntsville, répondit Roger. Vous connaissez ?
— Oui, bien sûr, dit Don. Plein de chalets dans la région.
— Bingo. C’est là que ma fille habite. Elle tient un bed and breakfast. Et elle vient juste d’avoir une petite fille, alors il fallait que j’aille la voir.
Don sourit.
— Les petits-enfants, c’est un vrai bonheur.
Roger le regarda d’un air surpris, puis il hocha la tête.
— Ça, vous pouvez le dire.
— C’était votre premier voyage au Canada ? lui demanda Don.
— Non, c’était le quatrième, mais… (Son visage, qui s’était éclairé de joie en parlant de sa nouvelle petite-fille, devint soudain très triste, et Don crut qu’il allait dire que c’était sans doute le dernier. Mais en fait, Roger reprit :) C’était la première fois que j’y allais seul. Ma femme est décédée l’année dernière.
Don sentit son cœur se serrer.
— Je suis vraiment désolé.
— Merci. Ah, c’était une femme formidable, ma Kelly.
— J’en suis sûr. Vous avez été mariés longtemps ?
— Cinquante ans. En fait, cinquante ans et une semaine. Vous savez, c’est comme si elle s’était accrochée pour arriver jusqu’à cet anniversaire.
Don ne dit rien.
— Elle me manque tellement, dit Roger. Je pense à elle tous les jours.
Don se contenta d’écouter Roger lui parler de sa femme et des bons moments qu’ils avaient vécus ensemble, en luttant contre l’envie presque irrésistible de ponctuer par des « Je sais », « Oui, pareil pour moi », ou « C’était exactement comme ça avec Sarah ».
Enfin, au bout d’un moment, Roger le regarda d’un air un peu embarrassé.
— Excusez-moi, dit-il, je crois que je radote un peu. Il faut me pardonner, un vieux croûton comme moi…
— Mais pas du tout, fit Don.
Roger sourit. Il avait une tête ronde et très peu de cheveux, et la peau tannée d’un homme qui a aimé toute sa vie être au soleil.
— Vous êtes un jeune homme bien sympathique, de m’écouter comme ça.
Don réussit à ne pas sourire.
— Merci.
— Et alors, mon garçon, c’est quoi, votre histoire à vous ? Pourquoi allez-vous en Australie ?
— En fait, c’est en Nouvelle-Zélande que je vais.
— Nord ou Sud ?
— Sud.
— Bon, de toute façon, les deux îles sont magnifiques. Mais attention, il y a pas mal de moutons.
Cette fois-ci, Don ne put s’empêcher de sourire. Mais il ne pouvait quand même pas dire qu’il y était déjà allé il y avait soixante ans, et il ne connaissait pas suffisamment de détails contemporains pour pouvoir évoquer de façon convaincante une visite plus récente. Il se contenta donc de répondre :
— Oui, c’est ce que j’ai entendu dire.
— Et qu’est-ce qui vous amène chez les Kiwis ? Les affaires, ou le plaisir ?
— Vous voulez une réponse honnête ? Je cours après une fille.
À sa grande surprise, Roger lui donna une bonne tape sur le genou.
— Ah ça alors, bravo, fiston ! Vous avez bien raison !
— Peut-être, dit Don, mais peut-être pas. Ça fait plus d’un an qu’on a rompu. Elle est allée à Christchurch pour poursuivre ses études. Mais elle m’a manqué plus que je ne saurais dire.
— Mais elle sait que vous venez, au moins ?
Don fit signe que non et se prépara à s’entendre dire qu’il était complètement idiot.
Roger haussa les sourcils.
— Êtes-vous prêt à recevoir un conseil d’un vieil homme ?
— Je n’en connais pas de meilleurs, répondit Don.
Roger le regarda un instant, la tête penchée. comme s’il s’était attendu à ce que sa proposition soit repoussée. Satisfait, il hocha la tête d’un air entendu.
— Vous avez parfaitement raison, dit-il. Les seuls regrets que j’ai eus dans ma vie, c’était pour toutes les choses impétueuses et irrationnelles que je n’ai pas faites.
Don sourit.
— Vous êtes un homme plein de sagesse, dit-il.
Roger gloussa.
— Si vous vivez suffisamment longtemps, mon garçon, vous deviendrez aussi sage que moi.
Après avoir changé d’avion à Auckland, Don atterrit enfin à l’aéroport de Christchurch vers cinq heures du matin, heure locale. Ça l’agaçait de devoir payer pour une nuit d’hôtel alors que l’aube était déjà presque levée, mais c’était ça ou être hirsute, les yeux rougis et mort de fatigue au moment de retrouver Lenore, et il avait déjà suffisamment l’impression d’être un fou furieux en se lançant dans cette aventure.
