Je dois avouer que je ne me souviens pas très clairement de tout ce qui m’est arrivé avant et pendant l’Épreuve. Chaque fois que c’était nécessaire, j’ai donc eu recours à des hypothèses, à des mensonges si vous préférez.
Il est certain, par exemple, que je ne me suis jamais exprimée avec autant d’aisance, et même mieux que quiconque. Certains incidents sont purement imaginaires. Mais peu importe. Dans l’ensemble, mon récit est fidèle ; l’essentiel, ce ne sont pas tant les événements que les transformations qui ont commencé à se produire en moi il y a sept ans. N’oubliez pas : l’important, ce sont les transformations. Sans elles, je ne ferais pas maintenant des études d’ordinologiste, je n’aurais pas épousé l’homme avec lequel je vis ; en fait, je n’aurais même pas existé. Les transformations, elles, sont relatées avec la plus grande fidélité. Pas de mensonges, ici.
Je me souviens que je mis très longtemps à grandir. C’était très important pour moi. À douze ans, j’étais une très petite fille aux cheveux et aux yeux noirs, complètement plate. Mes amies avaient commencé à devenir de vraies jeunes filles, mais moi je ne grandissais pas d’un pouce, et je commençais à perdre espoir. Selon papa, de toute façon, j’étais figée dans ma forme actuelle. Il me l’avait dit quand j’avais dix ans, un jour qu’il était d’humeur à plaisanter :
« Mia, je t’aime comme tu es maintenant. Ce serait bien dommage que tu te mettes à grandir ! »
— « Mais je veux grandir. »
— « Non, » avait-il dit, songeur, « j’ai bien envie de te geler telle que tu es maintenant. » (Il agita la main.) « Admettons que ce soit fait. »
Ma contrariété était si visible que papa continua à jouer le jeu. À douze ans, j’étais toujours exactement la même ; je faisais de mon mieux pour l’ignorer, mais ce n’était pas facile. J’étais toujours aussi petite, aussi mince et aussi plate. Quand il commençait à me taquiner, je disais simplement que ce n’était pas vrai : c’était tout ce que je trouvais à lui répondre. Au bout d’un certain temps, d’ailleurs, je me contentai de garder le silence.
Juste avant notre départ du quartier Alfing je revins chez nous avec un œil au beurre noir. Papa me regarda, et tout ce qu’il trouva à dire fut :
« Alors tu as gagné ou tu as perdu ? »
— « J’ai gagné. »
— « Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi je te dégèlerais. Pas tant que tu es capable de te défendre. »
J’avais douze ans alors. Je me tus : qu’aurais-je pu objecter ? Mais j’étais folle de rage.
Évidemment, mon problème était que je ne grandissais pas. Mais ce n’était pas tout. J’étais sur la corde raide et je ne voulais pas aller de l’avant : je n’aimais pas ce que j’y voyais. Je ne pouvais pas non plus revenir en arrière ; j’avais essayé, mais c’était impossible. On ne peut pas passer sa vie sur une corde raide. Je ne savais vraiment plus quoi faire.
Il y a trois grandes fêtes sur le Vaisseau, plus un bon nombre moins importantes. Le 14 août, nous fêtons le lancement du Vaisseau ; la dernière avait été son cent quatre-vingt et unième anniversaire. Et puis, entre le 30 décembre et le 1er janvier, nous célébrons la fin de l’année. Cinq jours sans école, sans obligations, uniquement en festivités. Des décorations partout, des banquets, des amis qui viennent vous rendre visite, des cadeaux, des réceptions. Tous les quatre ans, cela dure un jour de plus. Voilà pour les réjouissances.
Le 9 mars est la commémoration de la destruction de la Terre. C’est une cérémonie, non une fête, et nos pensées sont toutes axées sur le souvenir.
D’après ce qu’on m’a appris à l’école, la surpopulation est, en dernière analyse, la cause de toutes les guerres. En 2041, il y avait huit milliards de gens rien que sur la Terre ; les Terriens n’avaient même plus la place d’éternuer. Ils n’avaient plus assez de maisons, ni d’écoles et de professeurs, et les routes étaient en quantité si insuffisante que la circulation y devenait impossible. Les ressources naturelles étaient épuisées ou en voie de l’être ; ils ne mouraient pas vraiment de faim, mais, tout de même, ils avaient toujours un petit peu faim. Ils n’osaient pas élever la voix, car cela aurait gêné une centaine d’autres personnes. La loi y veillait, d’ailleurs, et ce devait être comme de vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une bibliothèque dirigée par un bibliothécaire sourcilleux. Et la population ne cessait de croître. Cela ne pouvait pas continuer éternellement. La limite fut atteinte il y a cent soixante-quatre ans.
Pour dire la vérité, j’ai de la chance d’être tout simplement en vie. Mes arrière-arrière-grands-parents étaient ceux qui prévoyaient ce qui se préparait. C’est pour cette unique raison que j’existe.
Il n’était pas question d’émigrer ailleurs dans le système solaire. Non seulement la Terre était la seule planète à peu près vivable dans un rayon de dix années-lumière mais, lorsqu’elle fut détruite, toutes les colonies du Système le furent aussi. Le premier des grands Vaisseaux fut achevé en 2025. En 2041, un des huit Vaisseaux en service et deux Vaisseaux inachevés sautèrent avec la Terre. Entre ces deux dates, les Vaisseaux avaient implanté cent douze colonies dans des planètes de divers systèmes stellaires. Un bon nombre de ces colonies avortèrent, et sept au moins s’écartèrent du droit chemin et durent être « moralement disciplinées ». À peu de chose près, il en reste donc quatre-vingt-dix.
Dans les Vaisseaux, nous avons profité de la leçon, mais nous formons encore des populations limitées repliées sur elles-mêmes, nous ne dégénérons pas, et la surpopulation ne nous menace pas davantage : nous avons une soupape de sécurité. Dans les trois mois qui suivent le jour où l’on atteint l’âge de quatorze ans, on vous dépose sur l’une des planètes colonisées, où vous devez tenter de survivre pendant trente jours par vos propres moyens. Cette règle ne souffre aucune exception, et le pourcentage de décès est satisfaisant. Si vous êtes bête, étourdi, si vous manquez de maturité, ou simplement si vous n’avez pas de réussite, il ne vous reste pratiquement aucune chance de revoir le Vaisseau. Si vous survivez, vous êtes devenu un adulte. À douze ans, mon problème n’était pas la crainte de la mort mais la peur de quitter le Vaisseau. En fait, je tremblais rien qu’à l’idée de quitter notre quartier.
Nous appelions cela l’« Épreuve » ; depuis l’âge de onze ans, rarement il ne se passait pas un jour où je n’y pensais au moins une fois. À cette époque, un homme du nom de Chatterji avait un fils qui devait bientôt subir l’Épreuve. Comme il avait des doutes sur sa capacité à la surmonter, son père se donna beaucoup de mal pour lui faciliter la tâche. Il lui dévoila sur quelle planète on allait le déposer et le mit au courant de tous les dangers qu’elle présentait. De plus, au dernier moment, il lui donna un tas d’armes que l’on n’a pas le droit de posséder pendant l’Épreuve et lui conseilla de se terrer dans un endroit bien protégé et de n’en pas bouger jusqu’à ce que l’Épreuve soit terminée.
Malgré toutes ces précautions, son fils échoua. Il n’était pas particulièrement doué. J’ignore comment il est mort ; peut-être fut-il incapable de faire face à un des dangers dont on lui avait appris à se défendre à l’entraînement, ou bien en rencontra-t-il un imprévu. Peut-être aussi s’est-il tué accidentellement avec une de ces armes qu’il était interdit de posséder. Ou bien, plus simplement, a-t-il trébuché et s’est-il brisé le crâne en tombant. En tout état de cause, il ne revint pas.
Et M. Chatterji fut expulsé du Vaisseau et déposé sur une planète. Peut-être est-il mort lui aussi.
Cela peut sembler dur ; j’avoue être incapable d’en juger. Dur ou non, c’était nécessaire, et je le savais déjà bien avant d’avoir onze ans. Néanmoins, cela m’impressionna fortement. Sans doute, si j’avais été capable de faire face à ce qui sortait du cadre restreint du quartier où nous vivions, aurais-je dormi plus tranquille.
Ce n’est peut-être pas la seule raison, mais je soupçonne fort que c’est à cause de cela que papa décida de déménager lorsqu’il devint président du Conseil du Vaisseau.
Le football était l’occupation favorite de tous les garçons et filles du Vaisseau. Je suis sûre que je savais déjà jouer quand j’avais quatre ou cinq ans. Nous profitions de la moindre occasion pour le pratiquer, et nous étions au beau milieu d’une partie lorsqu’on m’appela ; rien d’étonnant à cela. Nous jouions dans la cour de notre quartier – le quartier Alfing, Quatrième Niveau. La cour a deux cents mètres de côté, et l’espace est libre sur une hauteur de trois étages. Il y a même un terrain réglementaire, tout vert, merveilleusement entretenu, mais des grands, revenus depuis peu de l’Épreuve, l’avaient accaparé ; nous avions dû nous contenter du petit terrain situé tout au bout de la cour.
Au football, il y a une ligne de cinq avants, puis trois demis qui constituent une première défense et passent la balle aux avants pour qu’ils puissent marquer, deux arrières qui ne servent qu’à la défense et un goal qui garde les poteaux délimitant le but, avec un filet pour stopper le ballon. On est constamment en mouvement, et le jeu ne s’arrête – et encore pour peu de temps – que lorsqu’il y a un penalty, un coup franc que le ballon sort hors des limites du terrain ou que l’on a marqué un but.
Je jouais inter gauche, dans la ligne d’avants, parce que je suis plus adroite du pied gauche que du pied droit. C’est inné. Je shootais aussi bien plus fort du pied gauche.
Reprenant mon souffle après avoir couru, je regardai notre goal plonger sur le ballon. Il réussit à le bloquer, le fit rebondir, puis dégagea loin et haut. Le goal est le seul joueur qui ait le droit de toucher le ballon avec les mains ; les autres doivent se contenter de leurs pieds, de leurs genoux, de leur poitrine et de leur tête. C’est ce qui rend le jeu si passionnant.
Notre demi-droit réussit à contrôler le ballon et le passa à notre demi-centre, Mary Carpentier. Nous nous précipitâmes tous vers le but.
La balle volait entre nos demis, boule brune fusant et bondissant comme si elle était douée d’une vie propre.
Une fois, le ballon faillit nous échapper, mais Jay Widner le récupéra. Finalement, Mary Carpentier me le passa alors que j’étais dans une position favorable ; je n’avais que Venie Morlock en face de moi – une fille grande et forte, mais lente. Tout en gardant le contrôle du ballon, je fus plus rapide qu’elle, et j’étais prête à marquer un but lorsque Venie s’aperçut qu’elle ne pourrait pas m’en empêcher. Elle changea brusquement de direction et me heurta à la hanche si violemment que j’allai m’étaler de tout mon long. Inutile de dire que le ballon n’atteignit pas le but !
« Hé ! » lui criai-je, furieuse, « nous ne jouons pas au rugby ! »
C’était bien typique de Venie. Elle était incapable de se contrôler lorsqu’elle perdait. Surtout quand il s’agissait de moi : nous étions ennemies depuis longtemps, par sa faute, je pense, et elle n’aurait jamais consenti à se réconcilier. Juste au moment où je me relevais, les haut-parleurs sifflèrent deux fois pour attirer l’attention.
Ces annonces étaient fréquentes. Mais, cette fois, c’était moi que l’on demandait :
« Mia Laflèche est priée de rentrer chez elle ! Mia Laflèche est priée de rentrer chez elle ! »
Généralement, papa ne me faisait pas appeler ; je rentrais quand je le voulais. Il y avait bien une certaine Mme Farmer qui disait à papa que j’étais indisciplinée, mais ce n’était pas vrai. Quand papa m’appelait, j’obéissais immédiatement.
« Tu vois, on t’appelle, » me dit Venie. « Rentre vite chez toi. »
Mais ma colère n’était pas entièrement tombée.
— « Pas encore, » dis-je. « J’ai droit à un penalty ! »
— « Pourquoi ça ? Ce n’est pas ma faute si tu es venue te jeter dans mes jambes ! »
Si j’étais fautive, je n’avais pas de raison de me plaindre. Mais si c’était elle, j’avais droit à un penalty, et c’est dans les règles. Sans doute Venie pensait-elle que si elle criait plus fort que moi et assez longtemps, on finirait par la croire.
Mais Mary Carpentier, ma meilleure amie, intervint : « Allons, Venie, on a tous vu ce qui s’est passé. Laisse Mia tirer son penalty pour qu’elle puisse rentrer chez elle. » Après quelques dénégations futiles de la part de Venie, tout le monde tomba d’accord pour dire que j’avais droit à un penalty. Je posai le ballon par terre, face au but adverse.
Peter, le goal, plus jeune que moi, était le fils de Mme Farmer, et nous l’avions relégué dans ce rôle à cause de sa lenteur. Les buts ont 2 m 40 de haut sur 7 m 30 de large, et le ballon est posé à une distance de 11 mètres. Le goal a donc une assez grande surface à protéger, mais, en bondissant, il peut atteindre le ballon, où qu’il arrive. Il n’est donc pas aussi facile que ça de marquer un but. Peter se pencha en avant, posa les mains sur ses genoux, et attendit.
Les deux équipes avaient les yeux fixés sur moi. Je reculai de six pas, pris mon élan, feintai un bon shoot du pied droit et envoyai la balle au ras du sol avec le pied gauche : elle arriva dans les buts avant qu’il ait pu l’intercepter. Je la regardai rebondir dans les filets, puis je partis.
Je pris mon raccourci habituel pour rejoindre le couloir extérieur. Là, j’ouvris une grille menant aux conduites d’air, me glissai à l’intérieur, puis refermai la grille. C’était toujours le plus difficile ; il fallait que j’arrive à passer un doigt par le grillage pour faire jouer le loquet. Mes doigts n’étaient pas vraiment assez longs, et je me demandais toujours si j’allais y arriver ; c’était exaspérant. Une fois la grille remise en place, j’avançai dans le noir, attentive à compter les orifices de ventilation, tandis qu’une brise légère caressait ma joue.
Transformer le Vaisseau, moyen de transport de masse, en une ville posait d’aussi gros problèmes que de changer ma mère en artiste, son ambition de toujours. Les deux projets avaient ceci en commun qu’aucun n’avait entièrement réussi… à mon avis, du moins. Il y avait encore pas mal d’améliorations à faire dans les deux cas.
Pour prendre un exemple, la séparation entre notre quartier et les quartiers adjacents était purement administrative : pas de murs, rien. Le quartier lui-même – ainsi que tous les autres d’ailleurs – était un véritable dédale de murs aveugles, d’allées sans issue, de couloirs sans fin et d’escaliers menant on ne savait trop où. C’était bien entendu intentionnel : cela empêchait les gens de s’ennuyer ou de sombrer dans la paresse ; cela est très important dans un Vaisseau comme le nôtre.
Bref, il y a très peu de lignes droites et, si l’on veut éviter de longs détours, il faut bien connaître son chemin. Dans un quartier inconnu, il est facile de se perdre, et l’on diffuse souvent des appels de recherche pour retrouver un gosse égaré.
Craignant d’être en retard, j’avais donc pris mon raccourci. Si le Vaisseau était un être vivant, on pourrait comparer les conduites d’air à son système circulatoire. Le cœur pompe le sang vers les poumons, où il se débarrasse de son oxyde de carbone et s’enrichit en oxygène, puis circule dans tout le corps, où l’oxygène se transforme en oxyde de carbone, et revient au cœur, puis le cycle recommence. Dans le Vaisseau, l’air est amené au Troisième Niveau, où il se charge en oxygène ; de là, il revient aux parties habitées, où l’oxygène est consommé, descend vers la Technique, où il est filtré, purifié, enrichi en vapeur d’eau, et enfin repompé vers le Troisième Niveau.
Contrairement aux couloirs, les conduites, elles, vont en ligne droite et constituent donc le plus court chemin pour aller d’un point à un autre. Grâce à ma petite taille, je pouvais entrer par les ouvertures grillagées – il en existait de plus grandes destinées au service d’entretien, mais elles étaient fermées à clef. Mes camarades étaient trop grands, ou bien trop craintifs pour me suivre, et j’étais la seule à emprunter ce raccourci. Ils pensaient tous que c’était de la folie que d’entrer dans les conduites, et je faisais semblant d’abonder dans leur sens – question de prestige. En fait, ce n’était pas dangereux du tout ; tant qu’on évitait les ventilateurs géants, on ne courait aucun risque. Je n’ai d’ailleurs jamais eu peur des choses, seulement des gens.
Arrivée au niveau de notre couloir, j’ouvris la grille et me glissai dehors. Je la refermai et lissai de la main mes cheveux pour les aplatir. De papa, qui a des ancêtres espagnols et indiens, j’ai hérité mes cheveux et mes yeux noirs, mon nez droit et mon teint mat, et, bien que mes cheveux soient coupés courts, ils sont fort rebelles.
« ’Jour, papa ! » dis-je en entrant dans l’appartement. « Je suis en retard ? »
Le living était dans un beau désordre : livres et papiers entassés sur le sol, meubles repoussés contre la cloison. Non pas que ce soit jamais très bien rangé chez nous, mais, aujourd’hui, c’était bien pire que d’habitude.
Papa était assis sur une chaise et triait des livres. Papa, c’est Miles Laflèche. Un petit homme pas encore vraiment âgé, au visage inscrutable et à l’esprit incisif ; il est avant tout mathématicien, mais, depuis des années, il siège au Conseil du Vaisseau. Nous vivons dans cet appartement depuis que, à l’âge de neuf ans, j’ai quitté le dortoir.
Il me lança un regard interrogateur.
« Que t’est-il arrivé, Mia ? »
— « Je suis tellement en retard ? »
— « Je ne parlais pas de cela. Qu’as-tu fait avec tes vêtements ? »
Je me regardai. Je portais un chemisier blanc et un short jaune. Tous deux étaient couverts de traînées de poussière et de saleté.
Dans le Vaisseau, il est pratiquement impossible de se salir. Prenez le terrain de football, par exemple ; ce n’est pas de la terre avec du vrai gazon, mais un produit cellulosique planté dans une base de plastique stratifié. Lorsqu’un carré est usé, on le remplace, exactement comme pour le revêtement de sol des appartements. Le Troisième Niveau est le seul endroit du Vaisseau où il y ait de la saleté, et il n’y a même que ça. Les appareils en filtrent bien une petite quantité, qui se répand dans les passages, mais elle finit par être aspirée et envoyée au Premier Niveau (celui de la “Technique”), où les convertisseurs la transforment en chaleur et en énergie. Comme vous le voyez, il n’y a pas beaucoup d’occasions de se salir.
J’avais une fois demandé à papa pourquoi on n’inventait pas un système pour que la saleté reste au Troisième Niveau puisqu’il la produisait ; ce ne devrait pas être bien difficile.
« Tu sais pourquoi le Vaisseau a été construit, n’est-ce pas ? » me demanda-t-il.
— « Bien sûr ! »
Tout le monde savait que c’était pour véhiculer les bouseux vers les colonies. Mais je n’appelle jamais les colons bouseux devant papa. Aussi surprenant que cela paraisse, ce nom lui déplaît.
Papa m’expliqua alors que les… colons, donc, étaient très serrés parce qu’on en transportait le plus grand nombre possible. À cause de la sueur, des odeurs, car ils n’étaient pas très propres – essayez donc de persuader un paysan de se laver ! – le Vaisseau avait été équipé d’un système de nettoyage et d’aération très efficace. Mais, depuis qu’il avait été affecté à une activité toute différente, ce système était devenu inutile. Papa admit néanmoins que ma suggestion n’était pas totalement absurde.
Je demandai alors : « Pourquoi le Conseil ne fait-il rien ? »
— « Fais fonctionner ta cervelle, Mia. »
Papa essayait toujours de me faire réfléchir au lieu de me donner des réponses toutes mâchées.
La réponse, cette fois, n’était pas bien difficile à trouver : à quoi bon se donner la peine de changer un système compliqué, mais qui donne satisfaction, pour un autre dont le seul avantage est la simplicité ?
Je brossai mes vêtements de la main.
« J’ai pris un raccourci. »
Papa se contenta de hocher la tête d’un air absent. On ne sait jamais ce qu’il pense. Un jour, des gens pas très recommandables avaient essayé de me tirer les vers du nez pour savoir comment il allait voter sur une certaine question. Au lieu de leur répondre poliment que je n’en avais pas la moindre idée, je fis celle qui était au courant et je leur racontai un mensonge. Tout ça parce qu’il est impossible de deviner ce qui se passe dans la tête de papa ; c’est pourquoi je le questionne jusqu’à ce qu’il me le dise.
Il posa le livre qu’il tenait à la main et me dit : « Mia, j’ai une bonne nouvelle pour toi. Nous allons déménager ! »
Je poussai un hourra et me jetai à son cou.
Il y avait longtemps que j’attendais cette nouvelle. Ce n’est pourtant pas l’espace qui manque dans le Vaisseau, mais, dans notre appartement, nous étions plutôt à l’étroit. Papa et moi étions tellement occupés que nous avions négligé de l’échanger contre un plus grand. Déjà, au dortoir, ce que je détestais le plus, c’était le manque d’espace – là, c’était par nécessité, parce qu’ils étaient responsables de notre surveillance.
Si nous déménagions, cela signifiait que j’aurais droit à une plus grande chambre. Papa me l’avait promis.
« Oh ! papa ! Et où allons-nous vivre ? »
La population du Vaisseau n’est que de trente mille habitants maintenant ; mais il en avait transporté jusqu’à trente fois plus, sans compter une importante cargaison de matériel. Quand même, je me demande où ils les mettaient. Maintenant, en tout cas, il y a des appartements vides partout. Si nous l’avions voulu, nous aurions pu emménager en face.
