À la base, il y a deux façons de faire face à l’Épreuve : la méthode de la tortue et celle du tigre. La première consiste à se terrer quelque part et à attendre que le mois passe, en ne faisant rien pour s’attirer des ennuis. La méthode du tigre consiste à vagabonder, en quête de nouveauté, essayant d’en voir et d’en apprendre le plus possible. Il est certain qu’elle est plus dangereuse que la première, mais elle est également plus passionnante. Aucun de nos instructeurs n’eut la présomption de nous recommander l’une ou l’autre, mais, bien qu’il ne fût nullement honteux d’être une tortue, il y avait certainement plus de prestige à être un tigre. Nous en parlions souvent entre nous. Riggy était déterminé à devenir une tortue.
— « Je tiens à revenir, » disait-il. « Et mes chances seront meilleures ainsi. » Voilà ce qui arrive lorsqu’un garçon impétueux se met à réfléchir.
Att refusait de parler de ses projets, mais Jimmy affirmait que lui, en tout cas, serait un tigre. Et c’était dans ce contexte que je pensais faire équipe avec lui. Lorsque je pris la décision de me débrouiller seule, ma détermination baissa d’environ soixante pour cent. Disons que j’étais un tigre réticent.
Le matin du 1er décembre, je me levai et allai à la cuisine. Papa m’attendait, et le petit déjeuner était prêt. Nous mangeâmes en silence.
Lorsque je fus prête à partir, papa me dit : « Au revoir, Mia. Maman et moi seront là pour t’accueillir à ton retour. »
Je l’embrassai. « Au revoir, papa. »
Je pris la navette jusqu’à la porte 5, Troisième Niveau. Je portais des chaussures solides, un pantalon et deux chemises, une légère et une épaisse. J’avais mon couteau et mon pistolet, ma tente gonflable, mon sac de couchage, quelques effets personnels, des vêtements de rechange, un manteau vert, jaune et rouge, quelques provisions et, ce qui était le plus important de tout, mon signal de récupération. Ce petit bloc de sept centimètres sur cinq était mon unique contact avec la vedette. Sans ce signal, autant être mort. Silencieux ou mort, c’était pareil, on ne revenait pas vous chercher.
Je pris Ninc, mon robuste et stupide poney, je le mis dans une navette de charge et j’aidai Rachel Yung à faire de même, puis nous descendîmes ensemble au Premier Niveau, au port des vedettes. Après avoir embarqué nos affaires, nous retournâmes attendre dehors.
Pas de discours ni de fanfare. Rien que les vedettes attendant au-dessus de leurs tubes et quelques hommes travaillant paisiblement dans la grande galerie creusée dans le roc. On nous ignorait – il n’était pas certain que nous reviendrions, vous comprenez.
L’un après l’autre, les gosses arrivaient et chargeaient leur équipement à bord, puis venaient nous rejoindre. Nous étions très calmes, sauf Riggy, qui raconta une histoire drôle. Il fut le seul à en rire.
Le départ était fixé à huit heures. À huit heures moins le quart, M. Maréchal vint nous souhaiter bonne chance, puis disparut de nouveau. Sa nouvelle classe commençait dès l’après-midi, et je pense qu’il était déjà en train d’apprendre les noms par cœur.
Nous étions seize filles et treize garçons. David Farmer et Bill Niwman manquaient à l’appel : ils se remettaient de leurs blessures. Leur tour viendrait dans trois mois, mais je ne leur enviais pas cette attente. Surtout que d’ici là nous serions revenus, et promus au rang d’adultes.
Juste avant huit heures, Georges Fuhonin et M. Pizarro arrivèrent. En dépit de l’heure matinale, Georges paraissait de fort bonne humeur. En me voyant près de la rampe, il s’arrêta. « Je vois que le grand jour est enfin arrivé, » dit-il. « Je te souhaiterais bonne chance si je pensais que tu en aies besoin, Mia, mais je n’ai aucune inquiétude sur ton sort. »
Je me demandai si je devais partager sa belle confiance.
M. Pizarro commença à monter la rampe, puis se tourna vers nous : « Il est l’heure. Tout le monde à bord ! »
Nous nous assîmes dans la rotonde centrale. Juste avant d’entrer dans la vedette, je m’étais retournée pour jeter un long regard – le dernier, peut-être – sur ma patrie. Dès que nous fûmes tous installés, Georges leva la rampe.
« Attention, » annonça-t-il. « Départ dans dix secondes. »
Le tube se vida d’air, les attaches retenant la vedette se relevèrent, et nous… tombâmes, tout simplement. Georges n’aurait jamais osé faire cela avec mon père à bord. J’eus un léger haut-le-cœur, mais cela ne dura pas longtemps. Georges a un curieux sens de l’humour. Mais je le comprends. Quand on est bon pilote, autant s’amuser un peu quand on le peut.
Att s’était assis à côté de moi ; soudain, il me regarda, comme quelqu’un qui vient de prendre son courage à deux mains. « Mia… je m’étais demandé… Cela te plairait-il que nous fassions équipe ensemble ? »
— « Je suis désolée, Att, » dis-je au bout d’un moment, « mais je crois que c’est non. »
— « À cause de Jimmy ? »
— « Non. Mais je préfère y aller seule. »
— « Soit. »
Il laissa passer une ou deux minutes, puis changea de place.
J’étais apparemment fort populaire ce jour-là, car, un moment après, ce fut Jimmy qui arriva. J’étais plongée dans mes pensées et ne l’avais pas entendu. Il dut se racler la gorge pour me faire lever la tête.
Embarrassé et hésitant, il commença : « Mia… j’avais toujours pensé que nous nous rejoindrions une fois arrivés sur la planète. Si tu le veux toujours…»
Mais je n’avais toujours pas oublié qu’il m’avait accusée d’imiter mon père et traitée de “snob”. Je fis « non » de la tête, et il repartit. Cela me tracassa. S’il y avait vraiment tenu, il aurait essayé de me convaincre – et il aurait peut-être réussi.
Ma blessure ne s’était pas encore refermée. Il avait été trop injuste. Papa n’avait rien à voir là-dedans. Les gens qui habitent les planètes ne peuvent pas être des gens comme nous. Personne ne le leur a jamais appris, et ils deviennent plus ou moins comme ceux que j’avais rencontrés sur Grainau. Sans compter un tas d’autres histoires que j’avais entendues. Si papa et moi étions tous deux parvenus à la même conclusion, en examinant les faits, cela ne signifiait pas que l’un de nous avait convaincu l’autre. Et pourquoi serait-on “snob” si l’on n’aime pas les gens qui ne sont pas vraiment humains ? Hein, dites-moi ça ?
La planète sur laquelle on allait nous déposer s’appelait Tintera. Papa me l’avait dit ce matin, bien que cela constituât une petite entorse au règlement. Mais cela ne prêtait pas à conséquence, car il était certain que je ne savais rien sur cette planète. Notre dernier contact datait d’il y a cent cinquante ans ; nous savions que la colonie existait toujours, mais c’était tout. Le Conseil examine toujours les questions relatives à l’Épreuve, et cette fois la discussion fut vive ; mais ils finirent par se décider pour Tintera quand même : la planète était proche et facile d’accès. Pour les faire changer d’avis, il aurait fallu que papa soulève des objections, mais, à cause de moi, il ne le pouvait pas. On aurait pu croire que c’était du favoritisme.
Nous arrivâmes au-dessus de Tintera, dans l’hémisphère où le soleil se levait ; après avoir survolé une mer, nous nous approchâmes de collines boisées couleur vert grisâtre. Georges repéra une clairière et s’y posa, puis abaissa la rampe.
« Allons-y ! » annonça-t-il par les haut-parleurs. « Le premier à descendre…»
Aucun ordre fixe n’est prévu. Du moment que quelqu’un descend, peu importe qui c’est. Jimmy avait déjà rassemblé tout son équipement ; dès que la rampe fut baissée, il fit signe à M. Pizarro qu’il y allait, et il sortit en tenant son cheval par la bride. C’était tout à fait typique de Jimmy. M. Pizarro le raya sur sa liste, et nous reprîmes l’air presque aussitôt.
Je commençai à rassembler mes affaires, m’assurant que je n’oubliais rien. J’avais déjà tout vérifié, et, de toute façon, il aurait été trop tard pour rajouter quelque chose, mais je ne pouvais m’en empêcher.
À l’atterrissage suivant, je dis à M. Pizarro que j’y allais, devançant Venie, qui s’était levée elle aussi. Je ne sanglai pas mon paquetage, mais me contentai de le balancer sur la selle, et, prenant Ninc par les rênes, je descendis la rampe. Ce n’était pas à cause de Jimmy, mais je tenais à en finir : je ne pouvais plus attendre.
Je fis un grand signe de la main à Georges, auquel il répondit. Puis la rampe se leva et la vedette décolla. Je la regardai partir, froide et impersonnelle, tout en tenant bien Ninc pour l’empêcher de faire des bêtises. La vedette s’éloigna rapidement ; bientôt, elle se confondit avec la couleur du ciel, et je ne la vis plus qu’indistinctement ; pour finir, elle s’évanouit à l’horizon.
Et je restai seule, la jeune fille moderne et téméraire, parée contre tout. Je savais construire le quinzième d’une cabane de rondins, tuer un trente et unième de tigre, embrasser, faire de la broderie, franchir des obstacles, et, en théorie du moins, tuer quelqu’un à mains nues. Pourquoi me serais-je fait de la bile ?
Je survécus à cette première journée – la première sur trente. Il faisait froid et ma première décision fut de mettre mon manteau bariolé. Puis, je fixai mon paquetage et sautai en selle. Sans me hâter, je m’engageai dans la forêt, tout en dressant mentalement une liste des priorités : avant tout, rester en vie. Trouver de la nourriture pour suppléer à mes maigres provisions. Trouver un abri – tout plutôt que la tente gonflable – en repérer un ou, à défaut, le construire.
Ensuite, explorer les environs. Se familiariser avec le paysage et les habitants.
Troisièmement : contacter si possible quelques-uns des autres. Après tout, Jimmy n’avait pas été déposé bien loin, et Venie, ou un autre, serait également à faible distance.
La gravité de Tintera était légèrement inférieure à la normale, ce qui, pour soi d’abord, pour le cheval ensuite, était préférable à une trop forte pesanteur.
Le relief était assez rude ; parfois, j’étais obligée de mettre pied à terre et de me frayer, ainsi qu’à Ninc, un chemin entre les arbres ou les formations rocheuses.
Je fis halte très tôt. Me sentant seule, désorientée par la brusque transition entre le monde chaud et confortable du Vaisseau et cet univers froid et gris, je fis un feu, mangeai et me couchai à une heure que j’aurais trouvée ridicule chez moi.
Ayant déniché un petit creux de rocher près d’une source, je gonflai ma tente. Lorsque la nuit tomba, j’avais fini de manger ; j’entrai dans la tente, mais n’allumai pas la lumière. J’avais froid et j’avais mal partout ; je me sentais mal fichue, comme si j’attendais mes règles, mais ce n’était pas du tout leur date. Pour un peu, j’aurais pensé que j’étais malade. Mais ce n’était rien de tout cela ; simplement, je me sentais malheureuse et seule.
Blottie dans mon sac de couchage, je me mis à pleurer. Je haïssais cette damnée planète, je détestais Jimmy de m’avoir laissée tomber, et je m’en voulais également. Je n’aurais pas cru que l’Épreuve serait ainsi ; cette étrange solitude n’était pas entrée dans mes calculs. En chevauchant, dans l’après-midi, j’avais effarouché plusieurs animaux d’assez grande taille, disgracieux, avec des genoux protubérants et des têtes bosselées, presque carrées. Lorsqu’ils nous virent Ninc et moi, ils levèrent leurs têtes et nous regardèrent fixement. Ils avaient des cornes qui bifurquaient, des sortes de bois. Le premier moment de surprise passé, ils détalèrent avec un curieux galop mou et disparurent dans les broussailles. Ils avaient tout de suite vu que nous n’étions pas de leur planète. Le sommeil fut lent à venir.
Lorsque je me réveillai, le soleil était levé. Il faisait froid, mais par la suite le soleil devint très chaud ; le vent, toutefois, demeura frais.
Je ne me sentais guère mieux ; il fallait que je bouge pour ne pas trop penser à mes ennuis. J’avais découvert un nouveau désavantage du système de la tortue : cela vous laisse beaucoup trop de temps pour réfléchir aux désagréments des planètes en général, et en particulier de celle où vous vous trouvez, sans parler de la solitude. Et cela, c’était trop pour moi. Ne serait-ce que pour cette raison, il fallait que je devienne un tigre.
Je ne tardai pas à plier bagage ; montée sur mon brave Ninc, je commençai par décrire un grand cercle allant en s’élargissant, une spirale en fait ; cela permet de voir plus de choses, mais comporte un inconvénient : vous empêcher de choisir un itinéraire facile, tenant, compte de la topographie. Souvent, je dus mettre pied à terre et conduire Ninc par les rênes.
À l’une de ces occasions, je vis un petit animal bondir non loin devant moi ; j’avais déjà aperçu de petits quadrupèdes terrestres, ou bien arboricoles, mais jamais de si près. Je tirai instantanément mon pistolet à ultra-sons. La première fois, je le ratai, parce que Ninc avait choisi juste ce moment pour tirer sur les rênes. La seconde fois, je le tuai. À faible distance, ces pistolets sont très efficaces.
Comme je me baissais pour ramasser l’animal, j’entendis un fort bruit dans les buissons. Je levai la tête. L’être que je vis, figé à quelques pas de moi, était pour le moins surprenant. Il se tenait debout sur ses deux jambes et était entièrement couvert d’une fourrure gris vert. En guise de visage, il avait un masque bestial et aplati. J’eus le sentiment très net que je venais de tuer son dîner.
Nous nous regardâmes. Ninc s’ébroua et tira sur les rênes. Je les lâchai, espérant qu’il aurait l’intelligence de ne pas s’enfuir. Puis, le cœur battant, j’avançai vers la créature, le pistolet levé : « Hou ! » lui criai-je. « Va-t-en d’ici ! » Il sembla hésiter, puis, quand je criai de nouveau en agitant les bras, il secoua vivement la tête et détala.
Je revins vers Ninc, me sentant déjà beaucoup mieux. Ma lassitude de la veille venait peut-être des vaccins que l’on nous avait faits. Il me vint à l’idée que, si je devais choisir, je préférerais me passer de mon pistolet plutôt que de cette immunisation. Je parie que bien plus d’explorateurs de la bonne vieille Terre sont morts de la je-ne-sais-quoi galopante que par la faute des animaux sauvages, des accidents et des aborigènes réunis.
Je continuais à chevaucher jusqu’à la tombée du jour. L’animal que j’avais tué se révéla parfaitement mangeable. C’est une question de chance. Pendant nos classes de survie, on nous avait fait manger des choses tellement épouvantables qu’on se demandait comment il était possible de les avaler (le but de la démonstration étant, bien entendu, de nous prouver que la plus invraisemblable gadoue peut vous maintenir en vie). Je m’étais donc fort bien débrouillée. Lorsque j’eus mangé, la fatigue m’envahit et je n’eus aucune difficulté à m’endormir.
Le lendemain, je découvris la route. Je chevauchais sans me presser, en chantant. Je n’aime pas les gens qui ne chantent pas quand ils sont seuls. C’est trop austère pour moi. Au moins fredonner, c’est à la portée de tout le monde. Ainsi donc, chevauchant et chantant, j’arrivai au sommet d’une colline et, en regardant vers le bas à travers les arbres, j’aperçus une route.
Encourageant Ninc du geste et de la voix, je descendis la colline. Longtemps, les rochers et la végétation me cachèrent la route, puis, soudain, elle apparut de nouveau devant moi, toute proche. Elle était toute en tournants, car elle suivait le relief sans jamais tenter de le franchir. C’était une étroite route de terre, avec des traces de roues, de sabots et d’autres que je ne pus identifier. Il y avait également des excréments qui ne provenaient pas de chevaux.
Je savais que l’océan devait être à l’ouest, sans doute pas très loin. Il était fort possible que, d’un côté, cette route y menât. Je n’avais, bien sûr, nullement l’intention d’aller dans cette direction. J’avais déjà vu un océan, et cela me suffisait. J’avais eu mon quota d’océans. Comme il est axiomatique que toutes les routes mènent quelque part, je m’engageai dans la direction opposée, vers l’est et l’intérieur du pays.
Je rencontrai mes premiers voyageurs trois heures plus tard. Je fis arrêter Ninc sous le couvert de quelques arbres. Devant, et allant dans la même direction que moi, il y avait cinq hommes à cheval poussant devant eux un petit troupeau de créatures d’une inimaginable laideur. Tout en avançant péniblement, elles émettaient une sorte de meuglement inarticulé qui vous glaçait le sang dans les veines.
En les regardant, j’eus l’impression que mon cœur allait s’arrêter de battre. Un instant, j’eus même envie de faire volte-face. Mais je savais que si je voulais devenir un tigre je devais un jour ou l’autre leur faire face. Après tout, ce n’étaient que des bouseux. Rien que des bouseux.
J’enfonçai mes talons dans les flancs de Ninc, et il se mit à avancer au pas. En approchant, j’eus nettement l’impression que ces créatures étaient les sœurs de celles que j’avais mises en fuite dans la forêt. Elles étaient absolument inhumaines, avec leurs corps ramassés, verts et grotesques, leurs longs membres et leurs têtes plates. Mais elles marchaient sur leurs membres postérieurs – étaient-ce des jambes ? – et avaient les pattes de devant préhensiles, des mains. Une vraie caricature d’humanité.
Les hommes à cheval qui les escortaient avaient tous des fusils et semblaient aussi inquiets qu’une chatte qui a des petits. L’un d’eux, qui guidait plusieurs chevaux de somme, m’aperçut, et le cria à un autre, qui semblait être leur chef. Ce dernier fit faire volte-face à son cheval noir et vint vers moi au petit trot.