Il avait réservé en ligne l’hôtel le moins cher possible, et il prit un taxi pour s’y rendre. Sa chambre était petite selon les normes américaines, mais elle avait un petit balcon. Après s’être un peu rafraîchi, il alla y jeter un coup d’œil. C’était l’été, ici, mais il pouvait quand même voir la vapeur de sa respiration dans l’air frais du petit matin.
Il n’y avait presque aucune lumière dans les bâtiments environnants. Don retourna dans sa chambre pour éteindre les lampes, puis il regagna le balcon et laissa ses yeux fatigués s’adapter à l’obscurité.
On ne peut pas avoir été marié à une astronome pendant soixante ans sans avoir appris à reconnaître quelques constellations, mais Don ne voyait rien de familier dans ce ciel sans lune, bien qu’il pût distinguer deux étoiles plus brillantes que les autres. Alpha Centauri et Bêta Centauri – à peu près tout ce dont il pouvait se souvenir du court séjour qu’il avait fait ici autrefois, sauf…
Il scruta le ciel plus attentivement, et… oui, ils étaient bien là, incroyablement vastes : les Nuages de Magellan, deux taches claires sur le fond sombre. Il resta un long moment à les contempler en frissonnant.
Le soleil commença de se lever, l’horizon rosit progressivement, et…
Et soudain, ce fut une cacophonie de chants d’oiseaux : des pépiements et des trilles comme jamais il n’en avait entendu au Canada. Un ciel étrange, des bruits de fond bizarres : il aurait aussi bien pu se trouver sur une autre planète.
Il retourna à l’intérieur, mit son réveil à sonner dans cinq heures, puis il s’allongea et ferma les yeux en se demandant ce que cette nouvelle journée lui réservait.
Une fois levé, Don vérifia son courrier sur son datacom. Il y avait les rapports d’avancement habituels de Cody McGavin : la fabrication de la matrice progressait de façon satisfaisante. La synthèse des séquences d’ADN extraterrestre était à présent terminée. Elle avait été réalisée par morceaux dans quatre laboratoires privés différents, puis l’assemblage avait été effectué avec la même méthode globale utilisée un demi-siècle plus tôt pour le séquençage du génome humain. Bientôt, disait McGavin, tout serait prêt pour entreprendre le développement des embryons.
Don avait d’abord pensé à aborder Lenore au moment où elle sortirait de son appartement, ou lorsqu’elle y rentrerait. Il n’avait pas été difficile de savoir où elle habitait. Mais d’aucuns auraient pu y voir une forme de harcèlement personnel, et Lenore pourrait bien être totalement décontenancée de le trouver là sans qu’il ait prévenu. Sans compter qu’elle vivait peut-être avec quelqu’un, et il ne voulait pas se retrouver nez à nez avec un petit ami jaloux.
Il avait donc décidé d’aller la voir à l’université. Il ne lui fallut que quelques questions à son datacom pour connaître l’emploi du temps des doctorants en astronomie. Avant de quitter l’hôtel, il prit un peu d’argent liquide au distributeur dans le hall. Don se souvint de toutes les prédictions concernant une société où l’argent serait devenu strictement virtuel, mais rien de tel ne s’était concrétisé, essentiellement parce que les gens tenaient à protéger leur vie privée.
Les billets étaient parfaitement neufs, mais le roi William qui y figurait était beaucoup plus juvénile que celui que Don avait l’habitude de voir au Canada. C’était comme si Sa Majesté avait eu ici son petit rollback personnel.
Le taxi, conduit par un robot, le déposa à l’entrée du campus près d’un grand panneau qui indiquait :
NAU MAI, HAERE MAI KI TE
WHARE WANANGA O WAITAHA
Des mots étranges, un texte d’une autre planète. Mais une pierre de Rosette était fournie sous la forme d’un panneau similaire de l’autre côté de la route :
BIENVENUE À L’UNIVERSITÉ DE CANTERBURY
Une rivière traversait le campus, et il longea l’une des berges pour se diriger vers le bâtiment qui abritait, selon les indications d’un passant, le département d’astronomie. C’était une construction en brique rouge à l’aspect très récent, à moitié enfoncée dans le flanc d’une colline. Une fois à l’intérieur, il se mit à la recherche de la bonne salle, avec une certaine difficulté car il avait du mal à comprendre le système de numérotation.