Mais papa répondit, sur le ton le plus naturel : « Dans un grand appartement du quartier Géo. »
Cela me fit l’effet d’une douche froide.
Prise de vertige, je lui tournai brusquement le dos et allai m’asseoir. Déménager, oui, j’étais d’accord, mais quitter Alfing, l’équilibre précaire que j’avais réussi à me fabriquer !… Jusqu’à l’âge de neuf ans, je n’avais pu m’accrocher à rien.
Et, maintenant, papa voulait que j’abandonne tout ce que j’avais conquis depuis, et auquel je m’étais attachée.
Encore maintenant, ma gorge se serre quand j’y pense. Si ce n’était pas important, je n’en parlerais même pas. Quand j’avais neuf ans, j’étais très solitaire. Je partageais un dortoir avec quatorze autres gosses ; les “mamans de dortoirs” – qui n’étaient jamais les mêmes : elles changeaient tout le temps – nous surveillaient et nous disaient tout ce que nous devions faire. Je me sentais abandonnée. Cela dura ainsi pendant cinq ans. Finalement, je n’y tins plus. Je me sauvai, réussis par miracle à prendre la bonne navette et allai voir papa.
Pendant tout le trajet, je n’avais cessé de me demander ce que j’allais lui dire, et ce qu’il en penserait… Quand j’arrivai enfin, j’étais baignée de larmes et je hoquetais à force de sangloter. Papa me prit par les épaules et me demanda plusieurs fois : « Mais qu’as-tu, Mia ? »
Je fus incapable de lui répondre.
Alors, il prit un mouchoir et m’essuya le visage. Il réussit à me calmer suffisamment pour que je puisse lui parler de façon à peu près cohérente, entre deux sanglots.
« Je suis réellement désolé Mia, » dit-il. « Je ne m’étais jamais vraiment rendu compte. Je pensais que c’était la meilleure solution pour toi. Je croyais que tu serais mieux dans un dortoir avec d’autres enfants que toute seule avec moi. »
— « Non, papa, » dis-je, « je veux vivre avec toi ! »
Il resta songeur un petit moment, puis inclina brièvement la tête : « Très bien. Je vais appeler le dortoir pour qu’ils ne s’inquiètent pas. »
Papa et le quartier Alfing étaient devenus mes deux principales raisons de vivre. Mais, maintenant, papa voulait que j’abandonne l’une d’entre elles. Sans compter que le quartier Géo n’était même pas au Quatrième Niveau, mais au Cinquième !
Le Vaisseau est divisé en cinq Niveaux. Le Premier est surtout réservé aux services techniques, c’est-à-dire la Technique proprement dite, la Récupération, la Propulsion, la Conversion, etc. Le Deuxième rassemble les divers services administratifs. Au Troisième, il y a de la terre et des collines, de vrais arbres et de l’herbe, du sable, des animaux, un tas de plantes, et c’est là qu’on nous entraîne en vue de l’Épreuve. Le Quatrième et le Cinquième sont résidentiels : c’est là que nous vivons. Le Cinquième Niveau est le dernier. Nous, les gosses, savions que ceux qui vivent là-haut ne valent guère mieux que des bouseux. En allant y vivre, on abandonne un peu de ce qui fait de l’homme un être humain.
Je restai longtemps silencieuse, essayant de remettre de l’ordre dans mes pensées.
« Tu veux vraiment que nous allions vivre au Cinquième Niveau ? Tu parles sérieusement ? » demandai-je enfin, essayant de me persuader qu’il plaisantait, tout en sachant fort bien que ce n’était pas le cas, mais cela me permettait de retarder le moment où je devrais faire face à la réalité.
— « Très sérieusement. J’ai mis longtemps à trouver cet appartement, et tout est prêt pour le déménagement. Je pense que cela te plaira. Je me suis laissé dire qu’il y avait à l’école un garçon de ton âge, et qui est en avance sur toi. Cela t’obligera à faire des efforts au lieu de te laisser aller comme tu le fais ici, faute d’émulation. »
J’avais peur, et je me mis à lui énumérer tous les appartements libres où nous aurions pu aller sans quitter Alfing. Je me remis même à pleurer, mais papa demeura inébranlable.
Finalement, je m’essuyai les yeux avec la manche de mon chemisier, croisai les bras, et déclarai : « Je n’irai pas ! »
Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir avec papa, qui me dit toujours que je suis têtue, mais cela n’eut d’autre effet que de le renforcer dans sa conviction. Pourtant, ce n’était pas par entêtement que j’agissais ainsi, mais parce que j’avais peur. J’étais certaine que si nous allions vivre là-haut, notre vie ne serait plus jamais comme avant.
Mais il m’était difficile d’expliquer mes craintes à papa ; je ne voulais pas admettre que j’avais peur.
Il vint vers moi et posa ses mains sur mes épaules, regarda mon visage, résolu malgré les larmes que je ne pouvais retenir.
« Mia…» me dit-il, « je comprends que ce ne soit pas facile pour toi, mais dans moins de deux ans tu prendras toi-même tes décisions ; à ce moment, tu pourras faire ce que tu veux et vivre où il te plaît. Mais si tu es incapable de faire maintenant une chose qui te déplaît, quel genre d’adulte deviendras-tu ? Une chose est certaine : je déménage. Tu as le choix. Ou tu viens avec moi ou tu vas au dortoir d’Alfing. »
Je n’avais aucune envie de retourner dans un dortoir ; je ne savais que trop ce qu’on y endurait. Je voulais vivre avec papa. Mais c’était quand même une décision difficile. Dans un cas comme dans l’autre, il fallait que j’abandonne ce qui avait été jusqu’à maintenant une de mes deux principales raisons de vivre. Ce fut dur, mais je pris ma décision.
Après avoir essuyé mes yeux une dernière fois, je retournai lentement à la cour. La partie de football était terminée, et la cour entière n’était qu’un kaléidoscope de chemises et de shorts multicolores. Ne voyant Venie Morlock nulle part, je demandai à un garçon s’il l’avait vue.
« Elle est là-bas, » dit-il en me la désignant du doigt.
— « Merci. »
Je m’approchai de Venie et, d’un croche-pied, je la fis tomber, puis je lui frottai copieusement le nez contre le sol. Je ne la relâchai que lorsqu’elle m’eut suppliée de le faire. En se relevant, elle me gratifia d’ailleurs d’un œil au beurre noir, mais cela en avait valu la peine. Comme ça, au moins, elle savait qui j’étais, même si j’allais vivre au Cinquième Niveau.
Le lendemain, papa et moi nous déménagions.
Nos écoles sont dirigées par des gens très conservateurs, mais il est probable que, où que l’on aille, ce n’est pas différent. En tout état de cause, une fois qu’on vous avait assigné un directeur d’études, il devenait inamovible pour plusieurs années. À Alfing, je connaissais un garçon qui haïssait le sien ; cela allait si mal entre eux qu’ils se battaient au point d’être couverts de bleus. Eh bien, croyez-le ou non, il fallut trois ans pour qu’on lui affecte un autre professeur. En comparaison, tout le reste n’est que vétilles.
Le lundi matin, le surlendemain de notre arrivée, je me présentai à mon nouveau superviseur scolaire du quartier Géo. Il était maigre, collet monté, méticuleux, et s’appelait M. Quince. Il me regarda, haussa les sourcils en voyant mon œil au beurre noir, et, lorsqu’il m’eut bien examinée, il me dit : « Asseyez-vous. »
Le superviseur s’occupe de tout le travail administratif de l’école ; il désigne les directeurs d’études, fixe les honoraires, programme les machines à enseigner, fait cesser les bagarres qui pourraient advenir, et ainsi de suite. Comme c’est un métier que personne n’aime particulièrement, on l’exerce au maximum trois ans, jamais plus.
Après avoir examiné mon dossier, les lèvres pincées, il emplit méticuleusement une carte et me dit : « M. Wickersham. »
— « Pardon ? » dis-je.
— « M. Wickersham, » répéta-t-il. « Ce sera votre nouveau directeur d’études. Il vit à Géo C/15/37. Vous devez vous rendre chez lui mercredi à deux heures de l’après-midi. Ensuite, vous vous rencontrerez trois fois par semaine, à des horaires vous convenant mutuellement. Mais, surtout, ne soyez pas en retard mercredi. Maintenant, venez. Je vais vous montrer votre classe pour la première heure. »
Dans le Vaisseau, la scolarité est obligatoire de quatre à quatorze ans. Après cet âge, si vous survivez, on ne vous enseigne que ce qui est important et on laisse de côté tous les détails stupides et inutiles. Vous travaillez sous la direction d’un directeur d’études ou d’un maître artisan, pour atteindre le but que vous avez librement choisi.
Dans quelque deux ans, il faudra que je prenne une décision à ce sujet. L’ennui, c’était que, les maths et les vieux romans mis à part, je ne m’intéressais plus du tout aux mêmes matières que l’année dernière. Je n’étais pas vraiment forte en maths, et lire de vieux romans ne mène à rien ; il fallait donc que je trouve autre chose. Je ne tenais pas particulièrement à me spécialiser. En fait, je voulais devenir synthétiseur : il faut connaître un peu de tout suffisamment pour avoir une vue d’ensemble. Cela m’attirait beaucoup, mais je n’en parlais jamais, car je n’étais pas certaine d’être suffisamment intelligente, et je ne voulais pas me fermer d’autres possibilités. Dans mes moments de dépression, je me demandais si je n’allais pas finir surveillante de dortoir ou quelque chose de ce genre.
À un moment donné, après l’Épreuve – quand on a entre quatorze et vingt ans – on cesse d’étudier et on commence à exercer un métier. Plus tard, à moins qu’on ne travaille déjà dans la recherche, on peut demander un congé pour complément d’études et pour faire de la recherche. C’est à cela que ma mère passe son temps.
Je suivis M. Quince vers la salle de classe. J’avoue que je n’étais pas pressée d’y arriver. J’hésitai entre la crainte et l’agressivité, sans trop savoir ce qui dominerait en fin de compte. À notre entrée, il y eut toute une série de va-et-vient. Lorsque le calme fut revenu, je pus voir qu’il y avait quatre élèves : deux garçons et deux filles.
« Que se passe-t-il ? » demanda M. Quince.
Personne ne répondit. En général, on n’ose pas répondre à un superviseur, sauf lorsque c’est absolument inévitable.
« Alors, Dentremont ! Qu’est-ce que vous fabriquez ? »
C’était un garçon à la tignasse rousse, encore plus petit que moi, avec des oreilles très proéminentes. Il semblait très jeune, mais c’était peu probable puisqu’il était dans la même classe que moi.
— « Rien, monsieur, » dit-il.
Après avoir jeté un dernier regard inquisiteur autour de lui, M. Quince n’insista pas. Il me présenta, mais omit de le faire pour les autres, jugeant sans doute que j’aurais amplement le temps d’apprendre leurs noms. La sonnerie de la première heure retentit, et il nous intima l’ordre de commencer notre étude.
Dès qu’il fut parti, le garçon à la tignasse rousse contourna une des machines à enseigner et se mit à en démonter la plaque du fond.
La fille qui était plus proche de moi dit : « Un de ces jours, M. Quince va s’en apercevoir, Jimmy, et ça va chauffer, tu sais. »
— « On a bien le droit d’être curieux, non ? » dit Jimmy.
Ils firent plus ou moins semblant de m’ignorer, ne sachant sans doute pas – ainsi que moi-même d’ailleurs – quelle attitude adopter. Mais ils ne se privèrent pas de m’épier, et je suis certaine qu’ils profitèrent de la première occasion pour dire à qui voulait les écouter ce qu’ils pensaient de la nouvelle venue du Quatrième Niveau. Il était évident qu’ils se méfiaient de moi autant que je me méfiais d’eux – avec la petite différence que dans mon cas c’était justifié, mais non dans le leur. Je n’aime pas particulièrement que des filles chuchotent et ricanent en me regardant, et, si j’avais été un peu plus sûre de moi, je le leur aurais vertement fait remarquer. Mais je me contentais de me plonger dans mon travail en faisant semblant de prendre un air détaché.
La première heure terminée, les deux filles et l’autre garçon partirent. Seul Jimmy Dentremont resta – moi aussi, car mon plan de travail prévoyait que je demeure dans cette salle pour la seconde heure. Il ne cessait de me fixer d’une façon désagréable. Je ne savais que dire. De toute façon, tous les habitants du Cinquième Niveau n’avaient pas cessé de nous regarder, papa et moi (voire même de nous toucher), comme des bêtes curieuses depuis notre arrivée.
Notre mobilier – ce que nous voulions conserver, du moins – était arrivé le samedi matin, et nous avions suivi dans l’après-midi avec le reste de ce que nous possédions. J’avais quatre cartons remplis de livres, de vêtements et d’un tas de bricoles. J’avais également ma flûte à bec, que j’avais miraculeusement sauvée au dernier moment. Papa l’avait tout simplement mise dans le tas “à jeter” ! À certains moments, ses actes me laissent perplexe.
J’allai porter les cartons dans ma nouvelle chambre, qui était nettement plus grande que l’ancienne. De plus, il y avait beaucoup de rayonnages pour les livres, ce que j’appréciais fort, car j’aime les avoir sous la main et non empilés en tas dans un coin.
Je restai là à contempler mes cartons et, n’ayant pas le courage de les déballer tout de suite, j’essayai de voir quels sons je pourrais tirer de ma flûte. Cela dura trois minutes. Les habitants du Cinquième Niveau ne nous laissèrent pas en paix une seconde de plus.
D’abord, ce furent les voisins qui firent une entrée en masse, disant : « Oh ! monsieur Laflèche, que nous sommes ravis de vous avoir dans notre couloir ! Nous espérons que vous vous y plairez autant que nous ! » « Vous savez, nous, les hommes, nous nous réunissons de temps en temps le soir, et nous comptons sur vous ! » « Ah ! mais c’est votre fille ! Qu’elle est adorable, monsieur Laflèche ! Vraiment charmante ! Si, si…» et : « Vous savez, Laflèche, j’aurais aimé parler de certaines choses à notre représentant au Conseil, mais, puisque vous êtes là, autant vous le dire à vous, qui siégez à l’échelon le plus élevé !…»
Après les voisins, ce furent les curieux et les quémandeurs. Une foule de ces derniers. On les reconnaissait à ce que, au lieu de se contenter de flatter papa, ils faisaient de même avec moi.
C’est bizarre, mais j’ai remarqué que, dans des cas comme celui-là, les seules personnes qu’on aurait envie de rencontrer sont précisément celles qui restent chez elles et ne viennent pas vous embêter. C’est réellement une énigme insondable.
Au bout de quelques minutes, papa alla se réfugier dans son bureau, et les gens s’installèrent dans le living en attendant qu’il les reçoive. L’appartement avait deux ailes, entre lesquelles le living était pris en sandwich. L’une des ailes consistait en trois chambres, une salle de bains et une cuisine-salle à manger. L’autre comprenait le bureau et le cabinet de travail de papa. Le bureau donnait sur un petit appartement vide, destiné à être transformé en salle d’attente ; comme les travaux n’étaient pas terminés, les visiteurs s’agglutinaient chez nous.
Après les avoir regardés un bon moment, je fendis la foule et allai dans la chambre de papa, d’où j’appelai Mary Carpentier.
« Bonjour, Mia ! » s’exclama-t-elle, surprise. « En te voyant à la vidéo comme ça, j’ai l’impression que tu es encore ici. »
— « Je suis encore ici. Je n’ai pas encore déménagé. »
— « Ah ! » fit-elle, visiblement dépitée. Elle s’était sans doute déjà accommodée de mon départ.
— « Mais non, je plaisantais. Je suis à Géo. »
Cela la ragaillardit, et nous bavardâmes un moment. Je lui parlai des gens qui encombraient le living, et nous avons bien ri en imaginant un tas de demandes incongrues qu’ils seraient venus faire à papa. Nous nous jurâmes également, une fois de plus, une amitié et une fidélité éternelles.
Quand j’eus raccroché, j’allai dans le couloir juste à temps pour voir un homme plutôt corpulent se faufiler hors de ma chambre. J’étais certaine de ne jamais l’avoir vu auparavant.
« Que faisiez-vous là ? » lui demandai-je.
Avant de me répondre, il prit le temps de passer la tête dans la chambre de papa pour regarder de quoi ça avait l’air. Puis il dit : « La même chose que vous. Je regarde. »
— « Pas moi, » répondis-je tranquillement. « J’habite ici. »
Comprenant son erreur, il rougit jusqu’aux oreilles et, sans dire un mot, s’empressa de sortir.
Et cela n’est qu’un exemple. Ce genre de mésaventure nous arrive quotidiennement.
Le lendemain, après cette soirée mouvementée, je me rendis chez M. Quince. Jimmy Dentremont était déjà arrivé. Il me dévisagea attentivement, puis me demanda insidieusement : « Qu’est-il arrivé à ton œil ? »
Je n’aime pas beaucoup les questions pièges, et je ne leur réponds jamais ; de plus, je ne tenais nullement à raconter à qui que ce soit ce qui était arrivé à mon œil.
— « Quel âge as-tu ? » ripostai-je imperturbablement.
— « Pourquoi ? »
— « Parce que si tu es aussi jeune que je le pense, tu n’as pas à me poser de questions. Les enfants ne doivent pas se mêler de ce qui ne les regarde pas ! »
— « Eh bien ! je suis plus vieux que toi ! Je suis né le 8 novembre 2185. »
S’il disait la vérité, il avait effectivement trois semaines de plus que moi.
— « Comment connais-tu mon âge ? » lui répliquai-je.
— « Je me suis renseigné quand j’ai appris ton arrivée, » dit-il avec impudence.
Vous voyez ce que je veux dire ? Ils vous espionnent de tous côtés.
La sonnerie annonçant le début de la deuxième heure retentit.
— « C’est bien la salle 1, ici ? » lui demandai-je.
— « Je n’en sais rien, » répondit Jimmy. « On ne nous le dit pas. »
Là, il disait vrai. On ne nous disait pas à quel niveau d’études nous étions, pour éviter les comparaisons ; en fait, nous le savions très bien : il suffisait de jeter un coup d’œil sur ce que faisaient les autres. Jimmy prenait simplement plaisir à nous contrarier. Nous en étions encore à nous sonder ; je ne savais pas trop quoi penser de lui, mais j’avais l’impression que nous ne nous entendrions pas.
Après le déjeuner, M. Quince m’appela. Il haussa de nouveau les sourcils en voyant mon œil – apparemment, quelque chose ne lui plaisait pas – et m’annonça qu’il y avait un changement à mon programme d’études.
« M. Mbele, » grogna-t-il en me tendant une adresse.
— « Excusez-moi ? »
— « M. Mbele est votre nouveau directeur d’études. Pas M. Wickersham, comme je vous l’avais dit ce matin. Le reste demeure inchangé. À deux heures de l’après-midi, mercredi ; et n’oubliez pas ce que je vous avais dit sur la nécessité d’être ponctuel. Si mes étudiants prennent l’habitude d’arriver en retard, le blâme finira par retomber sur moi. »
« Pouvez-vous me dire pourquoi on me donne un nouveau directeur d’études ? » demandai-je.
Il haussa les sourcils.
— « Je ne vois pas en quoi cela vous concerne, » dit-il sur un ton acerbe. « On m’a informé de ce changement, et je transmets, voilà tout. Ce n’est pas moi qui ai eu cette idée, vous pouvez me croire ! Cela m’oblige à modifier deux autres assignations, et je ne me crée pas délibérément du travail. N’attendez donc pas d’explications de ma part ; je ne peux pas dire ce que j’ignore. »
Bizarres, quand même, presque futiles tous ces changements, avant même qu’on ait eu le temps de se faire du mal.
Curieusement, je fus contente de rencontrer Jimmy le mercredi après-midi. Je ne savais pas exactement où se trouvait l’appartement de M. Mbele, et il m’aida à trouver mon chemin.
« De toute façon, j’y vais aussi, » me dit-il.
Son attitude était presque amicale, peut-être parce qu’il n’y avait pas d’autres enfants aux alentours.
Je ne m’étais encore fait aucun ami au quartier Géo, mais mes reparties acérées m’avaient cependant valu deux ennemis ; si quelqu’un se montrait gentil avec moi, j’aurais donc été mal venue de le repousser.
« Tu as également M. Mbele comme directeur d’études ? ».
— « Eh bien… depuis hier, oui. J’ai appelé M. Wickersham pour lui demander pourquoi, mais il venait juste d’en être informé par M. Quince. »
— « Tu n’avais pas demandé ton changement ? »
— « Non. »
— « Curieux, » dis-je.
M. Mbele vint nous ouvrir au premier coup de sonnette.
« Bonjour ! » dit-il en souriant. « Je vous attendais. »
Il avait les cheveux tout blancs et devait être très vieux – sûrement plus de cent ans – mais très grand et se tenant encore très droit. Son visage sombre était fortement ridé, son nez très large, et son front était barré par les deux traits blancs de ses sourcils.
« Enchanté de faire votre connaissance, » dit Jimmy.
Je ne dis rien, parce que je l’avais reconnu.
Beaucoup de gens portent le même nom dans le Vaisseau et je connaissais autant de Mbele que de Laflèche. Mais je ne m’étais pas attendue à me trouver face à M. Joseph L. H. Mbele.
Quand il siégeait encore au Conseil, papa et lui étaient rarement d’accord. Il avait un projet qui lui tenait particulièrement à cœur : la distribution de bibliothèques microfilmées dans toutes les colonies, et papa était à la tête de l’opposition. Lorsque son projet fut rejeté pour la troisième fois, M. Mbele donna sa démission.
Une fois, quand j’étais encore au dortoir, je m’étais bagarrée avec une autre fille. Elle avait dit que si M. Mbele voulait faire voter un projet, il n’avait qu’à présenter une résolution dans le sens contraire, puis à attendre la suite. Mon père reprendrait immédiatement le projet que M. Mbele attaquait et ferait tout pour le faire passer.