C’était un homme d’âge mûr très grand et avec un visage dur. Assez normal, en fait, mais dur. Arrivé à ma hauteur, il s’arrêta, mais je continuai. Il dut de nouveau faire faire volte-face à sa monture pour me suivre.
Personnellement, j’ai tendance à juger les gens sur leur expression, et je pense avoir raison. Un homme n’est pas responsable des traits de son visage, mais il l’est de ses expressions. Si un homme me semble mauvais, je crois en général qu’il l’est, et ce jusqu’à preuve du contraire. Celui-ci avait l’air mauvais, et c’est pourquoi je continuai à avancer. Il me donnait la chair de poule.
Comme je m’y attendais, il ne tarda pas à m’apostropher :
« Que fais-tu en ces parages, mon garçon ? As-tu perdu la tête ? Il y a des Losels évadés dans ces bois ! »
Mes cheveux étaient coupés court, et, le froid étant vif, je portais mon pardessus, mais quand même… Je ne tenais toutefois pas à engager la discussion sur ce point, ni à rester plus longtemps en sa compagnie. Je ne lui répondis donc pas. Vous ai-je déjà dit que j’ouvre rarement la bouche en compagnie de gens que je ne connais pas ?
« D’où viens-tu ? » me demanda-t-il.
Je désignai la route derrière nous.
« Et où vas-tu ? »
Je montrai la route devant nous. Qu’aurais-je pu faire d’autre, à moins de prendre à travers bois ? Il paraissait exaspéré. Je provoque parfois cette réaction.
Nous allions rejoindre son escorte lorsqu’il ajouta : « Il vaut peut-être mieux que tu viennes avec nous. Pour ta protection, tu comprends ? » Il avait une curieuse façon de déformer les sons, comme s’il avait la bouche pleine de bouillie. Mais je l’avais parfaitement compris : il voulait m’obliger à faire une chose que je ne voulais pas.
L’un des autres cavaliers vint nous rejoindre. Il devait nous observer depuis un moment. « Tu sais, Horst, » dit-il, « il est tellement petit qu’les Losels doiv’ même pas l’voir. Y a qu’à l’laisser s’débrouiller. »
Il me regarda, et comme je n’avais pas l’air terrorisée – j’avais peur mais je ne voulais pas le montrer – il haussa les épaules, et un des cavaliers se mit à rire.
L’homme au visage dur reprit toutefois la parole :
« Ce garçon nous accompagnera jusqu’à Midland, pour sa protection. »
Je regardai les pauvres créatures qu’ils poussaient devant eux. L’une me fixa de ses yeux dorés et ternes, dénués d’expression. Son regard me mit mal à l’aise.
Je secouai la tête. « Non, je ne pense pas, » dis-je.
Ce que fit l’homme alors me surprit.
« Mais moi, je le pense, » assura-t-il, prenant son fusil.
Je tirai mon pistolet de dessous mon pardessus, si vite qu’il n’eut même pas le temps de lever son arme. Sa bouche s’ouvrit de stupéfaction. Il savait parfaitement ce qu’était ce pistolet, et il n’avait aucune envie de se faire frire.
D’une voix aussi calme que possible, je dis : « Prenez tous vos fusils et laissez-les tomber au sol ! »
Ils s’exécutèrent un à un en me regardant avec méfiance. Lorsque tous les fusils furent par terre, je dis : « Allons-y ! En avant ! »
Ils étaient visiblement réticents. Ils ne voulaient pas abandonner leurs armes. Je les comprenais. Horst ne dit pas un mot, se contentant de me regarder en plissant les paupières ; celui-là, en tout cas, je ne tenais pas à le revoir.
L’un des autres leva une main implorante : « Écoute, mon petit… »
« Ferme ça ! » dis-je, d’une voix on ne peut plus désagréable, et il n’insista pas. Cela me surprit un peu ; je ne pensais pas que ma voix pût avoir cet effet. Peut-être craignait-il simplement que je n’aie la gâchette facile.
Après avoir avancé vingt minutes à une allure reposante – pour nous, pas pour les créatures prisonnières – je leur dis : « Si vous voulez vos fusils, vous pouvez retourner les chercher, maintenant. »
Et, enfonçant mes talons dans les flancs de Ninc, je partis d’un bon trot. Avant un tournant de la route, je me retournai et vis que quatre d’entre eux étaient restés là avec les bêtes et les prisonniers, tandis que le cinquième rebroussait chemin au grand galop, soulevant un nuage de poussière.
Je mis cet épisode dans le casier « En attente, à analyser » de mon esprit et continuai mon chemin. Je me sentais bien, très bien même. Je crois me souvenir que j’eus un fou rire. Parfois, j’en arrive à croire que je suis vraiment une aventurière-née.
J’avais neuf ans quand papa m’avait fait cadeau de notre précieux souvenir de famille, la poupée de bois peinte que mon arrière-grand-père avait ramenée de la Terre, celle qui contenait onze autres poupées. La première fois que je l’avais ouverte, j’avais été complètement stupéfaite, et j’aimais observer la surprise de ceux qui la démontaient pour la première fois. Je devais avoir la même expression qu’eux en chevauchant le long de cette route.
Au fur et à mesure que j’avançais, les collines cédèrent la place à une large vallée et les arbres à des champs cultivés. Dans ces derniers, je vis travailler un certain nombre de ces créatures à fourrure verte, mais sous bonne garde, bien entendu. Cela me surprit un peu, car leur aspect timide et craintif n’aurait jamais fait supposer qu’elles soient capables d’effectuer un travail utile. Cela me soulagea aussi, car je craignais que ce ne fussent des animaux de boucherie, et ils étaient trop humanoïdes pour que ce fût acceptable.
Dans la vallée, la route s’était élargie. Par deux fois, je croisai des routes secondaires. Je dépassai plusieurs voyageurs et fus une fois dépassée moi-même par une voiture attelée de deux puissants chevaux. Je rencontrai des chariots, des cavaliers et quelques piétons. Une fois, je vis une sorte de campement établi non loin de la route. Il y avait un grand chariot, et une tente devant laquelle une femme étendait du linge, un puits et aussi un grand enclos à ciel ouvert. Personne ne me demanda qui j’étais ni d’où je venais. Une fois, je dépassai un chariot bâché, lourdement chargé, conduit par l’homme le plus vieux que j’aie jamais vu. Ses cheveux étaient tout blancs et son visage rougeâtre entièrement ridé. Quand il me vit passer, il leva sa vieille main rugueuse et me dit : « Hello ! »
— « Hello ! » répondis-je, et il me sourit.
Vers le milieu de l’après-midi, j’arrivai en vue de la ville, petit point à l’horizon qui allait en grandissant. Enfin, je l’atteignis, telle une ultime petite poupée. La route de terre brune traversait la ville de pierre, de brique et de bois. Lorsque j’en ressortis de l’autre côté, j’étais ébranlée jusqu’au plus profond de moi-même. Mes mains étaient froides et humides et la tête me tournait.
À l’entrée de la ville, une pancarte annonçait : MIDLAND.
La ville paraissait assemblée de bric et de broc, au petit hasard. Vieille. Hors du temps. Datant d’avant l’invention des machines.
Je vis une bande de garçons jouer à chat. Dans une vitrine, un journal était affiché ; le gros titre attira mon attention. Il disait : INVASION ! Un homme misérablement vêtu se penchait en avant pour essayer de déchiffrer l’inscription.
Traversant la ville au pas tranquille de mon bon Ninc, je regardais tout, mais surtout les gens. Parmi les enfants qui jouaient dans la rue poussiéreuse, il n’y avait que des garçons ; je vis quand même deux petites filles, mais elles marchaient bien sagement près de leurs parents.
Il y a une foule de choses que je n’aime pas, comme vous vous en êtes peut-être aperçus. Porter des pantalons, par exemple. J’étais heureuse d’en avoir, car ils me protégeaient les jambes, mais c’était une nécessité. Ici, les hommes portaient des pantalons, jamais les femmes. Elles avaient des vêtements fantaisistes que je n’essaierai pas de décrire ; ils étaient parfois jolis, mais certainement pas pratiques. Je n’aurais pas voulu marcher cent mètres avec cela. Et ne parlons pas de monter à cheval. Tout compte fait, les pantalons ont bien des avantages.
Le nombre d’enfants était incroyable ; ils grouillaient littéralement, toujours en groupes ou en bandes. Et rien que des garçons.
Je vis pourtant un groupe de filles, en uniforme, avançant clopin-clopant sous la surveillance d’un tas de gardiens. Des écolières, sans doute.
La moitié des gens que je vis – non, bien plus que la moitié – étaient des enfants. Une fois, je vis une famille assemblée, et je compris pourquoi. Il y avait le père, la mère et toute une brigade d’enfants – pas moins de huit ! Et tous se ressemblaient !
Ces gens ne pratiquaient pas la limitation des naissances ! Ma stupéfaction était indescriptible. La toute première chose que l’on nous apprend à l’école, ce sont les conséquences d’une politique de libre natalité. Si nous nous reproduisions comme des animaux, nous ne durerions même pas le temps d’une génération ! Une planète n’est rien d’autre qu’un Vaisseau de taille démesurée, et ces gens étaient, au même titre que nous, les héritiers d’une planète détruite par la libre natalité. Ils auraient pourtant dû savoir à quoi cela mène !
Évidemment, sur une planète, il n’est pas nécessaire de limiter les naissances aussi strictement que chez nous, mais un minimum de planification est nécessaire. Une famille de huit enfants est inexcusable. Et encore ces huit-là ne comprenaient-ils que ceux en âge de marcher. Et peut-être y avait-il même des enfants ayant fondé une famille ! C’était dégoûtant et immoral.
Cette vision m’emplit de révulsion, de peur et de colère. Il y avait trop de choses que je ne comprenais pas et que je ne pouvais accepter. Je maintins Ninc au pas jusqu’à la sortie de la ville, puis le poussai au galop. Je n’en pouvais plus.
Une fois arrivée à bonne distance, je le ramenai au pas. Je regrettais que Jimmy ne fût pas là pour échanger des idées. Comment apprend-on à connaître un pays comme celui-ci ? En écoutant aux portes ? Ce n’est ni élégant ni efficace. Sans compter que l’on risque de se faire prendre. Interroger les gens ? Qui ? C’est dangereux. Si jamais l’on se met à dos un homme comme Horst, on risque fort de finir assommé et les poches vidées. La meilleure idée qui me vint fut de consulter une bibliothèque – mais y en avait-il dans un pays aussi primitif ? Le seul bâtiment officiel que j’avais vu à Midland était une grande bâtisse de pierre portant une inscription pompeuse dans le genre « Tous égaux aux yeux de la loi », ou « La vérité est notre bouclier et la justice notre glaive », je ne me souviens plus bien.
Le long de la route, des panneaux indiquaient des noms de lieu avec la distance à laquelle ils se trouvaient. Un de ces noms, Forton, était écrit en caractères plus gros que les autres. J’hésitai un long moment, partagée entre le désir soudain de me transformer en tortue et celui de continuer à être un tigre. Sur la vieille Terre, il arrivait aux tortues d’atteindre l’âge de cent ans, vous savez – mais jamais aux tigres, et de loin. Finalement, je décidai de continuer. Je voulais atteindre une ville suffisamment grande pour m’y renseigner sans me faire remarquer, et, le cas échéant, pouvoir m’y perdre dans la foule.
Vers la fin de l’après-midi, alors que le soleil était déjà bas, il se produisit un événement curieux. La route traversait maintenant des collines assez douces, aux pentes partiellement défrichées. Soudain, j’aperçus, à assez haute altitude, la vedette, toute rouge dans le soleil couchant. Ma première pensée fut qu’il s’était passé quelque chose et qu’on revenait nous chercher.
Je sortis mon signal de la sacoche. La vedette descendit en décrivant une boucle serrée, de quoi donner le mal de mer à n’importe qui, le genre de manœuvre que seul effectue un novice, ou alors un casse-cou du genre de Georges.
Je déclenchai le signal, sans trop de regrets.
La vedette revint vers moi, puis fit plusieurs tonneaux de suite ; non, ce ne pouvait être Georges, mais seulement un imbécile incapable de se servir des commandes. Quand elle passa juste au-dessus de moi, je la regardai attentivement et vis que ce n’était pas une des nôtres. Elle n’était pas radicalement différente, mais il y avait pas mal de différences de détail.
Cela coupa court à mes espoirs, et soudain j’eus de nouveau mal partout. Peut-être la gravité était-elle plus forte que je ne l’avais cru. Quelle idée de penser que ce pouvait être Georges ! Je savais comme tout le monde que, quoi qu’il arrive, on ne revient jamais vous chercher avant que le mois ne soit écoulé.
Mais une autre question se posait : d’où cette vedette venait-elle ? Certainement pas de cette planète. Même en connaissant les secrets de fabrication – que nous n’aurions certainement pas divulgués à des bouseux – il faut de plus disposer d’une technologie avancée.
Ces questions toujours non résolues à l’esprit, je parvins à un campement identique à celui que j’avais vu au début de l’après-midi, jusques et y compris le puits et l’enclos à ciel ouvert. Plusieurs personnes étaient occupées à installer le campement pour la nuit ; c’était si tentant que je n’y résistai pas. Je m’engageai sur un chemin de terre menant au campement, en quête d’un site propice ; je jetai d’abord mon dévolu sur un endroit protégé, près de l’enclos, mais il y régnait une telle puanteur que je n’y restai pas.
Je gonflai ma tente et préparai mon dîner. Entre-temps, je vis arriver le chariot conduit par le vieillard qui m’avait saluée sur la route ; il alla se joindre aux autres. À une dizaine de mètres de moi, il y avait une tente avec trois jeunes enfants et leurs parents. Les gosses approchèrent pour m’examiner, et l’un d’eux parut prêt à m’adresser la parole, mais son père arriva à la hâte, me scruta du regard – j’étais en train de manger ma soupe – et les ramena avec lui.
Après le dîner, un grand feu fut allumé près du chariot du vieil homme, et tous vinrent s’assembler autour. Je fus attirée par leurs chants. Sans être bien fameux, ils étaient réconfortants. Comme tous les occupants du campement y allaient, je pensais que ma présence ne les gênerait pas. Les enfants furent installés au premier rang et leur mère, pauvre chose entravée, prit place sur une souche d’arbre ; avec les vêtements qu’elle portait, elle n’aurait pas pu s’asseoir par terre. Je restai à l’arrière-plan, sans attirer l’attention.
Un peu plus tard, le père décida qu’il était temps que les enfants aillent se coucher, mais ils ne voulurent pas bouger. Le vieil homme aux cheveux blancs proposa alors de leur conter une histoire. Racontée avec un curieux accent, à la lumière du feu de bois, son histoire semblait parfaitement appropriée à la situation.
Il s’agissait d’une gentille petite fille dont la belle-mère avait des dents de fer et de mauvaises intentions. La petite fille possédait un mouchoir, une perle et un peigne qu’elle avait hérités de sa défunte maman, et en plus un cœur d’or. Et cela lui avait suffi (tout juste) pour trouver un foyer et un prince, et tout le monde était heureux, sauf la belle-mère, qui regrettait son dîner.
Le vieil homme venait juste de finir, et les gosses partaient à contrecœur sous la conduite de leur mère, lorsque nous entendîmes un bruit de dispute à la lisière du camp. J’essayai de percer les ténèbres, mais mes yeux, accoutumés à la lumière des flammes, ne virent rien.
Une grosse voix disait : « Que je sois damné si je continue un seul jour de plus, Horst ! Nous aurions dû arriver depuis plus de deux heures, et c’est votre faute ! »
La voix de Horst répondit : « Vous avez signé, pour le meilleur et pour le pire. Si vous tenez à vos dents, cessez de rouspéter et fermez-la ! »
À ce moment, je compris d’ailleurs à quoi servait l’enclos. Je décidai que pour moi aussi il était temps de quitter le feu de camp. Je me levai et allai vers ma tente, évitant les hommes de Horst qui allaient parquer les créatures vertes dans l’enclos. Je dégonflai ma tente et roulai hâtivement mon sac de couchage, puis allai vers Ninc. Tout bien réfléchi, il n’y avait qu’une seule solution : décamper le plus vite possible.
Je n’en eus pas l’occasion.
J’allais juste sangler la selle lorsqu’une main se posa sur mon épaule. Je me retournai vivement.
« Tiens, tiens, » dit l’homme. « Hé ! Horst ! Viens voir qui j’ai trouvé ici ! »
C’était celui qui avait dit en guise de plaisanterie que j’étais si petit qu’un Losel ne me verrait même pas. Il était seul, mais, maintenant qu’il les avait avertis, les autres n’allaient pas tarder à arriver.
J’abattis la selle sur lui de toutes mes forces ; il tomba, mais se releva presque aussitôt, et je le frappai de nouveau. Laissant tomber la selle, j’allais sortir mon pistolet, mais, juste à ce moment, quelqu’un me saisit par-derrière et m’immobilisa les bras.
J’ouvris la bouche pour crier – j’ai une voix perçante – mais une énorme patte sentant la sueur s’abattit sur ma bouche. Je la mordis, fort – cela fait dans les mille kilos par centimètre carré si l’on mord vraiment fort, je crois – mais il ne me lâcha pas. Mes coups de pied ne lui firent pas plus d’effet. Un bras passé autour de ma taille, et la main toujours sur ma bouche, Horst m’entraîna de force.
Arrivés derrière l’enclos, où l’on ne pouvait pas nous entendre, il me jeta par terre et me dit : « Si tu cries, je vais te faire mal ! »
Il s’était exprimé bêtement, mais cela me fit plus d’effet que s’il m’avait dit : « Je vais te casser le bras, » ou quelque chose d’aussi précis. Cela lui laissait une plus grande latitude. À la lumière de la lune, qui était assez forte, il examina sa main. « Je devrais t’assommer ! » grommela-t-il. « Au moins, il n’y aurait pas de sang ! »
Celui qui avait pris la selle sur la tête arriva, encore un peu chancelant. En me voyant, il s’apprêta à me donner un coup de pied, mais Horst ne lui en laissa pas le temps :
« Non. Fouille ses affaires, et prends ce qui peut nous servir, ainsi que le cheval, bien sûr. »
L’autre ne bougea pas. Leurs compagnons étaient occupés avec les animaux, et ils se trouvaient donc face à face.
