AVIS DE TEMPÊTE

— J’ai convoqué cette réunion de la Commission, dit Son Excellence l’ambassadeur de Mars aux Planètes unies, parce que le Dr Perera a une communication importante à nous faire. Il insiste pour que nous contactions immédiatement le commandant Norton par le canal prioritaire que nous avons pu faire établir non sans, je dois le dire, de sérieuses difficultés. La communication du Dr Perera est assez technique, et, avant que nous l’entendions, il convient, je le pense, de faire brièvement le point de la situation présente ; le Dr Price a bien voulu s’en charger. Ah, encore ceci : se sont excusés sir Robert qui est en route pour la Terre, le Pr Salomon qui est quelque part au fond du Pacifique, et le Dr Taylor qui demande, précisément, qu’on veuille bien l’excuser.

Cette dernière abstention ne lui causait aucun déplaisir, bien au contraire. L’anthropologue s’était rapidement désintéressé de Rama lorsqu’il fut établi qu’il n’en tirerait pour lui-même aucun prestige. Comme tant d’autres, il avait été cruellement désappointé d’apprendre que ce micro-univers errant était mort. Il perdait du même coup l’occasion de produire des livres et vidéos sensationnels sur les us et comportements raméens. Déterrer des squelettes et répertorier des objets, cela n’était pas du goût de Conrad Taylor. La seule découverte capable de lui faire rebrousser chemin à la hâte serait peut-être celle d’œuvres très manifestement artistiques, à l’instar des célèbres fresques de Théra et de Pompéi.

Thelma Price, l’archéologue, était d’un point de vue diamétralement opposé. Elle avait un faible pour les fouilles et les ruines nettoyées de leurs habitants qui pourraient entraver le froid déroulement de l’étude scientifique. En ceci, le bassin de la Méditerranée avait été idéal, du moins jusqu’à ce qu’urbanistes et paysagistes s’en mêlassent. Rama aurait été parfait, à cet horripilant détail près qu’il se trouvait à cent millions de kilomètres, ce qui interdisait à l’archéologue de le visiter en personne.

— Comme vous le savez tous, dit-elle en guise d’introduction, le commandant a effectué un parcours de près de trente kilomètres sans rencontrer le moindre problème. Il a exploré la curieuse tranchée désignée par nos cartes sous le nom de vallée Droite ; sa fonction est totalement inconnue, mais non sans une importance certaine puisqu’elle parcourt toute la longueur de Rama, ne s’interrompant qu’aux rives de la mer Cylindrique, sans oublier les deux autres formations identiques qui coupent la circonférence de Rama en arcs de 120 degrés.

» Puis le groupe a tourné à gauche, ou vers l’est, si nous convenons d’appeler pôle Nord leur point de départ, et a continué jusqu’à Paris. Comme cette photo, prise depuis le Moyeu par un appareil télescopique, vous permettra de le voir, c’est un ensemble de plusieurs centaines de bâtiments séparés par de larges rues.

» Mais ces photos-ci ont été prises par le groupe du commandant Norton en arrivant sur place. Si Paris est une ville, c’est une ville singulière. Vous remarquerez qu’aucun des bâtiments n’a de fenêtres ni même de portes. Ce sont tous de simples structures rectangulaires, d’une hauteur uniforme de trente-cinq mètres. De plus, ils semblent avoir poussé à partir du sol ; il n’y a ni soudures ni joints : regardez ce gros plan de la base d’un mur ; elle se fond graduellement avec le sol.

» Mon sentiment est que ce site n’est pas un lieu de résidence, mais une sorte d’entrepôt. A l’appui de cette théorie, regardez cette photo…

» Ces rainures, ou sillons étroits, larges d’environ cinq centimètres, courent le long de toutes les rues, et à chaque bâtiment aboutit une de ces rainures, qui pénètre directement dans le mur. La ressemblance avec les voies des transports urbains du début du XXe siècle est frappante. Ce dispositif fait partie, de toute évidence, d’un système de transport.

» Il ne nous a jamais paru nécessaire de relier directement chaque maison à un système de transport en commun. Économiquement, ce serait une absurdité ; les gens ont toujours la possibilité de parcourir à pied quelques centaines de mètres. Mais si ces bâtiments servent à l’entreposage de pondéreux, la solution paraît adéquate.

— Puis-je poser une question ? demanda l’ambassadeur de la Terre.

— Bien sûr, sir Robert.

— Le commandant Norton n’aurait-il pu pénétrer dans un seul bâtiment ?