Je pense qu’elle ne comprenait pas la signification réelle de cette plaisanterie. Moi, en tout cas, je l’ignorais. Mais je savais qu’elle avait voulu faire un affront à mon père, et, en ce temps-là – je ne connaissais pas encore vraiment papa – je débordais de loyauté familiale.
Me donner M. Mbele comme directeur d’études ressemblait fort à une mauvaise plaisanterie, et je me demandais qui avait bien pu avoir cette idée. Certainement pas M. Quince, car cela lui avait déjà coûté du travail supplémentaire, n’est-ce pas, et son temps était précieux.
« Mais entrez donc ! » nous dit M. Mbele.
Jimmy me poussa du coude et j’avançai. M. Mbele appuya sur le bouton, et la porte se referma derrière nous.
Lorsque nous nous fûmes installés dans le living, il nous dit : « J’avais pensé qu’aujourd’hui nous nous contenterions de faire connaissance, de convenir des jours où nous nous verrons, et de manger un morceau. Le travail peut attendre jusqu’à la prochaine fois. »
Bien que ce fût, à mon avis du moins, totalement superflu, nous nous présentâmes.
« Oui, je crois avoir rencontré vos parents, » dit M. Mbele à Jimmy. Et, bien entendu, je connaissais votre grand-père. Par pure curiosité personnelle, dans quelle matière comptez-vous vous spécialiser ? »
Jimmy se détourna, comme s’il était gêné. « Je ne sais pas encore très bien. »
— « Entre quelles possibilités hésitez-vous ? »
Après un long silence, Jimmy répondit d’une voix incertaine : « Je crois que j’aimerais devenir ordinologiste. »
Si l’on se représente l’ensemble de nos connaissances comme une longue série d’appartements se faisant suite, habités par un nombre incalculable de personnes incroyablement occupées, désordonnées et myopes, toutes hautement excentriques et vivant en recluses, l’ordinologiste est celui qui est chargé, à intervalles réguliers, de nettoyer et de mettre de l’ordre dans tout cela. Il ramasse les livres qui traînent et les remet à leur place ; il range tout ; il jette le bric-à-brac inutile que les reclus chérissaient jalousement mais qui ne leur sert à rien. Quand il a terminé, l’appartement est impeccablement rangé, et on peut sans honte le montrer à des étrangers. Dans un sens, on pourrait dire que c’est un bibliothécaire, mais il ne ressemble pas davantage à une de ces femmes d’allure moyenâgeuse qui viennent ranger les livres dans les bibliothèques des quartiers qu’un agronome moderne ne ressemble à un paysan primitif des colonies.
Un synthétiseur – ce que je veux devenir – en revanche, c’est celui qui vient admirer la pièce bien rangée, juge de l’harmonie de tel objet ou de tel livre, s’ils seraient mieux à leur place dans l’appartement voisin ou dans celui d’en face et combien ils y seraient plus utiles, et il le signale. Sans l’ordinologiste, le synthétiseur n’aurait aucune base pour se mettre au travail. Et réciproquement, bien sûr, s’il n’y avait pas de synthétiseur, l’ordinologiste n’aurait aucune raison de faire son travail, car il ne serait d’aucune utilité à quiconque.
Il n’y a jamais eu beaucoup de gens doués pour ces deux métiers. Pour rassembler et ordonner d’innombrables vieilles bribes d’information, il faut de la cervelle, de l’instinct et de la chance. Rares sont ceux qui possèdent ces trois qualités réunies.
« Que savez-vous au juste de l’ordinologie ? » demanda M. Mbele à Jimmy.
— « De première main, pas grand-chose. » Et Jimmy ajouta, non sans fierté : « Mon grand-père était ordinologiste. »
— « Certes, » dit M. Mbele, « et l’un des meilleurs. Vous ne devriez pas vous sentir gêné de suivre son exemple, à moins d’être un raté complet, ce qui n’est certainement pas le cas ! »
Il réfléchit un moment, puis ajouta : « Je n’aime pas beaucoup suivre les usages établis simplement parce qu’ils le sont. Si vous me promettez de ne le dire à personne, je vais essayer de m’arranger pour vous montrer ce que l’ordinologie est vraiment, cela vous donnera une base pour fonder votre décision. Cela vous va ? »
Il était évident que M. Mbele ne serait pas un directeur d’études orthodoxe. Ce qu’il venait de proposer à Jimmy est généralement impossible avant d’avoir quatorze ans et d’être revenu de l’Épreuve.
« Oh oui ! » dit Jimmy en souriant. « Merci ! »
M. Mbele se tourna vers moi.
« Eh bien, comment vous plaisez-vous au Cinquième Niveau ? »
— « Je ne pense pas que je m’y plairai beaucoup, » répondis-je.
Jimmy Dentremont me glissa un regard en coin. Il ne s’attendait sans doute pas à cela.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » s’inquiéta M. Mbele.
— « Depuis notre arrivée, nous n’avons pas eu un moment de tranquillité. La maison est toujours pleine d’étrangers. On n’a plus aucune intimité. Ce n’était jamais comme ça à Alfing, vous pouvez me croire. »
M. Mbele sourit largement.
— « Il ne faut pas en blâmer le quartier Géo. C’est toujours ainsi quand quelqu’un devient président. D’ici quelques semaines, nos concitoyens se seront habitués, et tout redeviendra normal. Vous verrez. »
Nous parlâmes encore quelques minutes, puis Mme Mbele nous apporta à manger. Elle était sensiblement plus jeune que son mari, mais pas vraiment jeune, bien sûr. C’était une femme grande et large, au visage rond et aux cheveux châtains. Elle semblait fort gentille.
Pendant le repas, nous décidâmes de nous voir le lundi, le jeudi après-midi et le vendredi soir, avec possibilité de modifications en cas de nécessité.
Juste avant de prendre congé, M. Mbele nous dit encore : « Je tiens avant tout à ce qu’il soit parfaitement clair que je pense que votre but est d’apprendre, et que je suis là pour vous y aider, ou, au besoin, pour vous y contraindre, mais je doute que ce soit nécessaire. Tout ce qui entrave ce but fondamental – rédiger des rapports sur vos progrès, remplir des formulaires, suivre les programmes, etc. – m’intéresse extraordinairement peu. Si vous désirez étudier un certain sujet et que vous ayez suffisamment de connaissances générales pour cela, je suis prêt à vous aider, que cela fasse ou non partie de votre programme théorique. Et si vos connaissances générales sont insuffisantes, je suis prêt à combler vos lacunes. En échange, je vous demande de me rendre un service. Cela fait de longues années que je n’ai plus été directeur d’études, et je compte sur vous pour me faire remarquer chaque fois que je négligerais de respecter un quelconque rituel ayant une importance essentielle aux yeux de M. Quince. Ce marché vous semble-t-il juste ? »
En dépit de la loyauté que je devais à mon père, je m’aperçus que je trouvais ce M. Mbele fort sympathique. J’étais très contente d’avoir la chance de travailler sous sa direction bien que je ne pusse le reconnaître publiquement.
Nous avions regagné les passages publics et rentrions chez nous lorsque Jimmy me dit soudain : « Arrête ! »
Il se planta face à moi et continua : « Il faut que tu me promettes une chose. Ne dis à personne ce que tu as appris sur grand-père ni que je veux devenir ordinologiste. »
— « Cela fait deux choses, » lui fis-je remarquer.
— « Ne plaisante pas, c’est sérieux ! » me dit-il sur un ton implorant. « Les autres gosses ne me laisseraient pas en paix s’ils savaient que je veux exercer un métier sortant tellement de l’ordinaire. »
— « Et moi, je veux devenir synthétiseur, » répliquai-je. « Je ne dirai rien sur toi tant que tu ne diras rien sur moi. »
C’était pour nous un engagement solennel. Par la suite, rien de ce qui se passa dans l’appartement de M. Mbele ne devint jamais public. C’était un peu comme une oasis au milieu du désert de l’ignorance, tant des enfants que des adultes. Une oasis où nous pouvions exprimer ce que nous pensions sans nous voir dénigrés, ridiculisés ou piétinés, même quand nous l’aurions mérité. Un tel lieu est inestimable.
« Tu sais, » reprit Jimmy, « je suis content qu’on m’ait changé, maintenant. Je crois que je serai très heureux d’étudier sous la direction de M. Mbele. »
— « Oui, je dois dire qu’il n’est pas comme les autres, » admis-je prudemment.
Lorsque quelqu’un nous interrogeait sur notre directeur d’études, nous n’en dîmes jamais davantage.
Je ne pus voir papa que lorsqu’il eut fermé son bureau. Pour être plus précis, il fermait la porte d’entrée de notre living à cinq heures, pour que personne ne puisse plus entrer, et à onze heures, ou un peu avant, il avait fini de recevoir tous ceux qui attendaient.
« Papa ! » m’exclamai-je. « Sais-tu que mon nouveau directeur d’études est Joseph Mbele ! »
— « Mmm… je sais, » dit-il simplement en finissant de ranger ses papiers.
— « Tu le savais ? » dis-je avec stupéfaction. Je m’assis sur une chaise à côté de lui.
— « Oui. En fait, il a accepté de te prendre pour m’obliger. Je lui avais demandé cette faveur. »
— « Mais je croyais que vous étiez… ennemis…»
Comme je l’ai déjà dit une fois, je ne comprends pas très bien, papa. Personnellement, je ne suis pas charitable. Quand je suis contre quelqu’un, je suis contre lui. Mais quand papa est contre quelqu’un, il lui demande de devenir mon directeur d’études !
« Nous sommes en effet en désaccord sur certains points, » précisa papa. « Selon moi, son attitude à l’égard des colonies est totalement erronée. Mais cela ne fait pas de lui un idiot ni un scélérat. Je doute sincèrement que son enseignement puisse te nuire en quoi que ce soit. Il ne m’a fait aucun mal quand j’ai étudié la philosophie sociale sous sa direction il y a soixante ans. »
— « La philosophie sociale ? »
— « Oui, c’est son principal sujet de recherches. » (Il sourit.) « Je ne t’aurais pas fait étudier sous la direction d’un homme qui n’aurait rien à t’apprendre. Je pense qu’une bonne dose de philosophie sociale ne te fera pas de mal. »
Tout ce que je trouvai à dire fut : « Ah ! »
Je peux en tout cas dire une chose en faveur de M. Mbele. Il n’a pas haussé les sourcils en voyant mon œil poché. Sa femme non plus d’ailleurs. C’est une attitude que j’apprécie fort.
Quand même, papa aurait pu me prévenir. Évidemment, je trouvais M. Mbele sympathique, mais, au début, cela m’aurait épargné certaines pensées peu charitables.
Un soir, deux semaines après le déménagement, j’allai dire à papa que le dîner était prêt. Il était dans son bureau et parlait à la vidéo avec M. Persson, un autre membre du Conseil.
Sur l’écran, M. Persson soupira : « Je sais, je sais. Mais je n’aime pas faire des exemples. Si elle désirait tellement un autre enfant, pourquoi n’est-elle pas devenue surveillante de dortoir ? »
— « Maintenant que le bébé est en train, c’est un peu tard pour lui donner ce conseil ! » dit papa sèchement.
— « Sans doute, oui. Mais cependant on pourrait la faire avorter et lui donner un simple avertissement. Enfin, on verra ça demain. »
Là-dessus, M. Persson coupa la communication.
« Le dîner est prêt, » dis-je. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
— « C’est à propos d’une Mme MacReady. Elle a déjà eu quatre enfants et aucun n’est revenu de l’Épreuve. Elle voulait essayer encore une fois, mais l’eugéniste a dit non. Ça ne l’a nullement empêchée de le faire quand même. »
Cela me mit un mauvais goût dans la bouche.
— « Elle doit être maboule ! » dis-je. « Il faut être fou pour agir comme ça. Pourquoi ne la faites-vous pas examiner ? Et que comptez-vous faire d’elle, d’ailleurs ? »
— « Cela dépendra du vote du Conseil, mais je pense qu’elle devra s’exiler dans une colonie de son choix. »
Il existe deux questions sur lesquelles aucun compromis n’est possible : la population et l’Épreuve. Autrement, nous ne pourrions pas survivre. Imaginez ce qui arriverait si les gens avaient le droit de concevoir des enfants selon leur bon plaisir. La quantité de nourriture que nous pouvons produire est strictement déterminée. La limite est certes loin d’être atteinte, mais nous ne résisterions pas à cinquante années de croissance démographique anarchique. Cette femme avait eu quatre fois la chance de mettre au monde un enfant capable de survivre, et c’était déjà beaucoup !
La solution que papa proposait me semblait trop généreuse, et je ne le lui cachai pas.
« Ce n’est pas de la générosité, » répondit papa. « Mais nous avons certaines règles, que nous devons respecter. Autrement, la vie deviendrait impossible ! »
Pour moi, tout cela était très sérieux.
« Quand même, » dis-je, « je pense que vous n’êtes pas assez rigoureux. »
Brusquement, papa changea de sujet.
« Reste un moment sans bouger. Fais voir ? Ton œil semble aller mieux, j’ai l’impression. Beaucoup mieux. »
Quand papa n’est pas d’accord avec moi et ne tient pas à discuter, il s’en tire en me taquinant.
« Mon œil va très bien, » dis-je en me détournant.
En fait, les ecchymoses avaient presque entièrement disparu.
Vers le milieu du repas, papa me demanda : « Alors, comment te plais-tu à Géo, après ces deux semaines ? C’est aussi terrible que tu l’avais craint ? »
Je haussai les épaules et examinai attentivement le contenu de mon assiette.
« Ça peut aller, » marmonnai-je.
Je ne pouvais guère en dire plus. Je ne pouvais vraiment pas lui dire que j’étais à la fois malheureuse et impopulaire, ce qui était la triste vérité. Pour deux raisons, l’une mineure, l’autre majeure, j’avais pris un mauvais départ à Géo.
La raison mineure concernait l’école. Comme je l’ai déjà dit, les seuls enfants qui sont supposés savoir à quel niveau vous en êtes sont ceux qui sont dans la même classe que vous. Mais, en pratique, tout le monde est au courant, et l’on s’attend à ce que ceux qui sont particulièrement bien ou mal placés dans l’échelle rougissent en conséquence. Hélas ! je n’ai jamais su rougir sur commande, et ça ne m’a pas facilité la vie. Les enfants n’aiment pas ceux qui se distinguent du commun.
La raison majeure, par contre, était entièrement de ma faute. En arrivant, j’étais tellement certaine que je n’aimerais pas Géo que ce que les autres penseraient de moi m’était absolument indifférent. Lorsque je pris enfin conscience que j’y étais définitivement et que je ferais bien d’en prendre mon parti, le mal était déjà fait.
Ma position et mon comportement se conjuguaient pour me créer des difficultés. C’est généralement ainsi que les ennuis commencent. En voici un exemple :
Au début de la semaine, toute l’école descendit au Troisième Niveau pour une excursion éducative. Pour les plus âgés, il s’agissait plutôt de vacances, car ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient les plantes à larges feuilles qu’on cultive pour absorber le gaz carbonique et produire de l’oxygène. Vers la fin de la journée, nous remontions au Cinquième Niveau par la navette et, pour passer le temps, les filles jouaient à un jeu et j’y participais aussi parce qu’il se trouvait que j’étais présente et qu’il faut être nombreux pour que ce soit amusant.
Voici comment on joue : chaque joueur doit se rappeler trois chiffres. Au signal, tout le monde tape sur ses genoux, puis claque des mains, et le premier joueur appelle un chiffre, ou recommence : genoux, mains, puis celui dont le numéro a été appelé annonce un autre numéro. De nouveau, genoux, mains, puis un autre numéro… genoux, mains, numéro, de plus en plus rapidement, jusqu’à ce qu’un des joueurs ne tape pas dans le rythme ou ne réponde pas à l’appel de son numéro. Dans ce cas, chacun va lui donner une bonne tape sur le poignet avec l’index.
Ce n’est pas que ce soit difficile, mais, quand le rythme devient très rapide, il arrive que l’on se trompe. Nous étions debout contre la paroi de la navette, sauf deux ou trois veinardes qui avaient trouvé de la place pour s’asseoir.
Clac ! clac ! « Douze ! » annonça la première joueuse.
Clac ! sur les genoux, clac ! dans les mains. « Sept ! »
Clac, clac ! « Dix-sept ! »
Clac, clac ! « Six ! » Le six était un de mes numéros. J’abattis mes mains sur mes genoux, tapai dans mes mains, puis annonçai : « Vingt ! »
Clac, clac ! « Deux ! »
Clac, clac ! Pas de réponse…
Quelqu’un n’avait pas réagi à l’appel de son numéro. C’était Zena Andrus, une fille de onze ans, plutôt grosse. Elle manquait souvent son tour, et était donc souvent sanctionnée. Nous étions sept à jouer, et elle avait déjà commis cinq ou six erreurs. Quand on s’est fait taper trente ou quarante fois sur le poignet, je vous garantis que ça fait mal. Zena s’était mis dans la tête qu’on la persécutait.
« Vous appelez mes numéros trop souvent ! » dit-elle d’une voix plaintive pendant que nous approchions. « Ce n’est pas juste ! »
Ses pleurnichements nous agaçaient tellement que nous avions presque cessé d’appeler ses numéros, sauf de temps à autre, quand même, pour qu’elle ne s’imagine pas qu’elle était exclue du jeu. Je faisais comme les autres, mais, en fait, je n’en voyais pas la raison ; quand on joue, on va jusqu’au bout, qu’on soit gagnant ou perdant : là où il n’y a pas de risque, il n’y a pas de plaisir.
D’ailleurs, quand une autre fille perdit, un petit moment plus tard, Zena était visiblement impatiente que ce soit son tour de lui taper dessus.
Il n’y avait pas que nous sept, bien sûr. D’autres bavardaient ou lisaient ; Jimmy Dentremont jouait aux échecs avec un autre garçon ; certains étaient simplement assis sans rien faire et quatre garçons se poursuivaient dans les coursives. M. Marberry, qui nous accompagnait, leur disait : « Asseyez-vous donc, » d’une voix résignée, chaque fois qu’ils faisaient trop de bruit. Comme M. Marberry était de ces personnes qui ne font que parler mais n’agissent jamais, nous prêtions rarement l’oreille à ce qu’il disait.
Comme nous arrivions à la dernière station avant Géo, nous décidâmes de faire une dernière partie. La plupart des garçons s’étaient rassemblés derrière nous pour être les premiers à sortir. Ils ne cessaient de s’agiter et de se bousculer ; lorsqu’ils virent à quoi nous jouions, ils se mirent à nous taquiner pour nous faire perdre. Nous faisions de notre mieux pour les ignorer.
L’un des garçons, Thorin Luomela, faisait bien attention à nos numéros, pour savoir qui embêter quand son numéro sortait. Le hasard voulut que le premier numéro qu’il entendît fût l’un des miens.
« Quatorze ! »
Thorin attendit le bon moment, puis me donna une tape sur les fesses. Fort.
« Quinze ! » dis-je, tout en lui rendant son coup.
Il se retrouva assis sur les talons. En ce temps-là, j’étais petite, mais j’avais des muscles. Quand je tapais, ça faisait mal. Je crus d’abord qu’il allait me rendre le coup, mais il préféra apparemment en rester là.
« Pourquoi as-tu fait cela ? » me demanda-t-il. « Je ne faisais que plaisanter ! »
Je prêtai de nouveau attention au jeu. « Quinze » était un des numéros de Zena Andrus, et, comme de bien entendu, elle avait laissé passer son tour. Nous nous mîmes en demeure de la corriger.
Lorsque ce fut mon tour, elle me lança un regard furibond, comme si je l’avais fait exprès et qu’elle m’en rendait responsable. Auparavant, elle avait l’air si malheureuse que je n’avais pas eu du tout l’intention de taper fort. Mais, en voyant son méchant regard, cela me rendit furieuse. Je raidis l’index et le majeur de la main gauche et les abattis de toutes mes forces, au point de me faire mal.
La navette ralentissait justement ; me détournant de Zena et, ignorant ses reniflements, j’annonçai : « Nous voilà arrivés ! »
De la station, nous pouvions, rentrer directement chez nous sans repasser par l’école. Zena me rattrapa : « Tu sais, ton père a beau être président du Conseil, pour moi ça ne fait aucune différence. Malgré tout ce que tu peux croire, tu ne vaux pas mieux que les autres ! »
Je la regardai bien en face, et lui jetai : « Je n’ai jamais dit que je valais mieux que les autres, mais je ne passe pas mon temps à proclamer le contraire, comme tu ne cesses de le faire ! »
Je vis immédiatement que j’avais commis une erreur. Il m’arrive de temps en temps de rencontrer quelqu’un avec qui il m’est vraiment impossible de communiquer. Parfois, c’est un adulte, mais, la plupart du temps, ce sont des enfants de mon âge. Parfois, il s’agit d’une personne dont la façon de penser est tellement différente de la mienne que les mots n’ont pas la même signification pour elle et pour moi. Mais, le plus souvent – et c’était le cas avec Zena – il s’agit de quelqu’un qui n’écoute pas ce qu’on lui dit.
Ce que je lui avais fait observer me paraissait évident, mais Zena, sur le coup, fit semblant de ne rien comprendre.
Il m’arrive de penser beaucoup de mal de moi, mais, malgré tous mes mea culpa intérieurs, je n’admets jamais publiquement que je suis inférieure aux autres. Je savais que j’étais plus éveillée que la majorité des gens, mais aussi plus petite, moins adroite, dénuée de tout talent artistique (c’était héréditaire), moins jolie que la moyenne, et que je savais un peu jouer de la flûte à bec – celle que je possédais – ce qui n’était déjà pas si commun. J’étais ce que j’étais. Je n’allais pas pleurer ou m’abaisser pour ça. Je n’en voyais absolument pas la nécessité.