« Alors ? » l’apostropha Horst sur un ton menaçant. L’homme hésita un instant, puis obéit. J’avais l’impression que Horst se fichait pas mal que je me fasse tabasser, mais qu’il tenait à montrer que lui seul en avait le droit.
Mais je n’étais pas au bout du rouleau. En dépit de ma formation théorique, je n’étais pas certaine de pouvoir venir à bout de Horst, mais j’avais toujours le pistolet, caché sous mon manteau.
Il se tourna vers moi, et je lui dis avec fermeté : « Non, vous ne ferez pas ça ! Vous ne vous en tirerez pas ! »
Ce n’était pas très malin, sans doute, mais il fallait bien dire quelque chose.
— « Écoute, mon gars, » dit Horst, « tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu t’es mis dans de sales draps. Alors, ne m’embête pas, compris ? »
Il me prenait toujours pour un garçon. Ce n’était pas le moment de le détromper, mais je dois dire que je n’étais guère flattée.
« Je vous poursuivrai devant les tribunaux ! »
Il éclata de rire. Un vrai rire, pas forcé. J’avais dû commettre une erreur.
— « Ah ! mon gars ! Ne me parle pas des tribunaux ! Je te fais une faveur. Je vais te prendre ce qui peut me servir dans ton fourbi, puis je te laisserai partir. Si tu vas au tribunal, ils te prendront tout et t’enfermeront par-dessus le marché. Moi, je te laisse au moins la liberté. »
— « Mais pourquoi ? » dis-je. « Pourquoi me feraient-ils cela ? » Tout en parlant, je glissai ma main sous mon manteau. Je sentais déjà la froide poignée de mon pistolet.
— « Chaque mot que tu dis prouve que tu viens d’un Vaisseau, » dit Horst. « Ça suffirait largement. Ils ont déjà un des vôtres à la prison de Forton. »
J’allais juste sortir mon pistolet lorsque Jack arriva, tirant Ninc derrière lui. Je le remerciai mentalement.
« Le gosse a un chouette équipement, » dit-il. « Mais y a un truc que j’sais pas à quoi ça peut servir. » Dans sa main libre, il tenait mon signal de contact.
Horst le prit, l’examina, puis le lui rendit. « Sans valeur. Tu peux le jeter. »
Je pointai mon pistolet sur eux (l’aventurière montrait de nouveau le bout de son nez).
« Donnez-moi ça ! Et doucement, s’il vous plaît ! »
Jack le déposa dans ma main et je le mis dans ma poche.
Puis, les couvrant toujours de mon arme, je posai négligemment mon autre main sur la croupe de Ninc.
« Et comment s’appelle ce garçon fait prisonnier à Forton ? »
— « On nous l’a dit à Midland, » répondit Horst, « mais je ne m’en souviens plus. »
— « Réfléchissez bien ! » lançai-je.
— « Je crois que ça me revient. Un instant…»
J’attendis. Soudain, un coup brutal me paralysa le bras, et je dus lâcher mon pistolet. Jack se précipita pour le ramasser, et Horst dit à celui qui était arrivé derrière moi : « Bravo ! Beau travail ! »
Je me sentais totalement stupide.
Horst avança vers moi, mit sa main dans ma poche et prit mon signal, le seul contact que j’avais avec la vedette et mon unique espoir de retrouver le Vaisseau. Il le laissa tomber par terre et dit d’une voix plus sarcastique que la mienne ne le serait jamais, car chez lui c’était naturel : « Tu pourras garder les morceaux ! »
Ce disant, il marcha dessus de toutes ses forces, mais la boîte ne se fêla même pas. Coléreusement, il tapa encore dessus plusieurs fois, et réussit finalement à la mettre en morceaux. Les morceaux de ma vie.
Puis, il me dit : « Je t’apprendrai à me menacer deux fois avec un pistolet ! Deux fois ! » (Il me gifla si fort que les oreilles m’en tintèrent.) « Espèce de petit tordu, va ! »
Je le regardai bien en face et lui répondis d’une voix haute et claire : « Et toi, espèce de grand salaud ! » J’aurais mieux fait de me taire. Je me souviens seulement d’une vive douleur quand son poing vint frapper ma mâchoire, puis plus rien.
La cervelle, ça n’est bon à rien si l’on ne s’en sert pas !
Je me souviens vaguement de la douleur, de la nausée et d’une impression de mouvement. Puis, plus rien. Ensuite, je me rappelle de m’être réveillée dans un lit, dans une chambre inconnue. Je ne savais pas combien de temps s’était écoulé entre ces deux souvenirs. J’avais un violent mal de tête et ma mâchoire me faisait mal dès que je la touchais. Je ne savais pas où j’étais, ni pourquoi je m’y trouvais ; je ne savais même pas pourquoi j’avais si mal.
Puis, soudain, comme une bulle de savon qui éclate, ma confusion disparut, et je me souvins de tout. J’essayais péniblement de me lever lorsque le vieil homme qui avait raconté l’histoire entra.
« Alors, ma jeune demoiselle, comment allez-vous ce matin ? » me demanda-t-il. Son visage était rouge, ses cheveux blancs, et ses yeux profondément enfoncés, bleu vif. Il respirait la force et la bonté.
— « Pas très bien, » répondis-je. « Depuis combien de temps suis-je ici ? »
— « Depuis deux jours. Et le docteur dit que vous vous remettrez bientôt. Je m’appelle Daniel Kutsov. Et vous ? »
— « Mia Laflèche. »
— « Je vous ai trouvée derrière l’enclos, après le départ de Horst Fanger. »
— « Vous le connaissez ? »
— « J’ai entendu parler de lui, comme tout le monde. Un homme très déplaisant, et ce n’est pas étonnant puisque son métier consiste à faire le commerce des Losels. »
— « Ces êtres verts s’appellent des Losels ? Pourquoi ont-ils si peur ? »
— « Ceux que vous avez vus étaient drogués. Autrement, ils n’obéiraient pas. Une fois de temps en temps, quelques-uns sont plus forts que la drogue et se sauvent dans les bois. On ne peut pas utiliser une drogue trop forte, sinon ils ne pourraient plus travailler. Et les plus forts s’échappent. Ils sont dangereux, surtout pour des hommes comme Horst, qui les achètent aux navires les amenant sur la côte. Souvent, on fait des battues pour tuer ceux qui se sont échappés. »
J’étais fatiguée, et mes idées n’étaient pas très claires. Quand je bâillais involontairement, cela me faisait mal. D’une voix mal assurée, je dis : « On dirait de l’esclavage. Et les droguer en plus, tout ça…»
— « Seul Dieu peut décider d’une telle question, » dit M. Kutsov avec douceur. « Est-ce de l’esclavage de faire travailler les chevaux ? Personne n’irait jusqu’à dire cela. La question est de savoir si les Losels sont semblables aux chevaux ou bien aux hommes, et, en toute honnêteté, je ne pourrais pas y répondre. Et maintenant, dormez un peu. Tout à l’heure, je viendrai vous apporter à manger. »
Il sortit, mais, malgré ma lassitude, j’avais si mal que je ne pus trouver le sommeil. Le vieil homme était un bouseux, et cela me mettait mal à l’aise. Il était gentil, bon avec moi… Comment concilier cela ? Je n’y parvins pas. Mon esprit était trop confus pour voir les choses clairement. Je finis par sombrer dans un sommeil agité.
Plus tard, M. Kutsov vint m’apporter de la nourriture ; il dut m’aider à manger parce que mes mains tremblaient trop. Les siennes étaient déformées, et la peau était toute plissée.
Entre deux bouchées, je lui demandai : « Pourquoi faites-vous tout cela pour moi ? »
— « Avez-vous entendu parler de la parabole du bon Samaritain ? »
— « Oui. »
Comme vous le savez, j’avais beaucoup lu.
« En résumé, » me dit-il, « l’histoire veut dire que, parfois, même l’homme le plus bas et le plus vil peut faire le bien. Mais certains livres disent qu’à l’origine l’histoire était différente. Dans la vraie version, l’homme au bord de la route était le Samaritain, le plus mauvais homme qui eût jamais vécu, et l’homme qui vint à son secours fit le bien même à celui-là. Il se peut que tu viennes des Vaisseaux, mais je n’aime pas que l’on fasse du mal à des enfants. Par conséquent, je te traite comme le Samaritain avait été traité. »
Je ne savais trop quoi dire. Je ne pense pas être mauvaise, et il aurait dû s’en apercevoir. Je ne comprenais pas que nous puissions avoir une si mauvaise réputation.
Voyant mon désarroi, il ajouta : « Excusez-moi. Je ne pense pas autant de mal des Vaisseaux que la plupart des gens. Sans eux, nous n’existerions pas du tout. Quand les choses vont mal, nous ne devrions pas oublier cela. Soyez tranquille et reposez-vous en paix ; je ne dirai à personne que vous êtes une fille des Vaisseaux. Ma maison est la vôtre. »
Le lendemain, il me suggéra d’apprendre à parler comme eux, pour ne pas me faire remarquer. Cela me parut intéressant. Mes idées étaient de nouveau claires, et je commençais à m’inquiéter d’un moyen pour prendre contact avec la vedette. Pour cela, il faudrait peut-être que je me fasse passer pour une indigène. C’était de toute façon préférable.
Je ne comprenais pas très bien M. Kutsov. J’avais le sentiment qu’il me cachait quelque chose, et que ce n’était pas une simple question de faire du bien à un méprisable Samaritain. Pour une raison ou une autre, il s’intéressait à moi.
Nous travaillâmes deux bonnes heures à ma prononciation. Certaines variations étaient constantes – comme le p, par exemple, prononcé presque comme un b – d’autres, complètement anarchiques et inclassifiables. « Ça se dit comme ça, » m’expliquait M. Kutsov, « voilà tout. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi. »
Une telle remarque suffisait à me donner envie de tout laisser tomber, mais il se donnait alors un mal fou pour m’encourager, et c’est précisément cela qui me paraissait curieux. Pourquoi se donnait-il tant de mal pour moi ?
Après des débuts pénibles, je fis des progrès rapides. C’était surtout une question de rythme, et j’ai une bonne oreille.
« Non, pas comme ça, » me dit M. Kustov une fois. « On dirait que vous avez la bouche pleine de bouillie. » Cela me surprit, car c’était exactement ce que je pensais de leur façon de prononcer.
Comme nous n’avions pas de manuel, nous parlions simplement de choses et d’autres, et il me corrigeait. Ces conversations m’apprirent à mieux connaître les colons (même dans mon esprit, je ne les appelais plus “bouseux”, pas tout le temps, du moins) et à comprendre leur haine pour les habitants des Vaisseaux.
« C’est un problème assez compliqué, » me dit-il.
« Nous vous voyons rarement, vous, les habitants des Vaisseaux. Mais nous savons que vous n’êtes pas pauvres et arriérés comme nous. Quand nous sommes arrivés sur cette planète, il n’y avait pas de savants ni de techniciens parmi nous. Je les comprends. Pourquoi auraient-ils quitté le dernier endroit de l’univers où ils pouvaient utiliser et améliorer leur savoir pour une planète dénuée de toute infrastructure ? Oui, mais nous pensons que tous les hommes ayant survécu à la destruction de la Terre ont un droit égal à l’héritage scientifique humain. Hélas ! il n’en est pas ainsi ! C’est pourquoi, dans les périodes de prospérité, nous vous haïssons en silence. Mais quand les choses vont mal, comme en ce moment, on vous maltraite, comme vous l’avez été, ou pire. »
Jusqu’à un certain point, je pouvais comprendre cela, mais jusqu’à un certain point seulement.
« Mais nous ne faisons de mal à personne, » dis-je, « Nous nous contentons de vivre notre vie, comme tout le monde. »
— « Je ne vous blâme pas, » dit M. Kutsov pensivement, « mais je ne peux m’empêcher de penser que vous avez commis une erreur et qu’un jour ou l’autre vous la paierez. »
Dès que je me sentis mieux, je pus me déplacer à mon gré dans la maison de M. Kutsov – une maison petite mais coquette, entourée d’arbres et d’un jardin, située à la lisière de Forton. M. Kutsov vivait seul et, quand il ne pleuvait pas, il cultivait lui-même son jardin. Quand le temps se gâtait, il rentrait se plonger dans ses livres. Avec son chariot, il faisait régulièrement un aller et retour jusqu’à la côte toutes les deux ou trois semaines. Cela ne lui rapportait pas grand-chose, mais il disait qu’à son âge cela lui suffisait. Je me demandais s’il le pensait vraiment.
Il me prit mes vêtements, disant qu’ils étaient inconvenants pour une fille, et m’apporta à la place des habits plus conformes à la mode de la planète. La longueur allait à peu près, mais ils étaient nettement trop larges aux épaules, et je dus les rajuster un peu avant de les mettre.
Dans la maison, j’allais où je voulais, mais je n’avais pas le droit de sortir. Comme il pleuvait deux jours sur trois (et que le troisième le ciel était menaçant), cela ne me gênait pas trop. M. Kutsov continua à me donner des leçons, jusqu’au jour où il décida que ma prononciation était devenue à peu près acceptable.
Quand M. Kutsov était sorti, je fouinais dans toute la maison, particulièrement dans la bibliothèque, qui était bien fournie. J’appris quantité de choses intéressantes. En histoire, par exemple ; les Losels étaient originaires d’un continent situé à l’ouest de la mer, où on les avait découverts un siècle plus tôt. Depuis ce temps, on les amenait par bateaux entiers et on se servait d’eux pour des travaux manuels simples. Il n’y avait pas de Losels indigènes dans ce continent, mais, maintenant, on en trouvait un assez grand nombre dans les forêts : ceux qui s’étaient enfuis. La plupart des auteurs ne leur accordaient guère d’intelligence, citant en exemple leur incapacité à effectuer des travaux autres que les tâches manuelles les plus élémentaires, le fait qu’ils n’avaient pas de langage organisé et leur apathie. Pour ma part, je me souvenais que M. Kutsov m’avait dit qu’ils étaient parfaitement capables de reconnaître leurs ennemis ; cela ne me paraissait nullement une preuve d’inintelligence. Par ailleurs, j’étais soulagée de m’en être sortie aussi facilement lors de ma rencontre avec l’un d’eux le lendemain de mon arrivée.
Géographie : j’essayais de m’orienter grâce aux cartes et j’en copiais même quelques-unes tant bien que mal.
Je découvris également un livre écrit par M. Kutsov lui-même, il y avait déjà longtemps. C’était un roman, qui portait le titre de la Route blanche. À mon avis, ce n’était pas une réussite complète – il essayait de dire trop de choses à la fois au lieu de se contenter de raconter une histoire. Mais il était quand même bien supérieur à celui de mon frère Joe.
Je le montrai à M. Kutsov, qui admit qu’il était bien de lui : « J’ai mis quarante ans à l’écrire, et, depuis, j’ai mis quarante-deux ans à en subir les répercussions politiques. Si c’était à refaire, je me demande si je l’écrirais. Lisez-le, cela vous intéressera peut-être. »
Il y avait en effet de la politique dans son livre. Il était vraisemblable que ses conditions de vie modestes et le travail manuel auquel il était astreint s’expliquaient par cela. C’est drôle, la politique.
Je découvris deux autres choses. D’abord, mes vêtements, que M. Kutsov avait cachés. Ensuite, en lisant un journal, j’obtins la réponse à une question que je m’étais abstenue de poser à M. Kutsov. Un petit entrefilet se terminait par ces lignes : «… Après sa condamnation à trois mois de prison, M. Dentremount a été envoyé à la prison de Forton pour y purger sa peine. »
Le chef d’accusation était « violation de domicile », mais je crois que « incitation à émeutes » aurait été plus exact. Ils auraient au moins pu écrire son nom correctement. En tout cas, c’était bien mon Jimmy.
À la première occasion, je mis mes vêtements et sortis en cachette pour faire un tour en ville. Je vis où était la prison, et passai également, par hasard, devant l’établissement où Horst Fanger vendait ses victimes aux enchères. J’entendis dire que c’était le quartier le plus mal famé de la ville, parce que Fanger et d’autres gens du même acabit l’habitaient.
Lorsque je revins, M. Kutsov était très en colère.
« Ça ne se fait pas, pour une femme, de sortir habillée comme cela ! » me dit-il. « C’est très mal ! »
Les jours qui suivirent, il me surveilla de près, puis finit par se convaincre que j’avais compris la leçon.
Pendant ces deux jours, où je restai bien sagement dans la maison, je fis une autre découverte : une photo de M. Kutsov jeune, accompagné par une femme et une petite fille à peu près de ma taille mais aux épaules nettement plus larges. Ses cheveux étaient brun foncé.
Lorsque je lui parlai de cette photo de famille, il s’assombrit, me disant simplement : « Elles sont mortes. »
Je ne pus m’empêcher de penser que cela avait peut-être un rapport avec l’affection qu’il me témoignait. M. Kutsov était un homme intelligent et bon, mais il y avait dans son comportement à mon égard quelque chose d’inexplicable ou d’irrationnel. Il voulait que je reste toujours dans la maison, bien qu’il sût parfaitement que je ne le voulais ni ne le pouvais. Lorsque je sortais, il était malheureux, mais, ensuite, il était pathétique de voir de combien peu il se contentait pour être rassuré. Il préparait déjà un nouveau voyage vers la côte, mais était trop “vieux jeu” pour consentir à m’emmener. Cependant, il faisait un tas de plans pour organiser mon séjour pendant son absence : il m’explique tout, y compris ce que je devais faire si le beurre ou les œufs venaient à manquer. Je suivis ses explications avec gravité, et il en fut tout heureux.