Il finit par trouver le secrétariat du département et passa la tête par la porte. Un Maori d’une trentaine d’années était assis derrière un bureau, le visage recouvert de tatouages compliqués.
— Bonjour, fit Don. Pourriez-vous me dire où se trouve la salle 42-214B ?
— C’est Lenore Darby que vous cherchez ? lui demanda l’autre.
Don sentit des palpitations au creux de son estomac.
— Hem, oui.
L’homme sourit.
— Je m’en doutais. Vous avez l’accent canadien. Bon, continuez encore un peu, prenez le couloir suivant à votre droite, et ce sera la porte sur votre gauche.
Don avait vingt minutes devant lui avant la fin du cours. Il remercia son interlocuteur et fit une petite halte aux toilettes pour s’assurer qu’il n’avait rien de coincé entre les dents, se donner un coup de peigne et rectifier sa tenue. Puis il se dirigea vers la salle de classe. La porte était fermée, mais une petite fenêtre permettait de voir à l’intérieur et il se risqua à y jeter un coup d’œil.
Son cœur fit un bond. Lenore était là, debout sur l’estrade. C’était apparemment son tour d’intervenir et de faire sa présentation. Comme pour souligner le temps passé, et à quel point les choses pouvaient avoir changé, il remarqua que ses cheveux roux étaient coupés beaucoup plus court que dans son souvenir. Et elle semblait un peu plus âgée, même si elle était encore dans cette période où cela signifie être plus adulte, et non pas plus décrépit.
La salle était un petit amphithéâtre avec des sièges en gradins face à une estrade. Il y avait un pupitre, mais Lenore ne se cachait pas derrière. Au contraire, elle s’était avancée avec une parfaite assurance au milieu de la scène. Il y avait une douzaine de personnes dans l’assistance, dont on ne pouvait voir que la nuque. Certaines avaient des cheveux gris et faisaient sans doute partie du corps enseignant. Lenore se servait d’un pointeur laser pour désigner certains éléments d’un graphique complexe affiché sur le grand écran de la salle. Don ne pouvait distinguer ce qu’elle disait, mais sa petite voix aiguë était bien reconnaissable.
Il s’assit par terre devant la porte et attendit que la séance se termine. Il sentit une poussée d’adrénaline quand la porte s’ouvrit – mais ce n’était qu’un type vêtu d’un tee-shirt des All Blacks qui sortait pour aller aux toilettes.
Au bout d’un moment, d’autres portes de salles de classe commencèrent à s’ouvrir dans le couloir, mais celle de Lenore resta désespérément close. Don se releva et s’épousseta. Il s’apprêtait à jeter un autre coup d’œil par la petite lucarne quand la porte s’ouvrit de nouveau. Il fit un pas de côté pour laisser le passage, comme le faisaient autrefois les voyageurs dans le métro de Toronto.
Quand le flot se tarit, il jeta un coup d’œil dans la salle. Lenore était toujours sur l’estrade et lui tournait le dos. Elle bavardait avec le dernier participant, un jeune homme mince. Don les observa jusqu’à ce que l’homme finisse par hocher la tête et remonte les marches. Pendant ce temps, Lenore s’affairait à quelque chose derrière le pupitre.
Don inspira profondément, en espérant que ça le calmerait, puis il franchit la porte. Il n’avait descendu que quatre marches quand Lenore leva les yeux et…
Et elle les ouvrit tout grands, et sa bouche s’ouvrit pour former un autre cercle, et Don continua de descendre en se sentant encore plus faible qu’avant son rollback.
Manifestement, elle n’en croyait pas ses yeux, et elle semblait avoir du mal à se convaincre que c’était seulement quelqu’un qui ressemblait beaucoup à Don. Après tout, ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu et…
— Don ? dit-elle enfin.
Il lui sourit, mais il sentit les coins de ses lèvres trembler.
— Hello, Lenore.
— Don !
Elle cria pratiquement son nom, et un immense sourire éclaira son visage.
C’est en courant qu’il descendit les dernières marches, tandis qu’elle-même les montait quatre à quatre, et ils se retrouvèrent soudain dans les bras l’un de l’autre. Il mourait d’envie de l’embrasser – mais ce n’était pas parce qu’elle l’accueillait comme un vieil ami qu’elle accepterait pour autant ce genre d’effusion…
Cela ne dura qu’un trop court instant, et elle recula pour le dévisager.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.
— Je… j’espère que ça ne t’ennuie pas.
— M’ennuyer ?
— Je ne savais pas si tu serais contente de me voir.
— Bien sûr que je suis contente ! Tu es en vacances ici ?