J’étais persuadée que Zena n’avait pas compris ma repartie, et que c’était trop compliqué pour elle ; brusquement, elle m’apostropha : « C’est bien ce que je pensais ! Tu t’imagines être supérieure aux autres ! Je ne croyais pas que tu l’admettrais. Mais je le savais bien. Tu es une poseuse ! »
J’allais protester, mais elle était déjà repartie, toute contente, comme si on venait de lui donner un gâteau. Je savais bien que c’était ma faute, d’ailleurs. Pas à cause de ce que j’avais dit, mais pour avoir été méchante avec elle. On ne fait pas impunément du mal aux autres.
Les choses n’en restèrent pas là. Zena répandit dans tout le quartier ce qu’elle pensait m’avoir entendu dire, agrémenté de commentaires destinés à démontrer combien elle était juste et noble, et objective. Il ne manquait pas de gosses qui étaient prêts à l’écouter. Pourquoi pas ? Ils ne me connaissaient pas. Et je m’en fichais. C’était au début, et le quartier Géo ne m’importait absolument pas.
Quand je me rendis compte qu’il importait, c’était trop tard ; j’étais coincée. J’avais quelques ennemis – peut-être même beaucoup – et un bon nombre de vagues connaissances. Mais pas un seul ami.
Il m’aurait été difficile de me résoudre à quitter le Vaisseau, principalement parce que les “bouseux”, les colons, étaient si différents de moi. Ce sont pour la plupart des paysans, des fermiers, parce que ces gens rudes ont le plus de chances de survivre dans les planètes colonisées, dont certaines sont plutôt inhospitalières. Nous, sur le Vaisseau, nous sommes surtout des techniciens.
Lorsque la Terre fut détruite, nous aurions pu aller les rejoindre, je suppose – en fait, c’est ce qui était prévu – mais, si nous l’avions fait, cela aurait signifié que nous aurions abandonné presque tout ce que cinq mille ans de progrès nous avaient apporté. Parce que, voyez-vous, la science exige du temps, et lorsqu’on travaille dur du matin jusqu’au soir rien que pour rester en vie afin de pouvoir recommencer le lendemain, cela ne vous laisse guère de temps libre. C’est pour cette raison que nous ne quittâmes jamais le Vaisseau – et, d’ailleurs, il en alla de même des autres Vaisseaux.
Quand nous avons besoin des matières premières que les colonies produisent, nous leur donnons en contrepartie le savoir que nous avons préservé pendant toutes ces années, ou quelques-uns des produits que notre science a fabriqués. Ce que nous possédons en échange de ce qu’ils possèdent : c’est parfaitement équitable.
Les choses ne me font pas peur, toutes mes difficultés viennent des gens. Oui, je crois que c’est là mon problème. À Alfing, j’avais fini par connaître tout le monde. Je pensais enfin avoir des racines, et que cela durerait. Peut-être était-il plus exact de dire que je m’agrippais de toutes mes forces pour ne pas lâcher prise. En tout état de cause, je dus aller à Géo, et faire face à toutes ces personnes inconnues. Je ne m’y pris peut-être pas très bien, mais, en théorie, j’en étais capable. Parce que c’étaient des gens du Vaisseau.
Une espèce de gens que je connaissais. Mais, sur les planètes, ils ne sont pas comme nous.
Je crois que j’aurais pu vivre sur Terre. J’aurais pu comprendre des personnes capables de prendre un astéroïde d’environ cinquante kilomètres de long sur vingt-cinq de large et quinze de profondeur et d’en faire un Vaisseau. Ils le cassaient en deux, ôtaient quarante à cinquante pour cent du roc composant chacune des moitiés, en laissant des saillies pour faciliter le “remontage”. Ensuite, ils équipaient l’intérieur de tout ce qui est nécessaire pour faire un Vaisseau. Et tout cela en une année.
Pour moi, ces gens étaient incroyables et merveilleux, et cela me fait encore mal de penser que, pour couronner le tout, il a fallu qu’ils se fassent sauter. Ça, c’était la Terre. Pas les “bouseux” !
Le second dimanche après notre arrivée à Géo, j’étais dans ma chambre. J’entendis frapper à ma porte. C’était papa. Il entra, et je posai le livre que je lisais.
« As-tu prévu quelque chose pour le prochain week-end, Mia ? » me demanda-t-il.
— « Non. Pourquoi ? »
— « J’ai une idée qui te plaira peut-être. »
— « Oui ? »
— « Je viens juste de parler avec notre économe. Pendant le prochain week-end, nous nous arrêterons à Grainau pour faire un échange. Le Conseil m’a désigné pour m’occuper des pourparlers, et j’ai pensé que ça te plairait de nous accompagner. »
Qu’est-ce qui avait bien pu lui mettre ça dans la tête ?
« Je n’ai pas particulièrement envie de voir les bouseux, » dis-je.
— « N’utilise jamais ce mot. Ils sont peut-être primitifs, mais ce sont des hommes. Tu serais sans doute surprise si tu savais tout ce qu’ils peuvent t’apprendre. Le monde ne s’arrête pas aux limites d’un quartier, ni du Vaisseau d’ailleurs. »
Le cœur battant, je répondis :
« Merci, mais je ne pense pas que cela m’intéresse, » puis je repris mon livre.
— « Tu devrais y réfléchir, » dit papa. « Dans vingt mois, tu te retrouveras seule sur une planète peuplée de ce genre d’hommes, t’efforçant de vivre avec eux, et de survivre. Si la seule idée de les côtoyer t’est insupportable maintenant, que sera-ce alors ? Je pense que cela devrait t’intéresser. »
Je secouai la tête, puis mon masque d’indifférence craqua. Les yeux remplis de larmes, je lui dis : « Bien sûr, cela m’intéresse. Mais j’ai peur. »
— « C’est tout ? »
— « Ce n’est pas suffisant, non ? »
— « Excuse-moi. Je me suis mal exprimé. Je comprends que cette pensée te fasse peur. La plupart des colonies planétaires sont des endroits plutôt déplaisants selon nos critères. Je voulais dire : était-ce ta seule raison pour ne pas vouloir venir ? »
— « Oui, » dis-je. « Mais ce ne sont pas les planètes qui me font peur. Ce sont les gens. »
— « Ah ! » fit papa. « C’est bien ce que je craignais… Une des raisons qui m’ont fait déménager est que je te trouvais trop dépendante d’Alfing. Les limites de ton monde étaient trop étroites. Ton problème, c’est que tu ne sais pas qu’il existe une réalité au-delà des choses qui te sont familières. Si je pouvais t’emmener sur Grainau et te montrer quelque chose d’entièrement nouveau, et te montrer aussi que ce n’est pas aussi épouvantable que tu le supposes, je pense que tu parviendrais à surmonter ta crainte. »
En attendant, j’avais tellement peur que j’en avais la nausée.
« Tu ne vas pas m’obliger à y aller ? » répliquai-je, le désespoir faisant trembler ma voix.
— « Non, je ne t’y obligerai pas. Je ne t’obligerai jamais à quoi que ce soit, Mia. Tiens, j’ai une idée, » ajouta-t-il, changeant soudain de ton. « Si tu viens avec moi sur Grainau, je te promets de te dégeler. Ça te plairait ? »
Je ne pus me retenir de sourire, mais je secouai néanmoins la tête.
« Réfléchis-y, » ajouta papa. « Tu changeras peut-être d’avis. »
Après son départ, je pris conscience que je l’avais désappointé, et je me sentis soudain déprimée et plus malheureuse que jamais. C’était comme si je m’étais agrippée de toutes mes forces à ma sécurité, et, soudain, on ne me le permettait plus ; papa essayait de me faire lâcher prise, un doigt après l’autre. Et, le pire, c’était son désappointement devant ma détermination.
Sans très bien savoir pourquoi, l’envie me prit de retourner à Alfing. Peut-être parce que c’était le seul endroit où l’on m’acceptait telle que j’étais. Je pris la navette descendant au Quatrième Niveau, puis une autre jusqu’à Alfing.
J’allai d’abord à notre ancien appartement, et y entrai à l’aide d’une clef que j’aurais dû rendre, mais que j’avais conservée. Il n’y avait plus un meuble, plus un livre, rien. Toutes les pièces se ressemblaient. Plus rien ne rappelait l’endroit où j’avais vécu pendant des années. Ce n’était plus qu’un coin vide et aride de ma vie passée. Je le quittai le cœur lourd, au bout de quelques minutes.
Alors que je refermais à clef l’appartement, Mme Farmer passa dans le couloir ; elle remarqua certainement que j’avais une clef que je n’aurais pas dû posséder. Mme Farmer et moi ne nous sommes jamais très bien entendues. Elle mettait toujours un point d’honneur à rapporter à papa toutes les choses qu’elle me voyait faire et qu’elle interdisait à son petit Peter ; parfois, il s’agissait de choses que papa m’avait expressément autorisée à faire. Papa l’écoutait toujours poliment, puis refermait la porte derrière elle et se hâtait d’oublier ce qu’elle lui avait dit. Mme Farmer me regarda, mais ne dit pas un mot.
Ensuite, j’allai dans la cour ; puis, comme il n’y avait personne, à la salle commune. J’avais la sensation curieuse d’être une étrangère dans ces passages pourtant familiers, d’être une intruse – comme si je devais marcher sur la pointe des pieds et faire attention de ne pas tomber sur quelqu’un qui me connaisse. Curieux, quand on revient dans un lieu où on a vécu si longtemps, mais, depuis notre déménagement, je ne me sentais plus à l’aise à Alfing.
Les gosses faisaient un tel vacarme que je les entendis bien avant d’y arriver ; et, ensuite, j’hésitai, me demandant si j’aurais le courage d’entrer. La Salle commune n’est pas simplement une salle, d’ailleurs, mais un ensemble comprenant un salon, une bibliothèque, deux salles de jeux, un auditorium de musique et une salle pour jouer de la musique, un petit théâtre et un snack. C’était dans ce dernier que je pensais trouver mes amis.
J’étais décidément destinée à rencontrer des Farmer ce jour-là : pendant que j’hésitais devant la porte, Peter Farmer sortit. Je ne l’aime pas particulièrement, et sa mère le tient très serré, mais ce n’était pas une raison suffisante pour ne pas être amicale.
« Bonjour, Peter, » dis-je.
Au lieu de répondre, il me regarda avec des yeux exorbités, puis me dit : « Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Ma mère a dit qu’elle était heureuse que tu soies partie parce que tu donnais le mauvais exemple. »
Je feignis l’étonnement : « Comment peux-tu dire une chose pareille. Peter ? Je viens de la rencontrer et elle a été d’une très grande gentillesse. Elle m’a même dit que si je te voyais je devais te dire qu’il était temps de rentrer. »
— « Ce n’est même pas vrai ! »
— « Mais si, » dis-je, puis j’entrai dans la Salle commune.
Une ligne très stricte divise les gosses qui ont plus de quatorze ans et les autres. En tant qu’adultes et citoyens, ils ont des droits que les jeunes n’ont pas, et ils ne perdent pas une occasion de le leur faire sentir. Dans un lieu comme la Salle commune, où l’on trouve indifféremment des jeunes et des adultes, chacun a son domaine bien défini. Bien qu’il n’y ait pas de différence réelle, les endroits que fréquentent les adultes sont étrangement attirants.
J’allai vers le coin où mes amis étaient assemblés. Mary Carpentier était assise à une table avec Venie Morlock et deux ou trois autres.
« Hé ! Mia ! » dit Mary en m’apercevant. « Viens t’asseoir avec nous. Que fais-tu ici ? »
— « J’avais envie de voir ce que vous deveniez, » dis-je en prenant une chaise. Je n’allai certainement pas leur raconter combien j’étais malheureuse à Géo, et surtout pas devant Venie, cela lui aurait fait trop plaisir.
« Bonjour, » dis-je à la ronde, et tous me répondirent : « Bonjour, Mia. »
« Dis donc, Mia, » me dit Mary, « je ne m’attendais pas à te voir ici. Pourquoi ne m’as-tu pas appelée pour dire que tu venais ? »
— « C’est une envie qui m’a prise comme ça, et je suis venue immédiatement. »
— « En tout cas, ça fait plaisir de te voir. Comment ça te plaît là où tu es maintenant ? »
— « Bah ! ça va… Il faut que je m’habitue. Je ne connais pas encore tout le monde. »
— « Tu te promènes toujours dans les conduites ? » demanda une des autres filles.
— « Pas pour le moment. Mais je pense y revenir plus tard. »
— « Dans quel quartier vis-tu maintenant ? »
— « À Géo, » répondit Mary à ma place.
— « C’est au Cinquième Niveau, non ? » demanda un des autres.
— « Oui, » dis-je.
— « Ah oui ! » intervint Venie. « J’en ai entendu parler. Il y a de drôles de numéros qui habitent là-bas ! »
— « Tu sais bien que ce n’est pas vrai, » rétorquai-je avec mon sourire le plus charmeur. « Pourquoi ne viens-tu pas y vivre ? Tu devrais, tu sais. Il y a une bonne place qui t’attend dans notre équipe de foot. »
— « Je ne suis peut-être pas très forte, » riposta Venie, piquée au vif, « mais je vous vaincrais n’importe quand, les yeux bandés ! »
« Comment va ta famille, Mary ? » dis-je, pour changer de conversation.
Elle prit un air malheureux et me répondit : « Ça va, ça va. »
« Moi, au moins, mes parents ne m’ont pas fichue dans un dortoir pour se débarrasser de moi pendant qu’ils étaient encore mariés, » intervint Venie.
Sans même me tourner vers elle, je lui répliquai :
« Venie, si tu tiens à recevoir un autre coup de poing sur le nez, continue à parler comme ça ! Dis, Mary, si on allait chez toi ? On ne serait pas embêtées tout le temps ! »
« Oh ! ne partez pas pour moi ! » dit Venie. « Je m’en vais de toute façon. On commence à étouffer, ici. Vous venez, les filles ? »
Elle se leva, et les trois autres filles la suivirent, se faufilant entre les tables rouges, vertes et bleues.
« Alors, Mary, on va chez toi ? »
Elle détourna les yeux. « J’aimerais bien, Mia, mais c’est impossible. Nous allions justement faire une partie de foot. »
— « Mais c’est merveilleux ! » dis-je en me levant. « Allons jouer ! »
— « Je ne pense pas que ça plairait à Venie…»
— « Hein ? Depuis quand t’occupes-tu de ce que pense Venie ? »
Mary resta un moment à me regarder, puis se décida :
« Mia, je t’aime beaucoup, tu sais, mais mets-toi bien dans la tête que tu n’habites plus ici. Moi, si. Tu comprends ? Il faut que j’y aille, maintenant. Tu m’appelleras ? »
— « Oui, » dis-je, en la regardant se hâter pour rattraper Venie Morlock. « Je t’appellerai…» Mais je savais que je ne le ferais pas. Je savais aussi qu’un doigt de plus venait de lâcher prise.
N’ayant plus rien à faire au Quatrième Niveau, je sortis de la Salle commune et retournai à Géo. Apparemment, j’étais calme et normale – je le crois, du moins, mais, intérieurement, c’était le chaos. Une fois, quand j’avais dix ans, on nous avait emmenés en excursion au Troisième Niveau, et je m’étais égarée dans un champ d’orties, et j’étais déjà au beau milieu quand je m’étais rendu compte de ce que c’était. Je n’avais donc plus qu’à continuer. Lorsque je ressortis enfin de l’autre côté, mes bras et mes jambes me démangeaient furieusement, et je dansais d’un pied sur l’autre tellement ces piqûres me rendaient folle. Ce que j’éprouvais maintenant sur le plan mental était assez semblable. Cela me démangeait, mais je ne savais pas exactement où, et je ne pouvais rien faire pour me soulager. J’étais agitée, malheureuse, et très déprimée.
Je voulais m’en aller, je voulais me cacher dans un coin sombre, je voulais occuper mon esprit avec quelque chose. Je rentrai dans notre appartement – les meubles y étaient, mais pas l’atmosphère – et trouvai un morceau de craie ainsi qu’une petite lampe comme les “mères” en utilisent dans les dortoirs, la nuit, pour voir si tout le monde est là. Munie de ces deux objets, je ressortis. Il était environ deux heures de l’après-midi ; il y avait longtemps que je n’avais pas mangé, mais j’étais bien trop agitée pour y penser.
Je ne choisis pas la première grille venue, mais m’éloignai un peu pour trouver un couloir calme et désert ne menant nulle part. Je n’étais pas d’humeur à fournir des explications à un adulte indiscret. Je finis par trouver une grille idéalement placée pour accéder aux conduites d’air.
Je m’agenouillai et commençai à l’ouvrir. Elle était maintenue des deux côtés par des attaches oxydées, ce qui me fit penser qu’elle n’avait pas été utilisée depuis longtemps, et j’avais du mal. Lorsque je l’aurais ouverte une ou deux fois encore, cela deviendrait plus facile, mais, pour l’instant, d’autant que j’étais maladroite, ces attaches étaient rebelles à mes efforts. Il me fallut cinq bonnes minutes pour ouvrir la première, celle de gauche. J’allais attaquer la seconde lorsqu’une voix me demanda : « Que fais-tu ici ? »
Je sursautai, me sentant coupable, et pris le temps de me calmer avant de me retourner. C’était Zena Andrus.
— « Et toi, que fais-tu ici ? » répliquai-je.
— « J’habite là-bas. » Elle me montrait une porte située un peu plus loin dans le passage. « Que faisais-tu ? »
— « Je vais entrer là-dedans, » lui dis-je en passant un doigt à travers le grillage.
— « Dans les conduites ? »
— « Oui. Pourquoi pas ? L’idée te fait peur ? »
Elle se rebiffa.
— « Je n’ai jamais peur. Je suis capable de faire tout ce que tu fais. »
— « Viens avec moi, alors, » l’encourageai-je, non sans malice.
Elle avala sa salive, puis vint s’agenouiller à côté de moi et essaya de regarder à travers la grille ; elle devait entendre le bruit lointain des ventilateurs et sentir contre son visage l’air aspiré.
« Qu’est-ce qu’il fait sombre, là-dedans ! » dit-elle.
— « J’ai une lampe. Mais nous ne nous en servirons pas souvent. C’est bien plus amusant de courir dans le noir. »
— « De courir ? »
— « De marcher si tu préfères. »
Elle essaya de nouveau de percer les ténèbres.
On dit que le malheur aime la compagnie ; eh bien, j’étais malheureuse, et j’avais besoin de rendre quelqu’un d’autre malheureux.
— « Bon, bon, » dis-je. « Si tu as peur de venir…»
Zena se dressa. « Je n’ai pas peur ! »
— « Bien, dans ce cas, écarte-toi un peu pour que je puisse ôter la grille. »
La seconde attache céda plus facilement. Je posai la grille par terre et, montrant à Zena le trou noir, je lui dis : « Après vous. »
— « Tu ne vas pas m’enfermer là-dedans ? »
— « Non. Je te suis immédiatement. Il faut entrer les pieds d’abord. »
Comme elle était plutôt grassouillette, elle eut du mal, mais je dois dire qu’elle fit des efforts. Dès qu’elle fut de l’autre côté, je lui tendis la lampe et la craie, puis je la rejoignis.
— « Rends-moi la craie et remets la grille. » Je dessinai une croix entourée d’un cercle. La craie grinçait sur le métal. « Voilà, » dis-je, « comme ça, nous retrouverons le chemin. »
Les conduites correspondant aux artères ont des ventilateurs refoulant, et celles correspondant aux veines des ventilateurs aspirants. En m’aidant des marques que je dessinais, ainsi que de la direction et de la force du vent, je sais toujours à peu près où je me trouve, même dans un système de conduites où je vais pour la première fois ; suffisamment, en tout cas, pour retrouver le chemin du retour. Et puis, contrairement aux passages et aux couloirs, les conduites se ressemblent toutes. J’étais certaine que j’aurais vite fait de m’orienter.
Dès que Zena eut remis la grille en place, nous nous mîmes en route. Je marchai la première, dans le long couloir de métal. Zena trébucha une fois, sur quoi, je me le demande ! Sur ses pieds, sans doute ! La conduite, de presque deux mètres de diamètre, était en métal entièrement lisse. L’obscurité était totale, sauf pour un petit carré de lumière, chaque fois que nous passions devant une des bouches grillagées.
Au passage, je les numérotais pour avoir une idée de la distance que nous parcourions.
Parfois, aussi, des sons du monde extérieur nous parvenaient par ces bouches, mais c’étaient des sons venus d’un autre monde. Ici, il n’y avait que les échos métalliques de nos murmures, le bruit léger et monotone de nos sandales, et le bruissement ininterrompu des ventilateurs.
J’avais lu plusieurs romans se passant dans l’Ouest américain, deux cents ans avant la destruction de la Terre ; les conditions de vie y étaient presque aussi primitives que dans les colonies planétaires. Je me souviens en particulier d’éclaireurs qui, même en territoire étranger, avaient un “flair” qui leur permettait de toujours savoir où ils se trouvaient ; je me sentais assez semblable à eux ; la température et la force du vent, les sons, tout avait une signification pour moi. Pour Zena, tout cela était inconnu, et elle avait peur. Elle n’aimait pas l’obscurité du tout.
Aux intersections de deux conduites, il fallait parfois contourner des ventilateurs. De plus, les parois s’incurvaient, de sorte qu’il n’y avait jamais d’angles, et cela produisait un effet assez inquiétant lorsque l’autre conduite était verticale, même si elle était étroite – l’équivalent d’un capillaire – et qu’on pouvait facilement la franchir d’un bond.
La première fois que nous en rencontrâmes une, Zena s’arrêta, effrayée, et je dus presque la pousser.
— « Mais je ne veux pas, » dit-elle. « Je ne peux pas sauter si loin ! »
— « Comme tu voudras ; moi, en tout cas, je continue, et tu resteras seule ici dans le noir ! »
Cela la décida, et elle sauta, sans le moindre mal d’ailleurs.
Mais je dois avouer que, vieille habituée des conduites ou pas, je n’étais pas préparée à ce qui nous attendait ensuite.