Un jour qu’il était sorti pour trouver des marchandises à transporter, je retournai à la prison. Pour y arriver, il fallait traverser la ville presque entièrement. Bien que ce fût la capitale, elle était de dimensions fort modestes. C’était une journée froide et humide – c’est ce que je déteste le plus sur les planètes ; j’arrivai devant la prison sous un ciel de plus en plus menaçant. C’était une solide bâtisse carrée de deux étages, construite en gros blocs de pierre. Toutes les fenêtres avaient une double rangée de barreaux. Le tout était entouré d’une lourde grille de fer. Elle semblait aussi imprenable qu’une forteresse. Entre la grille et les murs patrouillaient deux énormes chiens au poil long et à l’air féroce. L’un d’eux ne me quitta pas d’une semelle pendant que je faisais le tour du bâtiment.
J’allais en faire le tour une seconde fois lorsqu’une averse se déclencha. Cela m’aida à prendre ma décision. Je courus jusqu’au portail et me faufilai à l’intérieur.
J’étais en train de secouer mes vêtements mouillés lorsqu’un homme en uniforme vert sortit d’un des bureaux qui bordaient le vestibule. Un instant, mon cœur s’arrêta de battre, mais l’homme s’engagea dans les escaliers sans même me jeter un regard. Cela me redonna courage, et je me mis à examiner ce qui m’entourait.
J’étais en train de lire un tableau d’annonces quand un autre homme en vert sortit d’un des bureaux. Il se dirigea droit vers moi, tout à fait comme Mme Keithley. Sans hésiter, j’allai à sa rencontre, et lui dis, de mon ton le plus innocent : « Monsieur, pourriez-vous m’aider, s’il vous plaît ? »
C’était un homme grand et large, aux gestes assez lents. Il portait une sorte de triangle de tissu cousu sur la manche et une petite plaque sur la poitrine, où il y avait marqué “Robards”. À la réflexion, il semblait plutôt de bonne composition, pas du tout comme Mme Keithley.
— « Eh bien, ça dépend, » me répondit-il. « Qu’est-ce que tu veux ? »
— « Voilà : Jerry doit écrire un essai sur le Capitole, Jimmy doit interviewer le maire de la ville et moi… mon sujet c’est vous. »
— « Attends une minute. D’abord, comment t’appelles-tu ? »
— « Billy Davidow, » dis-je, me souvenant d’un nom que j’avais lu dans les journaux. « Et je ne sais pas quoi dire sur la prison, monsieur. Je m’étais dit que vous auriez peut-être la gentillesse de me montrer un peu, et de m’expliquer des choses. »
— « Tu es parent avec Hobard Davidow ? » me demanda-t-il.
— « Non, monsieur. »
— « Heureusement. Sais-tu qui était Hobard Davidow ? »
Je secouai la tête.
« Oui, tu es un peu jeune pour ça. Nous l’avons exécuté il y a six… non, sept ans. Il avait fait des erreurs politiques. » Il se tut un moment, puis ajouta : « Désolé, fiston, mais on a beaucoup de travail aujourd’hui. Reviens plutôt un après-midi vers la fin de la semaine. Ou même un soir. »
Lentement, je dis : « Mais il faut que je rende ma rédaction cette semaine…»
Il hésita un moment, puis se décida : « Bon, je vais te faire faire le tour. Mais en vitesse, je ne peux te consacrer beaucoup de temps. »
Les bureaux étaient au rez-de-chaussée, et il y en avait encore quelques-uns au second étage. Au sous-sol, il y avait un arsenal et un stand de tir. La plupart des cellules étaient au premier étage. Au second, on mettait surtout les violents.
« Si le juge dit sécurité maximum, on les met au second, mais les autres sont au premier, à moins qu’on n’ait plus de place. En haut, on n’a qu’un seul gars en ce moment, un jeune. »
Mon cœur se décrocha.
« Un vrai sale type. Il a déjà tué un homme ! »
Mon cœur se remit à battre normalement. Ce n’était certainement pas Jimmy et sa violation de domicile.
Au second, il y avait trois portes faites de barreaux d’acier avant même d’arriver aux cellules, sans compter un garde armé à chaque bout du couloir. L’éclairage était fourni par des lampes à huile dont la lumière était chaude et jaune. Nous n’allâmes pas plus loin que la première porte. Le sergent Robards m’expliqua comment c’était. Il ajouta tristement : « La semaine prochaine, ça sera plein. Les anti-inflationnistes recommencent à s’agiter, et il va falloir les calmer. Hum… Mais n’écris pas cela dans ta rédaction, hein ? »
— « Oh non ! Certainement pas ! » lui assurai-je.
Les cellules ordinaires du premier étage étaient bien moins impressionnantes, et j’eus droit à une visite guidée. Aux côtés de Robards, je parcourus le couloir central, jetant un coup d’œil dans chaque cellule, au passage. Cela me donna l’occasion de regarder Jimmy Dentremont bien en face ; il fit comme s’il ne m’avait même pas vue. J’ai toujours su qu’il était un garçon intelligent – et adorable.
Le sergent Robards me désigna les cellules.
« Tous ceux-là ont été condamnés à des peines légères. Une semaine, deux à trois mois au maximum. » Il agita son trousseau de clefs. « Ils sortiront dans peu de temps. »
Lorsque nous fûmes redescendus dans le hall, je le remerciai chaleureusement :
« Vraiment, sergent, ça a été passionnant. »
— « Ne me remercie pas, ça m’a fait plaisir. Si jamais tu as le temps, reviens me voir un jour où je serai de service. Les jours de garde sont affichés au tableau. »
— « Merci, » lui dis-je. « J’espère que je pourrai. »
Je revins à la maison en courant sous la pluie. Lorsque M. Kutsov rentra, une heure plus tard, j’étais vêtue d’habits secs et “convenables” et je lisais tranquillement dans un fauteuil.
Avant de visiter la prison, je n’avais que des idées très vagues sur la façon dont je m’y prendrai pour faire sortir Jimmy. J’avais, par exemple, caressé l’idée d’obliger le gouverneur à le libérer, sous la menace d’un pistolet. J’y réfléchis longtemps, parce que l’idée me plaisait, mais je l’abandonnais parce qu’elle était stupide.
Je finis par me décider pour une procédure très simple. Il était fort possible que cela ne réussisse pas, mais le temps pressait et je ne pouvais compter que sur moi-même. Avant de quitter la prison, j’avais, comme me l’avait conseillé le sergent Robards, examiné attentivement la liste des tours de garde.
M. Kutsov partit deux jours plus tard, son chariot lourdement chargé.
« Je reviens dans six jours, Mia, » me dit-il. « J’espère que vous savez bien où tout se trouve et ce que vous devez faire ? »
Je le rassurai et le regardai partir. Je m’étais habillée en rose, parce que je savais qu’il aimait cette couleur. Je lui fis signe jusqu’à ce qu’il eût disparu, puis je rentrai dans la maison et lui écrivis une lettre. Je ne lui dis pas ce que j’allais faire, pour ne pas l’effrayer inutilement, mais je le remerciai de tout ce qu’il avait fait pour moi. Je la laissai dans la bibliothèque, où il la trouverait sûrement. J’étais désolée de le rendre malheureux, mais il m’était vraiment impossible de rester.
Ensuite, j’allai à la cuisine et rassemblai des provisions, ainsi que divers objets dont j’aurais besoin : des allumettes et des bougies, un couteau… Après en avoir fait un paquet, je remis mes vêtements de garçon.
Je partis dès la tombée de la nuit. Il tombait une pluie fine, qui me caressait agréablement le visage – c’était bien la première fois que j’appréciais la pluie. Dans une poche, j’avais un crayon et du papier ; ça, c’était pour mieux jouer mon rôle. Dans l’autre, j’avais une chaussette, de la ficelle très solide et des allumettes.
Je m’étais dit que la prison était, certes, une forteresse, avec des barreaux, des chiens, des fusils… mais tout cela était principalement destiné à empêcher les condamnés d’en sortir – mais pas tellement à empêcher les gens d’y entrer.
Dans les histoires de cow-boys que j’avais lues, il était coutumier d’entrer de force dans les prisons pour libérer quelqu’un. Cela faisait en quelque sorte partie de la vie quotidienne ; c’était prévu. Mais, ici, cela ne devait certainement pas se faire – ce n’était pas prévu, ce qui était un grand avantage pour moi. Je savais à quoi ressemblait la prison, et je savais aussi qui j’y trouverais. Et, quand ils me verraient arriver, ils ne me prendraient pas pour un bandit désespéré prêt à tout pour faire sortir un de ses complices, mais pour un petit écolier avide d’apprendre. Et c’était là, je pense, que résidait mon principal atout.
D’un autre côté, je ne pouvais compter que sur moi-même. Si je commettais la moindre erreur, ou si je n’avais pas de chance, je me retrouverais en prison aux côtés de Jimmy, et sûrement au deuxième étage par-dessus le marché !
Peu avant d’arriver à la prison, je m’agenouillai sur le sol et emplis à moitié la chaussette de sable humide.
Cette fois-ci, je n’hésitai pas. J’allai droit vers le portail. Seuls deux des bureaux donnant sur le hall étaient éclairés par des lampes à huile. Je regardai dans le premier. Le sergent Robards était là.
« Bonjour, sergent, » lui dis-je. « Comment allez-vous, ce soir ? »
— « Bonjour, Billy. Pour le moment, tout est calme, mais ça ne va pas durer. »
— « Ah oui ? »
— « Oui. Cette nuit on va arrêter les anti-Rédemptionnistes. Les gars viennent juste de partir. Tu ne pourras pas rester longtemps. »
— « Oh ! »
— « Et ta rédaction, ça a marché ? »
Cela me prit au dépourvu, mais j’eus vite fait de me ressaisir.
— « Je viens juste de la terminer ; je ne la rends que demain. »
— « Tu as vu tout ce que tu voulais voir, alors ? »
— « Oui, oui. J’étais juste venu vous dire bonjour. Et puis, vous vous souvenez, au stand de tir, vous m’aviez dit qu’un jour vous me montreriez…»
Il regarda l’horloge murale.
— « D’accord. Je suis champion de la ville, tu sais. »
— « Formidable ! » m’exclamai-je, tout en me disant que je devais avoir l’air bien stupide.
Nous descendîmes au sous-sol ; Robards marchait devant moi, nous éclairant avec une lampe. Arrivé près de la salle de tir, il prit son trousseau et chercha la clef. Je sortis la chaussette bourrée de sable de ma poche. J’hésitai : il n’est pas facile de se décider à faire mal délibérément à quelqu’un. Mais, juste à ce moment, il tourna la tête pour me dire quelque chose. Sans réfléchir davantage, j’abattis de toutes mes forces la chaussette sur sa nuque. Il s’effondra. J’essayai de le retenir, mais il était trop lourd pour moi. En le poussant contre le mur, je réussis pourtant à freiner sa chute et l’étendis doucement sur le sol. Je laissai la lampe là où il l’avait posée.
L’arsenal se trouvait de l’autre côté de la salle. Je pris le trousseau de la main de Robards ; la clef que je cherchais devait être une de celles se trouvant à côté de celle du stand de tir. En effet, la porte s’ouvrit au second essai. Je retournai auprès du sergent Robards, l’empoignai par le col de sa veste et parvins à le traîner jusque dans l’arsenal. Ensuite, je sortis ma cordelette et lui liai les pieds et les mains, vidai le sable contenu dans la chaussette et lui fourrai celle-ci dans la bouche. Mon cœur battait à se rompre, et ce fut en haletant que j’allai chercher la lampe.
Revenue dans l’arsenal, je passai en revue l’armement. Rien de moderne, bien sûr, rien que des antiquités fonctionnant à la poudre, avec des balles de plomb. Je ne m’en étais jamais servie, mais je savais que l’arme ne restait pas immobile lorsqu’on tirait – question de réaction et de forces égales et opposées, tout ça ; je choisis donc une paire des plus petits pistolets que je trouvais, et, en fouillant un tiroir, je finis par dénicher des balles de ce calibre. Je fourrai le tout dans ma poche.
Je refermai soigneusement la porte et restai un moment indécise, regardant les clefs. Il y en avait dix en tout. En tout cas, pas assez pour ouvrir toutes les cellules… J’aurais peut-être mieux fait d’aller menacer le gouverneur.
Le cœur battant, je soufflai la lampe et montai les escaliers à tâtons. Le hall du rez-de-chaussée était vide. Je m’engageai dans l’escalier de bois menant au premier, guidée par une petite lumière filtrant des étages. De tout en haut, au second, venait un bruit de voix et un rire soudain s’éleva. Retenant ma respiration, j’avançai sur la pointe des pieds jusqu’à la cellule de Jimmy.
Dès que je murmurai son nom, je l’entendis bouger. Arrivé à la porte grillagée, il me murmura : « Je suis heureux de te voir. »
— « J’ai les clefs, » lui répondis-je. « Laquelle est-ce ? »
— « Celle marquée ”D”. Elle ouvre les quatre cellules de ce côté. »
Comme je n’y voyais rien, je retournai près des escaliers pour la trouver. Ensuite, j’ouvris sa cellule en faisant le moins de bruit possible.
« Viens, » dis-je. « Il faut sortir d’ici en vitesse. »
Nous étions presque arrivés aux escaliers lorsque nous entendîmes quelqu’un monter. Nous nous collâmes contre le mur en retenant notre respiration.
Les pas approchèrent, puis s’arrêtèrent.
— « C’est toi, Robards ? » demanda la voix du policier. Puis, soudain, il nous aperçut. « Que signifie…»
Je fis un pas en avant et le menaçai d’un des pistolets ; je ne les avais même pas chargés, d’ailleurs…
« Du calme, » lui dis-je. « Nous n’avons rien à perdre ! Si tu tiens à ta vie, lève les mains ! »
Il s’exécuta.
« Bien ! Maintenant, passe devant moi ! »
Nous le fîmes entrer dans la cellule que Jimmy venait de quitter. Juste avant de refermer la porte, je le frappai à la tête de la crosse du pistolet. Je dus lui faire plus de mal qu’à Robards ; le fer, c’est quand même plus dur que du sable ! Mais cela me fit moins d’effet, car je ne le connaissais pas personnellement. Il poussa un gémissement et s’écroula. Je ne tentai pas d’amortir sa chute. Je venais de refermer la porte lorsque j’entendis murmurer dans une des autres cellules, puis une voix dire très distinctement : « Ta gueule ! »
Je me tournai dans la direction des voix : « Vous voulez vous faire descendre ? »
Une voix calme et neutre nous répondit : « Non, non, on ne cherche pas d’ennuis. »
« Vous voulez qu’on vous fasse sortir ? »
La voix se fit amusée : « Non, vraiment pas. Merci quand même. Je dois sortir demain et, franchement, je préfère attendre. »
« Viens, » dit Jimmy. « Ne perdons pas de temps. » Vers le milieu des escaliers je lui demandai : « Où est ton signal ? Il nous le faut absolument. »
— « Je ne l’ai pas… Les soldats qui m’ont arrêté m’ont tout pris, sauf mes vêtements. »
— « Eh bien ! on est dans de sales draps ! » dis-je, dépitée. « Le mien est brisé, irrécupérable. »
— « Oh non ! » s’exclama Jimmy avec une douloureuse surprise. « Et moi qui comptais sur toi ! Il faut donc absolument retrouver le mien ! »
C’était vite dit. Nous nous perdîmes dans la nuit. Au bout de quelques centaines de mètres, dans une petite rue déserte, Jimmy me prit dans ses bras et nous nous embrassâmes longuement. Ensuite, je lui donnai un des pistolets et la moitié des munitions. Il le chargea immédiatement.
« Dis-moi, Mia… Tu aurais réellement tiré sur le gardien ? »
— « Je n’aurais pas pu. Le pistolet n’était pas chargé. »
Cela le fit rire. Redevenant sérieux, il me demanda : « Et que faisons-nous maintenant ? »
— « Nous allons voler des chevaux, » dis-je sans un instant d’hésitation. « Et je sais où. »
— « Tu crois vraiment ? »
— « Le type auquel on va les prendre m’a volé Ninc et tout ce que je possédais. Il a brisé mon signal, et m’a battue. »
— « Il t’a battue ? » demanda Jimmy, inquiet.
— « Oui, mais ça va maintenant. Je m’en suis remise. »
Une odeur fétide régnait sur tout le quartier ; loin de la dissiper, la pluie semblait la rendre plus tenace et plus écœurante encore. Il y avait des écuries à Losels tout le long de la rue. Arrivés à l’enclos de Fanger, nous nous glissâmes sans bruit à l’intérieur. Je ne sais si les Losels nous avaient entendus ; toujours est-il qu’ils restèrent silencieux. J’avais repéré l’écurie. Jimmy en referma la porte derrière nous.
« Non, » lui dis-je. « Va monter la garde dehors. Ce sont des gens dangereux, prêts à tout. Je me charge de choisir les chevaux. »
Je grattai une allumette et, apercevant une lampe, l’allumai. J’eus vite fait de découvrir mon brave vieux Ninc ; sa selle était accrochée près de lui. Après l’avoir fixée, je choisis un cheval noir et blanc d’assez petite taille pour Jimmy, ainsi qu’une selle et des sacs de selle.
Cela fait, je regardai dans tous les recoins de l’écurie ; à ma surprise, j’y découvris ma tente gonflable – ils n’avaient sans doute pas découvert comment elle fonctionnait – et même mon sac de couchage. Je fis mon deuil du reste de mes possessions. Il faudrait que Jimmy me passe quelques-uns de ses vêtements.
Obéissant à une impulsion, je pris mon carnet juste avant de sortir. J’écrivis : « Je suis une fille, espèce de bouseux ! » puis j’arrachai la page et l’accrochai à un clou. Ensuite, je soufflai la lampe et ressortis avec les chevaux.
Arrivés dans la rue, nous les montâmes. Je ne regrettais pas d’avoir laissé ce mot, mais de ne pas avoir trouvé un meilleur nom que “bouseux”. Tout en chevauchant, je demandai à Jimmy comment il s’était fait prendre.
« Au nord de la ville, il y a un camp militaire. Et ils ont une vedette, volée à un des autres Vaisseaux. »
— « Je l’ai vue l’autre jour. »
— « Je me suis fait prendre pendant que j’examinais les lieux. C’est là qu’ils m’ont confisqué toutes mes affaires. »
— « J’ai une carte, » dis-je.