Il secoua la tête.
— Non, je suis simplement venu te voir.
Elle sembla stupéfaite.
— Ah, mon Dieu… Mais tu aurais dû me prévenir !
— Oui, je sais. Je suis désolé.
— Non, non, ne sois pas désolé pour ça, mais… (Elle hésita un instant.) Tu as fait tout ce voyage rien que pour me voir ?
Il hocha la tête.
— Ah, mon Dieu, répéta-t-elle. (Puis elle baissa légèrement les yeux.) J’ai été tellement triste quand j’ai appris la nouvelle, pour Sarah. C’était quand ? Il y a quatre ou cinq mois ?
— Ça fait plus d’un an, dit simplement Don.
— Je suis terriblement navrée, dit-elle. Vraiment désolée.
— Moi aussi.
— Et maintenant, dit-elle sur un ton montrant qu’elle prenait enfin conscience de l’énormité de la situation, te voilà.
— Oui. (Il ne savait pas comment poser poliment la question suivante, ni comment l’amener avec élégance, et il lui demanda donc tout à trac :) Tu sors avec quelqu’un ?
Elle le regarda encore un moment, et il était clair qu’elle comprenait parfaitement l’importance de la question, et qu’il lui offrait la possibilité de s’en sortir en répondant simplement par l’affirmative, ce qui lui permettrait de ne plus rien avoir à faire avec lui.
— Non, dit-elle d’une voix ferme quoique un peu aiguë. Personne.
Il relâcha son souffle et l’attira contre lui.
— Ah, Dieu soit loué, dit-il.
Il hésita une seconde, puis il lui souleva doucement le menton et l’embrassa – un baiser qu’elle lui rendit, pour son plus grand bonheur.
Il entendit soudain un bruit, puis un autre, et un autre encore. Il tourna la tête et leva les yeux, et…
Et là, en haut des marches, il y avait un petit groupe d’étudiants qui attendaient de pouvoir entrer dans la salle, et l’un d’eux avait commencé à applaudir, en arborant un large sourire. Les autres s’étaient joints à lui, et Don se mit à sourire à son tour. Il regarda Lenore, qui était rouge comme une pivoine.
— Si vous voulez bien nous excuser, dit Don.
Il prit Lenore par la main et ils gravirent les marches tandis que les étudiants descendaient. Ils se croisèrent, et l’un d’eux donna une tape amicale sur l’épaule de Don au passage.
Lenore et Don sortirent dans la douce chaleur de cette fin de matinée, un merveilleux contraste avec l’hiver canadien que Don avait laissé derrière lui. Il avait tant de choses à lui dire, mais il ne savait pas par quoi commencer. Il lui dit enfin :
— J’aime bien tes cheveux comme ça.
— Merci, dit Lenore.
Elle lui tenait toujours la main. Ils marchaient au bord de la petite rivière qui s’appelait l’Avon, lui avait-elle dit. Le ruissellement de l’eau constituait un fond sonore très agréable. Les bâtiments du campus étaient de l’autre côté, ainsi qu’un parking. L’allée pavée était bordée d’arbres dont Don n’aurait su dire le nom. De temps en temps, Lenore saluait des étudiants ou des professeurs qu’ils croisaient.
— Alors, dit-elle, qu’est-ce que tu fais, maintenant ? (Deux oiseaux noirs au long bec incurvé encadré de deux taches orange s’écartèrent de leur chemin en sautillant.) Est-ce que… est-ce que tu as trouvé du travail ?
Elle avait posé la question d’une voix douce, sachant qu’il s’agissait d’un sujet délicat.
Don s’arrêta, et Lenore fit aussitôt de même. Il lui lâcha la main et la regarda dans les yeux.
— Il y a quelque chose que je veux te dire, mais il faut que tu me promettes de garder le secret.
— Bien sûr, dit-elle.
Il hocha la tête. Il avait une confiance absolue en elle.
— Sarah a décrypté le message.
Lenore plissa les yeux.
— C’est impossible, dit-elle. J’en aurais entendu parler…
— C’était un message personnel.
Elle se contenta de le regarder d’un air perplexe.
— Je parle sérieusement, reprit-il. Le message était strictement destiné à la personne dont les réponses ont le plus satisfait les Dracons.
— Et c’était Sarah ?
— Oui, c’était ma Sarah.
— Et alors, que dit le message ?
Deux étudiants s’approchaient d’eux en courant, manifestement en retard pour leur cours. Don attendit qu’ils soient passés.