Dans le noir, devant nous, plus de plancher. Et plus de plafond au-dessus de nos têtes. À l’aide de ma lampe, je vis que la conduite continuait devant nous, après un vide qui faisait bien deux mètres. Le sol descendait en pente assez forte, et l’air surgissait avec force. Je n’avais encore jamais rencontré une conduite verticale de cette dimension.
« Qu’est-ce que c’est ? » me demanda Zena.
Il y avait des poignées le long de la paroi. Me tenant à l’une d’elles, je me penchai au-dessus du vide et y jetai un bout de craie dans l’espoir futile d’en évaluer la profondeur. J’eus beau prêter l’oreille, je n’entendis absolument aucun écho.
« Ce doit être une conduite qui relie deux niveaux, une conduite principale. Je parie qu’elle descend jusqu’au Premier Niveau. »
— « Tu n’en es pas sûre ? »
— « Comment voudrais-tu que j’en sois certaine ? C’est la première fois que je viens ici ! »
Je ne tenais nullement à sauter une distance pareille, aussi examinai-je soigneusement les poignées – il y avait même des appuis pour les pieds. Si l’on tombait là-dedans, il ne resterait sûrement pas grand-chose de nous à l’arrivée ! Je dirigeai le faisceau de lumière vers le bas, puis vers le haut, mais il semblait à peine entamer les ténèbres. Fort heureusement, je vis que les poignées continuaient également dans le sens vertical, formant une sorte d’échelle ininterrompue.
« Oui, cela descend sans doute vers le Quatrième Niveau, » dit Zena. « Mais vers où cela monte-t-il ? »
Je n’en avais pas la moindre idée. Le Cinquième Niveau était le tout dernier, contre la face extérieure du Vaisseau, mais cette conduite montait plus haut. En principe, une conduite d’air ne se termine pas en impasse, et l’air ne peut pas venir de nulle part…
« Je ne sais pas. Mais puisque nous sommes ici, pourquoi n’irions-nous pas voir ? »
Allongeant la jambe au maximum, je mis mon pied dans une des encoches et agrippai la première poignée. C’était une bonne poignée, bien solide. Évidemment, le vide que j’avais sous les pieds m’inquiétait un peu, mais, tant que je ne le voyais pas, je n’avais pas réellement peur. Je me souviens qu’une fois, à l’école, on m’avait fait marcher sur une planche de dix centimètres de large posée sur le sol. J’avais parcouru toute sa longueur sans un seul faux pas. Ensuite, on avait posé la planche sur des tréteaux, à trois mètres de hauteur, et on m’avait demandé de recommencer. Je n’avais même pas essayé, certaine de mon échec. Maintenant, je me trouvais un peu dans la même situation. Tant que je ne voyais pas ce qu’il y avait au-dessous de moi, tout irait bien.
J’agrippai la poignée suivante et je commençais à monter lorsque Zena se pencha en avant et m’attrapa le pied.
« Eh ! attends ! »
— « Tu es folle, non ! Tu vas me faire tomber ! »
J’essayai de libérer mon pied, mais elle ne me lâchait pas.
« Reviens ! » dit Zena sur un ton suppliant.
À contrecœur, je redescendis d’un échelon.
« Que se passe-t-il ? »
— « Tu ne peux pas m’abandonner ici comme ça ! »
— « Je ne t’abandonne pas ! Suis-moi, voilà tout ! »
— « Mais j’ai peur…»
Elle avait enfin fini par l’admettre. Nous le savions aussi bien l’une que l’autre, depuis le début, mais il fallait que ça commence à devenir sérieux pour qu’elle le reconnaisse.
« Tu n’as rien à craindre, » lui dis-je. « Nous allons simplement monter un peu pour voir ce qu’il y a en haut. » Elle hésitait, visiblement prise entre la peur de s’engager dans la conduite et la peur de rester seule.
« Allons, viens, passe la première, » lui dis-je. Comme ça elle ne pourrait plus m’attraper le pied.
Je l’entendis gémir au-dessus de moi, faisant de petits bruits apeurés de la gorge. Pour lui changer les idées, je lui demandai :
— « Vois-tu quelque chose au-dessus de toi ? »
Plus nous montions, plus elle s’agrippait aux poignées et se collait contre la paroi.
Elle s’arrêta et leva la tête un tout petit instant, puis la rentra de nouveau dans ses épaules. « Non, » geignit-elle, « rien du tout. »
Quelle idée aussi, me dis-je pendant que nous continuions à grimper, de mettre une pareille froussarde dans une telle situation !
Soudain, sans le moindre avertissement, Zena s’arrêta. Ma tête heurta si violemment ses pieds que je ressentis le choc dans toute la colonne vertébrale. Si j’avais eu la tête levée, j’aurais vu qu’elle s’arrêtait, mais on ne peut pas grimper indéfiniment en rejetant la tête en arrière ; on attraperait le torticolis. Prudemment, je redescendis d’un échelon.
« Que se passe-t-il encore ? »
— « J’peux plus avancer. J’peux plus ! »
J’écartai la tête le plus loin possible de la paroi, pour essayer de voir si elle avait rencontré un obstacle. Elle s’agrippait convulsivement aux échelons, le visage pressé contre la paroi. Sa respiration était bruyante.
« Il y a quelque chose devant toi ? »
— « Non. Mais je ne peux pas continuer. » Sa voix était pleurnicharde. « J’ai peur. »
Je levai le bras et posai la main sur sa jambe. Elle tremblait et était dure comme le roc.
« Allons, Zena, avance ! » lui dis-je avec gentillesse mais fermeté. J’essayai de pousser sa jambe, mais elle ne bougea pas d’un pouce.
C’était une erreur de l’avoir laissée passer la première. Si elle lâchait prise, elle m’entraînerait dans sa chute, quoi que je fasse. D’un autre côté, cela m’éviterait d’avoir à expliquer sa disparition… « Oh ! elle est tombée dans une de ces grandes conduites d’air ! » Une situation gênante. Mais il n’y avait pas de quoi plaisanter. Je commençais à avoir réellement peur. Les battements de mon cœur s’accéléraient et je sentis un filet de sueur couler dans mon dos.
Doucement, pour ne pas l’effrayer, je la réconfortai : « Ne lâche pas, surtout, Zena. »
— « Pas de danger ! Je ne bougerai pas. »
Prenant ma lampe d’une main, je me laissai aller en arrière le plus loin possible en me tenant de l’autre. Même si je pouvais la convaincre de bouger, il nous faudrait au moins vingt minutes pour redescendre, sans doute plus dans l’état où elle était. Et je doutais qu’elle pût tenir aussi longtemps. Tenant la lampe à bout de bras, je scrutai les ténèbres. Je crus deviner, à douze ou quinze mètres au-dessus de nous, des ombres noires sur le côté de la conduite. Une conduite perpendiculaire, sans doute, mais je ne pouvais pas en être certaine. Je l’espérais, en tout cas.
« Je veux descendre ! » geignit Zena juste à ce moment.
Ce n’était pas possible. Et nous ne pouvions pas davantage rester où nous étions. J’ignorais ce qu’il y avait au-dessus de nous, mais c’était la seule direction possible.
« Zena ? Il faut monter un tout petit peu plus. »
— « Mais j’ai peur… Je vais tomber ! »
Je sentais la sueur perler sur mon front, maintenant. Je dus m’essuyer les sourcils pour qu’elle ne coule pas dans mes yeux.
« Non, » la raisonnai-je d’une voix pleine de confiance. « Tu ne tomberas pas. Je viens juste de regarder au-dessus de nous, et il y a une autre conduite dix mètres plus haut. Il suffira de monter jusque-là. Tu peux le faire ! »
— « Non, » pleurnicha Zena, se serrant encore davantage contre la paroi, « j’ai le vertige. »
— « Mais si, tu peux ! Je vais t’aider. Garde les yeux fermés. Voilà. Lève ton pied d’un échelon. D’un seul. » Je poussai son pied vers le haut. « Bien. Maintenant, lève ton bras droit ; non, garde les yeux fermés ! Et maintenant l’autre pied…»
Lentement, péniblement, je réussis à la faire monter. Pour la première fois, les ténèbres me parurent oppressantes, pleines de dangers cachés. C’était sans doute ce que Zena ressentait depuis le début.
« Plus que cinq ou six mètres, » la réconfortai-je au bout d’une minute. Je ne voyais rien, parce que Zena me bouchait la vue, mais j’espérais ne pas me tromper. « Tu t’es très bien débrouillée jusqu’à maintenant. Il n’y en a plus pour longtemps. »
Grâce à mes encouragements répétés, elle continua à monter lentement, échelon par échelon. Nous avions bien parcouru six mètres, mais pas beaucoup plus, lorsqu’elle poussa un petit cri, et disparut soudain. À la lumière de la lampe, que j’avais accrochée à ma ceinture, je vis l’intersection juste au-dessus de moi.
Assise par terre, je repris mon souffle et attendis que mon cœur se calme. Il battait toujours très fort, et la sueur continuait à couler sur mon front ; maintenant que nous étions en sécurité, je pouvais me représenter tout ce qui aurait pu se passer. À côté de moi, Zena sanglotait silencieusement.
Au bout d’un moment, elle se redressa et dit, d’une voix emplie d’incrédulité : « J’y suis arrivée ! »
Je respirais par la bouche, essayant de ne pas haleter. « Je te l’avais dit, non ? Maintenant, nous n’avons plus qu’à essayer de redescendre. »
Zena rétorqua, avec une détermination qui me surprit : « Je suis parfaitement capable de redescendre. »
— « Puisqu’on est ici, » proposai-je, « autant jeter un coup d’œil. »
Après nous être reposées encore un moment, nous suivîmes la conduite jusqu’à la première grille – ou, plus exactement, jusqu’à la première ouverture, car rien ne la fermait. De plus, aucune lumière ne venait du dehors. M’aidant de ma lampe, je réussis à me faufiler de l’autre côté, puis je tendis la main à Zena. Et nous nous retrouvâmes dans un passage du Sixième Niveau – le niveau qui, théoriquement du moins, n’existait pas.
Je promenai le faisceau de la lampe autour de moi. Tout était sombre, silencieux et désert. Le couloir était nu ; en dehors des parois et du sol, il n’y avait rien. Tout ce qui était amovible avait été enlevé ; il ne restait que les parois et les ouvertures. La lampe éclaira l’entrée béante d’un appartement.
« Allons voir ça, » dis-je.
Il n’y avait pas de porte, bien entendu, mais rien n’avait été brisé ou arraché, simplement ôté, avec soin.
La pièce où nous entrâmes était aussi vide et nue que le reste. Elle était longue, plus longue que ce que j’avais jamais vu, comme un dortoir dont on aurait supprimé toutes les cloisons intérieures. Dans les parois, des trous, des rangées de trous. À part cela, rien.
« Qu’est-ce que c’est ? » me demanda Zena.
— « Je me le demande. »
Nous revînmes dans le passage. Il était long et droit, sans aucun de ces tournants brusques, impasses ou escaliers qui sont caractéristiques de tous les autres passages. Vide, et droit comme un fil à plomb. C’était étrange, vraiment.
Près de la porte, je vis les chiffres 44-2 peints sur le mur. De la porte partait une ligne rouge qui allait jusqu’au centre du passage, où elle rejoignait des lignes vertes, jaunes, bleues, oranges ou violettes qui suivaient le centre du passage.
« Allons voir où mènent ces lignes, » proposai-je.
Il était tard lorsque nous retournâmes à Géo. L’heure du dîner était passée depuis longtemps. Nous sortîmes des conduites tout près de l’appartement de Zena, là où nous y étions entrées. Mon estomac commençait à protester et j’avais un appétit féroce.
Avant d’entrer chez elle, Zena hésita une minute, puis me dit :
« Tu es bien plus chic que je ne l’avais cru au début. »
Craignant de s’être laissée aller à en dire plus qu’elle ne le voulait, elle ajouta : « Bonne nuit, » et se hâta d’ouvrir sa porte.
Lorsque j’arrivai, papa se préparait à sortir. Il se réunissait régulièrement avec des amis, pour bavarder et construire des modèles réduits : des modèles de machine, d’animaux (avec le squelette et tout ça), de tout ce qu’on peut imaginer. Depuis que je vis avec papa, je ne me souviens pas d’un dimanche où il n’y soit allé. C’est son dada. Il possède d’ailleurs toute une collection de modèles, mais il ne les a pas encore déballés depuis notre arrivée à Géo.
Je serais d’ailleurs mal placée pour le critiquer ; papa dit que tout le monde a besoin d’avoir au moins un dada, et j’en ai plusieurs, moi aussi.
« Où étais-tu ? » me demanda-t-il.
— « Je suis montée au Sixième Niveau. Il y a quelque chose à manger ? »
— « Il reste du jambon-IV à la cuisine, si tu en veux. »
J’aime beaucoup le jambon-IV. Certains trouvent que son goût est trop fort, “faisandé”, disent-ils, je crois. Mais comme il vient d’un des élevages de viande les plus prospères du Vaisseau, il faut bien qu’ils s’y fassent. Il est toujours bon d’aimer l’inévitable.
Papa me suivit à la cuisine.
« Le Sixième Niveau n’est-il pas complètement fermé ? » me demanda-t-il. « Je ne savais pas que l’on pouvait encore y accéder. »
— « Ce n’est pas tellement difficile, » remarquai-je tout en me servant. « Mais pourquoi ont-ils tout enlevé ? »
— « On ne t’a jamais dit pourquoi on l’avait fermé ? »
— « Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais même pas qu’il existait. »
— « Ah bon !… Eh bien, ce n’est pas compliqué. Au moment où on a converti le Vaisseau, les conditions de vie étaient assez frustes. Une fois les colons partis, ce n’était pas l’espace qui manquait, mais tout le reste. Alors, on vida le Troisième et le Sixième Niveau de tout ce qui était utilisable pour rendre le reste plus habitable. Le Troisième a été, dans la mesure du possible transformé en une copie fidèle de la Terre, et le Sixième a tout simplement été condamné, car il ne servait plus à rien. »
— « Ah ! » dis-je. Cela expliquait bien des choses.
— « Oui…» dit papa. « J’avais oublié que le Sixième Niveau doit ressembler à un désert. Si tu veux en savoir davantage, je te dirai quels livres consulter. Mais pas maintenant ; il faut que je me sauve, sinon je vais être en retard. »
Je l’arrêtai juste avant qu’il ne sorte de la cuisine : « Papa ? »
Il se retourna.
— « Papa, j’ai changé d’avis. Je pense que je viendrai avec toi, le prochain week-end, tu sais. »
Il sourit. « J’espérais bien que tu changerais d’avis. Tu commets des erreurs, comme tout le monde, mais, dans l’ensemble, tu as du bon sens. Là, je pense que tu en as fait preuve. »
Papa est très gentil, au fond. Il ne m’aurait pas dit : « Tu vois, je te l’avais dit, » mais j’étais certaine qu’il pensait que j’avais changé d’avis parce que j’avais visité le Sixième Niveau sans tomber raide morte pour autant. C’était d’ailleurs inexact. Je crois que j’ai changé d’avis sur l’échelle ; il y a des moments dans la vie où il faut avancer, qu’on le veuille ou non – et si Zena Andrus en était capable, malgré sa peur, je l’étais aussi. Voilà tout.
« Et tu me dégèleras ? » demandai-je à papa en souriant. Mais j’étais sérieuse, au moins à moitié. J’ignore pourquoi, mais je tenais à entendre papa me le dire.
Papa hocha la tête. « Je pense, oui. Je pense que tu seras dégelée. »
Lorsque je m’assis pour manger, le sourire n’avait toujours pas quitté mes lèvres. Il était quand même temps que je me mette à grandir un peu. Ce fut alors qu’une pensée me frappa : si je grandissais, je ne pourrais plus me faufiler dans les conduites !
On ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ?
À propos, pendant que j’y pense, je tiens à m’excuser car il m’arrivera de dire des choses témoignant d’une terrible ignorance. Par exemple, je vais bientôt vous parler de bateaux, et il est probable que mes descriptions feront bien rire quiconque a jamais fait de la voile. Ne m’en tenez pas rigueur. Je ne rédige pas une description technique, mais j’essaie de dire ce que j’ai vu et ce que j’ai fait. Par exemple, quand j’avais besoin de me retenir à quelque chose, je n’agrippais pas le « plat-bord » mais tout bonnement le côté du bateau. À mes yeux, c’était cela, et rien de plus.
Mais revenons à notre histoire. Au cours de la semaine précédant notre départ pour Grainau, mon moral baissa fortement. Dimanche, j’avais pris la décision d’y aller et, si nous étions partis le lendemain, tout aurait été parfait. Hélas ! J’avais une semaine entière devant moi pour me faire du mauvais sang et imaginer un tas de choses. Dans la nuit du vendredi au samedi, la dernière avant le départ, c’est à peine si je fermai l’œil. J’essayai de dormir sur le ventre, mais tout un cortège de possibilités sinistres défilèrent devant mes yeux. Je me tournai sur le côté : ce fut le tour des conversations imaginaires. Et enfin sur le dos : je me mis à penser à tout ce que j’aurais pu faire le lendemain au lieu d’aller sur Grainau. Je finis par sombrer dans un sommeil agité.
Au petit déjeuner, papa me conseilla de bien manger, mais je ne pus rien avaler. J’étais trop nerveuse. Ensuite, nous prîmes la navette jusqu’au Premier Niveau, et, de là, jusqu’à la baie où les vedettes attendent des imbéciles pour les emmener dans des lieux où ils préféreraient ne pas aller.
Nous y arrivâmes vingt minutes avant l’heure prévue pour le départ.
« Attends-moi ici, » me dit papa. « Je reviens tout de suite. »
Il se dirigea vers un petit groupe qui attendait près de la vedette la plus proche.
Seule, sous la grande voûte taillée dans le roc, je me sentais un petit peu abandonnée. À peine arrivé, papa me laissait tomber. J’étais nerveuse, et j’avais peur. Si j’avais pu le faire sans perdre la face, je serais rentrée me mettre au lit, et je n’aurais pas bougé pendant deux jours au moins. Malheureusement, il était encore plus difficile de revenir en arrière que d’aller de l’avant, portée par une décision que j’avais prise une semaine auparavant.
C’était la première fois que je venais ici. Je levai un regard hésitant sur ce qui m’entourait. La haute voûte de pierre surplombait une longue rangée de vedettes, lourdes et trapues, comme accroupies au-dessus de leurs tubes, elles semblaient attendre que les crochets les retenant sur tout leur pourtour les libèrent. Les vedettes servent à tous les rapports avec les planètes où le Vaisseau ne peut se poser à cause de sa taille : échanges commerciaux, balades de plaisir, missions diplomatiques (comme dans notre cas) et… le largage des gosses lors de l’Épreuve. Les vedettes sont des pigeons voyageurs, et le Vaisseau est pour eux un pigeonnier se mouvant entre les étoiles. À tout moment, un certain nombre d’entre elles sont en route. Pour oublier les contractions douloureuses de mon estomac, je comptais celles qui étaient là. Il y en avait douze. Les vedettes sont en forme de disque, avec un renflement au centre. Elles ont quatre rampes d’accès ; toutes celles que je voyais avaient au moins une rampe abaissée.
Papa revint, accompagné par un de ceux auxquels il était allé parler : un jeune géant, qui dépassait largement papa d’une tête. Il était très laid et paraissait redoutable ; il ne me plaisait pas du tout. Je n’avais nullement envie de faire sa connaissance.
« Je te présente Georges Fuhonin, » me dit papa. « C’est notre pilote. »
Je le regardai sans mot dire. Papa me poussa du coude et je réussis à sortir un faible bonjour.
— « Bonjour, » tonna-t-il d’une vibrante voix de basse. « Ton père m’a dit que c’était ton premier voyage dehors. »
Après avoir regardé papa du coin de l’œil, je me tournai de nouveau vers le géant ; il était laid, et il me faisait peur. Avec réticence, je finis par faire un imperceptible signe d’assentiment.
— « Tu veux venir visiter la vedette avant le départ ? » me demanda-t-il. « Comme je suis le pilote, et de plus le chauffeur attitré de ton père, je te montrerai absolument tout. »
J’allais répondre par un “non” catégorique lorsque papa me poussa en avant : « Allez, amuse-toi bien, Mia. J’ai encore deux ou trois choses à régler avant le départ. »
Là-dessus, il alla rejoindre le groupe.
Ainsi donc, ce monstre, ce Georges je-ne-sais-plus-quoi et moi montâmes la rampe menant à la vedette. Je me sentais trahie. Il m’arrive de croire que les parents prennent plaisir à mettre leurs enfants dans des situations désagréables ; peut-être est-ce une façon détournée de se venger d’eux. Je ne dis pas que c’est ce que papa faisait, mais je l’ai certainement pensé sur le moment.
C’est tout juste si ma tête arrivait au bas de la cage thoracique de Georges ; il était si grand qu’un de ses pas valait deux et demi des miens ; même quand il marchait lentement, j’étais toujours en avance ou en retard d’un demi-pas sur lui. Si j’avais été de meilleure humeur, cela m’aurait amusée de jouer à cache-cache autour de ce dinosaure. Mais tout ce que je désirais pour le moment, c’était un trou pour me cacher. Un trou bien noir et bien profond.
La partie principale de la vedette était au niveau où nous arrivions. Au centre, un escalier en spirale montait et descendait. Autour, protégés par une cloison circulaire d’environ un mètre de haut, étaient disposés des lits de repos dont les côtés étaient surélevés, comme dans les lits pour bébés. Il y avait également de confortables fauteuils, des chaises magnétiques que l’on pouvait changer de place et deux tables. Sur le côté extérieur, il y avait des entrepôts pour les marchandises, une cuisine, des toilettes et quelques écuries avec de la paille sur le sol. Au moment où nous arrivions, on y faisait entrer deux chevaux.
« Ce sont ceux qui serviront à ton père et à son assistant, après l’atterrissage, » m’expliqua le monstre.
Je ne daignai pas répondre, me contentant de regarder ce qui m’entourait d’un air glacial.