Comme mes copies étaient complètement ratées, je m’étais, à contrecœur, décidée à emporter une des cartes de M. Kutsov. « Ainsi, nous trouverons facilement le chemin. »
Je lui parlai de M. Kutsov.
« Il est parti cet après-midi. J’ai rassemblé un certain nombre de choses dont nous aurons besoin, et il va falloir passer les prendre. Plus vite nous nous éloignerons de cette ville, mieux cela vaudra. »
Nous contournâmes la maison pour entrer par le jardin.
« Tiens les chevaux » dis-je à Jimmy. « J’en ai pour une minute. »
À peine étais-je entrée dans la maison que j’entendis la voix de M. Kutsov : « Bonjour, Mia. »
— « Bonjour, » dis-je en refermant la porte.
— « Je suis revenu, » dit-il. « Et j’ai lu votre mot. »
— « Pourquoi êtes-vous revenu ? »
— « J’avais des scrupules à vous laisser seule ici, » dit-il tristement. « Je suis désolé. Je vous avais sous-estimée. C’est un autre enfant des Vaisseaux qui est dehors ? »
— « Vous n’êtes pas en colère ? »
Il secoua lentement la tête.
— « Non, je ne vous en veux pas. Je crois comprendre. Je n’aurais jamais pu vous garder. Je l’avais cru, mais je suis un pauvre imbécile. »
Je ne sais pourquoi, mais je me mis à pleurer, sans pouvoir m’arrêter.
— « Excusez-moi, » dis-je entre deux sanglots. « Excusez-moi. »
— « Vous voyez, » dit-il. « Vous avez même repris votre accent d’avant. »
À ce moment, on frappa à la porte, et M. Kutsov alla ouvrir. Un policier en uniforme vert se tenait dans l’embrasure ; dans la lumière de l’unique bougie qui éclairait l’entrée, son visage était tout jaune.
« Daniel Kutsov ? » demanda-t-il.
Instinctivement, je me cachai dans l’ombre, tout en essuyant mes larmes avec ma manche.
Le policier fit un pas en avant et annonça d’une voix sans expression : « J’ai un mandat d’amener. »
Terrorisée, je regardai les deux hommes. M. Kutsov semblait avoir complètement oublié ma présence. Le policier avait un visage jaune et dur, pas du tout comme le sergent Robards, qui avait une certaine gentillesse en lui – tandis que celui-ci…
« Retourner en prison… ? » balbutia M. Kutsov. « Encore une fois pour mon livre ? » Il secoua la tête. « Non. »
— « Ça n’a rien à voir avec un livre, Kutsov. Le gouverneur Moray a ordonné d’arrêter tous les dissidents, et il est de notoriété publique que vous êtes anti-Rédemptionniste. Allez, venez ! » Il prit M. Kutsov par le bras.
Il se dégagea d’un mouvement brusque. « Non, je ne retournerai pas en prison. Ce n’est pas un crime d’être contre la stupidité. Je n’irai pas ! »
— « Il faudra bien que vous veniez, » dit le policier. « Vous êtes en état d’arrestation. »
Je savais que M. Kutsov était vieux, du moins selon les critères de cette planète, et je m’étais déjà demandée s’il avait encore tous ses esprits, mais, cette fois, il en donna une preuve flagrante. Levant un bras impérieux, il dit d’une voix vibrante : « Sortez de ma maison ! »
Le policier avança d’un pas de plus. Je les regardais avec effroi et fascination. J’étais paralysée et ne pouvais que regarder. C’était la première fois que cela m’arrivait ; par la suite, en y repensant, cela me permit de mieux comprendre l’attitude de Zena Andrus dans la conduite d’air. Mais, dans mon cas, ce n’était pas simplement de la peur ; les événements se déroulaient devant moi comme un carrousel tournant de plus en plus vite, et sans que je puisse me décider à sauter à bord.
Le policier dégaina son pistolet. « Vous m’accompagnerez, même si je dois tirer ! »
M. Kutsov frappa alors le policier, qui, en guise de représailles, le battit à mort. Plus exactement, il le frappa une première fois. Si M. Kutsov était tombé à ce moment-là, les choses en seraient sans doute restées là. Mais il ne tomba pas, et le policier continua à frapper, continua jusqu’à ce qu’il s’écroule enfin.
Je dus pousser un cri ; je ne m’en souviens pas, mais Jimmy me l’affirma. C’est le cri qui attira son attention et le fit entrer dans la maison. Le résultat fut que le policier leva les yeux sur moi. Je me souviens très bien de son regard. Il brandit le pistolet avec lequel il avait frappé M. Kutsov et le pointa sur moi.
Puis, juste derrière moi, il y eut trois détonations, en succession rapide. Le policier resta un instant immobile, oscilla légèrement, comme si la vie hésitait à le quitter, puis il s’écroula enfin d’un bloc. Tout s’était passé très vite. Un instant, ma vie se trouvait entre ses mains ; une seconde plus tard, il était mort.
Je passai à côté de son corps sans même le regarder et allai vers M. Kutsov. Alors que je m’agenouillais devant lui, ses yeux s’ouvrirent et il me regarda.
Je le pris doucement par les épaules et me remis à pleurer, répétant plusieurs fois : « Excusez-moi ! Oh ! excusez-moi ! »
Il sourit et dit d’une voix faible, mais audible : « Tout ira bien, Natacha. »
Un moment plus tard, il ferma les yeux, comme s’il était terriblement fatigué, et mourut.
Un peu plus tard, Jimmy me prit par l’épaule. Je levai la tête vers lui. Il était pâle, et semblait fortement ébranlé.
— « Nous ne pouvons plus rien pour lui Mia. Partons, pendant qu’il en est encore temps. »
Il souffla la bougie avant de sortir.
« Nous ne pouvons plus rien pour lui, Mia. Partons. »
Nous chevauchâmes pendant plusieurs heures vers le nord, sous une pluie incessante. Lorsque la route s’engagea dans les collines, nous prîmes des raccourcis à travers champs. C’était fatigant et pénible. La pluie avait traversé nos vêtements et nous étions souvent obligés de mettre pied à terre pour conduire nos montures à travers des buissons épineux qui nous blessaient. Au murmure de la pluie se mêlait le sifflement du vent dans les branches. Notre seule consolation était que la pluie aurait vite fait d’effacer nos traces.
Arrivés suffisamment loin pour nous sentir en sécurité, nous fîmes halte. Nous devions être à une journée de marche du camp militaire où nous espérions retrouver les effets de Jimmy. Nous étions épuisés et meurtris. C’était, de plus, la première fois que Jimmy tuait quelqu’un, et il réagissait fort mal. Dans les livres que je lisais, tuer était un amusement comme un autre, et les cadavres étaient matière à comptabilité. Dans la réalité, il en va tout autrement, du moins pour les personnes normales. Pointer un pistolet et appuyer sur la gâchette, c’est peut-être du sport, mais le résultat est irrévocable. Le policier ne se relèverait pas pour jouer la partie suivante, pas plus que M. Kutsov. Ils étaient morts, et pour toujours. Et cela nous rongeait.
Je me suis toujours demandée comment on se sent lorsqu’on joue un rôle dans l’histoire d’un autre. Être celui qui est de garde au palais lorsque César passe, et qui claque des talons ; être le personnage anonyme que le héros massacre au passage, en se précipitant pour sauver l’héroïne menacée. Ces figurants sont semblables à des mouchoirs en cellulose, que l’on jette après s’en être servi. Dans les histoires, il n’arrive jamais qu’ils lâchent leurs armes ou quittent leur poste, et disent : « Je donne ma démission. J’en ai assez qu’on se serve de moi. » Mais ils sont là pour qu’on se serve d’eux, soit simplement pour donner de l’atmosphère, soit pour servir d’obstacles mineurs dans l’ascension du héros. L’ennui, c’est que, pour lui-même, chacun de nous est son propre héros, et qu’il considère tous ceux qui l’entourent comme des figurants. Personne n’aime être utilisé, puis rejeté comme un mouchoir sale. Mais, par cette triste et humide nuit, je m’aperçus que je n’aimais pas davantage voir arriver cela à autrui. Pour le policier, M. Kutsov était un figurant qui se rebella au mauvais moment, et qui fut donc supprimé. Peu après, le policier lui-même cesse d’être un héros pour devenir à son tour un figurant, et son histoire se termine là. Oh ! je ne blâme pas Jimmy. Si j’avais été à sa place, j’aurais agi exactement pareil, simplement pour rester en vie. Pour Jimmy, le policier n’était d’ailleurs pas un simple figurant. Jimmy a toujours été plus humain et plus sensible que moi, et il dut lui en coûter beaucoup de le tuer. J’avoue que, pour moi, il restait un figurant. Néanmoins, sa mort me travaillait aussi, et pas seulement celle de M. Kutsov.
Si cela m’était possible, je voudrais édicter une loi selon laquelle nul n’a le droit de tuer une personne qu’il ne connaît pas assez bien pour que son acte ait de l’importance. On ne devrait jamais tuer comme on se mouche. La mort est une chose suffisamment grave pour qu’elle touche celui qui la cause.
Luttant contre notre lassitude, nous finîmes par attacher les chevaux à l’abri d’un bouquet d’arbres. Pendant que je gonflais la tente, Jimmy sortait le sac de couchage. Nous mîmes toutes nos affaires à l’abri sous la tente, car il continuait à pleuvoir. Il nous restait juste assez de place pour s’allonger. Nous laissâmes la lampe allumée le temps de nous déshabiller. Ce ne fut pas facile, car nos vêtements étaient trempés et la tente était exiguë. Ce n’est pas agréable, croyez-moi, de s’asseoir le derrière nu sur une selle froide et humide. Jimmy avait davantage de poils que je ne l’aurais cru. Finalement, nous étalâmes nos vêtements pour qu’ils sèchent et nous nous couchâmes.
Le sac de couchage était glacé, et je passai mes bras autour de Jimmy. Sa peau aussi était froide, au début du moins, mais son corps était solide et réconfortant. Et j’avais besoin de réconfort. Lui aussi, je crois.
Je lui touchai la joue. « Je ne t’en veux plus, tu sais. »
— « Je sais, » dit-il. « Je ne pensais pas que tu étais vraiment fâchée. Il faut que je t’accepte comme tu es, même lorsque tu dis des bêtises. Tes pensées sont ce qu’elles sont, voilà tout ! »
Il m’embrassa avec douceur, et je ne restai pas passive.
« Je suis heureux que tu sois venue me chercher. »
Il me caressa doucement le dos et les épaules. Cela me faisait frissonner.
« As-tu froid ? » me demanda-t-il.
— « Non. Tu pensais que je viendrais ? »
— « Je crois que je l’espérais. Je suis heureux que tu sois venue. Toi, Mia ; pas quelqu’un d’autre. »
Il se tourna de côté et posa la main sur un de mes seins. Je couvris sa main de la mienne.
« Tu es belle. »
— « Pourquoi ne me l’as-tu jamais dit ? »
Nous nous étions embrassés et avions fait quelques autres choses, et, malgré nos disputes, je pensais qu’il avait de l’affection pour moi, mais il ne m’avait jamais dit qu’il aimait mon apparence. J’appuyai plus fort sa main sur mon sein et lui embrassai la joue et la bouche. Cela faisait des jours que je ne m’étais pas sentie si bien, si au chaud, tellement en sécurité. C’était bon de le tenir ainsi.
Je lâchai sa main et il la laissa vagabonder.
« Je n’avais jamais osé, » dit-il. « Tu t’en serais servie contre moi. Oh ! que c’est drôle ! Quand je touche celui-ci, je ne sens rien, et, quand je touche celui-là, je sens ton cœur. »
— « Moi aussi, je sens ton cœur. Boum, boum, boum, boum, boum. »
J’embrassai sa main ; il la porta à son visage, puis j’embrassai son visage.
« Alors, tu me trouves jolie ? »
— « Bien sûr. Tu es belle. J’aime ton corps. J’aime ta voix – elle n’est pas trop aiguë. J’aime te toucher. » Il bougea sa main. « J’aime ton odeur. » Il pressa son visage dans mes cheveux.
— « C’est curieux, » dis-je. « Je ne crois pas que tout ceci me plairait si je n’aimais pas également ton odeur. Je n’y avais jamais pensé auparavant. Pourquoi dis-tu que je m’en serais servie contre toi ? »
— « Tu m’aurais sans doute dit quelque chose de mordant, ou de méprisant. Je ne pouvais pas courir ce risque. »
Il avait parlé lentement, avec sérieux. Je ne m’étais jamais rendu compte qu’il fût aussi vulnérable.
— « Il m’est arrivé de dire des choses méchantes, » répondis-je, « mais je ne l’aurais jamais fait si tu m’avais dit cela. »
Il embrassa un de mes seins ; d’un mouvement hésitant, il en caressa le mamelon avec sa langue, et il gonfla sans que ma volonté y fût pour quelque chose. Mon cœur bondit dans ma gorge et grandit, grandit ; je crus qu’il allait éclater. Nous nous serrâmes encore plus fort l’un contre l’autre, et nous nous embrassâmes passionnément, profondément, longtemps, puis j’écartai les genoux pour lui.
Sur le Vaisseau, le sexe c’est pour les adultes. Pour ces derniers, il importe relativement peu avec qui ils couchent ; personne n’ira vérifier. Mais, comme partout ailleurs, les gens ont tendance à avoir une certaine discrimination, et une certaine suite dans les idées – du moins, les gens avec lesquels je suis susceptible de me lier d’amitié. Je ne pense pas que j’aurais envie de connaître de plus près ceux qui font des encoches au pied de leur lit, qui prennent le sexe à la légère, au gré des occasions. Je ne pourrais pas agir de la sorte ; je suis trop vulnérable pour cela. J’aime faire l’amour, mais je ne peux le faire que si, à la simple attirance physique, viennent s’ajouter une certaine confiance, de l’affection et du respect. Cela faisait deux ans que je connaissais Jimmy, et presque aussi longtemps que j’étais attirée par lui, mais je ne crois guère que j’aurais pu faire l’amour avec lui plus tôt.
Dans un sens, Jimmy et moi étions destinés l’un à l’autre. Que nous nous fussions rencontrés ou pas, et que nous nous soyons plu ou pas, nous aurions de toute façon eu au moins un enfant ensemble. Mais il s’agit là d’un processus purement mécanique, qui n’a rien à voir avec la vie commune et l’amour. Il était merveilleux que, dans ces conditions, nous nous fussions aimés. La passion que l’on éprouve à l’âge de quatorze ans n’est certes pas un sommet, mais l’on n’a pas toujours quatorze ans, et les passions évoluent.
Sur le Vaisseau, le sexe, c’est pour les adultes. Nous n’étions pas officiellement des adultes, mais nous avions besoin l’un de l’autre, et je n’étais plus aussi à cheval sur les règles que dans le temps. Nous avions besoin l’un de l’autre, et le moment était bien choisi. Si nous ne revenions pas au Vaisseau, qui s’en inquiéterait jamais ? Et si nous y revenions, nous serions officiellement devenus des adultes, et la question n’aurait plus de raison d’être.
Et ainsi, nous fîmes l’amour, enlacés dans la nuit sous la pluie incessante, chacun trouvant la sécurité dans la présence de l’autre. Nous ne savions pas ce que nous faisions, sauf en théorie, et nous étions maladroits comme des chatons. Dans un sens, ce fut un ratage, mais un ratage extrêmement agréable. À la fin, nous eûmes comme un aperçu d’un sommet que nous ne pouvions pas atteindre.
Nous restâmes allongés quelques minutes sans parler, puis Jimmy demanda : « Comment était-ce ? »
Je répondis, d’une voix déjà ensommeillée : « Je pense que ça demande de l’entraînement. »
Juste avant de sombrer dans le sommeil, j’ajoutai : « Mais c’était bien réconfortant. »
La nuit suivante, nous laissâmes nos chevaux attachés dans un petit bois. Nous avions parcouru bien des milles depuis la veille. Nous étions arrivés sur la colline à la fin de l’après-midi, puis nous nous étions faufilés à travers les arbres pour avoir une vue sur le camp. Au-dessous de nous, une ville prise entre un cercle de collines s’étendait dans la lumière dorée. De notre côté, avant la ville, il y avait un camp militaire entièrement clos, parcouru par des patrouilles armées. Au centre, dans ce qui devait être le terrain de manœuvres, se trouvait la vedette.
« C’est la vedette qui m’avait intrigué, » m’expliqua Jimmy. « J’y étais entré pour la regarder de plus près, et je suis devenu imprudent. C’est ainsi que je me suis fait prendre. »
Le champ de manœuvre était rectangulaire, et entouré de bâtiments sur trois côtés. Le petit côté fermé par des bâtiments nous faisait face et le côté ouvert regardait la ville. Entre les bâtiments, il y avait quelques arbres clairsemés. L’ensemble du camp était clos par un haut grillage muni de pointes. De l’enceinte au bâtiment le plus proche, il y avait un espace libre d’une trentaine de mètres.
« Tu vois, là, » me dit Jimmy, « ce grand bâtiment à un étage ? C’est leur quartier général, et c’est là qu’ils m’ont emmené en attendant l’arrivée de la police. Avec un peu de chance, mes affaires devraient toujours y être. »
Le bâtiment, de brique rouge avec un toit de tuiles grises, dominait le terrain de manœuvres. Il n’y avait que deux ou trois autres bâtiments à un étage plus petits ; tout le reste était de plain-pied : baraquements, écuries, etc.
Nous observâmes les agissements des gardes. Le plus proche de nous mettait vingt minutes à parcourir, au pas lent et mesuré d’un homme qui tue le temps, le côté qu’il avait à surveiller ; parfois, il arrivait à l’angle de l’enceinte en même temps que le garde surveillant le côté adjacent, et ils s’arrêtaient alors un moment pour bavarder.
« Si nous immobilisons le garde, nous n’aurons que vingt minutes devant nous, » fis-je observer.