— Ils ont envoyé leur génome ainsi que les instructions pour construire tout le matériel nécessaire à la création de deux enfants Dracons.
— Ah, mon Dieu… Tu parles sérieusement ?
— Absolument. Cody McGavin est impliqué dans le projet. Et moi aussi. Je vais être le… (Il hésita un instant, encore un peu ébahi par le concept même.) Je vais être leur père adoptif. Mais je vais avoir besoin d’aide pour élever ces enfants. (Elle le regarda d’un air sidéré.) Et, hem… je voudrais que tu reviennes dans ma vie. Je voudrais que tu fasses partie de la vie de ces enfants.
— Moi ?
— Oui, toi.
Elle semblait stupéfaite.
— Heu… fit-elle enfin, toi et moi, c’est une chose, et…
Don avait le cœur battant.
— Oui ?
Elle eut ce sourire radieux qui n’appartenait qu’à elle.
— Et tu m’as tellement manqué. Mais… mais cette histoire d’élever – ah, bon sang, quelle idée incroyable –, d’élever des enfants Dracons, ma foi… je ne suis vraiment pas qualifiée pour ça.
— Personne ne l’est. Mais tu es chercheur au SETI, et il n’y a pas de meilleure formation pour commencer à apprendre.
— Mais j’en ai encore pour des années avant de terminer mon doctorat.
— Est-ce que tu as déjà choisi un sujet de thèse ? demanda-t-il. Parce que sinon, moi, j’en ai un fameux pour toi…
Elle semblait avoir du mal à reprendre ses esprits. Mais elle dit enfin, en fronçant les sourcils :
— Mais je suis ici, en Nouvelle-Zélande, et j’imagine que tu projettes de faire ça en Amérique du Nord.
— Ne te fais pas de bile pour ça. Quand nous rendrons la nouvelle publique – et c’est bien ce que nous comptons faire dès que les enfants seront nés –, chaque université de la planète voudra y participer. Je suis sûr qu’il y aura moyen de s’arranger avec ton administration pour que ça ne pose aucun problème au niveau de ton diplôme.
— Je ne sais pas quoi dire. C’est… c’est presque impossible à absorber d’un coup.
— Bienvenue au club, dit Don.
— Des enfants Dracons, répéta-t-elle en secouant la tête d’un air étonné. Ce serait une expérience fantastique, mais il y a des tas de professeurs en titre qui…
— Ce n’est pas une question de titres universitaires. C’est une question de caractère. Les extraterrestres n’ont pas demandé aux participants au questionnaire de se classer selon des critères socioprofessionnels ou de détailler leur niveau d’instruction. Ils ont posé des questions sur leur conscience morale, sur leur sens éthique.
— Mais moi, je n’ai pas répondu au questionnaire, dit-elle.
— Non, mais moi, si. Et je ne suis pas mauvais quand il s’agit de juger du caractère des autres. Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
— Je… je suis bouleversée.
— Et intriguée ?
— Ah, ça, oui. Mais n’empêche, dans le genre pièces rapportées, ça se pose un peu là ! Tu as des enfants, des petits-enfants, et maintenant, tu vas avoir des… hem…
— Sarah les appelait des Draconnets.
— Oooh ! Comme c’est mignon ! N’empêche, des enfants, des petits-enfants et des Draconnets…
— Et le robot – n’oublie pas que j’ai aussi un robot.
Elle secoua la tête, mais elle souriait.
— Quelle famille !
Il lui rendit son sourire.
— Hé, fit-il, c’est les années 50 ! Il faut vivre avec son temps.
— Oh, je suis sûre que ça va être formidable. Mais ce n’est pas… tu sais… une famille vraiment complète. J’aimerais bien avoir un ou deux enfants, moi aussi.
— Ouais ! J’aurai encore plus de cadeaux à la Fête des Pères !
— Si tu es le père… (Elle le regarda dans les yeux.) Est-ce que… c’est quelque chose qui te dirait ?
— Oui, je crois bien. À condition que je rencontre la femme qu’il me faut pour ça.
Elle lui donna une petite tape sur le bras.
— Non, sérieusement, reprit-il, je serais absolument ravi. D’ailleurs, les Draconnets auront besoin de camarades de jeu.
Elle sourit, puis elle ouvrit de grands yeux.
— Mais nos enfants seront… Ah, mon Dieu, ils seront plus jeunes que tes petits-enfants… (Elle secoua la tête.) Je crois que je n’arriverai jamais vraiment à m’y faire.
Don lui prit la main.
— Mais si, ma chérie, tu y arriveras. Ce n’est qu’une question de temps.