Lors de la colonisation, on s’était servi de chevaux comme moyen de locomotion et pour divers travaux, de préférence aux machines, car les tracteurs et les héli-paks se fabriquaient trop lentement. Il n’avait pas été jugé opportun d’implanter des industries dans les colonies, car on avait tout juste le temps de déposer les colons et d’aller en chercher une nouvelle cargaison. On leur laissait juste le minimum indispensable en matériel et en ravitaillement pour qu’ils aient une bonne chance de survivre. Ces fournitures comportaient très peu de machines, qui s’usent en quelques années. En revanche, elles comprenaient des chevaux. Et, même de nos jours, lorsque nous allons sur une planète qui n’a pas évolué depuis cent soixante-dix ans, nous nous déplaçons à dos de cheval.
À cette époque, bien sûr, les chevaux me faisaient plutôt peur et je n’avais pas encore appris à les monter. Lorsque l’un d’eux s’ébroua, en passant devant nous, je fis un brusque saut en arrière.
Je remarquai alors que nous n’étions qu’à deux pas des toilettes.
« Excusez-moi un instant, » dis-je au géant.
Avant qu’il ait pu répondre, j’étais à l’intérieur et j’avais refermé la porte. Pour le moment, en tout cas, j’étais sauvée.
Je n’avais pas du tout envie d’aller aux toilettes. Je voulais simplement me retrouver seule.
Je regardai les murs nus qui m’entouraient, je fis couler l’eau, me lavai les mains… Je réussis à tenir cinq bonnes minutes avant que ma nervosité ne reprenne le dessus ; je m’imaginai que papa était monté à bord, et je crus même entendre sa voix. N’y tenant plus, je ressortis.
Lorsque j’ouvris la porte, le géant était exactement à l’endroit où je l’avais laissé. Visiblement, il m’attendait. Les chevaux étaient attachés dans leurs écuries, des gens montaient des caisses à bord, et papa n’était toujours pas là.
Sur un ton parfaitement naturel, comme si je ne m’étais jamais absentée, le géant me dit de sa voix profonde : « Viens en haut. Je vais te montrer mes boutons. J’en ai toute une collection. »
Résignée, je m’engageai devant lui dans les escaliers métalliques qui montaient en spirale autour d’un axe en métal exactement comme les cannelures d’une vis. Il était évident qu’il était déterminé à remplir son rôle de guide et de protecteur jusqu’au bout. Même si je l’avais osé, je n’aurais pas eu le cœur de discuter. – Nous débouchâmes dans un dôme en forme de bulle, dans lequel étaient disposés deux sièges pivotants, devant un panneau – très bas, pour ne pas gêner la vision – rempli d’écrans, de voyants et de cadrans. À part cela, il y avait tout juste la place de se retourner deux fois.
De sa grosse patte, le géant désigna un tiroir disposé sous le panneau. « Ma collection de boutons, » dit-il avec un large sourire. « Je parie que tu n’y croyais pas. »
Ils étaient là, en tout cas. Suffisamment de boutons pour occuper un bébé de deux ans, ou même un pilote, pendant des heures. Il était évident qu’à sa façon Georges essayait d’être gentil. Mais je n’étais pas d’humeur à être gentille avec un étranger aussi énorme que laid. Après avoir jeté un bref coup d’œil sur le panneau et dans le tiroir, je regardais à l’extérieur.
À travers le dôme, je pus voir la voûte de pierre répandre une douce lueur au-dessus de nous. Vers le bas, la vision était bloquée par la masse de la vedette elle-même. Je ne pus donc voir papa ni les personnes avec lesquelles il était. Cela fait un sale effet de se sentir abandonné. Je déteste ça.
« Ton père en a encore pour bon moment, » me dit Georges.
Furieuse d’avoir été devinée, je tournai résolument le dos à l’extérieur.
« Assieds-toi, » me dit le géant.
Non sans méfiance, je fis ce qu’il me disait. Le siège à pivot était curieusement élastique ; je me sentis plusieurs fois balancée de haut en bas avant qu’il ne s’immobilise.
S’accoudant négligemment sur le panneau, il parut réfléchir un moment, puis me dit : « Puisque tu ne sembles pas être d’humeur à parler, et que nous avons encore un bon moment à passer ensemble ici, je vais te raconter une histoire. Je la tiens de ma mère, qui me la raconta la veille du jour où je devais commencer l’Épreuve. »
Là-dessus, ne se rendant sans doute pas compte que j’étais trop grande pour ces contes-là, il se lança dans son histoire.
« Il était une fois (commença-t-il) un roi qui avait deux fils ; c’étaient des jumeaux, les tout premiers qui fussent jamais nés dans ce pays. L’un d’eux s’appelait Enegan, et l’autre Britoval, et, bien entendu, comme tous les jumeaux, l’un des deux était plus âgé que l’autre ; je ne me souviens plus lequel c’était, d’ailleurs, et je doute que quiconque s’en souvienne. Ils se ressemblaient tellement que même le cœur de leur chère mère ne pouvait les distinguer ; ils n’avaient pas encore un mois que personne n’aurait su dire lequel s’appelait Britoval et lequel Enegan. Pour finir, ils cessèrent de se creuser la tête pour ça : ils leur mirent des étiquettes autour du cou ; ils les nommèrent Ned et Sam.
» Ils devinrent grands et forts, et restèrent aussi semblables que deux verrues du même crapaud. Si l’un avait deux centimètres de plus, ou pesait une livre de plus au début d’un mois, ils se retrouvaient à égalité à la fin de ce même mois. Ils étaient de force égale en tout : lutte, course, nage, équitation, et même pour cracher. Quand ils eurent atteint l’âge adulte, il n’y avait qu’un seul moyen pour les distinguer l’un de l’autre. De l’avis général, Sam était intelligent et Ned était charmant. Dans les campagnes, on les avait même surnommés Malin Sam et Charmant Ned.
» Écoutez ! » pouvait-on les entendre dire lorsqu’un cheval traversait le village au galop, « voilà que passe Prince Charmant Ned. » Ou bien : « Regardez ! Sous les frondaisons de ce chêne, voilà que Malin Sam est perdu dans ses pensées. »
» Honnêtement, ils méritaient bien leurs surnoms. Demandait-on à Sam de faire une addition, d’analyser une phrase ou de résoudre un rébus, il le faisait en un clin d’œil, alors que Ned n’était vraiment pas à son affaire dans ce genre de choses. En revanche, si l’on aime le charme et le courage, la courtoisie et la bonne humeur, Ned était un garçon formidable, qui faisait les délices de sa chère mère et était pour ses sujets comme un rayon de soleil, tandis que Sam, même à ses meilleurs moments, était toujours un peu taciturne.
» Puis, un jour, le vieux roi leur père mourut. Qui allait hériter de la couronne ? Le royaume était petit, le trésor était vide ; il n’y en avait vraiment pas assez pour deux.
» Le Grand Conseil du royaume s’assembla pour examiner le problème. Les conseillers se réunirent et examinèrent, examinèrent et votèrent, votèrent et durent recommencer, car il y avait un nombre égal de voix des deux côtés. Au début, l’on proposa que l’aîné hérite ; mais l’on s’aperçut que personne n’aurait su dire qui était l’aîné. Ensuite, un esprit fort proposa que le plus jeune hérite, et tous trouvèrent que ce serait une excellente solution, jusqu’au moment où ils s’aperçurent qu’il était tout aussi impossible de déterminer qui était le plus jeune. Ce fut alors qu’ils décidèrent un nouveau vote. Mais le résultat fut, de nouveau, un vote nul, car la moitié des conseillers avaient dit : « Un roi doit avoir l’esprit éveillé, car il doit gouverner avec intelligence et agir sagement avec les amis et les ennemis du royaume. Il n’est pas vraiment nécessaire qu’il se fasse aimer. » Et l’autre moitié avait dit : « Un roi doit être aimé de ses sujets, et apprécié par ses voisins et ses pairs. Peu importe qu’il soit intelligent : le Conseil est là pour ça. »
» Après bien des discussions, ils décidèrent qu’il n’y avait qu’une seule solution. Charmant Ned et Malin Sam devraient entreprendre une quête, et le vainqueur deviendrait roi du royaume et prendrait la place de son excellent vieux père. Si aucun des deux ne réussissait, on pourrait toujours faire appel à un cousin pauvre, qui attendait patiemment son tour. Les royaumes ont toujours des cousins pauvres qui attendent patiemment que l’on ait besoin d’eux.
» Voici quel était l’objet de cette quête : il semblait qu’à bien des milles de là – c’était du moins ce que l’on disait – il y avait une petite caverne dans laquelle vivait un ogre de taille modérée qui possédait un merveilleux trésor, lequel suffirait à renflouer les finances du royaume pendant bien des années. Il fut décidé que celui des jumeaux qui ramènerait le trésor aurait prouvé de façon certaine qu’il méritait de régner… »
À ce cornent précis de l’histoire, nous fûmes interrompus. L’un des trois membres de l’équipage émergeant de l’escalier en colimaçon et annonçant : « Tout est paré, Georges. Miles dit que nous pouvons partir. »
« Attache-toi bien » me recommanda Georges, et il appuya sur le bouton qui enclenchait les ceintures de sécurité. Tout en fredonnant un petit air, il bascula un levier d’un geste négligent et annonça : « Dix secondes. Attention à vos estomacs ! »
Dix secondes plus tard, nous commençâmes lentement à tomber dans le tube ; bientôt, nous sortîmes du Vaisseau. C’était la première fois que je le quittais. Même aux pires jours, Géo c’était quand même « chez nous » et pas « là-bas ». Avant que nous ne sortions du tube, le dôme était devenu opaque et des lumières s’étaient allumées. La transition entre la gravité artificielle du Vaisseau et celle non moins artificielle de la vedette se fit sans vertige ni nausée – la mise en garde de Georges avait donc été superflue. Il était évident que quels que pussent être ses défauts par ailleurs, cette créature était un pilote à peu près convenable.
Je ne savais toujours pas que penser de lui. Je n’ai pas des contacts faciles, car il faut d’abord que je m’habitue aux gens. En attendant, conte pour bébé ou pas, j’aurais aimé qu’il continue son histoire, parce que cela détournait mon esprit de Grainau et de ce qui m’y attendait.
Il s’affaira un moment à son tableau de bord, puis annonça : « Bon ! Comme ça, on devait être tranquilles pour un moment ! Où en étais-je ? »
— « À l’ogre et au trésor. »
— « Ah oui ! » dit-il, et il continua :
« Eh bien, dès le lendemain matin, lorsque le soleil eut un peu réchauffé l’atmosphère, les deux jeunes hommes se mirent en route. Faisant comme toujours preuve d’intelligence, Sam avait rempli un sac à dos de vivres et de fournitures diverses et avait passé un grand sabre à sa ceinture. Ned n’emporta rien – trop lourd, vous comprenez. Coiffant sa casquette rouge, il partit en sifflotant, les mains dans les poches. Tous les habitants du royaume s’étaient réunis pour les regarder partir. Ils les encouragèrent de la voix et leur firent de grands gestes d’adieux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au premier tournant de la route, puis, étant gens de bon sens, rentrèrent tous chez eux pour prendre leur petit déjeuner.
» Sam était si lourdement chargé que son cher frère eut vite fait de le distancer ; il disparut au loin, et bientôt son sifflement devint inaudible. Cela n’ennuya pas outre mesure Malin Sam, parce qu’il savait que sa prévoyance et ses préparatifs finiraient par compenser largement la rapidité de son frère. Quand il commencerait à avoir faim, cela ralentirait certainement son allure.
» Mais Sam marcha longtemps, jour et nuit, sans jamais rencontrer son frère. Puis, au détour d’un chemin, il tomba nez à nez avec l’homme le plus maigre, le plus décharné qu’il eût jamais vu, assis à côté d’un tas d’ossements de bêtes.
« Bonjour, » lui dit Sam. « Je cherche un ogre qui vit dans une caverne et possède un trésor. Savez-vous où je pourrais le trouver ? »
» À cette question, l’homme se mit à pleurer. Sam lui demanda quelle était la raison de son chagrin, car, revêche ou pas, il détestait voir quelqu’un pleurer.
« Il y a un jour, ou peut-être deux, » commença l’homme, « un jeune garçon qui passait m’a posé exactement la même question. Ça ne m’a rien apporté d’autre que des ennuis. J’avais un troupeau de moutons – de belles bêtes, par ma foi – et j’en rôtissais juste un pour le dîner lorsqu’il arriva. C’était un garçon si gentil et si charmant que je l’invitai à partager mon dîner. Quand nous eûmes mangé la première bête, il avait encore faim, et j’en tuais une autre, puis encore une autre… Il était si amical, si poli, si reconnaissant, que je ne me rendis même pas compte qu’il avait mangé le troupeau entier, jusqu’à la dernière bête. Il ne me reste plus rien. Et maintenant, c’est à mon tour d’avoir faim. »
— « Si vous me dites où habite cet ogre, » dit Sam, « je vous donnerai une partie de mes vivres. »
— « Donnez-moi à manger, » répondit l’homme, « et je vous dirai exactement ce que j’ai dit à cet autre garçon. »
» Sam lui donna donc à manger. Lorsqu’il eut calmé sa faim, l’homme lui dit : « La réponse est que je n’en sais absolument rien. Je n’ai rien à voir avec les ogres. Je ne me mêle pas de ce qui ne me regarde pas ! »
» Sam se mit en route, allégé d’une partie de ce qu’il portait. Il marcha longtemps, jour et nuit, sans jamais rencontrer son frère. Puis il arriva à un petit château où vivait une princesse – enfin… ce n’était peut-être pas vraiment une princesse, mais, comme elle vivait seule dans le château, il n’y avait personne pour prétendre le contraire. C’est ainsi que l’on fonde les dynasties royales.
» Le petit château était assiégé par un géant très grossier et très déplaisant. Désireux de se montrer courtois, Sam profita de son passage pour tuer le géant : il coupa net sa grosse tête hirsute, d’un seul coup de sabre. La princesse – Dieu ! qu’elle était jolie ! – sortit de son château pour le remercier.
« C’était vraiment très gentil à vous, » dit-elle. « Mais hélas ! ce géant… – elle poussa la tête du bout de son exquise pantoufle – « a sept frères, et ils se relaient pour assiéger mon château. Cela va certainement les mettre en colère. Je possédais un charme qui me protégeait contre ces créatures, mais, hélas ! je ne l’ai plus. La semaine dernière, un jeune homme en casquette rouge arriva en sifflotant le long de la route ; il était à la recherche d’un ogre. Il était si adorable et si exquis que je lui ai donné le charme pour se protéger, et, depuis son départ, ces affreux géants n’ont cessé d’assiéger mon château. »
— « Pourquoi ne déménagez-vous pas ? » dit Sam. « Il n’y a pas de géants là où je vis, bien que nous ayons un dragon ou deux, et il y a quelques très jolis châteaux à vendre. »
» La princesse répondit que cela semblait une excellente idée, et qu’elle allait sans doute suivre son conseil.
« À propos, » dit Sam, « sauriez-vous par hasard où je pourrais trouver cet ogre ? »
— « Mais certainement, » répondit-elle. « Ce n’est pas loin du tout. Vous n’avez qu’à aller tout droit pendant trois jours et trois nuits, et vous y serez. »
» Sam la remercia, tua un deuxième géant qui était venu voir ce qui était arrivé à son frère, et se mit en route. Il alla tout droit, et, au bout de trois jours et de trois nuits, il arriva devant la caverne de l’ogre. Il frappa poliment, et l’ogre sortit. La caverne était un peu étroite pour lui. Il était couvert de poils et avait trois yeux rouges et deux longs crocs jaunes. Son apparence mise à part, il semblait fort amical.
« Sam tira son épée et dit : « Excusez-moi, mais je voudrais votre trésor. »
— « Fort bien, » lui rétorqua l’ogre. « Si vous pouvez me poser une énigme que je ne saurais pas résoudre, je vous donnerai tout ce que je possède. Mais si je trouve la réponse, je veux votre argent, et tout ce que vous possédez. »
» Sam se déclara d’accord. Ce n’est un secret pour personne que les ogres ne sont en général guère intelligents, et Sam connaissait quelques énigmes pas vraiment faciles.
» Il réfléchit, il choisit, et finit par dire : « Qu’est-ce qui n’est pas, et ne sera jamais ? »
» L’ogre tourna et retourna la question dans son esprit. Puis il s’assit pour mieux réfléchir. Ils restèrent ainsi face à face trois jours et trois nuits, mais personne ne trouva cela curieux, car personne n’habitait aux environs. L’ogre essaya une douzaine de réponses, mais, chaque fois, Sam lui disait : « Désolé, mais ce n’est pas cela. »
» De guerre lasse, l’ogre finit par dire : « Je ne sais plus quoi répondre. Vous avez gagné. Mais ne me dites pas la réponse, écrivez-moi-la sur un bout de papier. Comme ça, je pourrai y réfléchir après votre départ. »
» Sam écrivit donc la réponse sur un bout de papier, le plia et le lui donna, puis dit : « Et maintenant, si cela ne vous ennuie pas de me donner votre trésor ? »
— « Vous l’avez bien mérité. Un instant, s’il vous plaît. » Il entra dans la caverne et en ressortit au bout d’un instant en tenant une pièce de un sou. « Je suis désolé, mais c’est tout ce qui reste. Il y en avait bien davantage, mais j’ai tout donné à un jeune homme très gentil qui est venu me voir la semaine dernière. Il a fallu tout recommencer de zéro, et, maintenant que vous avez gagné, il faudra que je recommence une fois de plus. »
» Connaissant bien son frère, Sam lui demanda avec incrédulité : « Ce jeune homme ne vous a tout de même pas posé d’énigme que vous ne pouviez pas résoudre ? »
» L’ogre se redressa et répondit sur un ton offensé : « Certainement pas ! Mais il était si gentil et si charmant que je n’ai pu le laisser repartir les mains vides. »
» Sam se retrouvait face à un problème pas facile à résoudre. Il avait battu l’ogre et gagné son trésor, mais qui le croirait en le voyant revenir avec une unique pièce de un sou ? Il réfléchit une minute, et dit à l’ogre : « Et comment trouvez-vous votre caverne, mon ami ? »
— « Terriblement étroite, » répondit l’ogre. « Mais, de nos jours, ce n’est pas facile de trouver une bonne caverne. »
— « Et vous ne devez guère avoir de compagnie, ici ? »
— « Oh non ! Je fais passer le temps en réfléchissant à mes énigmes. »
— « Dites donc, cela vous plairait-il de m’accompagner dans mon pays ? Lorsque je serai roi, je vous donnerai une grande et belle caverne, avec des voisins agréables, et je vous enverrai aussi de temps en temps des énigmes à résoudre. Que vous en semble ? »
» Comment l’ogre aurait-il pu refuser une offre pareille ? Il ne se fit donc pas prier, et ils repartirent ensemble. En approchant du royaume, Sam se rendit compte que l’on se préparait à célébrer d’importantes réjouissances.
» Il dit à son ami l’ogre : « Cela vous plairait-il d’assister à une fête ? »
— « Oh oui ! » s’exclama l’ogre. « Je ne suis jamais allé à une fête, mais je suis sûr que cela me plaira. »
— « Parfait, alors. Je vais entrer le premier, puis je reviendrai vous chercher au bout d’une minute. »
Sam entra, et vit que l’on s’apprêtait à célébrer deux heureux événements : son cher frère Ned allait être couronné et allait épouser la délicieuse princesse que Sam avait fait venir. Sam trouva cela très peu gentil.
« Arrêtez les noces ! » dit-il. Ils arrêtèrent les noces et se retournèrent pour le regarder. « Je sors vainqueur de la quête, » continua-t-il, « et je demande le trône qui me revient. »
» Tout le monde se gaussa de lui. « Charmant Ned a rapporté le trésor de l’ogre, » lui dirent-ils. « Et toi, qu’apportes-tu ? »
» Sam leur montra son gros sou de cuivre. Ils rirent de plus belle. « Et j’ai encore apporté autre chose, » dit-il. Ce disant, il ouvrit tout grand la porte et l’ogre entra, tout heureux de la fête qu’on lui avait promise.
» Sam lui expliqua que la fête commencerait dès qu’il serait proclamé roi. Comme il n’y avait qu’une seule porte et que l’ogre se tenait juste devant, Sam fut proclamé roi en un rien de temps.
» Ma foi, après cela… Sam installa l’ogre dans une belle caverne bien à lui ; lorsque les voisins se furent aperçus qu’il n’était pas si méchant que ça, ils s’entendirent fort bien. L’ogre devint même une des meilleures attractions touristiques du royaume, ce qui n’était pas mauvais du tout pour les finances de l’État. De plus, Sam ouvrit une école de charme, dirigée par son frère, qui était également une source de revenus non négligeable. Par ailleurs, Sam épousa la jolie princesse, et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. S’ils n’ont pas déménagé, et je ne vois pas pourquoi ils l’auraient fait, ils y vivent certainement encore.
» Ah oui ! j’oubliais ! Il fallut à l’ogre dix ans, pas un de moins, pour admettre qu’il ne pouvait pas résoudre l’énigme de Sam. Chaque semaine, il envoyait à Sam une liste des réponses qu’il avait trouvées, et, chaque fois, Sam les lui renvoyait. Finalement, il admit qu’il ne trouverait jamais la réponse à la question : « Qu’est-ce qui n’est pas, et ne sera jamais ? », et ouvrit le papier que Sam lui avait donné. Il y avait marqué : « Un nid de souris dans l’oreille d’un chat. » (Et cela, mon petit ami, est la seule réponse vraie et véritable qu’il y aura jamais.)
« Mince ! » s’exclama l’ogre. « Je l’avais sur le bout de la langue ! »
« Il y a également une moralité, » dit Georges. « Ma mère me l’a dite et je vais t’en faire part : Si tu es malin et que tu te sers de ta cervelle, tu t’en tireras toujours. N’oublie pas cela, et tout ira bien. »
Peu après, nous entrâmes dans l’atmosphère de Grainau. Georges était occupé avec ses boutons. Comme il avait apparemment de bonnes intentions, j’étais encline à être un peu plus amicale à son égard.