— « Non, » dit Jimmy. « Il faudra passer sans se faire voir. »
Quand nous eûmes tout vu, nous retournâmes auprès de nos chevaux et mangeâmes un repas froid. La dernière fois, Jimmy avait commis l’erreur d’être entré dans le camp trop tôt, alors qu’il y avait encore beaucoup de gens et que les gardes étaient encore alertes. La journée avait été fatigante, et nous dormîmes jusque bien avant dans la nuit. Je fus réveillée par Jimmy, qui me secouait.
« Allons, viens ! » me dit-il. « Il est temps d’y aller. » Nous descendîmes le talus à tâtons, lentement, prenant garde à ne pas faire de bruit. J’étais heureuse d’être avec Jimmy. Nous formions une équipe, et je me sentais un peu plus efficace que seule. Le terrain était dégagé six mètres avant d’arriver à l’enceinte, là où les broussailles avaient été coupées. Accroupis sous des buissons, nous guettâmes le garde.
Jimmy me serra le bras. « Chut ! Le voilà ! »
Lorsqu’il fut à bonne distance, nous courûmes, courbés en deux, jusqu’à la clôture métallique. Jimmy me souleva et j’agrippai le haut de la clôture, puis je parvins à y mettre un genou. Après avoir hésité un bref instant, je sautai de l’autre côté, non sans déchirer mon pantalon à une des pointes. Accroupie, je guettai un moment pour m’assurer que le bruit de ma chute n’avait alerté personne, puis je revins vers la clôture, et, passant mes mains entre les barreaux, je fis la courte échelle à Jimmy. Il sauta à son tour, faisant nettement plus de bruit que moi ; il m’entraîna immédiatement à l’abri d’un arbre ; de là, après avoir scruté un moment les ténèbres, nous courûmes jusqu’à l’abri du quartier général.
Le ciel était couvert et les nuages passaient rapidement ; parfois, la faible clarté de la nuit faisait place à des ténèbres totales. Jimmy en tête, nous contournâmes prudemment le bâtiment ; à chaque coin, il s’arrêtait avant de continuer. C’était à peine si je pouvais discerner la silhouette de la vedette.
Arrivé près de la porte, Jimmy me dit : « Il doit y avoir un homme de garde. Le bureau est sur la droite, tout de suite après l’entrée. »
D’une fenêtre, juste au-dessus de nous, filtrait une faible lumière jaunâtre. Des ombres indécises se projetaient au plafond. Nous montâmes les escaliers du perron et nous aplatîmes contre le mur le temps de sortir nos pistolets. Nous entrâmes. Le hall d’entrée était sombre et silencieux. Sur notre droite, une porte était ouverte sur une pièce faiblement éclairée.
Jimmy y entra sans hésiter, le pistolet au poing. « Haut les mains ! » dit-il.
L’homme qui était assis derrière le bureau était visiblement sur le point de s’endormir. En entendant l’injonction de Jimmy, il sursauta violemment et me regarda en écarquillant les yeux.
« Encore vous ! » s’exclama-t-il d’une voix étranglée.
C’était un petit homme joufflu, d’apparence inoffensive. Il portait un uniforme vert avec des galons rouges et des épaulettes torsadées. La pièce était grande et meublée de plusieurs bureaux. La seule lumière venait d’une lampe posée sur celui occupé par l’officier.
« N’élevez pas la voix, » lui dit Jimmy. « Je n’hésiterais pas à tirer. Où sont mes affaires ? »
— « Je ne sais pas, » dit l’officier d’une voix peu sûre. Il était encore sous l’effet du choc, et pas entièrement réveillé.
Jimmy me fit signe de passer derrière lui. Je m’exécutai tout en sortant mon couteau ; l’officier me suivait des yeux. À un moment, il tenta de se lever, mais je repoussai son fauteuil tout contre le bureau.
« Allons, doucement, » lui conseilla Jimmy sans élever la voix.
J’appuyai la pointe du couteau contre l’oreille de l’homme. Oh ! pas fort ! Il ne coula même pas une goutte de sang.
« Où sont ses affaires ? » demandai-je.
Il essaya de parler, mais s’étrangla. Il finit par murmurer d’une voix rauque : « Je ne sais pas. Je ne sais pas où ils ont mis tout ça. »
— « Et les sacs de selle ? »
Il haussa les épaules en signe d’impuissance.
— « Peut-être dans les étables…»
— « Et ce qu’ils contenaient ? »
— « Ils se sont amusés avec, au mess, » dit-il avec empressement. « Ils étaient à plusieurs. »
— « Emmenez-nous au mess. »
— « Je ne peux pas… Je ne peux pas abandonner mon poste. »
Je chatouillai ses épaulettes avec le couteau.
— « Il le faudra bien. »
— « Non ! » s’écria-t-il avec alarme. « Ne les coupez pas ! »
— « Alors, montrez-nous le mess. »
— « Bon, » dit-il avec résignation. « C’est au premier. »
Je pris la lampe à la main, et Jimmy surveilla l’officier.
Il nous conduisit au premier étage ; au bout d’un long couloir silencieux où le bruit de nos pas éveillait des échos sinistres, il ouvrit une porte.
« C’est là, » dit-il.
J’avançai. La lumière de la lampe révéla une longue pièce au milieu de laquelle était disposée une table couverte d’une nappe blanche et entourée de chaises. Il y avait aussi un coin salon, avec une grande cheminée.
Pendant que Jimmy surveillait l’officier, je me dirigeai vers le salon. Il y avait plusieurs tables basses, couvertes de journaux et de jeux. Un échiquier attira mon regard : c’était celui de Jimmy ! Je me demande bien avec qui il avait l’intention de jouer. Je vis également tout un tas d’affaires lui appartenant, mais pas le signal.
« Jimmy, » dis-je avec terreur. « Je ne le vois pas ! »
Jimmy vint lui-même jeter un coup d’œil.
— « Non, il n’est pas là. » Puis, s’adressant à l’officier, il lui expliqua : « Nous cherchons un objet rectangulaire noir, de petite dimension. L’avez-vous vu ? »
— « Non. Je ne me suis pas amusé avec vos affaires, moi. »
Je l’encourageai un peu avec mon couteau.
« Vous en êtes certain ? »
— « Absolument ! » répondit-il avec une certaine aigreur. « Je m’en souviendrais si je l’avais vu ! »
— « Qu’allons-nous faire ? » demandai-je à Jimmy.
— « Je ne sais pas. Il faut le trouver, mais je ne sais pas où chercher. »
Je commençais à être réellement inquiète. Plus nous nous attardions ici, plus nous risquions de nous faire prendre. D’autre part, si nous ne retrouvions pas le signal, nous étions bloqués pour de bon sur cette planète.
Nous redescendîmes vers le bureau. Au moment d’y entrer, une idée soudaine me frappa.
« Nous pourrions prendre la vedette ! S’ils sont capables de la piloter, nous y arriverons bien ! »
— « Ah ! ça non ! » dit l’officier joufflu. « Vous vous croyez tout permis, comme tous ceux qui viennent des Vaisseaux. Mais ça ne se passera pas comme ça ! Nous avons une vedette à nous maintenant, et nous nous en servirons, vous verrez ! Oh non ! vous ne la prendrez pas ! »
— « Ça sera de toute façon inutile, » dit Jimmy en prenant un presse-papiers sur l’un des bureaux – c’était son signal ! Il le montra à l’officier : « Je croyais que vous ne l’aviez jamais vu… ? »
— « Ah ! c’était ça que vous cherchiez ? Je ne l’avais jamais remarqué. »
L’officier me tournait le dos. Je sortis mon pistolet et, non sans scrupules, lui donnai un coup de crosse derrière l’oreille.
« Allez, viens, Jimmy ! Partons vite ! »
Nous ressortîmes dans la nuit. Nous venions juste de contourner le bâtiment lorsque Jimmy me posa sa main sur la bouche et murmura : « Le garde ! »
Accroupis dans l’ombre, nous le regardâmes passer de son pas lent et régulier. Soudain, un cri déchira la nuit : « Gardes ! Gardes ! »
Il venait de l’avant du bâtiment. En entendant le cri, le garde se redressa, mais, en bon soldat, ne quitta pas son poste. En fait, il nous coupait la retraite.
Jimmy m’entraîna vers un petit bâtiment situé à l’écart, d’où nous pouvions voir l’enceinte dans les deux directions. Les cris continuaient, et on commençait à entendre des bruits de pas précipités au loin, mais nous ne voyions rien.
« Tu n’aurais pas pu le frapper plus fort ? » me dit Jimmy.
— « Je n’aime pas frapper quelqu’un. »
Je regardai autour de moi. « Jimmy, » dis-je soudain, « tu sais ce que c’est, ce bâtiment ? »
— « Non. »
— « C’est une poudrière. Regarde le panneau de danger. On pourrait créer une diversion. En faisant sauter la vedette, par exemple. »
Jimmy sourit et me caressa les cheveux d’un geste fugitif. Il brisa la serrure avec la crosse de son pistolet. Il y avait tellement de vacarme maintenant que l’on ne risquait pas de nous entendre. Dès que nous fûmes à l’intérieur, Jimmy referma la porte sur nous. Par deux petites fenêtres basses donnant sur le terrain de manœuvres, nous pouvions voir des soldats courir en tous sens, portant des lampes ou des torches. Nous avions bien fait de nous cacher ici. À la lumière des torches, je vis que la rampe de la vedette était abaissée. Une vingtaine d’hommes s’assemblèrent, et un grade leur donna des ordres.
« Ils vont fouiller partout, » dit Jimmy. « Nous ne pouvons pas rester ici. »
Je trouvai un petit baril de poudre et y fixai une mèche d’un bon mètre de long. Le principe était simple : malheureusement, je ne savais pas combien de temps elle mettrait à se consumer. C’était un risque à courir.
Pendant que les officiers donnaient des ordres, Jimmy et moi discutâmes de ce que nous allions faire. C’était comme ce jeu où chacun fait ses plans en cachette et, au moment où on les révèle, on sait qui est le gagnant. Je donnai mon pistolet à Jimmy pour qu’il le charge. Avant de sortir, je fixai une autre mèche à un tonneau de poudre et l’allumai.
« Commence à tirer dans quarante secondes, » dis-je à Jimmy, puis je m’accroupis face au terrain de manœuvres. Jimmy longea le bâtiment et disparut à ma vue.
J’attendis. Soudain, Jimmy ouvrit le feu, tirant au-dessus des têtes des hommes assemblés dans le terrain. Ils se mirent à plat ventre et tirèrent dans la direction d’où les coups de feu étaient venus. Mais Jimmy avait dû se mettre à l’abri ; pour cela, je lui faisais confiance.
Sans hésiter, je plongeai en terrain découvert. Le baril était lourd, et je pensais à une seule chose : ne pas tomber et arriver à la vedette. J’ignore si l’on m’avait vue ou si l’on me tirait dessus ; j’étais trop occupée à courir. Juste au moment où j’atteignais la rampe, la poudrière sauta. L’onde de choc de la déflagration me jeta à genoux, mais je me relevai aussitôt. Des morceaux de briques et de toiture retombaient de tous côtés.
Arrivée en haut de la rampe, je me dirigeai sans hésiter vers la cabine de pilotage. Je posai le baril sur le siège du pilote, juste devant le panneau de commandes. Par le dôme, je voyais des soldats affolés courir en tous sens. Plus personne ne tirait. L’explosion de la poudrière avait mis le feu à un baraquement voisin, et ils couraient chercher de l’eau.
J’allumai la mèche, puis je ressortis en courant. Arrivée dehors, je me retournai un instant. Des flammes et des ombres mouvantes se reflétaient sur le métal mat de la vedette.
Quelqu’un me bouscula et me cria : « Attention ! » sans même s’arrêter. Il régnait un tel désordre que personne ne me remarqua.
Je commençais à craindre de devoir aller rallumer la mèche lorsque j’entendis une explosion étouffée. Plus personne ne piloterait jamais cette vedette-là.
Je me glissai entre les bâtiments, loin de la lumière et du tumulte. Il n’y avait personne près de l’enceinte. J’eus beaucoup de mal à la franchir. Ensuite, je gravis lentement la colline broussailleuse. Arrivée au sommet, je me retournai. Le feu s’était étendu à un autre baraquement, et les hommes se hâtaient en tous sens, pareils à des fourmis. Après avoir regardé quelques minutes, je retournai à notre camp.
Jimmy m’attendait près des chevaux.
« Ça va ? » lui demandai-je. « Tu n’as rien ? »
— « Oui, oui, ça va. Mais j’ai laissé tomber le signal en courant. »
J’en eus le souffle coupé.
Jimmy ne prolongea pas ma torture : « Mais non, je plaisantais ! »
Je m’assis sur une grosse pierre et examinai mon pantalon déchiré. Avec précaution, je touchai ma jambe.
« Tu t’es fait mal ? »
— « Je me suis coupée en franchissant la clôture. »
— « Aïe ! » fit Jimmy. Il examina ma jambe. « Ce n’est pas grave. Veux-tu que je t’embrasse pour la guérir ? »
— « Tu ferais cela pour moi ? »
Jimmy se releva et regarda le ciel, où se reflétaient les flammes de l’incendie. « Tu sais, je trouve que ça fait beaucoup d’ennuis, simplement parce que tu n’aimes pas frapper un homme sans défense ! »
Notre dernière matinée sur Tintera fut merveilleuse. Nous nous trouvions sur un petit plateau rocheux, en haut d’une montagne proche de la côte. Le sol était couvert d’une herbe fine, et une petite source sourdait des rochers. Seuls quelques nuages blancs défilaient dans le ciel lumineux, et il faisait suffisamment chaud pour que nous ayons pu ôter nos manteaux. Nous venions de déjeuner et, après avoir fait nos bagages pour la dernière fois, nous attendions, calmement assis au soleil.
D’où nous étions, la vue portait à des kilomètres. D’un côté, la montagne descendait abruptement, et l’on découvrait la mer illimitée, grise avec des crêtes blanches, ainsi qu’une partie de la côte : des rochers bruns, des pierres humides et luisantes, de petites plages… Au loin, des oiseaux tournoyaient, minuscules points blancs glissants sur les vents et dont nous pouvions imaginer les cris. Tournant notre regard vers l’intérieur, nous voyions des pâturages d’altitude, et, au-delà, d’autres montagnes suivant la ligne de la côte. Plus loin vers l’intérieur du pays, c’était un paysage de collines boisées, qui semblaient couvertes d’une autre mer grise et verte.
Et sous cette mer-là, nous le savions, vivaient toutes sortes de choses : des Losels évadés, et des hommes qui nous pourchassaient. Nous avions vu les Losels, et ils nous avaient vus ; ils avaient continué leur chemin, et nous le nôtre. Quant aux hommes, nous les avions vus pour la dernière fois il y a quatre jours, et encore ne nous avaient-ils pas aperçus. Peut-être y avait-il aussi, sous cette mer-là, d’autres enfants du Vaisseau, mais nous n’en avions rencontré aucun.
Dès le lever du jour, nous avions déclenché le signal. La vedette n’arriva que six heures plus tard. Ce furent des heures agréables ; nous avions bavardé et regardé le paysage sans toutefois relâcher notre vigilance. J’avais lancé des morceaux de nourriture à un petit rongeur qui se faufilait entre les rochers en poussant des piaillements aigus.
Quand la vedette arriva, nous montâmes à bord avec nos chevaux. M. Pizarro était là, notant les noms de ceux qui arrivaient. Nous étions les sixième et septième.
« Je vais aller voir Georges en haut, » dis-je à Jimmy.
— « D’accord. Pendant ce temps, je raconterai à M. Pizarro ce qui nous est arrivé. »
Nous pensions qu’ils devaient être mis au courant. Certaines de nos aventures avaient été bien plus dangereuses qu’il n’était prévu, et nous n’avions nullement été préparés à cela.
« Mes félicitations, adulte ! » me dit Georges dès qu’il m’aperçut. « Je savais que tu réussirais. »
— « Bonjour, Georges. Dites-moi, avez-vous eu des ennuis pour récupérer les autres ? »
— « Des ennuis, non ; mais je suis quand même un peu inquiet. Tenez, regardez. » Il me montra l’écran quadrillé lui servant à repérer les signaux. Il n’y avait pas vingt-neuf points lumineux, loin de là. Je les comptais. Il y en avait douze, en tout et pour tout.
« Le dernier témoin s’est allumé il y a deux heures, » continua Georges. « Je crains bien qu’il n’y en ait guère davantage. »
Je lui racontai brièvement ce qui nous était arrivé. Je restai avec Georges pendant qu’on se posait pour prendre Venie Morlock, puis deux autres qui faisaient équipe ensemble. Après, j’allai rejoindre Jimmy en bas.
« On en a encore six à prendre, » lui dis-je. « Et regarde combien nous sommes peu nombreux ! »
— « À ce point-là ? » dit Jimmy. « Je me demande ce que le Conseil va dire. »
Nous étions dix à bord. Jimmy, Venie et moi étions là, mais il manquait encore Att, Helen et Riggy.
Soudain, la voix de Georges retentit dans les haut-parleurs. Après avoir demandé le silence, il dit : « Écoutez-moi bien. Un des nôtres est juste en dessous de nous. Je ne sais pas qui, mais, ce qui est certain, c’est qu’on lui tire dessus. Il va falloir l’aider. Je vous donne deux minutes pour prendre vos armes et vous préparer ; ensuite, je me pose. Je vous veux tous dehors pour le couvrir avec vos armes. »
La plupart d’entre nous avaient encore leurs armes. Je pris mon pistolet et le chargeai moi-même pour la première fois. Nous étions onze, en comptant M. Pizarro, et il y avait quatre rampes d’accès. Jimmy, moi et Jack Fernandez-Fragoso choisîmes la même. Georges fonça vers le sol, puis, freinant son mouvement, se posa, léger comme une plume, et abaissa les rampes.
Nous bondîmes en avant, Jack à gauche, Jimmy au milieu et moi sur la droite. Nous étions au sommet d’une butte boisée ; mon élan et la forte pente de la rampe me firent tomber à plat ventre, ce qui était exactement ce que je désirais. Je me laissai rouler à l’abri d’un arbre ; j’entrevis Jimmy, à moitié caché par un buisson.