— Non. Vous apprécierez sa déception en écoutant son rapport. Il avait tout d’abord conclu que l’entrée des bâtiments ne pouvait être que souterraine ; puis il a découvert les sillons et le système de transport, sur quoi il a révisé son opinion.

— A-t-il essayé de pénétrer de force ?

— Il ne le pouvait d’aucune façon, sans explosifs ni outillage lourd. Et il n’a pas l’intention d’opérer ainsi avant l’échec de toutes les autres méthodes.

— J’ai trouvé ! s’exclama soudain Dennis Salomon. L’encoconnement !

— Plaît-il ?

— C’est une technique qui a vu le jour il y a deux ou trois siècles, poursuivit l’historien des sciences. On l’appelle aussi chrysalidation. Lorsque vous voulez conserver et préserver quelque chose, vous le scellez dans une enveloppe de plastique à l’intérieur de laquelle vous injectez un gaz inerte. Initialement, cela servait à la protection du matériel militaire entre les guerres, jusqu’à des navires entiers. Elle est toujours largement utilisée par les musées dont les réserves sont trop exiguës ; personne ne sait ce qu’il y a au juste à l’intérieur de certains cocons des caves du Smithsonian Institute.

La patience n’était pas la vertu majeure de Carlisle Perera. Languissant de larguer sa bombe, il ne pouvait plus se retenir :

— Je vous en prie, monsieur l’ambassadeur ! Tout ceci est fort intéressant, mais j’ai le sentiment que mon information est autrement urgente.

— Si tout a été dit… eh bien, c’est à vous, docteur Perera.

L’exobiologiste, au contraire de Conrad Taylor, ne s’estimait pas déçu par Rama. Il était vrai qu’il n’espérait plus y trouver de vie, mais il avait la certitude que, tôt ou tard, seraient découverts des restes des créatures qui avaient construit ce monde fantastique. L’exploration ne faisait que commencer, bien que le moment où l’Endeavour devrait s’arracher de son orbite tangente au soleil fût terriblement proche.

Mais il se trouvait que si ses calculs étaient exacts, la rencontre de l’homme avec Rama serait encore plus brève qu’il ne le craignait. Car un détail avait échappé à l’attention générale. Un détail d’une importance telle que personne, jusqu’à présent, ne l’avait remarqué.

— D’après nos dernières informations, commença Perera, une équipe se dirige actuellement vers la mer Cylindrique, tandis que le commandant Norton, avec un autre groupe, installe une base d’appui au pied de l’escalier Alpha. Après quoi, il a l’intention d’envoyer en permanence au moins deux missions de reconnaissance, afin, espère-t-il, d’utiliser au mieux des effectifs limités.

» Son plan est bon, mais risque de ne jamais pouvoir être appliqué, faute de temps. Pratiquement, je conseille de donner l’alarme sans délai et d’envisager un repli total dans les douze heures. Je m’explique…

» Surprenant est le petit nombre des commentaires qu’a suscités une anomalie pourtant évidente de Rama. Celui-ci a maintenant pénétré dans l’orbite de Vénus, et son intérieur reste gelé. Alors que la température d’un objet directement exposé au soleil en ce point du système est d’environ cinq cents degrés !

» La raison en est, bien sûr, que Rama n’a pas eu le temps de se réchauffer après avoir atteint une température proche du zéro absolu, c’est-à-dire moins deux cent soixante-dix degrés. Or, à mesure qu’il s’approche du soleil, l’enveloppe extérieure est déjà presque aussi chaude que le plomb fondu. Mais l’intérieur va rester froid tant que la chaleur n’aura pas traversé ce kilomètre de roc.

» Il existe une sorte de dessert fourré à la glace, mais dont l’extérieur est bouillant… Je ne me rappelle plus son nom…

— Une omelette norvégienne. C’est malheureusement la conclusion favorite des banquets offerts par les Planètes unies.

— Merci, sir Robert. Telle est donc, sur Rama, la situation, mais elle ne saurait durer. Durant toutes ces dernières semaines, il n’a cessé d’être graduellement pénétré par la chaleur du soleil, et nous nous attendons, dans les heures qui viennent, à une rapide élévation de la température. Cela en soi n’est pas un problème ; au moment même de l’indispensable repli, la chaleur sera rien de moins que confortablement tropicale.

— Alors, quelle est la difficulté ?

— Deux mots me suffiront pour répondre, monsieur l’ambassadeur. Les ouragans.

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