J’avais entendu dire que l’entrée dans l’atmosphère d’une planète était une manœuvre délicate, mais Georges ne semblait pas particulièrement inquiet. Le problème principal était le même qu’au départ : trouver l’équilibre entre les deux champs de gravité pour que les passagers ne se trouvent pas soudain plaqués contre le sol ou flottants en apesanteur. De plus, il devait nous déposer en un point précis de cette planète. Je me demande comment il s’y prenait. Apparemment, ses instruments lui indiquaient notre position. Les cadrans et les clignotants m’étaient absolument incompréhensibles, mais, faisant preuve d’un mystérieux don des langues, il comprenait ce qu’ils lui disaient. Il alluma les écrans, mais on n’y voyait qu’une masse grisâtre et mouvementée. Soudain, sans que Georges eût fait quoi que ce soit, le dôme devint progressivement translucide, puis transparent, et, tout aussi progressivement, les lampes s’éteignirent.
Pendant que nous descendions, je commençai à sentir la curiosité me gagner et, peu à peu, mon appréhension me quitta. Je me dépêtrai de ma ceinture de sécurité et regardai au-dehors. Ce que je vis n’était guère réconfortant : de tous côtés s’étendait une mouvante masse d’un gris blanchâtre, d’aspect doux et élastique, uniformément éclairée par un soleil orange vif qui était très bas devant nous et s’élevait progressivement. C’était la première fois que je voyais un soleil de près, et je dois dire que je n’aimais pas particulièrement la vive lumière qu’il répandait. La polarisation automatique du dôme réduisait certes la férocité de ses rayons, de sorte qu’il était tolérable de regarder le disque orange, mais néanmoins sa lumière ne me disait rien de bon. Les écrans montraient la même blancheur amorphe et mouvante.
« Mais…» dis-je, « ce n’est pas comme ça, une planète ! » Georges éclata de rire. « Ce sont les nuages. La planète est cachée en dessous. C’est comme la couche de sucre qui recouvre un gâteau. »
Il avança la main vers le levier qu’il avait basculé juste avant le départ et fronça les sourcils en voyant qu’il était resté branché. D’une voix calme, il annonça aux passagers : « Nous nous posons dans dix minutes environ, » puis, d’une pichenette, il fit basculer l’interrupteur.
« Je descends, » dis-je en me levant.
— « D’accord, » dit Georges. « À tout à l’heure. »
Il retourna à ses instruments ; soudain, nous pénétrâmes dans les nuages, et la masse grise et informe nous entoura de tous côtés ; on avait l’impression d’étouffer. Les lampes se rallumèrent, cela faisait plus gai que cette froide grisaille. Brrr ! être perdu là-dedans !… cela m’en donnait des frissons dans le dos. J’en avais assez vu. Je descendis l’escalier ; arrivé dans la cabine chaude et accueillante, je cherchai papa. Il était assis à l’écart, dans un confortable fauteuil de la section centrale. M. Tubman, son assistant, regardait un employé seller les chevaux. Des hommes s’affairaient de tous côtés, à toutes ces petites tâches que l’on fait toujours à la dernière minute, juste avant qu’il ne soit trop tard. Papa, lui, lisait calmement un livre. C’était typique : papa ne s’affole jamais.
Je m’assis à côté de lui dans un profond fauteuil marron, et j’attendis qu’il leva la tête :
« Tiens, Mia ? Nous allons arriver très bientôt. Ça va ? »
— « À peu près. » En fait, j’avais le trac.
— « Bien, bien. Et comment t’entends-tu avec Georges ? »
— « À peu près, » dis-je, en haussant les épaules.
— « Je lui ai demandé de s’occuper un peu de toi pendant que je serai en conférence. Il te fera visiter la ville. Il est déjà venu ici. »
— « Tu seras occupé toute la journée ? »
— « C’est probable. Si j’ai fini avant la nuit, je vous rejoindrai. »
Il fallut bien que je me contente de cela. Quelques instants plus tard, nous nous posâmes en douceur. La gravité de Grainau est plus forte que celle du Vaisseau. En me levant, je sentis immédiatement l’effort supplémentaire imposé à mes pieds et à mes cuisses. Encore une chose à laquelle j’allais devoir m’habituer.
Georges descendit de son dôme et vint vers nous. Papa se leva : « Alors, Georges, prêt à prendre la relève ? » Il parlait de moi, bien sûr.
Du haut de ses deux mètres, Georges acquiesça du chef.
« C’était une très jolie histoire, Georges, » continua papa. « Je ne vous connaissais pas ce talent. »
— « Quelle histoire ? » demandai-je.
— « Celle que Georges t’a racontée pendant le vol. Les haut-parleurs étaient restés branchés. »
Georges sourit.
— « En effet, je m’en suis aperçu il y a quelques minutes. »
— « Une très belle histoire, » dit papa.
— « Oh ! pas tellement ! » dis-je en rougissant, vivement embarrassée.
Écouter un conte de fées à mon âge, passe encore, mais que tout le monde soit au courant… c’était on ne peut plus gênant.
Je lançai un regard accusateur à Georges, puis me précipitai vers les toilettes pour me cacher. Mais papa m’avait poursuivie, et il me rattrapa juste avant la porte. Me prenant par le bras, il me força à m’immobiliser.
« Allons, Mia…»
Je me débattis pour me libérer.
— « Laisse-moi ! »
— « Tu ne vas pas me faire une scène ! »
— « Laisse-moi ! Je ne veux pas rester ici ! »
— « Calme-toi ! » Son ton était devenu autoritaire. « Je suis désolé d’avoir commis l’erreur de te le dire. Georges n’avait pas fait exprès de laisser les haut-parleurs branchés. De toute façon, j’ai pris beaucoup de plaisir à écouter son histoire, et je suis au moins six fois plus âgé que toi. »
— « Ce n’est pas la même chose, » dis-je.
— « Peut-être, peut-être. Mais, pour le moment, cela n’a aucune importance. Il est temps de sortir. Je veux que tu te maîtrises et que tu sortes avec moi. Lorsque nous serons face à ces colons, je veux pouvoir être fier de toi. Tu ne voudrais quand même pas leur faire mauvaise impression, Mia ? »
Je secouai la tête.
« Bien, » dit-il en me lâchant. « Reprends-toi en main. »
Le dos tourné, je fis de mon mieux pour me maîtriser. Lorsque je fus prête, je lissai mon corsage, remontai mon short, et leur fis face.
Du côté opposé à celui où nous nous trouvions, la rampe avait été abaissée, et j’entendais des bruits venir du dehors. Des gens qui criaient.
« Allons, viens, » me dit papa.
Nous traversâmes la cabine circulaire ; en passant devant Georges, qui n’avait pas bougé depuis tout à l’heure, je lui lançai un regard hostile ; mais il ne parut même pas s’en apercevoir, et il nous emboîta le pas.
Nous nous arrêtâmes un moment en haut de la rampe. Comme s’ils n’avaient attendu que ce signal, une fanfare se mit à jouer, et les cris redoublèrent.
Les chevaux étaient déjà sortis, et M. Tubman les tenait par des sortes de lanières de cuir. À côté de lui se trouvait un notable à l’air important, coiffé d’un invraisemblable gibus surmonté d’une plume blanche défraîchie. En d’autres circonstances, il m’aurait paru cocasse. Il était accompagné de deux enfants, un garçon et une fille, ayant environ mon âge. Apparemment, nous nous étions posés sur la place principale de la ville ; de tous côtés, des gens nous dévisageaient en criant. J’avais l’impression d’être donnée en spectacle. Au-dessus de nous, le ciel était gris et sale. Une brise chaude et humide nous enveloppait : le revêtement de briques jaunes de la place luisait d’humidité. La fanfare était juste en face de nous ; les musiciens portaient tous le même uniforme vert foncé. Ils soufflaient dans leurs cuivres avec enthousiasme, c’est-à-dire très fort, mais d’une manière discordante.
Je regardais tout cela en écarquillant les yeux, mais papa me prit par le bras et me dit : « Allez, viens. Tu pourras regarder le spectacle plus tard. »
Il commença à descendre la rampe, et le volume du bruit s’accrut fortement. Cela m’était très désagréable, et mon appréhension ne faisait qu’augmenter. Je déteste de toute façon me trouver en face d’une foule hurlante, mais, de plus, c’était particulièrement déconcertant, parce qu’il m’était impossible de juger si ces cris étaient amicaux ou hostiles. L’espèce de cacophonie que jouait la fanfare finit par se fondre dans le vacarme général.
Papa et le personnage à l’air important se serrèrent la main, et j’entendis papa dire : « Monsieur Gennaro ! Je suis heureux de vous revoir. »
— « Vous avez bien minuté votre arrivée, » répondit-il. « La pluie s’est arrêtée de tomber il y a moins d’une heure, mais je ne peux quand même pas vous garantir qu’il ne pleuvra pas à nouveau. »
Papa me poussa doucement en avant.
« Je vous présente ma fille Mia. Vous connaissez déjà M. Tubman, ainsi que Georges Fuhonin, notre pilote, n’est-ce pas ? »
En lui serrant la main, je le regardai de près. Il avait l’air d’une personne qui cherche à plaire, et je ne savais pas comment interpréter cela : je regardai papa, mais son visage inscrutable ne trahissait aucun sentiment.
M. Gennaro fit avancer les deux gosses.
« Ce sont mes enfants, Ralph et Helga. Lorsque j’ai appris que vous veniez avec votre fille, j’ai pensé qu’elle aimerait rencontrer des enfants de son âge. »
Il m’adressa un mince sourire de commande, qui disparut aussi abruptement qu’il avait été ébauché.
Le garçon avait des cheveux blond sale. Il était à peine plus grand que moi, mais beaucoup plus corpulent. La fille avait pratiquement la même taille que moi, et était également très forte. Tous deux me dirent bonjour, mais on ne peut pas dire que c’était très amical. Je leur répondis avec une réserve égale à la leur.
« Je vous remercie pour votre prévenance, » dit papa à M. Gennaro.
— « Mais non, c’est un plaisir, » rétorqua ce dernier. « Un plaisir. Rien de tel pour entretenir de bons rapports. Ha, ha ! »
Les badauds et la fanfare faisaient toujours autant de vacarme.
« Nous y allons ? » proposa papa.
— « Certainement, » dit M. Gennaro. « Et tenez-vous comme il faut, les enfants ! »
Papa ne me dit rien, mais son regard était éloquent. M. Gennaro monta à cheval ; papa et M. Tubman l’imitèrent. Sans s’arrêter de jouer, les musiciens s’écartèrent pour les laisser passer, et ils partirent au pas, suivis par la fanfare et par une bonne partie de la foule.
« Pourquoi suivent-ils tous papa ? » demandai-je.
Derrière moi, Georges répondit d’une voix profonde teintée d’ironie : « Votre père est un homme célèbre ! »
Ma question ne s’adressait pas à lui. Je m’étais parlée à moi-même, automatiquement ; mais cela me rappela que j’avais décidé de ne plus lui adresser la parole, et je m’écartai un peu.
Une partie de ceux qui n’avaient pas suivi papa s’avancèrent vers la vedette afin de nous dévisager de plus près.
Georges les regarda sans manifester aucun plaisir particulier ; j’avais plutôt l’impression qu’il aurait aimé les mettre en fuite. « Attendez-moi ici, » me dit-il. « Je reviens tout de suite. »
Il monta la rampe. Les trois membres de l’équipage étaient restés en haut, visiblement passionnés par le spectacle de la foule. Lorsque Georges arriva, ils firent une plaisanterie que je n’entendis pas, et ils se mirent à rire. Georges, lui, loin de rire, secoua la tête avec irritation et leur fit signe d’entrer dans la vedette.
« Que faisons-nous maintenant ? » demanda Ralph, le garçon, à sa sœur, et je me retournai pour les regarder.
Dans le Vaisseau, nous vivons si longtemps et notre population est si stable qu’on ne voit jamais un frère ou une sœur séparés par moins de vingt ans. Du moins, ils ne sont jamais aussi proches que ces deux-là. Tous les gosses que je connais sont des enfants uniques, ou, à tout le moins, sont élevés comme s’ils l’étaient. Curieux, d’ailleurs, ce frère et cette sœur ne se ressemblaient pas du tout, mis à part leur corpulence. Dans les livres, ils ont toujours un air de famille, ou alors ils ressemblent à un vieil oncle qui a disparu… un oncle très riche. Helga avait des cheveux très bruns, pas tout à fait autant que les miens, pourtant ; très longs, ils retombaient sur ses épaules et des peignes les maintenaient en place. Elle avait mis une robe avec un empiècement sur le devant. Son frère portait des pantalons longs, comme ceux que papa avait aujourd’hui, et une chemise unie. Il était évident qu’ils s’étaient mis sur leur trente-et-un pour cette petite cérémonie, et leur apparence était aussi empesée que leurs manières.
Je devais leur sembler aussi bizarre qu’ils me le paraissaient. J’étais un petit bout de fille plutôt frêle, aux cheveux noirs coupés très courts, et je m’étais habillée comme tous les jours : une blouse blanche à manches amples, un short bleu et des sandales. Dans cette tenue, je me serais sentie à l’aise en n’importe quelle occasion dans le Vaisseau. Peut-être pas pour jouer au foot, quand même : j’aurais mis une blouse plus simple et des chaussures plus solides. En tout cas, j’étais présentable. Mes vêtements étaient propres et à peu près repassés. Toutefois, après tous ces glorieux uniformes verts, j’aurais compris que ces deux mômes ne me trouvent pas très élégante.
Nous nous regardâmes un moment comme des mannequins empaillés, puis le garçon se détendit un peu et me demanda : « Quel âge as-tu ? »
— « Douze ans, » répondis-je.
— « Moi, quatorze, » dit-il, « et elle douze aussi. »
Helga se décida enfin à ouvrir la bouche. « Papa nous a dit de te montrer la ville. »
Elle essayait visiblement de me sonder, et j’acquiesçai d’un mouvement de tête tout en reprenant mon souffle.
— « Et lui ? » demanda-t-elle en indiquant la rampe. Georges était juste à l’entrée de la vedette et nous tournait le dos. « Il t’avait dit de l’attendre ici. »
— « Il est censé me surveiller, mais je ne vois pas pourquoi je m’occuperais de lui, » dis-je. « Partons avant qu’il ne revienne. »
— « D’accord, » dit Ralph. « Suis-nous. »
Il partit en courant vers la droite de la vedette, dans la direction opposée à celle que papa et son père avaient prise. Helga et moi le suivîmes. Georges m’aperçut au moment où je partais, et me cria quelque chose, mais je ne fis que courir de plus belle. Du diable si j’allais tenir compte de ses avis !
Ralph fit un léger détour pour frôler l’avancée de la vedette, sans doute pour faire le fanfaron et avoir quelque chose à raconter à ses copains, puis continua à foncer.
Nous la contournâmes ainsi complètement. De l’autre côté, il n’y avait que peu de gens, sans doute parce qu’on ne pouvait pas nous voir de ce côté-là. Nous fonçâmes à travers leurs rangs clairsemés, et je pus remarquer qu’eux aussi avaient tous une forte carrure. Ils n’étaient pas encore revenus de leur surprise que nous nous engagions dans la première rue venue. Je me sentais extrêmement téméraire, comme si je larguais tout pour m’engager dans une audacieuse aventure.
Nous tournâmes plusieurs fois dans des rues transversales ; même si Georges m’avait suivie, il avait presque certainement perdu ma trace. Je n’avais aucune idée de l’endroit où nous étions. Pour moi, toutes les rues se ressemblaient : des rues pavées de pierres arrondies, à peu près de la largeur des passages principaux du Vaisseau, avec, des deux côtés, des bâtiments de bois et de pierre ou, parfois, de brique.
« Arrêtez ! » dis-je. « Je ne peux plus vous suivre ! »
Mes jambes me faisaient mal et j’étais essoufflée. C’était beaucoup plus fatigant de courir ici que dans le Vaisseau, et j’étais sûre que, si je tombais, cela ferait bien plus mal. Comme toutes les planètes colonisées, Grainau était ce qu’ils appelaient une planète “à quatre-vingt-dix pour cent terrestre”, mais ces dix pour cent de différence autorisaient nombre de caractéristiques bizarres ou désagréables, comme une gravité légèrement plus forte. “Légèrement”, peut-être, mais suffisante pour vous épuiser en un rien de temps.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » me demanda Ralph.
— « Je suis fatiguée. Allons plus lentement. »
Ils échangèrent un bref regard, puis Ralph dit : « Bien, bien, comme tu voudras. »
L’air était si chaud et si humide que j’avais du mal à retrouver mon souffle. Je me sentais toute moite, un peu comme si j’avais marché dans la soupe ; c’était aussi désagréable que ça.
« L’air est toujours comme ça ? » demandai-je.
— « Comme quoi ? » dit Helga, légèrement sur la défensive.
— « Si épais. » J’aurais pu ajouter : « Et puant ».
Il y avait en effet quantité d’odeurs indéfinissables. On vante toujours le bon air frais des planètes ; je ne sais pas si, sur les autres, il en allait de même, mais ici, en tout cas, ça ne me plaisait guère.
« Oui, il fait un peu humide aujourd’hui, » dit Ralph négligemment. « Mais le vent se lève, ça devrait rafraîchir l’air. »
Je crois que, dès l’abord, Ralph et Helga avaient eu un peu peur de moi. Mais ils durent se rendre rapidement compte combien leurs craintes étaient ridicules. Alors, leur masque de politesse tomba, et ils ne tardèrent pas à devenir méprisants. Il me fallut un certain temps pour m’en rendre compte. Cependant, je voyais bien, depuis un moment, qu’ils trouvaient stupide une grande partie de ce que je disais ; ensuite, ils ne s’en cachèrent d’ailleurs plus, échangeant force regards significatifs.
Je me rendis compte combien j’étais ignorante. Je ne savais rien, même pas l’heure. Je fis une remarque prouvant que je croyais que nous étions le matin, et ils me regardèrent bouche bée. Ici, l’heure du déjeuner était passée. Et pourtant, juste avant de partir, j’avais pris – ou plutôt j’avais essayé d’avaler – mon petit déjeuner.
Je désignai un bâtiment en leur demandant à quoi il servait.
« C’est un magasin, pardi ! Tu n’as jamais vu de magasin ? »
Eh bien, non, je n’en avais jamais vu ; je ne connaissais leur existence que par des livres. Dans le Vaisseau, nous formons une petite société fermée, où le commerce n’existe pas. Quand on veut quelque chose, on fait une demande, et on est livré peu de temps après. On peut vivre simplement ou luxueusement, comme on veut. Cependant, il y a une limite à ce que l’on peut fourrer dans un appartement, bien que certains aillent jusqu’à cette limite. Mais dans une société où chacun peut avoir tout ce qu’il veut, ou presque, il n’y a aucun prestige à posséder beaucoup d’objets et, bien qu’ils soient utiles ou procurent une satisfaction esthétique, la tendance générale est à une vie simple.
Je ne vois vraiment qu’un seul programme d’échanges réguliers dans le Vaisseau : les gosses de moins de quatorze ans reçoivent des tickets hebdomadaires permettant de consommer dans les snack-bars ; cela les empêche de se démolir la santé. Au-dessus de cet âge, ils pensent que vous savez ce que vous faites, et vous êtes libres de consommer ce que vous désirez.
« Je peux jeter un coup d’œil ? » demandai-je.
Ralph Jiaussa les épaules. « Si tu y tiens…»
C’était un magasin de vêtements ; la plupart des vêtements exposés me paraissaient très curieux ; il y en avait même dont je ne pus deviner l’usage.
Au bout d’un moment, l’homme qui s’occupait du magasin s’approcha de Ralph et lui demanda à mi-voix, mais suffisamment fort pour que j’entende : « Pourquoi s’habille-t-il comme ça ? »
— « Elle, pas il, » dit Helga. « C’est une fille. Elle ne connaît rien de mieux. »
Je rougis jusqu’aux oreilles, mais je fis semblant de ne pas avoir entendu et continuai à fouiller dans les vêtements.
« Elle est du Vaisseau, » expliqua Ralph dans un murmure qui devait s’entendre à cent mètres. « Ils ne portent pas de vêtements, là-haut. Elle s’est sans doute imaginée que c’est comme ça qu’on s’habillait ! »
L’homme renifla bruyamment et se détourna ostensiblement de moi. Il était évident que son impolitesse était voulue, mais j’étais stupéfaite, ne pouvant m’imaginer pourquoi il agissait ainsi, et ce fut tout juste s’il se retint de cracher de dégoût. Juger que je n’étais pas habillée “comme il faut”, alors que lui-même vendait de si horribles vêtements, cela me parut excessif.
Quand nous sortîmes, le boutiquier marmonna quelque chose que je ne compris pas, mais où figurait le mot “rapace”. Ralph et Helga ne l’entendirent pas, ou firent comme s’ils n’avaient pas entendu.
Juste après avoir quitté le magasin, nous nous engageâmes dans une autre rue, qui descendait en pente douce. Levant soudain les yeux, je m’arrêtai net.
« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je, interloquée.
— « Quoi ? »
Je montrai du doigt la masse grise et compacte, mouchetée de blanc, qui s’étendait en bas de la rue. « C’est de l’eau ? »
Ils se regardèrent, au moins aussi interloqués que moi, et Ralph condescendit à me dire, sur un ton qui impliquait que n’importe quel idiot savait au moins cela : « C’est l’océan. »
J’avais toujours désiré voir un océan, car, dans le Vaisseau, ils sont encore plus rares que les magasins, et je leur demandai : « On peut aller voir ? »
— « Bien sûr, » dit Ralph. « Pourquoi pas ? »
Nous arrivâmes d’abord sur un large quai de pierre bordé d’entrepôts d’où partaient deux grands bras qui renfermaient les eaux d’un port.