Ici, à des centaines de kilomètres de l’endroit où nous avions été recueillis, il bruinait et le ciel était d’un gris familier. Derrière la vedette, on entendait des coups de feu : on tirait aussi sur le flanc de la colline. Notre garçon était accroupi, une cinquantaine de mètres plus bas, entre quelques rochers qui auraient tout juste pu protéger le petit rongeur auquel j’avais donné à manger le matin même. C’était Riggy Allen, et il se battait courageusement, son pistolet à ultra-sons à la main. Quelques dizaines de mètres au-dessus de lui, j’entrevis le cadavre de son cheval.
Ses attaquants, ceux du moins qui ne nous étaient pas cachés par la vedette, étaient embusqués derrière des rochers et des arbres, qui les cachaient certes à la vue de Riggy, mais pas à la nôtre.
Je vis tout cela en l’espace de quelques secondes, puis levai mon pistolet et tirai, visant un homme armé d’une carabine. La distance était plus grande que je l’avais estimée, et la balle laboura la terre à plus de deux mètres devant l’homme. Néanmoins, celui-ci eut un mouvement de recul et baissa son arme.
C’était la première fois que je tirais. Le pistolet avait eu un fort mouvement de recul et fait un bruit considérable. Dans un sens, c’était assez satisfaisant. Les pistolets à ultrasons sont silencieux et, si l’on rate sa cible, votre coup ne laisse généralement aucune trace, sinon peut-être une feuille jaunie et ratatinée. Mais, avec ce pistolet à balles, il y a suffisamment de bruit et de mouvement pour que l’on soit conscient de faire quelque chose ; si l’on rate, on soulève au moins de la poussière ou on frappe un arbre avec bruit, et cela suffit généralement à faire fuir l’adversaire.
Je visai plus haut, espaçant bien mes coups. Jimmy faisait de même. Nous ne touchâmes sans doute personne, mais les coups de feu cessèrent. Prompt à profiter de l’occasion, Riggy se leva et courut vers la vedette. Puis, mon pistolet fit un cliquetis révélateur : le chargeur était vide. Bientôt, celui de Jimmy le fut également. Jack continua à tirer, mais, excepté une fois où il brûla un des hommes au bras, son arme ne fit guère d’effet. Dès que le silence se fut fait, les ennemis montrèrent de nouveau leurs têtes et se remirent à tirer. Riggy s’était mis à plat ventre derrière le cadavre de son cheval.
Entre-temps, j’avais pu recharger mon arme, et je recommençai à tirer. Jimmy s’y remit aussi. Profitant de l’accalmie, Riggy se releva et se mit à courir. Je réfléchis clairement à la situation et m’arrêtai de tirer jusqu’à ce que le chargeur de Jimmy fût vide. Je me remis alors à tirer, régulièrement, ne prenant même pas la peine de viser – peu m’importait si je touchais quelque chose, du moment qu’ils ne relevaient pas leurs têtes.
Lorsque mon chargeur fut vide à son tour, Jimmy prit la relève. Riggy était enfin arrivé à la rampe. Il la monta en courant et se jeta à plat ventre, puis se remit lui aussi à tirer. Je fis retraite vers la vedette, suivie par Jack, puis par Jimmy. Lorsque nous fûmes tous entrés, je criai à Georges de relever la rampe. Il avait dû nous voir arriver, car elle se releva aussitôt, et se verrouilla automatiquement.
J’entendis qu’on tirait toujours de l’autre côté. Je bondis à travers la rotonde ; en trébuchant sur une chaise, je faillis me casser le cou.
Arrivée devant une des rampes encore abaissées, je me mis de nouveau à plat ventre et cherchai une cible des yeux, puis me remis à tirer. Les trois compagnons que je couvrais se mirent à courir vers la vedette. L’un d’eux monta la rampe et se faufila à l’intérieur, bientôt suivi d’un deuxième. À ce moment, j’entendis Jimmy crier à Georges de remonter la rampe où il se trouvait. Puis, le troisième arriva – c’était Venie Morlock. Au passage, je ne pus résister à l’envie de lui faire un croche-pied.
Venie me jeta un regard venimeux :
« Pourquoi as-tu fait cela ? »
— « Tu risquais de te faire tirer dessus, » mentis-je.
Un instant plus tard, j’entendis Jack demander que l’on relève la dernière rampe. La dernière vision que j’eus de Tintera fut celle d’un flanc de colline détrempé par la pluie et d’hommes faisant tout leur possible pour nous tuer. Cela me parut parfaitement approprié.
Cette fois, Riggy s’en était tiré sain et sauf, mais il avait au bras une grande estafilade qui commençait juste à se cicatriser. Voilà où mène la politique de la tortue, du moins sur Tintera. Riggy me raconta qu’un jour, dans la forêt, alors qu’il ne faisait rien de particulier, un Losel lui avait sauté dessus par-derrière. Cela vous paraîtra peut-être convaincant, mais c’est que vous ne connaissez pas Riggy. À mon avis, les choses se seraient plutôt passées ainsi : un jour, dans la forêt, un Losel se promenait tranquillement, lorsque Riggy sortit brusquement d’un fourré pour lui faire peur. Cela ressemblerait davantage à son caractère.
« Où as-tu trouvé ce pistolet ? » me demanda-t-il. « Je peux le regarder ? » Après l’avoir examiné un moment, il me demanda : « Dis, tu ne voudrais pas par hasard l’échanger contre quelque chose ? »
— « Tu peux le garder, Riggy, » lui dis-je. « Il est à toi. » Je n’y tenais pas particulièrement ; je savais que je ne m’en servirais plus, et il ne me fascinait pas du tout.
Seuls douze des nôtres étaient revenus à bord. Dix-sept manquaient à l’appel – morts ou dans l’incapacité d’utiliser leur signal. J’y repensais pendant le voyage du retour, et je comptais le nombre de fois où j’avais été en danger de mort. J’en trouvais un minimum de cinq. En admettant que, chaque fois, on eût neuf chances sur dix de s’en tirer, cela ne fait guère que six chances sur dix en tout – cinquante-neuf sur cent, pour être précis. Si tous avaient eu des expériences analogues, il n’était pas étonnant que dix-sept des nôtres ne fussent pas revenus. Malheureusement, Att faisait partie de ces dix-sept là.
À notre arrivée au Vaisseau, des gens nous attendaient pour s’occuper de nos chevaux. Nous passâmes rapidement par la décontamination, puis l’on nous conduisit à la salle de réception. Les murs étaient couverts de décorations de Nouvel An, et des mobiles étincelants tournoyaient au-dessus de nos têtes. Il y avait même un orchestre, et papa était là, venu nous souhaiter officiellement la bienvenue. Il me serra la main, comme à tous les autres.
Les parents étaient là aussi. Il y avait maman, et aussi la maman de Jimmy, accompagnée de son mari, et son papa, accompagné de sa femme. J’aperçus également la maman de Att.
« Excuse-moi un moment, » dis-je à Jimmy.
Je m’approchai d’elle et lui dis : « Je suis désolée, mais Att n’est pas avec nous. » Je ne savais que dire d’autre. J’aurais aimé pouvoir lui exprimer mes sentiments, de sorte à ne pas lui faire de peine, mais cela me faisait de la peine à moi-même de savoir qu’il ne reviendrait pas, et, en plus, cela me faisait mal de le lui dire. Elle avait dû s’en apercevoir, d’ailleurs, en ne le voyant pas avec nous. Elle se mit à pleurer et posa un instant la main sur mon épaule, puis se détourna.
J’allai voir maman. Elle me prit la main en souriant.
« Je suis heureuse que tu sois de retour, » me dit-elle, puis elle aussi se mit à pleurer, et se détourna.
Papa s’éclipsa un instant et vint me serrer dans ses bras. Posant sa main sur ma tête comme pour me mesurer, il me dit : « Ma parole ! je crois que tu as encore grandi, Mia ! »
Je hochai affirmativement la tête ; moi aussi j’avais l’impression d’avoir grandi. Et j’étais très heureuse de me retrouver chez moi.
J’ai toujours détesté le mot maturité, surtout, je pense, parce qu’on s’en sert trop souvent comme d’un gourdin. Quand vous faites quelque chose qui ne plaît pas à quelqu’un, il dit que vous manquez de maturité, quels que puissent être les mérites de votre action. Par ailleurs, il me semble que ce que l’on appelle maturité est trop souvent un refus de s’engager dans la vie. Si vous vous mesurez à la vie face à face, vous ferez sans doute des erreurs ou vous direz des choses que vous regretterez par la suite, et vous commettrez nombre de maladresses. Mais les gens “mûrs”, qui vivent sans une seule fausse note, sans la moindre maladresse, sacrifient tout le côté original et créateur de la vie. Ils ne connaissent ni les vrais succès ni les vraies faillites. Cela ne me dit rien, et voilà pourquoi j’ai toujours refusé d’accepter l’image que l’on donne généralement de la maturité.
Ce n’est qu’après mon retour de l’Épreuve que je me fis une idée personnelle de ce qu’était la véritable maturité. La maturité est la capacité d’extraire des bribes de vérité des mensonges et des faussetés avec lesquelles on a grandi. Il est facile, à notre époque, de voir que les guerres religieuses du passé étaient dénuées de fondement, de voir que le capitalisme en lui-même n’était pas mauvais, que l’honneur ne justifie généralement pas que l’on tue, que le nationalisme n’avait en fait plus aucune signification au XXe siècle, et qu’une cravate bien nouée n’a que peu de rapports avec la valeur d’un individu. Mais il est plus difficile de jeter le même regard critique sur les folies de l’époque où l’on vit, surtout si on les a acceptées sans les mettre en question depuis qu’on est né. Tout le reste mis à part, si vous ne tentez pas au moins de faire cela, vous n’êtes pas mûr.
Je parvins à cette conclusion après avoir assisté à la réunion de l’Assemblée consacrée à la question de Tintera. Ce que nous avions vécu choqua beaucoup de gens, et notre description de Tintera fut pour eux comme un aperçu de l’enfer. Les habitants de Tintera pratiquaient la libre natalité (même maintenant, je dois dire que l’idée ne me plaît nullement). Ils étaient (peut-être) des esclavagistes. Par on ne sait quelle ruse, ils avaient réussi à se procurer une vedette et comptaient s’en servir contre nous. Et, pour finir, ils avaient tué une proportion sans précédent de jeunes gens et de jeunes filles du Vaisseau. Mourir pendant l’Épreuve, c’est une chose ; mais voir ses enfants assassinés par des bouseux, ce n’est pas du tout pareil.
Dès la première soirée de notre retour, des rumeurs commencèrent à se répandre. Le lendemain, le Conseil se réunit, et décida de diffuser dans tout le Vaisseau un exposé complet de ce qui s’était réellement passé. Pour la plupart des gens, cet exposé parut pire encore que les rumeurs.
J’étais venue témoigner avec les autres devant le Conseil, et je voyais bien que ce que nous leur disions les tracassait beaucoup. Le Conseil conclut qu’une décision majeure s’imposait sans tarder, et il décida de réunir l’Assemblée le surlendemain.
Tous les adultes étaient là, sauf ceux qui étaient de garde pour assurer le fonctionnement de la sécurité du Vaisseau. Les douze survivants de Tintera, ainsi que M. Pizarro et Georges Fuhonin, siégeaient sur l’estrade, aux côtés du Conseil.
À l’heure prévue, papa se leva et prit la parole. Il commença par s’excuser de les avoir réunis en cette période de fêtes. « Toutefois, » continua-t-il, « je sais que la plupart d’entre vous ont suivi les débats sur Tintera à la vidéo et sont conscients de la gravité du problème. Il y a un mois, un groupe de nos enfants a été déposé sur cette planète pour y subir l’Épreuve. Ils vont vous dire, exactement comme ils l’ont dit au Conseil, ce qu’ils y ont vu et vécu. Lorsqu’ils auront terminé, nous passerons aux questions et à la discussion. »
Les auditeurs étaient déjà au courant des faits, mais, cette fois, ils les entendirent de notre propre bouche. Mon témoignage porta principalement sur la libre natalité. Je leur dis exactement ce que j’avais vu. Ensuite, Jack Fernandez-Fragoso leur parla des Losels. Jimmy aborda surtout la question de la vedette capturée. L’un après l’autre, nous racontâmes ce que nous avions vu ; parfois, papa nous posait des questions pour obtenir des précisions. M. Pizarro et Georges Fuhonin ajoutèrent leurs témoignages aux nôtres. Lorsque nous eûmes terminé, on passa aux questions. M. Tubman donna la parole à un petit homme assis sur les gradins supérieurs, à gauche. Son image apparut sur l’écran, et les haut-parleurs diffusèrent sa voix.
« Si j’ai bien compris, ils utilisent ces Losels comme esclaves. Est-ce exact ? »
M. Persson résuma la question avec objectivité : « Nous n’en sommes pas certains. Ils les font travailler contre leur volonté, certes. La question serait de savoir s’ils sont suffisamment intelligents pour qu’on puisse les considérer comme des esclaves. Comme vous avez pu en juger par la déposition de M. Fernandez-Fragoso, certains faits semblent prouver que c’est le cas, et d’autres tendent à prouver le contraire. Il n’est donc pas certain que ce soient des esclaves, mais c’est une possibilité qu’il ne faut pas rejeter. »
Le petit homme s’estima satisfait de la réponse, et M. Tubman donna la parole à un autre membre de l’Assemblée.
« Avaient-ils réellement l’intention de se servir de cette vedette pour nous attaquer ? »
M. Persson répondit : « En effet, c’est également une possibilité qui n’est pas à écarter, mais ce n’est pas certain. Cette question est d’ailleurs sans objet étant donné la destruction de la vedette en question. »
J’entendis l’homme marmonner « Les barbares ! », puis ajouter à voix haute : « Je pense que nous devrions voter des remerciements à nos jeunes amis qui nous ont débarrassés de cette menace. »
Un autre homme appuya cette proposition. Je me sentis rougir, et je vis que Jimmy aussi paraissait embarrassé. Si seulement ils pouvaient passer à autre chose. Je ne tenais pas à porter le poids de ces remerciements.
« Je pense que c’est une excellente idée, » dit M. Persson. « Je propose que l’on passe au vote. »
Un autre membre du Conseil leva la main pour faire objection. « Je pense que nous nous éloignons du sujet de cette Assemblée. Nous pourrons voter cette motion à une autre occasion. »
Cela éveilla pas mal de discussions. Lorsque tout le monde se fut calmé, papa annonça sa décision : « Je pense en effet qu’il serait préférable de continuer l’ordre du jour. » Connaissant le but que papa poursuivait, j’étais heureuse de ne pas avoir eu droit à des félicitations en guise de préambule.
Une femme demanda la parole.
— « Je crois que nous avons négligé une question primordiale. Les gens pratiquent une politique de libre natalité ! Voilà qui est grave, car nous savons tous à quoi cela mène ! Et ils l’ont prouvé en volant cette vedette – qui ont-ils tué pour se l’approprier ? – et en mettant nos jeunes en prison. Et nous ne savons pas tout ! La vérité, c’est qu’ils représentent une menace pour nous ! »
M. Persson commença à répondre : « C’est leur planète, Mme Findlay. Nous ne pouvons pas leur dénier le droit d’avoir des lois contre la violation de domicile ! Quant au…»
Mon père le coupa : « Objection ! Je pense que la question de Mme Findlay est valable, et qu’elle devrait être examinée sérieusement ! »
Cela souleva un certain émoi, mais, comme seuls les membres du Conseil étaient sur un circuit ne dépendant pas du contrôleur des débats, on n’entendait clairement que M. Persson et papa. Je savais parfaitement comment cela fonctionnait. Sous une apparence de politesse et d’impartialité, papa poursuivait implacablement le but qu’il s’était fixé avec l’aide de M. Tubman ; quant à M. Persson, il faisait tout son possible pour rallier l’opposition.
Lorsque le tumulte se fut calmé, M. Persson reprit : « Nous sommes parfaitement conscients du danger que représentent ces gens. Oui, nous en sommes conscients. Mais, pour le moment du moins, la question a été réglée. Ils pratiquent peut-être la libre natalité, mais, pour l’heure, ils ne sont que quelques millions. Ils sont primitifs, arriérés. Ils ne possèdent pas les moyens de nous nuire. Au pire, nous pourrons toujours les discipliner. Laissons ces pauvres diables vivre dans l’isolement et se forger leur propre destinée…»
— « Je ne suis pas d’accord ! » dit papa en détachant bien ses mots.
Quelqu’un demanda que l’on passe à la discussion, d’autres que l’on continue le débat – c’est là qu’on s’amuse, dans les assemblées – puis tous finirent par se calmer.
Le contrôleur donna la parole à l’homme qui avait parlé le premier.
« C’est très bien de nous tranquilliser en nous disant cela, monsieur Persson, mais pouvez-vous nous garantir qu’ils ne se procureront pas une autre vedette, en utilisant la même méthode que la première fois ? Pouvez-vous nous le garantir ? »
— « Si nous mettons les autres Vaisseaux en garde, » répondit M. Persson, « ce danger sera supprimé. Mais je pense que la véritable question est ailleurs. Il ne s’agit pas tant du mal que cette planète arriérée pourrait nous faire mais de la raison pour laquelle elle serait susceptible de nous nuire. Et je maintiens que c’est parce qu’elle est arriérée, et non pas malgré cela ! »
— « Vous vous éloignez du sujet du débat, » dit papa. « Nous examinons un cas spécifique, pas des généralités. Votre réponse n’est pas pertinente. En tant que président, j’y fais objection. »
— « Si, elle est pertinente ! » dit M. Persson. « Parfaitement pertinente ! Il s’agit d’une question plus vaste que vous ne voulez l’admettre, monsieur Laflèche ! Vous évitez d’aborder la question de notre politique et de nos options fondamentales, et je dis, moi, qu’il faut l’aborder, et tout de suite ! »
— « Je vous rappelle à l’ordre, monsieur Persson ! Vous vous éloignez de l’ordre du jour ! »
— « Absolument pas ! J’affirme que nous devrons examiner la politique fondamentale que nous poursuivons. Je demande un vote pour savoir si, oui ou non, nous devons examiner cette question avant de poursuivre les débats ! »
Les membres de l’Assemblée se remirent à crier – certains en faveur du vote, d’autres contre. Finalement, ceux qui demandaient un vote crièrent plus fort que les autres. Papa leva la main pour demander le silence. Dès qu’il put se faire entendre, il dit : « Une motion demandant un vote sur l’opportunité d’examiner l’ensemble de notre politique planétaire a été adoptée par acclamations. Contrôleur, procédez au vote. »
Lorsque tout le monde eut voté, l’écran montrait les “oui” en vert et les “non” en rouge. Il y avait 20 283 “oui” contre seulement 6 614 “non”. La question fut donc examinée.