Des passages de planches soutenus par des piliers s’étendaient comme des doigts au-dessus des eaux du port. Il y avait des bateaux de toutes tailles. Tout près, il y avait les géants à deux grands mâts, assez grands pour avoir d’autres bateaux montés à leur bord. Il y avait des bateaux petits ou moyens à tous les quais.
Même dans le port, l’eau était si agitée qu’elle frappait bruyamment les quais et les piliers en formant une multitude de crêtes blanches. Il y avait des oiseaux blancs, gris, bruns et noirs, ou de toutes ces couleurs mêlées ; ils tournoyaient au-dessus de nos têtes en criant et plongeaient parfois dans l’eau. L’air était imprégné d’une forte odeur – de poisson, je crois. Au-delà du port, l’eau se soulevait en de véritables montagnes et s’étendait à perte de vue, jusqu’à se fondre, tout au loin, avec un ciel aussi gris qu’elle.
J’aurais pu faire des remarques sur ce que je voyais – les bateaux, les odeurs, les hommes qui travaillaient – mais j’étais à peu près sûre que tout ce que je dirais ferait rire Ralph et Helga, et je commençais à me méfier d’eux ; ils n’étaient plus simplement des complices, comme au début. Nous suivîmes les quais, puis nous nous engageâmes sur un des passages en bois. Arrivés au bout, nous fîmes halte.
Une petite embarcation était arrimée juste au-dessous de nous. Elle ne devait guère avoir plus de quatre mètres de long, mais son mât était si grand qu’il dépassait largement le haut du quai. Un deuxième mât horizontal y était rattaché. La coque était simplement peinte en blanc, avec un large liséré noir. Il portait le curieux nom de Guacamole.
« Comment le trouves-tu ? » me demanda-t-il.
— « C’est un très joli vaisseau. »
— « Ce n’est pas un vaisseau. C’est un bateau, un youyou à voile. Il est à nous, à Helga et à moi. Nous allons souvent faire de la voile. Tu as envie de faire un tour dessus ? »
Helga le regarda, visiblement contente.
« Oh ! On peut ? »
— « Si elle veut venir. C’est à elle de décider. Autrement, il faudra rester avec elle, comme papa nous l’a demandé. »
« Allez, » me dit Helga, « viens ! »
Je regardai l’eau, essayant de prendre une décision. Elle était très agitée, et le bateau était petit. Je n’avais pas du tout envie d’y aller.
« Nous resterons à l’intérieur du port, » dit Helga.
« Ce n’est pas dangereux, » ajouta Ralph en me regardant.
Ne voulant pas leur donner l’impression que j’avais peur, je haussai les épaules et m’engageai sur l’échelle en bois qui descendait jusqu’au youyou. Cela faisait beaucoup d’échelles en peu de temps ; un peu trop à mon goût, même. Ralph et Helga me suivirent.
Le bateau dansait sur les vagues qui venaient se briser contre le quai. J’attendis qu’il se soit soulevé le plus possible pour y monter. Je faillis glisser, mais je réussis à maintenir mon équilibre. Je contournai prudemment le mât, me tenant lorsque c’était nécessaire, et je m’assis sur un petit banc qui coupait le bateau dans sa largeur. Helga sauta à ma suite, suivie de près par Ralph.
Un peu d’écume vint mouiller ma joue, et je fermai automatiquement les yeux.
« Nous n’allons pas nous faire mouiller ? » demandai-je.
Ils ne m’entendirent pas, et je dus répéter ma question en parlant plus fort.
« Ce ne sont que des embruns, » dit Helga. « On se fera un petit peu mouiller, mais pas trop. C’est inévitable ! »
« Et puis, ça te lavera, » ajouta Ralph. « Je sais qu’il n’y a pas beaucoup d’eau dans ton Vaisseau. »
Leurs réflexions m’irritaient beaucoup ; ils avaient tout un tas de préjugés sur le Vaisseau et voulaient absolument en faire étalage. Ralph était le plus acharné parce qu’il était très dogmatique. Au début, je croyais qu’ils disaient tout cela par malice, puis je compris qu’ils le croyaient vraiment – comme cette histoire de se promener nus, par exemple ; certes, certains habitants du Vaisseau se mettent nus chez eux, dans leur appartement, mais il serait inadmissible que quelqu’un joue au foot sans aucun vêtement sur lui ! Ce qu’il disait n’était donc pas exact, mais il ne m’aurait pas écoutée, oh non ! Il affirmait tout simplement ces bêtises et s’attendait à ce que tout le monde soit d’accord avec lui.
Au début, il avait dit, à peu près, que ça ne devait pas être drôle de vivre entassés dans des baraquements, et qu’ici je devais trouver tout cet espace fantastique. J’essayai de lui expliquer que ce n’était plus comme ça, sur le Vaisseau ; puis, par honnêteté, je mentionnai quand même les dortoirs ; cela ne fit que tout embrouiller, et Ralph fut plus certain que jamais de ce qu’il avançait.
Helga, qui se contentait de poser des questions, était un petit peu plus supportable.
« Est-il vrai que vous ne mangez pas des aliments dans le Vaisseau ? », me dit-elle.
— « Je ne comprends pas ce que tu veux dire. »
— « Il paraît que vous ne faites pas pousser des aliments comme nous et que vous mangez de la terre, ou je ne sais quoi. »
— « Non, » répondis-je simplement.
« C’est vrai que vous tuez les bébés qui ne sont pas bien conformés ? »
— « Vous le faites, vous ? »
— « Non… Mais tout le monde dit que vous le faites ! »
Ce qui m’exaspérait le plus dans les remarques du genre “ça te lavera”, c’était que, sur le Vaisseau, nous savions combien les anciens colons étaient crasseux. De fait, Ralph ne semblait nullement gêné par les horribles odeurs qui émanaient de tout le port, ce qui prouvait que son odorat était quelque peu déficient ; le comble, c’était qu’il semblait tellement sûr de ce qu’il disait, comme si c’était évident.
Ralph et Helga eurent vite fait de hisser la voile, puis Helga vint s’asseoir à côté de moi. Ralph détacha le bateau, et nous nous éloignâmes du bord. Il avait un petit gouvernail en bois pour nous diriger et tenait le mât horizontal se trouvant en bas de la voile par une corde. Il lâcha un peu la voile, et le vent l’emplit avec un claquement nettement audible.
Nous étions partis de la droite du port, avec le vent derrière nous, et le traversions dans toute sa longueur. Les vagues étaient assez embêtantes, et les embruns aussi ; de plus, ce jour gris était vraiment triste, mais je pouvais quand même m’imaginer que, une fois habituée et par beau temps, ce pouvait être très agréable.
Je n’étais sans doute pas très charitable, mais je ne pus m’empêcher de penser que nous contrôlions nettement mieux le temps, au Troisième Niveau. Quand nous voulions de la pluie, tout le monde était prévenu à l’avance. On appuyait sur un bouton, et il pleuvait jusqu’à ce qu’on en ait assez, puis ça s’arrêtait. En tout cas, nous n’avions jamais d’air moite et chaud comme ici.
Pendant que nous filions dans le port, Helga engagea la conversation, sans doute pour être aimable.
« Tu as des frères et des sœurs ? »
— « Non, je ne pense pas. On ne m’en a jamais parlé en tout cas. »
Elle eut une exclamation de surprise.
« Tu le saurais, quand même ! Mais peut-être as-tu des demi-frères et des demi-sœurs ? »
— « Je ne peux pas te répondre avec certitude ; on ne m’en a jamais rien dit. Mes parents sont mariés depuis si longtemps que, si j’avais un frère, il serait adulte, ou bien mort depuis longtemps ! »
Cela semblera peut-être curieux, mais je n’avais jamais réfléchi à cette question de frères et de sœurs ; ça ne manque sans doute pas d’intérêt, mais je n’arrive pas à le prendre vraiment au sérieux, même maintenant.
Helga me regarda avec une certaine stupéfaction.
« Mariés ? Je croyais que vous ne vous mariez pas comme les autres gens ? Je pensais que vous viviez simplement avec qui vous vouliez ! »
— « Mes parents ont été mariés pendant plus de cinquante ans. En années terrestres, bien sûr. »
— « Cinquante ans ? Ça, ce n’est sûrement pas vrai ! Je viens de voir ton père, et il est plutôt plus jeune que papa ! »
— « Et quel âge a ton papa ? » lui demandai-je.
— « Attends un moment…» (Elle compta sur ses doigts.) « Dans les cinquante ans. »
— « Et le mien quatre-vingt-un, » dis-je. « En années terrestres. »
Elle me regarda avec une expression d’incrédulité totale. « Tu mens ! »
— « Et ma mère en a soixante-quinze. Ou soixante-quatorze, je ne me souviens plus bien. »
Helga me jeta un regard dégoûté, et me tourna le dos.
C’était pourtant la vérité, et, si elle ne voulait pas le croire, tant pis pour elle ! Je ne dirais pas qu’il est de règle que les gens restent mariés pendant cinquante ans. J’ai eu l’impression que, en général, les gens commencent à se lasser au bout de vingt ou de trente ans, puis se séparent ; il y en a d’autres, aussi, qui ne tiennent pas à des liens aussi durables que le mariage et qui se contentent de vivre ensemble comme ça. Et il y en a aussi qui ne se sont jamais vus, mais qui ont des enfants ensemble, parce que l’eugéniste du Vaisseau l’a recommandé. Helga avait dû entendre une version déformée de ces faits.
Mes parents formaient un drôle de couple. Ils étaient mariés depuis cinquante ans, mais il y avait huit ans qu’ils vivaient séparés. J’avais quatre ans quand ma mère saisit une occasion qu’elle attendait depuis longtemps : elle quitta la maison pour aller faire des études d’art sous la direction de Lemuel Carpentier. Je suppose que, lorsqu’on est marié depuis cinquante ans et qu’on a apparemment l’intention de continuer encore autant par la suite, une petite interruption de huit ans ne compte guère.
À vrai dire, je ne voyais pas très bien pourquoi mes parents vivaient ensemble. J’aime et je respecte mon père, mais je n’aime pas du tout ma mère. Je voudrais pouvoir dire que c’est uniquement parce que nous ne nous comprenons pas, ce qui est d’ailleurs partiellement vrai. Je trouve son “art” effroyablement mauvais. Une des rares fois où je suis allée lui rendre visite chez elle, j’ai regardé une de ses sculptures et je lui ai demandé de m’en parler.
« Ça s’appelle l’Oiseau, » me dit-elle.
Ça, je le voyais bien. Maman avait travaillé d’après une photo, et c’était très ressemblant. Mais c’était tellement figé et conventionnel que cela manquait totalement de vie. Lorsque je le lui dis, elle n’apprécia pas du tout ma remarque, et nous nous disputâmes ; puis elle finit par me mettre dehors.
Il y avait donc une part d’incompréhension, mais ce n’était pas tout. Elle m’avait clairement fait comprendre qu’elle m’avait eue par devoir, et non parce qu’elle le désirait particulièrement. J’avais la ferme conviction qu’elle n’attendait que mon départ pour l’Épreuve pour revenir habiter avec papa. Non, je ne l’aimais vraiment pas.
Quand nous fûmes arrivés à l’autre extrémité du port, nous ne revînmes pas en ligne droite comme je l’avais pensé ; Ralph nous fit aller de biais vers l’entrée du port. Le vent et les vagues nous frappaient de côté, et le youyou bougeait beaucoup plus. Nous étions soulevés en l’air, puis nous redescendions soudain dans les creux ; au bout de quelques minutes, je commençai à me sentir mal. Cette fois, c’était vraiment de la nausée, et, en plus, j’avais le tournis.
« On ne pourrait pas revenir tout droit ? » demandai-je à Helga. « Je commence à me sentir mal. »
— « C’est le chemin le plus direct ; on ne peut pas avancer face au vent. Il faut louvoyer, de façon à avoir le vent de côté. »
— « Mais ça va si lentement, » dis-je. Ce qui me soulevait l’estomac, c’était surtout la lenteur avec laquelle nous abordions les vagues.
Tirant sur la corde qu’il ne lâchait jamais, Ralph fit pivoter la voile de l’autre côté du bateau et donna en même temps un coup de gouvernail. Le bateau vira de bord et, lentement, revint vers le quai en une autre ligne oblique. J’étais vraiment en piteux état.
« Allons, » me dit Helga gaiement, « ne vomis pas, nous arrivons bientôt. » Puis, élevant la voix : « Dis donc, Ralph, tu l’as eu longtemps. C’est à mon tour ! »
— « D’accord, » dit Ralph, visiblement à contrecœur.
Se baissant pour éviter la voile, Helga alla vers l’arrière et prit le gouvernail et la corde des mains de Ralph.
« Elle est malade, » dit-elle en me désignant de la tête.
— « Ah ! » fit Ralph en venant s’asseoir à côté de moi. Puis, après m’avoir dévisagée un moment : « Il faut un bout de temps pour avoir le pied marin, mais on finit par s’habituer ».
Jusqu’à la fin de cette bordée (je crois que c’est comme ça qu’on dit) et pendant la moitié de la suivante, il ne dit plus rien, se contentant d’observer Helga avec une certaine nostalgie. Je commençais à soupçonner que faire de la voile (à condition bien entendu de ne pas avoir la nausée) était bien plus amusant pour celui qui maniait le bateau que pour les passagers. Helga et Ralph, en tous cas, semblaient beaucoup plus heureux quand ils tenaient le gouvernail. Mais peut-être était-ce parce qu’ils se croyaient obligés de faire l’effort de me parler lorsqu’ils étaient assis près de moi.
« Hum », fit Ralph. « Comment crois-tu que nos pères s’entendent ? ».
J’avalai ma salive, essayant de calmer mon estomac, qui se soulevait.
« Je n’en sais rien. Je ne sais même pas de quels échanges ils devaient discuter. »
Il me regarda avec surprise.
« Tu ne sais même pas cela ? Nous exploitons des gisements de tungstène uniquement pour vous donner le minerai, et tu ne le sais même pas ! »
— « Mais pourquoi…» Je m’interrompis et m’agrippai au bord du bateau, car nous plongions dans un creux particulièrement profond. « Pourquoi n’exploitez-vous pas ces gisements de je ne sais plus quoi pour votre propre usage ? »
— « Parce que nous ne savons pas réduire le minerai », dit-il non sans amertume. « Et vous ne voulez pas nous dire comment on fait. Quand nous faisons du commerce avec vous, tout ce que vous nous donnez en échange, ce sont de petites bribes de connaissances et d’informations ».
Nous commencions la dernière bordée qui nous séparait de notre but.
— « Et alors ? » dis-je. « Pendant toutes ces années, depuis la destruction de la Terre, nous avons préservé ces connaissances. Si nous vous donnions tout d’un coup, que nous resterait-il à échanger ? ».
— « Papa dit que vous êtes des parasites. Vous vous laissez vivre pendant que nous travaillons dur. Vous êtes des rapaces, et le mot dit bien ce qu’il veut dire ».
— « Nous ne sommes pas des parasites ! » dis-je avec fermeté.
— « S’il y avait une justice, c’est nous qui devrions vivre comme des rois, et pas vous ! »
— « S’il est vrai que nous vivons comme des rois, pourquoi disais-tu tout à l’heure que nous sommes entassés dans des baraquements ? »
Il resta un moment sans savoir quoi répondre, puis dit : « Parce que ça vous plaît de vivre comme des cochons, voilà pourquoi. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi, si vous aimez vivre comme des cochons ? »
— « S’il y a des cochons par ici, c’est vous, bande de bouseux, et pas nous, » répondis-je.
— « Qu’est-ce que tu as dit ? »
— « Bouseux ! »
— « Rapace ! Un petit bain te fera du bien ! »
Posant sa main à plat sur ma poitrine, il poussa très fort. L’eau était plus froide que l’air mais, le premier choc passé, pas désagréable. J’en avais plein la bouche, et elle avait mauvais goût, sale et amer. Je remontai à la surface en crachant et toussant, et vis le bateau s’éloigner, avec Helga tournée vers moi, une expression de surprise sur le visage. Je fis du sur-place, le temps de dégager de mes poumons l’eau que j’avais avalée ; en la recrachant, je m’en étais mis plein les narines, et il me fallut un bon moment avant de pouvoir respirer normalement. Le choc m’avait remis l’estomac en place ; c’était toujours ça de gagné, mais j’aurais préféré une méthode moins brutale.
Helga avait ramené la voile et le Guacamole se balançait au gré des vagues. « Tu as besoin d’aide ? » me cria-t-elle.
— « Non, je peux nager, » lui répondis-je. De toute façon, je n’étais pas loin du quai.
Mes vêtements étaient légers ; seules mes manches me gênaient, mais pas trop. Je n’avais jamais nagé que dans une piscine, mais je m’aperçus que ce n’était pas vraiment difficile de rester au sommet des vagues. Il suffit de faire attention à ne pas avaler d’eau. Je n’ai jamais été une bonne nageuse, mais comme l’eau me portait bien, avec un peu de persévérance je pouvais arriver où je voulais, et comme ce n’était réellement pas loin, je sortis de l’eau en m’agrippant à l’échelle juste quand ils eurent fini d’attacher le Guacamole. Je montai jusque sur le quai ; arrivée en haut, je m’aperçus que j’étais épuisée et m’écroulai sur les planches, tas humide laissant ruisseler de l’eau de tous côtés. À dix mètres au-dessous de moi, je pouvais voir Ralph et Helga attacher la voile au mât et fixer le bout-dehors.
Quand ils eurent terminé, je me relevai et avançai péniblement vers le haut de l’échelle. La gravité m’avait pris toute mon énergie. Ralph commença à monter vers moi, en me souriant pour se faire pardonner. Lorsqu’il s’apprêta à prendre pied sur le quai, je saisis le haut de l’échelle des deux mains, plantai ma sandale sur son ventre et poussai de toutes mes forces.
Il se tenait fort, pourtant, mais je l’avais pris à un moment où il était en déséquilibre ; il lâcha prise, agita vainement les bras, puis tomba. Il se tortilla pour guider sa chute et, réussissant à la transformer en un vrai plongeon, fendit l’eau un peu en arrière du bateau. Je le regardai disparaître, puis émerger de l’eau. Ensuite, je me tournai vers Helga.
Elle secoua la tête, et me dit d’une voix qui tremblait légèrement : « Je n’ai rien fait ! »
Ralph s’agrippa à l’arrière du Guacamole et me regarda d’un air furieux. Il ne se tenait plus de rage.
— « On a passé des moments formidables ! » dis-je. « Il faudra vraiment que vous veniez sur le Vaisseau, comme ça je pourrai vous le faire visiter. »
Puis je m’en allai, laissant une traînée d’eau derrière moi. Je rejetai en arrière mes cheveux trempés, tordis mes manches pour ôter le plus d’eau possible et me secouai pour me sécher un peu. Puis je m’engageai dans la ville, sans regarder une seule fois en arrière. Ils n’avaient qu’à se débrouiller tout seuls.
Je pris la rue par laquelle nous étions arrivés. De temps en temps, un passant me regardait curieusement ; il faut dire que je devais présenter un étrange spectacle. Je ne savais pas exactement où j’étais, ni comment je ferais pour trouver la vedette, mais je dois dire que cela ne m’inquiétait nullement. Grainau avait perdu le pouvoir de me faire peur.
La suite prouva que cela n’avait d’ailleurs aucune importance. Je n’étais pas encore arrivée au sommet de la rue que je vis arriver sur moi ce monstre, ce dinosaure de Georges Fuhonin. Il me cherchait, bien sûr et, croyez-le ou pas, je fus heureuse de le voir.
— « Que vous est-il arrivé ? »
Je n’étais plus ruisselante d’eau, mais tout de même encore fort trempée. Je devais ressembler à un chaton à demi noyé que l’on avait retiré de l’eau.
— « Nous sommes allés nager, » répondis-je.
— « Ah ! Retournons vite à la vedette, vous pourrez vous y sécher un peu. »
Nous nous mîmes en marche. Je m’efforçai de me maintenir à son côté, malgré ses enjambées de géant. Après quelques minutes de silence, il me demanda : « Vous savez… Je n’avais réellement pas l’intention de vous embarrasser. Je ne l’avais pas fait exprès. »
— « N’en parlons plus. Mais, la prochaine fois, assurez-vous que les haut-parleurs ne sont pas branchés. »
— « D’accord, » promit-il.
Arrivée dans la vedette, j’allai aux toilettes et me mis sous l’air chaud du sèche-mains. Au bout d’une minute, j’étais présentable.
Puis je m’aperçus que, malgré toutes les mésaventures qu’il avait subies, mon estomac réclamait de la nourriture. Après avoir mangé de bon cœur, je me sentis nettement mieux. Rien de tel que d’avoir l’estomac bien rempli.
Dehors, la nuit tombait presque lorsque papa revint, alors que, d’après l’heure de la vedette, ce n’était encore que le milieu de l’après-midi. Avec la tombée de la nuit, la foule des curieux s’était dispersée – sans doute étaient-ils rentrés chez eux pour dîner. Cette fois, il n’y eut ni fanfare ni acclamations.
En entendant les chevaux, je sortis sur la rampe. Un des hommes d’équipage descendit rejoindre papa et M. Tubman. Après lui avoir tendu les rênes de leurs montures, ils se tournèrent vers M. Gennaro, qui était venu les accompagner. Ils ne m’avaient pas vue.
D’une voix fort anxieuse, M. Gennaro dit « Vous êtes certain que cette malheureuse affaire ne changera rien à ce que nous avions conclu ? »
— « Absolument rien, » dit papa en souriant. « Vous m’avez présenté des excuses, et je suis certain que ma fille a eu ample réparation en poussant votre fils dans l’eau. Considérons que c’est une affaire classée. Nous viendrons chercher le minerai la semaine prochaine, comme convenu…»
Je n’écoutai pas la suite. Je rentrai dans la vedette, sentant une agréable chaleur m’envahir. Papa n’était pas fâché.
« Pourquoi souriez-vous comme ça ? » me demanda Georges.
— « Oh ! ce n’est rien ! » dis-je.