M. Persson reprit la parole :
« Comme vous le savez, notre politique passée a consisté à ne fournir aux planètes qu’un minimum d’informations techniques, et uniquement en échange d’avantages matériels. Je maintiens que c’est une erreur. Je l’ai souvent dit au Conseil, et j’avais déjà tenté, en vain, de porter cette question devant l’Assemblée. Dans son témoignage, Mia Laflèche a souligné que la haine des habitants de Tintera à notre égard était en grande partie due à ce qu’ils se sentaient injustement privés d’un héritage auquel ils avaient autant droit que nous. Je ne peux pas les en blâmer. Ils ne nous étaient d’aucune utilité, ne possédant rien qui pût nous intéresser. Et, par conséquent, ils mènent une vie de misère. Ils pratiquent une politique de libre natalité ? La faute nous en incombe, je pense, car c’est à cause de nous qu’ils ignorent certains faits historiques déplaisants que nous ne connaissons que trop bien. Nous avons manqué à notre responsabilité. Je ne pense pas que nous devrions les punir pour nos fautes. »
À peine eut-il fini de parler que les applaudissements fusèrent de toutes parts. Lorsqu’ils se furent calmés, papa prit la parole :
« Vous n’ignorez certainement pas que je suis en désaccord avec M. Persson sur tous les points. Premièrement, la responsabilité de ce que ces gens sont devenus – des partisans de la libre natalité, peut-être des esclavagistes, certainement des assassins en puissance – leur incombe, et pas à nous. Ils sont le produit de la même histoire que nous et, s’ils ont oublié cette histoire, nous ne sommes pas tenus de la leur rappeler. Nous ne devons pas les juger d’après ce qu’ils auraient pu, ou dû, devenir, mais d’après ce qu’ils sont et d’après ce qu’ils veulent devenir. Ils représentent une menace, pour nous et pour tout le reste de la race humaine. J’ai la conviction que la seule possibilité qui nous soit ouverte est de les détruire. Si nous ne le faisons pas, alors, et alors seulement, aurons-nous des raisons de nous blâmer. Notre position est vulnérable ; l’existence du Vaisseau tient à un équilibre précaire, et la moindre erreur peut causer notre perte. Tintera est arriérée, certes, mais elle ne le restera pas toujours. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. On ne stoppe pas un cancer, et une planète qui pratique la libre natalité est un cancer. Si l’on ne détruit pas le cancer, il ne cessera de croître, jusqu’à ce qu’il ait détruit l’organisme qui le porte. Tintera est un cancer. Il faut la détruire.
» Quant à l’ensemble de notre politique planétaire, je ne pense pas qu’elle ait besoin de nouvelles justifications. Les raisons qui la motivèrent à l’origine sont évidentes, et elles n’ont pas changé. Nous vivons dans un équilibre précaire et artificiel, mais nous avons des raisons de vivre comme nous le faisons. Si nous abandonnions les Vaisseaux pour nous installer sur une ou plusieurs planètes, pour une grande partie le savoir que nous avons préservé et développé serait irrémédiablement perdu ou mutilé. Si nous nous installions dans une des colonies, nous n’y serions qu’une infime minorité dont la voix ne pourrait se faire entendre. De plus, compte tenu des exigences matérielles dans des conditions de vie primitives – et même la plus évoluée des planètes est encore fort primitive – combien de temps nous resterait-il pour les arts, les sciences et l’étude ? Cela exige du temps, et le temps est rare dans les colonies. Et nombre de choses qui nous entourent devraient être abandonnées ici, faute de pouvoir être transportées, et nous ne pourrions les reproduire sur aucune planète. Elles seraient perdues à jamais.
» Nous vivons dans un équilibre précaire. Nous utilisons et ré-utilisons, mais nous finissons par perdre des matériaux que nous ne pouvons remplacer par nos propres moyens.
» Nous dépendons donc des colonies pour notre survie. C’est un fait. Un fait irréfutable. Et, pour obtenir ce dont nous avons besoin pour notre survie, nous devons donner quelque chose en échange. Or la seule monnaie d’échange que nous possédions est notre savoir. Nous ne pouvons pas en faire cadeau, comme M. Persson vient de le suggérer. C’est notre seule monnaie d’échange, je le répète ; sans elle, nous ne pourrions pas continuer à vivre comme nous le faisons. La seule et unique alternative à notre politique actuelle est d’abandonner le Vaisseau. Et cela, je ne le veux pas. Le voulez-vous ? »
De nouveau, les applaudissements fusèrent. Je me demandai si ceux qui applaudissaient étaient les mêmes qui avaient applaudi M. Persson. Lorsqu’ils se furent calmés, ce dernier reprit la parole :
« Je conteste formellement les conclusions de M. Laflèche ! Non, ce n’est pas l’unique alternative ! Certes, nous vivons dans un équilibre précaire. Certes, nous remplissons une fonction nécessaire que nous ne pouvons ni ne devons abandonner. J’ai néanmoins la certitude que les colons, nos cohéritiers, méritent davantage que ce que nous leur donnons. Quelle que soit notre décision à l’encontre de Tintera, sa situation actuelle est tragique et constitue une condamnation de notre politique. Il existe d’autres solutions à cette politique. Sans même approfondir la question, il m’en vient deux à l’esprit, chacune d’elles étant préférable à notre politique actuelle.
» Notre état de dépendance envers les colonies est artificiel. Nous nous enorgueillissons de notre capacité à survivre et de notre force physique et mentale. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Pas grand-chose, car nous ne faisons guère usage de notre force ! Nous pourrions explorer une planète et extraire nous-mêmes les matériaux bruts dont nous avons besoin. Ou, alors, nous pourrions utiliser nos hautes capacités scientifiques, dont nous sommes si fiers, pour devenir réellement indépendants à l’égard des planètes, en apprenant à synthétiser tout ce qu’il nous faut ; alors, nous nous suffirions réellement à nous-mêmes ! Aucune de ces solutions ne nous empêcherait de faire ce que nous aurions dû accepter depuis longtemps : partager notre savoir, aider la totalité de la race humaine à évoluer.
» Je nous accuse. Je nous accuse de paresse. Nous refusons de répondre aux défis qui se présentent à nous. Nous nous laissons mollement aller à une vie de loisirs, et nous vivons bien au-dessous de nos capacités. Nous pourrions être bien plus que ce que nous sommes. À mes yeux, cela constitue un péché. C’est un affront envers Dieu et, plus encore, un affront envers nous-mêmes. Je ne connais rien de plus triste, de plus décevant, que de savoir que l’on pourrait être davantage que ce que l’on est mais de se refuser à faire l’effort que cela exige. Nous pourrions aider nos frères à sortir de la vie misérable et désespérée qu’ils mènent. Ne désirez-vous pas cela ? Plus encore, j’affirme qu’il vaudrait mieux ne pas s’occuper d’eux du tout que de poursuivre notre politique paternaliste et répressive !
» Nous avons le pouvoir d’explorer les étoiles. Si nous étions prêts à en courir le risque, nous pourrions aller jusqu’au bout de la galaxie. C’est en notre pouvoir. Et cela ajouterait certainement à notre savoir – ce savoir auquel nous tenons tant.
» Mais, au lieu de cela, nous menons une existence de parasites. Pouvons-nous nous contenter de cet état de choses ? »
Le débat se poursuivit encore deux heures. Les discussions entre les membres de l’Assemblée furent parfois très dures. Un orateur fit observer qu’un des signes de la stérilité de notre vie était l’absence quasi totale d’art dans le Vaisseau.
M. Lemuel Carpentier se leva pour lui porter la contradiction. À cette occasion, M. Mbele prit la parole, pour la première et la dernière fois de la soirée. S’inclinant cérémonieusement devant M. Carpentier, il lui dit simplement : « Monsieur, vous faites erreur, » puis il se rassit.
À la fin, les options étaient si nettes que chacun savait dans quel camp il se plaçait. Mon père se leva alors et demanda que l’on mette fin aux débats : « Tout semble parfaitement clair. Tout ce que l’on pourra dire ne fera que répéter ce qui a déjà été exposé. Il me semble par conséquent inutile de prolonger la discussion, et je propose que l’on passe au vote. La question fondamentale semble être « Que ferons-nous de Tintera ? » C’est pour la résoudre que nous nous étions réunis. Ceux qui soutiennent la politique de M. Persson – action purement défensive et je ne sais quoi d’autre, rééducation, peut-être ? – voteront également pour une modification fondamentale de la façon dont nous vivons, selon les perspectives esquissées par M. Persson, ou, selon d’autres, similaires. Ceux qui voteront avec moi pour la destruction de Tintera voteront également pour le maintien de la ligne politique que nous n’avons cessé de suivre depuis cent soixante ans. Mon analyse de la situation vous paraît-elle exacte, monsieur Persson ? »
— « Absolument ! Je voterai en faveur de votre motion. »
« Acceptez-vous ma motion pour un vote sur ce sujet ? »
L’immense majorité de l’Assemblée acquiesça.
« La motion est acceptée. Le vote sera : Faut-il détruire Tintera ? Tous ceux qui sont en faveur de cette mesure voteront “oui”. Ceux qui lui sont opposés voteront “non”. Contrôleur, procédez au vote. »
J’appuyai sur un bouton. De nouveau, les chiffres des “oui” apparurent en vert sur l’écran, et ceux des “non” en rouge. Le résultat fut 16 408 voix contre 10 489. Tintera était condamnée à disparaître.
Quelques minutes après la salle commença à se vider, mais Jimmy et moi ne partîmes pas immédiatement. Je vis que M. Mbele se frayait un chemin vers nous. Il alla vers le bureau du président et regarda papa un long moment, sans rien dire. Papa mettait de l’ordre dans ses papiers.
M. Mbele parla : « Nous voilà donc revenus aux jours de la « discipline morale ». Je croyais que tout cela était bien loin derrière nous. »
— « Vous auriez pu faire valoir cet argument, Joseph, » lui répondit papa. « Dans le cas présent, je pense que la “discipline morale”, si vous tenez à vous servir de ce vieux cliché…»
— « Euphémisme. »
— « De ce vieil euphémisme, si vous préférez. Je pense que, dans ce cas, c’était justifié par les circonstances. »
— « Je sais que vous pensez cela. »
— « Vous auriez pu prendre la parole. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »
M. Mbele secoua la tête en souriant. « Non, aujourd’hui cela n’aurait servi à rien. Les choses ne changent pas si vite. Il faudra attendre la nouvelle génération. » Il désigna Jimmy de la tête. « Demandez-lui comment il a voté. »
Il connaissait Jimmy, et n’avait aucun doute sur ce qu’il avait choisi.
— « C’est inutile, » dit papa. « Je sais parfaitement comment ils ont voté. Cela fait trois jours que nous en discutons avec Mia, et nous savons que nous ne sommes pas d’accord. Ai-je eu tort de la mettre entre vos mains ? »
M. Mbele parut surpris. Il me regarda en haussant les sourcils.
— « Je ne pense pas y avoir été pour quelque chose. S’il en était ainsi, vous auriez voté contre votre propre opinion. Non, ce sont les temps qui changent. Je l’espère, du moins. »
Sur ce, il nous tourna le dos et s’en alla.
« Jimmy vient m’aider à faire mes valises, » dis-je à papa.
— « Très bien. À tout à l’heure. »
Je quittais l’appartement. La décision avait été prise il y avait quelques jours déjà. Ce n’était pas seulement parce que nous ne pensions pas du tout de la même façon. Il m’avait demandé, d’ailleurs, si notre désaccord au sujet de Tintera n’était pas pour quelque chose dans ma décision.
« Non, » avais-je répondu. « Mais je crois qu’il vaut mieux que je parte. De toute façon, maman va revenir. »
— « Comment le savais-tu ? »
— « Je le savais, voilà tout, » lui répondis-je en souriant.
Comme maman revenait, je savais qu’il était temps que je parte. En tout état de cause, j’étais devenue une adulte, et il était temps que je cesse de tenir la main de papa.
Je n’avais pourtant pas été entièrement sincère avec lui, et je pense qu’il l’avait senti. Nous ne voyions plus les choses sous le même angle. Je n’aimais pas la manière d’agir de papa. Et vivre ensemble, dans le même appartement, ce n’aurait plus été pareil. J’avais changé, mais ce n’était pas seulement à cause de M. Mbele. C’était un tas de choses : des expériences, des gens, y compris papa lui-même. S’il ne nous avait pas fait vivre à Géo, il est hors de doute que j’aurais voté différemment – si, par miracle, j’avais survécu à l’Épreuve.
Au moment où Jimmy et moi sortions, j’entendis papa appeler Georges : « Venez, le Conseil aimerait vous parler avant votre départ. »
« Tu étais assis à côté de Georges, » dis-je à Jimmy. « Comment a-t-il voté ? »
— « Il a voté pour. »
— « C’est lui qu’ils vont y envoyer, tu sais. »
— « Je sais. »
Ce que je ne pouvais comprendre, c’était que des personnes aussi gentilles et aussi distinguées que Georges ou que papa puissent de sang-froid décider de détruire un monde entier peuplé d’hommes et de femmes. Je ne le comprenais pas parce que, au cours de ces dernières semaines, mon univers s’était suffisamment élargi pour y inclure les bouseux et autres “inférieurs”, et que j’avais appris à y pleurer un mort. Je ne voulais pas que Tintera fût détruite ; tout simplement, je ne le voulais pas. Papa avait tort. J’avais vécu ma période d’aveuglement moral, et, maintenant, j’en étais sortie. Il ne m’était plus possible de comprendre ce que j’avais été, et si je ne pouvais pas davantage comprendre Georges et papa.
Cinq années ont passé depuis, et je ne comprends toujours pas vraiment. Il m’avait fallu atteindre l’âge de douze ans pour apprendre que le monde ne s’arrête pas aux limites d’un quartier. Ailleurs vivent d’autres hommes et femmes. Il ne s’arrête pas davantage aux limites du Quatrième Niveau. Il avait fallu deux ans de plus pour appliquer vraiment cette leçon et comprendre que le monde ne s’arrête pas aux limites du Vaisseau. Celui qui veut accepter la vie doit accepter l’univers tout entier. L’univers est peuplé de gens, d’hommes et de femmes, et il n’y a pas un seul figurant parmi eux.
J’envie les gens comme Jimmy, qui savent cela sans jamais avoir eu besoin de l’apprendre. Jimmy prétend que lui aussi a dû l’apprendre, mais je ne le crois pas.
Papa, Georges et les quelque seize mille habitants du Vaisseau qui avaient voté “oui” n’avaient pas le droit de détruire Tintera. On n’a jamais le droit de tuer des millions de gens que l’on ne connaît pas personnellement. Intellectuellement, je savais depuis longtemps que la capacité de faire une chose ne vous donne pas pour autant le droit de la faire – je n’ai jamais aimé la philosophie de la puissance. Nous étions sans doute capables de punir Tintera, mais de qui pouvions-nous tenir ce droit ? De toute façon, nous l’avons fait, car personne n’était là pour nous en empêcher, mais nous avons eu tort.
La veillée du Nouvel An termine les fêtes de fin d’année, et on la célèbre avec un éclat particulier. Dans tous les coins des Niveaux résidentiels, on fêtait la nouvelle année. Je devais rejoindre Jimmy à une réception donnée par Helen Pak, mais je n’y allai pas.
Georges était quelque part, en train d’éliminer Tintera, et je ne me sentais pas d’humeur à participer à des réjouissances. Bonne année 2200 à tous !
J’étais descendue au Troisième Niveau, et j’avais traversé le quartier Lev jusqu’à la porte 5. Après m’être promenée quelque temps dans le parc, je courus me mettre à l’abri, car la précipitation quotidienne se déclenchait. J’allai m’asseoir dans le bâtiment que je connaissais bien, pour y avoir rangé mes affaires pendant une année et demie avant d’être promue à ce rang exalté qui me donnait le droit de “discipliner moralement” tous les méchants de l’univers.
Seule une faible lumière venait de la porte 5. Il faisait agréablement frais et la pluie tambourinait régulièrement sur le toit. C’était une belle nuit ; j’en avais rarement connu de plus belle. Qu’il faisait bon vivre ! Ce fut là que Jimmy finit par me découvrir, assise dans le noir à chantonner doucement. Je le vis apparaître à la porte, puis courir sous la pluie. Je fus frappée par sa taille ; il avait beaucoup grandi.
Il s’assit à côté de moi et me dit : « Je pensais bien te trouver ici. Tu es déprimée ? »
— « Un peu. »
— « Demain, il faudra aller chez M. Mbele. Il veut nous voir, tu sais, et il va falloir commencer à organiser la suite de nos études. »
— « Si tu veux, » dis-je. « Je me demande si Att est toujours en vie. »
— « Mia, » dit Jimmy. « N’y pense pas… N’y pense plus. »
— « Écoute-moi !…» poursuivis-je avec véhémence.
— « Je sais. Nous allons changer les choses. »
— « Oui ! J’espère seulement que cela ne prendra pas trop de temps. Que deviendrions-nous, autrement ? »
Cette pensée me faisait horreur.
Jimmy se leva. « Allons, viens ! Rentrons nous coucher. » Courbés sous la pluie, nous courûmes vers la lumière de la porte 5.